WP_Post Object
(
    [ID] => 111307
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_content] => 

Enfant d’eunuque ? Pourquoi pas, si la Bible le dit 1… Et celle-ci raconte en effet l’histoire d’Aseneth, future femme de Joseph et par ailleurs fille de l’eunuque du pharaon, le richissime Putiphar. Peut-être y a-t-il des explications : l’enfant avait été adoptée, ou sa mère, qui avait l’esprit très large, s’était procuré un géniteur ailleurs, ou, comme le laisse entendre le Coran 2, il pourrait y avoir plusieurs Putiphar, pas tous eunuques… Mais, pour Léo Taxil, auteur à la fin du XIXe siècle d’un irrévérencieux résumé illustré du Livre saint, il s’agit encore d’une incongruité, une de plus à mettre au débit des rédacteurs de « l’impayable Bible ».

En France, à cette époque, l’anti­cléricalisme était un vrai sport de combat. L’enjeu : éviter à tout prix que l’Église catho­lique, qui avait déjà regagné beaucoup du terrain perdu à la fin du siècle précédent, n’impose quelque tragique retour en arrière politico-­religieux. Mais, si le camp clérical pouvait aligner de grandes plumes – Chateaubriand, Veuillot et consorts –, en face on en était assez démuni. Malgré le soutien plus ou moins actif de Victor Hugo ou de Jules Michelet et le talent de gens comme Ferdinand Buisson, Alphonse Karr ou Henri Rochefort, la réaction contre la réaction devait surtout compter sur des seconds couteaux que l’oubli, sinon l’enfer, a vite avalés. Une exception tout de même : le polémiste, polygraphe et mystificateur impénitent Léo Taxil, un des ennemis les plus acharnés du catholicisme, presque un martyr de la cause.

Taxil est à vrai dire un drôle de bonhomme – fabulateur, menteur, vénal, agent double, pornographe et on en passe. Mais il est animé d’une haine viscérale envers l’Église catholique depuis que son père, pour le punir d’avoir fugué et tenté de rejoindre Henri Rochefort à Bruxelles, l’a envoyé, à 14 ans, dans une colonie pénitentiaire pour jeunes délinquants près de Tours. L’adolescent est alors persuadé que ce sont les amis catholiques de son paternel qui l’ont convaincu de prendre une telle décision. M. Jogand-­Pagès, un quincaillier marseillais pieux et royaliste, voulait en effet sauver l’âme et la carrière de son rejeton, mais l’oppression intellectuelle et la surveillance continuelle (les internés étaient obligés d’aller toujours par trois) avaient à jamais dégoûté le jeune rebelle de l’autorité, de la Touraine et du clergé. Dans le sillage de Gambetta (« Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! »), il entame sous le nom de Léo Taxil une véritable croisade contre la « vermine noire », dénonçant à tour de bras les turpitudes du clergé, les infamies des confesseurs et les débauches des papes et des évêques, à commencer par celui d’Orléans, Mgr Dupanloup. Déjà inculpé pour trafic d’aphrodisiaques, expulsé de Suisse pour mystification (une cité sous-marine dans le Léman !), Taxil n’échappe ni à l’excommunication ni aux assises 3. Mais il ne monte pas en ligne sans armes ni munitions. Dans son arsenal : un journal, La République anticléricale ; une maison d’édition, la Librairie anticléricale (fondée avec sa femme) ; un mouvement politique, la Ligue anticléricale ; et même un hymne, La Marseillaise, oui, anticléricale… En fin stratège, Taxil choisit de livrer combat sur un champ de bataille inattendu : la Bible. Muni d’une arme encore plus inattendue : l’humour. Au cri de « Tuons-les par le rire ! », il partira donc à l’assaut des quelque 2 000 pages de la Bible pour les passer au crible d’une ironie et d’un scepticisme implacables. Saint Athanase avait bien raison de dire que le rire était « l’instrument du diable » 4.

Dans son ouvrage dédicacé « au Saint-Père Infaillible » – un résumé de 780 pages tout de même, avec des dizaines d’illustrations –, Léo Taxil scrute l’Ancien Testament, traquant les incohérences, les invraisemblances, les redites, bref toutes les « perles divines et tout ce qui tombe à bon droit sous la critique de la saine raison ». Avec le renfort des exégètes de l’époque et de leurs prédécesseurs, Voltaire en tête, il s’attaque à la lettre sinon à l’esprit du texte sacré avec érudition mais surtout impertinence. L’Esprit saint, l’inspirateur présumé de la Bible, devient sous sa plume « le Divin Pigeon ». Et si « Papa bon Dieu » est dessiné en vieillard bonasse qui fume la pipe et ressemble au druide Panoramix, les descriptions bibliques sélectionnées par Taxil donnent de Jéhovah une tout autre image : pas vraiment tout-puissant, ni omniscient, ni même unique – plutôt un autocrate moyen-oriental qui, pour défendre son fragile monopole, ne recule devant rien : injustices, trahisons, revirements, cruautés, voire génocides… Bref, « un dieu corporel – tel, en un mot, que les dieux d’Homère ». D’ailleurs, Taxil se plaît à souligner les parallèles entre le récit biblique et les autres récits mythologiques, notamment grecs. L’histoire de Samson rasé par Dalila ne rappelle-t-elle pas, mais avec moins de piquant, celle d’Hercule qui se laisse lui aussi duper par amour ? Ovide est en effet meilleur écrivain que les auteurs du livre des Juges. Et la Bible n’est admirable ni pour ses qualités littéraires, ni pour son exactitude historiographique ou géographique ; elle regorge d’anachronismes ou de narrations hasardeuses. (« La mémorable marche des Hébreux à la suite de Moïse et Josué équivaut exactement à un voyage à pied que l’on ferait en partant de Paris pour descendre au sud-est jusqu’à Dijon et remonter ensuite au nord-est jusqu’à Liège, en Belgique […]. Un cul-de-jatte ne demanderait pas trois mois pour fournir ce parcours […] ! Les Israélites y ont mis quarante ans. »)

Mais pourquoi le lecteur (laïque) s’arrêterait-il à ces faiblesses alors que le texte biblique lui offre bien mieux : une surabondance d’anecdotes d’une paillardise extravagante ? C’est en tout cas ce que Taxil suggère, tandis que, feignant l’indignation, il énumère sans merci une indécence après l’autre : les épisodes scatologiques (l’épidémie d’hémorroïdes chez les Philistins, jugulée grâce à l’offrande de cinq anus d’or), les incestes à répétition (« Sous la plume de l’auteur sacré, une pratique tout à fait ordinaire… Allons, c’est du propre, la Bible ! »), les cas de pédophilie (Sichem et la jeune Dina, 14 ans), de sodomie, de « gomorrhéisme »… Ce n’est pas la matière qui manque, tant il semble n’exister aucune limite à la lubricité du peuple élu. Voyez les pulsions des Sodomites, qui tiennent absolument à violer deux anges, ou celles des Gabaïtes, qui convoitent frénétiquement un digne lévite avant de se rabattre sur sa femme, violée toute la nuit jusqu’à ce que mort s’ensuive. Face à ce récit aussi graveleux qu’absurde, Taxil s’offusque avec des airs de chattemite : au moins les deux anges étaient-ils dans la fleur de l’âge et d’une éclatante beauté. Mais un vieux lévite, tout de même…

Les pinaillages, les sarcasmes et les prétendues indignations de Léo Taxil visent au premier chef les porte-plume du Divin Pigeon, c’est-à-dire les innombrables rédacteurs bibliques, qui ne se soucient guère de se relire ou se laissent emporter par leurs fantasmes. Mais les vrais coupables sont à ses yeux tout autres : ce sont les premiers hiérarques catholiques, qui ont élagué, surinterprété ou carrément falsifié la Bible en la passant au tamis d’une traduction latine, la Vulgate, qui en atténuait les aspérités dogmatiques. Ils avaient éliminé du canon les livres problématiques, et carrément mis à l’index les traductions bibliques « en langue vulgaire » pour préserver à la fois leur monopole d’accès au divin et la pureté des jeunes lecteurs. Mais, fait valoir Taxil, les « tonsurés » d’aujourd’hui ne valent guère mieux. Même si la France, sous l’influence de l’exégèse protestante, commence à étudier et à assumer le texte biblique tel quel – approximations, aberrations et obscénités comprises –, la hiérarchie catholique reste pour sa part ambivalente. D’où la mission que se donne Taxil : révéler, « par des citations textuelles de la Bible, nombre d’épisodes que les tonsurés passent sous silence, mais dont les bizarres détails offrent parfois un piquant intérêt ». Incidemment, tout en pointant les efforts maladroits des auteurs bibliques pour promouvoir en même temps Israël et son dieu, Taxil met en lumière le processus d’« assemblage de briques Lego » qu’évoque le bibliste Thomas Römer 5 – ce laborieux agencement de textes épars et disparates qui est au fondement du « monothéisme inclusif » des juifs.

Et puis, en 1886, coup de théâtre : après un passage malheureux dans la franc-maçonnerie, et alors qu’il a entamé la rédaction d’une sulfureuse biographie de Jeanne d’Arc, Taxil tourne casaque pour revenir dans le giron de l’Église. Sous l’influence de la sainte pucelle ? Non, plutôt de celle des 75 000 francs 6 offerts par le clergé pour prix de son âme et de son appui stratégique dans la croisade antimaçonnique que Léon XIII vient de lancer. Et le pape, qui reçoit lui-même l’ex-excommunié, en aura pour son argent. De la plume de Taxil va en effet couler un torrent de livres et d’articles dénonçant la collusion, en France, de la franc-maçonnerie et du satanisme, sur fond de trahison au bénéfice de l’Angleterre !

Hélas, encore une mys­ti­fication – « une des plus formidables de l’Histoire » 7. Le prince de l’entourloupe, qui avait jadis persuadé la mairie de Marseille que les requins envahissaient la rade ou les Suisses que les eaux du Léman recelaient de merveilles archéologiques, réussit à renvoyer dos à dos les francs-­maçons, les lucifériens et les militaires, et à ridiculiser ses spon­sors catholiques. Mais c’est aussi la supercherie de trop. Quand Léo Taxil dévoi­lera le pot aux roses au cours d’une conférence de presse, il échappera de justesse au lynchage. Puis il basculera dans l’indi­gence et l’anonymat, où il végétera jusqu’à sa mort, en 1907, malgré ses tentatives pour sortir de l’une et de l’autre à grand renfort de romans pornographiques et d’ouvrages d’instruction ménagère. 

J.-L. M

Extrait : Chapitre 6, « Une famille vouée à la multiplication »

« On ne m’accusera pas d’être de ceux qui affectent de résumer un ouvrage et qui, sous ce prétexte, le travestissent. Au contraire, il se trouvera peut-être des lecteurs qui penseront qu’il vaudrait mieux relater chaque épisode de la façon la plus succincte et développer la critique. Mais, étant donné la nature de l’œuvre qui est l’objet de cette analyse, j’estime que le résumé a uniquement sa raison d’être lorsqu’il s’agit d’épisodes dont les détails importent peu […]. C’est l’esprit divin qui a dicté cela ! On ne saurait donc mettre trop en lumière les perles de ce texte sacré. Voilà bien le cas où le critique ne doit pas exposer ses lecteurs à s’entendre dire par un curé qu’ils ont été trompés et qu’on a calomnié la Bible.
[…]

Ce n’est pas tout. Sur l’avis du roi, Joseph changea de nom, et il s’appela dès lors Tsaphénath-Pahanéah. Puis, Pharaon le maria, et vous ne devineriez jamais, chers lecteurs, qui Sa Majesté lui donna pour femme. La Genèse nous avait déjà procuré un étonnement, quand nous y lûmes tout à coup que l’eunuque Putiphar était marié ; eh bien, le Divin Pigeon nous gardait en réserve une nouvelle surprise. Pendant la longue captivité de Joseph, cet eunuque pourvu d’une femme très inflammable avait changé de fonctions : aux chapitres 37 et 39, nous l’avons vu prévôt de l’hôtel du roi ; au chapitre 41, nous le retrouvons prêtre d’Héliopolis. Or, pendant ce temps, Madame Putiphar devint mère ; ce qui donne à croire que les dieux des Égyptiens faisaient, eux aussi, des miracles. Avec les livres saints de n’importe quelle mythologie, il faut tout admettre : or, l’on constate qu’au chapitre 41, Putiphar n’est plus qualifié d’eunuque par la surépatante Genèse ; une prière au saint Antoine de cette époque-là lui avait donc fait retrouver ce qu’il avait perdu. Et voilà, sans aucun doute, comment Putiphar, devenu prêtre d’Héliopolis, ville sainte d’Égypte, fut papa d’une délicieuse petite fille, nommée Aseneth, laquelle grandit en âge et en beauté et se trouva là bien à point pour être Madame Tsaphénath-Pahanéah, lorsque Joseph fut nommé Premier ministre. Et l’on ne saurait trop admirer l’esprit de justice de Pharaon : le vertueux Joseph avait durement souffert par suite de la bêtise de Putiphar et de la coquinerie de son ardente épouse ; nulle autre réparation n’eût été aussi équitable. Moralité : Putiphar, n’ayant pas été cocufié par Joseph, lui devait bien de le prendre pour gendre ; c’est clair !

