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Pas perdue pour tout le monde, la « génération perdue »... « Attribuée à Gertrude Stein et exemplarisée par Hemingway, l’expression a nourri le mythe d’un groupe de génies solitaires inventant un art radicalement nouveau après les horreurs de la Première Guerre mondiale », écrit Gioia Diliberto dans The Wall Sreet Journal. Il s’agit d’hommes (américains surtout) arrivés à Paris dans les années 1920 sur les ailes d’un dollar surpuissant, et qui en repartiraient après 1929 avec quelques belles œuvres à leur actif – mais épuisés par l’alcool, la drogue et autres débauches. Or cette génération a aussi eu des gagnants, qui sont pour l’essentiel des gagnantes. Robyn Asleson, conservatrice à la National Portrait Gallery de Londres, en recense dans son ouvrage pas moins de 57, « artistes, écrivaines, éditrices, vedettes de music-hall, designeuses, collectionneuses, “salonnières” », qui ont connu des destinées tout aussi brillantes que leurs collègues masculins mais plus satisfaisantes sur le plan perso. Certaines étaient très riches (Natalie Barney, Nancy Cunard, Gertrude Vanderbilt Whitney, Peggy Guggenheim), d’autres ultra-pauvres. Un bon nombre étaient des lesbiennes auxquelles Paris permettait enfin de vivre au (très) grand jour, comme Gertrude Stein et Alice Toklas, Natalie Barney, Sylvia Beach, l’éditrice de James Joyce… D’autres étaient noires, comme Joséphine Baker, la sculptrice Meta Vaux Warrick Fuller, la peintre Lois Mailou Jones ou la fameuse crypto-noire Belle Greene. Alors qu’en Amérique se mettait en place la ségrégation raciale des lois Jim Crow, elles savouraient en France la possibilité d’aller dans n’importe quel théâtre ou restaurant et même, grâce à la « négrophilie » ambiante, de connaître le succès. Car blanches ou noires, hétéros ou homos, riches ou pauvres, rien n’empêchait toutes ces dames venues de loin d’être reconnues artistiquement ou professionnellement à Paris, tandis qu’« at home » ce n’était pas encore l’heure. Elles allaient même dans ces années-là carrément dominer le milieu des expatriés en France et « avoir un impact considérable sur le modernisme artistique à Paris », explique l’auteure. Hélas, tout rentrerait bientôt dans l’ordre – l’ordre nazi. 

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Spécialiste du monde militaire, l’Américaine Annie Jacobsen a monté un scénario jugé crédible de l’apocalypse nucléaire qui risque de se produire, reléguant nos autres sujets d’anxiété au rang de peccadilles. Au terme de douzaines d’entretiens avec des hauts gradés, elle expose l’engrenage infernal que pourrait provoquer un coup de folie de Kim Jong-un. En deux mots : il envoie une bordée de missiles nucléaires intercontinentaux (qu’il possède effectivement) sur les États-Unis. Ceux-ci les détectent et envoient des contre-missiles mais ils ratent leurs cibles. Le Pentagone est annihilé, en quelques secondes un million de personnes meurent ou s’enflamment. Paniqués, les États-Unis ripostent, entraînant l’intervention de la Russie et une guerre nucléaire globale, laissant des centaines de millions de morts et créant un durable hiver nucléaire. 

Si le scénario est jugé crédible par ceux qui ont lu le livre, c’est que la doctrine de la dissuasion nucléaire est fondée à tort sur la croyance en la rationalité des acteurs, écrit par exemple Tim Hornyak dans la très britannique Literary Review. Comme l’Histoire le montre à l’envi, cette croyance est absurde. Or les États-Unis et la Russie maintiennent en état d’alerte des centaines de missiles nucléaires intercontinentaux et entretiennent de surcroît des centaines d’autres armes nucléaires à bord de leurs sous-marins et avions, qui peuvent être lancés en quelques minutes. Les États-Unis projettent de consacrer 1,5 trillion de dollars à la modernisation de son arsenal.Une traduction doit paraître à l’automne prochain chez Denoël.

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Les huit traducteurs de leur idole, une célébrissime romancière polonaise, arrivent à sa maison aux abords de la forêt de Bialowieza, en Pologne, pour travailler sur son dernier livre, Szara eminencja (« éminence grise »). La maison est « une merveille de jigoku-gumi, un chef-d’œuvre en trois étages de chêne vierge ondulant ». Le jigoku-gumi (littéralement « enfer entrelacé ») est une technique de construction sophistiquée, entremêlant des tiges de bois, sans clou ni colle. Mais voilà que la romancière se conduit de façon étrange, les entraînant dans la forêt où elle leur distribue de bizarres jetons rituels, flirtant ouvertement avec le dernier venu de ses traducteurs, un Suédois. Après quoi elle disparaît, laissant un email contenant son manuscrit, avec pour objet : « Ne pas ouvrir ».

