La couverture très colorée et le titre peuvent laisser penser à une histoire douce, une romance peut-être. Il n’en est rien. Écoute, jolie Márcia met en scène une infirmière – la Márcia du titre – qui va et vient entre l’hôpital où elle travaille et la favela où elle vit avec son compagnon, Aluísio, et sa fille, Jacqueline, une jeune femme frivole et incontrôlable dont le père s’est évaporé depuis belle lurette. Les activités et les fréquentations de Jacqueline inquiètent sérieusement – et à juste titre – sa mère, et le ton monte vite entre ces deux femmes fortes, au caractère affirmé. Aimée de ses collègues, appréciée de ses voisins, Márcia n’a pas peur d’apostropher les dealers qui font la loi dans la favela pour tenter de les éloigner de sa fille. Mais c’est peine perdue. Jacqueline s’est mise dans une situation critique, qui a plus à voir avec le grand banditisme qu’avec la petite délinquance. La volonté de Márcia de l’en extirper déclenchera des drames en cascade, dans une ville gangrenée par les bandes qui régissent le trafic de drogue et les milices qui, sous couvert de protection, intimident, rackettent et magouillent à qui mieux mieux. Par exemple, l’infirmière ne s’étonne qu’à moitié de trouver une chambre de l’hôpital littéralement squattée par Tigela, le chef des dealers du quartier, venu se faire soigner après une chute à moto, entouré de ses potes et de ce qu’il faut d’armes et de caisses de bières. En donnant un coup de pied dans la fourmilière, Márcia va, dans une certaine mesure, sauver sa fille, mais aussi se mettre en danger, tandis que son compagnon Aluísio sera laissé pour mort dans un terrain vague… Pour survivre, il faudra changer de ville, changer d’État. Fuir. L’histoire commence pourtant sur un mode léger, presque comique. Márcia est au téléphone avec une employée de call-center et tente de résilier un abonnement téléphonique – leur dialogue surréaliste fait écho à des situations que nous pouvons connaître. Les couleurs sont vives et gaies – saisissant contraste avec la violence qui s’installe peu à peu. Elle affleure d’abord dans les échanges de Jacqueline avec sa mère et son beau-père – parler d’engueulades serait plus exact –, mais comporte aussi des touches d’humour. Ainsi la jeune femme lance-t-elle à sa mère : « Inutile de me suivre, je ne suis pas une telenovela ! » Contraste également entre la favela où vit Márcia et l’immeuble fastueux où elle va, en plus de son travail à l’hôpital, s’occuper de Cremila, une vieille dame atteinte de la maladie d’Alzheimer. Dans cet endroit où tout est luxe et calme, qui donne sur une immense plage qu’on imagine être Copacabana, Márcia tombe sur un CD qui compile de vieilles chansons, dont l’une, Escuta, formosa Márcia, donne son titre à la bande dessinée. On peut voir dans ce roman graphique autant une description de la vie dans les favelas, marquée par la violence mais aussi l’entraide, qu’un hymne aux femmes. Elles sont en effet les personnages principaux de l’action. Márcia, bien sûr, en mère courage ; Jacqueline, en fille perdue – et peut-être retrouvée –, qui reste le personnage le plus paradoxal. Elle n’est jamais attachante, même quand elle finit par consentir aux visites de sa mère en prison, même quand elle semble avoir trouvé l’amour et s’apprête à entamer une vie de mère à son tour. Les voisines, l’avocate, la commissaire de police sont également de la partie, proactives face à des hommes plutôt impuissants – Aluísio, qui fait de son mieux mais se laisse vite dépasser, les voyous de la favela, grosses armes et petite cervelle, les « big boss » des trafics de marchandises volées, dont on suppose qu’ils ne resteront pas longtemps derrière les barreaux… Si Márcia est l’héroïne de cette histoire, personne n’y est héroïque, tant le récit donne à voir la vie ordinaire, triviale, dans un Brésil qui n’est pas tout à fait celui d’aujourd’hui, marqué par la pandémie de Covid-19, mais qui est aux prises avec d’autres formes de ravages.
— O. C.