Cette partie de l’histoire de Joseph permet d’émettre une réflexion venant à l’appui d’une observation qui a été faite au début de cet ouvrage. Les Juifs, avons-nous remarqué, disent « les dieux » à propos de la création et en de nombreuses circonstances, et cependant ils n’adorent qu’un seul dieu, Jéhovah, divinité suprême, qu’ils ne divisent pas en trois personnes, comme les chrétiens ; ils reconnaissaient donc autrefois l’existence d’autres dieux que le leur. En effet, selon eux, les autres peuples avaient aussi leurs dieux propres, et ils croyaient au pouvoir surnaturel de ces dieux-là, sans voir aucunement en eux des diables ; seulement, leur amour-propre national leur faisait admettre que Jéhovah, divinité des Juifs, était plus puissant que tous les autres dieux. C’est pourquoi nous voyons ici la Genèse faire ressortir le plus grand pouvoir du dieu de Joseph. Putiphar, l’échanson, Pharaon et ses ministres, en un mot, tous les Égyptiens qui sont mis en scène ont une autre religion que celle du fils de Jacob ; mais ils n’abandonnent pas leurs dieux parce que Joseph, inspiré par Jéhovah, est plus clairvoyant que les prêtres de leur culte. Chacun garde sa croyance, attendu que, dans l’esprit de chacun, la foi des uns n’est pas en contradiction avec la foi des autres. Joseph demeure fidèle à Jéhovah, même en épousant la fille d’un prêtre d’Apis, le dieu-bœuf, et il fera bon ménage avec Aseneth, sans que celle-ci ait à embrasser la religion juive. De ce point de vue, cet épisode de la Bible est donc très significatif. Joseph ne profite pas de l’autorité presque souveraine qu’il acquiert pour faire du prosélytisme en faveur de sa religion personnelle ; il lui suffit de savoir que son Jéhovah possède une puissance surnaturelle plus forte et plus étendue que celle des divinités de ses administrés.

Maintenant, si de la Bible hébraïque on rapproche le Coran musulman, on constate que les Arabes et les Juifs avaient un fonds commun de légendes, où ont puisé les auteurs sacrés des deux religions. Avant que la Genèse fût écrite, on se racontait dans ces contrées la merveilleuse histoire de Joseph ; mais elle a varié dans ses détails à travers les générations et en se répétant chez les divers peuples sortis de l’Arabie. Ainsi, selon le Coran, Putiphar n’était pas eunuque, et Aseneth vivait déjà, était une enfant au berceau, lorsque sa mère accusa Joseph d’avoir voulu la violer. Cette petite fille se montra fort judicieuse dès ses premières années. Un jour, son père parlait de l’incident, dont il resta longtemps préoccupé ; il avait même gardé le fameux manteau que sa femme avait arraché à Joseph et qui s’était quelque peu déchiré dans la lutte. Un des serviteurs conseilla à Putiphar de demander à la petite Aseneth ce qu’elle pensait de tout cela ; la fillette, qui commençait à peine à parler, dit : “Écoutez, mon père ; si ma mère a déchiré le manteau de Joseph par-devant, c’est une preuve que Joseph voulait la prendre de force ; mais si le manteau se trouve déchiré par-derrière, c’est une preuve que ma mère courait après Joseph.” De toutes façons, on le voit, Aseneth était prédestinée à devenir Madame Joseph.

La Bible et le Coran sont d’accord pour nous apprendre qu’Aseneth fut une épouse modèle. Au cours des sept années d’abondance, elle eut de Joseph deux fils : le premier reçut le nom de Manassé, et le second celui d’Éphraïm. Puis, survinrent les sept années de disette ; mais les Égyptiens n’eurent pas à en souffrir, grâce à la clairvoyance de Joseph, qui avait fait établir des greniers nationaux remplis de blé qui se conserva très bien. On en eut même à revendre, et de tout pays on venait en Égypte acheter des provisions ; car la famine désolait alors toute la terre.

Or les fils de Jacob, à l’exception de Benjamin, se rendirent en Égypte, sur le conseil de leur père, pour acheter du blé. Il paraît que Joseph présidait en personne à ces distributions de vivres aux caravanes qui arrivaient de tous les points de la terre ; comment le Premier ministre pouvait-il suffire lui-même à une telle besogne ? La Bible ne le dit pas. Toujours est-il que Joseph ne fut pas reconnu par ses frères, mais qu’il les reconnut très bien, lui. Il les traita avec beaucoup de dureté, sans se nommer à eux, et sans qu’aucun Égyptien, pendant leur séjour dans le pays, n’ait songé à leur dire que le gouverneur et bienfaiteur de l’Égypte, l’homme d’État si immensément populaire, était précisément un de leurs compatriotes. »

[post_title] => La Bible sacrilège de Léo Taxil [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-bible-sacrilege-de-leo-taxil [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:52:48 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:52:48 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111307 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 110777
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_content] => 

Le 5 septembre 1967 se tient à l’Université nationale d’ingénierie de Lima un événement qui attire les foules : une rencontre entre deux étoiles montantes de la littérature latino-­américaine, le Colombien Gabriel García Márquez et le Péruvien Mario Vargas Llosa. Le premier a 40 ans et vient de publier Cent Ans de solitude, qui s’est déjà écoulé à des milliers d’exemplaires en quelques semaines ; le second, de dix ans son cadet, s’est vu attribuer un mois plus tôt le prix Rómulo Gallegos pour La Maison verte. Si les deux hommes s’estiment et se lisent, c’est la première fois qu’ils se rencontrent en chair et en os. Pendant plusieurs heures, ils parlent de leur conception du métier d’écrivain, de leurs influences (allant de Faulkner à Sartre en passant par Borges), du fameux « boom » que connaît alors la littérature latino-américaine. À l’époque, les deux romanciers sont à l’orée de leur carrière, et personne dans l’assistance ne peut se douter que le colloque réunit deux futurs prix Nobel de littérature – le Colombien sera couronné en 1982 et le Péruvien en 2010. « Bien que leur discussion ait été publiée l’année suivante sous forme de brochure, celle-ci a rapidement été épuisée. Pendant un demi-siècle, ceux d’entre nous qui ont accédé à cette conversation devenue mythique n’ont pu le faire que par le biais de mauvaises copies pirates et de photocopies défraîchies », se souvient José Carlos Yrigoyen dans le quotidien péruvien El Comercio. C’est de l’histoire ancienne, puisqu’une nouvelle édition de ce texte, augmentée d’une série de témoignages et de photographies, est parue au printemps. Nadal Suau, du magazine El Cultural, s’en frotte les mains : « Dos soledades est un dialogue exceptionnel entre deux génies de la narration, écrit-il. Deux archétypes se dégagent : Vargas Llosa apparaît comme un écrivain “intellectuel”, critique, analytique ; García Márquez est plus enjoué, préfère l’anecdote à la théorie et donne volontiers dans l’anti-intellectualisme. » Ainsi Gabo botte-t-il en touche lorsque Vargas Llosa l’interroge sur l’origine de sa vocation : « J’écris pour que mes amis m’aiment davantage ! »

« Leur conversation est vivante, érudite, amusante. Elle jette un regard neuf sur un phénomène littéraire, le boom latino-améri­cain, qui a été commenté ad nauseam », note Nicolás Bernales dans le quotidien chilien El Mostrador. Impossible pour le critique – et ses confrères – de résister à la tentation d’évoquer l’épisode qui marqua la fin de l’amitié entre les deux hommes. L’his­toire est d’autant plus célèbre qu’aucun des protagonistes ne s’est jamais exprimé sur le sujet : le 12 février 1976, lors d’une soirée au palais des Beaux-Arts de Mexico, Vargas Llosa se rue sur García Márquez et, sans plus d’explication, lui colle son poing dans la figure. Le Colombien s’écroule, sonné – le boom latino-américain porte décidément bien son nom. 

[post_title] => Causerie entre futurs Nobel de littérature [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => causerie-entre-futurs-nobel-de-litterature [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:52:14 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:52:14 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=110777 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111023
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_content] => 

Federico Fellini partage avec quelques grands écrivains un rare privilège. De son nom est dérivé un adjectif passé dans le langage courant : on dit « un spectacle fellinien » comme on évoque « une vision dantesque » ou « une situation kafkaïenne ». Dans son acception la plus répandue, « fellinien » est synonyme de bizarre, grotesque, monstrueux, baroque, onirique. Bien des images et des situations des films de Fellini peuvent assurément être qualifiées de la sorte : visages grimaçants, maquillages outranciers, décors somptueux et fantastiques, figures troublantes de nains ou de femmes géantes aux formes plantureuses, scènes de chaos hystérique. À l’évidence, certaines images le hantent. On les retrouve de film en film sous des formes variées. Le cahier illustré au centre d’un ouvrage collectif dirigé par Enrico Giacovelli 1 le montre de manière saisissante : hommes en haut-de-forme, arbres solitaires, postérieurs féminins charnus, public dans l’obscurité – des gestes, mimiques, jeux de physionomie et regards frappants de similitude. La pluie qui trouble la fête au début de Les Vitelloni annonce celle qui, dans Fellini Roma, tombe sur le convoi entrant dans la ville par la bretelle d’autoroute, ainsi que l’orage qui éclate à la fin d’Inter­vista, obligeant l’équipe de tournage à se réfugier sous des bâches en plastique transparent. L’extravagant défilé de mode ecclésiastique qui constitue un des morceaux de bravoure de Fellini Roma rappelle, en plus délirant, celui des clowns blancs en costume à paillettes et chapeau en forme de pain de sucre dans Les Clowns. Les casquettes agitées en l’honneur du majestueux paquebot Rex, dans Amarcord, préfigurent celles qui salueront le départ du Gloria N. dans Et vogue le navire… Et puis il y a la brume et le brouillard, dans lesquels baignent de nombreuses scènes, la neige, qui couvre souvent le sol, et bien sûr la mer, omniprésente dans l’œuvre de Fellini, fréquemment sous un ciel d’hiver, sur le rivage de laquelle s’achèvent plusieurs de ses films.

Le retour obsessionnel de ces images a fait dire à certains que Fellini se répétait. Rien n’est plus faux : chacune de ses réalisations, pour reprendre la formule de Michel Ciment, constitue une aventure qui se distingue profondément des autres par son ambition, son esthétique et son sujet. S’il est un point commun entre tous ses films, il se situe plutôt au niveau de certains thèmes : l’innocence des faibles (prostituées, fous, marginaux), l’adieu à la jeunesse, la mélancolie de l’enfance et l’évanouissement du passé, la décadence de la société – la Rome antique barbare, presque africaine ou orientale de Satyricon, la bourgeoisie romaine dépravée de La Dolce Vita, un XVIIIe épuisé dans Le Casanova de Fellini, la société de la Belle Époque glissant vers la catastrophe dans Et vogue le navire…, celle d’aujourd’hui, abêtie par la télévision et la publicité, dans Ginger et Fred et La Voix de la lune.

Fellini a toujours reconnu sa dette envers Roberto Rossellini, dont il a été le scénariste pour Rome, ville ouverte et ­l’assistant pour Païsa. Il ne s’est cependant jamais revendiqué du néoréalisme, école dont il considérait d’ailleurs Rossellini comme le seul vrai représentant. Pour qualifier ses premiers films (Le Cheik blanc, Les Vitelloni, La Strada, Il Bidone, Les Nuits de Cabiria), il est plus judicieux d’évoquer le réalisme poétique. La Dolce Vita marque de ce point de vue une rupture décisive. Avec ce film, Fellini s’affranchit des contraintes du récit linéaire et opte pour un réalisme supérieur faisant place à l’expression de la vie intérieure, aux fantasmes et aux rêves. Dorénavant, ses films seront organisés en grands blocs reliés par un fil conducteur narratif assez lâche.

Son style cinématographique a dès le départ été caractérisé par des mouvements de caméra d’une extraordinaire fluidité et un type de plans qui deviendra sa marque de fabrique : des plans larges dans lesquels des objets ou des figures surgissent du fond de l’image ou de ses marges ; des regards caméra comme celui sur lequel se clôt Les Nuits de Cabiria, avec le visage de la petite prostituée trompée et abusée par tous, qui, les yeux mouillés de larmes de joie triste, esquisse un sourire – une scène dont Luis Buñuel avoua qu’elle l’avait fait pleurer. Avec le temps, le noir et blanc très expressionniste utilisé dans tous ses films jusqu’à Huit et demi a fait place à la couleur, employée pour des compositions de caractère résolument pictural. La caméra se déplace avec de plus en plus d’agilité : « Comment a-t-il fait cela ? » se demandait Martin Scorsese à propos de certaines séquences de Huit et demi. On peut légitimement se poser la question au sujet de très nombreuses autres scènes : les hilarantes funérailles de l’auguste dans Les Clowns, le chaos automobile et l’étourdissante ronde nocturne des motocyclistes dans Fellini Roma. Comme Orson Welles ou Alfred Hitchcock, Fellini faisait ce qu’il voulait de sa caméra, qui était comme le prolongement de son esprit.

Dans la construction de son monde si personnel, la bande-son joue un rôle déterminant. Ses films étaient postsynchronisés, comme l’étaient la plupart des films italiens de l’époque. L’absence de prise de son direct l’autorisait à engager des acteurs étrangers ou complètement amateurs, qu’il choisissait pour leur apparence générale ou leur visage, une même voix doublant souvent plusieurs d’entre eux en italien. Ce procédé lui permettait aussi de diffuser de la musique sur le plateau durant le tournage, avec pour effet d’imprimer un air de danse aux mouvements des comédiens. Il pouvait également donner en permanence des indications de jeu à ses acteurs : un portrait emblématique de Fellini le montre coiffé de son légendaire chapeau, sa tout aussi célèbre écharpe autour du cou, communiquant ses instructions à l’aide d’un mégaphone.