La suite, résume Jonathan Gibbs dans le Times Literary Supplement, s’enroule autour du mystère de la disparition de Rey, qu’il s’agit de retrouver, et des tensions qui montent dans la maison entre les traducteurs, qui « régressent vers une sorte d’adolescence braillarde », alcool, sexe et commérages à l’appui.

Le récit est rédigé par l’une des traductrices, une Espagnole, puis est traduit par une Anglaise. Jennyfer Croft, l’auteure de ce roman en jeu de miroirs, est elle-même une célèbre traductrice dans le monde anglophone, notamment d’Olga Tokarczuk, la prix Nobel polonaise. Elle a publié un premier roman en espagnol, qu’elle a ensuite retravaillé en anglais. Jonathan Gibbs se sent un peu perdu, dit que cela lui fait penser à Nabokov puis à Orwell, et décide qu’il lui faut le relire…

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Harcelée par ses jeunes collègues pour ses opinions jugées non conformes, Nellie Bowles a quitté The New York Times pour rejoindre son épouse Bari Weiss, qui avait elle-même quitté le quotidien new-yorkais, où elle contribuait à diriger la section « idées », pour fonder un média ostensiblement non conformiste, The Free Press. Elle décrit ainsi ses tourmenteurs : « Leurs conceptions politiques sont construites sur l’idée que les gens sont profondément bons, mais dénaturés par le capitalisme, le colonialisme, la blancheur et l’hétéronormativité […]. La police peut être abolie, parce que les gens sont sympas et – une fois sauvés de la pauvreté et du racisme – ne feront de mal à personne. Les drogués sans domicile peuvent créer des communautés durables dans les jardins publics parce qu’ils partageront aimablement l’espace avec les familles locales […]. Les enfants éprouvant une dysphorie de genre recevront les interventions médicales qu’ils réclament, parce que ces enfants se connaissent eux-mêmes parfaitement. » Dans ce livre au ton « souvent sardonique », écrit Jonathan Kay sur le site Quillette, elle analyse après bien d’autres les curiosités du wokisme dans la société américaine. Sans surprise, l’ouvrage a été vilipendé par les médias de gauche. Dans The Guardianl’essayiste Charles Kaiser, par ailleurs auteur d’une histoire appréciée de la famille Boulloche dans la Résistance (traduit au Seuil), estime qu’elle est « la preuve vivante qu’elle est complètement incapable de changer son approche de la profession ». Il en donne quelques exemples à ses yeux révélateurs, comme cette description des femmes trans : « Les meilleures, les plus hardies et les plus farouches des féministes », qui jugent qu’« être une femme est, en règle générale, dégoûtant ». 

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Lorsqu’on songe aux débuts de l’histoire du livre, le premier nom qui vient à l’esprit est celui de Johannes Gutenberg, l’artisan qui, à Mayence, aux alentours de 1450, inventa la presse à imprimer et perfectionna la technique des caractères mobiles métalliques apparue en Asie deux siècles auparavant. Une autre figure de premier plan, moins célèbre mais tout aussi remarquable, est celle de l’imprimeur et éditeur anversois Christophe Plantin (Christoffel Plantijn en néerlandais). Français d’origine, Plantin s’établit en 1549 à Anvers, qui était alors une des villes les plus peuplées et le foyer commercial le plus important d’Europe. L’imprimerie qu’il y créa devint rapidement l’entreprise de ce type la plus prestigieuse du continent. Il n’a rien inventé. Mais en combinant les talents et les ressources techniques disponibles à son époque et en appliquant à la production de l’écrit et sa diffusion l’esprit et les méthodes du capitalisme commercial alors en plein essor, il a jeté les bases de l’imprimerie et de l’édition modernes. 

Prise dans les remous des guerres de religion, les conséquences de la Réforme et de la Contre-Réforme et les conflits entre la monarchie espagnole et ses provinces des Pays-Bas, sa vie a été mouvementée. En 2014, Sandra Langereis la racontait dans un ouvrage très documenté qui fut salué par la critique et les historiens. Elle en publie aujourd’hui une nouvelle édition, revue à la lumière des résultats des recherches qu’elle a menées entretemps sur les trois traductions de la Bible par, respectivement, Luther, le théologien hollandais Geert Groote et Érasme, pour préparer une biographie de ce dernier.    