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« Pour comprendre à quel point L’Éducation sentimentale de Flaubert est révolutionnaire, inutile de lire le livre. Il suffit de le regarder », s’amuse le critique Andreas Isenschmid dans le Zeit. Jamais jusqu’ici un roman n’avait comporté tant de paragraphes si courts : deux lignes souvent, voire une seule, parfois composée d’une seule phrase elle-même fort courte (songeons au célébrissime « Il voyagea »). Outre-Rhin, l’ouvrage jouit depuis longtemps d’une grande réputation. Pour le regretté théoricien de la littérature Hugo Friedrich, aucun autre roman français du xixe siècle n’était si « travaillé » ni ne proposait « un style plus pur ». « Des esprits aussi différents que Hofmannsthal et Kafka le portaient aux nues », rappelle Andreas Isenschmid, qui se réjouit de la parution d’une nouvelle traduction à la hauteur du perfectionnisme de Flaubert : signée de l’Autrichienne Elisabeth Edl, « elle rend justice à son obsession de la précision et du rythme », souligne-t-il. Si l’on y ajoute une postface de 70 pages qui constitue « une brillante monographie en soi » et 150 pages de notes, ce volume n’a rien à envier, selon Isenschmid, à l’édition française parue dans la « Pléiade » en mai dernier.
Hormis le fait qu’elles étaient toutes deux des femmes, on voit mal ce qui peut rapprocher la marquise de Pompadour, favorite de Louis XV, de Rosa Luxemburg, égérie et martyre de la révolte spartakiste. Dans le Zeit, Jens Jessen hasarde pourtant une comparaison : toutes deux furent des bêtes politiques. C’est évident pour Rosa Luxemburg. Pour la marquise, Jessen rappelle que les maîtresses officielles des rois de France ne se contentaient pas de partager leur lit : « elles étaient des conseillères influentes, parfois les seules en qui le monarque se fiait ». Ainsi peut-on tout à fait considérer que la Pompadour, qui orienta de façon décisive la diplomatie française, occupa le poste de ministre officieux des Affaires étrangères. Autre point commun entre la marquise et la révolutionnaire : toutes deux durent surmonter de sérieux handicaps de départ. La première était née Jeanne-Antoinette Poisson et, roturière, dut s’imposer au sein de la haute aristocratie de Versailles. La seconde, juive polonaise, s’imposa, elle, au sein d’un parti social-démocrate allemand très masculin, nationaliste et passablement antisémite. « L’une comme l’autre, remarque Jessen, se distinguaient de leurs contemporains par leur esprit, lequel – et c’est là encore un point commun étonnant –ne s’épanouissait jamais mieux qu’en petit comité. »
La bande-annonce du Voyage d’Arlo1 des studios Pixar s’ouvre sur un amas de gigantesques blocs de roche flottant dans l’espace : une ceinture d’astéroïdes. Tout à coup, traversant la muraille, un astéroïde en heurte un autre et vient ricocher sur un troisième, qui file à toute vitesse à travers le vide, en partance pour un objet lointain. À mesure que l’objet grandit, son identité ne fait plus aucun doute : c’est une planète bleue émaillée de touches de vert et de traînées blanches. « Il y a des millions d’années, un astéroïde large de 10 kilomètres a détruit tous les dinosaures sur Terre », commente le narrateur. On voit l’astéroïde qui rentre dans l’atmosphère de la Terre, il devient orange, il grésille. Vous connaissez la suite : l’impact dans le golfe du Mexique ; instantanément, les forêts de l’hémisphère Nord prennent feu ; des tremblements de terre partout dans le monde ; le ciel, noir de suie pendant des mois. Les dinosaures, et bien d’autres créatures, anéantis. Un jour bien triste. Cette production Pixar a l’air d’être bien plus sombre que la plupart des autres films du studio : une véritable tragédie, marquant la disparition des grands reptiles. Ou peut-être pas, finalement. « Et si… ? » se demande la voix de la bande-annonce en montrant l’astéroïde filant à toute allure à travers le ciel crétacéen. Quelques béhémoths en pâturage – ce sont des sauropodes, à savoir des dinosaures à bec de canard – lèvent les yeux un court instant puis s’en retournent remplir leurs ventres caverneux de feuilles. L’astéroïde poursuit sa course : il ne s’est pas écrasé sur Terre, il est passé juste à côté. La vie suit son cours et les dinosaures continuent de manger leurs salades. La réponse à