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Mai 2020. À pas de loup, la France sort du confinement – le premier, l’historique, celui qui a figé le tic-tac mondial et stupéfié l’humanité. Dans l’entrebâillure des restrictions, la vie hésite. Les commerces sont semi-déserts, les cafés encore fermés, les bureaux quasi vacants, les déplacements contrôlés. C’est à ce moment-là, à la jointure de l’anormal et du normal, que Frédéric Stucin, 43 ans, prend la route avec son matériel de photographe – et sa carte de presse, car il faut bien un laissez-passer. Direction la Seine, qu’il suivra jusqu’à sa source, à 260 kilomètres de son domicile. En chemin, il fera bien sûr des photos – c’est son métier – et des rencontres. Voilà les faits. Ils présagent d’un reportage centré sur le quotidien d’une ruralité engourdie par la pandémie. Ils sont trompeurs. Comme dans l’univers du polar tant aimé du photographe, la vérité est ailleurs.

Au commencement de ce qui donnera lieu à un livre magnifique et troublant, il y a les mantras du « monde d’après » : il faut « se mettre au vert », « faire un retour aux sources », « renouer avec une vie saine ». « On entendait cela tout le temps, explique Frédéric Stucin. Alors j’ai décidé de prendre les mots au pied de la lettre. Je suis parisien, mon fleuve, c’est la Seine. J’allais donc remonter à sa source jusqu’à cette bourgade si bien nommée Source-Seine, car j’y entends “source saine”. » Il part donc, l’œil aux aguets, avec pour viatique une brassée de métaphores, un ballot de mots. Nulle surprise, donc, si le monde qu’il fera jaillir des 43 clichés de La Source est déréalisé, fantomatique. « Nous sommes les héros discrets d’une histoire que nous rêvons », murmure en écho l’écrivaine Marie NDiaye dans le beau texte qui accompagne l’album.

« Rien n’est documentaire, tout est triché ici », s’amuse Stucin. Ainsi, l’ordre des photos ne suit en rien la remontée du fleuve. Les boutiques fermées, rideaux baissés, cafés désertés ne sont que les singeries d’une France sinistrée : « En réalité, le confinement était tout juste allégé, la vie encore à l’arrêt. Et cette boulangerie qui cède son bail, elle n’est pas en faillite, elle a simplement déménagé plus loin, sur la départementale, où elle prospère… » Enfin, il y a cette lumière qui semble émaner du fleuve, noyer le monde séquanien dans un entre-deux-eaux. Elle est l’effet d’un flash déclenché en plein jour doublé d’un usage très patient de la lumière naturelle. « J’utilise un appareil moyen format, lourd, que je pose sur un trépied, comme si je travaillais en argentique. Je prends mon temps, j’ai attendu parfois une heure qu’un nuage estompe un rayon de soleil. »

Ce faisant, Stucin met littéralement l’univers « au vert », mais pas celui du joli mois de mai. Il a la tonalité hallucinée qui baigne ses films de prédilection, L’Armée des ombres de Melville et L’Homme sans passé de Kaurismäki. Dans La Source, où l’on entre par l’énigmatique porte du Paradise, le temps est suspendu entre le jour et la nuit. On ne sait qui est qui. Pourquoi cette femme arrose-t-elle son jardin dans l’obscurité ? Et que fait cet homme qui émerge de l’eau noire parmi des roseaux ? On perd tous ses repères au fil de cette quête de salut, tels les évadés du Dead Man de Jim Jarmusch, souligne Stucin, qui aime le cinéma pour sa capacité « à faire de la fiction ».

« Je ne crois pas à la volonté d’objectivité de la photo », insiste-t-il. Stucin a fait ses armes en courant après les meetings politiques et les défilés de mode avant d’exceller dans l’art du portrait. Il a immortalisé pour la presse des dizaines de célébrités de tous milieux, d’Isabelle Huppert à Édouard Philippe ou Stromae. Des vues jamais convenues, très construites, qui aiguillonnent l’imagination. « Je crée des trompe-l’œil », dit-il. Un peu comme ceux qu’il a dénichés dans son « retour à la source » – un pré vert avec des jolis moutons blancs peint sur la façade d’un préfabriqué posé sur une aire de parking ? Ce sont là les portraits joyeux d’une ruralité fantasmée. La Source, elle, raconte une ruralité fantastique, inquiétante, comme la pandémie. 

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En 1945, le Japon capitule, ce qui met un terme à l’occupation de Taïwan depuis un demi-siècle. L’île retombe alors dans le giron chinois, mais les tensions entre la population locale et les nouveaux venus de Chine sont telles qu’en 1949, après la proclamation de la République populaire de Chine, Tchang Kaï-chek décrète la loi martiale. L’époque est donc marquée par une crise politique, économique, sociale mais aussi littéraire : tout est à construire pour les écrivains taïwanais, qui doivent oublier le japonais, se réapproprier le chinois, braver la censure et faire entendre une voix chinoise différente de celle du continent. C’est ce que Chu Yu-hsun, écrivain et critique littéraire, donne à voir dans son ouvrage en brossant le portrait de neuf grands auteurs du XXe siècle (comme Lin Hai-yin, Yeh Shih-tao et Chung Chao-cheng, pour ne citer qu’eux). C’est parce qu’il craignait que ces noms, qui ne diront probablement pas grand-chose au lecteur (même si certains ont été traduits en français), tombent dans l’oubli que Chu s’est lancé dans ce projet. Bien plus qu’une biographie commentée ou qu’un manuel d’histoire littéraire, il s’agit, pour la femme de lettres Yang Tsui, d’un « mélange de narration et d’argumentation [dont Chu] est à la fois le scénariste, le réalisateur, le monteur, le critique et le conteur ». Selon la revue Unitas, « soit ces écrivains se sont tus, soit ils sont partis à l’étranger, soit ils ont été emprisonnés ; mais tous ont connu l’oppression et l’exclusion. Derrière ce portrait de groupe, on voit se dessiner le vaste appareil de censure ainsi que les contours d’une époque où l’on parlait encore de “la province de Taiwan” ». 

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En 1973, Roger Deakin, écrivain et écologiste britannique, acquit un corps de ferme en ruine aux abords du petit village de Mellis, dans le Suffolk, et entreprit de le retaper. Il restaura les murs de pierre et refit la toiture. L’une des particularités de la Ferme du Noyer (le nom de sa maison) sont ses douves profondes alimentées par une source souterraine. Elles n’entourent pas la demeure, comme dans un château fort, mais ont été creusées à même la terre en deux lignes à peu près parallèles à l’avant et à l’arrière de la propriété. À l’origine, au XVIe siècle, elles faisaient office de réserve d’eau, de glacière et de signe extérieur de richesse. Au fil du temps, les douves tombèrent en désuétude et se remplirent de feuilles mortes et de racines d’arbres vermoulues. Deakin les fit draguer jusqu’à 3 mètres de profondeur, installa une échelle en bois près d’un saule et se mit à nager régulièrement dans leurs eaux froides et verdâtres. Il acquit ainsi ce qu’il appelait une « perception batracienne du cycle des saisons » et une certaine familiarité avec les créatures qui peuplaient les douves – des libellules aux tritons. Au milieu des années 1990, inspiré par le héros de la nouvelle « Le nageur », de John Cheever 1, qui traverse son quartier résidentiel en allant de piscine en piscine, Deakin entama un voyage aquatique à travers l’Angleterre, le pays de Galles et l’Écosse, se baignant dans les mers, les rivières, les étangs et les lacs. Il consigna son aventure dans un livre, À la nage, qui est devenu un classique du nature writing britannique. Sa prose est sensuelle : « Dans les eaux algueuses de Kimmeridge, je me mêlai aux mulets trop indolents pour bouger. » Et son humour, caustique : une sangsue, observe-t-il, change sans cesse de forme dans l’eau, elle « étire et tord son corps semblable à un bas noir, comme le font les femmes quand elles veulent tester la qualité des collants chez Marks & Spencer ». Le livre est aussi d’une réjouissante érudition : quand Deakin décrit son bain au large de l’île quasiment inhabitée de Jura, dans les Hébrides écossaises, il note que c’est là que George Orwell s’est retiré pour écrire 1984.

À la nage est subtilement politique. Deakin tenait à remettre en question la privatisation d’eaux jadis publiques. « Le droit de se promener librement au bord d’une rivière et de s’y baigner ne devrait pas plus s’acheter ou se vendre que le droit de randonner en montagne ou de nager dans la mer qui borde nos plages », écrit-il. Dans un passage particulièrement marquant, il se dispute avec des gardes forestiers trop zélés lui reprochant de s’être baigné dans un fleuve poissonneux, l’Itchen, qui traverse le terrain d’un pensionnat d’élite : « Je me sentais déjà requinqué par ce bain de première qualité, je me sentis encore mieux après cette mise au point formidable. » Pour Deakin, nager en eaux libres est un acte subversif : une manière de se réapproprier un espace balisé par le capitalisme et de « renouer avec ce qui est ancien et sauvage dans nos îles Britanniques ».

Deakin est mort d’une tumeur au cerveau en 2006. Un an plus tard, la Ferme du Noyer a été rachetée par un couple, Jasmin et Titus Rowlandson, qui a perpétué son combat pour un mode de vie simple et rustique. Il n’y a toujours pas de chauffage central, la maison est chauffée par un poêle Aga et un gigantesque foyer ouvert où l’on fait généralement mijoter le dîner. Depuis l’année dernière, Titus, qui restaure des automobiles de collection dans la grange, et Jasmin, joaillière et peintre, louent à la nuit les deux cabanes de la propriété qu’ils ont rénovées. Début novembre, j’ai pris le train de Londres jusqu’au Suffolk pour nager dans la douve de Deakin. Une pluie diluvienne tombait depuis le matin, ruisselant sur les fenêtres du train tandis qu’il longeait le port d’Ipswich. Le livre de Deakin s’ouvre sur la description extatique d’un bain dans l’une des douves sous une pluie d’été, parmi les gouttes d’eau « semblables à d’étincelantes épingles dressées à la surface ». Ce jour d’automne frileux et humide me semblait considérablement moins enchanteur.

La pluie cessa néanmoins avant que je n’atteigne la Ferme du Noyer, et une lumière rasante et orangée de fin d’après-midi filtra entre les nuages effilochés et les branches nues des arbres détrempés. Après m’être installée dans la cabane que je louais (joliment décorée avec du mobilier d’antan, un poêle à bois et une bibliothèque choisie avec soin), j’enfilai mon maillot de bain, des chaussons et des gants en Néoprène et me dirigeai, la tête haute, vers la douve du jardin. Longue de 20 mètres, sa surface noire et scintillante était parsemée de feuilles mortes comme autant de disques dorés sur un bijou terni. Je descendis l’échelle branlante puis me propulsai dans l’eau, nageant jusqu’à la zone la plus profonde, au milieu de la douve, pour ne pas m’empêtrer dans les algues et les racines qui tapissaient le fond. J’étais transpercée par le froid. Je sentais les muscles de mon dos se contracter. Mes clavicules et mes côtes semblaient prêtes à se briser, et mes orteils et mes doigts commencèrent à s’engourdir, malgré mon équipement sophistiqué. Je fis quelques longueurs, essayant de m’imprégner au mieux de la perception batracienne de Deakin, mais, si je pouvais effectivement m’identifier à une grenouille, c’était à une grenouille qui, à l’inverse de celle de la fable, se trouvait dans une casserole d’eau dont on abaissait doucement la température pour voir si elle est capable d’en sortir avant de mourir congelée.

Malgré le froid – et malgré les deux heures qu’il me fallut pour me réchauffer une fois sortie, bourrant le poêle de bûches et buvant autant de thé que je le pouvais –, ma courte baignade dans la douve fut une expérience merveilleuse. Je me sentais extraordinairement bien. Deakin nageait dans la douve presque tous les jours, sauf quand elle était gelée, et je compris aisément comment il était devenu accro.

Je ne fus pas la seule lectrice de Deakin à me laisser ainsi séduire. À la nage a contribué à l’émergence de ce qu’on appelle désormais en Grande-Bretagne la « nage sauvage », un mouvement dont les adeptes préfèrent patauger brièvement ou crawler inlassablement en plein air plutôt que de faire des longueurs dans une piscine couverte. D’après les derniers chiffres de Sport England, un organisme qui encourage l’activité physique, quelque 500 000 Anglais s’adonnent régulièrement à la nage sauvage – soit presque deux fois plus qu’il y a trois ans. Beaucoup affirment que c’est non seulement amusant, mais aussi bon pour le moral. Les charmes de ce sport peuvent être difficiles à imaginer pour ceux qui associent la natation en plein air au soleil, à l’eau chaude, au sable fin et à un roman de plage à lire sur sa serviette. La Grande-Bretagne abonde en « espace bleu », un terme qu’utilisent, pour décrire les rivières, les étangs et les mers, ceux qui soutiennent qu’y avoir accès est bon pour la santé. Il y a près de 40 000 lacs en Grande-Bretagne, et on estime que personne, au Royaume-Uni, ne se trouve jamais à plus de 100 kilomètres d’un littoral. Mais les eaux britanniques sont incontestablement froides. La température de la mer grimpe rarement au-dessus de 20 °C, et les eaux douces d’Angleterre, qui sont souvent alimentées par des sources souterraines, tendent à être encore plus glaciales. En 2019, à la mi-octobre (période qui marque pour la plupart des gens la fin de la saison de nage en extérieur), la température du Serpentine Lido – un lac de Hyde Park, à Londres, où la baignade est autorisée – est descendue sous la barre des 10 °C. Les nageurs sauvages les plus courageux continuent d’aller y barboter même quand l’eau se retrouve en dessous de 0 °C. Outre une serviette en microfibre et un thermos de thé, ils emportent une hache, pour briser la glace.

La mode de la nage en extérieur a été alimentée, en partie, par Internet. On récolte facilement des likes quand on poste une photo de soi immergé jusqu’à la taille dans l’eau d’un loch inhospitalier. La presse britannique répertorie les meilleurs endroits où aller se baigner en amoureux. The Guardian s’extasiait récemment sur un lac au pied du mont Snowdon, au pays de Galles : « Piquez une tête, et vous nagerez avec des ombles arctiques, une espèce rare de la famille des salmonidés qui existe depuis l’ère glaciaire. »

Dans les librairies britanniques, des rayons entiers sont consacrés à ce sport. Un des guides les plus populaires est « Nage sauvage » 2, de Kate Rew : richement illustré, il regorge de bons plans pour les nageurs qui n’auraient pas de douve à eux. Pourquoi ne pas goûter au lac le plus profond d’Angleterre, Wastwater, dans le Lake District, dont la profondeur équivaut à peu près à la hauteur de Big Ben ? Un nageur s’est fait photographier dans le Blue Lagoon, à Abereiddy, dans le Pembrokeshire, et, en faisant abstraction de sa combinaison de plongée, on pourrait croire que ces eaux turquoise sont celles de la mer Égée.

En 2006, Rew a fondé la Société de nage en plein air, qui compte aujourd’hui près de 80 000 membres. « Nager, c’est comme prendre des vacances condensées, m’a-t-elle dit récemment. C’est comme si on était transporté loin du quotidien, et tout ce qui se passe après ça, c’est du bonus. » Le site de l’association évoque l’éthique du nageur sauvage (« Prenez garde à votre impact sur les autres usagers des eaux, comme les pêcheurs, les plaisanciers ou les oiseaux nicheurs ») et prodigue des conseils de sécurité – que faire, par exemple, quand on se retrouve pris dans des algues (« Ralentissez et tentez la nage du petit chien pour vous extirper délicatement sans donner de coups de pied ni vous débattre »). Rew m’a confié qu’elle n’aime pas avoir froid et qu’elle considère la température des eaux britanniques comme un inconvénient, certes, mais pas forcément rédhi­bitoire : « Bien sûr, ce n’est pas idéal. Le froid peut vous couper le souffle et vous empêcher de rester aussi longtemps que vous le voudriez. Mais on apprend à faire avec. » Elle décrit avec humour ces aficionados de la nage sauvage qui utilisent des synonymes guillerets de l’adjectif « froid », tels que « fortifiant » ou « revigorant », pour donner à leur activité « un côté rassurant plutôt qu’inhibant ».

La nage sauvage se pratique à différents degrés d’implication. Ainsi, pour les triathlètes, nager dans un lac peut être considéré comme un défi supplémentaire dans leur quête de dépassement de soi, un peu comme une piste de VTT très pentue. Tandis que, pour les nageurs plus modestes, une courte baignade automnale dans la mer est une bonne raison de se retrouver autour d’une part de gâteau ou d’un petit verre de whisky une fois l’exploit accompli. « Beaucoup d’amateurs de nage sauvage ne nagent en fait presque pas, souligne Rew. Ils entrent dans l’eau et barbotent un peu. Ce qui est fantastique, c’est de pouvoir nager comme on veut, à condition de ne pas juger les autres. »

La natation est mentionnée pour la première fois dans des récits de la conquête romaine de la Grande-Bretagne, au Ier siècle. Tacite raconte que des soldats romains nageaient avec leur armure. Et Jules César était, dit-on, un excellent nageur. D’après Susie Parr, auteure d’une passionnante « Histoire de la natation » 3, les manuels d’entraînement militaire qui circulaient au Moyen Âge insistaient sur l’utilité de savoir nager.

En 1587, sir Everard Digby, un théologien de Cambridge, a écrit un traité sur la natation, De arte natandi, dans lequel il expliquait comment flotter et comment entrer et sortir de l’eau en toute sécurité. Le texte, écrit en latin puis traduit en anglais quelques années plus tard, était accompagné de gravures représentant des nageurs nus exécutant une série de mouvements parfaitement saugrenus aujourd’hui. L’une des nages présentées requérait de mettre en même temps un bras et une jambe hors de l’eau ; une autre, que le nageur soit sur le dos et batte des pieds comme une grenouille, les mains posées sur ses parties génitales. Les nages que nous connaissons aujourd’hui, du crawl à la brasse, n’ont été normalisées qu’à partir du XIXe siècle, quand l’Angleterre a introduit la natation comme sport de compétition.

Le bain de mer s’est popularisé au XVIIIe siècle. Dans des stations balnéaires comme Weymouth, dans le Dorset, on faisait traverser la plage aux baigneurs dans de petites cabines de bois montées sur roues dont ils descendaient les marches pour entrer dans l’eau, aidés par des personnes – le plus souvent des femmes – appelées « trempeurs » ou « trempeuses ». Avec l’avènement du mouvement romantique, la nage devint – comme les promenades dans les collines couvertes de jonquilles – une activité qui, pensait-on, promettait une rencontre avec le sublime. À l’époque victorienne, le développement des chemins de fer a favorisé l’essor de nombreuses stations balnéaires, dont Ramsgate, dans le Kent, à propos de laquelle un journaliste observait : « Les hommes gambadent dans le plus simple appareil et les femmes s’ébattent dans des costumes de bain d’un goût douteux à quelques mètres d’eux. »
Au XXe siècle, de nombreux nageurs sont passés aux piscines chlorées. Les formules bon marché all inclusive, qui permettaient de passer ses vacances dans les stations balnéaires d’Espagne, où l’eau est chaude et le soleil indéfectible, ont achevé d’éloigner les Britanniques de leurs eaux locales. De toute façon, la plupart des lacs et des côtes étaient devenus trop pollués. Dans son histoire de la natation, Parr rapporte que, en 1980, aucune des eaux intérieures britanniques n’était conforme aux normes environnementales de la Directive sur les eaux de baignade de la Communauté économique européenne. Depuis, la qualité de l’eau s’est considérablement améliorée, ce qui a contribué au renouveau de la nage sauvage. La prudence reste néanmoins de mise : une enquête du London Times a montré que 86 % des fleuves et rivières anglais présentaient des niveaux de pollution supérieurs aux critères actuels de l’UE. Un autre facteur explique la popularité de la nage sauvage : son faible coût. Une combinaison de plongée peut certes coûter une centaine d’euros, mais le seul équipement vraiment indispensable est un maillot de bain. Certains puristes prétendent d’ailleurs – avec cette pointe de masochisme propre aux écoles d’élite anglaises – que la nage sauvage se pratique mieux nu.

