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Auteur en 2014 d’une biographie de Jorge Semprún, La aventura comunista de Jorge Semprún, Felipe Nieto revient sur son sujet à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain, célébré durant toute l’année 2024 par de multiples hommages, expositions et films documentaires, tant en France qu’en Espagne. Transformer son livre en roman graphique était pour lui un moyen sûr de toucher un public plus large et plus jeune. Par l’intermédiaire de l’historien et théoricien de la bande dessinée Gerardo Vilches, qui a rédigé le prologue, Nieto a été mis en contact avec le scénariste Pepe Gálvez qui, à son tour, a sollicité le dessinateur Ernesto Priego.

« J’ai commencé à lire Semprún dans les années 1990 et je l’ai ensuite rencontré à de nombreuses reprises, en Espagne et en France, confie Nieto au journal El Periódico de España. Il a toujours été un homme proche, amical, que je pouvais consulter sur différents aspects de son travail au sein du Parti communiste espagnol (PCE) et de sa vie en général. »

Le dessinateur Priego souligne pour sa part la difficulté de résumer une vie aussi intense que celle de Jorge Semprún en moins de 100 pages. Parmi les scènes présentes dans le livre figure son arrivée à Paris avec sa famille, fuyant la guerre civile espagnole, l'occupation nazie, un premier acte de résistance sous la forme d’un attentat contre un soldat allemand, son arrestation et la torture aux mains de la Gestapo, puis son internement à Buchenwald. Dans les pages consacrées au camp d’extermination, le lecteur assiste à des scènes cruelles sous le joug des SS et à d’autres plus étonnantes – comme le fait que les latrines étaient le lieu où les prisonniers lisaient des livres clandestins ou organisaient des concerts de jazz informels. 

« Au-delà de l’approche biographique de Semprún, c’est un authentique roman graphique d’aventure », soulignent Priego et Gálvez. La parution de cet ouvrage confirme l’essor d’un genre qui attire de plus en plus un public exigeant.

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Dénoncer le complotisme risque de faire oublier que la réalité parfois dépasse la fiction. L’enquête menée sur l’Opus Dei par le journaliste financier Gareth Gore le rappelle à propos. Il dit avoir « mis au jour le véritable Da Vinci Code ». Après avoir exploré le sinistre passé ultra franquiste de cet ordre qui sera élevé par Jean-Paul II au statut singulier de « prélature personnelle », Gore dévoile les stratagèmes qui lui ont permis, en prenant le contrôle de Banco Popular, de consolider un réseau international de quelque 90 000 membres. Mais la faillite de cette banque en 2017 n’est qu’un incident de parcours. L’Opus a brillamment jeté son dévolu sur la droite américaine la plus conservatrice, résume le journaliste de gauche Peter Geoghegan dans le Times Literary Supplement.

En 2016, l’avocat Leonard Leo, leader de facto de l’ordre aux États-Unis, s’est allié au chef de la majorité au Sénat pour bloquer le candidat qu’Obama voulait nommer à la Cour suprême après la mort du catholique convaincu Antonin Scalia. Avec l’aide d’un couple de milliardaires, il a orchestré la campagne qui a permis à Trump de nommer à la Cour les juges ultraconservateurs qui ont révoqué l’arrêt Roe vs Wade instituant le droit à l’avortement. En 2020, le magnat de l’électronique Barre Seid a cédé son empire à un trust contrôlé par Leonard Leo. Plusieurs personnalités de premier plan de l’administration américaine doivent leur nomination à l’Opus Dei. Kevin Roberts, qui préside la très influente Heritage Foundation et est un ami du prochain vice-président J. D. Vance, a fait l’éloge public du fondateur de l’ordre, Josemaría Escrivá, qui en 1931 voyait dans la proclamation de la république espagnole le fruit d’un complot ourdi par les francs-maçons, les juifs et les communistes, ligués pour détruire l’Europe chrétienne.  Le Projet 2025 de la Fondation épouse les vues de Donald Trump et entend faire interdire l’accès à la contraception même pour motif d’urgence.  

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Un groupe de chimpanzés du Cameroun contemplent, atterrés et immobiles, le cadavre de leur consœur Dorothy : c’est sur cette image insolite, captée sur une célébrissime photo de 2009, que Susana Monsó ouvre son étude sur la conscience de la mort chez l’animal. Les éthologues ont certes démontré que nous partagions avec certains de nos frères animaux de nombreuses prérogatives, jadis considérées exclusivement humaines, « comme la cognition numérique, la rationalité, la morale, le langage et la culture ». L’exemple des chimpanzés, mais aussi des éléphants, des baleines, des pingouins et d’autres espèces encore, amènent les chercheurs en « thanatologie comparative » à postuler que nous n’aurions pas non plus le monopole du « fardeau de la conscience de notre mortalité ».