cette question, « Et si… ? », je pense la connaître. Il y a 66 millions d’années, les dinosaures étaient au sommet de leur règne. Leur domination s’est étendue sur plus de 100 millions d’années. Sans astéroïde, ils auraient continué de régner sans partage : T. rex, Triceratops, Velociraptor, Ankylosaurus – ils auraient tous survécu. De nouveaux dinosaures auraient évolué et auraient remplacé les anciens. De changements en changements, le cortège dinosaurien aurait poursuivi sa marche. Selon toute vraisemblance, les dinosaures seraient toujours en train de fouler la Terre de nos jours. Et qui seraient-ils, les grands absents dans ce nouveau tableau ? Nuls autres que nous-mêmes, bien entendu ! En effet, bien que nous autres mammifères soyons apparus il y a 225 millions d’années, presque exactement au même moment que les dinosaures, nous n’avons pas accompli grand-chose de nos premiers 160 millions d’années d’existence. Les dinosaures eux-mêmes s’en étaient assurés personnellement. Nos ancêtres à fourrure ne représentaient alors qu’un ajout tout à fait anecdotique dans la biosphère mondiale : en règle générale, ils étaient bien plus petits que le plus petit des dinosaures, actifs seulement pendant la nuit afin d’éviter leurs seigneurs reptiliens, se précipitant sous les broussailles et se nourrissant des quelques restes qu’ils parvenaient à trouver ici et là. Prenez l’opossum, par exemple, et vous aurez une bonne idée de l’apparence ainsi que du mode de vie de nos lointains parents du Crétacé. Ce n’est qu’après la collision de l’astéroïde et l’extinction des dinosaures que les mammifères eurent leur première grande occasion dans la course à l’évolution. Avec succès d’ailleurs, puisque notre prolifération extrêmement rapide remplit toute l’écosphère, inaugurant un véritable âge des mammifères pour les 66 millions d’années à venir. Mais tout cela, nous le devons avant tout à l’astéroïde. Scientifiques comme profanes, il fut un temps où nous pensions tous que l’ascension des mammifères était inévitable, que nous autres mammifères étions naturellement supérieurs à ces brutes de reptiliens. En témoignaient notre cerveau particulièrement gros ainsi que notre moteur à combustion interne produisant de la chaleur corporelle. Cela avait pris un certain temps, disait-on alors, mais nous avions bien fini par les supplanter, ces dinosaures, peut-être en dévorant leurs œufs jusqu’à les condamner à l’extinction ou, de manière générale, en leur montrant à qui ils avaient affaire. Nous savons à présent que toute cette histoire est absurde. Les mammifères n’ont joué qu’un rôle mineur dans cette grande pièce de l’évolution qu’a été le Mésozoïque. Les dinosaures, eux, s’en tiraient à merveille jusqu’à ce fameux jour il y a 66 millions d’années, leur domination aucunement remise en cause par la vermine fourmillant sous leurs pieds. Sans l’intervention de l’astéroïde, la vie aurait tranquillement suivi son cours, ponctuée de toutes sortes d’intrigues et de machinations reptiliennes. De nouvelles espèces seraient apparues, d’autres se seraient éteintes, ainsi qu’il en avait été depuis des millions d’années. Tout indique que nous autres mammifères ne serions absolument pas sortis de l’ombre pour devenir ces grands concurrents de l’écosystème global. Les dinosaures étaient déjà installés, occupant toutes les niches écologiques, utilisant toutes les ressources disponibles – ce n’est qu’après leur disparition que nous avons bénéficié d’un véritable tournant évolutif. Pas d’astéroïde, pas d’extinction de masse et pas d’explosion évolutive pour les mammifères, pas de vous et pas de moi. J’étais donc très content d’aller voir ce film de Pixar. Un film qui parlait d’un monde toujours peuplé de dinosaures, un monde qui n’avait pas été touché par l’astéroïde. Après quarante-cinq secondes de bande-annonce, je savais déjà que ce film allait me plaire. La bande-annonce se poursuivit alors avec un T. rex qui chassait un troupeau d’herbivores en pleine débandade, un pêle-mêle d’énormes bêtes mangeuses d’herbes, des brontosaures2 au long cou et des Triceratops à trois cornes : rien de nouveau sous le soleil du Mésozoïque. Mais, soudain, j’eus un choc : certaines de ses bêtes ressemblaient plus à des bisons velus avec de grosses cornes qu’à des cératopsiens. Et, dans la scène