Le paysage sonore de ses films se caractérise par certains bruits typiques. Dans presque toutes ses œuvres, sans que cela soit d’ailleurs nécessairement justifié par ce que montrent les images, on entend siffler le vent, sonner des cloches d’église, crépiter des flammes. Il est bien sûr impossible de ne pas mentionner la musique de Nino Rota. Fellini s’est toujours entouré de collaborateurs fidèles, qui l’ont accompagné pendant plusieurs années. Différents scénaristes, chefs opérateurs, décorateurs et costumiers se sont ainsi succédé à ses côtés. Le seul avec lequel il n’a jamais envisagé de cesser de travailler, et dont seule la mort, en 1979, l’a privé, est Nino Rota. Leur collaboration est une des plus longues de l’histoire du cinéma, puisqu’ils ont fait ensemble dix-sept films. Rota était un maître dans l’art de transformer et combiner des motifs tirés du répertoire classique (Verdi, Donizetti), des airs de music-hall et de chansons populaires (Stormy Weather, Coimbra), et de la musique de cirque (Entrée des gladiateurs). Entretenant avec Fellini une relation fusionnelle, il a réussi à traduire musicalement son univers mental et émotionnel avec une telle fidélité qu’on ne peut imaginer les films de l’un sans la musique de l’autre. Tout le monde connaît les mélodies que Rota a composées pour La Dolce Vita, Huit et demi, Les Clowns (célébration de la trompette et de la musique de cirque) et Amarcord. Moins familières, plus éloignées de sa manière habituelle, les partitions écrites pour Satyricon et Casanova sont audacieuses et envoûtantes. Dans le second film, un des moments les plus mémorables est un fabuleux concert d’orgue à la cour de Wurtemberg, dont François Truffaut déclarait qu’on voudrait qu’il ne s’arrête jamais. À la demande de Fellini, les compositeurs qui succédèrent à Rota s’inspirèrent de son style.

La Dolce Vita a marqué une inflexion sur un autre point que la structure narrative des films de Fellini. L’action s’y déroule largement Via Veneto, l’avenue chic de Rome. Éprouvant des difficultés à tourner dans ce lieu très fréquenté, le cinéaste se résolut à reconstituer en studio une partie de la rue. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver cette Via Veneto factice plus convaincante que l’authentique. À partir de là, il renonça pratiquement à tourner en décors naturels, à la fois parce que le travail en studio lui donnait les moyens de maîtriser complètement l’environnement de tournage et parce qu’il avait le sentiment que les réalités fabriquées étaient plus vraies que nature. Tous les films de la seconde partie de sa carrière furent donc tournés en studio, plus précisément, à deux exceptions près, à Cinecittà, dans le mythique studio 5. Pour les besoins de Roma, plusieurs centaines de mètres de l’anneau autoroutier ceinturant la capitale italienne y furent construits, et c’est dans une des grandes piscines du studio que fut tournée, pour Amarcord, la scène du passage du Rex au large des côtes italiennes. Lorsque le paquebot apparaît à l’image, on se rend compte immédiatement qu’il s’agit d’une gigantesque maquette. On voit aussi que des feuilles de plastique ont été utilisées pour figurer la surface de la mer et les vagues. C’est tout à fait voulu. Lors du tournage de Et vogue le navire…, où un coucher de soleil est ostensiblement représenté sur une toile peinte, Fellini s’inquiétait : l’illusion n’était-elle pas trop parfaite ? Se libérant des contraintes de la vraisemblance, il voulait mettre en évidence tout l’artifice à la base du cinéma. « Fellini, disait le critique américain Roger Ebert, est un magicien qui discute, révèle, explique et démonte ses tours, tout en continuant à nous illusionner. »

En même temps qu’une réflexion sur la course à l’abîme de l’Europe du début du siècle dernier, Et vogue le navire… est un hommage explicite au cinéma muet, évoqué à plusieurs reprises et dont plusieurs séquences reproduisent le rythme saccadé. Les dernières images du film montrent d’ailleurs toute la machinerie de vérins qui supportait le faux navire ayant servi au tournage. C’est en même temps un hommage à l’opéra, dont Fellini s’est longtemps senti éloigné car il l’a découvert sur le tard. Tout comme Ginger et Fred est un hommage au music-hall autant qu’une satire cruelle de la télévision ; Roma, dans une de ses séquences, un hommage aux petits théâtres populaires ; Huit et demi, un hommage au métier de cinéaste qui inspirera Truffaut, Woody Allen et plusieurs autres réalisateurs ; et Les Clowns, mélange de faux documentaire et de fiction, un hommage au cirque. Le cirque est d’ailleurs la matrice de l’imaginaire de Fellini, et sa présence habite la totalité de ses films. Lorsqu’il l’a découvert enfant, il s’est d’emblée senti chez lui. « Dès la première fois, dit-il, j’ai […] ressenti en moi une adhésion traumatisante et totale à ce vacarme, aux musiques assourdissantes, aux apparitions inquiétantes, aux dangers de mort. » Les clowns lui sont apparus comme les ambassadeurs de sa vocation de cinéaste : « Le cinéma […] n’est-ce pas comme la vie du cirque ? Des artistes extravagants, des ouvriers musclés, des techniciens experts en bizarrerie, des femmes belles à s’évanouir, des couturiers, des coiffeurs, des gens qui viennent de tous les coins du monde et qui se comprennent tout de même dans une confusion de langues, et ces invasions des places et des rues comme par une armée de canailles en un désordre chaotique de cris, de colères, de disputes […] et, sous ce désordre apparent, un programme qui n’est jamais négligé […], et enfin le plaisir d’être ensemble, de travailler ensemble. »

Les grandes lignes de la vie de Federico Fellini sont connues : sa naissance à Rimini, son enfance marquée par l’éducation catholique et le fascisme telle qu’évoquée dans Amarcord, son départ pour Rome, où il travaillera plusieurs années comme journaliste et caricaturiste (il continuera à dessiner toute sa vie, illustrant de croquis les récits de ses rêves 2 et entamant toujours la préparation d’un film en crayonnant les silhouettes et les visages des personnages), son mariage avec la comédienne Giulietta Masina, qui restera sa ­compagne toute sa vie, ses rapports ­difficiles avec les ­producteurs. On connaît son intérêt pour la psychanalyse jungienne, l’occulte et le spiritisme, ses liens avec le médium turinois Gustavo Rol, sa grande amitié avec Georges Simenon, fondée sur une admiration réciproque – leur correspondance a été publiée 3 –, ses relations souvent cordiales, mais aussi parfois compliquées, avec d’autres réalisateurs comme Pasolini, Antonioni et Visconti, l’estime que lui témoignaient les écrivains Dino Buzzati, Pietro Citati et Alberto Moravia, dont il appréciait les critiques perspicaces. Mais beaucoup d’aspects de sa personnalité restent difficiles à saisir. Sa vie sentimentale, par exemple, demeure entourée de mystère. Jamais il n’aurait quitté Giulietta Masina, en qui il a immédiatement vu une âme sœur, qui le fascinait parce qu’elle représentait pour lui une énigme et qui constituait un pôle de stabilité dans son existence. Ses biographes lui attribuent deux liaisons à peu près avérées, et en dehors de cela il n’y a que des rumeurs et des légendes 4.

Lui qui prétendait détester les interviews se prêtait volontiers au jeu et donna des centaines d’entretiens. C’était un brillant causeur, souvent drôle, qui s’exprimait avec une grande aisance et dans une langue très littéraire. Il était de son propre aveu un grand menteur (« Je n’ai pas confiance en ce que je dis », plaisantait-il), certes, mais un menteur « honnête » et « sincère ». Les anecdotes qu’il raconte sont souvent le produit d’exagérations, voire carrément fabriquées. Ses souvenirs d’enfance sont remaniés au point de devenir un passé inventé. On lira cependant avec beaucoup d’intérêt ses entretiens 5, qui donnent à voir son imagination créative en pleine action. Fellini y fournit des précisions sur l’influence qu’ont exercée sur lui les bandes dessinées américaines (plus particulièrement Winsor McCay et son univers onirique) ainsi que les grands acteurs du burlesque : Buster Keaton, Laurel et Hardy, Harold Lloyd et surtout Chaplin. Ces entretiens contiennent également des réflexions sur les femmes et la sexualité, les âges de la vie, l’impact du catholicisme sur la psychologie italienne ou le rôle de la lumière au cinéma : « La lumière est la matière du film, donc du cinéma. […] La lumière creuse un visage ou l’adoucit, crée des expressions où il n’y en a pas, donne de l’intelligence à l’opacité, de la séduction à l’insipide, […] glorifie un paysage, l’invente à partir de rien. […] Le film s’écrit avec de la lumière. » Fellini esquivait avec adresse et humour toutes les questions qu’on lui posait sur la signification et le « message » de ses films. « On peut faire une analyse politique ou sociologique de Répétition d’orchestre, disait-il, mais ce que j’ai voulu faire c’est un film sur une répétition d’orchestre, la difficulté de faire jouer ensemble des gens très différents qui ne jurent que par leur instrument. » La lecture de ce qu’il dit de ses films n’en demeure pas moins très éclairante.

Tous n’ont pas immédiatement remporté un franc succès. Satyricon, que le réalisateur définissait comme un film de science-fiction sur le passé, a beaucoup troublé le public par son étrangeté. Casanova, à ses yeux son film « le plus achevé, le plus expressif, le plus courageux », a profondément dérangé parce qu’il présentait un personnage mythique, qu’il détestait, comme une marionnette seulement capable de s’éprendre d’une poupée mécanique. Aujourd’hui, l’un et l’autre sont considérés comme des chefs-d’œuvre. Les derniers films qu’il a tournés n’ont pas la puissance de ceux de sa maturité. Mais, comme le faisait remarquer un réalisateur anonyme d’Hollywood, cité par le critique Kevin Thomas, « les réussites et les échecs de Fellini se situent à un niveau auquel la plus grande partie d’entre nous peuvent seulement aspirer à accéder ».

À partir d’un certain moment, Fellini a cessé de terminer ses films par le mot « fin ». Il avait le sentiment qu’ils n’en constituaient tous qu’un seul, dont faisait intégralement partie le mythique Voyage de G. Mastorna, qu’il n’est jamais parvenu à tourner mais qui n’a cessé d’inspirer et de nourrir tout ce qu’il faisait, « comme l’épave d’un navire naufragé qui continue à envoyer sa radioactivité du fond des abysses ». À sa mort, il avait encore de nombreux projets que seule l’absence de financement l’empêchait de mener à bien.
« On a dit que je ne réalisais des films que pour me faire plaisir, faisait-il observer. C’est la vérité. C’est la seule façon dont je peux travailler. […] Il faut d’abord se faire plaisir […]. Dans ce cas, on donne le meilleur de soi-même […]. Je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je fais un film. »

Lors d’un entretien avec Charlie Rose pour CBS peu après le décès du réalisateur italien, en 1993, Martin Scorsese soulignait combien, plus que n’importe qui, Fellini avait créé son propre monde. Il avait ajouté, à propos de celui qu’il baptisait Il Maestro : « Il a porté le cinéma à un niveau permettant de faire des choses auxquelles aucun autre art ne peut prétendre. »

Dans l’esprit de Scorsese, ces deux traits étaient clairement liés. L’univers de Fellini est de fait à la fois défini par les formes d’expression nouvelles qu’il a inventées et par son contenu. Et ces deux éléments sont indissociables. C’est le propre des grands créateurs, et il ne faut pas chercher plus loin la raison de la dévotion que lui vouent ses confrères. Si ses films ont presque toujours divisé la critique et le public, qui l’a régulièrement boudé, Fellini n’a cessé de susciter l’admiration sincère de presque tous les cinéastes, à commencer par les plus grands : Bergman, Kurosawa, Buñuel, Kubrick, Wilder, Coppola, Altman, Forman, Woody Allen, Antonioni, Truffaut, Resnais et bien d’autres. « Fellini était ce que nous rêvions tous de devenir, déclarait Louis Malle, mais il n’y avait qu’un seul Fellini, et nous savions qu’il n’y en aurait aucun autre. »

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.

[post_title] => Il Maestro [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => il-maestro [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-10-28 06:59:20 [post_modified_gmt] => 2021-10-28 06:59:20 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111023 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111039
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_content] => 

L’un des tout premiers numéros de Books était intitulé « Inde : la démocratie miraculeuse ». C’est en effet une sorte de miracle que cet État géant de 1,3 milliard d’habitants soit une démocratie. Une démocratie certes réduite à sa plus simple expression, à savoir la possibilité de renverser un gouvernement par des élections. Une confirmation récente en a d’ailleurs été donnée, le parti de Narendra Modi ayant, au printemps dernier, subi une cuisante défaite dans l’État du Bengale-Occidental. Comment ne pas faire valoir aussi que, selon l’ONU, dans les vingt ans qui ont précédé l’arrivée de Modi au pouvoir, 270 millions d’Indiens sont sortis de la pauvreté ? Cependant, le nouveau maître de l’Inde, élu triomphalement en 2014, donne tous les signes de vouloir en finir avec ces éléments essentiels à la démocratie que sont la tolérance religieuse, la liberté d’expression et le respect des minorités. En 1990, rappelle Sonia Faleiro dans The Times Literary Supplement, Salman Rushdie avait averti : « C’est une question de survie. Si ce que les Indiens appellent le “communalisme”, la politique religieuse sectaire, venait à être autorisé à prendre le contrôle de la cité, le résultat serait trop horrible à imaginer. » Trente ans plus tard, observe Faleiro, les agressions motivées par le fanatisme religieux se traduisent par des lynchages en série, des journalistes sont emprisonnés – certains sont retrouvés morts – et la peur empêche les gens de s’exprimer. Modi, qui dit avoir été « choisi par Dieu », est ouvertement un suprémaciste hindou. Comme le font remarquer d’autres commentateurs, les organismes internationaux compétents ont déclassé cette année la démocratie indienne, la rangeant parmi les États « partiellement libres ».