Susana Monsó examine à son tour cette possibilité, non pas en éthologue mais en philosophe spécialisée dans « la philosophie de l’esprit animal ». Elle cherche « à apporter des arguments philosophiques et des preuves empiriques confirmant que l’homme est loin d’être le seul animal à posséder une vie mentale », résume Ian Ground dans le Times Literary Supplement. Et son analyse la mène à considérer d’autres questions dans la question : les bêtes auraient-elles un « concept » de la mort, donc de « l’irréversibilité » du phénomène, et par conséquent un concept du temps ? Et comment pourraient-elles « conceptualiser » si elles ne disposaient pas d'un langage intérieur ? Pour autant Susana Monsó ne se limite pas aux spéculations théoriques, et son étude fourmille aussi d’anecdotes et d’exemples – comme celui de l’opossum, qui donne son titre au livre. Face aux prédateurs, ce petit marsupial nord-américain se protège en faisant littéralement le mort : figé en position fœtale, la langue pendant hors de la bouche et le cœur pratiquement à l’arrêt, il laisse en plus s’écouler de lui un liquide infâme qui sent la putréfaction. Or l’opossum applique-t-il le « concept » de mort, ou se contente-t-il d’employer une ruse qui au fil de l’évolution a fait ses preuves ? Réponse résumée par Ian Ground : impossible d’expliquer de tels comportements – chez l’animal comme chez l’homme – « si l’on ne possède pas des concepts, c’est-à-dire des outils mentaux (ou neuronaux) aptes à véhiculer une signification ». D’ailleurs, même si l’opossum était privé du concept de mort, ses prédateurs, eux, doivent bien en disposer puisqu’ils se laissent duper ? L’auteure ne tranche pas formellement, se contentant d’exhorter à poursuivre l’étude. Mais le modeste opossum, avec sa « thanatose » tactique (ou les dauphins et les chiens qui meurent volontairement de désespoir), a d’ores et déjà porté encore un coup sévère à Descartes et sa théorie de « l’animal-machine ».

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Un genre nouveau fait fureur aux États-Unis : les livres-témoignages de jeunes divorcées. Dans le magazine canadien The Walrus, Kelli María Korducki, elle-même auteure de Pas facile. L’étonnante histoire féministe de la rupture amoureuse (traduit chez Marchand de feuilles en 2020), histoire racontée d’un point de vue « marxiste » de la rupture initiée par des femmes (car ce sont elles qui rompent, aux deux tiers), nomme ce genre « Millennial Divorce Books ». Le plus sophistiqué est celui écrit par Joanna Biggs, la rédactrice en chef du très sélect magazine Harper. Pour explorer les tenants et aboutissants de son propre divorce, elle s’est plongée dans les histoires de grandes ancêtres, depuis la vie plus qu’agitée de Mary Wollstonecraft, l’auteure de Défense des droits de la femme (1792), jusqu’à Elena Ferrante, en passant bien sûr par Simone de Beauvoir et Sylvia Plath.

Le livre le plus engagé, que Korducki juge un chouïa manichéen, est celui de Lyz Lenz, This American Ex-Wife, un vibrant plaidoyer pour la liberté conquise par la décision de rompre. D’autres sont plus subtils, comme celui de Leslie Jamison, dont les lectrices françaises ont pu apprécier Récits de la soif (2021). « Je n’étais pas sûre du récit que je me construisais, écrit-elle. Il n’y a pas de vie qui ne crée des dommages. Nous laissons derrière nous nos détritus. Nous laissons un beau gâchis, regrettant la vie que nous n’avons pas vécue et portons en nous le mal que nous avons fait. » Kelli María Korducki préfère insister sur le fait que ces récits sont ceux de femmes « dont la vie est moins prédéterminée par les lois et les conventions sociales que jamais dans l’Histoire ». Elles sont désormais « les capitaines de leur destin ». 

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« Avez-vous souvent le sentiment d’être Bond et que Bond est Fleming ? » À cette question posée lors d’un entretien publié trois mois après sa mort, en 1964 à l’âge de 56 ans, Ian Fleming avait répondu : « Lorsque je le fais fumer un certain type de cigarettes ou boire un certain type de bourbon, c’est parce que je le fais moi-même et que j’en sais le goût. Mais, naturellement, James Bond est une version extrêmement romancée de n’importe qui, a fortiori de moi-même. » Dans une entrevue donnée à la télévision canadienne six mois avant son décès, il affirmait que les histoires de James Bond étaient basées à 90 % sur son expérience personnelle. Dès la parution de Casino Royale, le premier roman de la série, la question fut soulevée : qu’y avait-il de Fleming et de sa vie dans le caractère et les aventures du plus célèbre héros de la littérature d’espionnage ? Les avis étaient très partagés sur ce point, parfois diamétralement opposés.    