suivante, on voyait un brontosaure bondissant le long d’un chemin avec quelque chose sur sa tête – un petit enfant ! Mais si l’astéroïde n’avait fait que frôler la Terre, que faisaient donc là les mammifères ? Certes, c’est un film Pixar, donc on s’attend à ce que certaines libertés soient prises (des dinosaures qui parlent anglais, par exemple), mais y a-t-il une quelconque preuve scientifique pouvant soutenir la coexistence d’un brontosaure, d’un bison et d’un bébé ? Si les dinosaures n’avaient pas tous disparu, les mammifères se seraient-ils tout de même diversifiés, produisant alors des bisons et, surtout, l’espèce humaine ? Les dinosaures avaient tenu les mammifères en respect dans leurs petites broussailles pendant des millions d’années. Après tout ce temps, les mammifères auraient-ils pu enfin se libérer de leurs chaînes évolutives et prospérer pendant le règne des grands reptiliens ? C’est en effet possible, en tout cas selon les dires du paléontologue britannique Simon Conway Morris. Les dinosaures, en tant que reptiles, préféraient les températures chaudes. Leur métabolisme lent ne produisait pas beaucoup de chaleur corporelle. Quand il faisait chaud, ce n’était pas un problème – ils tiraient leur source de chaleur de leur environnement et, si besoin, se contentaient de paresser à la lumière du soleil. D’ailleurs, la dynastie des dinosaures avait été rendue possible par une longue période de réchauffement climatique : la majeure partie du monde était tropicale, il faisait bon être un reptile à cette époque. Mais, selon Conway Morris, le climat commença à changer il y a environ 34 millions d’années. Le monde se refroidissait. Une ère glaciaire débuta, les glaciers s’étendirent et, partout sur la planète, il commença à faire un peu plus frisquet. Ce n’est pas par hasard si l’on ne trouve aucun reptile à l’extrême sud ou à l’extrême nord du globe : il y fait trop froid pour eux ! Conway Morris affirme donc que, même si les dinosaures avaient survécu, ce refroidissement global aurait permis aux mammifères d’amorcer leur radiation évolutive. Les dinosaures auraient été forcés de battre en retraite vers l’équateur, libérant les latitudes hautes et moyennes, donnant enfin aux mammifères une chance dans le jeu de l’évolution. Faisons comme si Conway Morris avait raison et que ce scénario était plausible. Les mammifères ont donc commencé à se diversifier et à s’installer dans des niches écologiques qui depuis longtemps avaient été occupées par les dinosaures, croissant et se multipliant, devenant de plus en plus complexes. Cette diversification évolutive, rendue possible par l’arrivée d’un âge de glace, aurait alors mené à un âge des mammifères tout aussi riche et tout aussi somptueux que celui qui suivit effectivement l’impact de l’astéroïde. Mais aurait-on assisté au même âge des mammifères ? Est-ce qu’il y aurait eu des éléphants et des rhinocéros ? Des tigres et des cochons de terre ? Ou est-ce que ce monde parallèle aurait fait surgir un ensemble très différent d’animaux – des espèces complètement inconnues se partageant les ressources du monde, remplissant ses niches écologiques mais de manière totalement différente des créatures qui nous entourent ? Ou, pour formuler la question d’une manière plus directe : serions-nous apparus, nous les humains ? Y aurait-il eu des bébés pour s’asseoir sur la tête d’un brontosaure Pixar ? C’est avec emphase que Conway Morris répond : oui. Lui et d’autres scientifiques soutiennent que l’évolution est un phénomène de nature déterministe, prévisible, appelé à suivre toujours le même chemin [lire l’entretien avec Conway Morris dans Books no 4, avril 2009]. La raison étant, selon eux, qu’il existe un nombre limité de moyens de façonner un être vivant. À chaque problème posé par l’environnement il existerait une solution unique et optimale, poussant la sélection naturelle à produire encore et encore les mêmes résultats évolutifs. Pour prouver ce qu’ils avancent, ils pointent du doigt les convergences évolutives, autrement dit le phénomène par lequel des espèces différentes sont amenées, indépendamment les unes des autres, à développer des traits similaires. S’il existe bien un nombre limité de façons pour un organisme de s’adapter à son environnement, alors on peut raisonnablement s’attendre à ce que