Plusieurs ouvrages analysent en détail cette évolution. Traduit en anglais, celui du Français Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi (Fayard 2019), est qualifié dans le Financial Times de « chef-d’œuvre de recherche nuancée ». Jaffrelot répartit l’histoire de l’Inde en trois phases : d’abord une « démocratie conservatrice », animée par Nehru et la dynastie familiale qui l’a suivi ; ensuite une démocratie plus sociale, dans laquelle davantage de pouvoir et de voies de promotion ont été donnés aux castes inférieures. Inaugurée par Modi, la troisième phase est celle d’une « démocratie ethnique », un système dominé par les hindous, dans lequel les minorités deviennent des citoyens de second ordre.

L’ouvrage le plus commenté est To Kill a Democracy, par le journaliste Debasish Roy Chowdhury et le politologue John Keane. Contrairement à la plupart des analystes, ils ne voient « rien de neuf dans l’assaut mené par Modi contre la démocratie indienne », écrit Abhimanyu Arni dans la Literary Review. Ils mettent en cause l’ascension progressive des « poligarques », ces hommes d’affaires immensément riches qui se sont liés à la classe politique et qui, sans se préoccuper de l’état désastreux de la société indienne, entretiennent la corruption et soufflent sur les braises de l’islamophobie par l’intermédiaire des médias qu’ils ont achetés peu à peu. Les auteurs soulignent le délabrement des services publics et de la politique sanitaire et sociale. Un tiers des enfants indiens souffrent de malnutrition, 365 millions d’Indiens vivent en dessous du seuil de pauvreté, 70 % de l’eau est impropre à la consommation, les factures des hôpitaux sont astronomiques, la seule façon d’obtenir de bons emplois est de passer par des écoles privées, inaccessibles au plus grand nombre.

Ce faisant, les auteurs négligent la nouveauté de la situation, écrit Arni : Modi est en train de transformer l’Inde en théocratie. Plusieurs États ont été jusqu’à légiférer contre la façon de s’habiller. Certains envisagent d’interdire les mariages entre hindous et musulmans, et même de priver les musulmans de la nationalité indienne. Que peut-on encore espérer de la démocratie indienne ?

[post_title] => La théocratie indienne [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-theocratie-indienne [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:53:57 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:53:57 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111039 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111191
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_content] => 

Le chevalier fascine, il fait rêver, et ce n’est pas tout à fait un hasard. Comme le note Frances Gies dès les premières lignes du Chevalier dans l’Histoire, l’ouvrage qu’elle lui consacre : « De tous les types de soldats qui sont apparus sur la scène militaire au cours de l’Histoire, depuis l’hoplite grec jusqu’aux branches spécialisées des forces armées modernes en passant par le légionnaire romain et le janissaire ottoman, aucun n’a eu de carrière aussi longue que le chevalier du Moyen Âge européen, ni d’impact aussi profond sur l’histoire sociale, culturelle mais aussi politique. » Aujourd’hui, l’image qu’en ont non seulement les Anglo-Amé­ricains mais aussi bon nombre de Français – notamment à cause de Walter Scott, du cinéma et des séries télévisées – est celle d’un chevalier principalement anglais ou, du moins, anglophone. Or, comme le rappelle Gies, « en réalité, le chevalier est né en France et resta inconnu en Angleterre jusqu’à la conquête normande », c’est-à-dire jusqu’à la colonisation de l’île par une élite francophone.

Même la littérature arthurienne, dont les aventures sont centrées sur l’Angleterre, est en fait bien plus française qu’anglaise. Certes, le personnage légendaire d’Arthur est mentionné pour la première fois dans des chroniques saxonnes et prend véritablement forme sous la plume du clerc gallois Geoffroy de Monmouth. Mais celui-ci écrit en latin. Ensuite, à partir du poète normand Wace (contemporain de Monmouth), la plupart des romans arthuriens – et les plus beaux d’entre eux – seront écrits en français. Le dernier, celui de sir Thomas Malory, Le Morte d’Arthur, qui date de 1485, fait exception. Mais l’Angleterre vient alors de perdre la guerre de Cent Ans et, avec elle, ses possessions sur le continent. Elle se détache alors de l’univers francophone auquel elle était intégrée jusqu’ici. Par ailleurs, comme le reconnaît Gies, inutile de chercher chez Malory « le mysticisme de la légende du Graal, la comédie de l’amour courtois et les nuances satiriques ». Il n’a ni la grâce ni le talent d’un Chrétien de Troyes. Par rapport à ses illustres devanciers, la narration est devenue lourde et plate.

Décédée en 2013, l’Américaine Frances Gies a écrit, avec son époux Joseph, une vingtaine d’ouvrages de vulgarisation consacrés au Moyen Âge. Ils ont connu un grand succès outre-Atlantique (sur la couverture du Chevalier dans l’Histoire, on peut lire une citation de George R. R. Martin, l’auteur du Trône de fer, leur rendant hommage). En France, ce n’est qu’en 2018 qu’ils ont commencé à être traduits. Le Chevalier dans l’Histoire est le quatrième à l’être et le premier signé uniquement de Frances. Sans révolutionner notre vision du sujet, il en offre une image claire et attrayante. Il retrace l’évolution du chevalier depuis son apparition à l’époque carolingienne, quand il ne s’agit encore que d’un soldat qui possède un cheval et une armure, jusqu’au XVIe siècle, quand Bayard, le chevalier « sans peur et sans reproche », meurt d’une balle de mousquet. C’est l’histoire d’une prodigieuse ascension qui culmine au XIIIe siècle, quand la société féodale arrive à maturité, puis d’un lent déclin.

L’importance et la centralité du territoire français au sein du monde médiéval transparaissent à chaque chapitre. La plupart des impulsions viennent de là. L’« invention » du chevalier serait à mettre au crédit de Charles Martel, qui, pour faire face aux musulmans à Poitiers, aurait imité leur cavalerie en introduisant l’usage de l’étrier (sans lequel un soldat lourdement armé n’est guère efficace sur le dos d’un cheval). Cette thèse a été contestée. Il n’en demeure pas moins que c’est à peu près à cette époque qu’apparaissent les premiers chevaliers dans la France du Nord.

L’Église joue un rôle fondamental en transformant progressivement ces simples soudards illettrés, grossiers et violents, en preux héros courtois, obligés (du moins en théorie) de respecter et protéger les plus faibles. « L’Église était déjà allée jusqu’à sanctifier le chevalier par des formules qui bénissaient son épée ; elles étaient apparues au Xe siècle et devenues courantes au siècle suivant. Peu après 1070, la cérémonie de l’adoubement, qui se faisait généralement dans une église, est mentionnée pour la première fois dans des sources françaises. Par ce rituel d’initiation, l’Église adoptait la chevalerie, comme elle l’avait fait de tant d’autres institutions laïques telles que les fêtes et les sanctuaires païens », explique Gies. En échange de ses services, le chevalier reçoit un fief qui devient héréditaire. Il intègre ainsi la noblesse, dont il occupe le premier échelon. Encore ouverte au début du XIe siècle, la chevalerie se ferme peu à peu aux « hommes nouveaux ».

Son plus grand exploit est sans doute la première croisade, dont le résultat, rappelle Gies, dépasse largement l’objectif du fameux appel lancé par le pape (champenois) Urbain II en 1095, à Clermont. Celui-ci pensait n’envoyer qu’« une petite armée pour aider l’empereur byzantin, Alexis Comnènes, qui avait appelé à l’aide contre les Turcs ». Mais à l’issue d’une « remarquable opération militaire », dont l’efficacité est d’autant plus étonnante que son organisation et son financement étaient « complètement improvisés », les croisés s’emparent de Jérusalem et fondent plusieurs principautés au Proche-Orient.

Pour illustrer les métamorphoses du chevalier, Gies choisit trois de ses plus célèbres incarnations : Guillaume le Maréchal, Bertrand Du Guesclin et sir John Fastolf. Le premier commença par servir le fils aîné d’Henri II Plantagenêt et finit régent d’Angleterre à la mort de Jean sans Terre. Il brilla dans les tournois et fit l’objet d’une biographie en vers (et en français) qui assura sa réputation posthume de « meilleur chevalier du monde ». On ne présente plus le second, qui contribua à renverser le cours de la guerre de Cent Ans sous le règne de Charles V, dans les années 1360 et 1370. Lui aussi brilla dans les tournois, mais il ne fut adoubé que sur le tard, à 34 ans. C’est que devenir chevalier coûtait cher, et beaucoup préféraient rester écuyers : « En tant qu’écuyer, un homme avait de bonnes chances que l’on pourvoie à ses besoins, et que son cheval et son équipement lui soient fournis. En tant que chevalier, il était supposé s’équiper lui-même non pas d’un seul mais de trois chevaux, et équiper en outre son propre écuyer. » Or Du Guesclin ne fut jamais très riche. Bien qu’il ait obtenu le titre de connétable, réservé d’ordinaire à la haute noblesse, et que l’on ait déboursé pour lui des rançons stratosphériques dignes d’un prince de sang royal, il mourut presque aussi pauvre qu’avant ses exploits. Gies en dresse un portrait où, si l’on mesure la distance qui le sépare des héros fictifs de la Table ronde, on voit bien aussi qu’il n’était pas sans posséder certaines de leurs vertus. Ce que son aspect, du reste, ne laissait pas nécessairement présager : il était, en effet, « de taille moyenne (sans doute guère plus de 1,52 m) et de teint bistre. Il avait le nez camard, les yeux gris, les épaules larges, les mains petites ».

Le contraste est saisissant entre d’un côté Guillaume le Maréchal et Bertrand Du Guesclin, et de l’autre John Fastolf. Ce dernier fut certes « un soldat capable et courageux », qui se distingua lors de la grande victoire anglaise d’Azincourt, mais il ne présente pas « l’attrait romanesque » de ses prédécesseurs. Sachant lire et écrire, il possédait même une bibliothèque bien garnie pour son époque (le XVe siècle). Il savait aussi compter et se lança dans le commerce, ce qui aurait été inenvisageable pour les deux autres. Si le lecteur pense n’en avoir jamais entendu parler, c’est qu’il est passé à la postérité sous le nom de Falstaff : Shakespeare, reprenant de vieilles calomnies selon lesquelles il aurait, par sa lâcheté, provoqué la défaite anglaise de Patay, l’a figé en un personnage « bouffon, couard et corpulent ». Il semble n’avoir été rien de tout cela.

[post_title] => Le chevalier, une exportation française [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-chevalier-une-exportation-francaise [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-10-28 06:59:20 [post_modified_gmt] => 2021-10-28 06:59:20 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111191 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111321
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_content] => 

Peut-on arrêter le progrès technique ? Pour l’heure, il n’y a guère d’autre réponse que négative. La question va se poser, inéluctablement, lorsque la méthode d’« édition » des gènes, dite CRISPR-Cas9, pour laquelle le Nobel de chimie a été attribué à Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, sera jugée applicable à l’embryon humain. Comme le rappelle la journaliste Elizabeth Kolbert dans The New Yorker, cette méthode a déjà permis de créer des fourmis privées d’odorat, des chiens beagles qui manifestent une vigueur digne de Superman, des cochons résistant à la peste porcine, des macaques souffrant de troubles du sommeil, des grains de café sans caféine, des saumons infertiles, des souris qui n’engraissent pas et des bactéries dans lesquelles on a codé une série de photographies montrant un cheval en mouvement. On le sait, un biologiste chinois a écopé de trois ans de prison pour avoir modifié, en 2018, un gène spécifique chez deux embryons humains (des jumelles) afin de les rendre résistants au virus du sida.

La méthode n’est pas mûre, car on ignore les effets induits par une mutation ainsi opérée. C’est dû au fait qu’un gène n’agit jamais seul. En supprimer ou en modifier un va nécessairement solliciter l’action d’autres gènes. Réagissant à un article publié récemment dans The New York Review of Books, un biologiste le souligne : « Même un trait en principe codé par un seul gène est établi avec la participation de douzaines, voire de centaines d’autres. Si bien que, chez certains individus, une double dose de variants d’un gène codant pour la mucoviscidose ou l’anémie falciforme ne produit aucun symptôme. » Mais, selon l’auteure de l’article en question, la biologiste Natalie de Souza, « il est tout à fait vraisemblable que ces problèmes de sécurité finiront par être résolus ». La méthode CRISPR fait déjà l’objet d’essais cliniques encourageants pour la correction, non chez des embryons mais chez des malades, d’une forme héréditaire de cécité, de l’anémie falciforme, de la bêta-thalassémie et de certains cancers. Le moment viendra où il faudra prendre la décision d’autoriser ou non l’utilisation de la technique CRISPR pour modifier un embryon.
Le premier pas consistera à le faire dans les rares cas où les deux membres d’un couple sont porteurs d’un même gène susceptible d’entraîner une grave maladie chez leur enfant. Il est déjà possible de faire cela sans recourir à la méthode CRISPR, dans le cadre de la FIV, en éliminant les embryons à l’état cellulaire qui portent le gène en question et en réimplantant dans l’utérus un ou plusieurs embryons qui n’en sont pas porteurs. C’est le diagnostic préimplantatoire (DPI), qui permet par exemple d’éliminer les embryons trisomiques ou porteurs de la maladie de Huntington. Dans certains pays, comme les États-Unis, le DPI est même autorisé pour choisir le sexe de l’embryon ou la couleur des yeux. Mais il s’agit d’une procédure lourde et coûteuse, impliquant souvent plusieurs FIV. La méthode CRISPR pourrait vraiment simplifier la chose, écrit de Souza.