Dans la nouvelle biographie de l’écrivain qu’il vient de publier, Nicholas Shakespeare propose une réponse subtile : Bond est assurément Fleming à plusieurs égards, mais sous la forme d’un alter ego idéalisé. S’appuyant sur son expérience dans les services secrets, il a attribué à son personnage des exploits inspirés de ceux que, sans les avoir réalisés lui-même, il avait eu l’occasion d’observer de très près. Les précédents biographes de Fleming, notamment John Pearson et Andrew Lycett, avaient déjà mis en lumière ses activités au sein des services de renseignement britanniques durant la Seconde Guerre mondiale. Shakespeare, qui reconnaît pleinement sa dette envers ses prédécesseurs, fournit une série de détails supplémentaires à leur sujet. La plupart des auteurs anglais d’histoires d’espionnage – Somerset Maugham, Graham Greene, John le Carré (Eric Ambler est une exception notable) – ont travaillé pour les services secrets de la Couronne britannique. Contrairement aux deux derniers, suggère Shakespeare, à qui n’ont jamais été confiées que des missions de peu d’importance, Fleming, tout au long de la Seconde Guerre mondiale, était au cœur du dispositif de renseignement. Ce qu’il y a vu lui a fourni, après transposition dans le contexte de la guerre froide et ajout d’une bonne dose de fantaisie, le matériau des histoires de James Bond.  

Ian Fleming est né dans une famille aisée d’origine écossaise, deuxième garçon d’une série de quatre. Trois figures dominèrent son enfance et sa jeunesse. D’abord son père, membre du Parlement, mort au front en 1917 lorsqu’il avait 9 ans : toute sa vie il conserva un exemplaire de sa nécrologie, signée par Winston Churchill, qui l’avait rédigée lui-même. Ensuite son frère aîné Peter, qu’il admirait et dont les prouesses scolaires, la réussite sociale, les exploits durant la Seconde Guerre mondiale (il est un des multiples modèles de James Bond) et le succès que lui valurent ses récits de voyage ne cessèrent de l’écraser jusqu’au moment où sa propre renommée supplanta la sienne. Et enfin sa mère, une femme autoritaire et très snob qui entendait régir complètement la vie de ses enfants, leurs études, leur carrière et leurs relations sentimentales. 

Très bon athlète, il ne fut pas un élève brillant. Expulsé du collège de Sandhurst pour avoir contracté une maladie vénérienne, il ne fit qu’un bref passage à Eton, mais qui l‘a marqué. Sous l’effet des châtiments corporels brutaux qu’on y administrait et des punitions cruelles que s’infligeaient mutuellement les élèves, il y prit goût aux plaisirs troubles de la flagellation active et passive. Et il se fit des relations qui lui furent très utiles toute sa vie. On ne peut qu’être frappé à cet égard par la quantité d’« Old Etonians » qui peuplent le livre de Nicholas Shakespeare : le milieu que forment les élites intellectuelles, politiques, économiques et littéraires britanniques est particulièrement homogène, comme est remarquable le réseau d’entraide et d’influences qui résulte des liens noués par ses membres durant leurs études dans les établissements prestigieux. 

De ce qu’il entreprit ensuite grâce à l’appui de sa mère, on retiendra surtout son passage par l’agence de presse Reuters, parce qu’il y apprit à écrire de manière concise, directe et factuelle et que cela lui donna l’occasion d’assister à un procès politique à Moscou. Une de ses principales activités à cette époque semble avoir été de séduire les femmes. Bien qu’il les ait souvent traitées cavalièrement, relève Shakespeare, beaucoup parmi ses éphémères petites amies – assez nombreuses pour remplir le Royal Albert Hall, ironisait Rebecca West – restèrent liées avec lui. À deux reprises, il fut profondément amoureux, mais les deux fois l’histoire finit mal. Lorsqu’il avait 25 ans, jugeant que la personne concernée n’était pas d’un niveau social approprié, sa mère l’obligea à rompre avec une jeune fille suisse, menaçant de lui couper les vivre s’il n’obtempérait pas. Il céda. Plus tard, en 1944, une Anglaise qu’il avait connue lors d’un séjour linguistique en Autriche mourut dans un bombardement au moment où il allait lui proposer de l’épouser.  

Entretemps, il était entré au service de l’Amiral John Godfrey, le directeur du Service de renseignement de la marine de guerre. Godfrey, le principal modèle du personnage de « M » dans les aventures de James Bond, était à la recherche d’un collaborateur doué d’imagination et à l’aise en société. Son attention avait été attirée par une série de rapports sur la situation en Europe écrits par Fleming durant un bref passage dans l’univers de la finance. Il l’engagea. Jamais envoyé sur le terrain, Fleming fut par contre impliqué dans la conception de nombreuses initiatives importantes comme l’opération Mincemeat, une supercherie organisée en préparation du débarquement allié en Sicile, ainsi que d’autres actions, visant par exemple à mettre la main sur la machine allemande de codage Enigma. La direction d’un commando de 150 agents aguerris opérant dans l’Europe occupée lui fut confiée. Et il joua un rôle actif dans la mise sur pied du service de renseignement américain qui allait devenir l’OSS, puis la CIA.   