des espèces occupant des environnements similaires finissent par développer le même genre de solutions adaptatives. Et c’est justement ce qu’on observe. Ce n’est pas un hasard si les dauphins et les requins se ressemblent beaucoup – afin de poursuivre rapidement leurs proies dans l’eau, ils ont développé la même morphologie. Les yeux des poulpes et ceux des humains sont quasi identiques : la raison en est que leurs ancêtres avaient développé des organes très similaires pour détecter et concentrer la lumière. Comme nous le verrons très bientôt, ces convergences évolutives forment une longue liste d’adaptations. Selon Conway Morris et ses collègues, il s’agirait là d’un phénomène à la fois universel et inéluctable, dont l’existence nous autorise à imaginer une histoire alternative de l’évolution dans le cas hypothétique d’une apparition tardive des mammifères. Conway Morris aboutit à la conclusion suivante : « L’émergence dans des milieux arboricoles de mammifères actifs et agiles, ressemblant au singe, et enfin d’une forme de vie proche des hominidés aurait été seulement retardée, et non pas annulée […]. Sans l’impact de l’astéroïde à la fin du Crétacé […], l’apparition des hominidés aurait été repoussée d’à peu près 3 millions d’années. » Autrement dit, Pixar tenait le bon bout en mélangeant bébés et brontosaures. Poussons l’argument un cran plus loin : même si les mammifères étaient à jamais restés dans l’ombre, une espèce comme la nôtre aurait-elle pu apparaître à partir d’une autre lignée ancestrale ? Si la convergence est à ce point inévitable, l’instance de certaines solutions particulières à ce point implacable, il n’y a aucune raison de penser que l’émergence des mammifères en était la condition nécessaire. Un bipède avec un gros cerveau, extrêmement sociable, muni d’une paire d’yeux orientés vers l’avant ainsi que de membres antérieurs capables de manipuler des objets aurait pu très bien apparaître à partir d’une ascendance différente. Mais si ce n’est pas à partir des mammifères, alors à partir de quoi ? La réponse à cette question nécessite que l’on passe du « bon dinosaure » au « terrible dinosaure ». Plus spécifiquement, au Velociraptor, le grand méchant de Jurassic Park (et, à la faveur d’une rédemption pour le moins surprenante, le héros de Jurassic World). Quelle intelligence hors norme ! Ces reptiles rusés, travaillant en équipe, s’y montraient encore plus malins que le chasseur de safari aguerri et comprenaient même comment ouvrir les portes en utilisant leurs pattes à trois griffes. Ils s’orientaient visuellement et leur station était bipède. Une telle description n’est-elle pas étrangement familière ? À quelques exceptions près, la représentation des vélociraptors dans Jurassic Park est à peu près correcte3. Bien entendu, on ne peut pas déterminer leur degré d’intelligence avec exactitude, mais on sait qu’ils étaient dotés de gros cerveaux. De l’avis de certains paléontologues, ils étaient de nature sociable, vivant en groupes et se coordonnant les uns les autres pour attaquer leurs proies, comme des lions ou des loups. Si d’aventure vous étiez à la recherche d’un point de bascule marquant les débuts évolutifs d’un animal ressemblant à un hominidé, le Velociraptor serait donc un bon candidat. C’était d’ailleurs le point de départ du paléontologue canadien Dale Russell au début des années 1980. Son objet d’étude était un proche parent du Velociraptor, un autre petit théropode du nom de Troodon qui date également de la fin de la période du Crétacé. Proportionnellement au poids total du corps, les Troodons possédaient le plus gros cerveau de tous les dinosaures : sa taille le rendait comparable à celui d’un tatou ou d’une pintade. Autrement dit, ces dinosaures n’étaient pas de grands génies, mais ils étaient loin d’être ineptes. Russell remarqua que, pendant des millions d’années, les animaux avaient tous progressivement développé des cerveaux de plus en plus gros. Le fait que le cerveau dinosaurien le plus imposant soit apparu chez une espèce datant de la fin du règne des dinosaures indique qu’ils suivaient également cette même tendance évolutive d’accroissement progressif du cerveau. Mais que se serait-il passé si l’astéroïde ne les avait pas tous anéantis ? se demanda Russell. Comment les descendants du Troodon