De l’avis général, la nouvelle technologie sera d’ici quelque temps à la disposition des parents souhaitant non seulement corriger un problème génétique grave mais rectifier un problème génétique lié à un simple risque (réduire la probabilité de développer un cancer du sein, par exemple), voire améliorer les chances de succès de leur enfant, par exemple en espérant doper son QI. Selon le futuriste Jamie Metzl, qui l’écrit dans son livre « Pirater Darwin » 1, la soif de pouvoir qui anime l’espèce humaine est telle que, si nous devenons capables de bidouiller les êtres humains, nous le ferons. CRISPR connaîtrait le sort de la FIV : une technique qui, certes, a pu, au départ, faire pousser de hauts cris, mais à laquelle 10 millions de couples ont déjà eu recours. Au contraire, pour la bioéthicienne canadienne Françoise Baylis, qui a signé avec d’éminents scientifiques un texte demandant un moratoire, appliquer cette nouvelle technologie aux humains n’a rien d’inévitable. Elle ne saurait être mise en œuvre qu’à l’issue d’un vaste débat public, dans lequel serait aussi mis en évidence le risque d’une nouvelle forme d’inégalité, entre ceux qui auraient les moyens d’y avoir recours et les autres. Un vœu pieux ?

— O. P.-V.

[post_title] => Nos enfants sur mesure [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => nos-enfants-sur-mesure [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:51:51 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:51:51 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111321 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 111227
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_content] => 

Je ne me rappelle plus comment je me suis retrouvée dans ce train. Je me souviens de la foule, des soldats, des cris, des coups, de la cohue… Et du wagon, bourré à craquer de gens affolés et dépenaillés.
Et je me souviens du coucher de soleil, si paisible.

Un militaire avait longé deux fois le convoi à la recherche d’un médecin. Voyant que personne ne se présentait, j’ai déclaré qu’étant aide-vétérinaire, je pouvais, le cas échéant, aider un être humain s’il n’y avait personne de plus qualifié. On m’a emmenée. Je n’ai pas eu à aller bien loin : on avait besoin de moi dans le wagon voisin.

Oh, nous avions de la chance dans notre wagon ! Chez nous, il n’y avait qu’une demi-douzaine d’enfants, dont le plus jeune avait déjà six ans. Et nous n’avions pas de malades, si l’on ne tient pas compte de deux vieilles femmes. Mais dans le wagon voisin, c’était un vrai cauchemar ! Il y avait dix-huit enfants… Et dans ce petit enfer, une fillette était en train de naître, le treizième enfant d’une malheureuse terrorisée ! Son mari, un gendarme, s’était enfui en Roumanie, or les familles de ce genre de « transfuges » étaient condamnées à la relégation. Les enfants étaient hâves, maigres, déguenillés. La mère perdait du sang. À en juger par les ongles du nouveau-né, la naissance était prématurée.

Dans ce coin d’enfer, une petite fille venait au monde…

Des gens de toutes sortes défilent dans ma mémoire : le petit garçon qui n’avait eu que le temps de saisir son pot de chambre, la vieille qui avait emporté un pot de géraniums en fleur et une lampe allumée, le vieux Juif dont les hémorroïdes saignaient, la femme enceinte en train d’accoucher, avec sa douzaine d’enfants à moitié nus… Et les deux jeunes filles avec leur gramophone.

L’ensemble était pour le moins hétéroclite : petits employés, commerçants, demoiselles de petite vertu, instituteurs… Ils n’avaient qu’un seul point commun : ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait, ils sanglotaient de peur et de désespoir. Surtout quand leur regard tombait sur le conduit fabriqué avec des planches et encastré dans la cloison dans lequel tous, hommes et femmes, pour la plupart des gens qui se connaissaient, allaient devoir, devant tout le monde, soulager leurs besoins naturels.
Oui, c’était inexplicable, incompréhensible et, comme tout ce que l’on ne comprend pas, c’était terrifiant.

J’avais remarqué par hasard que la porte de notre wagon n’était pas fermée à clé. Je l’ai poussée, elle a glissé, et je me suis retrouvée devant un tableau paisible, si familier que j’en ai été pétrifiée. Ma raison se refusait à admettre que tout cela ne m’appartenait plus et me serait bientôt enlevé, peut-être pour toujours. Un instinct vieux comme le monde, celui qui pousse les animaux pris au piège à chercher une issue, me soufflait : « Fuis ! »
Qu’est-ce qui m’a retenue ? Était-ce vraiment la pensée que « ça pourrait être pire ? » Non. La bêtise alors ? Ou bien… l’espoir ?

Ah, la confiance, cette sœur jumelle de la bêtise !

Ce jour-là, nos gardiens se sont livrés à un acte d’une cruauté inutile : ils ont séparé les familles, emmenant presque tous les hommes et une partie des femmes.
— Femmes ! Là où nous vous conduisons, rien n’est prêt pour vous accueillir. Les hommes partent en avant, ils arriveront les premiers et vous les retrouverez là-bas.
Bien entendu, c’était un mensonge. Mais un mensonge génial. Il a beaucoup facilité la tâche de nos gardiens : tous étaient prêts à faire preuve de docilité et de patience pourvu que leurs familles fussent réunies.
Mais moi, je me suis sentie mal à l’aise. Si c’était vrai, alors pourquoi avait-on emmené deux vieillards complètement décrépits et laissé plusieurs jeunes gens ? Pourquoi avait-on pris une femme en nous laissant ses trois enfants ?
Toujours est-il que personne n’a jamais revu ceux qu’on avait emmenés ce soir-là. Avec quelle joie elles se précipitaient toutes pour regarder par les fenêtres et par les fentes quand notre train croisait des files d’hommes sous escorte !
— Ce sont nos maris, ils vont nous accueillir ! criaient-elles, agglutinées devant les fenêtres.
Et pleines d’espoir, elles suivaient des yeux ces colonnes d’hommes. Hélas ! Chaque fois, leur espoir était déçu.
« Ce sont sans doute des puits de pétrole ! me disais-je. On doit faire de la prospection, par ici. »
Le moment venu, j’apprendrais ce que représentaient ces miradors, ces baraques, ces palissades…

Non, à cette époque-là, j’étais loin de penser qu’au XXe siècle l’esclavage était encore possible ! Alors pourquoi mon cœur se serrait-il, comme saisi d’un funeste pressentiment ?

Le soir du 15 juin, nous sommes arrivés à Rézine, où un pont enjambait le Dniestr. Détruit en 1918, il avait été reconstruit de bric et de broc. Notre train avançait tout doucement. Le pont grinçait et tressautait, des cercles concentriques se formaient autour des pilotis.
De tous les wagons montaient des gémissements et des lamentations. C’est ainsi que l’on pleure des morts… Et cela n’avait rien d’étonnant : ils disaient adieu à leur patrie, à leur terre natale de Bessarabie.
Les derniers feux du soleil couchant se sont éteints. La nuit est tombée.

Je n’arrivais pas à dormir. Les pensées se bousculaient dans ma tête, j’essayais de démêler les événements de ces trois derniers jours. De les assimiler, de les comprendre. Une seule chose était claire : il y avait quelque chose qui clochait dans ce pays ! Mais j’étais loin de penser que, pendant bien des années encore, j’allais avoir affaire à ce « quelque chose qui clochait »…

Ceux qui savent ce qu’est la honte – la honte amère, cuisante, torturante –, ceux-là comprendront à quel point cette épreuve était insupportable. En Russie, les mœurs sont différentes : à l’école, les enfants sont habitués à aller aux toilettes en groupe. Au bain, des femmes d’âges différents se retrouvent ensemble toutes nues. Et enfin, énormément de gens ont fait de la prison, où l’on perd vite tout sentiment de honte. Même pendant les visites médicales, on ne tient aucun compte de la pudeur. Mais chez nous, en Bessarabie, où une mère ne se montrait jamais nue à sa fille, ni un père à son fils, même entrevoir son reflet dans un miroir était considéré comme impudique…
Et là, il nous fallait soulager nos besoins sous les yeux de nos amis ! Je sais bien que l’on ne meurt pas de honte, mais il est difficile d’expliquer à quel point c’était pénible. Nous isolions le conduit avec un châle, un drap… Et peu à peu, non sans des larmes d’humiliation, nous avons fini par nous y faire.
Et la faim, la soif, la touffeur, la fatigue ? Tout cela nous accompagnait sans cesse, bien sûr, mais c’était plus facile à supporter !

La population de notre wagon était assez disparate, dans l’ensemble, ce n’étaient pas des gens très instruits, essentiellement des petits commerçants, des employés et des paysans, ces derniers étant majoritaires. Il y avait une famille d’intellectuels. Comme représentant de la noblesse – moi. Et trois prostituées professionnelles.

Le Dniepr. L’Ukraine. Poltava. Kharkov. Puis Voronej, Tambov, Penza… La Volga. Les kilomètres défilaient sous les roues. On traversait des villes. Kouibychev. Oufa. Et ce fut l’Oural. L’Europe disparaissait. Tchéliabinsk. Notre train poursuivait sa route vers l’est. Il avançait très lentement.

Nous roulions… Non, ce n’est pas le mot : on nous transportait. Personne ne savait où. On nous transportait comme des objets volés qu’il fallait cacher à la population. Notre convoi s’arrêtait sur des voies de garage, afin que nous ne puissions pas savoir où nous étions. Nous restions là longtemps, sans bouger. On attendait. Qui ? Quoi ?

On nous donnait à manger de plus en plus rarement, et la nourriture était de plus en plus infecte. Parfois, nous avions l’impression que l’on nous avait purement et simplement oubliés, et qu’eux-mêmes ne savaient pas où ils nous conduisaient, ni pourquoi.

Je me souviens tout particulièrement de ce jour de juin 1941. C’était quelque part entre Petropavlosk et Omsk. Il faisait une chaleur torride, insupportable. Nous étions arrêtés, et les soldats d’escorte, sauf bien entendu ceux qui étaient de garde, s’ébattaient dans le lac comme des dauphins.
Dans le wagon voisin, la femme qui avait accouché au début du voyage réclamait de l’eau pour laver son bébé et lessiver ses couches.
J’ai crié au chef de convoi qui déambulait le long du train de faire preuve d’humanité et de ne pas laisser périr un enfant innocent.
— Ce n’est pas votre affaire ! Je n’ai pas de conseils à recevoir de vous !
Le sang m’est monté à la tête, j’ai senti mes tempes palpiter.
— Les gars ! ai-je crié. Nous allons aider cette femme et son enfant ! Vassilika, Ionel, tenez-vous près de la porte, et dès que je dirai « Gata », « Prêt ! », vous la pousserez pour la faire coulisser. Et vous, Daniloutsa, vous me tiendrez par les jambes pour m’empêcher de tomber. Quand je dirai « Tirez ! », vous tirerez. Puis, passant la tête par la fenêtre, j’ai crié à la femme du wagon voisin :
— Prépare un seau. Je vais te donner de l’eau.

Je me suis armée d’un grand parapluie avec un manche en bec de cane et je me suis faufilée par la fenêtre.

C’était très étroit. Heureusement, j’avais de l’entraînement, car il y avait à la maison une fenêtre tout aussi petite.
Tout se passa on ne peut mieux : j’ai attrapé le loquet avec le manche du parapluie, je l’ai arraché, et j’ai crié : « Prêt ! » La porte a glissé sur ses roulettes en grinçant… J’ai couru jusqu’au wagon voisin et j’ai saisi le seau. En trois bonds, j’étais au bord du lac. J’ai rempli le seau et j’ai grimpé sur le talus en répandant de l’eau partout. Les baigneurs se sont rués hors du lac, tout nus, et se sont précipités vers moi.
Trop tard ! J’étais déjà devant le wagon, sur la pointe des pieds, en train de passer le seau – non sans renverser une bonne moitié de l’eau sur mes manches. Le chef du convoi accourait de l’autre bout du train en hurlant :
— Camarade Sokolov ! Pourquoi vous ne tirez pas ?
Et le soldat, qui arrivait de l’autre côté au pas de course, de lui répondre du tac au tac :
— Et vous, camarade lieutenant, pourquoi vous ne tirez pas ?

On m’a mis des menottes et on m’a enfermée dans une sorte de placard métallique situé dans le dernier wagon.
— Tu resteras au cachot jusqu’à l’arrivée !
Ah ! C’était donc ça, le cachot ? Un peu exigu… Mais ce n’était pas si mal. Et pour passer le temps, on pouvait toujours chanter. J’avais un répertoire assez étendu, il allait m’occuper longtemps.

C’est ainsi que j’ai fait la connaissance des menottes. Et cela, parce que j’avais fait preuve de compassion. La deuxième fois que j’y ai eu droit, c’est parce que je n’ai pas pu laisser insulter la mémoire de mon père. Et la troisième, parce que je n’ai pas voulu supporter une offense.
Et alors ? Les trois fois, cela en valait la peine.

Au bout de deux heures, la porte s’est ouverte.
— Alors, Kersnovskaïa ? Vous avez l’intention de continuer à désobéir ?
— Certainement ! Je défendrai toujours ceux dont vous bafouez les droits !

On m’a pourtant enlevé les menottes, et je suis retournée dans mon wagon. Mais j’ai fait par la suite l’objet d’une attention toute particulière. Aux arrêts et aux changements, la première question était toujours :
— Kersnovskaïa ? Où est Kersnovskaïa ?

Comme si cette Kersnovskaïa était le nombril, sinon du monde, du moins du convoi !

À Novossibirsk, on nous a trimbalés longtemps d’une voie à l’autre… Puis nous sommes repartis. Vers le sud. Le paysage avait changé. Ce n’était plus la steppe, mais des collines, puis des montagnes de plus en plus escarpées. La locomotive haletait en tirant notre long convoi.
Nous sommes arrivés ! Nous voilà à Kouzdeïevo !
La voie ferrée s’arrêtait ici. En fait, c’était la ligne de Tachtagol, mais les trains n’allaient pas jusque-là. On avait envie de croire que la frontière était proche. Les monts Altaï ? Ce n’était rien, on pouvait les franchir ! Et après ? La Mongolie ? C’était l’étranger ? Ou c’était encore soviétique ? Peu importait, après la Mongolie, il y avait la Chine ! Pourquoi ne pas courir le risque ?