Après la guerre, sollicité par Lord Kemsley, directeur du groupe de presse qui possédait le Sunday Times, Fleming fut nommé à la tête du service international du quotidien. Son contrat lui accordait trois mois de vacances annuelles qu’il passait à la Jamaïque dans un bungalow au confort sommaire qu’il avait fait construire sur l’île. Une partie des quelques centaines de correspondants qu’il dirigeait se livraient-ils à des activités d’espionnage à côté de leur travail de journalistes ? Nicholas Shakespeare laisse la question ouverte, tout comme celle de la nature exacte des liens qu’il conserva durant ces années avec ses anciens employeurs. En 1945, il refusa un poste important dans ce qui était devenu le SIS (Secret Intelligence Service). Mais il continua à l’évidence à suivre de très près ce qui se passait dans ce domaine, par exemple la défection à Moscou de Guy Burgess et Donald Maclean, deux membres du fameux cercle d’agents anglais de l’Union soviétique appelés les « Cinq de Cambridge », qu’il avait croisés à Eton. 

Nicholas Shakespeare le fait clairement comprendre : si Ian Fleming a commencé à écrire des histoires d’espionnage, c’est parce qu’il était terrifié à la perspective de la vie monotone qui l’attendait après avoir épousé celle qui allait être sa veuve, Ann, l’ancienne femme de Lord Rothermere, le propriétaire du Daily Mail. Celui-ci venait de découvrir leur liaison, dont était née une fille qui n’avait pas survécu, et d’obtenir le divorce. Et Ann était à nouveau enceinte. 

La première histoire de James Bond fut ainsi écrite en 1952 à la Jamaïque, en quelques semaines. Il en ira de même pour toutes les autres. Suivant l’exemple d’Alec Waugh (le frère d’Evelyn Waugh), Fleming s’obligeait à écrire chaque jour 2000 mots, durant cinq heures. Parfaitement conscient qu’il n’était pas un génie de la littérature, il s’efforçait d’atteindre une certaine qualité de prose, simple, énergique et efficace. Jamais il ne se relisait, jugeant plus important de conserver le rythme du récit que de perdre des heures à chercher un mot. Ses modèles en littérature étaient Robert Louis Stevenson, Edgar Allan Poe, John Buchan, Somerset Maugham, Georges Simenon et, par-dessus tout, Eric Ambler. Un jour, Raymond Chandler, qu’il admirait et qu’il avait eu l’occasion de rencontrer, lui dit qu’il était capable de faire mieux que ce qu’il avait produit jusque-là. L’effort qu’il fit en ce sens est à l’origine de Bons Baisers de Russie, sans doute son meilleur roman. À la Jamaïque, dans sa propriété baptisée Goldeneye, lorsqu’il n’écrivait pas, il s’adonnait à la pêche sous-marine. Il recevait souvent d’autres écrivains, par exemple Truman Capote, et de grands amis, comme Noël Coward. 

L’univers des histoires de James Bond est psychologiquement pauvre, simpliste et manichéen. Il reflète un état d’esprit très présent durant la guerre froide et exprime la nostalgie des Britanniques au moment où leur pays perdait définitivement son rang de première puissance mondiale au profit des États-Unis. On a parfois dit que l’atmosphère de sexualité dans laquelle baignent ces histoires anticipait la libération des mœurs des années 1960. Comme le fait justement remarquer Nicholas Shakespeare, il faut plutôt y voir un écho de la liberté qui régnait dans ce domaine durant la guerre, dans un monde où l’on n’était jamais sûr d’être en vie le lendemain.  

Parfois très drôle mais de tempérament fondamentalement mélancolique, à la fois séducteur et puritain, généreux et égocentrique, quelquefois charmant mais volontiers distant, Ian Fleming pouvait facilement changer d’humeur d’un jour à l’autre. Un trait fondamental de son caractère était une profonde horreur de l’ennui. « J’aime les sensations fortes », confia-t-il un jour. Lorsque sa vie ne lui procura plus l’excitation permanente que son existence de célibataire et son travail au sein des services secrets dans l’atmosphère fiévreuse de la guerre lui avaient fournie, il lui chercha un substitut dans la création d’un univers de fiction : James Bond est largement l’homme qu’il aurait rêvé être, il retrouvait avec lui l’intensité de sa jeunesse. 

Avec l’épuisement progressif de son stock de souvenirs, son imagination tarit toutefois peu à peu. Le succès de ses livres et des premières adaptations à l’écran le rendit otage du personnage qu’il avait inventé, qui finit par le dévorer. Ses dernières années furent sombres, marquées par des tensions conjugales de plus en plus aigües – sa femme avait une liaison avec le leader du parti travailliste et lui avec une jeune et riche veuve rencontrée à la Jamaïque – ainsi que par deux pénibles procès : celui de sa mère, accusée de parjure dans une affaire l’opposant à la femme d’un vieil  aristocrate qu’elle avait voulu épouser, et celui que lui intenta un des co-auteurs du scénario du film Opération Tonnerre dont il avait après coup tiré un roman. 

Sa santé, compromise par des décennies de forte consommation d’alcool et de tabagisme effréné, se détériora. « J’échangerais volontiers tout cela, dit-il un jour à propos de sa notoriété tardive, pour un cœur en bonne santé. » Endommagé par une première crise durant son procès, le sien le lâcha peu de temps après, sur un terrain de golf. Sa mort précoce lui épargna d’apprendre le suicide, neuf ans plus tard, de son fils Caspar. Que Ian Fleming penserait-il en découvrant que quelque 100 millions d’exemplaires des aventures de James Bond ont été vendus à ce jour et que plusieurs milliards de personnes ont vu au moins un film le mettant en scène ? Il a créé un mythe, ce qui n’est pas donné à tout le monde, mais il n’est pas sûr qu’il en tirerait une particulière fierté. 

[post_title] => Ian Fleming avant James Bond [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ian-fleming-avant-james-bond [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-02 18:32:44 [post_modified_gmt] => 2025-01-02 18:32:44 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130998 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Une atteinte du lobe frontal est susceptible de déclencher une « hypersexualité », rapporte le neurologue britannique Guy Leschziner. Témoin ce soldat de l’armée britannique qui reçut une balle de plein fouet pendant la Seconde Guerre mondiale. Un autre est devenu un exhibitionniste compulsif. Certaines (3 %) des personnes atteintes d’un Parkinson qui prennent des médicaments stimulant les circuits dopaminergiques éprouvent une poussée irrépressible de désir sexuel. 

Certaines mutations du gène MAOA connaissent des crises de colère qui peuvent conduire à commettre des actes criminels. Des avocats ont obtenu de juges aux États-Unis et en Italie des réductions de peine fondées sur ce motif. 

L’auteur en tire argument pour s’interroger sur la notion de libre arbitre. « Les histoires qu’il raconte révèlent que dans certains cas les gens perdent le contrôle de leurs actes en raison de facteurs génétiques, de problèmes de développement, de la prise de médicaments, de traumatismes crâniens ou d’une pathologie neuronale », écrit la neurologue Sara Manning Peskin dans Nature.

[post_title] => Circonstances atténuantes [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => circonstances-attenuantes [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-12-12 09:32:29 [post_modified_gmt] => 2024-12-12 09:32:29 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130936 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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En 1863 s’est produit au Chili l'une des tragédies les plus choquantes du XIXe siècle : la mort de plus de 2 000 femmes prises dans l’incendie de l’église de la Compagnie de Jésus au centre de Santiago, la capitale. Cette catastrophe a ému jusqu’au New York Times, qui a dépêché deux reporters alors que les États-Unis étaient en pleine guerre civile. La juridiction ecclésiastique protégeant les prêtres de toute enquête, l’affaire fut classée comme un simple accident. Les familles des victimes n’ont jamais obtenu réparation : il ne s’agissait que de femmes, souligne la romancière Francisca Solar, qui s’est emparée du sujet.  

C’était le 8 décembre. Les Filles de Marie, une confrérie de la haute société chilienne, célébraient l’Immaculée Conception. Près de 10 000 bougies et lampes à paraffine illuminaient l’intérieur de l’église, ornée d’une multitude de guirlandes en papier. Quand le feu a pris, les femmes se sont rapidement retrouvées bloquées par les étroites portes de sortie, qui ne s’ouvraient que de l’intérieur. Elles étaient aussi embarrassées par l’ampleur de leurs vêtements, certaines portant une crinoline « cage », alors à la mode. Pour couronner le tout, le prêtre, après avoir fui avec le nonce, a refermé derrière lui la porte de la sacristie. Sans doute pour que les femmes ne mettent pas les pieds dans ce lieu sacré, commente Francisca Solar. 

Le titre du roman évoque la boîte aux lettres métallique où ces femmes déposaient leurs confessions faites à la Vierge : leurs péchés intimes mais aussi les sévices qu’elles subissaient par certains prêtres « au nom de Dieu ». La boîte ayant été préservée, les autorités ecclésiastiques et étatiques se la sont disputée. Elle fut finalement remise au maire de Santiago, mais son contenu n’a jamais été dévoilé.

Plus la romancière enquêtait, plus elle s’étonnait que cette tragédie, « notre Titanic », soit si peu connue dans son pays et n’ait que très peu sollicité l’attention des chercheurs. « Nous devrions avoir 35 romans basés sur cet événement, mais tout le monde s’en moque », confie-t-elle au journal chilien La TerceraLa fosse commune contenant les corps se trouve devant le cimetière général de Santiago. Seules sept femmes ont été identifiées.

Les événements racontés commencent un mois avant la tragédie et suivent la famille Aguirre Vanderbilt, d’origine chilienne et américaine. Fatima Aguirre, protagoniste principale du roman, est l’une des trois filles de la famille, qui revient de France avec son mari – qu’elle n’aime pas – et son frère Beltran. De retour dans la capitale, elle rejoint le groupe religieux sous la tutelle des Jésuites, ceux-là même qui célébraient la messe au moment de l’incendie. Fatima était chargée de la boîte aux lettres en raison de circonstances particulières. C’est ce détail qui sera à l’origine de nombreuses actions du roman et, bien sûr, influencera son dénouement.