auraient-ils évolué si la sélection naturelle les avait poussés à développer des cerveaux de plus en plus gros ? Afin d’imaginer l’apparence d’un descendant actuel du Troodon, Russell raisonna de la manière suivante : des cerveaux plus gros nécessitent des boîtes crâniennes proportionnellement plus grandes ; celles-ci sont généralement associées à un raccourcissement de la région faciale ; les têtes plus lourdes s’équilibrent plus facilement dès lors qu’elles sont directement placées en haut du corps ; ce qui favorise à son tour une posture verticale et rend inutile la présence d’une queue faisant office de contrepoids puisque la moitié antérieure du corps ne penche plus vers l’avant. Ajoutez-y encore quelques hypothèses sur le meilleur schéma à adopter pour une jambe et la meilleure structure pour une cheville chez un organisme qui marche debout et vous y êtes : on obtient alors ce qu’on a pu appeler, faisant fi de toute élégance, le « dinosauroïde » : une créature verte, écaillée, dotée d’une ressemblance frappante avec l’homme – même les fesses et les ongles y sont ! Gardez bien à l’esprit que Russell ne s’est pas demandé comment un dinosaure ferait pour évoluer vers un humanoïde. Son but était plutôt de réfléchir à la manière dont la sélection naturelle, favorisant des cerveaux de plus en plus imposants, serait amenée à provoquer certains changements anatomiques. Le résultat final conduit à imaginer une créature extrêmement similaire à nous-mêmes : un humanoïde reptilien. Les projections évolutives de Russell, bien que formulées des années avant les travaux de Conway Morris, sont donc bien cohérentes avec les vues de ce dernier : l’évolution d’une forme de vie proche des hominidés était inévitable. La proximité entre les deux auteurs est telle que, dans un documentaire de la BBC, on pouvait voir Conway Morris siroter son café à côté d’un dinosauroïde en train de lire le journal. Ainsi, bien des options s’offraient à Pixar pour faire un bon scénario. Si l’astéroïde crétacéen avait raté la Terre, alors, selon Conway Morris et ses collègues, l’espèce humaine, ou du moins quelque chose s’en approchant, serait apparue d’une manière ou d’une autre. Restait à savoir si l’espèce en question aurait été poilue, étant le fruit d’une diversification mammifère retardée, ou si elle aurait plutôt eu des écailles, résultant alors d’une sélection naturelle favorisant chez les dinosaures des cerveaux de plus en plus grands. Rien de plus stimulant que d’envisager des hypothèses contrefactuelles, de songer à ce qui aurait pu se passer si l’Histoire avait suivi un cours différent. Néanmoins, s’interroger sur l’inévitabilité d’une évolution humanoïde est un questionnement qui transcende les simples spéculations sur l’histoire naturelle de la Terre. Nous savons à présent qu’il existe de nombreuses planètes dans l’Univers qui sont susceptibles d’abriter la vie telle que nous la connaissons. Ces « exoplanètes habitables » ne sont ni trop chaudes ni trop froides et ont de l’eau liquide à leur surface. Une étude récente a démontré qu’on pourrait en trouver des milliards dans la seule Voie lactée. La plus proche d’entre elles pourrait même se situer à seulement quatre années-lumière. Supposez maintenant que la vie soit apparue sur certaines de ces planètes. À quoi ressemblerait-elle ? Les formes de vie s’approcheraient-elles de celles que nous connaissons ? Et qu’en serait-il des formes de vie intelligentes, potentiellement aussi intelligentes que nous, ou même encore plus ? À quel point ressembleraient-elles aux humains, si ressemblance il y avait ? Si l’on s’en tient à ce qu’on nous montre dans les films, la ressemblance serait très grande. D’ailleurs, certains scientifiques réputés tombent d’accord avec ce genre de rapprochement. « Si jamais nous réussissions à rentrer en communication avec des êtres capables de pensée conceptuelle, écrivait le défunt biologiste Robert Bieri, ils n’auraient pas l’apparence de sphères ou de pyramides, de cubes ou de crêpes. Selon toute vraisemblance, ils nous ressembleraient beaucoup. »
— Ce texte est un extrait du livre Destinées improbables. Le hasard, la nécessité et l’avenir de l’évolution, de Jonathan B. Losos, à paraître le 23 septembre 2021 aux éditions La Découverte. — Il a été traduit de l’anglais par Benjamin Watkins.