« À la folie des audacieux je chante une chanson. » 1

Hélas… Oui, je la chanterai, ma chanson. Mais pas ici. Et pas maintenant.

Pour être franche, Kouzedeïevo m’a plu. Une vraie « tanière d’ours » ! Et qui plus est, un musée du XVIIIe ou même du XVIIIe siècle… Seulement, il y avait des kolkhozes, le pouvoir soviétique… Et cela se traduisait par la présence d’un appareil administratif lourd et encombrant, par l’abattement et l’inertie totale de la paysannerie, et par une famine organisée.
On nous a installés dans un camp de « pionniers ». De minuscules cahutes en bois dans lesquelles on entrait en courbant l’échine. Des pins centenaires…

Quelle beauté ! Que d’espace ! Ce furent mes derniers moments de joie avant de longues années de souffrances, d’humiliations, et d’innombrables découvertes.

[post_title] => « Je me souviens du Goulag » [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => je-me-souviens-du-goulag [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:53:42 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:53:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=111227 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 110863
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_date_gmt] => 2021-10-28 06:59:20
    [post_content] => 

En 1975, des chercheurs de Stanford invitèrent un groupe d’étudiants à participer à une étude sur le suicide. On leur remit des lettres d’adieu rédigées avant l’acte fatal, regroupées par paires. Dans chaque paire, seule l’une des deux lettres avait été écrite par une personne qui s’était donné la mort. Les étudiants devaient identifier les lettres authentiques.

Certains étudiants découvrirent qu’ils avaient un talent pour cette tâche. Ils parvinrent à identifier vingt-quatre lettres authentiques sur vingt-cinq. D’autres réalisèrent qu’ils n’étaient pas faits pour ça – ils n’avaient réussi l’exercice que dix fois. Comme c’est souvent le cas avec les études psychologiques, les dés étaient pipés. Si la moitié des lettres étaient effectivement authentiques (elles avaient été fournies par l’institut ­médico-légal du comté de Los Angeles), les résultats annoncés, en revanche, étaient pure invention. Les étudiants à qui l’on avait dit qu’ils avaient eu presque tout bon n’étaient en moyenne pas plus perspicaces que ceux à qui l’on avait dit qu’ils avaient eu presque tout faux.

Au cours de la deuxième étape de l’étude, on leur révéla la supercherie. On expliqua aux étudiants que le but réel de l’expérience était d’évaluer leur réaction quand ils pensaient avoir tort ou raison (ce qui n’était toujours pas vrai…). Pour finir, on leur demanda d’estimer le nombre de lettres qu’ils avaient vraiment identifiées ainsi que le score qu’un étudiant moyen, d’après eux, devrait obtenir. Quelque chose d’étrange se produisit. Les étudiants à qui on avait attribué les meilleurs résultats estimaient avoir plutôt bien réussi (mieux que l’étudiant moyen), alors même que l’on venait de leur dire qu’ils n’avaient aucune raison de penser cela. À l’inverse, ceux du groupe le plus faible annoncèrent avoir moins bien réussi que l’étudiant moyen – une conclusion tout aussi infondée. « Une fois formée, conclurent sobrement les chercheurs, une impression est remarquablement tenace. »

Quelques années plus tard, un nouveau groupe d’étudiants de Stanford fut recruté pour une étude similaire. Les sujets se virent remettre un dossier contenant des informations sur deux pompiers, Frank K. et George H. La biographie de Frank indiquait, entre autres, qu’il avait une fille en bas âge et qu’il aimait la plongée. George, quant à lui, avait un petit garçon et jouait au golf. Les dossiers contenaient également les réponses des deux hommes à ce que les chercheurs appelaient le « test du choix risqué ou prudent ». Dans une version du dossier, Frank était présenté comme un bon pompier qui, lors des tests, choisissait presque systématiquement l’option la plus sûre. Dans une autre version, Frank optait également pour les choix les plus prudents, mais il était un pompier incompétent que ses supérieurs hiérarchiques avaient plusieurs fois « rappelé à l’ordre ». À nouveau, au milieu de l’étude, les étudiants furent informés qu’on les avait trompés et que les informations qu’on leur avait fournies étaient fictives.

On leur demanda alors de donner leur avis : comment un bon pompier devrait-il se comporter face aux risques ? Ceux qui avaient reçu le premier dossier pensaient qu’un bon pompier devait éviter de prendre des risques ; ceux qui avaient reçu le second dossier, dans lequel Frank était un pompier incompétent mais prudent, déclarèrent qu’un bon professionnel devait accepter d’en prendre.

« Même lorsque les fondements d’une croyance ont été complètement discrédités, les individus ne parviennent pas à corriger leur point de vue », conclurent les chercheurs. Ces études de Stanford sont devenues célèbres. Dans les années 1970, entendre des universitaires affirmer que les gens pensent de travers semblait choquant. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Des milliers d’expériences ultérieures ont confirmé (et développé) ces conclusions. Quiconque suit les recherches en psychologie (ou se contente de parcourir de temps en temps un bon magazine de psychologie) sait désormais que n’importe quel étudiant en master peut démontrer que des personnes apparemment raisonnables sont en fait souvent complètement irrationnelles. Cette idée a rarement semblé plus pertinente qu’aujourd’hui. Cependant, une énigme persiste : comment en sommes-nous venus à être comme ça ? Dans L’Énigme de la raison, les spécialistes des sciences cognitives Hugo Mercier et Dan Sperber tentent de répondre à cette question 1. Mercier et Sperber, tous deux chercheurs à l’École normale supérieure de Paris, soulignent que la raison est le fruit de l’évolution, comme la bipédie ou la vision en couleurs. Elle a émergé dans la savane africaine et doit être comprise dans ce contexte.

Délestée de tout le jargon des sciences cognitives, la thèse de Mercier et Sperber peut se résumer à peu près comme suit : l’avantage majeur des humains sur les autres espèces réside dans leur capacité à coopérer 2. La coopération est difficile à établir et presque aussi difficile à entretenir. Pour n’importe quel individu, il est toujours plus facile de faire cavalier seul. La raison ne s’est pas développée pour nous aider à résoudre des problèmes logiques et abstraits, ni même pour nous aider à tirer des conclusions à partir de données nouvelles ; elle s’est développée pour nous aider à résoudre les problèmes causés par la vie en collectivité.

« La raison est une adaptation à la niche hypersociale que les humains se sont créée », écrivent Mercier et Sperber. Des modes de pensée qui semblent curieux, maladroits voire complètement idiots d’un point de vue « intellectualiste » s’avèrent astucieux quand on les analyse dans une perspective « interactionniste ». Prenons ce que l’on appelle désormais le « biais de confirmation », notre tendance à tenir pour vraies des informations qui soutiennent notre système de croyances et à rejeter celles qui le contredisent. De tous les biais cognitifs recensés, le biais de confirmation est l’un des mieux connus. L’une des expériences les plus célèbres fut menée, encore une fois, à Stanford. Les chercheurs ont rassemblé un groupe d’étudiants qui avaient des opinions opposées sur la peine de mort. La moitié d’entre eux étaient pour et pensaient qu’elle dissuadait les criminels potentiels ; l’autre moitié était contre et pensait qu’elle n’avait pas d’impact sur la criminalité.

On demanda aux étudiants de lire deux études. L’une fournissait des données appuyant l’idée que la peine capitale avait bel et bien un effet dissuasif sur la criminalité, l’autre contenait des données suggérant l’inverse. Les deux études (vous l’aurez deviné) étaient fausses et avaient été conçues pour offrir des statistiques aussi convaincantes dans un cas que dans l’autre. Les étudiants favorables à la peine de mort jugèrent les données prodissuasion extrêmement crédibles et les données antidissuasion peu convaincantes. Les étudiants qui étaient contre la peine de mort dirent l’inverse. À la fin de l’expérience, on leur demanda à nouveau ce qu’ils pensaient de la peine de mort. Ceux qui étaient pour au départ l’étaient encore plus, et ceux qui étaient contre y étaient encore plus opposés.

Si la raison est faite pour produire des jugements fiables, on peut difficilement imaginer un plus gros défaut de conception que le biais de confirmation. Songez à une souris qui penserait comme nous, suggèrent Mercier et Sperber. Ladite souris, « voulant à tout prix confirmer sa croyance qu’il n’y a pas de chat dans les parages », serait bien vite mangée. Dans la mesure où le biais de confirmation nous conduit à écarter les preuves de l’existence de menaces nouvelles ou sous-évaluées (l’équivalent humain du chat prêt à bondir), c’est un trait qui n’aurait jamais dû être sélectionné par l’évolution3. Le fait que nous ayons survécu en même temps que lui, affirment Mercier et Sperber, prouve qu’il possède une fonction adaptative, et cette fonction, assurent-ils, est liée à notre « hypersociabilité ».

Plutôt que de parler de biais de confirmation, Mercier et Sperber préfèrent l’expression « biais d’autoconfirmation ». Les humains, expliquent-ils, ne sont pas crédules au hasard. Quand on nous présente l’argument d’un tiers, nous sommes tout à fait à même d’en discerner les faiblesses. Les opinions qui échappent à notre critique sont, presque sans exception, les nôtres.

Une expérience récemment menée par Mercier et des collègues européens démontre parfaitement cette asymétrie. Les participants devaient répondre à une série de problèmes logiques simples. On leur demanda ensuite d’expliquer leurs réponses, et on leur donna l’opportunité de les modifier s’ils identifiaient des erreurs. La plupart des participants se trouvèrent satisfaits de leurs choix initiaux, tandis que moins de 15 % changèrent d’avis lors de la deuxième étape.

À la troisième étape, on présenta un de ces mêmes problèmes aux participants, avec leur réponse et celle d’un autre participant qui était arrivé à une conclusion différente. Une fois de plus, on leur donna la possibilité de changer leur réponse. Mais on leur joua de nouveau un tour : la réponse soi-disant attribuée à quelqu’un d’autre était en réalité la leur et vice versa. Environ la moitié des participants comprirent ce qui était en train de se passer. Les autres devinrent soudain bien plus critiques : près de 60 % d’entre eux rejetèrent la réponse dont ils étaient satisfaits auparavant.

D’après Mercier et Sperber, cette asymétrie entre la facilité avec laquelle nous posons un regard critique sur les autres et la difficulté que nous avons à tourner ce regard vers nous-mêmes indique que la raison a été sélectionnée pour nous éviter de nous faire avoir par d’autres membres de notre groupe. Nos ancêtres, qui vivaient en petites bandes de chasseurs-cueilleurs, se préoccupaient surtout de leur statut social et entendaient s’assurer qu’il ne leur reviendrait pas de risquer leur vie à la chasse pendant que d’autres flemmardaient dans la grotte. Ce qui importait, ce n’était pas tant de raisonner clairement que d’avoir le dernier mot dans les débats 4.

Nos ancêtres se fichaient pas mal, entre autres, de l’effet dissuasif de la peine de mort et des qualités du pompier idéal. Ils n’avaient pas non plus à composer avec des expériences de psychologie truquées, des fake news ou Twitter. Rien étonnant, dès lors, que la raison semble souvent nous faire défaut aujourd’hui. Comme l’écrivent Mercier et Sperber, « c’est l’un des nombreux cas où l’environnement a changé trop vite pour que la sélection naturelle puisse suivre ».

Steven Sloman, professeur à l’université Brown, et Philip Fernbach, qui enseigne à l’Université du Colorado, sont également des spécialistes des sciences cognitives. Ils croient, eux aussi, que la sociabilité est la clé du fonctionnement de l’esprit humain ou, pour être plus précis, de son dysfonctionnement. Leur livre The Knowledge Illusion s’ouvre par une analyse… des W.-C. Tout citoyen d’un pays développé en a déjà vu. Un W.-C. standard est équipé d’une cuvette en céramique remplie d’eau et, quand on appuie sur un poussoir ou qu’on abaisse une poignée, l’eau (et tout ce qui s’y trouve) est aspirée dans un tuyau raccordé au tout-à-l’égout. Mais comment cela fonctionne-t-il vraiment ?

Dans le cadre d’une étude menée à Yale, on a demandé à des étudiants en master d’évaluer leur compréhension d’objets du quotidien, dont les toilettes, les fermetures Éclair et les serrures à cylindre. On leur a ensuite demandé d’expliquer par écrit et en détail le fonctionnement étape par étape de chacun de ces mécanismes, puis d’évaluer à nouveau leur compréhension de ceux-ci. Ce petit exercice a visiblement révélé aux étudiants l’étendue de leur propre ignorance, car leurs autoévaluations ont baissé – il semblerait que le fonctionnement d’une chasse d’eau soit plus compliqué qu’il n’y paraît.

Cette « illusion de la profondeur explicative », comme la nomment Sloman et Fernbach, est à l’œuvre à peu près partout : nous pensons en savoir beaucoup plus que nous n’en savons en réalité. Ce qui nous permet de maintenir cette croyance, ce sont les autres. Vos toilettes, par exemple, ont été conçues par quelqu’un d’autre de façon que vous puissiez les utiliser facilement. C’est un petit jeu auquel les humains excellent. Nous comptons sur nos compétences respectives depuis que nous avons compris comment chasser en groupe, ce qui fut sans doute une étape majeure dans l’histoire de notre évolution. Nous collaborons tellement bien, expliquent Sloman et Fernbach, que nous ne savons même plus où s’arrêtent nos connaissances et où commencent celles des autres : « Nous divisons le travail cognitif de façon tellement naturelle qu’il n’y a pas de frontière claire entre les idées et le savoir d’une personne et ceux des autres membres » du groupe.