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La reine règne, les ouvrières œuvrent, les guerrières guerroient… Donc dans les ruches tout va bien ? En fait, non, à en croire la célèbre satire de Bernard Mandeville en 1714, La Fable des abeilles. Vices privés, vertus publiques. Sa ruche à lui grouille de fumistes, de corrompus, d’hypocrites (notamment au sein du clergé apicole), et tout le monde ne cesse de râler… Lassé des récriminations de ses petites ouailles, le dieu des abeilles décide donc de toutes les transformer « en insectes honnêtes, méritants et contents de leur sort », résume Howard Davies dans la Literary Review ; « la ruche ne comptera plus désormais que des boy-scouts faisant des bonnes actions à longueur de journée ». Et c’est la catastrophe !Voici qu’« une SEULE personne suffit pour remplir les places qui en exigeaient trois avant l’heureux changement ». Plus besoin de juges, de bourreaux, d’avocats, de serruriers, de médecins-charlatans, de riches ecclésiastiques, de tavernes… Aucun besoin non plus de ce qui encourage la vanité : l’armée et ses vaines conquêtes, les articles de luxe ne servant qu’à épater son prochain. Et surtout plus besoin du labeur sous-payé des classes inférieures... Mais l’économie s’effondre aussitôt, l’immobilier de prestige chute, et la ruche, désormais déserte, est vite la proie de ruches rivales. La situation précédente n’était guère brillante, certes (« Qui pourrait détailler toutes les fraudes qui se commettaient dans cette ruche ?»), mais bien que « chaque ordre fût rempli de vices, la Nation même jouissait d’une heureuse prospérité… » Mieux même : « les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique », écrit Bernard Mandeville, avant de s’exclamer, devant le spectacle de la ruche vertueuse mais ruinée : « Grands dieux, quelle consternation ! » 

Ce qui est extraordinaire, explique le philosophe John Callanan dans le livre qu’il consacre à La Fable des abeilles, c’est sa postérité. Ce poème de 433 vers anglais un peu mirlitonesques (mais Mandeville était un Hollandais exilé à Londres) a d’abord été vilipendé de toutes parts, mis à l’index par le Vatican, brûlé en place publique en France. Le XVIIe siècle, « le grand siècle des âmes », était encore tout proche et cette « infâme » proclamation de la vilénie du genre humain est très mal passée. Puis les Lumières, Voltaire en tête, ont au contraire porté aux nues ce brûlot « dont la réception ultérieure a été remarquable, s’agissant d’un auteur tellement obscur. Adam Smith, Darwin, Marx, Hayek, Keynes et bien d’autres se sont explicitement référés à son travail », souligne encore Howard Davies. « L’idée centrale de la fable est que les vices privés des individus – gloutonnerie, ivrognerie, étalage du luxe, matérialisme et passion de l’acquisition – ont une importance cruciale pour la dynamique des grandes économies », écrit John Callanan. Pourtant c’est à tort, explique-t-il, qu’on a fait de Mandeville « un des premiers penseurs de l’économie, dont les théories seront reprises par les théoriciens du capitalisme libéral ». En fait, c’était « un proto-anthropologue » avec une vision peu flatteuse mais réaliste de la nature humaine. D’ailleurs – autre provocation – n’avait-il pas aussi suggéré la mise en place de bordels publics financés par l’État ?

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Aurions-nous un train de retard ? Au-delà de l’ire des agriculteurs français, on peut se demander si le projet de traité de libre-échange entre l’UE et le Mercosur ne relève pas d’une idéologie dépassée. C’est du moins ce qui ressort de la lecture que fait l’économiste de gauche américain Robert Kuttner de trois livres récents. Il émerge de son analyse fouillée, parue dans The New York Review of Books, que démocrates et républicains, dont l’antagonisme paraît souvent relever du combat de coqs, sont désormais solidement en phase sur la question du libre-échange. Le dieu d’hier est aujourd’hui piétiné, les vertus du protectionnisme exaltées.

L’une des rares nominations intelligentes de Trump lors de son premier mandat, estime Kuttner, fut celle de Robert Lighthizer au poste de chief trade official à la Maison-Blanche. Ancien négociateur commercial sous Reagan, familier des arcanes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), Lighthizer en est venu à considérer l’« hyperglobalisme » né de l’idéologie du libre-échange comme une illusion dommageable entretenue par la naïveté de toute une population d’économistes et de hauts fonctionnaires. C’est sous la férule de Lighthizer que l’administration Trump a torpillé l’OMC et imposé des droits de douane pouvant aller jusqu’à 25 % sur les produits chinois. Or l’administration Biden a non seulement emboîté mais renforcé le pas, en injectant des dizaines de milliards de dollars pour soutenir la production américaine. Pour son deuxième mandat, Trump a nommé au poste de Lighthizer son ancien directeur de cabinet, qui partage ses vues. 

Comme le montre en détail le journaliste Josh Rogin dans un autre livre, Trump lui-même oscille entre un nationalisme primaire et le plaisir de recevoir des cadeaux de Xi Jinping pour lui-même et sa famille, mais son « nativisme » finit par l’emporter. Autre signe des temps, remarque Kuttner, une journaliste du Financial Times, Rana Foroohar, vient de publier un livre en défense du protectionnisme, au vu des effets dévastateurs de la globalisation sur les économies nationales occidentales – sans compter l’environnement et l’atmosphère politique.

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« Le jour où j’ai décidé de venir à Madrid, écrit Andrés Trapiello, fut le plus important de ma vie. » Né en 1953 dans un village de la province de León, l’écrivain a quitté la maison familiale à l’âge de 17 ans en raison d’un différend avec son père. Gagnant de quoi se nourrir en vendant des encyclopédies dans les rues tout en fréquentant les milieux anarchistes, il vécut dans un premier temps quelques mois seulement dans la capitale espagnole. Inscrit à l’Université de Valladolid, il y entama des études de philologie qu’il n’acheva jamais, tout en militant au sein d’un parti communiste dissident d’où il fut expulsé pour « révisionnisme » et usage de stupéfiants. Il commença en même temps à publier dans la presse. En 1975, il s’établissait définitivement à Madrid, qu’il ne quittera plus.

Madrid a longtemps suscité moins de fascination que Paris, Rome, Londres et Berlin, voire Prague ou Lisbonne. Associée à la « légende noire » de l’Empire espagnol, puis au régime autoritaire du général Franco, la ville était essentiellement perçue comme simplement la capitale administrative du pays. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Madrid fait l’objet d’un intérêt international de plus en plus prononcé. Des livres lui sont consacrés. En anglais, par exemple, une « biographie » de la ville par l’Australien Luke Stegemann vient de paraître. Les Espagnols éprouvent eux-mêmes de longue date des sentiments ambivalents à l’égard de leur capitale. Mais la ville a toujours attiré les écrivains et la littérature en espagnol sur Madrid est abondante. C’est dans son prolongement qu’Andrés Trapiello a écrit son essai très personnel sur la ville.   

Le fil conducteur de l’ouvrage est fourni par plus de 40 ans de souvenirs : différents épisodes de sa vie et les endroits de Madrid qu’il apprécie particulièrement. Le parc du Retiro, par exemple, au cœur de la ville : « J’ai parcouru le Retiro à toute heure, n’importe quel jour et en toute saison. C’est comme mon bureau depuis des années et pourtant je me perds encore dans certains de ses chemins. J’ai particulièrement aimé les matins d’hiver et les matins de printemps, les couchers de soleil d’automne et les midis d’été. » Ou la célèbre Grand Via, « qui ne fut jamais complètement moderne et ne sera jamais totalement ancienne », quasiment inchangée depuis qu’elle a été tracée il y a un siècle et qu’orne le bâtiment Capitol, emblématique échantillon d’architecture rationaliste en forme d’étrave de navire. Le Rastro, aussi, quartier populaire pauvre et sans charme, célèbre pour son marché aux puces, auquel Trapiello, qui lui a consacré un livre, est spécialement attaché. Le récit progresse en spirale au fil des souvenirs. Celui de sa vie à l’époque de la « Movida », notamment, le mouvement culturel qui a accompagné les premières années de la transition à la démocratie. Les anecdotes et les aperçus s’enchaînent dans une logique de flânerie d’esprit littéraire. « Madrid est comme une grande bibliothèque, écrit-il, chaque rue est comme une étagère, chaque maison comme un livre et chaque livre contient une série d’histoires. »

Il est naturellement question de la guerre civile, un sujet qu’il connaît très bien pour avoir écrit un livre sur l’attitude des écrivains de tous bords durant le conflit. Madrid fut un foyer de résistance des forces républicaines face aux troupes nationalistes. Trapiello défend une position nuancée, dénonçant avec la même vigueur les brutalités et les exactions dont se sont rendus coupables les deux camps, pour conclure : « La mort de Franco a libéré ce pays de la dictature, mais elle a surtout libéré quelques-uns d’entre nous du militantisme anti-franquiste [...]. Et peut-être a-t-il été compris à Madrid, mieux et plus tôt que dans d’autres villes […], que pour avancer, il ne fallait pas trop regarder en arrière, que l’oubli est aussi nécessaire que la mémoire, et qu’un excès de mémoire nuit à la vie. »

Une figure domine le livre : celle de Benito Pérez Galdós, que Trapiello considère comme le plus grand prosateur espagnol après Cervantes. Beaucoup des romans de celui-ci, à commencer par son chef-d’œuvre, Fortunata et Jacinta, se déroulent à Madrid, souvent dans les quartiers populaires qu’il aimait fréquenter. C’est aussi le cas de plusieurs des développements historiques racontés dans la série des « Épisodes nationaux ». « L’amour de Galdós pour Madrid, affirme Trapiello, n’est pas, comme le pensent beaucoup de Madrilènes, l’amour de la ville, mais l’amour des créatures qui y vivent. [Madrid est] le décor qui lui sert à montrer à ses lecteurs leurs luttes et leurs passions. [...] Et parmi ces créatures, surtout les femmes. Le principal intérêt de Galdós […] ce sont les femmes. [Et] le thème central de sa littérature, c’est l’amour, surtout, chez ses personnages féminins. »

Hommage est rendu à d’autres écrivains dont l’œuvre aide à comprendre Madrid ou qui l’ont célébrée. Mariano José de Larra, fameux journaliste, chroniqueur et satiriste de la première moitié du XIXe siècle, ainsi que deux écrivains de la première moitié du XXe  : Juan Ramón Jiménez et Ramón Gómez de la Serna, auteur, notamment, de Elucidario de Madrid et Nostalgias de Madrid, mort à Buenos Aires où il s’était exilé lorsque la guerre civile a éclaté.  

Trapiello met en lumière la place de la ville dans les tableaux de Goya et exalte l’œuvre d’inspiration expressionniste de José Gutiérrez Solana, peintre des milieux populaires de Madrid : processions religieuses, figures de carnaval, musiciens ambulants, ouvriers, souteneurs et prostituées. Il évoque les photographes de Madrid, par exemple le Catalan Francesc Catàla-Roca, la passion des Madrilènes pour la corrida (« Rien de plus clairement madrilène que la corrida ») et cette forme particulière de suffisance, d’arrogance ou d’insolence qu’on leur prête non sans raison, qu’on appelle « chulería ». Donnant libre cours à son goût pour les listes, il livre, en accord avec l’esprit autobiographique de son livre, celle des centaines de personnes qu’il a connues à Madrid et énumère des dizaines d’expressions idiomatiques ou de vocables typiques de la capitale. Il n’oublie pas de parler de la transparence de l’air, qui, avec le ciel bleu presque en permanence, fait le charme de cette ville située sur un plateau à 600 mètres d’altitude, caractérisée par un temps continental, froid et sec en hiver, très chaud en été et le plus souvent ensoleillé.  

Comme toutes les grandes villes européennes, Madrid n’a cessé de changer de visage au cours des siècles. À part celles qui ont été complètement ravagées par la guerre, comme Berlin ou Varsovie, peu ont connu d’aussi profondes transformations. À plusieurs reprises dans son histoire, des quartiers entiers ont disparu et ont été rebâtis. Les grands travaux qui ont accompagné la période de modernisation accélérée qui a débuté sous le régime franquiste n’étaient que les derniers d’une longue série. Du Madrid du Siècle d’Or, il reste de majestueux monuments et bâtiments, mais à part quelques vestiges, presque rien ne subsiste du Madrid médiéval et, avant cela, arabe. Ce n’est pas le cas à  Séville, Tolède ou Saragosse, qui auraient pu devenir la capitale de l’Espagne au moment où Philippe II, pour des raisons jamais complètement élucidées, a décidé de fixer la cour royale itinérante dans ce qui n’était alors qu’une petite ville commerçante. D’être devenue le siège du pouvoir a scellé, pour le meilleur et pour le pire, le destin d’une ville qui, rappelle Trapiello à la suite de l’historien Santos Juliá, « voulut être, avec les Autrichiens et les Bourbons, la capitale de la monarchie ; avec les libéraux du XIXe siècle, la capitale de la nation ; en 1931 la capitale de la République ; en 1939, avec Franco, la capitale de l’Espagne, et depuis 1978 la capitale de l’État ». 

Ces métamorphoses successives, il ne les déplore pas vraiment, à une exception près : « La plus grande perte dont a souffert Madrid, ce n’est pas celle de sa tranquillité, ni d’une bonne partie de son patrimoine architectural, ni de ses fêtes et traditions populaires [...]. Ce qui a frappé Madrid comme d’un coup de poignard dans le dos, c’est la perte de ses faubourgs, de ses banlieues, de ses quartiers périphériques. » Dans l’ensemble, il ne semble cependant pas éprouver de tristesse à l’idée de l’effacement d’un Madrid qui serait authentique : « Quel est le Madrid original ? L’arabe ? Celui des Autrichiens, le néo-classique, le romantique, le moderne ? […] Le Madrid original est celui de chaque instant. » 

Trapiello est moins attaché aux lieux et aux bâtiments qu’aux vies qui s’y déroulent. Sa vision de la ville est celle d’un romancier. Quand, aux yeux de Luke Stegemann, le Madrid de Galdós a irrémédiablement disparu, pour lui, ce Madrid-là existe toujours, comme il existait d’ailleurs déjà avant Galdós. Ce qu’a saisi Galdós, soutient-il, c’est une réalité – des situations, des comportements, des types humains – et un esprit proprement madrilènes qui traversent les siècles. La laideur de Madrid par endroits, « [qui] fait partie de sa beauté » dit-il songeant sans doute à celle des quartiers où se passaient les histoires de Galdós, ne le gêne pas : « Nous aimons notre ville pour ce qu’elle conserve de notre enfance et de notre jeunesse, si laide que soit cette ville, parce que l’enfance et la jeunesse mettent au second plan ce que nous appelons la beauté. » Le livre est richement illustré de plusieurs centaines d’images : photos, souvent du début ou du milieu du siècle dernier (scènes de rue, panoramas, portraits), gravures anciennes, tableaux, affiches de théâtre et de cinéma et, last but not least compte tenu de la place qu’y occupe la littérature, couvertures de livres. 

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