On a conservé quelque 1500 lettres de Plantin ou adressées à lui. Grâce aux siennes et à ce que l’on connaît de son comportement professionnel et de sa vie privée, on peut se faire une certaine idée de sa personnalité. C’était à l’évidence un homme doté d’une grande force de caractère et d’une volonté de fer, extrêmement déterminé et opiniâtre, dur en affaires, mais capable de beaucoup de souplesse pour atteindre ses objectifs, n’hésitant pas à recourir à la flatterie lorsque c’était nécessaire. Les portraits qu’on a de lui, dont un par Rubens, montrent un homme au visage mince et austère orné de la courte barbe en pointe à la mode à l’époque, avec un nez puissant et un regard pénétrant. Benito Arias, dit Montanus, l’érudit espagnol qui supervisa la réalisation de son ouvrage le plus célèbre, la Bible polyglotte, disait de lui : « Cet homme n’est pas de ce monde ; tout est esprit chez lui ; il ne mange pas, ne boit pas, ne dort pas. » Possédant une foi profonde, de tempérament conservateur, il était très attaché à sa famille, qu’il dirigeait en patriarche. Ses qualités personnelles et son sens des affaires lui ont permis de survivre en des temps agités et dangereux, de se relever chaque fois que les circonstances l’abattaient. Il a créé et géré avec une efficacité peu commune la première véritable entreprise proto-industrielle dans le domaine de l’imprimerie et de l’édition. 

Né près de Tours aux environs de 1520, Plantin perdit très tôt sa mère, victime de la peste qui restait endémique en Europe après la terrible épidémie du XIVe siècle. Avant d’arriver à Anvers, il était passé par Lyon, Paris et Caen, parcours au cours duquel il avait étudié le latin et appris le métier de relieur. À Paris, il s’était fait un réseau de relations qui allait lui être très utile tout au long de sa carrière. À Caen, il avait rencontré celle qui allait devenir sa femme. Il l’épousa en 1545 et elle lui donna de nombreux enfants. Cinq filles survécurent jusqu’à l’âge adulte. Toutes travailleront pour lui, notamment en corrigeant dès leur plus jeune âge les épreuves des livres qu’il imprimait, qu’elles pouvaient lire parce qu’il avait veillé à ce qu’elles étudient les langues. Deux d’entre elles, Martine et Catharine, s’occuperont du commerce de produits vestimentaires de luxe – le lin, la soie mais surtout la dentelle – avec lequel il se lança dans les affaires à Anvers et qu’il maintint toujours à côté de ses activités d’impression et d’édition, pour survivre dans les moments de mauvaise conjoncture et lorsque les commandes baissaient.  

Devenu citoyen d’Anvers, officiellement enregistré, d’abord comme relieur, ensuite comme imprimeur, il ouvrit en 1555 sa propre officine qui prit très rapidement de l’ampleur. Le nombre de presses qu’il utilisait s’accrut continuellement. Au pic de ses activités, il en possédait plus d’une vingtaine, et son entreprise employait une soixantaine de personnes. Sandra Langereis consacre tout un chapitre à la description des techniques d’impression utilisées au XVIe siècle (les presses, les encres, les multiples polices de caractères de plusieurs alphabets, les poinçons et les matrices pour les fabriquer, les plaques en cuivre gravées pour les dessins et l’ornementation des pages), ainsi que du fonctionnement de l’imprimerie elle-même : les différents corps de métier auxquels il faisait appel (ouvriers chargés de la composition, relecteurs, correcteurs, traducteurs), l’art qu’il avait de se procurer les meilleurs papiers et les polices de caractères les plus élégantes, comme celles de Garamond, encore utilisée aujourd’hui et restée un modèle pour tous les caractères romains. Le rythme de production était très soutenu. L’impression d’une page prenait vingt secondes. À raison de douze ou treize heures quotidiennes, on pouvait atteindre 2500 pages par jour, chiffre qui retombait à 1000 lorsque des encres de couleur étaient également employées. Dans les périodes financièrement difficiles, les ouvriers devaient parfois attendre longtemps avant d’être payés. Plantin baptisa son imprimerie De Gulden Passer (« Le Compas d’Or »). Le logotype était un compas tenu par une main qui pouvait être celle de Dieu, accompagné de la devise « Labor et Constantia » (« Travail et Persévérance ») : le point central figurait la persévérance, le cercle le travail. 

Un des plus fameux exploits éditoriaux de Plantin, dont la réalisation prit plusieurs années, de 1568 à 1573, fut l’impression de l’ouvrage connu sous le nom de Bible polyglotte d’Anvers : une édition en latin, grec, hébreu, araméen et syriaque. L’ensemble comprend huit volumes. Le texte est généralement présenté en colonnes parallèles. Dans le sixième volume, le texte en hébreu est toutefois traduit ligne après ligne en latin, ce qui constitue une véritable prouesse typographique. Plantin pensait qu’un ouvrage de ce type était de nature à apaiser les esprits qui, en pleine guerre de religion, se déchiraient autour des versions de la Bible. Mais il obéissait aussi à d’autres motivations. Soupçonné de sympathies calvinistes, pour prouver sa loyauté envers le catholicisme il avait proposé à Philippe II d’Espagne, souverain des Pays-Bas, de commanditer l’entreprise. Le roi accepta, demanda qu’on imprime pour lui plusieurs exemplaires de luxe sur parchemin mais se révéla un très mauvais payeur. 

Le titre de la biographie de Sandra Langereis, De Woordenaar, qu’on pourrait traduire par « l’artisan des mots », fait référence à une autre contribution importante de Plantin. En 1562, il publia un dictionnaire quadrilingue latin, grec, français et néerlandais et, en 1573, un dictionnaire explicatif du néerlandais (titre français : Thresor du langage Bas-alman dict vulgairement Flameng). Plantin lui-même correspondait en français et en latin et ne maîtrisa jamais qu’imparfaitement le néerlandais. Mais ces deux ouvrages s’avérèrent déterminants dans l’histoire de cette langue, notamment parce que c’est sur eux que s’appuyèrent les rédacteurs de la Bible des États, qui joua dans la formation du néerlandais un rôle comparable à celui de la King James Bible pour l’anglais et la Bible de Luther pour l’allemand. Il ne s’agit là que de deux exemples particulièrement notables au sein d’une production extraordinairement abondante et variée. Des presses du Gulden Passer sortirent bien d’autres ouvrages prestigieux ou particulièrement complexes et délicats à fabriquer : 600 exemplaires de planches anatomiques de Vésale, l’atlas géographique d’Abraham Ortelius, des écrits du mathématicien Simon Stevin et de l’humaniste Juste Lipse, notamment. 

Dans l’Europe du XVIe siècle, imprimeur n’était pas un métier paisible et de tout repos. Les publications étaient soumises à la censure religieuse et politique et on risquait même sa vie : en 1545, Jacob van Liesvelt fut exécuté à Anvers pour avoir imprimé une version en néerlandais de la Bible de Luther. Plantin échappa toujours à ce sort grâce à sa prudence et son opportunisme. Durant les années où le duc d’Albe exerçait impitoyablement son pouvoir sur les 17 Provinces, il imprima l’index des livres interdits par l’Église, dans lequel figurait paradoxalement un livre sorti de ses propres presses. Mais il lui arriva aussi de travailler pour les calvinistes. Après le concile de Trente, ses affaires fleurirent parce qu’il s’était vu confier l’impression des missels, bréviaires et psautiers conformes aux nouvelles recommandations de l’Église catholique. 

Les conflits politico-religieux qui ravagèrent les Pays-Bas ne furent pourtant pas sans conséquences pour lui. À quatre reprises, il fit quasiment faillite : en 1562 après la persécution des hérétiques, en 1566 lors de la vague iconoclaste (il se transporta à Paris mais ses amis rachetèrent ses machines et il les leur racheta), en 1576 en conséquence de la « Furie espagnole », le sac d’Anvers par les troupes de Philippe II (il se replia sur Leyde), et en 1585 lors de la chute d’Anvers face aux mêmes soldats espagnols. Mais chaque fois il reconstitua ses ateliers et ce qui était devenu un véritable empire d’envergure mondiale : ses missels se retrouvaient en Amérique du Sud, sa Bible en hébreu à Fez, Marrakech et Alger, et un exemplaire de sa Bible polyglotte atteint même la Cité interdite de Pékin. En 1589, il mourait en bon chrétien après avoir confié par testament la gestion du Gulden Passer à un de ses gendres, Jan Moerentorff, dit Moretus. Restée dans les mains de la famille, l’entreprise poursuivit ses activités jusqu’à la fin du XIXsiècle. Ses anciens locaux sont aujourd’hui le Musée Plantin-Moretus où l’on peut notamment admirer, exceptionnellement bien conservées, des presses d’imprimerie vieilles de 400 ans, mises en service quelques années seulement après la mort de Christophe Plantin.

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Oser faire preuve d’optimisme sur l’avenir de la planète est trop souvent l’affaire de vieux briscards, du genre du regretté Hans Rosling, né en 1948, ou de Steven Koonin, né en 1951. Un peu moins vieux sont Matt Ridley, né en 1958, ou Bjorn Lomborg, né en 1965. La grande exception est désormais la Britannique Hannah Ritchie, née en 1993. Elle en connaît un bout, étant rédactrice en chef adjointe de Our World in Data, le plus efficace des sites compilant les données statistiques sur le monde contemporain. Elle critique vigoureusement les oiseaux de malheur, qui « font plus de mal que de bien », car ils nous laissent plus ou moins paralysés, approuve dans la Literary Review Justin Mundy, président fondateur du Sustainable Land Management. 

Ritchie liste quelques-uns des indicateurs les plus positifs : les habitants des pays pauvres qui souffrent de sous-alimentation sont passés de 35 % à 13 % en 45 ans ; le nombre de morts dus aux catastrophes naturelles a été divisé par dix au XXe siècle ; les émissions de CO2 par tête baissent dans les pays riches et ont cessé de croître globalement ; la part du sol consacrée à l’agriculture a cessé de croître ou est sur le point de le faire, ce qui va permettre de mieux préserver la forêt et la biodiversité. 

Comme beaucoup de femmes de sa génération, Ritchie est végétarienne et sur le plan de l’alimentation elle continue de sonner le tocsin : « l’agriculture est responsable de 25 % des émissions de carbone, utilise 46 % de la surface habitable, est responsable de 70 % de la ponction d’eau douce et est la principale cause de la perte de biodiversité », confirme Justin Mundy.

Des efforts considérables restent à engager, mais « il demeure possible d’aboutir à une planète soutenable », écrit Uma Mahadevan-Dasgupta dans The Hindu. Dans The Guardianla journaliste Bibi van der Zee voit malgré tout chez Hannah Ritchie une certaine dose de naïveté, par exemple quand elle écrit : « Il suffirait de mettre un prix sur le carbone et de s’assurer que les riches paient le plus ».

[post_title] => Ce n’est pas la fin du monde [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ce-nest-pas-la-fin-du-monde [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-06-27 14:07:56 [post_modified_gmt] => 2024-06-27 14:07:56 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130004 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Carl Elliott sait de quoi il parle. Médecin et bioéthicien à l’université du Minnesota, il a enquêté sur le suicide d’un patient enrôlé dans un essai clinique pour un antipsychotique dans sa propre institution, puis dénoncé ce qui s’est révélé être un scandale imputable à une collusion entre l’industrie pharmaceutique et un laboratoire universitaire. Mais au lieu d’être remercié et valorisé, « il s’est trouvé de plus en plus ostracisé et marginalisé », écrit le bioéthicien de Harvard J. Wesley Boyd dans l’Indian Journal of Medical Ethics.

Dans son livre, Elliott revient sur un certain nombre de scandales de ce type, depuis le cas bien connu de l’étude Tuskegee, dans laquelle des douzaines de Noirs syphilitiques ont été laissés sans soins pour étudier la progression de la maladie, jusqu’à celui de l’Institut Karolinska en Suède, où un chirurgien en vue a implanté frauduleusement des trachées artificielles entre 2011 et 2016. 

Il montre que dans la plupart des cas le lanceur d’alerte a été comme lui-même ostracisé, au point parfois de perdre son emploi, de tomber dans la misère et de voir sa vie de famille détruite. Ce n’est pas seulement « une institution corrompue » qu’ils ont affrontée, mais « une culture qui préfère le silence à la dissension », écrit J. Wesley Boyd.

Ce qu’Elliott met en évidence, c’est « l’ahurissante résistance des institutions à réagir face à des abus parfaitement établis, à commencer par la réticence des organes de supervision à exercer leurs responsabilités », écrit dans la revue Science C. Fred Alford, un spécialiste de la gouvernance. Au-delà, Elliott s’interroge sur la propension des organisations à, selon ses termes, « créer un monde social dans lequel des choix moraux désastreux paraissent normaux et intelligents ».

Les instances chargées de la bioéthique gardent elles-mêmes le silence. « Au lieu d’être des chiens de garde, elles se comportent souvent en chiens d’exposition », écrit J. Wesley Boyd : elles sont là pour la galerie, sans plus.

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Et si l’antisémitisme en Europe était aussi une affaire de fluides, de substances (et de gaz) corporels ? C’est ce qui ressort de la brillante étude consacrée par l’historien américain Ivan G. Marcus au traitement des juifs ashkénazes en Europe du Nord après la première croisade (1096–1099). De façon soudaine, après quelques siècles de coexistence pacifique et profitable (notamment sous Charlemagne), on s’est mis à accuser les juifs, devenus très nombreux, de tous les péchés d’Israël. Pourquoi être allé combattre les mécréants à Jérusalem et avoir laissé les meurtriers de Jésus-Christ prospérer tranquillement à domicile en Europe ? Non seulement la vieille imputation de déicide a commencé à être réitérée, mais on s’est mis à soupçonner les juifs de poursuivre leur penchant pour les rituels sanglants en sacrifiant des enfants chrétiens. Plusieurs affaires effroyables ont vu le jour, notamment à Lincoln, en Angleterre, où un juif a fini par avouer – sous la torture et moyennant de fausses promesses – avoir crucifié un jeune garçon, Hugues, et enfoui son cadavre sous des excréments. On a également émis d’autres accusations, regroupées sous la catégorie « blasphème de latrines » : les juifs profanent des hosties à l’aide de toutes les substances corporelles disponibles, ils propulsent leurs flatulences en direction de la croix du Christ, ils placent des statues de saints dans les lieux d’aisance, ils empoisonnent les puits avec leurs déjections… En fait, ces attaques extravagantes contre le « juif imaginaire » avaient souvent des visées financières, car elles permettaient d’expulser les juifs tout en s’emparant de leurs biens, comme l’a fait Philippe le Bel avec son très mal nommé « don de joyeux avènement ». Cependant, devant ce déferlement de haine, les juifs ne sont pas restés inertes. Bien au contraire, comme le montre Ivan G. Marcus, ils ont rétorqué par des profanations voire des provocations avérées qui ont bien sûr stimulé cet antisémitisme émergent (par exemple manger des hosties avec des versets de la Torah inscrits dessus). Cet antisémitisme-là est-il comparable à celui du XXe siècle ? Non, selon Hannah Arendt, « pour qui l’antisémitisme médiéval et l’antisémitisme actuel sont fondamentalement distincts en raison de la différence des contextes religieux », commente Christopher Akers dans The Spectator. Mais aujourd’hui, continue le journaliste, une certaine propagande antisémite en Grande-Bretagne n’accuse-t-elle pas encore les juifs d’assouvir leur goût atavique du sang en bombardant Gaza sans merci ? Un politicien anglais, Azhar Ali, ne va-t-il pas jusqu’à soutenir que les Israéliens auraient volontairement suscité la tragédie du 7 octobre afin d’éliminer un maximum de Palestiniens ? Et sur Internet ne trouve-t-on pas des gens pour propager la rumeur que les Israéliens profiteraient du massacre pour prélever les organes de leurs victimes ? Les circonstances changent, oui ; mais certaines thématiques antisémites semblent n’avoir guère évolué depuis le Moyen Âge.

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Quand Kafka se mit à sa table à la mi-août 1914, deux mois après le début de la guerre et dans le sillage de l’abandon de ses fiançailles avec Felice Bauer, il rédigea le premier et le dernier chapitre du Procès. Le premier s’ouvre par l’annonce de l’arrestation de Joseph K. qui « n’avait rien fait de mal », le dernier s’achève par son exécution, « “Comme un chien !”, dit-il ». Il s’employa plusieurs années à rédiger les chapitres intermédiaires, sans parvenir à en achever aucun. Le livre lu jusqu’à récemment est le résultat d’une compilation de son ami Max Brod, « faite à partir d’un nombre considérable de fragments, de feuilles séparées et de textes tirés de ses carnets », écrit Karen Leeder à l’occasion de la parution en Allemagne d’une nouvelle édition contextualisée due au grand biographe de Kafka Reiner Stach, dont Books s’est plusieurs fois fait l’écho.

L’éditeur Fischer a sorti en 1990 une édition critique dans laquelle l’ordre des chapitres est modifié. Une édition en facsimilé a suivi, réalisée par Roland Reuss, qui permet au lecteur de suivre l’évolution de l’œuvre au fur et à mesure de sa réalisation, avec tous les repentirs de l’auteur ; Reuss abandonne toute idée d’ordonner les chapitres. 

Stach exploite ces travaux tout en reprenant l’ordre des chapitres instauré par l’édition Fischer. Son apport tient surtout aux quelque 150 pages de « contexte » qu’il ajoute, écrit Karen Leeder, professeure de littérature allemande à Oxford, qui s’exprime dans le Times Literary Supplement. Il souligne l’humour de Kafka, dont le héros, par exemple, présente son permis de conduire un vélo comme preuve de son identité. La dernière phrase du roman a été réécrite maintes fois, de façon obsessionnelle, avant d’aboutir à sa version finale : « “Comme un chien !” dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre. »

[post_title] => Le dur labeur du Procès [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-dur-labeur-du-proces [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-06-27 14:31:05 [post_modified_gmt] => 2024-06-27 14:31:05 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129995 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Tout le monde peut décrire les circonstances dans lesquelles il a vu en direct les premiers pas de Neil Armstrong sur la Lune, en 1969. Aux États-Unis, beaucoup se souviennent de même de l’endroit où ils se trouvaient lorsqu’ils ont appris, le 28 janvier 1986, que la navette spatiale Challenger s’était désintégrée 73 secondes après son lancement. Dans ce pays, le tragique accident s’est en effet gravé dans les mémoires, parce qu’il a provoqué un véritable traumatisme. Un des objectifs de la mission était de réveiller l’intérêt pour les vols spatiaux habités, qui s’était peu à peu amenuisé avec la fin de l’aventure héroïque du programme Apollo et la mise en service des navettes spatiales réutilisables. Pour cette raison, parmi les membres de l’équipage figurait une enseignante, Christa McAuliffe. Elle inaugurait un programme d’envoi de professeurs en orbite qui visait à sensibiliser les jeunes aux métiers de l’espace et, plus généralement, à encourager l’étude des sciences et des mathématiques. Sa présence mit la mission au centre de l’attention du public. 

Assez rapidement, la cause technique directe du désastre fut identifiée. Un des joints du propulseur à combustible solide droit avait laissé passer un jet de gaz à plusieurs milliers de degrés en direction de la paroi de l’énorme réservoir extérieur d’oxygène et d’hydrogène liquides. La destruction de ce réservoir entraîna la dislocation de la navette et la chute à grande vitesse de l’habitacle contenant l’équipage dans l’océan. Aucun de ses membres ne survécut. La question de l’étanchéité des joints faisait depuis de longues années l’objet de sérieuses préoccupations de la part des ingénieurs de la firme fabricant les propulseurs. Certains d’entre eux avaient exprimé des doutes au sujet de l’opportunité de procéder au lancement en raison des effets possibles sur ces joints du froid intense sur le pas de tir ce jour-là. Comment en est-on arrivé à sous-estimer ainsi le risque de désastre et à décider de ne pas reporter le lancement ? Pour répondre à ces questions, Adam Higginbotham a choisi la forme du récit. 

L’idée d’un véhicule spatial réutilisable est antérieure à la création de la NASA. Conçue dans un contexte militaire, elle se concrétisa tout d’abord sous la forme du programme d’avion hypersonique expérimental X-15, avant d’être pleinement mise en œuvre pour assurer la succession du programme Apollo. Le concept de navette initialement proposé prévoyait l’attelage de deux véhicules pilotés réutilisables destinés à revenir tous deux sur terre : un lanceur se présentant sous la forme d’une sorte de gros avion et un plus petit véhicule placé sur orbite. Pour des raisons de coût, l’idée fut abandonnée. Pour mettre sur orbite le second véhicule, il fut décidé de recourir à la combinaison de deux formes de propulsion : celle assurée par les moteurs de la navette elle-même, alimentés par un réservoir extérieur appelé à se détruire après usage, et celle fournie par deux propulseurs réutilisables (récupérés dans l’océan), dits « d’appoint », mais qui produisaient en réalité l’essentiel de la poussée nécessaire pour arracher la navette à l’attraction terrestre. Pour des raisons techniques et, à nouveau, de coût, le choix se porta sur des propulseurs à combustible solide (un mélange de poudre d’aluminium et de perchlorate d’ammonium). Contrairement à celle qui a lieu dans un moteur à combustible liquide, la combustion, dans des propulseurs de ce genre, ne peut être ni modulée ni arrêtée. Une fois allumé, le mélange brûle jusqu’à épuisement du combustible. Pour cette raison, Wernher von Braun, le père des fusées Saturn du programme Apollo, a toujours trouvé ce dispositif trop dangereux pour être utilisé pour des vols habités. 

Au mois d’avril 1981, la première navette spatiale, Columbia, était lancée avec succès. Tout en décrivant le processus de diversification progressive des équipages, avec les premiers recrutements d’astronautes d’origine civile, noirs et féminins, Adam Higginbotham évoque les problèmes techniques auxquels les ingénieurs ne cessèrent de se trouver confrontés au fil des lancements. Un des plus préoccupants était la détérioration de certains joints entre les différents segments des propulseurs d’appoint, qui montraient des traces de suie et de brûlure. Pour garantir leur étanchéité, un système de doubles joints fut conçu. Apparemment sous contrôle, le problème se représentait toutefois régulièrement. On découvrit la sensibilité des joints à la température. Qu’ils conservent leurs propriétés d’élasticité était crucial. Durant quelques millisecondes, sous l’effet de la formidable poussée, les segments des propulseurs se séparaient imperceptiblement, et le joint, comprimé dans une gouttière, devait pouvoir se dilater pour combler la minuscule fente ainsi créée.   

Quelques heures avant le lancement de Challenger, les inquiétudes de certains ingénieurs, plus particulièrement du mieux informé du problème, Roger Boisjoly, étaient à leur comble. Durant la nuit, exceptionnellement, il avait gelé en Floride au point que des stalactites de glace s’étaient formés sur la rampe de lancement. Un des épisodes les plus dramatiques du livre est le récit d’une réunion en téléconférence qui eut lieu quelques heures avant le lancement. Elle réunissait les ingénieurs et la direction de la société Morton Thiokol, qui fabriquait les propulseurs, et certains responsables du Marshall Space Center Flight Center de la NASA. Les ingénieurs estimaient très risqué de procéder au lancement. Mal préparés, incapables d’avancer à l’appui de leurs craintes des arguments décisifs, ils ne réussirent à convaincre ni la NASA ni leur propre direction, qui finit par donner son accord, malgré l’opposition du directeur du projet de propulseurs, Allan McDonald. 

Un second épisode saisissant est le compte rendu des séances de la commission d’enquête mise en place après la catastrophe à la demande de Ronald Reagan. Consciente du risque politique associé à une enquête purement interne, la Maison-Blanche avait préféré confier le travail d’investigation à des personnalités extérieures, sous la direction de l’ancien secrétaire d’État William Rogers. Trois moments forts de ces travaux furent les auditions de Roger Boisjoly et Allan McDonald, ainsi que la démonstration de la sensibilité des joints à la température à laquelle se livra le physicien Richard Feynman en plongeant devant les caméras de télévision un fragment de joint dans un verre d’eau glacée. Si spectaculaire qu’elle fût (physicien de génie, Feynman était à sa manière un homme de spectacle), cette expérience, qui frappa les esprits mais n’apprenait pas grand-chose, ne représente pas la part la plus substantielle de sa contribution au travail de la Commission Rogers. Pour l’essentiel, le mérite de Feynman est d’avoir mis en lumière le degré auquel les administrateurs de la NASA comprenaient mal des notions comme celle de facteur de sécurité, et à quel point ils sous-estimaient les risques d’accident : plusieurs ordres de grandeur en dessous des estimations des ingénieurs. Résolu à faire toute la lumière sur les causes de l’accident (lorsqu’il constata que les responsables de la NASA avaient menti lors de leur audition, il fut outré), William Rogers n’en était pas moins soucieux de ne pas mettre en danger l’avenir de la NASA. Il demanda donc à Feynman de garder ses observations pour une annexe au rapport. Ce qu’il fit, concluant son propos par une formule rapidement devenue célèbre : « Pour qu’un projet technologique soit un succès, la réalité doit primer sur les relations publiques, car on ne trompe pas la nature ».  

Dans les dernières pages du livre, Higginbotham montre comment on arriva à la conclusion que les astronautes, contrairement à ce qui avait été cru dans un premier temps, n’étaient pas morts instantanément, et que certains d’entre eux au moins étaient sans doute restés en vie et conscients jusqu’à l’écrasement de l’habitacle à la surface de l’océan.  

Après une courte interruption, le programme de lancement des navettes reprit. De nouvelles versions des propulseurs furent mises au point, les règles de sécurité et les procédures de décision de la NASA furent revues. Plusieurs dizaines de missions eurent lieu sans problème. Mais le 1er février 2003, au cours de la phase de rentrée, la navette Columbia se désintégrait, entraînant la mort de ses sept astronautes. Lors du lancement, un morceau de la couche de mousse isolant le réservoir extérieur s’était détaché, endommageant gravement certaines des tuiles protégeant la carlingue de la chaleur intense engendrée par la pénétration à grande vitesse dans l’atmosphère. À nouveau, à l’origine de l’accident se trouvait un problème connu (ce n’était pas la première fois qu’un tel incident se produisait), et les risques avaient été sous-estimés. 

En 1996, la sociologue des sciences Diane Vaughan publiait une étude sur le lancement de Challenger et les causes de l’accident de la navette. Très bien documenté, son livre souffre de défauts opposés à ceux de l’ouvrage d’Higginbotham. Parce que son récit est centré sur les protagonistes, y compris les astronautes, ce dernier recourt parfois inutilement à des procédés de la littérature de fiction. À l’inverse, Diane Vaughan alourdit son exposé de références savantes et de développements théoriques. Conçue en opposition explicite aux conclusions de la Commission Rogers et celles d’un rapport d’une commission du Congrès, son analyse a la vertu de mettre en lumière les causes structurelles de l’accident. Celui-ci, soutient-elle, ne peut pas être attribué à la violation délibérée et consciente des règles de sécurité et des procédures de décision. Il est le produit de facteurs liés au fonctionnement même de l’organisation : la « normalisation de la déviance », qui étend de plus en plus le champ du « risque acceptable », une culture de la production basée sur une confiance excessive dans les normes et les procédures, et une habitude de secret qui contrarie la circulation de l’information. 

Sans employer ce vocabulaire sociologique, Adam Higginbotham met lui aussi en évidence certains facteurs structurels à l’origine de l’accident : la contrainte créée par la nécessité de mettre en œuvre le programme avec moins de la moitié du budget prévu, la recherche éperdue du soutien populaire et de celui du Congrès grâce à des exploits spectaculaires, l’aveuglement suscité par les succès passés en dépit des problèmes techniques, l’hubris conduisant à envisager un calendrier trop ambitieux et irréaliste. Mais il n’évacue pas complètement les aspects de responsabilité individuelle. Au bout du compte, quelqu’un a pris la responsabilité d’autoriser le lancement. Higginbotham met particulièrement en cause deux personnes : Bob Lund, un des quatre vice-présidents de Morton Thiokol, qui, sous la pression de ses collègues, finit par marquer son accord, et surtout Larry Molloy, le responsable du projet de propulseurs à la NASA, dont l’intervention lors de la téléconférence eut pour effet de décider Morton Thiokol à renverser sa position. Jamais par après Molloy ne reconnut une quelconque responsabilité dans l’accident. D’autres, parmi les ingénieurs, eurent le courage de risquer leur réputation et leur carrière. 

Des catastrophes de ce type seront toujours possibles, affirme Diane Vaughan, parce que dans des organisations aussi complexes que la NASA des erreurs se produisent  inévitablement. Adam Higginbotham est moins pessimiste. Si l’équipage de la navette Columbia a péri en 2003, remarque-t-il dans un entretien, c’est parce que la culture de la sécurité qui s’était établie suite à l’accident de Challenger dix-sept ans plus tôt s’était perdue avec le renouvellement du personnel. Une chose est sûre. Compte tenu de l’hostilité de l’environnement spatial à la vie et de la complexité des systèmes technologiques nécessaires pour y accéder, les vols spatiaux habités resteront toujours des entreprises extraordinairement aventureuses, coûteuses et risquées.   

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