Cette absence de frontières, ou cette confusion, est essentielle à ce qu’on nomme le progrès. Lorsque nous inventons de nouveaux outils qui transforment notre mode de vie, nous créons en même temps de nouveaux domaines d’ignorance. Si chacun d’entre nous avait tenu à connaître, mettons, les principes de la métallurgie avant d’empoigner un couteau, l’âge du bronze n’aurait pas donné grand-chose. En matière de nouvelles technologies, la ­compréhension parcellaire est un atout. D’après Sloman et Fernbach, c’est dans le domaine politique que ce biais peut finir par nous causer du tort. Tirer une chasse d’eau sans savoir comment elle fonctionne est une chose, c’en est une autre que de se positionner par rapport à un décret anti-immigration sans savoir de quoi il est question. Sloman et Fernbach citent un sondage fait en 2014, peu après l’annexion de la Crimée par la Russie. On a demandé aux participants s’ils pensaient que les États-Unis devaient intervenir, mais aussi s’ils pouvaient placer l’Ukraine sur une carte. Moins leur connaissance de la géographie était bonne, plus ils étaient en faveur d’une intervention militaire.

Beaucoup d’autres sondages, sur des problématiques différentes, ont donné des résultats tout aussi accablants. « En règle générale, les opinions tranchées sur un sujet ne résultent pas d’une connaissance approfondie du sujet en question », écrivent Sloman et Fernbach. Et c’est ici que notre dépendance aux autres vient renforcer le problème. Si votre opinion sur la loi « Obamacare », visant à faciliter l’accès à l’assurance-santé à tous les Américains, est sans fondement et que je me fie à vous, alors mon opinion est également sans fondement. Mettons que je parle ensuite à Tom et qu’il se range à mon avis. Son opinion est aussi sans fondement, mais voilà que nous sommes trois à être d’accord, ce qui renforce notre sentiment d’être dans le vrai. Et si nous nous mettons à disqualifier toute information venant contredire notre opinion en disant qu’elle n’est pas convaincante, le résultat est, disons, ­l’administration Trump.

« Voilà comment une communauté de savoir peut devenir dangereuse », observent Sloman et Fernbach. En 2012, ils ont réalisé leur propre version de l’expérience sur le fonctionnement des toilettes en remplaçant les objets quotidiens par des sujets de politique publique. Les questions posées étaient du genre : faut-il instaurer un système de santé à payeur unique ? Ou des salaires au mérite pour les enseignants ? Les participants devaient évaluer leur degré d’adhésion à chacune des propositions. Ensuite, Sloman et Fernbach leur demandèrent d’expliquer le plus précisément possible ce qui se passerait si l’on appliquait les propositions en question. Et là, la plupart des gens se trouvèrent en difficulté. Quand on leur demanda d’évaluer à nouveau leur degré d’adhésion aux différentes propositions, ils répondirent de façon plus mesurée.

Sloman et Fernbach voient ce résultat comme une petite lueur d’espoir dans un monde enténébré. Si nous (ou nos amis, ou les experts des plateaux de télévision) passions moins de temps à pontifier et plus de temps à essayer de comprendre les implications des propositions politiques, nous réaliserions l’étendue de notre ignorance et serions plus nuancés dans nos opinions. C’est, selon eux, « peut-être la seule forme de pensée capable de faire voler en éclats l’illusion de la profondeur explicative et de changer les comportements individuels ».

On peut considérer la science comme un système qui corrige nos inclinations naturelles. Dans un laboratoire, il n’y a pas de place pour le biais d’autoconfirmation ; les résultats doivent pouvoir être reproduits dans d’autres laboratoires, par des chercheurs qui n’ont pas d’intérêt particulier à ce que ces résultats soient confirmés. On pourrait dire que c’est la raison même de l’efficacité de la méthode scientifique. Il arrive qu’un champ disciplinaire soit la proie d’une controverse, mais la méthodologie finit toujours par l’emporter. La science progresse même quand nous faisons du surplace.

Dans « Nier jusqu’à la tombe », le psychiatre Jack Gorman et sa fille, Sara Gorman, spécialiste en santé publique, analysent l’écart entre ce que nous dit la science et ce que nous nous disons 5. Ils étudient ces croyances persistantes qui sont non seulement fausses mais aussi potentiellement mortelles – l’idée que les vaccins seraient dangereux, par exemple. Ce qui est dangereux, c’est de ne pas être vacciné. « L’immunisation est l’un des triomphes de la médecine moderne », observent les Gorman. Mais, malgré les nombreuses études qui montrent que les vaccins sont sans danger, les antivax campent sur leurs positions 6.

Les Gorman estiment eux aussi que certains modes de pensée qui semblent aujourd’hui destructeurs ont dû, à un moment ou à un autre, servir notre évolution. Eux aussi consacrent des pans de leur livre au biais de confirmation qui, écrivent-ils, a une composante physiologique. Ils citent des recherches qui suggèrent que nous ressentons un véritable plaisir (une bouffée de dopamine) lorsque nous recevons des informations qui confirment nos croyances. « Ça fait du bien de s’arc-bouter sur ses positions même quand on a tort », soulignent-ils.

Les Gorman ne se contentent pas de faire l’inventaire de nos erreurs de jugement. Ils veulent les corriger. Il doit y avoir un moyen, affirment-ils, de convaincre les gens que les vaccins protègent les enfants ou que les armes à feu sont dangereuses (une autre croyance – statistiquement fausse – répandue aux États-Unis est que posséder une arme à feu vous protège). Sauf qu’ils se heurtent là aux problèmes qu’ils viennent d’énumérer. Donner des informations correctes aux gens ne semble pas servir à grand-chose : ils se contentent de les ignorer [lire « Les préjugés font de la résistance », p. 24]. En appeler à leurs émotions pourrait se révéler plus efficace, mais une telle démarche est incompatible avec l’esprit de la recherche scientifique. « Le défi qui reste à relever, concluent les Gorman, est de trouver comment contrer les tendances qui mènent à de fausses croyances scientifiques. »

Elizabeth Kolbert est une journaliste scientifique américaine. Elle a notamment publié La Sixième Extinction. Comment l’homme détruit
la vie
(disponible au Livre de poche), qui lui a valu le prix Pulitzer en 2015. — Cet article est paru dans The New Yorker le 27 février 2017.
Il a été traduit par Lucile Pouthier.

[post_title] => Je ne sais pas si ce sont des préjugés, mais j’y tiens [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => je-ne-sais-pas-si-ce-sont-des-prejuges-mais-jy-tiens [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:53:34 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:53:34 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=110863 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 110802
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-10-19 15:37:31
    [post_date_gmt] => 2021-10-19 15:37:31
    [post_content] => 

L’Union européenne, en aspirant à devenir à terme un nouveau super-État, prétend s’inscrire dans le sens de l’Histoire. La tendance n’est-elle pas, en effet, à la constitution d’États de plus en plus gros ?
Non. Le nombre d’États dans le monde a augmenté au cours des décen­nies de mondialisation économique qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, passant de 91 en 1950 à 202 en 2010. Les États qui ont émergé au cours de ce processus sont plutôt restés petits, malgré une population mondiale en constante augmentation. Ils comptaient en moyenne 34 millions d’habitants en 2010 contre 26,2 millions en 1950. Il y a certainement de nombreuses raisons à cela (la décolonisation en premier lieu), mais l’une d’elles est que les nations se sentent plus en sécurité lorsqu’elles sont gouvernées par elles-mêmes plutôt que par une élite supranationale ou par un État sur lequel elles n’ont aucune prise parce qu’il est contrôlé par un autre État ou un super-État. On le voit bien avec l’Union européenne, justement, dont la construction a exacerbé le séparatisme aussi bien régional (en Écosse et en Catalogne) que national (en Grande-Bretagne, avec le Brexit).

Dans votre dernier livre, vous partez du constat que la logique de la démocratie s’oppose à celle de la mondialisation. Or des pays tout à fait démocratiques, comme les États-Unis ou les pays européens, ne sont-ils pas gouvernés – ou ne l’ont-ils pas longtemps été – par des défenseurs de la mondialisation élus démocratiquement et respectant les règles de la démocratie ?
J’envisage toujours la démocratie en termes historiques et concrets, en relation avec un système économique. On peut tout à fait définir la démocratie dans une société esclavagiste comme Athènes ou les États-Unis des origines, sans tenir compte de l’économie et donc en termes idéalistes ; si ceux qui font le travail n’ont pas leur mot à dire, il est facile d’échafauder de merveilleuses théories et de tenir des discours où il n’est pas question de domination, d’évoquer les conditions dans lesquelles toute personne raisonnable peut et doit souscrire à une norme. Mais, lorsque les classes laborieuses ont également des droits civiques, comme dans le capitalisme moderne, le conflit entre la norme d’égalité de la Constitution et la machine à inégalités du marché devient une affaire politique. Et un régime démocratique, s’il veut l’être et le rester, doit être capable de corriger les effets du marché. Le libéralisme et, surtout, le néolibéralisme tentent d’immuniser l’élitisme du marché contre l’égalitarisme de la Constitution démocratique ; la gauche, en revanche, a toujours essayé de transformer l’économie capitaliste en une économie plus égalitaire. Encore faut-il que l’État démocratique puisse contrôler l’économie capitaliste, que celle-ci reste ancrée dans le réel, maîtrisable. Ce n’est plus le cas lorsque l’économie est intégrée au niveau mondial, puisqu’une démocratie mondialement intégrée n’est, elle, pas possible.

Si je vous comprends bien, tout serait une affaire de vocabulaire. Les mondialistes et les européistes auraient dénaturé le sens même de la démocratie.
Les défenseurs de l’ordre néolibéral instrumentalisent les idées de démocratie et de solidarité en associant, de manière pernicieuse, la mondialisation à l’internationalisme et l’État-nation à l’autoritarisme. Ils voudraient nous faire croire que la démocratie n’est qu’un système de valeurs universelles qui ne se justifie moralement qu’à l’échelle mondiale ou, au moins, européenne. Or c’est précisément le niveau auquel elle ne saurait exister. Autrement dit, tandis qu’à l’échelle des nations, là où la démocratie existe bel et bien comme institution, ils la dénigrent et la trouvent « plébéienne », ils la portent aux nues là où elle est concrètement inenvisageable.

La complexité toujours plus grande du monde n’implique-t-elle pas, ce­pen­dant, que nous devions, dans un ­certain nombre de domaines, limiter l’influence de la démocratie et laisser les experts prendre les décisions ?
Quels experts ? Et quelles décisions ? Et qui est « nous » ? Il n’y a pour ainsi dire aucun domaine où tous les « experts » soient du même avis. Là où ils le sont, ou semblent l’être, leur opinion est généralement influencée par leur appartenance de classe : les classes moyennes et supérieures éduquées. En outre, les experts ont aussi des intérêts carriéristes ; dans le système scientifique actuel, il n’y a guère d’« intelligentsia sans attaches » (« freischwebende Intelligenz »), selon l’expression du sociologue Karl Mannheim. Aujourd’hui, chaque intérêt trouve un « expert » pour prendre son parti, que ce soit par conviction, en échange d’un financement de ses recherches ou d’un « paiement au comptant », pour reprendre, cette fois, la formule de Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste. Les décisions qui affectent le bien commun ont besoin de légitimité : elles doivent être acceptées par les personnes qu’elles concernent. Après la crise financière de 2008 et la pandémie de ­Covid-19, qui ont mis à nu les limites, pour ne pas dire l’incompétence, des soi-disant experts, comment s’attendre à ce qu’un nombre suffisant de citoyens soient prêts à soutenir une décision sous prétexte qu’elle serait issue d’une formule mathématique ? Les décisions ayant des conséquences sur les opportunités et le mode de vie des populations nécessitent une justification morale plutôt que simplement théorique. À moins, bien sûr, qu’on ne puisse les imposer par la force. Ce n’est pas là, cependant, une voie qui conduit à la paix intérieure et à la légitimité politique.

Vous défendez une Europe des États-nations. Pour stigmatiser votre position, le philosophe Jürgen Habermas a parlé de « Kleinstaaterei », terme très péjoratif puisqu’il fait référence au morcellement du Saint Empire romain germanique et évoque en français quelque chose comme la « balkanisation ». Que lui répliquez-vous ?
L’alternative que propose Habermas, je l’appelle « Großstaaterei », l’hubris du Grand État. La Großstaaterei est dangereuse. L’exemple même de l’Allemagne, pris par Habermas, le prouve : sans l’unification du vieil empire en un nouveau à la fin du XIXe siècle, puis, plus tard, en un troisième, censé durer mille ans, bon nombre de catastrophes n’auraient-elles pas été épargnées à l’Europe ? Imaginons, à la place, une sorte de grosse Suisse, trop décentralisée pour agresser ses voisins, mais tout à fait capable de se défendre : je me demande si cela n’aurait pas mieux valu. Les grands États ont tendance à édifier des empires afin de dominer les petits États qui les entourent. Ils sont populaires auprès des néolibéraux lorsque la société que ces derniers gouvernent est, à l’instar de l’Europe, trop hétérogène pour être gouvernable démocratiquement. Plus un pays est grand et hétérogène, plus il est susceptible d’être dirigé par une oligarchie – soit sous la forme d’une économie de marché néolibérale, politiquement installée mais pas politiquement corrigée, soit sous la forme d’une technocratie, soit sous la forme d’un mélange des deux, comme l’Union européenne post-Maastricht, notamment sous son aspect d’union monétaire. N’en déplaise à Habermas, c’est dans des États souverains petits ou de taille moyenne que la démocratie a le plus de chances d’exister ; et, en tant qu’ordre interne, elle a besoin d’un ordre externe qui la soutienne. La question pour l’Europe est de savoir si nous parviendrons à devenir un « troisième monde » de démocraties souveraines, libres, coopérant les unes avec les autres, au lieu d’un « État de puissance » (Machtstaat) intégré, comme l’appelait de ses vœux le darwiniste social Max Weber pour l’Allemagne avant la Première Guerre mondiale. Nous savons ce qu’il en est résulté dans le cas de l’Allemagne.