Beaucoup de passionnés adhèrent à un club, comme le Club de natation de Brighton (le plus vieux du pays, fondé en 1860). Ils peuvent ainsi nager en groupe, ce qui représente un gage de sécurité, notamment quand la mer est agitée. Les clubs offrent aussi des douches chaudes, une perspective réjouissante lorsque vous venez de traverser clopin-clopant, avec la chair de poule, une plage de galets fouettée par le vent pour regagner les vestiaires. D’autres nageurs se rassemblent de manière plus informelle. Les Oiseaux de mer salés, un collectif peu structuré et majoritairement féminin, organise des rencontres quotidiennes à Brighton via Facebook. Ses membres descendent sur la plage dans leurs bottes Ugg et leurs ponchos Dryrobe flottant au vent, telles des mouettes multicolores. Après s’être rapidement mises en maillot, elles entrent dans l’eau et se retrouvent bientôt immergées jusqu’au menton.
D’autres préfèrent faire cavalier seul, considérant que la natation est une activité méditative par excellence. Rien n’affûte autant l’esprit que de nager dans une eau tellement froide que, si l’on n’y prend pas garde, on peut en avoir le souffle littéralement coupé. Celui qui saute ou plonge dans une eau glacée, plutôt que d’y entrer graduellement en gardant la tête hors de l’eau, risque d’ailleurs l’hydrocution.
Quand j’ai emménagé, il y a environ trois ans, dans un quartier du nord de Londres, près du parc d’Hampstead Heath, des voisins m’ont demandé si j’allais aller nager dans les étangs qui y ont été creusés aux XVIIe et XVIIIe siècles afin de servir de réservoirs. Ceux-ci sont très vite devenus des lieux de baignade informels. Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, un étang a été réservé aux hommes et un autre aux femmes. Ces bassins non mixtes sont alimentés par la rivière Fleet, qui traversait jadis Londres mais a été canalisée et enterrée au XIXe siècle. Ouverts toute l’année, ce sont de véritables institutions qui inspirent une ferveur presque religieuse à leurs usagers. (Un troisième étang, mixte, de l’autre côté du parc, n’est accessible qu’en été.) Un recueil de textes sur l’étang des Femmes, « À l’étang » 4, a été publié récemment. Il contient une contribution de la romancière Margaret Drabble, qui a fréquenté l’étang dans les années 1970 avec une amie lesbienne plus âgée, une nonne cistercienne défroquée. « Je ne crois pas qu’elle aimait nager, mais elle appréciait l’ambiance, avec son mélange étrange de licence et de pureté », écrit Drabble. Dans un autre texte, l’écrivaine Deborah Moggach raconte, à propos de l’étang, que de « se glisser dans ses eaux c’est se glisser dans le bonheur ». L’étang des Femmes a été célébré avec un peu moins de révérence par un compte Twitter parodique, Bougie London Literary Woman [« Femme de lettres londonienne et bourgeoise »] : « Suite à une brasse exagérément vigoureuse, l’étang a englouti mon pendentif. Il ira se déposer dans la vase, peut-être près de mon cœur, que j’ai abandonné à ces troubles profondeurs il y a longtemps déjà. »

J’ai appris à nager dans la piscine extérieure non chauffée de mon école primaire. J’ai grandi près de la mer, dans la station balnéaire favorite du roi George III, Weymouth, qui donne sur une large baie bien abritée mais où j’allais rarement me baigner dans mon enfance (seulement quand le soleil était suffisamment chaud pour compenser les brises marines omniprésentes). Je suis plutôt une bonne nageuse, mais j’ai dû attendre d’avoir 30 ans et d’emménager à Brooklyn (à quelques stations de métro de Brighton Beach) pour découvrir les plaisirs de la nage en plein air. J’ai troqué une ville balnéaire pour une autre, au cœur de New York. Lorsque j’en avais marre de barboter, je me retranchais dans un petit restaurant russe sur la promenade, où l’on servait du poisson fumé et de la bière tchèque. Mais, même à Brighton Beach, je ne nageais qu’en été, quand la ville devenait une telle étuve que je choisissais d’ignorer les eaux troubles et les bouts de polystyrène que je voyais flotter près de moi.

Avec les étangs d’Hampstead Heath, ce fut une autre histoire. Un jour ensoleillé du mois de mai, je me suis rendue pour la première fois à l’étang des Femmes de Kenwood. Il n’y avait que quelques semaines que les maîtres-nageurs avaient enlevé la ligne de bouées qui barre le plan d’eau en hiver, empêchant les nageuses d’aller au-delà d’une petite zone autour du ponton. La ligne est installée dès que la température de l’eau descend au-dessous de 12 °C, généralement fin octobre. Elle reste là jusqu’à ce que le mercure repasse au-dessus de ce seuil. Je me suis changée dans un bel édifice d’aspect scandinave, construit il y a quelques années, où l’on trouve des douches chaudes. Il remplace une vieille baraque dont certaines habituées de longue date pleurent la disparition, considérant les douches comme un signe de décadence. La plupart des autres femmes présentes à l’étang ce jour-là avaient la cinquantaine ou plus. On aurait pu imaginer sans problème que certaines y venaient déjà dans les années 1970 avec Margaret Drabble. Une ardoise au bord de l’étang indiquait que la température de l’eau était montée à 14 °C. Un panneau rappelait aux visiteuses que l’eau est froide et profonde, et que la baignade est réservée aux nageuses expérimentées. L’un des deux maîtres-nageurs de service toute l’année scrutait la surface d’un œil attentif depuis la cabine vitrée, près du ponton. Je suis entrée dans l’eau en empruntant l’échelle métallique. Je n’ai pas pu m’empêcher de haleter pendant plusieurs minutes. J’ai essayé de me concentrer, non sur mon cœur qui tambourinait ni sur la sensation de picotement au niveau de mes extrémités, mais sur les bourgeons des arbres qui entourent l’étang et procurent aux nageuses, en été, une intimité verdoyante.

Les scientifiques qui étudient la réaction du corps lorsqu’il est plongé dans l’eau froide (généralement définie comme telle au-dessous de 15 °C) ont identifié les différentes étapes de notre réponse physiologique. Pendant les trois premières minutes, la peau se refroidit, vous éprouvez une sensation de brûlure ou de picotement. Cela peut être stressant, mais le risque le plus grave survient plus tard, quand le froid commence à devenir presque tolérable. Vient alors le stade du refroidissement neuromusculaire superficiel, qui peut engendrer une « incapacité due au froid » : vos membres, notamment vos bras (qui ont un rapport surface/masse élevé), semblent trop faibles pour bouger et vos mains trop engourdies pour agripper un ponton ou le barreau d’une échelle.

Les nageurs redoutent parfois l’hypo­thermie, qui provoque un ralentissement de la circulation sanguine, des fonctions neurologiques et du métabolisme cellulaire – jusqu’à entraîner une perte de conscience. Cependant, dans des eaux au-dessus de 15 °C, l’hypothermie ne survient qu’au bout de trente minutes, soit plus qu’il n’en faut à un nageur expérimenté pour rejoindre la rive. Évidemment, dans des eaux plus froides, l’hypothermie apparaît beaucoup plus vite. La règle, c’est de passer à peu près autant de minutes dans l’eau que sa température en degrés Celsius. (Dans une eau à 10 °C, par exemple, mieux vaut ne pas barboter plus de dix minutes.) Le risque toutefois est moins de sombrer lentement dans l’engourdissement, les lèvres bleues et les doigts crispés sur un morceau de bois tel Leonardo DiCaprio dans Titanic, que de souffrir d’un choc thermique (le nageur se met à hyperventiler, il avale et inhale de l’eau et commence à se noyer). Quand le choc thermique se combine à d’autres changements physiologiques, notamment ceux qui surviennent quand on plonge dans de l’eau glaciale, certains peuvent faire de l’arythmie, ce qui, s’ils sont cardiaques, peut s’avérer fatal. Des noyades surviennent parfois à Hampstead Heath ; l’une d’elles a eu lieu au printemps 2019 dans l’étang des Hommes. L’autopsie a révélé que la victime, un architecte du coin, avait une maladie coronarienne non diagnostiquée. Il a fait une crise cardiaque dans l’eau. Un de ses proches a déclaré à la presse qu’il était conscient des dangers de la baignade en eau froide, et que « la dernière chose qu’il aurait voulue soit qu’on mette en place des mesures de sécurité supplémentaires ».

Je suis allée nager à l’étang des Femmes pendant tout le printemps 2019. Les autres nageuses et moi-même étions accompagnées dans nos tours de bassin par une maman canard suivie de ses canetons duveteux en file indienne. En revanche, le héron qui venait parfois se poser lourdement sur les branches d’un arbre penché au-dessus de l’eau nous ignorait. Petit à petit, la température de l’étang a augmenté. Fin juillet, elle atteignait 20 °C. Les habituées qui viennent toute l’année toléraient l’arrivée des nouvelles venues à la belle saison : des jeunes femmes en Bikini taille haute qui hurlaient en entrant dans l’eau, puis allaient lézarder dans un pré adjacent où le bronzage seins nus est autorisé. (S’il est rare que l’on vous réclame les 2 livres sterling vous donnant le droit d’accéder à l’étang, les maîtres-nageurs et les autres nageuses défendent bec et ongles l’interdiction de prendre des photos.)

Quand, en septembre et en octobre, la température de l’eau a commencé à baisser, j’ai sorti mes chaussons et mes gants en Néoprène. J’ai adopté le bonnet de bain en silicone plutôt que le bonnet de laine porté par de nombreuses femmes de l’étang. À mesure que le froid automnal s’installait, les liens de notre petite communauté se sont resserrés. Le jour d’Halloween, peu après le lever du soleil sur une aube grise, je me suis jointe aux membres de l’Association de l’étang des Femmes de Kenwood qui se retrouvaient, pour l’occasion, autour d’une ­baignade et d’un petit déjeuner. Nous nous sommes regroupées sur le ponton pendant que Jane Smith, une sauveteuse qui travaille depuis longtemps à l’étang, nous rappelait qu’en ce 31 octobre la frontière qui sépare les vivants des morts est particulièrement ténue. Elle nous a invitées à imaginer les générations de femmes qui avaient nagé là avant nous et nous a exhortées à nager avec elles. Certaines sont entrées dans l’eau en maillot de bain et chapeau de sorcière, faisant des brasses tels des corbeaux qui se seraient soudain métamorphosés en oiseaux aquatiques.

Bien que se baigner les jours de fête soit une tradition à Hampstead Heath et ailleurs (des milliers de personnes participent chaque premier de l’an au « plongeon des ours polaires », à Coney Island, dans l’espoir de faire passer leur gueule de bois), les nageurs chevronnés recommandent de se mettre à l’eau au moins trois fois par semaine pour que le corps conserve ses facultés d’adaptation. Au début du mois de novembre, mes chaussons en Néoprène sont devenus indispensables pour me protéger du froid qui me transperçait les pieds comme des couteaux lorsque je marchais sur le ponton en béton. Par mesure de précaution, j’ai acheté une combinaison en Néoprène sans manches et zippée sur le devant, avec une coupe cintrée digne d’une James Bond girl. Mais, même quand l’ardoise indiquait que la température de l’eau était descendue à 5 °C, je n’ai jamais jugé utile de la mettre. Ces jours-là, je faisais rapidement le tour de l’étang en écartant les feuilles mortes qui n’avaient pas réussi à résister aussi longtemps que moi à l’automne. Je restais juste assez pour ressentir ce qu’on pourrait appeler une « bouffée de suffisance » : ce sentiment de satisfaction que l’on ressent quand on accomplit, et même apprécie, quelque chose que la plupart des gens trouveraient absolument rebutant.

Les promoteurs de la nage en eau froide s’attardent moins sur ses risques que sur ses bienfaits. On entend souvent dire que nager dans de l’eau glacée stimule le système immunitaire, et les passionnés affirment que cette pratique a un réel impact sur leur moral. Dans un documentaire sur les étangs d’Hampstead Heath diffusé par la BBC, certains nageurs évoquent l’effet euphorisant de leurs bains quotidiens, d’autres la façon dont la nage sauvage les a aidés à lutter contre le cancer ou à faire le deuil d’un proche. En réalité, peu de recherches ont été menées sur les bénéfices de ce sport pour la santé mentale. Mark Harper, médecin à l’Hôpital universitaire de Brighton et du Sussex, souligne toutefois que se plonger régulièrement dans l’eau froide permet de réduire l’inflammation, laquelle peut entraîner des douleurs, voire une dépression. Harper, lui-même adepte de la nage en eau froide, explique : « Plus vous vous habituez au stress causé par le froid, moins votre réponse à ce stress est marquée : votre pression artérielle n’augmente plus autant et votre rythme cardiaque ne s’accélère plus comme avant. L’avantage, c’est que vous réagirez moins au stress dans la vie de tous les jours. » Selon Harper, mettre la tête sous l’eau apporterait même des bienfaits supplémentaires.

Pour un scientifique, il est beaucoup plus difficile de mesurer empiriquement les bienfaits de la baignade en eau froide pour le corps et l’esprit que de mesurer, mettons, ceux de la course à pied, activité que l’on peut pratiquer sur un tapis de course en laboratoire.

Hannah Denton, psychologue à Brighton, a surmonté ces difficultés pratiques en fixant un magnétophone à une bouée pour pouvoir interroger in situ une demi-douzaine de nageurs volontaires. Les interviewés étaient tous convaincus que la baignade en eau froide était essentielle à leur bien-être, mais ils ont aussi reconnu avoir parfois traversé des moments de panique. « À l’instant T vous vous sentez bien, et une minute après vous vous dites : “Merde, j’ai trop froid, j’aurais dû sortir”, raconte l’un d’eux. Et, là, c’est littéralement : “Nage ou crève.” »

Les personnes interrogées par Denton ont aussi affirmé que le sentiment d’un contact étroit, et potentiellement dangereux, avec la nature explique également leur attrait pour cette activité. « Tous vos sens sont complètement bouleversés, explique un nageur. Ça vous éclaircit les idées. » Pour les personnes ayant vécu un traumatisme, la concentration que requiert la nage en eau froide peut générer, paradoxalement, un sentiment de quiétude et de maîtrise. Pour d’autres, l’eau froide peut offrir ce que Nicky Mayhew, une des coprésidentes de l’Association de l’étang des Femmes de Kenwood, appelle l’attrait du « danger en toute sécurité » : une excursion hors de sa zone de confort, chose appréciable lorsqu’au quotidien on a la chance de n’être que rarement confronté à des situations extrêmes.

Un autre problème avec l’étude des effets de la nage en eau froide est que tous ceux qui s’y adonnent l’ont clairement voulu, ce qui les prédispose sans doute à penser que cela leur fait du bien. Comme l’observe Sarah Atkinson, professeure de géographie et d’humanités médicales à l’Université de Durham, dans « Espace bleu, santé et bien-être » 5 : « Selon leur degré d’implication, les amateurs de nage sauvage peuvent décrire leur expérience de façon très différente. »

Un dimanche matin de la mi-­novembre, peu après le lever du soleil, je retrouve Gilly McArthur, une illustratrice qui vit à Kendal, dans le Lake District, une région du nord de l’Angleterre très prisée des poètes romantiques et des nageurs sauvages. McArthur se baigne régulièrement dans le lac Windermere – même si elle préfère de loin les lacs de montagne gelés –, et elle m’a proposé de me joindre à elle. Pendant notre trajet en voiture, McArthur a sorti son téléphone pour me montrer une photo d’elle prise au mois de janvier précédent, quand elle s’était mis en tête de nager dans la glace tous les jours. Sur la photo, on la voit portant des lunettes et un bonnet de laine, immergée jusqu’au nez dans un mélange grisâtre d’eau et de glace. Elle fait partie d’un petit cercle de nageurs, le Club de la bouée 13, nommé d’après une balise amarrée à 150 mètres du rivage. Pendant que nous traversons la forêt qui borde le lac, elle m’explique qu’il n’y a généralement qu’une demi-douzaine de nageurs. Ce week-end, cependant, a lieu le Mountain Festival de Kendal, consacré aux sports et activités en plein air, et pas moins de quarante lève-tôt se pressent près du hangar à bateaux et sur le ponton au bord de l’eau. Certains sont déjà en maillot. D’autres sont emmitouflés dans des peignoirs moelleux. Il bruine, et la température extérieure dépasse à peine 4 °C. Je me déshabille couche par couche, j’enfile mes chaussons et mes gants en Néoprène et je rejoins les dizaines de nageurs qui commencent à entrer dans l’eau noire et calme. « Au moins, il n’y a pas de vent », note McArthur avec entrain alors que nous entamons notre brasse vers la bouée. La température de l’eau est d’à peu près 6 °C, un poil plus chaude que ce à quoi j’avais été habituée à l’étang des Femmes. Le paysage autour de nous est spectaculaire : sous un ciel de plomb, on peut voir le lac s’étendre vers le nord jusqu’aux reliefs bruns de la chaîne des Langdale Pikes avec, au loin, des sommets coiffés de neige. Je continue de nager tout en bavardant avec McArthur, mais, à une dizaine de mètres de la bouée, je préfère ne pas en faire trop et je l’invite à poursuivre sans moi.

En faisant demi-tour, je réalise que je me suis beaucoup éloignée du ponton. Je ne me sens pas faible, je n’ai même pas particulièrement froid, mais une angoisse me saisit et me pousse à nager plus vite. Je me rends compte que j’ignore la profondeur de l’eau noire qui m’entoure. Je n’ai rien à quoi m’accrocher, et seuls mes bras et mes jambes peuvent me maintenir à la surface. Il n’y a personne autour de moi. Quelle façon idiote de mourir, me dis-je, puis je réalise que c’est sûrement ce qu’on pense juste avant de subir les conséquences d’une décision imprudente et irrévocable. Une femme avec un bonnet en tricot surmonté d’un pompon nage vers moi en direction de la bouée. Lorsqu’elle arrive à mon niveau, j’en profite pour lui demander si elle veut bien me raccompagner jusqu’à la rive. Un homme qui est déjà allé jusqu’à la bouée nous rejoint. « Je vais nager avec vous », me propose-t-il gentiment. À chaque mouvement, je sens l’angoisse refluer. « Et voilà », dit-il en souriant quand j’ai de nouveau pied. Je sors de l’eau, grelottante et encore secouée, mais infiniment reconnaissante envers cet homme, même si, comme aiment à le dire les nageurs, je ne le reconnaîtrais pas si je le croisais habillé.

Une heure plus tard, mon mal au cœur s’est atténué et mes dents ont cessé de claquer. Je me joins aux nageurs du Club de la bouée 13 qui se rendent à la mairie de Kendal pour écouter la conférence du Mountain Festival sur la natation en plein air. La salle où a lieu l’événement, organisé par le magazine Outdoor Swimmer, est pleine à craquer : quelque 300 festivaliers sont assis dans un décor victorien. La scène est équipée d’un pupitre et d’un écran de projection. Le premier intervenant, Fenwick Ridley, est un homme grand et robuste, avec une abondante barbe rousse et des épaules particulièrement larges. Ridley raconte comment il a remonté à la nage le fleuve Tyne, dans le nord-est de ­l’Angleterre, de Newcastle jusqu’à Kielder Water – un grand lac de barrage. Il nous montre le court-métrage qu’il a tiré de ses sept jours de périple, filmé avec une caméra GoPro. On le voit lutter contre le courant jusqu’à l’épuisement et, dans des moments plus détendus, tremper sa barbe dans la mousse créée par les tourbillons de l’eau. Ridley reconnaît avoir eu quelques frayeurs : les courants étaient forts, et les capitaines de bateaux ne s’attendaient pas à croiser la route d’un nageur. « J’étais très angoissé, mais aussi surexcité à l’idée de voir ce qui se cachait derrière chaque méandre. »

Après lui, c’est au tour d’un habitant de Kendal du nom de Ben Dowman, qui a parcouru en une journée 150 kilomètres à vélo à travers le Lake District et 10 kilomètres à la nage dans quatre lacs différents. Il a dû prévoir l’assistance d’une équipe technique avec un van, car, s’il pouvait porter sa combinaison de plongée sur son vélo, il ne pouvait pas porter celui-ci pendant qu’il nageait dans sa combinaison. L’aventure s’est terminée par une traversée à la nage de Rydal Water, un joli lac qu’affectionnait beaucoup le poète romantique William Wordsworth. À la fin de son parcours, Dowman a rampé, éreinté, jusqu’à la rive. Il décrit ainsi ce dernier tronçon : « J’avais des crampes aux jambes et j’étais étendu à plat ventre au bord de l’eau à me demander pourquoi mon équipe n’arrivait pas. Ils pensaient que je voulais profiter du moment, alors qu’en fait j’étais en train de sombrer lentement dans l’hypothermie. »

La dernière intervenante est une femme appelée Lindsey Cole qui, à la fin de l’année 2018, a descendu la Tamise à la nage déguisée en sirène. Elle était équipée d’une monopalme, du genre de celles qu’utilisent les apnéistes pour une propulsion optimale. Un fourreau en Nylon d’un bleu-vert irisé allait de sa taille jusqu’à la palme. Elle portait une combinaison couleur chair – assortie à son teint – pour se protéger du froid.

Sa traversée, réalisée dans le but de sensibiliser le public aux déchets plastiques et autres détritus qui polluent la Tamise, a commencé à proximité de la source du fleuve, dans la chaîne de collines des Cotswolds. Le voyage s’est révélé épuisant, raconte-t-elle, mais aussi étrangement sympathique : des gens surgissaient parfois des roseaux et lui demandaient s’ils pouvaient nager à ses côtés. La nuit, elle dormait dans des pubs. Alors qu’elle traversait l’Oxfordshire, Cole aperçut ce qu’elle prit d’abord pour un morceau de plastique flottant à la surface de l’eau avant de réaliser que le plastique meuglait. Elle alerta les autorités, qui aidèrent l’animal à rejoindre la rive. (« Une vache sauvée de la noyade par une sirène », titra The Sun.) Nageant jusqu’à six heures par jour, Cole a mis plus de trois semaines à accomplir son exploit. Alors que son périple touchait à sa fin, elle fut accueillie à Teddington, dans la banlieue de Londres, par un groupe de nageurs qui se glissèrent dans l’eau glaciale pour barboter à ses côtés. Un large sourire aux lèvres, Cole explique à l’assistance : « C’était la première fois que je découvrais le monde merveilleux des nageurs en plein air. »

En février dernier, raconte toujours Cole, elle est partie à vélo du Devon, dans le sud de l’Angleterre, jusqu’au Loch Tay, au centre de l’Écosse, pour les championnats écossais de nage hivernale. En chemin, elle s’est arrêtée une douzaine de fois pour faire trempette en compagnie de nageurs sauvages venus d’Angleterre et d’Écosse. À Clevedon, près de Bristol, elle s’est mêlée aux habitants du coin pour une petite baignade, suivie de ce qu’ils appellent le « débrief » : une longue discussion autour d’un bon vin chaud dans un pub. À l’aube, près de Sheffield, elle s’est baignée avec une dizaine de femmes dans le fleuve Derwent pendant qu’une autre jouait de la flûte. Par une nuit d’encre à Skipton, dans le Yorkshire, elle s’est baignée nue avec des inconnus. À Newcastle, elle a fait quelques brasses au côté d’une nageuse sauvage débutante qui espérait que l’eau de mer glacée l’aiderait à se remettre du décès récent de son père. Cole a nagé auprès de milliers de nageurs en traversant la Grande-Bretagne – et, dans les Shetland, au bord de la plage la plus septentrionale d’Écosse, elle s’est même baignée avec des phoques.

De temps en temps, le chemin de Lindsey Cole a croisé celui qu’avait emprunté Roger Deakin vingt ans plus tôt. Son périple aquatique s’est achevé dans les îles Scilly, au large de la pointe ouest des Cornouailles, là où Deakin avait entamé le sien. Dans À la nage, il décrit son « émerveillement face à l’éclat de la nature » de ces îles : le sable blanc, les rochers scintillants de quartz et de mica. Avec son sens de la formule, il qualifie le bruit des mouettes de « cornemuse de la nature. »

Le voyage de Roger Deakin à travers le Royaume-Uni et son attachement à sa parcelle d’espace bleu dans le Suffolk l’ont poussé à réfléchir au goût des Britanniques pour l’insularité. « Nous sommes un peuple endouvé, méfiant vis-à-vis de l’Europe et peu convaincu par le tunnel sous la Manche », écrit-il. Et pourtant, les gens que Lindsey Cole a rencontrés n’étaient pas repliés sur eux-mêmes, mais ouverts. Leur communauté accueillait tout le monde – à condition qu’on aime avoir la chair de poule. Ces nageurs sauvages étaient aussi des gens civilisés, qui tiraient le meilleur parti de ce qu’ils avaient : une île entourée d’une eau froide et inquiétante en guise de foyer. Comme Deakin, Cole a appris à apprécier le charme discret de son pays. « Mon trek jusqu’aux Shetland n’a pas été de tout repos, mais c’était vraiment romantique, raconte-t-elle. La nature était si sauvage, si rude. Et Scilly… Le sable des îles Scilly scintille. Il étincelle. C’est vraiment magique. La Grande-Bretagne est assez magique. »

Rebecca Mead est une journaliste et écrivaine britannique. — Cet article est paru dans The New Yorker le 20 janvier 2020. Il a été traduit par Lucile Pouthier.

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L’une des choses les plus étonnantes qu’il m’ait été donné de voir concerne un chat on ne peut plus banal du nom de Billy. C’était il y a quelques années, peu après mon emménagement dans une petite maison de la vallée de l’Hudson. Billy, un vieux matou grincheux, appartenait au locataire précédent, un certain Phil. Phil adorait ce chat et celui-ci le lui rendait bien.

Le jour où Phil a quitté les lieux, il a enfermé un Billy furibond dans une cage de transport, l’a chargée à l’arrière d’une camionnette et s’est mis en route pour son nouvel appartement, à Brooklyn. Après une demi-heure de trajet sur l’autoroute, le chat a trouvé le moyen de sortir de sa cage. Phil s’est rangé sur le bas-côté mais, depuis le siège conducteur, il ne pouvait inciter le chat, ni par des cajoleries, ni en l’attrapant par la peau du cou, à regagner sa prison. Il sortit alors de la camionnette, et à peine avait-il entrouvert la porte arrière que Billy bondissait à l’extérieur. Il vit le chat se faufiler entre des voitures roulant à plus de 100 km/h et disparaître dans la végétation du terre-plein central. Sous une pluie battante, Phil tenta pendant une heure de traverser à son tour la voie rapide avant de baisser les bras et, le cœur brisé, reprit la route.

Quelques semaines plus tard, je fus réveillée à l’aube par des coups contre ma porte. La maison avait de grandes baies vitrées par lesquelles je pouvais voir le jardin, mais il n’y avait personne. Je me tenais là, encore tout ensommeillée et perplexe, quand surgit dans mon champ de vision un chat gris famélique et sale dressé sur ses pattes arrière.

Bouche bée, j’ai ouvert la porte et j’ai stupidement demandé au chat : « C’est toi, Billy ? » J’ai pris une photo et l’ai envoyée par SMS à l’ancien locataire en lui posant à peu près la même question qu’au chat : « Serait-ce Billy ? » Une heure et demie plus tard, Phil était devant ma porte. Le chat lui a sauté dans les bras – il a littéralement bondi pour se blottir contre la poitrine de son maître.

Après quelques minutes de retrouvailles émouvantes, le chat a sauté à terre pour dévorer en ronronnant la nourriture que je lui avais offerte deux heures avant et qu’il avait dédaignée.

Comment Billy a-t-il accompli cet exploit remarquable ? C’est encore une énigme, pour moi comme pour tout le monde. En 2013, une chatte nommée Holly a disparu lors d’une excursion en voiture avec ses maîtres pour réapparaître sur leur palier deux mois plus tard, à 200 kilomètres de l’endroit d’où elle s’était enfuie. Comment a-t-elle fait ? À cette question, les éthologues répondent, en substance, « mystère et boule de gomme ». Les chats ne sont pas les seuls à laisser les scientifiques perplexes : les chauves-souris, les éléphants de mer, les gnous, les buses à queue rouge, certains papillons, les seiches, les myxomycètes, les manchots empereurs – à des degrés divers, tous les animaux de la planète – savent s’orienter ; et, à des degrés divers, aucun scientifique n’est capable d’expliquer comment.

C’est d’autant plus étonnant que nous vivons un âge d’or en matière de connaissances sur la migration des animaux. Il y a trois cents ans, on en savait si peu sur la question qu’un savant anglais avançait tout à fait sérieusement que les cigognes hivernaient sur la Lune. Mais, au cours des dernières décennies, la technologie a révolutionné le traçage des animaux, notamment grâce aux satellites, aux caméras de chasse, aux drones et au séquençage de l’ADN. Il existe désormais des dispositifs de géolocalisation suffisamment légers pour être fixés sur un papillon monarque. On dispose même d’un système de suivi de ces appareils depuis la Station spatiale internationale. En parallèle, l’étude des ­déplacements des animaux a bénéficié de dizaines de milliers de nouveaux contributeurs – des amateurs qui, équipés de téléphones et d’ordinateurs portables, transmettent chaque jour des quantités de données d’observation. À quoi il faut ajouter une avalanche de livres sur la navigation animale.

De ces ouvrages on peut tirer deux leçons principales, l’une stimulante, l’autre terrifiante. La première est que nous avons encore beaucoup à apprendre sur la façon dont les animaux parviennent à s’orienter. La seconde est que, parmi toutes les créatures de la planète, celle qui est dotée du pire sens de l’orientation a continuellement saboté les chances des autres d’arriver à destination, en interférant avec leurs trajectoires, en altérant leur capacité d’orientation et en saccageant leurs habitats. Cette créature stupide, c’est l’homme, bien sûr.

Dans son infinie créativité, la nature a imaginé maintes façons permettant aux animaux d’aller d’un point A à un point B. Les oiseaux volent, les poissons nagent, les gibbons se balancent de branche en branche (le terme technique pour désigner ce mode de locomotion est « brachiation »), les basilics courent sur l’eau (on les appelle aussi les « lézards Jésus-Christ ») et les salamandres à pattes palmées se mettent en boule pour dévaler les pentes. Certaines araignées se laissent porter par des sortes de montgolfières qu’elles tissent elles-mêmes, les céphalopodes utilisent la propulsion par réaction et certains crustacés se font prendre en stop par d’autres espèces. Mais, quel que soit leur mode de locomotion, tous les animaux se déplacent pour satisfaire les mêmes besoins : manger, s’accoupler, échapper aux prédateurs. La mobilité est le produit de la sélection naturelle. Avec le problème qui en résulte : toute créature pouvant se déplacer doit également pouvoir s’orienter – pour trouver de la nourriture, un partenaire sexuel, une cachette et, bien sûr, le chemin du retour.

Les manifestations les plus remarquables des capacités d’orientation des animaux sont bien connues : les saumons quittent leur rivière natale quelques mois après être sortis de l’œuf pour y revenir après des années passées en pleine mer, parcourant jusqu’à 1 500 kilomètres en franchissant jusqu’à 2 000 mètres de dénivelé ; les pigeons voyageurs sont capables de regagner un pigeonnier éloigné de plusieurs milliers de kilomètres (une prouesse connue depuis belle lurette : il y a cinq millénaires, les Égyptiens les utilisaient déjà comme poste aérienne). Mais bien d’autres navigateurs exceptionnels demeurent méconnus. Les découvrir est un des plaisirs que procurent Supernavigators, de David Barrie, et « La boussole de la nature » 1, écrit par la vulgarisatrice scientifique Carol Grant Gould et son mari, le biologiste de l’évolution James L. Gould.

Chaque hiver, les cassenoix d’Amérique, des oiseaux appartenant à la famille des corvidés, récupèrent la nourriture qu’ils avaient cachée à l’automne dans des milliers d’endroits différents dispersés sur quelque 250 km2. Lorsque les araignées de la famille des Salticidae sont placées dans un labyrinthe et qu’on leur montre une proie, elles l’atteignent même si, pour ce faire, elles doivent commencer par rebrousser chemin. Les langoustes migrent en masse des eaux froides vers les eaux chaudes, se déplaçant, comme l’écrivent les Gould, « en file indienne, à la manière des danseurs de conga, leurs antennes touchant la queue du crustacé précédent ». Leur trajectoire reste parfaitement rectiligne, malgré les puissants courants et le relief irrégulier des fonds marins.

Et que dire de l’exploit le plus spectaculaire du règne animal en matière de navigation : la migration sur de longues distances qu’effectuent de nombreuses espèces d’oiseaux ? Quand on vit comme moi en Amérique du Nord et qu’on n’est pas très calé en ornithologie, on associe ces migrations au V que forment les bernaches du Canada lorsqu’elles passent dans le ciel, leurs cris stridents et plaintifs signalant l’arrivée de l’automne et du printemps. Pourtant, ces bernaches ne sont pas spécialement représentatives des oiseaux migrateurs ; elles voyagent de jour, en bandes intergénérationnelles, les plus jeunes apprenant l’itinéraire de leurs aînés. La plupart des oiseaux migrateurs voyagent au contraire de nuit, seuls, suivant un itinéraire personnel. Au plus fort de la saison migratoire, plus de 1 million d’entre eux peuvent passer au-dessus de nos têtes toutes les heures, après la tombée de la nuit. Et, pourtant, ils ne forment pas plus un groupe que les 4 x 4 qui roulent à la queue leu leu sur l’autoroute un week-end de Thanksgiving.

Les histoires de ces grands voyageurs abondent dans l’ouvrage de Scott Weidensaul intitulé « Un monde en plein vol » 2. Ce naturaliste passionné d’ornithologie fournit pléthore de détails sur de très nombreuses espèces. Voyez l’oie tigrée, qui migre chaque année de l’Asie centrale jusqu’aux plaines du nord de l’Inde et vole à des altitudes rivalisant avec celles des avions de ligne ; en 1953, lorsque Tenzing Norgay et Edmund Hillary ont réalisé la première ascension de l’Everest, un membre de leur expédition a vu des oies tigrées survoler le sommet. Ou encore la sterne arctique : la femelle pond ses œufs dans le Grand Nord mais hiverne sur le littoral antarctique, parcourant ainsi plus de 80 000 kilomètres par an. Les 6 000 kilomètres du colibri roux semblent presque dérisoires en comparaison – sauf si l’on tient compte du poids de cet oiseau, quelques grammes seulement. Le plus étonnant, ce n’est pas tant qu’une si petite créature puisse couvrir de telles distances au mépris des alizés et des orages, mais qu’un organisme aussi minuscule puisse loger un GPS suffisamment puissant pour le guider.

En fait, ce qui est encore plus étonnant, c’est que tous les organismes peuvent contenir un système de navigation permettant de faire de tels voyages. Un oiseau qui migre sur de longues distances doit maintenir son cap jour et nuit et par tous les temps, souvent sans le moindre repère visuel. Si son voyage dure plus de quelques jours, il doit composer avec le fait que pratiquement tout ce dont il dispose au départ pour s’orienter se modifie, que ce soit la hauteur du soleil, la durée du jour ou les constellations qui brillent au-dessus de lui la nuit. Plus surprenant encore : l’oiseau doit savoir où il va – même lorsqu’il accomplit un trajet pour la première fois – et où se situe cette destination par rapport à sa position actuelle. D’autres espèces, qui se déplacent entièrement sous terre ou dans les profondeurs d’un immense océan apparemment dépourvu de repères, doivent faire face à des difficultés supplémentaires.

Comment les animaux s’y prennent-ils ? Dans « La boussole de la nature », les Gould décrivent plusieurs stratégies communément utilisées par les animaux pour garder le cap : les taxies (orientation instinctive en fonction d’un stimulus extérieur, comme la lumière – phototaxie – ou le son – phonotaxie) ; le pilotage (fait de se diriger vers un point de repère) ; l’orientation au compas (maintien d’un cap constant dans une direction) ; la navigation vectorielle (enchaînement de plusieurs orientations au compas – par exemple en se dirigeant vers le sud, puis vers le sud-sud-ouest, puis vers l’ouest, chaque fois sur une distance donnée) ; enfin, la navigation à l’estime (calcul de sa position en fonction de son cap, de sa vitesse et du temps écoulé depuis qu’on a quitté une position antérieure). Chacune de ces stratégies suppose l’existence d’un ou plusieurs mécanismes biologiques. Et c’est là que la science de la navigation animale devient intéressante car, pour pouvoir s’orienter, une espèce donnée doit posséder, en sus d’autres facultés, quelque chose qui s’apparente à une boussole et à une carte, mais aussi une bonne mémoire, la capacité d’apprécier l’écoulement du temps et enfin une connaissance très fine de son environnement.

Parmi ces mécanismes, les plus faciles à appréhender sont ceux qui ressemblent le plus aux nôtres. La plupart des humains, par exemple, s’orientent en se servant à la fois de leur vue et de leur mémoire – et ils ne sont pas les seuls. Un chercheur, étonné de constater que ses rats si bien dressés ne parvenaient plus à traverser un labyrinthe qu’il avait déplacé dans son laboratoire, a fini par comprendre qu’ils se dirigeaient grâce à des points de repère au plafond. D’autres animaux se servent des sens que nous possédons aussi mais que nous n’utilisons pas à leur plein potentiel. Pour certains, c’est l’odorat, comme les saumons migrateurs capables de détecter une seule goutte d’eau de leur rivière natale dans 1 000 litres d’eau de mer. Pour d’autres, c’est l’ouïe, mais pas sur le mode simple de la phonotaxie, qui consiste à se rapprocher ou à s’éloigner d’une source sonore : ces espèces se servent de repères auditifs pour maintenir leur cap. Ainsi, un oiseau peut concentrer son attention sur le coassement des grenouilles de l’étang qu’il survole pour s’orienter et corriger sa dérive.

De nombreux animaux, cependant, naviguent en utilisant des sens dont nous sommes dépourvus. Les pigeons, les baleines et les girafes, entre autres, détectent les infrasons, des ondes sonores de basse fréquence qui peuvent parcourir des centaines de kilomètres dans l’air et encore plus dans l’eau. Les anguilles et les requins sont sensibles aux champs électriques et se repèrent sous l’eau grâce à des signaux électriques. D’autres encore, comme les éphémères, les crevettes-mantes, les lézards ou les chauves-souris, peuvent percevoir la polarisation de la lumière, ce qui se révèle très utile car cela permet, notamment, de déterminer la position du soleil par temps couvert.

D’autres instruments de navigation sont à la fois plus prosaïques et plus étonnants. Si l’on capture des fourmis Cataglyphis près d’une source de nourriture, qu’on fixe de petites échasses aux pattes de certaines d’entre elles, qu’on en ampute partiellement d’autres et qu’on les relâche, elles retourneront toutes vers leur fourmilière, mais les fourmis montées sur échasses la dépasseront, tandis que celles dont les pattes ont été rabotées ne l’atteindront pas. Et ce, parce qu’elles se repèrent en comptant leurs pas, comme si leur cerveau de la taille d’une tête d’épingle contenait un minuscule podomètre. (Lors du trajet suivant, elles parviendront toutes à regagner la fourmilière parce qu’elles auront recalibré leur « compte-pas »). De même, les abeilles ajustent leur vitesse de vol en fonction des vents de face et des vents arrière afin de maintenir une vitesse au sol constante de 20 km/h, ce qui signifie, selon les époux Gould, qu’elles comptent leurs battements d’ailes pour déterminer la distance parcourue.

La plupart des créatures possèdent plus d’un mécanisme de navigation, car des conditions différentes exigent des outils différents. Ce qui fonctionne à midi peut se révéler inutile la nuit, ce qui marche près de chez soi peut ne plus être pertinent ailleurs, et ce qui est efficace par beau temps peut ne pas l’être dans une tempête. Pourtant, même combinés, tous ces mécanismes ne peuvent expliquer la dernière des stratégies d’orientation décrites par les Gould, de loin la plus saisissante et la plus insolite : la véritable navigation.

La véritable navigation permet d’atteindre une destination lointaine sans recourir à des points de repère. Si l’on est kidnappé, emmené les yeux bandés à des milliers de kilomètres et abandonné dans un endroit inhabité, seule la véritable navigation permet de retrouver son chemin. Pour ce faire, il faut avoir une boussole et savoir par exemple que le nord magnétique et le nord géographique ne sont pas identiques. À défaut, il faudrait être capable de s’orienter d’après la course du Soleil, ce qui n’est pas évident, surtout si les ravisseurs n’ont pas eu la délicatesse d’indiquer la latitude. De nuit, il faut espérer ne pas se trouver dans l’hémisphère Sud, qui n’a pas d’équivalent de l’étoile Polaire, à moins d’être aussi incollable que Galilée sur le mouvement des constellations dans le ciel au fil des saisons. Et, quand bien même, impossible de se tirer d’affaire sans carte : pouvoir maintenir un cap donné avec une précision parfaite ne sert pas à grand-chose si l’on n’a aucune idée de l’endroit où l’on se trouve par rapport à sa destination.

Certains animaux disposent manifestement d’une carte, ou, comme disent les scientifiques, d’une « carte mentale » – une conscience, d’origine mystérieuse, de l’endroit où ils sont par rapport à celui où ils vont. Pour certains d’entre eux, la connaissance de coordonnées géographiques fait simplement partie de leur héritage évolutif. Les crevettes de sable, ces minuscules crustacés qui surgissent sous vos pas lorsque vous arpentez une plage, naissent en sachant comment rejoindre l’océan. Lorsqu’elles sont menacées, celles de la côte atlantique espagnole fuient vers l’ouest, et celles de la côte méditerranéenne vers le sud – même si leurs mères ont été déplacées avant l’éclosion des œufs. De même, tous les oiseaux qui entreprennent leur première migration en solitaire doivent savoir d’instinct où aller.

Mais l’instinct ne suffit pas à expliquer ce que ces oiseaux sont capables de faire. En 2006, des scientifiques de l’État de Washington ont capturé une volée de bruants à gorge blanche qui avaient entamé leur migration annuelle du Canada vers le Mexique et les ont transportés dans une caisse aveugle jusqu’au New Jersey, situé bien plus à l’est – une sorte de « kidnapping aviaire ». Une fois relâchés, les juvéniles qui effectuaient leur première migration se sont dirigés vers le sud en suivant la même direction que celle qu’ils suivaient dans l’État de Washington. Mais les adultes ont pris un cap ouest-sud-ouest, corrigeant leur trajectoire alors que rien dans leur histoire évolutive n’aurait pu leur permettre de prévoir un tel événement. Cette expérience confirme de nombreuses hypothèses selon lesquelles les oiseaux affinent leurs talents de navigateurs au cours de leur premier long vol, apprenant souvent des stratégies entièrement nouvelles et plus efficaces. Des expériences ultérieures ont révélé que les oiseaux adultes peuvent être détournés de 6 000 kilomètres de leur trajectoire normale et parvenir à se réorienter avec précision vers leur destination.

Comment font-ils ? À l’heure actuelle, la théorie la plus convaincante est qu’ils utilisent le champ magnétique terrestre. Nous le savons grâce aux pigeons voyageurs : quand on les lâche au-dessus d’une mine de fer, ils sont complètement désorientés jusqu’à ce qu’ils s’en éloignent. Lorsque les scientifiques ont cherché une explication à ce phénomène, ils ont détecté la présence de magnétite – le plus magnétique des minéraux naturels terrestres – dans le bec de nombreux oiseaux, mais aussi dans celui de dauphins et de tortues, dans des bactéries et dans d’autres créatures. Cette découverte fascinante a été rapidement vulgarisée : certains animaux ont des boussoles dans la tête, pouvait-on lire dans la presse.

Cependant, comme c’est souvent le cas de théories scientifiques qui captivent le grand public, celle-ci s’est révélée un peu fragile vue de plus près. D’une part, il s’est avéré que les oiseaux dont le bec contient de la magnétite ne s’orientent pas selon un alignement nord-sud, comme le font les humains avec une boussole. Ils utilisent plutôt l’inclinaison du champ magnétique terrestre, dont l’angle augmente à mesure qu’on se rapproche des pôles. Mais cette inclinaison ne dit rien de la polarité : connaître l’inclinaison du champ magnétique permet de se situer par rapport au pôle le plus proche, sans toutefois savoir s’il s’agit du pôle Nord ou du pôle Sud. Quel que soit le rôle de la magnétite chez les oiseaux, elle ne semble pas fonctionner comme les aiguilles d’une boussole. Chose curieuse, certaines expériences montrent que les oiseaux pourvus de magnétite se trouvent temporairement désorientés lorsqu’on les expose à de la lumière rouge, bien que la lumière n’ait aucun effet connu sur le fonctionnement des aimants.

Une explication possible de cet étrange phénomène réside peut-être dans une protéine appelée cryptochrome, présente dans la rétine de certains animaux. Selon les chercheurs, lorsqu’une molécule de cryptochrome est frappée par un photon de lumière provenant du Soleil ou des étoiles, un électron qu’elle contient est déplacé, ce qui génère ce que l’on appelle une paire de radicaux : deux parties de la même molécule, l’une comprenant ­l’électron déplacé et l’autre l’électron restant. Le spin [une caractéristique des particules liée à leurs propriétés de rotation] de ces deux électrons dépend de l’orientation de la molécule par rapport au champ magnétique terrestre. Selon cette théorie, l’enchaînement de ce type de réactions chimiques permettrait à l’animal de percevoir en permanence comment le champ magnétique se modifie autour de lui.

Si vous n’avez pas tout compris, pas de panique : même les chercheurs qui étudient la relation entre cryptochrome et navigation ne savent pas encore exactement comment elle opère – voire, se demandent certains, si elle opère tout court. Une certitude, en revanche : le champ magnétique terrestre joue visiblement un rôle essentiel dans la navigation d’innombrables espèces – tellement essentiel que l’évolution pourrait bien avoir engendré plusieurs mécanismes différents pour détecter la polarité, l’intensité et l’inclinaison du champ magnétique. Tous ces mécanismes apportent un début d’explication à l’énigme de la véritable navigation – une solution capable d’expliquer le phénomène pour toute une série de créatures et dans des conditions variées, car le champ magnétique est omniprésent sur cette planète. Quand on est en mesure de le détecter, on peut s’y référer de jour comme de nuit, par temps clair comme par mauvais temps, dans les airs comme sur terre, sous terre comme sous l’eau.

De très nombreuses espèces d’oiseaux maîtrisent la véritable navigation, ainsi que les saumons. Quant aux langoustes et leur file indienne, elles sont si douées qu’il semble impossible de les désorienter – on le sait parce que des chercheurs se sont donné beaucoup de mal pour les mettre à l’épreuve. Comme l’explique David Barrie dans Supernavigators, on peut couvrir les yeux d’une langouste, la mettre dans un récipient opaque rempli d’eau de mer provenant de son environnement naturel, immerger dans le récipient des aimants suspendus à des ficelles de manière qu’ils se balancent dans toutes les directions, charger le récipient dans un camion, faire tourner le camion en rond avant de transférer le récipient dans un bateau, faire tourner le bateau en rond avant de rejoindre un point éloigné, remettre la langouste à l’eau et, tadam, elle prendra le plus naturellement du monde la direction de chez elle.

Ce n’est évidemment pas donné à tout le monde. Si vous demandez à un humain de traverser un champ en direction d’une cible que vous lui cachez une fois qu’il a commencé à se diriger vers elle, il ne lui faudra en moyenne que huit secondes pour perdre le cap.

Pourtant, nous savons nous aussi nous orienter à l’aide de points de repère, localiser la source de sons ou interpréter d’autres indices de notre environnement. Nous disposons d’un grand nombre de neurones spécialisés qui nous permettent de nous repérer : les cellules dites « de direction de la tête », qui s’activent lorsque nous sommes orientés d’une certaine façon par rapport à un paysage donné, ou encore les « cellules de lieu », qui s’activent lorsque nous nous trouvons dans un endroit familier.

Tous ces éléments sont essentiels à notre fonctionnement quotidien, mais toujours est-il que le moindre têtard s’oriente mieux que nous. Il nous arrive certes d’accomplir des choses extraordinaires en matière d’orientation, mais, contrairement aux homards de roche, nous devons apprendre à les faire. Pour qui n’a jamais bien saisi en quoi consiste l’effet de parallaxe ou ignore la différence entre l’azimut et le zénith, l’affaire est compliquée. Pourtant, les compétences de base en matière d’orientation étaient autrefois bien plus répandues qu’aujourd’hui, tout simplement parce qu’elles étaient essentielles à la survie : les chasseurs-cueilleurs étaient bien obligés de s’éloigner de leur campement s’ils voulaient trouver de quoi manger.

Certaines cultures ont longtemps excellé dans le domaine de la navigation. Dans « D’ici à là-bas. L’art et la manière de trouver et de perdre notre chemin » 3, le journaliste britannique Michael Bond s’émerveille de l’extraordinaire sens de l’orientation des premiers Polynésiens. Il y a quelque cinq mille ans, ils ont commencé à pagayer dans une vaste zone de l’océan Pacifique connue aujourd’hui sous le nom de « triangle polynésien » : 25 millions de kilomètres carrés d’eau délimités par les trois pointes du triangle que sont la Nouvelle-Zélande, Hawaii et l’île de Pâques, avec un millier d’autres îles éparpillées au milieu. Pour naviguer d’un rivage à l’autre sur des distances qui pouvaient atteindre 4 000 kilomètres, ces pionniers de la navigation se fiaient « au mouvement des vagues, à la direction du vent, aux formes et aux couleurs des nuages, à la force des courants marins, au comportement des oiseaux, aux odeurs de la végétation, à la position du Soleil, de la Lune et des étoiles ». Toute erreur d’inattention se payait cher : dans ­l’immensité du Pacifique Sud, les chances de tomber par hasard sur une île sont à peu près nulles. On comprend donc que ces Polynésiens aient vénéré les bons navigateurs et entrepris de ­former chaque nouvelle génération dès le plus jeune âge.

À quelques siècles et quelques enca­blures de là, on trouve ces caractéristiques dans presque toutes les cultures. Beaucoup de peuples du Grand Nord étaient capables de s’orienter avec une étonnante facilité dans un environnement que la plupart d’entre nous jugeraient totalement dépourvu de repères. Les Inuits, lorsqu’ils se déplaçaient sur la banquise, utilisaient un système très élaboré de balisage. Et, lorsqu’ils naviguaient sur l’eau, même dans un brouillard épais, ils se repéraient en prêtant attention au mouvement des vagues et aux cris des oiseaux. Dans l’environnement tout aussi hostile du Sud-Ouest américain ou du centre de l’Australie, les peuples indigènes pouvaient compter sur une tradition orale pleine de toponymes, chacun contenant des informations géographiques détaillées.

Au fil du temps, nous avons adjoint à nos capacités d’observation et de mémorisation des outils de plus en plus nombreux : l’astrolabe, le sextant, la boussole, la carte, la carte marine et le GPS. Paradoxalement, c’est en partie parce que ces outils n’ont cessé de se perfectionner que nous avons perdu notre aptitude à nous orienter. Rien qu’au cours des vingt dernières années, l’omniprésence des GPS a pour ainsi dire éliminé le besoin de faire appel à notre sens de l’orientation. Mais, même avant l’avènement de cette technologie, d’autres facteurs avaient déjà commencé à éroder notre aptitude à nous orienter. En premier lieu, l’urbanisation : après avoir vécu pendant 300 000 ans dans une grande proximité avec la nature sauvage, nous avons migré vers les villes, en masse et en l’espace de quelques siècles seulement. Or, si les villes posent leurs propres difficultés en matière de déplacement, elles présentent de nombreux points de repère – panneaux de signalisation, systèmes de transports publics, autochtones plus ou moins capables de vous indiquer le chemin à prendre. La main de l’homme a en outre rendu inutilisables certaines caractéristiques naturelles utiles pour se repérer. Les rivières, autrefois faciles à suivre, ont été canalisées et enterrées ; la course du Soleil se trouve généralement masquée par les rues étroites et les grands immeubles ; et 99 % des Américains vivent dans un endroit où la pollution lumineuse a drastiquement réduit le nombre d’étoiles visibles la nuit.

À cela vient s’ajouter une profonde – et sans doute délétère – transformation de nos normes sociales. D’innombrables études révèlent que plus les enfants sont libres d’explorer leur environnement, meilleur est leur sens de l’orientation. Mais, comme le fait remarquer Michael Bond, la distance qu’ils sont autorisés à parcourir seuls a considérablement diminué en l’espace de deux ou trois générations. En 1971, 94 % des enfants anglais en âge de fréquenter l’école primaire avaient l’autorisation de se déplacer seuls ailleurs qu’à l’école. En 2010, ils n’étaient plus que 7 %.

Cela influe nécessairement sur notre aptitude à nous repérer dans l’espace. On a demandé à des enfants qui se déplacent régulièrement à pied ou à vélo de dessiner une carte de leur quartier. Sans surprise, leurs productions étaient beaucoup plus riche que les cartes dessinées par des enfants que leurs parents accompagnent partout. De la même manière, la mémoire spatiale des adultes qui se servent très souvent d’un GPS décline davantage que celle des autres. Qui sait à quoi nous nous exposons à laisser ainsi s’atrophier nos capacités d’orientation ? Bond va jusqu’à postuler l’existence d’un lien entre la diminution du sens de l’orientation et la maladie d’Alzheimer – une hypothèse qu’aucune donnée scientifique ne permet pour l’instant d’accréditer.

Mais nos facultés d’orientation ne sont pas les seules à être menacées. Tout ce qui contribue à leur détérioration – l’urba­nisation galopante, notre dépendance à la voiture, notre éloignement croissant du monde naturel – affecte également la capacité des autres animaux à se repérer.

Ces ravages prennent aujourd’hui des formes innombrables. Dans l’ouest du Mexique, l’exploitation forestière illégale est en train de détruire les écosystèmes montagneux où les papillons monarques passent l’hiver. Le glyphosate, l’un des herbicides les plus utilisés au monde, interfère avec les capacités d’orientation des abeilles. Nos villes, en restant éclairées toute la nuit, perturbent et mettent en danger les animaux attirés par la lumière et ceux qui déterminent leur trajectoire en fonction des étoiles. Et, à mesure que nous accaparons de plus en plus de terres pour satisfaire les besoins de ces mêmes villes – pour l’exploitation forestière ou l’agriculture, par exemple –, la part que nous laissons aux autres espèces se réduit d’autant. Exemple : la mer Jaune, qui sépare la Chine de la péninsule coréenne, était autrefois bordée par près de 1,2 million d’hectares de zones humides qui permettaient à des millions d’oiseaux côtiers d’y faire une escale indispensable pendant leur migration. Au cours des cinquante dernières années, deux tiers de ces zones humides ont disparu. Elles ont été « récupérées », comme on dit – expression qui sous-­entend, note amèrement Weidensaul, que « l’humanité reprendrait quelque chose qui lui aurait été volé, alors que c’est le contraire ». Les espèces qui dépendent de ces zones humides diminuent au rythme de 25 % par an.

Et puis il y a le changement climatique, qui constitue de loin la plus grande menace pour la migration animale. Nulle espèce n’est épargnée, mais celles qui effectuent de longs trajets sont particulièrement impactées, d’abord parce qu’elles ne dépendent pas d’un écosystème unique et ensuite parce que les signaux qui déclenchent leur migration – typiquement, le ratio durée du jour/durée de la nuit – sont de plus en plus différents de ce qu’elles trouveront une fois arrivées à destination. Cela porte préjudice au migrateur, qui, même dans des circonstances optimales, arrive complètement épuisé par son voyage ; et encore plus à sa progéniture, qui risque de naître trop tard pour profiter du pic de disponibilité alimentaire. Dans une large mesure, c’est ce facteur qui explique l’effondrement du nombre d’espèces d’oiseaux.

De tels problèmes ne sont pas à proprement parler une conséquence de l’élévation des températures. Carol et James Gould soulignent que, tout au long des 200 millions d’années d’évolution des oiseaux et des 600 millions d’années d’évolution des vertébrés, « la température moyenne de la planète a oscillé entre moins de 0 °C et plus de 37 °C ». Au cours de cette période, le niveau des océans a été tour à tour des centaines de mètres plus haut et des centaines de mètres plus bas qu’aujourd’hui. Toutes les espèces n’ont pas survécu à ces fluctuations, mais la plupart des animaux peuvent s’adapter à des changements environnementaux, même de grande ampleur, s’ils se produisent progressivement. Les ornithologues pensent que les oies tigrées survolent l’Everest parce qu’elles le faisaient déjà avant qu’il n’existe. Lorsqu’il a commencé à s’élever, il y a quelque 60 millions d’années, elles ont simplement augmenté graduellement l’altitude de leur vol.

Le principal problème que pose la crise climatique actuelle n’est pas sa nature, mais son rythme : en termes d’évolution, c’est comme si un mont Everest avait surgi du jour au lendemain. Au cours des soixante prochaines années, l’aire de répartition du piranga écarlate, un oiseau chanteur, va probablement se déplacer de près de 1 000 kilomètres vers le nord, jusqu’au centre du Canada. L’oiseau lui-même pourrait s’adapter assez rapidement, mais il n’y a pas dans la nature d’espèce isolée. Le piranga écarlate prospère dans les forêts de feuillus matures, et ceux-ci ne peuvent pas simplement s’extraire de terre et marcher vers des climats plus frais. À ce problème de rythme s’ajoute celui des territoires disponibles. Au cours des derniers siècles, nous avons confiné les animaux sauvages dans des espaces de plus en plus réduits, encerclés de terres agricoles, de banlieues ou de villes. Lorsque ces territoires ne pourront plus fournir aux animaux ce dont ils ont besoin, ceux-ci n’auront nulle part où aller.

S’il y a une lueur d’espoir dans tout cela, c’est que, plus on en apprend sur la migration des animaux, plus on peut leur faciliter la tâche. Sachant que les saumons suivent l’odeur de leur cours d’eau natal, les scientifiques ont introduit une odeur dans les écloseries et s’en sont servis pour attirer les poissons vers les Grands Lacs, lorsque la pollution qui y avait provoqué leur disparition des années auparavant a été réduite. Sachant que le pic de migration des oiseaux chanteurs ne dure que six à sept jours dans une région donnée, les ornithologues ont réussi à faire atténuer l’éclairage public pendant cette période.

Ces exemples sont autant d’arguments pour continuer à affiner notre compréhension de la navigation animale. Certaines connaissances que nous sommes susceptibles d’acquérir pourraient aussi se révéler cruciales pour notre espèce. Dans Supernavigators, publié l’année précédant la pandémie, David Barrie fait cette remarque clairvoyante : nous ne pouvons pas contrôler la propagation des zoonoses si nous ne comprenons pas les habitudes de déplacement des animaux qui les véhiculent. D’autres découvertes pourraient juste satisfaire une vieille curiosité, comme celle que suscite l’aventure du chat Billy ; aujourd’hui encore, écrit Barrie, « les capacités d’orientation des animaux domestiques intéressent très peu les scientifiques ». Cela dit, le principal enseignement que l’on peut tirer de la façon dont les animaux parcourent le monde ne concerne pas leur comportement, mais le nôtre : le sens de l’orientation que nous devons désormais améliorer n’est pas géographique, mais moral. 

Kathryn Schulz est journaliste et écrivaine, lauréate d’un prix Pulitzer en 2016 pour un article sur le « Big One », le séisme majeur attendu un jour ou l’autre sur la côte Pacifique des États-Unis. — Cet article est paru dans The New Yorker le 29 mars 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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La scène dure seize secondes. Seize secondes pour la plus grande pandémie des temps modernes. Dans la longue histoire d’Hollywood, c’est probablement le seul film sur la grippe espagnole. Un peu comme si le virus n’avait jamais existé. On peut voir cette scène dans un film muet de 1919, Papa longues jambes, avec Mary Pickford. À l’époque, Hollywood n’était qu’un quartier de Los Angeles, pas encore une puissance mondiale, et on surnommait Pickford « la reine du cinéma » ou « la petite fiancée de l’Amérique ». C’était une personne délicate d’à peine 1,50 mètre, mais elle était connue d’un bout à l’autre du globe. Même adulte, elle jouait toujours le rôle de la jolie jeune fille épatante aux boucles et au cœur d’or. Au sein d’une industrie cinématographique en plein essor, dominée par les hommes, elle était la seule femme de pouvoir. En tant que productrice, elle déterminait le contenu de ses films et percevait la moitié des bénéfices. Son mari s’appelait Douglas Fairbanks, ils furent en quelque sorte le premier couple de célébrités du XXe siècle, les Brangelina du cinéma muet.

Chez eux, dans leur villa de Beverly Hills baptisée Pickfair [contraction de Pickford et de Fairbanks], ils accueillaient Albert Einstein et le duc de Windsor, et créèrent avec Charlie Chaplin la United Artists. Mary Pickford fut également l’un des membres fondateurs de l’Académie des Oscars. Un patron de studio a dit un jour qu’elle aurait pu tout aussi bien devenir un grand fabricant d’acier. Elle fut la première super-­héroïne d’Hollywood, devant et derrière la caméra.

Papa longues jambes est typique des films dans lesquels elle jouait. Il raconte l’histoire d’une orpheline qu’un bienfaiteur anonyme, un homme plus âgé et plus riche, tire du ruisseau. Une comédie romantique et sociale dans laquelle la jeune fille se rebelle contre les injustices de son existence et tombe amoureuse de son protecteur sans le savoir.

La fameuse scène se déroule dans une gare. La jeune fille veut se rendre à l’université pour y commencer ses études, et elle est en retard. Il y a foule, elle éternue, on ne sait pas trop si elle fait semblant, mais les gens s’écartent vivement, effrayés, et disparaissent. Quelques-uns portent un masque, un ou deux l’ont remonté sur leur nez.

C’est une scène saisissante, surtout de nos jours, tournée il y a cent deux ans, une blague typique du cinéma muet qui joue sur la peur du virus. Pickford elle-même, d’ailleurs, venait de se remettre de la grippe espagnole.

Papa longues jambes, qui rapporta plus de 1 million de dollars, est tombé dans l’oubli. Mary Pickford, qui, comme tant de stars de l’ère du muet, a eu maille à partir avec le cinéma parlant, s’est séparée de Fairbanks, a sombré dans l’alcool et mis fin à sa carrière en 1933. Elle est décédée en 1979. Pickford a contribué à inventer Hollywood et aurait mérité d’être l’une des icônes féministes du début du XXe siècle. Et pourtant, qui se souvient d’elle ?

Hollywood n’a pas de mémoire. Hollywood, qui est devenu il y a un siècle la plus grande et la plus puissante industrie du divertissement au monde, parce que la grippe espagnole et la Première Guerre mondiale avaient tout bouleversé. Ce grand chambardement a commencé par une pandémie. Et cela pourrait bien se terminer par une autre pandémie.

Les catastrophes naturelles n’ont pas besoin de motif, elles surgissent de nulle part, elles se produisent, c’est tout, et parfois au pire moment possible. La grippe espagnole a balayé le monde au printemps 1918, alors que la Première Guerre mondiale faisait toujours rage en Europe. En un peu plus d’un an et trois vagues – printemps, automne, printemps –, le virus mutant submergea la planète. Sur les 1,5 milliard de personnes qui la peuplaient à l’époque, environ un tiers furent infectées ; 50 millions, peut-être 100 millions d’entre elles moururent, nul ne connaît le nombre exact. La guerre, de son côté, avait fait 20 millions de victimes. Guerre et pandémie, c’est un peu trop pour la psyché humaine. Quelque 80 000 livres ont été écrits sur la Première Guerre mondiale, mais seulement 400 sur la grippe espagnole. Il fallait oublier, refouler – la censure en temps de guerre s’est chargée du reste.

À nous autres, contemporains de la pandémie de Covid, la situation de l’époque devrait sembler familière. Les journaux américains mettaient leurs lecteurs en garde : évitez les personnes qui toussent et éternuent. N’entrez pas dans des pièces mal aérées. Restez chez vous si vous êtes enrhumé. Ne vous laissez pas gagner par l’inquiétude, la peur et l’épuisement. Portez un masque.

On construisit des hôpitaux militaires ; on ferma écoles, lieux de divertissement, églises, et on les rouvrit trop tôt, tandis qu’à certains endroits les bars et les grands magasins restaient ouverts. Presque partout aux États-Unis les cinémas fermèrent, les services de santé prirent des mesures drastiques, les producteurs de films cessèrent de livrer des nouveautés. À Los Angeles, les cinémas ne projetèrent aucun film pendant sept semaines et, dans de nombreuses autres villes, leurs portes demeurèrent closes pendant des mois. Des exploitants qui ouvrirent malgré tout furent arrêtés, d’autres en appelèrent aux tribunaux. Les masques furent rendus obligatoires, on condamna certaines rangées de sièges. Dans ce chaos inimaginable, le virus continuait de faire rage. Jusqu’à ce que finalement, à l’été 1919, la grippe espagnole disparaisse comme elle était venue, sans crier gare.

La pandémie avait frappé un monde qui, certes, avait déjà inventé l’automobile mais qui, comme l’écrit l’auteure britannique Laura Spinney dans La Grande Tueuse, se sentait plus à l’aise sur le dos d’une mule 1. Un monde qui connaissait la théorie quantique mais croyait encore aux sorcières. L’épidémie n’avait rien de moderne, mais elle a donné naissance à un monde nouveau et moderne. Et à l’Hollywood que nous connaissons aujourd’hui.
Le cinéma existait bien avant l’irruption de la pandémie. Dans les années précédentes, les producteurs et les distributeurs fournissaient déjà 20 000 cinémas, dont certains n’étaient que des magasins ou des bars reconvertis grâce à un projecteur, quelques chaises et un piano. Bientôt, de vraies salles avec des rideaux et des sièges en velours firent leur apparition, et les premières sociétés d’exploitation se formèrent. Aller au cinéma pour voir Charlie Chaplin et Mary Pickford était devenu la grande passion de l’Amérique, le divertissement par excellence.
Beaucoup de ces cinémas étaient de petites entreprises familiales sans capital et sans espoir que l’État les aide à survivre aux mois de fermeture. La question qui se posa fut la suivante : les gens reviendraient-ils quand tout serait terminé ? Ou bien cette passion soudaine s’était-elle déjà éteinte ?

Adolph Zukor ne faisait pas partie des sceptiques. Né dans un village de Hongrie, cet orphelin avait émigré aux États-Unis à 15 ans, en 1888. À 20 ans, il dirigeait un commerce de fourrures florissant. C’était un garçon déterminé et très créatif qui, très vite, pressentit qu’il pouvait faire des affaires avec ces images qui s’animaient comme par magie. Il acheta des cinémas et des salles de projection, mais, comme il n’y avait pas assez de films, il se mit à en produire lui-même : Famous Players – c’est ainsi qu’il la baptisa – devint l’une des plus importantes sociétés au sein d’un marché chaotique en pleine expansion. C’est également lui qui négocia un contrat avec Mary Pickford, parce que, pour faire tourner son commerce, il avait besoin non seulement de cinémas et de films, mais aussi de vedettes. Pickford était encore adolescente lors de la signature ; elle lui avait dit, raconte Zukor, que son rêve était de gagner 20 000 dollars par an quand elle aurait 20 ans. Or elle s’apprêtait à entrer dans la vingtaine. Zukor lui donna les 20 000 dollars et, bientôt, 100 000 dollars par an. « Mary, a-t-il déclaré un jour, était un sacré homme d’affaires. »

Il profita de la grippe espagnole pour racheter des cinémas en difficulté. Si quelqu’un refusait son offre, il menaçait d’ouvrir un nouveau cinéma de l’autre côté de la rue. Son autobiographie porte d’ailleurs un titre qui traduit bien son caractère inflexible : Le public n’a jamais tort.

Zukor prit ensuite la tête de Para­mount Pictures, le premier véritable studio hollywoodien. Tout devait lui appartenir : les films, les cinémas, les stars. Il produisait des films comme Henry Ford fabriquait des voitures : à la chaîne, sans arrêt, en contrôlant toutes les étapes du processus. Il structura une industrie encore anarchique. C’était un pionnier qui voulait faire de sa start-up un monopole. Son modèle commercial devint celui du système des studios hollywoodiens, qui, peu après la pandémie, en 1921, produisit le premier blockbuster mondial : Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, avec Rudolph Valentino. Les Années folles étaient lancées.

En avril dernier, les Oscars ont été décernés pour la 93e fois. Malgré les guerres, les crises et les catastrophes naturelles du XXe siècle, ils n’ont pas été annulés une seule fois depuis 1929. Ils ont donc eu lieu en 2021, il le fallait. Après la grande crise, après une année de pause à cause du Covid et un flot incessant de mauvaises nouvelles, Hollywood voulait célébrer sa résurrection. Célébrer le retour à la vie normale, au monde d’avant.
Le taux de vaccination était élevé aux États-Unis et, dans de nombreux endroits, les cinémas avaient rouvert, avec une capacité réduite. Fin mars 2021, les salles ont pu projeter un nouveau grand blockbuster, Godzilla vs Kong, qui a engrangé près de 50 millions de dollars lors de son premier week-end, alors même qu’il était diffusé simultanément en streaming. Les médias du secteur ont célébré cet événement comme une grande victoire : Hollywood est vivant, les cinémas sont vivants, et peut-être que tout redeviendra bientôt comme avant.

Mais peut-être pas. La 93e cérémonie des Oscars était non seulement une messe de la résurrection mais aussi une messe d’enterrement. La plupart des films nominés n’ont presque jamais, voire jamais été projetés en salles, que ce soit aux États-Unis ou ailleurs, mais ont été diffusés par des plateformes de streaming. On ne sait pas combien de personnes les ont vus, ce qu’ils ont éveillé en elles, on ignore leur aura culturelle. Ce sont des films sans caisse de résonance. Le vieil Hollywood destinait ses films à de grands rites collectifs rassemblant des millions de personnes ; l’Holly­wood nouvelle formule disparaît dans les « bulles de filtres » des algorithmes.

Le film Mank, produit par Netflix, n’a certes obtenu que deux Oscars, mais il était nommé dans dix catégories. Il raconte l’histoire de Herman J. Mankiewicz, un grand scénariste qui fut à l’origine du script de Citizen Kane, ­d’Orson Welles, l’un des films les plus célèbres de l’histoire d’Hollywood. Que ce soit précisément Netflix, précisément cette année-là, qui ait eu l’opportunité de rafler une dizaine d’Oscars avec un film au sujet si classique, parlant du caractère impitoyable d’Hollywood, de sa corruption et des tentatives désespérées pour ramener les gens au cinéma pendant la Grande Dépression des années 1930, est d’une ironie particulièrement douloureuse.

Les chiffres de 2020 sont catastrophiques. Au niveau mondial, les revenus sont passés de 42,2 milliards de dollars en 2019 à environ 12 milliards. Les recettes au box-office ont chuté de 80 % aux États-Unis et de près de 70 % en Allemagne 2. Des chaînes de cinémas ont dû déposer le bilan, des maisons centenaires mettre la clé sous la porte. Les studios ont repoussé la sortie de blockbusters très attendus comme Wonder Woman 1984, Black Widow ou Fast and Furious 9. Chacun de ces films a coûté au moins 200 millions de dollars et, pour que l’investissement soit rentable, doit en rapporter plus de 500 millions.

Dans le même temps, le nombre d’abonnés à un service de streaming a augmenté : Netflix est passé de 167 à 204 millions de souscripteurs et Amazon Prime Video de 150 à 200 millions. Quant à Disney+, la plateforme lancée fin 2019, elle a fait état de 100 millions d’abonnés en mars 2021. Les cinémas ont beau être fermés, cela ne signifie pas que les gens cessent de regarder des images animées. Warner, l’un des cinq grands studios, a diffusé tous ses films prévus pour 2021 sur HBO Max, sa plateforme de streaming. Les confinements équivalent à des « semaines entières de publicité gratuite pour les services de streaming, note Hans-Joachim Flebbe, qui a créé la chaîne de cinémas Cinemaxx dans les années 1990 et gère aujourd’hui des multiplexes répartis sur dix sites en Allemagne, dont le Zoo Palast de Berlin. Tous ceux qui n’avaient pas encore d’abonnement à Netflix ou Amazon Prime Video en ont maintenant un ». Le secteur va changer sensiblement, estime-t-il. C’est une façon policée de dire les choses.

D’un autre côté, cette industrie plus que centenaire a déjà traversé de nombreuses crises. Les spectateurs ont déserté les salles obscures pendant la Grande Dépression, à la fin des années 1920. En 1948, jugeant que le monopole des majors limitait la concurrence, la Cour suprême a rendu une décision qui instaurait la séparation des cinémas et des studios. Depuis l’invention de la télévision dans les années 1950, de la VHS dans les années 1970 et du DVD dans les années 1990, le cinéma n’a plus le privilège d’être le seul endroit où l’on puisse voir des images en mouvement. L’éveil de la jeunesse dans les années 1960 a donné naissance à un nouveau cinéma à l’esthétique dure et réaliste et a créé un marché qui n’était plus dominé par les seuls grands studios. Hollywood a toujours été un élève modèle du capitalisme, un système plutôt flexible et adaptable – résilient, dirait-on aujourd’hui.

Est-ce suffisant pour surmonter cette crise ? The Ankler, une newsletter volontiers polémique consacrée à l’industrie du cinéma, a résumé la situation en juillet 2020 : certes, les productions d’Hollywood n’ont jamais été autant visionnées dans l’Histoire, mais le vieux système est au bord de l’effondrement.

La montée en puissance des services de streaming fondés sur l’abonnement remplace l’ancien système de financement des studios. Or, si ce dernier était assez facile à suivre – un film coûte X millions et rapporte Y millions par le biais de divers canaux, à la fin on calcule la différence –, le nouveau modèle est plus impénétrable : vous recevez X millions, mais le film en valait-il la peine pour la plateforme de streaming ? Elle seule le sait et peut déterminer, selon des critères opaques, si elle est prête à fournir de l’argent frais pour un nouveau projet. Comme dans un Kulturkampf expérimental, les as de la technologie, armés de leurs algorithmes, partent à l’assaut de ces doux rêveurs que sont les ­créatifs, tandis qu’une génération née avec le numérique trouve depuis longtemps toutes les vidéos qu’elle veut sur YouTube ou télécharge des films illégalement. Les productions internationales de Chine et de Corée conquièrent le marché. Et Hollywood a l’impression de mener une bataille défensive contre les agresseurs numériques.

Les magnats ont été remplacés, le pouvoir redistribué : le mouvement #MeToo a fait tomber Harvey Weinstein. Les militants de Black Lives Matter luttent contre le racisme dans le cinéma, devant et derrière la caméra. Et, si les Oscars ont renoncé pour la troisième année consécutive à nommer un maître de cérémonie, ce qui était l’un des plus grands honneurs que pouvait offrir l’industrie américaine du divertissement, cela a également à voir avec le fait que, depuis le désistement de l’humoriste Kevin Hart en 2019 en raison de la résurgence de vieux tweets homophobes, plus personne ne semble vouloir s’y coller.

L’ancien système était attaqué depuis longtemps. Sur le plan politique et économique. Sur le plan culturel et technologique.

Puis est arrivé le Covid.

Depuis lors, à en croire The Ankler, Hollywood s’apparente à un patient qui aurait été frappé à la fois par un infarctus et par une dépression. Hollywood attire naturellement un certain nombre de personnalités théâtrales qui ont tendance à exagérer, note The New York Times, mais la désorientation et la démoralisation sont palpables. Selon un producteur, le manque de visibilité est total.

Alors qu’en 1919, pendant la pandémie, on craignait que le public perde le goût de ces images mouvantes d’un genre nouveau, Hollywood redoute aujourd’hui que le public ait définitivement perdu l’habitude d’aller au cinéma, à force de regarder des films et des séries non-stop à la maison pour échapper à la morosité des longs mois de confinement.

A-t-on besoin de lire un journal pour être informé ? De se rendre dans un magasin pour faire ses courses ? D’aller au cinéma pour voir des images en mouvement ? Non. Il se pourrait également que le journalisme n’en sorte pas indemne. Beaucoup considèrent depuis longtemps le journal papier comme un modèle périmé. Mais sérieusement : une sortie shopping ou une séance de cinéma constituent-elles vraiment des expériences collectives aussi irremplaçables qu’un concert de rock ?

J. J. Abrams est l’un des plus importants producteurs et réalisateurs de blockbusters à Hollywood. Son dernier film, l’épisode 9 de la saga Star Wars, a rapporté plus de 1 milliard de dollars au box-office mondial. Les connaisseurs estiment que même ces superproductions connaîtront des difficultés si le nombre de salles de cinéma diminue. J. J. Abrams, lui, refuse de voir les choses de cette façon. « Ce n’est pas pour rien, a-t-il déclaré au New York Times, que la pandémie de 1918 a été suivie des Années folles. » Les gens, selon lui, ­ressentaient le besoin de se voir, de vivre des expériences communes. « Je ne peux rien imaginer de plus excitant que de s’asseoir dans un cinéma avec des inconnus et de rire et pleurer avec eux. » Le cinéma est comme une église ; bien sûr, on peut aussi prier seul chez soi, mais, avouons-le, ça n’a rien à voir.

Le nouveau James Bond, Mourir peut attendre, symbolise à lui seul la crise que traverse Hollywood. James Bond reste la marque la plus ancienne et la plus importante de l’économie traditionnelle. En 1962, Sean Connery incarnait pour la première fois l’agent secret 007.

Vingt-quatre autres films ont été réalisés depuis, avec des acteurs différents, mais avec une continuité comme seul Hollywood en a le secret et une exploitation cohérente de ce que l’industrie appelle la « chaîne de valeur » : les films sortent d’abord au cinéma, puis, après un certain temps, en DVD, en Blu-ray et en streaming et, enfin, à la télévision. Ainsi, le même film rapporte de l’argent plusieurs fois, ce qui n’est pas du luxe. Selon les estimations, le nouveau James Bond a coûté entre 250 et 300 millions de dollars. À cela s’ajoute une somme d’au moins 100 millions pour la publicité.

Voilà près de six décennies que la famille britannique Broccoli produit les James Bond. Désormais, c’est Barbara Broccoli, 61 ans, qui dirige l’entreprise ; son père avait autrefois acheté les droits des romans d’espionnage de Ian Fleming. Mais la production de ce vingt-cinquième opus s’est heurtée dès le départ à toute une série de problèmes. Peu avant le début du tournage, Broccoli a renvoyé le réalisateur Danny Boyle et l’a remplacé par Cary Joji Fukunaga. Dans le même temps, elle chargeait Phoebe Waller-Bridge, scénariste et actrice principale de la série féministe Fleabag, de rédiger un nouveau scénario. Hors de question que ce macho blanc de Bond prenne un coup de vieux à l’heure de #MeToo et des débats sur la diversité. Cela fait longtemps qu’on parle d’un Bond afro-américain ou féminin. James Bond doit rester fidèle à lui-même et en même temps être en phase avec son époque.

Un nouveau scénario, un nouveau réalisateur, voilà qui a conduit à repousser la sortie du film. Initialement prévue pour novembre 2019, celle-ci a été décalée à avril 2020. Ce qui n’était finalement pas une si bonne idée : un mois avant la sortie du film, les cinémas du monde entier ont fermé. Broccoli et les studios de production ont annoncé une nouvelle date de sortie pour novembre 2020, mais cette échéance n’a pas pu être tenue non plus. Cette fois-ci on évoqua avril 2021. Il faudra finalement attendre l’automne 2021. « Nous voulons, a expliqué dans une déclaration officielle Daniel Craig, la star qui incarne Bond, que les gens voient le film dans de bonnes conditions et en toute sécurité. Tous les cinémas de la planète sont actuellement fermés. Or nous voulons que le film sorte partout dans le monde en même temps. Ce n’est donc pas le bon moment. »

À chaque report, les problèmes se sont aggravés et les coûts ont augmenté. À plusieurs reprises, il a fallu lancer, puis interrompre, de nouvelles campagnes de pub, diffuser de nouvelles bandes-­annonces. Tant et si bien que l’on a fini par avoir l’impression de connaître le film avant même de l’avoir vu. Et, parce qu’un nouveau Bond n’est pas simplement un événement cinématographique mais aussi une gigantesque machine publicitaire, des scènes ont dû être retournées, dit-on, car certains des smartphones et des gadgets high-tech visibles dans la première version n’étaient plus à la page et avaient déjà été remplacés par des modèles plus récents. Le lancement d’un James Bond ressemble à celui d’un paquebot. Tout doit coller. Or, là, ça ne collait plus.

À l’automne 2020, le studio MGM, qui coproduit le film, a même demandé à Netflix et Amazon s’ils étaient intéressés par Mourir peut attendre. Le prix évoqué, 800 millions de dollars, était trop élevé pour les services de streaming. À la fois pour Bond et pour le cinéma, cela aurait été un tournant historique.

Mais la productrice Broccoli et le réalisateur Fukunaga semblent déterminés à sauver le cinéma. Avec et grâce à James Bond, superpétrolier d’Hollywood et peut-être aussi son dernier dinosaure. « Bond, déclare le producteur berlinois Stefan Arndt, pourrait être l’ultime survivant lorsque le cinéma des blockbusters et des super-héros sera mort. Sur les quelques écrans qui pourraient encore exister à l’avenir, on projettera un nouveau James Bond tous les deux ou trois ans. Et, par pur sentimentalisme, nous irons tous à nouveau au cinéma. »

Pour Arndt, ce type de cinéma repose sur la nostalgie, ce qui ne signifie pas que tout était mieux avant. Arndt dirige X-Filme, l’une des plus importantes sociétés de production en Allemagne. On lui doit notamment Cours, Lola, cours, ainsi que Good Bye, Lenin ! et Le Ruban blanc ; il a également produit la grande série allemande Babylon Berlin. A priori, Arndt n’a aucune raison d’être de mauvaise humeur, et pourtant : « Toute l’industrie reste pétrifiée, comme Bill Murray dans Un jour sans fin, et attend que tout redevienne comme avant d’une seconde à l’autre. Une aberration. Le monde va changer drastiquement, et la question sera de savoir si le cinéma d’antan peut se moderniser pour survivre. »
Arndt évoque une comédie romantique pour adolescents que sa société a produite pour Netflix, Isi & Ossi. Un joli petit film, dit-il. Au cinéma, il aurait probablement trouvé 300 000 spec­ta­teurs. « Sur Netflix, 20 millions de personnes l’ont vu le premier mois, dont 17 millions rien qu’en Amérique du Sud. Quelle est donc la monnaie de l’avenir ? Sûrement pas le nombre d’entrées en salles, c’est fini depuis longtemps. Nous avons continué à utiliser cette monnaie-là alors même qu’elle était dévaluée depuis belle lurette. »

Martin Moszkowicz, PDG de Cons­tan­tin Film, la plus grande société de production d’Allemagne (qui a notamment produit la trilogie à succès Un prof pas comme les autres), ajoute : « La chaîne d’exploitation classique – d’abord le cinéma, puis le DVD et la VOD, enfin la télévision –, c’est fini. On ne peut plus revenir en arrière. » Et Hans-Joachim Flebbe, ancien patron du groupe Cinemaxx et aujourd’hui propriétaire de multiplexes high-tech dans les grandes villes allemandes, avoue : « Je crois au cinéma, mais je ne suis pas naïf. Je m’attends à ce que nous perdions de 20 à 25 % de spectateurs. »

Alors, à quoi pourrait ressembler l’avenir du cinéma, l’avenir d’Hollywood ? Peut-être à quelque chose de pas si différent de ce qui s’est passé après la grippe espagnole. À l’époque, c’étaient les studios qui produisaient les films et les diffusaient dans leurs propres cinémas. Désormais, ce sont les sociétés de streaming qui produisent les films et les proposent sur leur plateforme.

Le vieil Hollywood, semble-t-il, est remplacé par un Hollywood d’un genre nouveau. Apple TV+, Netflix et Amazon Prime Video, voilà les nouveaux studios, les anciens ayant disparu. Warner et Universal appartiennent aux géants américains des télécommunications AT&T et Comcast, Paramount au conglomérat de médias Viacom, Columbia Pictures fait depuis longtemps partie de la multinationale japonaise Sony. Disney est le seul rescapé et continue de se développer sans céder aux sociétés qui voudraient l’absorber. Au cours des quinze dernières années, Disney a racheté les studios Pixar (Le Monde de Nemo, Cars), Marvel Entertainment – et, avec lui, les films de super-héros –, Lucasfilm (Star Wars) et enfin 20th Century Fox. En 2019, Disney est devenu le premier grand studio à produire six films générant chacun plus de 1 milliard de dollars au box-office. On se doute que les préoccupations de l’Hollywood à l’ancienne n’étaient pas uniquement artistiques ; il en va de même pour l’Hollywood nouvelle version. L’algorithme n’a jamais tort.

La transformation d’Hollywood ne s’accompagne pas moins de changements culturels et politiques. La puissance du secteur numérique et la force du progrès technologique vont de pair avec un réveil social. Le règne du boys’ club est terminé. « J’entends sans arrêt les gens dire qu’ils sont impatients de retourner à la vie normale, remarque la réalisatrice afro-américaine Ava DuVernay (Selma) dans The New York Times. Mais cette normalité-là n’était pas satisfaisante. » Il faut, selon elle, que le fonctionnement des studios change radicalement et que les histoires soient racontées d’un autre point de vue que celui des hommes blancs.

Des questions subsistent. Qui survivra dans la jungle numérique du nouvel Hollywood, alors que plus de 80 fournisseurs de streaming se disputent désormais l’attention des téléspectateurs aux États-Unis ? Quelle pourrait être la réponse de l’Europe, qui, avant que la Première Guerre mondiale ne sape les fondements de son industrie du cinéma, a produit de nombreux films muets de qualité et dont la culture cinématographique repose aujourd’hui sur un mélange assez compliqué de financement public et de circuit d’exploitation, peu adapté au monde du streaming ? Et quels films l’avenir nous réserve-t-il si le big business numérique, les algorithmes des services de streaming et les exigences des activistes font la loi ? Au cours des confinements successifs, tous les désœuvrés qui ont regardé Netflix sont nécessairement tombés sur de nombreuses histoires pleines de bons sentiments, mais aussi assez ennuyeuses et prévisibles.

Quand Mary Pickford a été invitée en 1927 par Louis B. Mayer, le patron du studio Metro Goldwyn Mayer, à fonder avec lui et 34 autres personnalités du jeune Hollywood l’Académie des Oscars, elle suggéra de créer un musée du cinéma. Il a fallu un peu de temps pour que l’idée se concrétise dans un Hollywood oublieux de l’Histoire : le musée a ouvert peu avant la sortie du dernier James Bond, le 30 septembre 2021. Il a été conçu par l’architecte italien Renzo Piano et se compose de deux édifices : d’une part, un grand magasin rénové, qui a été construit en 1939 et ressemble à l’un de ces immeubles futuristes d’autrefois – chic, carré et épuré ; d’autre part, un nouveau bâtiment en forme de sphère, rappelant un peu R2-D2, le robot de Star Wars. L’ensemble renferme 12,5 millions de photos, 237 000 films et vidéos, 65 000 affiches. Il a coûté autant qu’un blockbuster, publicité comprise : 500 millions de dollars.
Qu’un monument soit érigé à sa gloire alors que le vieil Hollywood vacille, voilà qui ne manque pas de sel. D’ailleurs, l’ouverture était prévue en 2020. Puis le virus est arrivé.

Lars-Olav Beier, Lothar Gorris, Wolfgang Höbel, Oliver Kaever et Hannah Pilarczyk sont journalistes au Spiegel. — Cet article est paru le 23 avril 2021 dans le Spiegel. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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La célèbre remarque de William Goldman selon laquelle, à Hollywood, « personne ne sait rien » est caduque. Après un siècle d’expérimentation, Hollywood a trouvé la recette qui fonctionne : des histoires de super-héros dans des mondes fantastiques, avec des personnages récurrents, des intrigues croisées et des effets spéciaux ébouriffants. Non seulement ces films génèrent des milliards de dollars de recettes au box-office mondial, mais ils donnent lieu à des séries ou des produits dérivés, des jeux vidéo et des parcs à thème. De 2017 à 2019, presque tous les membres du top 10 des films les plus rentables faisaient partie d’une franchise de blockbusters (la seule exception étant Bohemian Rhapsody, qui retrace la vie de Freddie Mercury, le chanteur du groupe Queen).

Un nom en particulier domine cette liste. L’Univers cinématographique Marvel (UCM) est la franchise cinématographique la plus rentable du monde. Elle a obtenu trois entrées dans le top 10 chaque année depuis 2017, dont deux premières places (Black Panther en 2018 et Avengers: Endgame en 2019, le deuxième film le plus rentable de tous les temps). Le dernier long-métrage Marvel, Black Widow, devrait être l’un des plus gros succès de 2021 1.

Il y a vingt ans, lorsque Marvel était un studio relativement petit qui avait fait faillite et en était ressorti criblé de dettes, peu de gens auraient parié sur sa suprématie actuelle. Cette improbable réussite doit beaucoup à un visionnaire sans prétention. Adolescent à la fin des années 1980, Kevin Feige, qui est aujourd’hui le président de Marvel Studios et la personne la plus puissante d’Hollywood, était obsédé par Star Wars. Non seulement par les films, mais aussi par les livres et les jeux dont l’intrigue commençait là où celle des films s’arrêtait, développant l’univers de la saga. Dans cette sous-culture, chaque personnage secondaire, si fugace fût-il à l’écran, avait un nom et une histoire, et pouvait devenir le protagoniste d’aventures inédites que Feige engloutissait. Pour lui, les œuvres de George Lucas étaient plus que des films, ils étaient des portails vers un monde vaste et dépaysant.

Ils étaient également une rampe de lancement pour son imagination. Feige avait l’habitude de jouer avec des figurines de Star Wars dans son jardin et de créer ses propres scénarios. Star Wars était son premier amour, mais il en connut d’autres – Star Trek et Retour vers le futur, notamment. Après avoir vu Superman 4, il imagina son propre Superman 5. Dans son esprit, chaque film était une préquelle, chaque personnage faisait partie d’un univers qui s’étendait au-delà des limites de l’écran. Feige décida de faire des films. Il fut admis dans la même école de cinéma que Lucas (après avoir échoué cinq fois au concours d’entrée). En 2000, cinq ans après avoir obtenu son diplôme, il fut engagé comme cadre junior chez Marvel Studios. À l’époque, Marvel ne réalisait pas ses propres films mais cédait les droits d’exploitation de certains personnages aux studios d’Hollywood. L’essentiel de ses revenus provenait de la vente de produits dérivés. Parfois, les studios faisaient du bon travail, comme avec le film Spider-Man de Columbia Pictures en 2002, mais souvent ils ne parvenaient pas à exploiter pleinement le potentiel d’un personnage.

Marvel venait juste d’accepter que le cinéma puisse être sa planche de salut. Pendant une grande partie des années 1990, l’industrie de la bande dessinée avait connu un boom sans précédent. Le rapport annuel 1993 de Marvel (publié sous forme de BD) indique des revenus de 415 millions de dollars, contre 224 millions l’année précédente et 115 millions l’année d’avant. Mais ce boom était dû en grande partie aux collectionneurs qui achetaient des BD dans l’espoir qu’elles prennent de la valeur plutôt qu’à une réelle demande de nouvelles histoires.

L’écrivain Neil Gaiman fut parmi les premiers à identifier le problème. Dans un discours adressé aux détaillants, il compara ce succès à la tulipomanie du XVIIe siècle : « Vous pouvez vendre beaucoup de BD à la même personne, surtout si vous lui dites que ce placement lui garantira un retour sur investissement élevé. Mais vous vendez des bulles et des tulipes, et un jour la bulle éclatera, et les tulipes pourriront dans l’entrepôt. » Gaiman avait vu juste.

La bulle éclata au milieu des années 1990 et faillit faire couler Marvel. Les ventes de bandes dessinées chutèrent de 70 %, et le cours des actions Marvel s’effondra. Sous la direction de Ronald Perelman, un homme d’affaires fantasque qui avait fait fortune dans plusieurs secteurs, Marvel déposa le bilan en 1996, en partie afin de pouvoir se recentrer sur l’activité cinématographique sans avoir à obtenir le consentement des actionnaires.

Avant de rejoindre l’entreprise, Kevin Feige n’était pas spécialement amateur de bandes dessinées, mais il devint rapidement un fanatique de Marvel, se plongeant dans un univers encore plus riche en histoires que Star Wars. Il ne tarda pas à connaître les personnages sur le bout des doigts : leur apparence, leurs traumatismes formateurs et les conflits qui les définissaient. Il admirait la façon dont Stan Lee, le visionnaire si créatif à l’origine de Marvel Comics, avait élaboré des mondes séparés mais permis ensuite aux personnages de circuler de l’un à l’autre : Spider-Man s’introduisant dans le quartier général des Quatre Fantastiques, l’Incroyable Hulk se déchaînant dans une histoire d’Iron Man.

Les patrons de Marvel, impressionnés par les connaissances de Feige, le nommèrent ambassadeur créatif auprès des studios. Son rôle consistait à dispenser des conseils sur la façon de présenter les personnages ; en fait, il était le geek en chef de Marvel. Feige se sentait frustré lorsque les réalisateurs ne respectaient pas l’origine des histoires. Les réponses, selon lui, se trouvaient toujours dans les bandes dessinées. Feige contribua à convaincre les patrons de la division cinéma de Marvel que la société pouvait prendre le contrôle de sa propriété intellectuelle et produire ses propres films. À l’époque, Marvel ne possédait plus les droits de certains de ses plus célèbres super-héros, mais Feige estima qu’elle en possédait suffisamment pour recréer l’univers Marvel au cinéma.

Il proposa que les super-héros individuels, comme Captain America, aient leur propre franchise, mais que chaque franchise puisse être liée aux autres via des éléments de l’intrigue, du décor, du casting et des personnages, formant ainsi une franchise géante. Les liens pourraient être ténus au début, mais, au bout de quelques années, les héros pourraient être réunis sous l’égide des Avengers, une autre propriété de Marvel. Feige voulait que chaque film devienne une publicité pour tous les autres films Marvel, créant ainsi une dynamique imparable pour l’ensemble de la gamme. Ce plan directeur, connu sous le nom d’UCM, fit partie des arguments de Marvel pour financer son indépendance.

En 2005, Marvel devint un studio indépendant, après avoir emprunté 525 millions de dollars à la banque d’investissement Merrill Lynch. Il était désormais en concurrence avec des sociétés comme Sony et Fox, sauf qu’il n’était que du menu fretin en comparaison. Le nouveau studio fit le pari – risqué – de tout miser sur Iron Man, le premier film UCM. Il recruta Jon Favreau pour le réaliser et Robert Downey Jr. pour y jouer le rôle-titre. Favreau, une star du cinéma indépendant célèbre pour ses comédies potaches, n’avait jamais réalisé de superproduction. Downey Jr., un acteur talentueux au parcours en dents de scie, était tout sauf fiable. En 2007, alors que l’entreprise était en plein bouleversement, le PDG démissionna et Feige, encore relativement inconnu dans le secteur, prit sa place. Il avait 33 ans. Sorti en 2008, Iron Man fut un énorme succès critique et public. Marvel Studios était viable, l’UCM en marche et Feige en charge du coffre à jouets.

Un an après le triomphe d’Iron Man, la société mère de Marvel Studios, Marvel Entertainment, fut rachetée par Disney pour la somme astronomique de 4 milliards de dollars. De nombreux experts du secteur considérèrent qu’il s’agissait d’une folie, et les actions de Disney chutèrent à l’annonce de l’opération. Mais le patron de Disney, Robert Iger, partageait la foi de Feige dans le potentiel de l’UCM et du catalogue Marvel, riche de plus de 5 000 personnages. Personne ne critique plus cette décision aujourd’hui. Marvel Studios a connu une série de succès sans précédent dans l’histoire d’Holly­wood. Les 23 films Marvel produits depuis 2008 ont rapporté, en moyenne, près de 1 milliard de dollars chacun au box-office 2. Douze de ces films sont des suites, qui ont presque toutes rapporté davantage que le film qu’elles prolongeaient. De juteuses sous-franchises ont été créées autour des personnages Marvel, comme Captain America, Thor, Les Gardiens de la galaxie et Ant-Man. L’UCM englobe aussi des séries télévisées, comme WandaVision et, plus récemment, Loki.

Quelles sont les caractéristiques de l’Univers cinématographique Marvel ? Les super-héros, bien sûr, mais pas que : le sentiment, également, qu’une menace imminente pèse sur la planète voire sur l’Univers tout entier ; des effets spéciaux spectaculaires ; un large éventail de personnages incarnés par des visages familiers, dont certains étaient déjà mondialement célèbres (Gwyneth Paltrow, Scarlett Johansson, Samuel L. Jackson) et d’autres le sont devenus grâce à l’UCM (Chris Hemsworth, Tom Hiddleston) ; des dialogues mordants et plein d’esprit ; l’impression que, même si les histoires se déroulent dans des mondes alternatifs, elles ont quelque chose à dire sur le nôtre, bien qu’à mots couverts. Les superproductions de Marvel ne sont pas profondes, mais elles sont intelligentes et remportent l’adhésion de la critique.

Black Panther, basé sur l’un des personnages les moins connus de la bibliothèque Marvel, a décroché une nomination dans la catégorie « meilleur film » lors des Oscars 2019 et est devenu le quatrième film le plus rentable de l’Histoire. Détail d’importance : c’était le premier blockbuster à avoir un casting majoritairement afro-américain.

Les personnages Marvel, et les acteurs qui les incarnent, défilent dans les différentes sous-franchises. L’alter ego d’Iron Man, Tony Stark (Downey Jr.), est apparu dans onze films de l’UCM, dont ceux des sagas Avengers et Captain America. Nick Fury, un personnage joué par Samuel L. Jackson qui fait une brève apparition dans le premier Iron Man, est également présent dans onze films de l’UCM, sans être au centre d’aucun d’entre eux. Les personnages comme Fury forment une toile de fond commune à tous les films de cette société, rappelant aux spectateurs qu’ils regardent un film Marvel.
L’UCM possède également son propre espace-temps, avec des lieux récurrents aux niveaux planétaire et cosmologique, et une chronologie gérée avec soin. Captain America : le Soldat de l’hiver comprend une scène qui préfigure les événements de Black Panther, lequel commence une semaine après la fin du Soldat de l’hiver. La série WandaVision se déroule trois semaines après les péripéties d’Avengers: Endgame. Feige est l’architecte de cet univers fictionnel densément entrelacé, qui se déploie à l’infini. À lui de faire en sorte que la sortie de chaque film fasse l’effet d’une bombe.

Feige n’a jamais accepté la traditionnelle dichotomie qui veut qu’à Hollywood il y ait le talent artistique d’un côté et les spécialistes des superproductions de l’autre. En témoigne son choix de Mark Ruffalo, star par excellence du cinéma indépendant, pour jouer Hulk. Tout comme sa décision de confier la réalisation de Thor au shakespearien Kenneth Branagh. Plus tard, après avoir décidé qu’une approche différente était nécessaire, Feige a fait appel à Taika Waititi, un Néo-Zélandais qui réalisait des comédies loufoques, pour réinventer l’un des personnages les plus importants de Marvel. Thor: Ragnarok, un film à la fois drôle et décalé, fut une réussite commerciale.

L’approche de Feige met l’accent sur le système plutôt que sur l’individu. Lorsqu’un réalisateur est embauché pour faire un film Marvel, il accepte d’intégrer l’infrastructure de l’UCM (intrigues, cadre spatiotemporel et personnages) à l’histoire qu’il veut raconter. De même, les acteurs signent des contrats qui les engagent sur plusieurs films, pendant des années, leur laissant peu de temps pour d’autres projets. Ils sont grassement rémunérés, mais les films Marvel mettent davantage en valeur les personnages qu’ils incarnent que leur talent de comédien. La franchise ne dépend pas d’un acteur unique. Lorsqu’il s’est avéré difficile de travailler avec Edward Norton, qui jouait Hulk dans le premier film que les studios Marvel ont consacré au personnage, Feige l’a remplacé par Ruffalo. Les acteurs peuvent tourner des apparitions dans plusieurs films au cours d’une même journée. Interrogée en interview au sujet de son caméo dans Spider-Man: Homecoming, Paltrow avoua ignorer qu’elle avait figuré dans le film.

Tous ceux qui travaillent avec Feige le décrivent comme un passionné d’histoires qui ne fait pas étalage de son statut. Il porte des sweats à capuche et une casquette de base-ball. Il vit avec sa femme, qui est infirmière, et leurs deux enfants dans une maison modeste par rapport aux normes d’Hollywood. Sa fiche de poste est atypique au regard des standards hollywoodiens : d’une part, Feige est un magnat qui prend chaque semaine des décisions commerciales dont les enjeux se comptent en millions de dollars et, d’autre part, il est le storyteller en chef. Ces dernières décennies, un nouveau rôle est apparu à la télévision, mêlant fonctions exécutives et créatives : le showrunner. Feige est allé un cran plus loin en se créant un rôle sur mesure : le worldrunner.

Hollywood envisage de plus en plus les films de la même manière que Kevin Feige quand il avait 18 ans : comme des éléments constitutifs d’univers multimédias aux intrigues multiples. L’objectif n’est pas seulement de produire le prochain Parrain ou Die Hard – des superproductions qui ont engendré des suites – mais de développer des mondes fantastiques qui, comme l’hydre, ont plusieurs têtes. Pensez au Seigneur des anneaux, à Harry Potter et, bien sûr, à Star Wars. La logique commerciale a beau être puissante, rien de tout cela ne fonctionnerait si le public n’adorait cette forme de narration.

Comme l’a observé l’analyste des médias Matthew Ball, le concept d’univers cinématographique a des racines profondes. Pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, la forme narrative prédominante dans toutes les cultures a été l’épopée orale : une saga de dieux, de demi-dieux et d’humains qui se déroule sur plusieurs générations et s’étend sur différents royaumes au-dessus et au-dessous de la surface terrestre. On peut citer L’Épopée de Gilgamesh, L’Iliade, la mythologie nordique, le Mahabharata et même les écritures hébraïques. Ils comprennent chacun une multitude d’histoires au sein d’un récit principal, souvent une guerre ou une quête. Dans une épopée, aucune histoire n’existe de manière isolée, et chaque personnage est relié à tous les autres via un réseau complexe de liens formés par le sang, les batailles et l’amour. N’importe qui pouvait s’emparer de ces épopées, elles sont l’œuvre de conteurs multiples. Leurs histoires étaient constamment complétées et amendées, et seules les plus marquantes furent transmises puis, plus tard, couchées par écrit.

La trilogie Star Wars est inspirée de ces formes anciennes, ainsi que d’autres, cinématographiques et plus modernes, comme la science-fiction et le western. Au début, Lucas s’est contenté de tolérer les « fanfictions », ces histoires élaborées autour de la trilogie pour en prolonger l’univers. Plus tard, il s’en est servi comme base pour les préquelles et les séries dérivées. Feige a compris, ou pressenti, que l’univers des comics Marvel était mûr pour une adaptation cinématographique. Son premier world­runner, Stan Lee, avait déjà veillé à ce que tous les comics Marvel soient liés les uns aux autres par l’intrigue et les personnages. Chacune des milliers d’histoires de Marvel a été testée par des millions de lecteurs et améliorée par de multiples conteurs. Feige s’appuie sur huit décennies de développement créatif et cinq mille ans de culture humaine.

Tout le monde aimerait imiter le modèle Marvel, mais personne ne l’a fait à la même échelle. Le rival de longue date de la société de Feige, DC Comics, propriétaire de Wonder Woman et de Batman, a essayé en vain de créer un univers autour de ses personnages avant de revenir à des films autonomes. D’autres studios ont tenté de le faire autour de Robin des bois, du roi Arthur et des Power Rangers – sans succès. Comment Marvel a-t-il réussi ? En partie en réussissant. Comme le remarque Ball, « une culture n’accepte que quelques épopées à la fois, et peut-être même qu’une seule ». Le public n’a tout simplement pas le temps de se plonger dans un autre univers, ce qui rendra l’ascension de Marvel très difficile à reproduire par ses concurrents.

L’UCM bénéficie d’une longueur d’avance grâce à Marvel Comics, mais il ne se serait pas imposé s’il n’avait pas exécuté un impressionnant sans-faute – qu’il s’agisse de la planification narrative, de la cohérence interne ou des choix de casting, de costumes, de mise en scène et d’écriture. Ce sans-faute est à mettre au crédit d’un worldrunner pour qui les personnages de Marvel ne sont pas seulement une propriété intellectuelle, mais des légendes débordantes de vie. Le secteur du divertissement mondial est peut-être cynique, mais la clé du succès consiste à se trouver un geek aussi candide que Kevin Feige.

— Après une carrière de publicitaire, Ian Leslie est devenu journaliste et essayiste. Son dernier ouvrage est Conflicted: Why Arguments Are Tearing Us Apart and How They Can Bring Us Together (Faber & Faber, 2021). — Cet article est paru dans The New Statesman le 28 juillet 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey. 

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En France, la gastronomie est bien plus qu’un plaisir des sens. Au XIXe siècle, nous explique le sociologue américain Rick Fantasia – qui a étudié la question de près –, la haute cuisine a contribué à l’émergence d’un « nationalisme culinaire », facteur de « consolidation de la conscience nationale » presque au même titre que la littérature, avec laquelle elle avait alors partie liée (voyez Balzac, voyez Dumas).

La gastronomie est même devenue, grâce aux efforts conjugués de Talleyrand et de Carême au congrès de Vienne de 1814, un puissant instrument diplomatique – pas du soft power, du power tout court. Talleyrand disait déjà à Napoléon, un antigastronome qui préférait manger debout pour gagner du temps : « Donnez-moi de bons cuisiniers, je vous ferai de bons traités. » De Gaulle, pourtant lui aussi peu gourmet, avait décidé d’emblée que la cuisine française était un élément essentiel du prestige national, et que la puissance de la nation devait se manifester autant sur la table de l’Élysée que sur les mers du globe 1.

Très bien. Mais alors, s’interroge Rick Fantasia, comment les Français, ces becs fins si cocardiers, ont-ils pu réserver un tel accueil au fast-food à l’américaine, exacte antithèse de leur cuisine et de leurs valeurs ? Comment l’Hexagone a-t-il osé devenir dès 1980 le second marché de McDonald’s après les États-Unis, avec plus de 1 400 établissements ? Où est passé ce que Jean Baudrillard appelait le « fétichisme français du patrimoine » 2 ?

Pour percer le mystère, Rick Fanta­sia mobilise sa connaissance du terrain (son épouse est française et fille de chef), mais aussi les approches sociologiques développées par Pierre Bourdieu, son maître, son gourou. Il commence donc par scruter le contexte : la prestigieuse gastronomie française est par essence une fille de la Révolution, qui a chassé des châteaux à la fois les maîtres et leurs maîtres queux, poussant les premiers à l’exil et les seconds vers Paris, où ils partirent ouvrir des restaurants et diffuser leur art. Mais diffusion n’est pas démocratisation. En cessant d’être l’apanage des aristocrates, la grande cuisine n’est pas récupérée par le peuple mais par les bourgeois, prêts à débourser des sommes rondelettes pour se faire servir avec déférence des plats compliqués dans un cadre intime et raffiné. D’où, sans surprise, un siècle et demi plus tard, une révolution bis : le restaurant cher et compassé, franchouillard et volontiers provincial, s’est vu dépasser sur sa gauche par l’égalitaire McDo où le client prend son plateau pour chercher lui-même au guichet une pitance bon marché, parfaitement standardisée, qu’il consommera en plein brouhaha et sous une lumière aveuglante (jusqu’à 1 000 lumens, contre 300 à peine dans un bon restaurant !). Adieu les cuisiniers formés lentement et péniblement et les serveurs obséquieux : chez McDonald’s, quinze minutes suffisent pour former « un nouvel employé qui atteindra son efficacité maximale en une demi-heure ». Succès colossal.

Il faut dire que, dans le dernier tiers du XXe siècle – on a peine à le croire aujourd’hui –, presque tout ce qui venait d’Amérique était encore béni. Les jeunes (impécunieux) acclamaient la culture californienne « sex, drugs and rock’n’roll », et, pour soutenir leurs épuisants débordements, se gavaient de gras hamburgers payés juste 1,10 franc pièce. Quant aux parents, ils voyaient eux aussi l’Amérique en rose – abondance, prospérité, consumérisme, électro-­ménager – et se répandaient dans de pimpantes zones périurbaines modelées sur les suburbs d’outre-Atlantique. Pendant que leurs enfants fumaient et dansaient, eux-mêmes faisaient du shopping dans les tout nouveaux centres commerciaux. Eux aussi raffolaient des fast-foods, ces satellites culinaires des shopping centers, et s’y attablaient avec enthousiasme pour savourer moins leur casse-dalle que l’illusion d’appartenir enfin à une société juste et sans classes. Accablée, Ariane Mnouchkine parlera de « Tchernobyl culturel » (en visant plus spécifiquement Disneyland Paris, mais l’idée est la même).

De la résistance ? Oui, il y en a eu. En général très timide (commentaires dédaigneux, création par le gouvernement en 1989 d’un inoffensif Conseil national des arts culinaires), mais parfois plus virile, comme la démolition par José Bové en 1999 du McDo de Millau. Mais ce n’était qu’un combat d’arrière-garde, pour l’honneur. Face à l’irrésistible modèle américain – avec en plus une Amérique ultradominante dans l’agroalimentaire –, la France des provinces et des fourneaux n’était pas de taille.

Pourtant, les élites culinaires ne se sont pas inclinées. Elles ont préféré porter la lutte sur le terrain de l’adversaire – celui de l’argent – et rétro-infiltrer la vilaine cuisine industrielle. Sans forcément avoir lu Pierre Bourdieu, les grands chefs ont vite réalisé qu’ils pouvaient monétiser la « charge symbolique » dont ils étaient dépositaires, tout comme venaient de le faire les grands couturiers que Bourdieu avait examinés sous toutes les coutures 3. Les cuistots ne contrôlent-ils pas, comme les couturiers, « un produit culturel fondé sur la rareté et la magie de la signature du producteur et son charisme » ? N’ont-ils pas eux aussi une « griffe » ? Le premier à troquer son « capital symbolique » contre du capital tout court fut Michel Guérard, qui sauta le pas en 1976 pour, de son propre aveu, « s’encanailler avec un industriel » – Nestlé en l’occurrence. Guérard « apporterait du romantisme au surgelé » (Findus) tout en diffusant plus largement les mérites de sa cuisine minceur. Ses pairs, Paul Bocuse, Bernard Loiseau, Joël Robuchon, Alain Ducasse, Guy Savoy et consorts, se laissèrent à leur tour tenter par cette « transsubstantiation ». On les comprend : Loiseau expliquait qu’avec son plat phare, les célébrissimes « jambonnettes de grenouille à la purée d’ail et au jus de persil », 300 francs à la carte, il ne gagnait en propre que 6,50 francs.

Diagrammes bourdieusiens à l’appui, Rick Fantasia dessine les mécanismes de cette « interpénétration des champs » respectifs de la grande bouffe et de la malbouffe. Il en identifie quatre – la haute cuisine ; les chaînes de restauration ; les indépendants et les bistrots ; les industriels de l’agroalimentaire –, séparés par de solides « garde-fous », d’infranchissables « frontières symboliques ». Mais les garde-fous peuvent céder (le phénomène avait même commencé à la fin du XIXe siècle, avec l’affrontement entre deux augustes cuisiniers, l’hyper-individualiste Auguste Escoffier et le vulgarisateur Auguste Corthay). Et quoi de plus contournable qu’une frontière – mouvements de capitaux dans un sens, transferts de technologie ou d’image dans l’autre ? L’auteur détecte même ce qui déclencherait l’inéluctable basculement du fourneau au conseil d’administration : l’obtention de la troisième étoile au Michelin. C’est alors que le grand chef abandonne son discours bien rodé sur l’excellence et l’exclusivité pour une vibrante apologie de la démocratie culinaire et de l’ouverture de l’art gastronomique au plus grand nombre (« Chacun doit avoir la possibilité d’expérimenter les merveilleuses créations de nos cuisines », plaide Alain Ducasse).

Les optimistes pourraient en conclure que la haute cuisine française a, comme jadis la Grèce conquise par Rome, conquis en retour son glorieux vainqueur. Mais ce serait aller un peu vite. La revue Cultural Sociology, dans son analyse de l’ouvrage de Rick Fantasia, constate prudemment que celui-ci invite à « repenser la nature du champ culturel de la gastronomie française ». Fantasia lui-même ne se mouille pas trop, se contentant de saluer l’émergence d’un nouveau « cosmopolitisme alimentaire » et d’un « syncrétisme transculturel ». Match nul – pour le moment.

— J.-L. M.

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«Danke ». Trois jours après la mort de Marcel Reich-Ranicki, le 18 septembre 2013, à l’âge de 93 ans, le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung publiait en couverture de son supplément du week-end la photo du vieil homme accompagnée de ce seul mot, « merci », en caractères de 2 centimètres. Son portrait figurait aussi à la une du magazine Der Spiegel, qui lui consacrait un dossier de neuf pages. C’était la quatrième fois qu’il lui faisait cet honneur. La plus fameuse des couvertures précédentes était un photomontage le représentant en train de déchirer d’un geste rageur le roman de Günter Grass Toute une histoire. Admiré pour l’étendue de sa culture, loué pour la clarté de son style, redouté pour ses jugements souvent impitoyables et toujours imprévisibles, Marcel Reich-Ranicki fut le plus célèbre critique littéraire de l’Allemagne de la seconde moitié du XXe siècle. Huit ans après sa disparition, il est encore très présent dans ce pays grâce à ses livres et à de nombreux enregistrements. Sous son nom ou derrière des personnages fictifs clairement inspirés par sa personne, il figure dans des dizaines de Mémoires, de romans, de pièces de théâtre ou de textes satiriques. En 2020, à l’occasion du centenaire de sa naissance, deux biographies, l’une écrite par Thomas Anz et l’autre par Uwe Wittstock, ont été republiées en format de poche. En dehors de l’Allemagne, il est essentiellement connu pour son autobiographie 1, le seul de ses livres qui ait été largement traduit. Il y raconte une vie extraordinaire à bien des égards. L’ironie de l’Histoire veut que l’homme qui, plusieurs décennies durant, a incarné la littérature allemande aux yeux de millions de lecteurs et de téléspectateurs était un juif à moitié polonais rescapé du ghetto de Varsovie.

Le père de Marcel Reich, ainsi que celui-ci s’appelait à sa naissance, était un commerçant juif polonais peu doué pour les affaires. Sa mère, descendante d’une famille de rabbins mais très éloignée du judaïsme, était originaire de Prusse. Aussi décida-t-elle que son fils serait instruit dans la langue allemande, qu’elle parlait bien mieux que le polonais. Lorsque le petit garçon avait 9 ans, sa famille déménagea à Berlin pour des raisons économiques. Il y vécut chez son oncle, qui était avocat, et put y faire de brillantes études. Dans son autobiographie, il décrit sa découverte émerveillée de la littérature allemande et du théâtre, ainsi que la montée progressive de l’antisémitisme avec l’arrivée au pouvoir des nazis. En 1938, expulsé d’Allemagne parce que juif, il rejoignit son père et sa mère à Varsovie, où ceux-ci étaient retournés. Quelques mois plus tard, la Wehrmacht entrait dans la ville et le drame commençait : les contrôles, les rafles, les sévices et les humiliations, la création du ghetto. Reich-Ranicki souligne à quel point la musique a été importante pour la survie des habitants du ghetto de Varsovie. L’interdiction des concerts, au printemps de 1942, marqua un tournant décisif : les mesures d’extermination de la population juive (la « solution finale ») étaient enclenchées. Peu auparavant, Marcel avait fait la connaissance d’une jeune fille, Tosia, dont le père venait de se suicider. Grâce à sa maîtrise de l’allemand, il avait d’autre part été embauché comme traducteur et rédacteur au sein du Conseil juif local. Lorsqu’il découvrit, en dactylographiant un procès-verbal, que seuls les employés du Conseil juif et leurs conjoints échapperaient (provisoirement, devint-il clair plus tard) à la déportation, il épousa immédiatement Tosia. Scellée dans des circonstances tragiques, fortifiée par le souvenir des terribles moments traversés ensemble, leur union, en dépit de quelques incartades sentimentales, durera près de soixante-dix ans. Quelques mois après leur mariage, après avoir assisté, impuissants, à l’embarquement des parents de Marcel pour le camp de Treblinka, ils s’échappaient du ghetto. Jusqu’à la fin de la guerre, ils vécurent cachés chez un couple de Polonais, fabriquant des cigarettes de contrebande pour assurer leur subsistance. Pour remercier ses héroïques protecteurs, Marcel Reich leur racontait des histoires tirées des romans de Goethe, des pièces de Shakespeare et des opéras de Verdi. Le récit qu’il fait de ces événements sinistres dans son autobiographie frappe par la finesse psychologique de ses observations, mais aussi par l’absence totale de sentimentalisme et d’auto-apitoiement.

Juste après la guerre, il entra au Parti communiste polonais et travailla dans les bureaux de la censure, puis pour les services secrets polonais – d’abord à Berlin et ensuite comme vice-consul et consul à Londres. C’est à cette époque qu’il prit, pour des raisons professionnelles, le nom de Ranicki, qu’il finira par adjoindre à son patronyme. De retour en Pologne, exclu du Parti communiste pour d’assez mystérieuses raisons (« éloignement idéologique »), il travailla quelque temps pour la radio polonaise et, dans ce cadre, s’entretint avec de nombreux écrivains, surtout de RDA. L’occasion lui fut ensuite donnée de publier des articles sur la littérature allemande dans différents titres de presse. En 1958, il profita d’un voyage d’étude pour passer définitivement à l’Ouest en compagnie de sa femme et de son jeune fils, né en 1948. Il abandonnait tout, y compris sa bibliothèque, n’emportant qu’une valise remplie de papiers et de quelques effets personnels. Sa carrière journalistique en Allemagne se fit en trois étapes, entre Francfort et Hambourg. Dans un premier temps, des collaborations ponctuelles avec le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) et Die Welt – deux quotidiens conservateurs. Ensuite, un poste permanent à la rédaction de Die Zeit (libéral), dont il n’eut cependant jamais l’impression de faire vraiment partie. Durant toutes ces années, il participa activement aux réunions du Groupe 47, une constellation d’écrivains rassemblant un grand nombre d’auteurs connus des deux Allemagnes et d’Autriche. En 1973, on lui confia la direction des pages littéraires de la FAZ, un poste qu’il occupa durant quinze ans. Devenu entre-temps professeur extraordinaire dans plusieurs universités, il accéda à la notoriété avec le lancement, en 1988, sur la chaîne de télévision ZDF, du Literarische Quartett, une émission littéraire qu’il anima pendant treize ans. Il y débattait des parutions récentes avec trois autres journalistes. Des centaines de milliers de téléspectateurs se familiarisèrent avec le spectacle de ce petit homme chauve et corpu­lent toujours impeccablement vêtu, les yeux brillants de gaieté, de malice ou de colère derrière d’épaisses lunettes, qui distribuait l’éloge et le blâme en termes hyperboliques d’une voix forte, en roulant les « r » et en gesticulant de façon singulière et démonstrative, brandissant l’index d’un air menaçant, rejetant brusquement la tête en arrière.

« Mon métier, c’est la critique. Je n’en ai pas d’autre. » Contrairement à certains de ses confrères, Marcel Reich-Ranicki ne se considérait pas comme un écrivain. Les critiques, soutenait-il, sont au service de la littérature. Leur rôle est comparable à celui des laquais aux portes des salles de bal, chargés de faire en sorte que « les charlatans et les incapables soient retenus à l’entrée, pour que les bons danseurs aient toujours assez de place ». L’existence d’un corps de métier spécialisé dans cette tâche lui semblait indispensable, les écrivains étant trop remplis d’eux-mêmes pour pouvoir juger objectivement la qualité des œuvres des autres, voire pour comprendre les ressorts de leur propre travail. « Les écrivains ne s’y connaissent pas plus en littérature que les oiseaux en ornithologie », a-t-il été jusqu’à déclarer. Une proposition dont les exemples de Marcel Proust ou T. S. Eliot démontrent l’absurdité, proteste à juste titre Mario Vargas Llosa, lui-même éclatant exemple du contraire. Cela n’a d’ailleurs pas empêché Reich-Ranicki de faire souvent appel, pour rédiger les recensions publiées dans les pages littéraires de la FAZ, à des écrivains plutôt qu’à des journalistes.

Reich-Ranicki a rassemblé dans l’un de ses livres une vingtaine d’essais sur les grands critiques de langue allemande 2. Il s’y présente comme l’héritier du « père de la critique allemande », Gotthold Ephraim Lessing, qui « a servi le savoir avec le tempérament du journaliste et le journalisme avec le sérieux du savoir », ainsi que des critiques satiristes juifs du début du XXe siècle, Alfred Kerr, Kurt Tucholsky et Alfred Polgar. Détestant la théorie, ce qui lui valut d’être accusé de verser parfois dans l’« anti­modernisme populiste », il pensait que la première qualité d’une recension devait être la clarté. La critique, disait-il, a pour fonction de faire l’éducation, non des écrivains, qui ne sont pas éducables, mais des lecteurs. Le critique n’est pas un juge (le juge, c’est le public). Son rôle est plutôt celui d’un avocat ou d’un procureur. Si le livre est mauvais, il ne doit pas hésiter à le proclamer. Inutile d’en vouloir au critique, « [qu’il] ne faut pas traiter […] d’assassin parce qu’il signe un certificat de décès ».

Sa réputation de spécialiste de la critique destructive était bien établie. Il contribua à l’entretenir en publiant sous le titre Lauter Verrisse (« Rien que des éreintements ») 3 un florilège de critiques féroces. Quelques années plus tard paraissait toutefois Lauter Lobreden (« Rien que des éloges ») 4, une anthologie de critiques louangeuses. On l’oublie souvent, mais celui qu’on appelait « le pape de la littérature allemande » a régulièrement applaudi, encouragé et soutenu de jeunes auteurs. Tout en stigmatisant le conformisme idéologique de certains d’entre eux, il a fait connaître des écrivains de la RDA en Allemagne de l’Ouest. Sur le plateau du Literarische Quartett, où l’on évoquait des figures consacrées de la littérature étrangère comme Philip Roth, John Updike ou Gabriel García Márquez, il a attiré l’attention sur Javier Marías, alors peu connu en Allemagne.

« Avez-vous des ennemis ? » lui demanda-t-on un jour. « Beaucoup. Cela fait partie de mon métier. » Reich-Ranicki, qui trouvait les écrivains prétentieux et égoïstes, ne se faisait guère d’illusions au sujet de leurs possibles relations avec les critiques : « Il ne peut y avoir de paix, sans parler d’amitié, entre un auteur et un critique qu’à condition que le critique ne parle jamais des livres de l’auteur en question, et que ce dernier s’en accommode une fois pour toutes. » À quelques exceptions près, lui-même ne s’est jamais gêné pour dire sans ambages ce qu’il pensait des livres qui lui passaient entre les mains. Sa vie a donc été marquée par une série de disputes, parfois suivies de réconciliations, avec les écrivains qu’il fréquentait. Le plus souvent, une ou plusieurs critiques dévastatrices étaient à l’origine de la querelle. Ce fut le cas avec Heinrich Böll et le romancier suisse Max Frisch. L’exemple le plus connu est celui de Günter Grass, avec lequel, a-t-on dit, il entretenait une relation d’amour-haine. Reich-Ranicki n’avait guère été enthousiasmé par Le Tambour (dans un second temps, il se ravisa et fit un éloge appuyé du roman). Les livres suivants de Grass ne bénéficièrent pas d’une meilleure critique de sa part. Quand parut Toute une histoire, il se déchaîna. Sur le fond, soutenait-il, Grass accuse de façon injuste la RFA d’avoir purement et simplement annexé la RDA à la faveur de l’unification allemande. Pour ce qui est de la forme, l’ouvrage est écrit dans une prose « sans valeur, ennuyeuse, illisible ». Des années plus tard, Reich-Ranicki saluera avec la parution d’En crabe, un roman basé sur la tragique histoire du torpillage d’un navire de réfugiés allemands durant la Seconde Guerre mondiale, la renaissance d’un écrivain qu’il ne cessa paradoxalement jamais de considérer comme extraordinairement doué. Entre-temps, il s’était brouillé avec Peter Rühmkorf, qui avait pris le parti de Grass, ainsi qu’avec son plus grand ami Walter Jens, pour différentes raisons parmi lesquelles des accusations formulées par le fils de ce dernier, Tilman Jens, au sujet de ses activités dans les services secrets. Une controverse sur le rôle des écrivains sous le nazisme l’opposa à Fritz J. Raddatz. L’important n’est pas de savoir s’ils ont continué à publier, affirmait Reich-Ranicki, mais ce qu’ils ont publié. Durant de longues années, il cessa d’adresser la parole au rédacteur en chef de la FAZ, Joachim Fest. Dans la fameuse « querelle des historiens », celui-ci s’était en effet rangé du côté d’Ernst Nolte, qui présentait l’Holocauste comme une sorte de réaction au danger communiste. Deux écrivains dont Reich-Ranicki n’appréciait pas du tout les œuvres l’ont même attaqué avec véhémence : Peter Handke et Martin Walser. Dans son roman Mort d’un critique, qu’on a accusé d’être truffé de clichés antisémites, Walser imagine l’assassinat d’un personnage qui fait irrésistiblement penser à lui.

Reich-Ranicki était attaché à la grande tradition du roman réaliste et psychologique, illustrée en Russie par Tolstoï et Dostoïevski, en France par Balzac, Stendhal et Flaubert, en Allemagne par Thomas Mann et Theodor Fontane. Parmi les modernes, sa préférence allait à Proust et à Kafka. Ulysse, de James Joyce, était à ses yeux un livre pour écrivains, non pour les lecteurs ordinaires. De Robert Musil, il portait aux nues Les Désarrois de l’élève Törless mais voyait dans L’Homme sans qualités une œuvre chaotique, ratée et sans charme, produit de « la ruine d’un artiste extraordinaire […] qui avait été un grand conteur dans le passé mais n’était plus à la hauteur de son talent ». Parmi les contemporains, l’un des créateurs les plus originaux et puissants était pour lui l’Autrichien Thomas Bernhard, dont les romans sont pourtant très éloignés du modèle classique.

Deux de ses meilleurs ouvrages sont des compilations de longs articles à cheval entre la critique et l’histoire littéraire, qui sont autant de portraits d’écrivains de langue allemande des XIXe et XXe siècles 5. Tous ne sont pas également flatteurs. Trop éthérée à son goût, la poésie de Hölderlin ne l’émouvait guère. Les romans d’Hermann Hesse, dont Narcisse et Goldmund, qui l’avait pourtant bouleversé adolescent, lui paraissaient avec le recul n’être que de banales contributions au « sentimentalisme allemand ». Tous ces articles sont écrits dans une langue élégante. Les images frappantes ne manquent pas –ainsi lorsqu’il décrit Joseph Roth comme « un vagabond aux manières de gentleman ». Et Reich-Ranicki sait mettre au service de ses démonstrations toutes les ressources de la rhétorique : « À la différence de ses disciples [qui] voulaient un théâtre qui rende possible la société communiste, [Brecht] voulait une société communiste qui rende possible son théâtre. » Les textes qu’il a consacrés à Thomas Mann et sa famille 6 contiennent des analyses psychologiques d’une grande profondeur. Il y étudie la personnalité complexe et torturée du géant des lettres allemandes (« aussi égocentrique qu’un enfant, aussi susceptible qu’une prima donna, aussi vaniteux qu’un ténor ») et la manière dont elle a déterminé, pour le meilleur et pour le pire, le destin de ses enfants, notamment celui d’Erika, de Klaus et de Golo [lire « La famille Mann, interdite de bonheur », Books n° 74, mars 2016].

Durant les dernières années de sa vie, Marcel Reich-Ranicki s’attela à la composition d’une anthologie en plusieurs volumes des meilleurs romans, essais, nouvelles, pièces de théâtre et poèmes de la littérature de langue allemande, publiée sous le titre « Le canon ». Pratiquement jusqu’à sa mort, il rédigea une chronique hebdomadaire pour la FAZ. En 2008, il refusa spectaculairement un prix décerné par l’ensemble des chaînes de télévision allemandes, dénonçant la qualité désastreuse de leurs programmes. Après la mort de Tosia, en 2011, observe Thomas Anz, il devint « plus calme, plus conciliant, plus solitaire et plus doux ». Un an plus tard, au Bundestag, en présence du gouvernement d’Angela Merkel réuni à l’occasion de la commémoration de la libération d’Auschwitz, dans un silence religieux, d’une voix affaiblie, il fit longuement le récit de ce qu’il avait vu dans le ghetto de Varsovie. Ce fut sa dernière apparition publique.

Lorsqu’il avait fait la connaissance de Günter Grass, en 1958, celui-ci lui avait demandé de quelle nationalité il était, au juste. « À moitié polonais, à moitié allemand et complètement juif », avait-il répondu au ravissement de son interlocuteur, qui trouvait le mot excellent. Dans son autobiographie, il revient sur cette formule qu’il juge, à la réflexion, jolie et amusante, mais aussi mensongère, aucun des trois termes n’étant tout à fait exact. Il ne se considérait pas comme apatride pour autant. « Ma patrie, aimait-il dire, c’est la littérature allemande » – une référence claire à l’expression utilisée par Heinrich Heine pour caractériser ce qu’était la Bible pour les juifs, « une patrie portative ». Poète romantique mais aussi essayiste, critique et satiriste, Heine est, avec Thomas Mann, l’un des auteurs sur lesquels Marcel Reich-Ranicki a le plus régulièrement écrit. Il était aussi celui auquel il s’identifiait le plus. « Ma relation à Heine, écrit-il, mon penchant pour lui, […] le juif allemand, le juif européen, l’Européen citoyen du monde, avait plusieurs raisons […] : personnelles et générales, émotionnelles comme rationnelles – et certaines, bien sûr, avaient à voir avec mon origine, mon tempérament, avec ma biographie et la mentalité qui est la mienne. » On a souvent dit que Reich-Ranicki avait tendance à se projeter dans les écrivains dont il parlait. Ce n’est jamais aussi vrai que dans le cas de Heine, qui jouait pour lui, observe Bénédicte Terrisse, maîtresse de conférences en littérature germanique, un rôle de miroir : « Les commentaires sur le goût de Heine pour la provocation, pour les jugements extrêmes et contestables, pour la tentation de la formule acérée ou bien sur sa capacité à exprimer des pensées d’une manière qui captive le plus grand nombre décrivent parfaitement le tempérament [et] le style de Reich-Ranicki lui-même. » 7

Heine voulait atteindre, au-delà des érudits et des gens de lettres, le vaste cercle des lecteurs cultivés. Cette ambition n’a cessé d’animer Reich-Ranicki, qui se voyait, pour reprendre l’expression de l’historien Neal Ascherson, comme « l’opposé de ces mandarins allemands traditionnels qui étaient révérés par tous et compris par personne » 8. On l’a accusé d’aimer colporter des ragots et de transformer la critique littéraire en spectacle. Reconnaissant volontiers le caractère limité et superficiel des analyses présentées sur le plateau du Literarische Quartett, il affirmait œuvrer pour la bonne cause : « Ce que j’avais à dire […] sur la littérature se trouve […] dans mes articles […] et dans mes livres. Mais ce que j’ai recherché tout au long de ma carrière de critique – […] agir sur le public le plus large – c’est la télévision qui me l’a permis. » Ce qu’il a accompli n’est assurément pas du même ordre ni de la même importance que l’œuvre de Heine. Mais il est difficile de ne pas être d’accord avec Thomas Anz : « Sans lui, la vie littéraire en Allemagne au cours des soixante dernières années aurait été beaucoup plus pauvre – et considérablement plus ennuyeuse. » 

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour Books.

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On connaît le danger : à force de crier au loup, quand il est vraiment là, plus personne n’y croit. On a annoncé la mort du cinéma tant de fois ! Huit, selon les calculs d’André Gaudreault et Philippe Marion dans leur ouvrage La Fin du cinéma ? (Armand Colin, 2013). Il y a eu le passage du muet au parlant, l’introduction de la télévision ou encore celle du magnétoscope et de la télécommande dans les foyers… À chaque fois, on a cru que le cinéma ne s’en remettrait pas ; il a toujours survécu. Mais, malgré tout : et si cette fois était la bonne ? Et si les bouleversements amorcés à l’orée des années 2000 – la numérisation, l’essor des séries télé de qualité, puis des plateformes de streaming – allaient tout de même avoir raison des salles obscures ? La crise causée par la pandémie de Covid n’aurait alors fait qu’accélérer un déclin programmé (lire « Le crépuscule d’Hollywood »). Ce qui est certain, c’est qu’un nouveau modèle est en train d’émerger, dans lequel les franchises tirent leur épingle du jeu (lire « La star est morte, vive les franchises ! »). L’une d’elles a connu ces dernières années une success story sans équivalent dans l’histoire d’Hollywood : l’Univers cinématographique Marvel, dont les films engrangent presque à chaque coup 1 milliard de dollars (lire « Les super-héros à la rescousse »).

Alors, va-t-on continuer à aller au cinéma ? Sans doute, estime l’économiste Olivier Bomsel (lire « On ira toujours au cinéma comme on ira toujours au restaurant »). Mais peut-être sera-ce uniquement pour voir des superproductions ou, à l’inverse, pour les passionnés, des films d’art et d’essai ultra-élitistes. Les extrêmes s’en sortiront. Entre les deux, le reste pourrait bien, en revanche, finir dévoré par le streaming.

— Books

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Général, diplomate, astronome, aviateur, globe-trotteur… Né en Autriche-Hongrie en 1880, exilé en France en 1904, naturalisé français en 1912, pilote sur le front durant la Grande Guerre, fondateur, avec Masaryk et Beneš, de la Première République tchécoslovaque en 1918 et mort à 38 ans aux commandes de son avion : en Slovaquie, Milan Rastislav Štefánik est un héros national. Partout il est « acclamé pour ses aventures et sa mort tragique », pointe le site tchèque iLiteratura. L’Homme qui parlait avec les étoiles, par Michal Kšiňan, est le titre de sa biographie sortie en français lors du centenaire de sa mort (Eur’Orbem éditions, 2019). Son histoire ne pouvait échapper à une adaptation en bande dessinée, la République tchèque étant un pays où, selon iLiteratura, « les BD sur la vie des personnalités nationales ont un grand succès ». Mais, pour la presse tchèque, l’ouvrage de Šlajch, Kyselová et Baláž sort largement du lot. iLiteratura y voit une œuvre soucieuse d’aller au-delà de la simple « vie illustrée » pour, à coups d’« images expressionnistes, voire fantasmagoriques », bousculer la légende – « Štefánik est dépeint comme un homme un peu vaniteux, irritable et égocentrique ». D’autres, comme le quotidien Dnes, ont profité de ce « livre exceptionnel » pour célébrer, grâce au dessin flamboyant de Šlajch, un héros magnifique, « mélange entre Hellboy et le Golem ».

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