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« La lamentation, cette effusion lyrique de chagrin, est l’une des formes d’art les plus anciennes et les plus universelles », rappelle l’écrivaine Hope Wabuke sur le site de la radio publique américaine NPR. Un texte sumérien vieux de 4 000 ans, qui narre la destruction de la cité d’Our, en est la trace la plus ancienne. Avec son essai Notes on Grief, la célèbre romancière nigériane Chimamanda Ngozie Adichie s’inscrit dans cette longue tradition. Elle y raconte la mort, en juin 2020, de son père, l’universitaire émérite James Nwoye Adichie, à l’âge de 88 ans. Un deuil rendu d’autant plus douloureux par la distance imposée par la pandémie de Covid-19. Sous la plume d’Adichie, « l’expérience de la perte et du deuil devient viscérale », relève Hope Wabuke. Cette expérience se manifeste par une réaction physique violente et incontrôlable, comme « le besoin de pousser lors de l’accouchement » et cette sensation que « les mots ne suffisent plus à endiguer la montée des eaux du chagrin ». Face à la disparition d’un proche, écrit Adichie, « on réalise à quel point le deuil est lié au langage, à la défaillance du langage et à la nécessité de s’en saisir ».
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Chronique douce-amère d’un village entre Athènes et Delphes, le dernier livre du poète et essayiste Giorgos Ch. Theocháris a conquis des critiques situés à l’opposé sur l’échiquier politique, fait rare dans ce pays polarisé. Mélange de récit à la première personne, de poèmes, de photographies et de coupures de presse des xixe et xxe siècles, Δίφορη Μνήμη a une forme étonnante. Dressant la chronique d’une enfance passée dans les années 1950, l’auteur fait revivre un lieu aujourd’hui frappé par la désertification. Proche de Syriza, le quotidien I Avghi se montre sensible à l’engagement d’un homme de gauche marqué par « les plaies béantes laissées par la guerre civile » opposant communistes et monarchistes après la Seconde Guerre mondiale. De son côté, Kathimerini, journal de centre droit, ne résiste pas à l’évocation des chapelles vides près des champs de vignes, « où le caractère sacré de la nature se fait le temple d’une élévation personnelle. » Mettant tout le monde d’accord, le site d’information centriste Liberal souligne l’universalité de ces histoires « de gens simples, semblables à celles que nous trouvons dans toute la campagne grecque ». Creusant au plus profond d’une mémoire singulière, Theocháris a su parler à cette Grèce urbaine en apparence seulement, tant elle garde un pied et des souvenirs « au village ».
Les écrivains Hans Christian Andersen et Karen Blixen, le physicien Niels Bohr, l’astronome Tycho Brahe ou le compositeur Carl Nielsen… Autant de noms que « chaque Danois peut reconnaître avec fierté. Mais Inge Lehmann ? » C’est loin d’être une évidence, répond le quotidien Berlingske après avoir posé la question. Et pourtant, cette femme discrète, native de Copenhague et morte en 1993, à 104 ans, a marqué durablement la science. Avant elle, les sismologues croyaient que la Terre avait un noyau fluide en son centre. Jusqu’à ce qu’Inge Lehmann affirme en 1936 que notre planète a aussi un noyau solide. Mais « il lui était d’autant plus difficile de convaincre ses pairs qu’elle était une femme », raconte Berlingske, évoquant la première biographie écrite à son sujet, un « roman vrai ». Les milieux scientifiques danois n’étaient alors pas à la hauteur de la réputation du royaume concernant la place des femmes dans la société. Aux États-Unis, en revanche, on saisit vite l’intérêt des travaux de la chercheuse. Elle s’y installa pour, entre autres, aider à détecter des essais nucléaires soviétiques souterrains. En 1961, elle fit la une d’un magazine populaire américain. De nos jours, le Danemark commence enfin à lui rendre justice. Cette biographie y contribue, d’où l’accueil plutôt positif de la critique. Mais l’ouvrage de 400 pages aurait pu être plus « passionnant », regrette le quotidien Jyllands-Posten, ou plus mordant encore à l’encontre du patriarcat local, juge Information.
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« Longs vols sans escale à donner le tournis, records, victoires, réceptions au Kremlin, combats aériens au-dessus de l’Espagne, accidents, blessures, décès – Istrebitel’ se lit comme une encyclopédie des exploits et des défaites de l’aviation soviétique des années 1930 », écrit la critique littéraire Galina Iouzefovitch sur le site Meduza. Le nouveau roman de l’écrivain russe Dmitri Bykov est peuplé d’explorateurs polaires, de pilotes et de parachutistes qui étaient portés aux nues en URSS. Les personnages principaux sont inspirés de personnes réelles, tel l’aviateur Valeri Tchkalov, qui réalisa un vol sans escale au-dessus du pôle Nord ; ou encore la parachutiste Liouba Berlin. La plupart d’entre eux ont péri dans des accidents aériens. Il faut dire que Bykov a puisé la matière de son roman dans les carnets du journaliste Lazar Brontman (Lev Brovman dans le roman), qui a chroniqué le destin de ces pionniers. « Incontestablement, Bykov idéalise les pilotes soviétiques », note la critique. « Puissants, intrépides, excentriques et frivoles, ils sont nés pour accomplir des exploits et se couvrir de gloire éternelle, mais dès le départ ils sont voués à la mort », à l’instar des « demi-dieux de la mythologie grecque ».
La « chick lit », cette littérature à l’eau de rose mettant en scène de jeunes trentenaires à la recherche du grand amour et de la réussite professionnelle, peut-elle porter une critique sociale appuyée ? Cela semble être l’intention de Moni Mohsin, romancière pakistanaise à succès, dont le dernier roman, The Impeccable Integrity of Ruby R., écrit en anglais, aborde le sujet de la place des femmes dans la vie politique de son pays. Tout en respectant les codes du genre (histoire d’amour extraconjugale sur le lieu de travail, personnages féminins frivoles à première vue, ton léger et rythme enlevé), l’auteure met au jour la rigidité des normes sociales, l’hypocrisie des discours populistes mais également la capacité de résistance des femmes. Devenue la maîtresse de Saif, chef de file d’un nouveau parti politique antiélite, Ruby s’engage dans sa campagne, convaincue que le charisme d’un seul homme peut venir à bout d’un système corrompu. Mais, « comme dans tout parti politique, sexisme, logiques de classe et opportunisme ont cours au sein du parti Integrity », pointe Amna Chaudhry dans le magazine anglophone indien The Caravan. Loin de s’inscrire dans un féminisme combatif, Moni Mohsin dépeint plutôt un univers où les dés sont pipés. « Sa quête de pouvoir amène Ruby à travailler avec des hommes qui l’humilient en raison de ses origines [modestes] et à obéir aveuglément à son amant », poursuit la critique. Son histoire d’amour avec Saif s’étant terminée dans la douleur, Ruby finit par démissionner. Ce sont finalement les femmes de son entourage qui l’aident à surmonter l’épreuve. « Le roman suggère que d’autres voies sont possibles pour les femmes, loin des idées patriarcales de réussite et de pouvoir. »
Érigé en 1910 à Atlanta, le grand hôtel The Georgian Terrace est une référence en matière d’architecture urbaine. Or le matériau le plus utilisé pour sa construction n’est pas celui que l’on voit, mais le charbon. C’est lui qui a alimenté les fours ayant servi à fabriquer des briques, de la chaux pour le mortier ou encore des vitres. Dans son ouvrage Architecture : From Prehistory to Climate Emergency, l’historien britannique Barnabas Calder, professeur à l’Université de Liverpool, étudie la manière dont les énergies ont façonné le bâti depuis les sociétés de chasseurs-cueilleurs jusqu’à nos jours. « Le livre réussit à traverser les arcanes de l’histoire de l’art, avec ses styles et ses mouvements, grâce à des explications pratiques », salue Rowan Moore dans The Guardian. Durant la majeure partie de l’Histoire, les ressources ont été utilisées avec une certaine parcimonie, soutient Calder. Les chasseurs de mammouths récupéraient les os et les défenses de leurs proies pour construire leurs habitats. Les Romains évitaient de gaspiller le bois, dont ils avaient également besoin pour la construction navale. Le charbon et, plus tard, le pétrole ont marqué un véritable point de rupture. Dès lors, les villes ont pu s’étaler de façon exponentielle et de nouveaux types de bâtiments – usines, gratte-ciel – ont vu le jour. Mais, s’ils ont rendu possibles des prouesses d’ingénierie sans précédent, le béton et l’acier, deux matériaux très énergivores, ont eu un lourd impact environnemental. « Le livre de Calder est autant un hymne ou une élégie au monde modelé par les combustibles fossiles qu’une mise en garde contre les désastres que ces derniers pourraient entraîner », résume The Guardian.
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