Ne serait-il pas toutefois préférable que l’Europe soit unie pour tenir tête à la Chine et aux États-Unis ?
Aujourd’hui, comme argument massue pour abolir les États-nations européens et les dissoudre dans un super-État, les intégrationnistes comme Habermas ont découvert, en effet, la Chine et la prétendue nécessité de la contrer avec une « armée européenne ». Au mieux, cependant, cela se traduirait par un sous-empire dans la partie du monde gouvernée par les États-Unis, sous-empire chargé par les Américains de surveiller leurs arrières en Eurasie et de leur permettre ainsi de se concentrer sur leur guerre avec la Chine dans le Pacifique. On devrait savoir à quel point c’est dangereux. Il serait tout aussi dangereux de suivre le rêve français de faire de l’Europe une troisième puissance mondiale, entre les États-Unis et la Chine. De toute façon, un tel rêve est complètement irréaliste, car l’Allemagne et la France ne pourraient pas s’entendre sur des intérêts géostratégiques communs. La France ne partagerait jamais avec l’Allemagne son arme nucléaire et son siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies.

Dans votre livre, vous qualifiez l’Europe de « religion civique ». Qu’entendez-vous par là ?
En Allemagne, mais aussi en dehors de l’Allemagne, l’Europe est sacralisée – et cette sacralisation confère au projet européen une aura qui rend blasphématoire tout questionnement sur le sens et le but de ce projet. Prenez le slogan du SPD [Parti social-démocrate d’Allemagne] pour les élections européennes de 2019 : « L’Europe est la réponse. » À aucun moment il n’était précisé de quelle Europe il s’agissait, ni quelles étaient les questions auxquelles elle pouvait et devait répondre. La défense de l’Union européenne repose sur un discours de plus en plus déconnecté de la réalité. Difficile, désormais, de la défendre sérieusement au nom de la prospérité, comme on l’a longtemps fait. On met plutôt en avant le fait qu’elle aurait permis de maintenir la paix en Europe depuis 1945. On prétend que, sans elle, ce serait le retour des guerres effroyables qui ont marqué la première moitié du XXe siècle. Ce récit fantasmagorique oublie que la cause fondamentale de la paix européenne depuis 1945 est la résolution de la « question allemande », avec la capitulation sans condition du IIIe Reich et sa partition, suivie d’une présence durable des États-Unis en Europe, de la subordination complète de l’armée allemande à un commandement américain ou soviétique et de la Guerre froide, qui maintenait un équilibre fondé sur la terreur nucléaire. Tout cela a épargné à l’Allemagne et à l’Europe de l’Ouest, entre autres, une seconde occupation de la Ruhr par la France et a rendu possible, à la place, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, qu’on peut considérer comme son équivalent fonctionnel. La Communauté économique européenne est née en 1957, soit douze ans après la fin de la guerre : elle n’est donc pas, de toute évidence, la cause de la paix en Europe, mais sa conséquence. D’une façon générale, la religion de l’Europe fustige l’État-nation au nom des horreurs dont il se serait rendu coupable au XXe siècle, comme si ces horreurs concernaient tous les États-nations, aussi bien l’Allemagne nazie que le Danemark ou la Pologne. Pour l’essentiel, rappelons-le, ces atrocités ont été le fait de l’État-nation allemand entre 1933 et 1945.

Quels seraient les avantages d’une Europe des nations ?
Outre celui de pouvoir exister, contrairement à un hypothétique super-État européen toujours promis mais jamais réalisé, car irréalisable ? Précisément les avantages qui ont toujours été l’apanage de l’Europe. Au milieu de sa monumentale Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, le grand historien de l’Antiquité Edward Gibbon se demande si la tragédie que fut l’effondrement de l’Empire romain d’Occident au Ve siècle pourrait se reproduire à son époque, au XVIIIe siècle. Il répond par la négative. L’un de ses arguments est que la division en petites unités politiques a rendu les États et le système étatique européen plus stables et dynamiques que l’Empire romain ne l’a jamais été. Dans un système étatique décentralisé, une mauvaise décision prise par l’un des gouvernements ne nuit qu’à une partie de la population totale ; les autres États ou parties du système peuvent s’en prémunir. La décentralisation bénéficie aussi de l’avantage d’une intelligence dispersée ; elle permet de tester différentes solutions à un même problème et de sélectionner les meilleures. Pour illustrer la supériorité du système décentralisé, Gibbon se lance dans une expérience de pensée. Il imagine « un conquérant sauvage sorta[n]t des déserts de la Tartarie » : « Il aurait à vaincre en différents combats les robustes paysans de la Russie, les nombreuses armées de l’Allemagne, la vaillante noblesse de France et les intrépides citoyens de la Grande-Bretagne, qui peut-être même se réuniraient tous pour la défense commune. » Une tâche quasi impossible, en tout cas autrement plus difficile que si notre conquérant barbare avait eu affaire à un État monolithique comme l’était l’Empire romain. L’argument de Gibbon me semble encore tout à fait valable, et il ne s’applique pas seulement au domaine militaire. On ne cesse de nous dire que les gros États s’en sortent mieux sur le plan économique. En vérité, c’est plutôt le contraire. Et, si la taille est effectivement corrélée aux performances économiques, c’est, semble-t-il, négativement. Un exemple parmi beaucoup : la croissance moyenne des États membres de l’Union européenne après la crise de 2008. Celle des douze pays les plus petits (qui comptent chacun moins de 5,8 millions d’habitants) a été sensiblement plus rapide : 1,95 % par an contre 1,34 % pour les six plus grands pays (dont la population est comprise entre 38 et 83 millions d’habitants).

Vous proposez comme solution à l’impasse où se trouve actuellement l’Union européenne un « État polanyio-keynésien ». Qu’entendez-vous par là ?
Je ne le propose pas ; j’y vois une possibilité historique au sein d’un système d’États européens coopératifs qui pourrait se constituer indépendamment des États-Unis et de la Chine, les deux superpuissances d’un monde bipolaire émergent. Avec ce terme, je fais référence à deux des plus grands penseurs économiques du XXe siècle, Karl Polanyi et John Maynard Keynes. Polanyi défend l’idée que les États, s’ils veulent être et rester des démocraties, doivent être capables de protéger les sociétés qu’ils gouvernent de leur « destruction créatrice » (pour reprendre l’expression forgée par l’économiste Joseph Schumpeter) par les marchés internationaux. L’exemple historique développé par Polanyi est l’étalon-or de la période qui a suivi la Première Guerre mondiale. Ce système monétaire interdisait aux États en retard sur la concurrence internationale de dévaluer leur monnaie et les condamnait à restaurer leur compétitivité uniquement par des réductions de salaires et de dépenses publiques – par l’austérité, donc. C’est un peu ce qui se passe aujourd’hui avec le système de l’euro : il impose à l’Italie et à la France une monnaie rigide à l’allemande, qui ne convient ni à leurs variétés respectives de capitalisme ni à leur compromis historique entre capital et travail, consistant à pouvoir de temps à autre dévaluer pour restaurer leur compétitivité tout en apaisant les tensions sociales. Dans l’entre-deux-guerres, le résultat a été que les gouvernements démocratiques ont été renversés par des mouvements antidémocratiques.

Et Keynes ? Qu’apporte-t-il à votre définition d’un État sachant conjuguer les exigences du capitalisme et celles de la démocratie ?
Keynes est celui qui a insisté sur le fait que l’internationalisation des économies ne devait être que sectorielle et non universelle, comme dans sa célèbre formule de 1933 : « Les idées, les connaissances, la science, l’hospitalité, les voyages – voilà les choses qui, de par leur nature, devraient être internationales. Mais que les marchandises soient fabriquées au pays chaque fois que cela est raisonnablement et commodément possible, et, surtout, que les finances soient essentiellement nationales. » 1 Le système monétaire et économique mondial de Bretton Woods, conçu sous l’influence de Keynes à la fin de la Seconde Guerre mondiale et détricoté à partir des années 1970, visait à donner aux pays participants la plus grande liberté possible pour mener leurs propres politiques économiques en fonction de leurs particularités et traditions politiques, tout à fait dans l’esprit de Polanyi. Précisons, au demeurant, que ni Polanyi ni Keynes n’étaient des nationalistes bornés – en tant qu’individus, ils étaient plus cosmopolites que la majorité de leurs contemporains. Cela ne les a pas empêchés – je dirais même que cela leur a permis – de comprendre et de défendre la valeur de l’État-nation démocratique en tant que protection contre les prétentions d’un capitalisme mondialisé déchaîné.

— Propos recueillis par Baptiste Touverey.

[post_title] => L’État-nation, seul antidote à la religion européiste [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => letat-nation-seul-antidote-a-la-religion-europeiste [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:54:06 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:54:06 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=110802 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 108320
    [post_author] => 56398
    [post_date] => 2021-08-26 10:21:12
    [post_date_gmt] => 2021-08-26 10:21:12
    [post_content] => 

Arrêt sur image, 1992. Masahisa Fukase, 58 ans, vient de recevoir dans son île natale de Hokkaidō le Prix spécial Higashikawa : une nouvelle récompense pour l’un des photographes les plus en vue au Japon. Ses séries monomaniaques sur sa femme, son vieux père, sa famille, les corbeaux et les chats ont été exposées et publiées avec succès dans l’archipel : il est l’artiste déjanté de la solitude, du désespoir, de l’autodérision.
En Occident, des connaisseurs le suivent depuis qu’il a été invité par le Museum of Modern Art de New York, en 1974, à présenter la « nouvelle photographie japonaise ». On le cite, aux côtés de Nobuyoshi Araki, comme l’un des chefs de file de ce mouvement issu des années 1960. Tous deux sont nés dans le Japon en guerre des années 1930 et 1940 et ont mûri dans un pays euphorisé par sa croissance – ils osent un regard cru, éprouvant, libre. Affranchi, en ce qui concerne Fukase, des codes de cette photographie de studio guindée pratiquée par son grand-père et son père, qu’il était supposé perpétuer.
Le 20 juin 1992, Masahisa Fukase tombe dans les escaliers d’un bar de Tokyo et perd connaissance. Vingt ans passent et l’artiste s’éteint sans être sorti de sa nuit. Durant ces deux décennies de coma, ses archives restent closes du fait d’un imbroglio juridique qui ne sera dénoué qu’en 2014. L’ œuvre de Fukase connaît alors une nouvelle vie, ascensionnelle. Rétrospective aux Rencontres d’Arles en 2017, expositions à Amsterdam, Milan, Londres, San Francisco… En 2018, ses clichés font l’objet d’une magnifique monographie aux éditions Xavier Barral, lesquelles viennent de rassembler l’essentiel de son travail sur les chats. Ses chats.
Le thème serait trivial s’il n’était emblématique de la quête existentielle de Fukase : la recherche frénétique d’une représentation de lui dans ses sujets, quitte à se fondre en eux. « Je commence toujours par ce qui est le plus proche », ­disait-il au magazine japonais Camera Mainichi en 1982. Il y eut ainsi sa femme, Yoko Wanibe, qu’il photographie durant une dizaine d’années – dont chaque matin durant deux mois, depuis sa fenêtre, alors qu’elle part travailler. Elle déclarera dans un entre­tien à la même revue : « Ce qu’il voyait dans le viseur, ce n’était pas moi, mais lui-même ». Elle le quitte.
Au cours des huit années suivantes, il chasse les corbeaux qu’il photographie en noir et blanc, sur pellicule argentique. Ils forment un groupe ou sont solitaires, ombres lointaines ou têtes en gros plan. Il dira : « Je suis devenu un corbeau. » Son album The Solitude of Ravens (« La solitude des corbeaux », 1986) sera élu en 2010 « meilleur livre de photographie de ces vingt-cinq dernières années » par The British Journal of Photography. Puis vient le tour du chat Sasuke et de la chatonne Momo. Il les mitraille comme les corbeaux. Jour après jour. Dormant, jouant, chassant, bâillant, le fixant : il est dans la gueule du félin, il est dans ses pupilles. « J’étais si souvent à plat ventre pour me placer à hauteur de chat que j’en suis devenu un », écrira-t-il.
Le photographe – qui va finir par multiplier ses autoportraits – n’est-il jamais qu’à la recherche de lui-même ? « Ce que Fukase entendait montrer dans ses photographies, ce n’était ni sa femme, ni ses chats, ni son ego, mais le lien qui se noue dans la rencontre entre deux êtres », estime Tomo Kosuga, directeur des Archives Fukase. Il cite l’artiste : « Je voyais mon reflet dans leurs yeux. Je voulais photographier l’amour que j’y percevais. » Un jeu de miroirs très baudelairien : « Quand mes yeux, vers ce chat que j’aime/ Tirés comme par un aimant/ Se retournent docilement/ Et que je regarde en moi-même/ Je vois avec étonnement/ Le feu de ses prunelles pâles,/ Clairs fanaux, vivantes opales,/ Qui me contemplent fixement », écrivait le poète dans Les Fleurs du mal.
Les tourments de Fukase seront le ­sujet d’un biopic tourné par le cinéaste britannique Mark Gill, intitulé Ravens: The Many Deaths of Fukase (« Corbeaux. Les nombreuses morts de Fukase »). ­Façon de voir. D’un cliché l’autre, Fukase a vécu de nombreuses vies. 

— C. B.

[post_title] => Ces prunelles pâles qui me contemplent fixement [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ces-prunelles-pales-qui-me-contemplent-fixement [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-08-26 10:21:12 [post_modified_gmt] => 2021-08-26 10:21:12 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=108320 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )