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On estime généralement que le burn-out – soit le « syndrome d’épuisement professionnel » – date de 1973 ; du moins, c’est à peu près à cette époque que le terme a fait son apparition. Dans les années 1980, tout le monde était épuisé. En 1990, lorsque Robert Fagles, professeur de littérature comparée à Princeton, a publié une nouvelle traduction anglaise de L’Iliade, il a fait dire à Achille, s’adressant à Agamemnon, qu’il ne voulait pas être pris pour un « lâche épuisé » [« burn-out coward »]. Cette expression, inutile de le préciser, ne figurait pas à l’origine dans le texte grec d’Homère. Pourtant, l’idée que les combattants de la guerre de Troie, au XIIe ou XIIIe siècle avant J.-C., étaient au bord du burn-out montre bien à quel point ce mal est présumé universel : les personnes qui écrivent sur l’épuisement professionnel ont tendance à affirmer qu’il existe partout et depuis toujours, même si le phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur. Un psychothérapeute suisse, dans une histoire du burn-out publiée en 2013 qui s’ouvre sur l’habituelle mise en garde quant à l’urgence de la situation – « Le burn-out est de plus en plus grave et préoccupant » –, insiste sur le fait qu’il en trouve trace dans l’Ancien Testament. Moïse était en plein burn-out lorsqu’il se plaignit à Dieu dans le livre des Nombres (11, 14) : « Je ne peux pas, à moi tout seul, porter tout ce peuple, car il est trop lourd pour moi. » Tout comme Élie, lorsqu’il « marcha dans le désert un jour de chemin et alla s’asseoir sous un genêt. Il souhaita de mourir et dit : “C’en est assez maintenant, Yahvé !” » (1 Rois 19).

Faire un burn-out, c’est être vidé de toute énergie, comme une batterie tellement à plat qu’on ne peut plus la recharger. Chez l’être humain, cela entraîne des symptômes caractéristiques du « syndrome d’épuisement professionnel » : exténuation, dépersonnalisation (détachement vis-à-vis de soi et de son travail) et perte d’efficacité. Trois travailleurs sur cinq dans le monde se disent épuisés. Voire trois sur quatre, selon une étude américaine de 2020. Dans Can’t Even, Anne Helen Petersen affirme que le burn-out frappe une génération entière. Cette ancienne journaliste de BuzzFeed News se dépeint comme un « tas de cendres ». La planète elle-même souffre des conséquences du burn-out : « Les gens épuisés vont continuer à épuiser la planète », prévenait Arianna Huffington, la cofondatrice du Huffington Post, au printemps 2021. Le nombre de burn-out aurait explosé au cours de la pandémie, si l’on en croit les reportages sensationnalistes diffusés à la télévision, à la radio, sur Internet et dans la plupart des grands journaux et magazines, dont Forbes, The Guardian, Nature et The New Scientist. The New York Times a appelé ses lecteurs à témoigner : « Avant, j’étais capable de rédiger un e-mail parfait en moins d’une minute, raconte l’un d’eux. Maintenant, il me faut plusieurs jours rien que pour trouver l’énergie de réfléchir à une réponse. » Moi-même, lorsque j’ai appris par courriel que j’allais devoir écrire cet article, je me suis dit : « Oh mon Dieu, je ne peux pas faire ça, je suis vidée », puis je me suis ordonné de me ressaisir. La littérature sur l’épuisement professionnel vous dira que ce genre de sentiments aussi – la culpabilité, l’autoflagellation – sont caractéristiques du burn-out. Si vous pensez être épuisé, vous l’êtes effectivement, et, si vous ne pensez pas être épuisé, vous l’êtes quand même. Tout le monde s’assied à l’ombre d’un genêt, pleure et murmure : « Assez. »

Mais qu’est-ce que le burn-out, exactement ? L’Organisation mondiale de la santé a reconnu le syndrome d’épuisement professionnel en 2019, lors de la onzième révision de la Classification internationale des maladies, mais uniquement en tant que trouble relatif au contexte professionnel, non comme une pathologie à part entière. En Suède, vous pouvez vous mettre en arrêt maladie pour burn-out. C’est probablement plus difficile à faire aux États-Unis 1, car le burn-out n’est pas reconnu comme un trouble mental par le DSM-5 [le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, publié en 2013 par l’Association américaine de psychiatrie]. Il y a des chances pour que ce soit un jour le cas, mais de nombreux psychologues s’y opposent au motif que la notion d’épuisement professionnel est trop vague. Un certain nombre d’études suggèrent qu’on ne peut pas distinguer le burn-out de la dépression, ce qui n’enlève rien au caractère horrible du burn-out, mais le rend, en tant que terme clinique, imprécis, redondant et inutile.

S’interroger sur le burn-out, ce n’est pas nier l’ampleur de la souffrance qu’il cause, ni les nombreux ravages de la pandémie : désespoir, amertume, fatigue, ennui, solitude, sentiment d’aliénation et chagrin – surtout chagrin. S’interroger sur le burn-out, c’est se demander quelle signification peut avoir une notion aussi vaste et si elle peut vraiment aider quelqu’un à surmonter ses difficultés. Le burn-out, qui en anglais signifie littéralement « se consumer, brûler de l’intérieur », est une métaphore déguisée en diagnostic. Celle-ci tend à confondre le général et le particulier, le langage commun et la description clinique. Si le burn-out existe partout et de tout temps, il est vide de sens. Si tout le monde est épuisé et l’a toujours été, le burn-out désigne juste… l’enfer de la condition humaine. Mais si le burn-out est un problème relativement récent – s’il est apparu lorsqu’il a été nommé pour la première fois, au début des années 1970 –, alors cela pose la question de son origine.

Herbert J. Freudenberger, l’homme qui a donné son nom au burn-out, est né à Francfort en 1926. Il a 12 ans lorsque les nazis incendient la synagogue que fréquente sa famille. Freudenberger se sert alors du passeport de son père pour fuir l’Allemagne et finit par arriver à New York. Adolescent, il vit pendant quelque temps dans la rue. Il entre au Brooklyn College, puis suit une formation de psychanalyste et obtient un doctorat en psychologie à l’Université de New York. À la fin des années 1960, il se passionne pour le mouvement des free clinics [« cliniques gratuites »].

La première clinique gratuite du pays a été créée à Haight-Ashbury, un quartier de San Francisco, en 1967. « Aux yeux du mouvement, le mot “gratuit” représente un concept philosophique plutôt qu’un terme économique », déclarait l’un de ses fondateurs. Les cliniques communautaires, ajoutait-il, s’adressent aux « populations marginalisées des États-Unis, notamment aux hippies, aux toxicomanes, aux minorités issues de pays pauvres et aux autres laissés-pour-compte qui ont été rejetés par la culture dominante ». Les patients des cliniques gratuites savaient qu’on ne les jugerait pas et qu’ils ne risquaient pas d’être poursuivis en justice. Composés essentiellement de bénévoles, ces établissements étaient spécialisés dans le traitement de la toxicomanie, la gestion de crises liées à la drogue et ce qu’ils appelaient la « désintoxication ». À l’époque, les habitants de Haight-­Ashbury se disaient « consumés » par la drogue : épuisés, vidés, usés, livrés au désespoir.

Freudenberger visite la clinique de Haight-Ashbury en 1967 et en 1968. En 1970, il crée une clinique gratuite à St. Mark’s Place, à New York, ouverte de 18 à 20 heures. Freudenberger travaille toute la journée dans son propre cabinet, en tant que psychothérapeute, pendant dix à douze heures, puis se rend à la clinique, où il travaille jusqu’à minuit. « Vous commencez votre deuxième journée quand la plupart des gens rentrent chez eux, écrit-il en 1973, et vous vous investissez corps et âme dans le travail […]. Vous vous sentez complètement impliqué […] jusqu’à ce que vous vous retrouviez, comme moi, dans un état d’épuisement. »

Le burn-out, comme l’a souligné le psychologue brésilien Flávio Fontes, était à l’origine un autodiagnostic : Freudenberger a emprunté, pour décrire sa souffrance, la métaphore que les toxicomanes avaient forgée pour décrire la leur. En 1974, Freudenberger a dirigé un numéro spécial du Journal of Social Issues consacré au mouvement des free clinics et rédigé un article sur le « burn-out du personnel » (qui, comme l’a noté Fontes, contient trois notes de bas de page renvoyant toutes vers des articles écrits par Freudenberger). Freudenberger décrit quelque chose qui ressemble à l’épuisement des toxicomanes lorsqu’il évoque l’épuisement du personnel soignant des cliniques gratuites :

«Ayant moi-même fait l’expérience de cet état de burn-out, j’ai commencé à me poser un certain nombre de questions à son sujet. Tout d’abord, qu’est-ce que le burn-out ? Comment se manifeste-t-il ? Quels types de personnalités sont plus susceptibles d’en être victimes ? Pourquoi est-il si répandu chez les bénévoles des cliniques gratuites ? »

Le « burn-out du personnel » frappe en premier lieu le chef de clinique charismatique, explique-t-il. Celui-ci, comme certains toxicomanes, s’emporte vite, pleure facilement et devient méfiant, puis paranoïaque. « La personne qui fait un burn-out s’imagine que, ayant été confrontée à tout type de situation à la clinique, elle peut prendre des risques que les autres ne peuvent pas prendre », écrit Freudenberger. Cette personne affiche un goût du risque qui « frise parfois la folie ». Elle aussi consomme des drogues : « Il arrive que cette personne abuse de tranquillisants et de barbituriques. Ou se mette à fumer beaucoup d’herbe et de haschisch. Elle met cette attitude sur le compte de la fatigue et prétexte qu’elle a besoin de se détendre. »

L’expression est passée dans le langage courant. Dans les années 1970, « être un burn-out », comme s’en souvient toute personne ayant fréquenté le lycée à cette époque, c’était être le genre d’ado qui séchait les cours pour fumer de l’herbe derrière le parking de l’établissement. Entre-temps, Freudenberger a étendu la notion d’« épuisement du personnel » à toutes sortes d’employés. Ses archives, conservées à l’Université d’Akron, dans l’Ohio, comprennent des dossiers sur l’épuisement professionnel des avocats, des dentistes, des bibliothécaires, des professionnels de santé, des ministres, des femmes de la classe moyenne, des infirmières, des parents, des pharmaciens, des policiers, des militaires, des professionnels de la petite enfance, des secrétaires, des travailleurs sociaux, des sportifs professionnels, des enseignants et des vétérinaires. Freudenberger voyait des burn-out partout. « Il vaut mieux brûler franchement que s’éteindre à petit feu », chantait Neil Young en 1978 tandis que Freudenberger popularisait la notion de burn-out d’interview en interview et préparait le premier de ses livres sur le sujet. Dans « Burn-out. Le coût élevé de la réussite », écrit avec Geraldine Richelson en 1980 2, il étend la métaphore à l’ensemble des États-Unis. « Pourquoi, en tant que nation, semblons-nous, à la fois collectivement et individuellement, subir les affres d’un phénomène en plein essor, le burn-out ? »

Soudainement, le burn-out a cessé d’être ce qui arrivait aux déshérités qui courbent l’échine dans les quartiers pauvres ; c’était ce qui arrivait à ceux qui en voulaient trop. Cela en a fait un problème américain, un problème de jeune cadre dynamique, un gage de réussite. Les journaux et les magazines se sont emparés de la chose, remplissant leurs pages de chaque nouvelle catégorie de travailleurs épuisés (« Autrefois, chaque fois que nous entendions ou lisions le mot “burn-out”, il était précédé du mot “enseignant” », pouvait-on lire dans un article de 1981 qui mettait en garde contre le « burn-out des femmes au foyer »), d’anecdotes (« Pat se retourne, coupe son réveil et fait comme si le soleil n’était pas levé […]. Pat fait un “burn-out” »), de listes de symptômes (« Plus vous descendez dans la liste, plus vous êtes proche du burn-out ! »), de recommandations (« Arrêtez de ruminer ! ») et de quiz :
Êtes-vous en burn-out ? […] Passez en revue les six derniers mois de votre vie professionnelle, familiale et sociale :

  1. Avez-vous l’impression de travailler plus et d’obtenir de moins bons résultats ?
  2. Vous fatiguez-vous plus facilement ?
  3. Avez-vous souvent le blues sans raison apparente ?
  4. Oubliez-vous des rendez-vous, des échéances, des objets personnels ?
  5. Devenez-vous de plus en plus irritable ?
  6. Êtes-vous de plus en plus déçu par les gens qui vous entourent ?
  7. Voyez-vous moins souvent vos amis intimes et les membres de votre famille ?
  8. Souffrez-vous de symptômes tels que douleurs, maux de tête et rhumes persistants ?
  9. Avez-vous du mal à rire d’une plaisanterie si vous en êtes l’objet ?
  10. Avez-vous peu de choses à dire aux autres ?
  11. Pensez-vous que le sexe apporte plus de désagréments qu’autre chose ?

Vous pouviez cocher les cases, découper le quiz et le coller sur votre frigo ou la cloison de votre open space. « Vous voyez, hein, vous voyez ? C’est écrit là que j’ai besoin de souffler, bon sang. »

Bien sûr, certains se montraient sceptiques. « Le “burn-out” est le nouveau truc à la mode, pointait un chroniqueur du Times-Picayune. Et, si vous n’en faites pas un, on vous suspecte d’être un fainéant. » Même Freudenberger déclara que tout ce battage autour du burn-out l’avait épuisé. Pourtant, en 1985, il publia un nouveau livre, « Le burn-out des femmes. Comment le repérer, le contrer et le prévenir » 3. À l’époque du retour de bâton antiféministe théorisé par Susan Faludi 4, la presse aimait en citer des passages, tels qu’« On ne peut pas tout avoir ».

Freudenberger est mort en 1999 à 73 ans. Sa nécrologie dans le Times indiquait : « Il a travaillé quatorze à quinze heures par jour, six jours par semaine, jusqu’à trois semaines avant sa mort. » Il s’était épuisé.

« Chaque époque a ses maladies emblématiques », écrit le philosophe Byung-Chul Han, né en Corée et vivant à Berlin, dans La Société de la fatigue (Circé, 2014), publié pour la première fois en 2010 en allemand. Pour Han, le burn-out est un mélange de dépression et d’épuisement, « la pathologie d’une société qui souffre de l’excès de positivité », d’une « société de la performance ». Le burn-out est caractéristique d’un « monde qui croit que rien n’est impossible » et qui exige des individus qu’ils triment jusqu’à l’autodestruction. Il est le reflet d’une « humanité qui mène une guerre contre elle-même ».

Lorsque l’on raconte l’histoire brumeuse du burn-out, on oublie souvent que beaucoup des patients traités dans les cliniques gratuites, au début des années 1970, étaient des vétérans de la guerre du Vietnam accros à l’héroïne. La clinique de Haight-Ashbury a pu rester ouverte en partie parce qu’elle prenait en charge tellement de vétérans qu’elle a reçu des financements du gouvernement fédéral. Ces vétérans étaient épuisés par l’héroïne. Mais ils souffraient aussi de ce que l’on a appelé pendant des décennies d’« épuisement au combat ». En 1980, lorsque les travaux de Freudenberger sur le « syndrome d’épuisement professionnel » se sont popularisés, l’épuisement au combat des vétérans du Vietnam a été reconnu par le DSM-III comme un trouble de stress post-traumatique (TSPT). Entre-temps, certains groupes militants, notamment des féministes et des associations de défense des femmes battues et des enfants victimes d’abus sexuels, ont étendu la définition du TSPT à des personnes qui n’avaient jamais été sur un champ de bataille.

Le burn-out, comme le syndrome de stress post-traumatique, est passé de la sphère militaire à la sphère civile, comme si tout le monde souffrait soudain d’épuisement au combat. Depuis la fin des années 1970, Christina Maslach, une psychologue de l’Université de Californie à Berkeley, mène une étude empirique sur le burn-out. En 1981, elle a développé le principal outil permettant de diagnostiquer ce trouble, le Maslach Burnout Inventory (MBI), puis elle a publié l’année suivante « Burn-out. Le coût du souci de l’autre » 5, qui a fait connaître ses recherches auprès du grand public. « Le burn-out est un syndrome d’épuisement émotionnel, de dépersonnalisation et de réduction de l’épanouissement personnel qui apparaît chez les individus impliqués professionnellement auprès d’autrui », écrivait alors Maslach. Elle mettait l’accent sur l’épuisement professionnel dans les « métiers liés aux soins » : l’enseignement, les soins infirmiers et le travail social. Autant de professions occupées majoritairement par des femmes et presque toujours très mal payées (ces personnes, pour prolonger la métaphore guerrière, ont récemment été classées parmi les « travailleurs en première ligne », aux côtés des policiers, des pompiers et des secouristes). Prendre soin de personnes vulnérables et être témoin de leur mal-être exige un lourd tribut et engendre sa part de souffrance. Nommer cette souffrance était censé l’apaiser. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, car les conditions de travail des soignants – la charge émotionnelle, les horaires, le manque de reconnaissance – ne se sont pas améliorées. Le burn-out a continué à essaimer : « L’épuisement professionnel touche tous les échelons de l’entreprise, des cadres jusqu’aux postes de direction », signalait la Harvard Business Review en 1981 dans un article qui racontait l’histoire d’un cadre au bout du rouleau. « Non seulement les longues journées de travail, la pression incessante et le fait de marcher sur la corde raide entre des intérêts contradictoires l’épuisaient, mais tout cela l’empêchait également de s’attaquer aux problèmes qui nécessitaient une attention particulière […]. En bref, il faisait un “burn-out”. »

Le burn-out n’a cessé de se propager : « Les présidents d’université, les mères qui travaillent, les entraîneurs disent qu’ils sont épuisés », pouvait-on lire en couverture de Newsweek en 1995. Avec l’émergence d’Internet, on a commencé à parler de « burn-out numérique ». « Internet est-il en train de nous tuer ? » s’interrogeait Elle en 2014 dans l’article « Comment gérer le burn-out ». (« N’envoyez pas d’e-mails au milieu de la nuit. […] Concentrez-vous sur l’air qui entre et sort de vos narines ou sur votre ventre qui se gonfle et se contracte au rythme de votre respiration. »)
« Travaillez dur et rentrez chez vous », telle est la devise de Slack, l’entreprise qui a lancé en 2014 une plate-forme du même nom consacrée au travail en collaboration – laquelle, paradoxalement, pousse ses utilisateurs à travailler toujours plus longtemps. Slack vous épuise. Les ­réseaux sociaux vous épuisent. L’ubérisation du travail vous épuise. « Désormais – et en particulier chez les milléniaux – le burn-out n’est plus seulement un mal temporaire, soutient Petersen dans Can’t Even. C’est notre condition contemporaine. » Et la pandémie n’arrange rien.
En mars 2021, Maslach et un collègue ont publié un article prudent dans la Harvard Business Review dans lequel ils mettent en garde contre l’utilisation abusive du terme « burn-out » et regrettent que leur outil de mesure ait été dévoyé. « Nous n’avons jamais conçu le MBI comme un outil permettant de diagnostiquer un problème de santé individuel », expliquent-ils. Leur système d’évaluation du burn-out visait plutôt à encourager les employeurs à « créer des lieux de travail plus sains ».

Il semble que plus on parle du syndrome d’épuisement professionnel, plus le nombre de personnes qui s’en disent atteintes augmente. Comment expliquer cette extraordinaire expansion ? On pense immédiatement à la baisse de fréquentation des églises. En 1985, 71 % des Américains étaient affiliés à un lieu de culte (église, synagogue ou mosquée), soit à peu près le même pourcentage que depuis les années 1940. En 2020, ils n’étaient plus que 47 %. Bon nombre des moyens recommandés pour lutter contre le burn-out – la pratique de la pleine conscience, la méditation (« Prenez le temps chaque jour, même cinq minutes, de rester assis », conseille Elle) – sont des versions sécularisées de la prière, du respect du sabbat et des rites religieux. Si le burn-out existe depuis la guerre de Troie, la prière, les rites religieux et le sabbat sont ce que les humains ont inventé pour s’en prémunir. Mais cette explication tourne court, notamment parce que l’émergence de la doctrine de la prospérité a fait du christianisme américain une religion de la réussite. On observe un phénomène similaire dans les autres religions. Un site Web nommé productivemuslim.com offre des conseils pour « contrer l’épuisement professionnel » : « Gagner un revenu halal est un signe de baraka. » En outre, le fait de prier, de respecter le sabbat et d’assister aux offices religieux ne semble pas empêcher les croyants de souffrir d’épuisement. Témoin les sites Web et les publications religieuses, qui regorgent eux aussi de mises en garde contre le burn-out, y compris à destination des membres du clergé. « La vie d’un pasteur implique d’être fréquemment au contact d’autres personnes, lit-on sur le site chrétien christian-leadership.org. Lorsque celui-ci est soumis à un stress intense, ou s’il fait un burn-out, il aura tendance à fuir les relations sociales et les apparitions publiques. »

Si vous pouvez souffrir d’épuisement conjugal ou d’épuisement parental, c’est en partie parce que, bien que le burn-out soit censé être principalement lié au fait de travailler trop, on parle désormais de toutes sortes de choses qui ne sont pas du travail comme si elles en étaient : vous devez travailler sur votre mariage, travailler dans votre jardin, travailler votre silhouette, redoubler d’efforts pour élever vos enfants, travailler sur votre relation avec Dieu. (« Risquez-vous de faire un burn-out chrétien ? » interroge un site Web. C’est ce qui menace ceux qui se démènent pour devenir « d’excellents chrétiens »). Même se faire masser revient à « travailler sur son corps ».

Le burn-out est peut-être notre condition contemporaine, mais il a des origines historiques très particulières. Dans les années 1970, lorsque Freudenberger a commencé à étudier l’épuisement professionnel chez les différents corps de métiers, les salaires réels stagnaient et les effectifs des syndicats diminuaient. Les emplois dans le secteur manufacturier étaient en train de disparaître, tandis que le secteur des services connaissait une forte croissance. Certaines de ces tendances ont récemment commencé à s’inverser, mais le battage autour du burn-out qui dure depuis quelques décennies n’y est pour rien. Au contraire, il a fait peser la responsabilité des énormes bouleversements économiques et sociaux et des transformations du marché du travail sur les travailleurs indépendants. Les milléniaux sont particulièrement impactés, soutient Petersen de façon convaincante. Mais, si l’on se penche sur l’histoire du burn-out, on s’aperçoit que, depuis les années 1970, chaque génération d’Américains en âge de travailler estime être particulièrement soumise à l’épuisement professionnel. Et d’une certaine manière, c’est vrai, parce que le surmenage ne cesse d’empirer. Auparavant, lorsqu’une entreprise exigeait de ses employés qu’ils fassent de longues journées pour un salaire de misère, ceux-ci participaient à des négociations collectives et obtenaient une amélioration de leurs conditions de travail. À partir des années 1980, les travailleurs confrontés à la même situation se sont mis à coller des coupures de journaux sur la porte de leur frigo, des check-lists permettant de déceler les burn-out. Souffrez-vous d’épuisement professionnel ? Voici comment le savoir !

Le burn-out est une métaphore de combat. À l’ère du capitalisme tardif, depuis la présidence Reagan, le travail s’apparente pour beaucoup d’entre nous à un champ de bataille – et la vie quotidienne, y compris la vie politique et le contenu du Web, à un autre massacre. Les gens issus de toutes les couches de la société – riches et pauvres, jeunes et vieux, ceux qui prennent soin des autres et ceux dont on prend soin, les croyants et les incroyants – sont vraiment éreintés, lessivés, usés, à cran, moulus et meurtris par le combat. Le confinement est lui aussi une mesure de temps de guerre. Comme si chacun d’entre nous, pris au milieu de la pandémie mais aussi des actes de terrorisme, des tueries de masse et des insurrections armées, était maintenant engagé dans une bataille hobbesienne pour la vie, le quotidien étant devenu un champ de bataille. Puisse-t-on un jour renouer avec des métaphores plus pacifiques de l’angoisse, de la lassitude qui ronge les os, des regrets amers et du manque obsédant ! « Tu vas t’arracher le cœur, désespéré, rageur », avait lancé Achille à Agamemnon dans le Chant I de L’Iliade. Entre-temps, un site de bien-être m’informe qu’il y a « onze façons d’atténuer l’épuisement professionnel et le “mur de la pandémie” ». Premièrement, « faites une liste de stratégies d’adaptation ». Ouais, mais non.

— Jill Lepore est une historienne et journaliste américaine. Elle enseigne à Harvard et collabore au magazine The New Yorker depuis 2005.
— Cet article est paru dans The New Yorker le 24 mai 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Le 5 septembre 1967 se tient à l’Université nationale d’ingénierie de Lima un événement qui attire les foules : une rencontre entre deux étoiles montantes de la littérature latino-­américaine, le Colombien Gabriel García Márquez et le Péruvien Mario Vargas Llosa. Le premier a 40 ans et vient de publier Cent Ans de solitude, qui s’est déjà écoulé à des milliers d’exemplaires en quelques semaines ; le second, de dix ans son cadet, s’est vu attribuer un mois plus tôt le prix Rómulo Gallegos pour La Maison verte. Si les deux hommes s’estiment et se lisent, c’est la première fois qu’ils se rencontrent en chair et en os. Pendant plusieurs heures, ils parlent de leur conception du métier d’écrivain, de leurs influences (allant de Faulkner à Sartre en passant par Borges), du fameux « boom » que connaît alors la littérature latino-américaine. À l’époque, les deux romanciers sont à l’orée de leur carrière, et personne dans l’assistance ne peut se douter que le colloque réunit deux futurs prix Nobel de littérature – le Colombien sera couronné en 1982 et le Péruvien en 2010. « Bien que leur discussion ait été publiée l’année suivante sous forme de brochure, celle-ci a rapidement été épuisée. Pendant un demi-siècle, ceux d’entre nous qui ont accédé à cette conversation devenue mythique n’ont pu le faire que par le biais de mauvaises copies pirates et de photocopies défraîchies », se souvient José Carlos Yrigoyen dans le quotidien péruvien El Comercio. C’est de l’histoire ancienne, puisqu’une nouvelle édition de ce texte, augmentée d’une série de témoignages et de photographies, est parue au printemps. Nadal Suau, du magazine El Cultural, s’en frotte les mains : « Dos soledades est un dialogue exceptionnel entre deux génies de la narration, écrit-il. Deux archétypes se dégagent : Vargas Llosa apparaît comme un écrivain “intellectuel”, critique, analytique ; García Márquez est plus enjoué, préfère l’anecdote à la théorie et donne volontiers dans l’anti-intellectualisme. » Ainsi Gabo botte-t-il en touche lorsque Vargas Llosa l’interroge sur l’origine de sa vocation : « J’écris pour que mes amis m’aiment davantage ! »

« Leur conversation est vivante, érudite, amusante. Elle jette un regard neuf sur un phénomène littéraire, le boom latino-améri­cain, qui a été commenté ad nauseam », note Nicolás Bernales dans le quotidien chilien El Mostrador. Impossible pour le critique – et ses confrères – de résister à la tentation d’évoquer l’épisode qui marqua la fin de l’amitié entre les deux hommes. L’his­toire est d’autant plus célèbre qu’aucun des protagonistes ne s’est jamais exprimé sur le sujet : le 12 février 1976, lors d’une soirée au palais des Beaux-Arts de Mexico, Vargas Llosa se rue sur García Márquez et, sans plus d’explication, lui colle son poing dans la figure. Le Colombien s’écroule, sonné – le boom latino-américain porte décidément bien son nom. 

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Federico Fellini partage avec quelques grands écrivains un rare privilège. De son nom est dérivé un adjectif passé dans le langage courant : on dit « un spectacle fellinien » comme on évoque « une vision dantesque » ou « une situation kafkaïenne ». Dans son acception la plus répandue, « fellinien » est synonyme de bizarre, grotesque, monstrueux, baroque, onirique. Bien des images et des situations des films de Fellini peuvent assurément être qualifiées de la sorte : visages grimaçants, maquillages outranciers, décors somptueux et fantastiques, figures troublantes de nains ou de femmes géantes aux formes plantureuses, scènes de chaos hystérique. À l’évidence, certaines images le hantent. On les retrouve de film en film sous des formes variées. Le cahier illustré au centre d’un ouvrage collectif dirigé par Enrico Giacovelli 1 le montre de manière saisissante : hommes en haut-de-forme, arbres solitaires, postérieurs féminins charnus, public dans l’obscurité – des gestes, mimiques, jeux de physionomie et regards frappants de similitude. La pluie qui trouble la fête au début de Les Vitelloni annonce celle qui, dans Fellini Roma, tombe sur le convoi entrant dans la ville par la bretelle d’autoroute, ainsi que l’orage qui éclate à la fin d’Inter­vista, obligeant l’équipe de tournage à se réfugier sous des bâches en plastique transparent. L’extravagant défilé de mode ecclésiastique qui constitue un des morceaux de bravoure de Fellini Roma rappelle, en plus délirant, celui des clowns blancs en costume à paillettes et chapeau en forme de pain de sucre dans Les Clowns. Les casquettes agitées en l’honneur du majestueux paquebot Rex, dans Amarcord, préfigurent celles qui salueront le départ du Gloria N. dans Et vogue le navire… Et puis il y a la brume et le brouillard, dans lesquels baignent de nombreuses scènes, la neige, qui couvre souvent le sol, et bien sûr la mer, omniprésente dans l’œuvre de Fellini, fréquemment sous un ciel d’hiver, sur le rivage de laquelle s’achèvent plusieurs de ses films.

Le retour obsessionnel de ces images a fait dire à certains que Fellini se répétait. Rien n’est plus faux : chacune de ses réalisations, pour reprendre la formule de Michel Ciment, constitue une aventure qui se distingue profondément des autres par son ambition, son esthétique et son sujet. S’il est un point commun entre tous ses films, il se situe plutôt au niveau de certains thèmes : l’innocence des faibles (prostituées, fous, marginaux), l’adieu à la jeunesse, la mélancolie de l’enfance et l’évanouissement du passé, la décadence de la société – la Rome antique barbare, presque africaine ou orientale de Satyricon, la bourgeoisie romaine dépravée de La Dolce Vita, un XVIIIe épuisé dans Le Casanova de Fellini, la société de la Belle Époque glissant vers la catastrophe dans Et vogue le navire…, celle d’aujourd’hui, abêtie par la télévision et la publicité, dans Ginger et Fred et La Voix de la lune.

Fellini a toujours reconnu sa dette envers Roberto Rossellini, dont il a été le scénariste pour Rome, ville ouverte et ­l’assistant pour Païsa. Il ne s’est cependant jamais revendiqué du néoréalisme, école dont il considérait d’ailleurs Rossellini comme le seul vrai représentant. Pour qualifier ses premiers films (Le Cheik blanc, Les Vitelloni, La Strada, Il Bidone, Les Nuits de Cabiria), il est plus judicieux d’évoquer le réalisme poétique. La Dolce Vita marque de ce point de vue une rupture décisive. Avec ce film, Fellini s’affranchit des contraintes du récit linéaire et opte pour un réalisme supérieur faisant place à l’expression de la vie intérieure, aux fantasmes et aux rêves. Dorénavant, ses films seront organisés en grands blocs reliés par un fil conducteur narratif assez lâche.

Son style cinématographique a dès le départ été caractérisé par des mouvements de caméra d’une extraordinaire fluidité et un type de plans qui deviendra sa marque de fabrique : des plans larges dans lesquels des objets ou des figures surgissent du fond de l’image ou de ses marges ; des regards caméra comme celui sur lequel se clôt Les Nuits de Cabiria, avec le visage de la petite prostituée trompée et abusée par tous, qui, les yeux mouillés de larmes de joie triste, esquisse un sourire – une scène dont Luis Buñuel avoua qu’elle l’avait fait pleurer. Avec le temps, le noir et blanc très expressionniste utilisé dans tous ses films jusqu’à Huit et demi a fait place à la couleur, employée pour des compositions de caractère résolument pictural. La caméra se déplace avec de plus en plus d’agilité : « Comment a-t-il fait cela ? » se demandait Martin Scorsese à propos de certaines séquences de Huit et demi. On peut légitimement se poser la question au sujet de très nombreuses autres scènes : les hilarantes funérailles de l’auguste dans Les Clowns, le chaos automobile et l’étourdissante ronde nocturne des motocyclistes dans Fellini Roma. Comme Orson Welles ou Alfred Hitchcock, Fellini faisait ce qu’il voulait de sa caméra, qui était comme le prolongement de son esprit.

Dans la construction de son monde si personnel, la bande-son joue un rôle déterminant. Ses films étaient postsynchronisés, comme l’étaient la plupart des films italiens de l’époque. L’absence de prise de son direct l’autorisait à engager des acteurs étrangers ou complètement amateurs, qu’il choisissait pour leur apparence générale ou leur visage, une même voix doublant souvent plusieurs d’entre eux en italien. Ce procédé lui permettait aussi de diffuser de la musique sur le plateau durant le tournage, avec pour effet d’imprimer un air de danse aux mouvements des comédiens. Il pouvait également donner en permanence des indications de jeu à ses acteurs : un portrait emblématique de Fellini le montre coiffé de son légendaire chapeau, sa tout aussi célèbre écharpe autour du cou, communiquant ses instructions à l’aide d’un mégaphone.

Le paysage sonore de ses films se caractérise par certains bruits typiques. Dans presque toutes ses œuvres, sans que cela soit d’ailleurs nécessairement justifié par ce que montrent les images, on entend siffler le vent, sonner des cloches d’église, crépiter des flammes. Il est bien sûr impossible de ne pas mentionner la musique de Nino Rota. Fellini s’est toujours entouré de collaborateurs fidèles, qui l’ont accompagné pendant plusieurs années. Différents scénaristes, chefs opérateurs, décorateurs et costumiers se sont ainsi succédé à ses côtés. Le seul avec lequel il n’a jamais envisagé de cesser de travailler, et dont seule la mort, en 1979, l’a privé, est Nino Rota. Leur collaboration est une des plus longues de l’histoire du cinéma, puisqu’ils ont fait ensemble dix-sept films. Rota était un maître dans l’art de transformer et combiner des motifs tirés du répertoire classique (Verdi, Donizetti), des airs de music-hall et de chansons populaires (Stormy Weather, Coimbra), et de la musique de cirque (Entrée des gladiateurs). Entretenant avec Fellini une relation fusionnelle, il a réussi à traduire musicalement son univers mental et émotionnel avec une telle fidélité qu’on ne peut imaginer les films de l’un sans la musique de l’autre. Tout le monde connaît les mélodies que Rota a composées pour La Dolce Vita, Huit et demi, Les Clowns (célébration de la trompette et de la musique de cirque) et Amarcord. Moins familières, plus éloignées de sa manière habituelle, les partitions écrites pour Satyricon et Casanova sont audacieuses et envoûtantes. Dans le second film, un des moments les plus mémorables est un fabuleux concert d’orgue à la cour de Wurtemberg, dont François Truffaut déclarait qu’on voudrait qu’il ne s’arrête jamais. À la demande de Fellini, les compositeurs qui succédèrent à Rota s’inspirèrent de son style.

La Dolce Vita a marqué une inflexion sur un autre point que la structure narrative des films de Fellini. L’action s’y déroule largement Via Veneto, l’avenue chic de Rome. Éprouvant des difficultés à tourner dans ce lieu très fréquenté, le cinéaste se résolut à reconstituer en studio une partie de la rue. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver cette Via Veneto factice plus convaincante que l’authentique. À partir de là, il renonça pratiquement à tourner en décors naturels, à la fois parce que le travail en studio lui donnait les moyens de maîtriser complètement l’environnement de tournage et parce qu’il avait le sentiment que les réalités fabriquées étaient plus vraies que nature. Tous les films de la seconde partie de sa carrière furent donc tournés en studio, plus précisément, à deux exceptions près, à Cinecittà, dans le mythique studio 5. Pour les besoins de Roma, plusieurs centaines de mètres de l’anneau autoroutier ceinturant la capitale italienne y furent construits, et c’est dans une des grandes piscines du studio que fut tournée, pour Amarcord, la scène du passage du Rex au large des côtes italiennes. Lorsque le paquebot apparaît à l’image, on se rend compte immédiatement qu’il s’agit d’une gigantesque maquette. On voit aussi que des feuilles de plastique ont été utilisées pour figurer la surface de la mer et les vagues. C’est tout à fait voulu. Lors du tournage de Et vogue le navire…, où un coucher de soleil est ostensiblement représenté sur une toile peinte, Fellini s’inquiétait : l’illusion n’était-elle pas trop parfaite ? Se libérant des contraintes de la vraisemblance, il voulait mettre en évidence tout l’artifice à la base du cinéma. « Fellini, disait le critique américain Roger Ebert, est un magicien qui discute, révèle, explique et démonte ses tours, tout en continuant à nous illusionner. »

En même temps qu’une réflexion sur la course à l’abîme de l’Europe du début du siècle dernier, Et vogue le navire… est un hommage explicite au cinéma muet, évoqué à plusieurs reprises et dont plusieurs séquences reproduisent le rythme saccadé. Les dernières images du film montrent d’ailleurs toute la machinerie de vérins qui supportait le faux navire ayant servi au tournage. C’est en même temps un hommage à l’opéra, dont Fellini s’est longtemps senti éloigné car il l’a découvert sur le tard. Tout comme Ginger et Fred est un hommage au music-hall autant qu’une satire cruelle de la télévision ; Roma, dans une de ses séquences, un hommage aux petits théâtres populaires ; Huit et demi, un hommage au métier de cinéaste qui inspirera Truffaut, Woody Allen et plusieurs autres réalisateurs ; et Les Clowns, mélange de faux documentaire et de fiction, un hommage au cirque. Le cirque est d’ailleurs la matrice de l’imaginaire de Fellini, et sa présence habite la totalité de ses films. Lorsqu’il l’a découvert enfant, il s’est d’emblée senti chez lui. « Dès la première fois, dit-il, j’ai […] ressenti en moi une adhésion traumatisante et totale à ce vacarme, aux musiques assourdissantes, aux apparitions inquiétantes, aux dangers de mort. » Les clowns lui sont apparus comme les ambassadeurs de sa vocation de cinéaste : « Le cinéma […] n’est-ce pas comme la vie du cirque ? Des artistes extravagants, des ouvriers musclés, des techniciens experts en bizarrerie, des femmes belles à s’évanouir, des couturiers, des coiffeurs, des gens qui viennent de tous les coins du monde et qui se comprennent tout de même dans une confusion de langues, et ces invasions des places et des rues comme par une armée de canailles en un désordre chaotique de cris, de colères, de disputes […] et, sous ce désordre apparent, un programme qui n’est jamais négligé […], et enfin le plaisir d’être ensemble, de travailler ensemble. »

Les grandes lignes de la vie de Federico Fellini sont connues : sa naissance à Rimini, son enfance marquée par l’éducation catholique et le fascisme telle qu’évoquée dans Amarcord, son départ pour Rome, où il travaillera plusieurs années comme journaliste et caricaturiste (il continuera à dessiner toute sa vie, illustrant de croquis les récits de ses rêves 2 et entamant toujours la préparation d’un film en crayonnant les silhouettes et les visages des personnages), son mariage avec la comédienne Giulietta Masina, qui restera sa ­compagne toute sa vie, ses rapports ­difficiles avec les ­producteurs. On connaît son intérêt pour la psychanalyse jungienne, l’occulte et le spiritisme, ses liens avec le médium turinois Gustavo Rol, sa grande amitié avec Georges Simenon, fondée sur une admiration réciproque – leur correspondance a été publiée 3 –, ses relations souvent cordiales, mais aussi parfois compliquées, avec d’autres réalisateurs comme Pasolini, Antonioni et Visconti, l’estime que lui témoignaient les écrivains Dino Buzzati, Pietro Citati et Alberto Moravia, dont il appréciait les critiques perspicaces. Mais beaucoup d’aspects de sa personnalité restent difficiles à saisir. Sa vie sentimentale, par exemple, demeure entourée de mystère. Jamais il n’aurait quitté Giulietta Masina, en qui il a immédiatement vu une âme sœur, qui le fascinait parce qu’elle représentait pour lui une énigme et qui constituait un pôle de stabilité dans son existence. Ses biographes lui attribuent deux liaisons à peu près avérées, et en dehors de cela il n’y a que des rumeurs et des légendes 4.

Lui qui prétendait détester les interviews se prêtait volontiers au jeu et donna des centaines d’entretiens. C’était un brillant causeur, souvent drôle, qui s’exprimait avec une grande aisance et dans une langue très littéraire. Il était de son propre aveu un grand menteur (« Je n’ai pas confiance en ce que je dis », plaisantait-il), certes, mais un menteur « honnête » et « sincère ». Les anecdotes qu’il raconte sont souvent le produit d’exagérations, voire carrément fabriquées. Ses souvenirs d’enfance sont remaniés au point de devenir un passé inventé. On lira cependant avec beaucoup d’intérêt ses entretiens 5, qui donnent à voir son imagination créative en pleine action. Fellini y fournit des précisions sur l’influence qu’ont exercée sur lui les bandes dessinées américaines (plus particulièrement Winsor McCay et son univers onirique) ainsi que les grands acteurs du burlesque : Buster Keaton, Laurel et Hardy, Harold Lloyd et surtout Chaplin. Ces entretiens contiennent également des réflexions sur les femmes et la sexualité, les âges de la vie, l’impact du catholicisme sur la psychologie italienne ou le rôle de la lumière au cinéma : « La lumière est la matière du film, donc du cinéma. […] La lumière creuse un visage ou l’adoucit, crée des expressions où il n’y en a pas, donne de l’intelligence à l’opacité, de la séduction à l’insipide, […] glorifie un paysage, l’invente à partir de rien. […] Le film s’écrit avec de la lumière. » Fellini esquivait avec adresse et humour toutes les questions qu’on lui posait sur la signification et le « message » de ses films. « On peut faire une analyse politique ou sociologique de Répétition d’orchestre, disait-il, mais ce que j’ai voulu faire c’est un film sur une répétition d’orchestre, la difficulté de faire jouer ensemble des gens très différents qui ne jurent que par leur instrument. » La lecture de ce qu’il dit de ses films n’en demeure pas moins très éclairante.

Tous n’ont pas immédiatement remporté un franc succès. Satyricon, que le réalisateur définissait comme un film de science-fiction sur le passé, a beaucoup troublé le public par son étrangeté. Casanova, à ses yeux son film « le plus achevé, le plus expressif, le plus courageux », a profondément dérangé parce qu’il présentait un personnage mythique, qu’il détestait, comme une marionnette seulement capable de s’éprendre d’une poupée mécanique. Aujourd’hui, l’un et l’autre sont considérés comme des chefs-d’œuvre. Les derniers films qu’il a tournés n’ont pas la puissance de ceux de sa maturité. Mais, comme le faisait remarquer un réalisateur anonyme d’Hollywood, cité par le critique Kevin Thomas, « les réussites et les échecs de Fellini se situent à un niveau auquel la plus grande partie d’entre nous peuvent seulement aspirer à accéder ».

À partir d’un certain moment, Fellini a cessé de terminer ses films par le mot « fin ». Il avait le sentiment qu’ils n’en constituaient tous qu’un seul, dont faisait intégralement partie le mythique Voyage de G. Mastorna, qu’il n’est jamais parvenu à tourner mais qui n’a cessé d’inspirer et de nourrir tout ce qu’il faisait, « comme l’épave d’un navire naufragé qui continue à envoyer sa radioactivité du fond des abysses ». À sa mort, il avait encore de nombreux projets que seule l’absence de financement l’empêchait de mener à bien.
« On a dit que je ne réalisais des films que pour me faire plaisir, faisait-il observer. C’est la vérité. C’est la seule façon dont je peux travailler. […] Il faut d’abord se faire plaisir […]. Dans ce cas, on donne le meilleur de soi-même […]. Je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je fais un film. »

Lors d’un entretien avec Charlie Rose pour CBS peu après le décès du réalisateur italien, en 1993, Martin Scorsese soulignait combien, plus que n’importe qui, Fellini avait créé son propre monde. Il avait ajouté, à propos de celui qu’il baptisait Il Maestro : « Il a porté le cinéma à un niveau permettant de faire des choses auxquelles aucun autre art ne peut prétendre. »

Dans l’esprit de Scorsese, ces deux traits étaient clairement liés. L’univers de Fellini est de fait à la fois défini par les formes d’expression nouvelles qu’il a inventées et par son contenu. Et ces deux éléments sont indissociables. C’est le propre des grands créateurs, et il ne faut pas chercher plus loin la raison de la dévotion que lui vouent ses confrères. Si ses films ont presque toujours divisé la critique et le public, qui l’a régulièrement boudé, Fellini n’a cessé de susciter l’admiration sincère de presque tous les cinéastes, à commencer par les plus grands : Bergman, Kurosawa, Buñuel, Kubrick, Wilder, Coppola, Altman, Forman, Woody Allen, Antonioni, Truffaut, Resnais et bien d’autres. « Fellini était ce que nous rêvions tous de devenir, déclarait Louis Malle, mais il n’y avait qu’un seul Fellini, et nous savions qu’il n’y en aurait aucun autre. »

Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour Books.

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L’un des tout premiers numéros de Books était intitulé « Inde : la démocratie miraculeuse ». C’est en effet une sorte de miracle que cet État géant de 1,3 milliard d’habitants soit une démocratie. Une démocratie certes réduite à sa plus simple expression, à savoir la possibilité de renverser un gouvernement par des élections. Une confirmation récente en a d’ailleurs été donnée, le parti de Narendra Modi ayant, au printemps dernier, subi une cuisante défaite dans l’État du Bengale-Occidental. Comment ne pas faire valoir aussi que, selon l’ONU, dans les vingt ans qui ont précédé l’arrivée de Modi au pouvoir, 270 millions d’Indiens sont sortis de la pauvreté ? Cependant, le nouveau maître de l’Inde, élu triomphalement en 2014, donne tous les signes de vouloir en finir avec ces éléments essentiels à la démocratie que sont la tolérance religieuse, la liberté d’expression et le respect des minorités. En 1990, rappelle Sonia Faleiro dans The Times Literary Supplement, Salman Rushdie avait averti : « C’est une question de survie. Si ce que les Indiens appellent le “communalisme”, la politique religieuse sectaire, venait à être autorisé à prendre le contrôle de la cité, le résultat serait trop horrible à imaginer. » Trente ans plus tard, observe Faleiro, les agressions motivées par le fanatisme religieux se traduisent par des lynchages en série, des journalistes sont emprisonnés – certains sont retrouvés morts – et la peur empêche les gens de s’exprimer. Modi, qui dit avoir été « choisi par Dieu », est ouvertement un suprémaciste hindou. Comme le font remarquer d’autres commentateurs, les organismes internationaux compétents ont déclassé cette année la démocratie indienne, la rangeant parmi les États « partiellement libres ».

Plusieurs ouvrages analysent en détail cette évolution. Traduit en anglais, celui du Français Christophe Jaffrelot, L’Inde de Modi (Fayard 2019), est qualifié dans le Financial Times de « chef-d’œuvre de recherche nuancée ». Jaffrelot répartit l’histoire de l’Inde en trois phases : d’abord une « démocratie conservatrice », animée par Nehru et la dynastie familiale qui l’a suivi ; ensuite une démocratie plus sociale, dans laquelle davantage de pouvoir et de voies de promotion ont été donnés aux castes inférieures. Inaugurée par Modi, la troisième phase est celle d’une « démocratie ethnique », un système dominé par les hindous, dans lequel les minorités deviennent des citoyens de second ordre.

L’ouvrage le plus commenté est To Kill a Democracy, par le journaliste Debasish Roy Chowdhury et le politologue John Keane. Contrairement à la plupart des analystes, ils ne voient « rien de neuf dans l’assaut mené par Modi contre la démocratie indienne », écrit Abhimanyu Arni dans la Literary Review. Ils mettent en cause l’ascension progressive des « poligarques », ces hommes d’affaires immensément riches qui se sont liés à la classe politique et qui, sans se préoccuper de l’état désastreux de la société indienne, entretiennent la corruption et soufflent sur les braises de l’islamophobie par l’intermédiaire des médias qu’ils ont achetés peu à peu. Les auteurs soulignent le délabrement des services publics et de la politique sanitaire et sociale. Un tiers des enfants indiens souffrent de malnutrition, 365 millions d’Indiens vivent en dessous du seuil de pauvreté, 70 % de l’eau est impropre à la consommation, les factures des hôpitaux sont astronomiques, la seule façon d’obtenir de bons emplois est de passer par des écoles privées, inaccessibles au plus grand nombre.

Ce faisant, les auteurs négligent la nouveauté de la situation, écrit Arni : Modi est en train de transformer l’Inde en théocratie. Plusieurs États ont été jusqu’à légiférer contre la façon de s’habiller. Certains envisagent d’interdire les mariages entre hindous et musulmans, et même de priver les musulmans de la nationalité indienne. Que peut-on encore espérer de la démocratie indienne ?

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Le chevalier fascine, il fait rêver, et ce n’est pas tout à fait un hasard. Comme le note Frances Gies dès les premières lignes du Chevalier dans l’Histoire, l’ouvrage qu’elle lui consacre : « De tous les types de soldats qui sont apparus sur la scène militaire au cours de l’Histoire, depuis l’hoplite grec jusqu’aux branches spécialisées des forces armées modernes en passant par le légionnaire romain et le janissaire ottoman, aucun n’a eu de carrière aussi longue que le chevalier du Moyen Âge européen, ni d’impact aussi profond sur l’histoire sociale, culturelle mais aussi politique. » Aujourd’hui, l’image qu’en ont non seulement les Anglo-Amé­ricains mais aussi bon nombre de Français – notamment à cause de Walter Scott, du cinéma et des séries télévisées – est celle d’un chevalier principalement anglais ou, du moins, anglophone. Or, comme le rappelle Gies, « en réalité, le chevalier est né en France et resta inconnu en Angleterre jusqu’à la conquête normande », c’est-à-dire jusqu’à la colonisation de l’île par une élite francophone.

Même la littérature arthurienne, dont les aventures sont centrées sur l’Angleterre, est en fait bien plus française qu’anglaise. Certes, le personnage légendaire d’Arthur est mentionné pour la première fois dans des chroniques saxonnes et prend véritablement forme sous la plume du clerc gallois Geoffroy de Monmouth. Mais celui-ci écrit en latin. Ensuite, à partir du poète normand Wace (contemporain de Monmouth), la plupart des romans arthuriens – et les plus beaux d’entre eux – seront écrits en français. Le dernier, celui de sir Thomas Malory, Le Morte d’Arthur, qui date de 1485, fait exception. Mais l’Angleterre vient alors de perdre la guerre de Cent Ans et, avec elle, ses possessions sur le continent. Elle se détache alors de l’univers francophone auquel elle était intégrée jusqu’ici. Par ailleurs, comme le reconnaît Gies, inutile de chercher chez Malory « le mysticisme de la légende du Graal, la comédie de l’amour courtois et les nuances satiriques ». Il n’a ni la grâce ni le talent d’un Chrétien de Troyes. Par rapport à ses illustres devanciers, la narration est devenue lourde et plate.

Décédée en 2013, l’Américaine Frances Gies a écrit, avec son époux Joseph, une vingtaine d’ouvrages de vulgarisation consacrés au Moyen Âge. Ils ont connu un grand succès outre-Atlantique (sur la couverture du Chevalier dans l’Histoire, on peut lire une citation de George R. R. Martin, l’auteur du Trône de fer, leur rendant hommage). En France, ce n’est qu’en 2018 qu’ils ont commencé à être traduits. Le Chevalier dans l’Histoire est le quatrième à l’être et le premier signé uniquement de Frances. Sans révolutionner notre vision du sujet, il en offre une image claire et attrayante. Il retrace l’évolution du chevalier depuis son apparition à l’époque carolingienne, quand il ne s’agit encore que d’un soldat qui possède un cheval et une armure, jusqu’au XVIe siècle, quand Bayard, le chevalier « sans peur et sans reproche », meurt d’une balle de mousquet. C’est l’histoire d’une prodigieuse ascension qui culmine au XIIIe siècle, quand la société féodale arrive à maturité, puis d’un lent déclin.

L’importance et la centralité du territoire français au sein du monde médiéval transparaissent à chaque chapitre. La plupart des impulsions viennent de là. L’« invention » du chevalier serait à mettre au crédit de Charles Martel, qui, pour faire face aux musulmans à Poitiers, aurait imité leur cavalerie en introduisant l’usage de l’étrier (sans lequel un soldat lourdement armé n’est guère efficace sur le dos d’un cheval). Cette thèse a été contestée. Il n’en demeure pas moins que c’est à peu près à cette époque qu’apparaissent les premiers chevaliers dans la France du Nord.

L’Église joue un rôle fondamental en transformant progressivement ces simples soudards illettrés, grossiers et violents, en preux héros courtois, obligés (du moins en théorie) de respecter et protéger les plus faibles. « L’Église était déjà allée jusqu’à sanctifier le chevalier par des formules qui bénissaient son épée ; elles étaient apparues au Xe siècle et devenues courantes au siècle suivant. Peu après 1070, la cérémonie de l’adoubement, qui se faisait généralement dans une église, est mentionnée pour la première fois dans des sources françaises. Par ce rituel d’initiation, l’Église adoptait la chevalerie, comme elle l’avait fait de tant d’autres institutions laïques telles que les fêtes et les sanctuaires païens », explique Gies. En échange de ses services, le chevalier reçoit un fief qui devient héréditaire. Il intègre ainsi la noblesse, dont il occupe le premier échelon. Encore ouverte au début du XIe siècle, la chevalerie se ferme peu à peu aux « hommes nouveaux ».

Son plus grand exploit est sans doute la première croisade, dont le résultat, rappelle Gies, dépasse largement l’objectif du fameux appel lancé par le pape (champenois) Urbain II en 1095, à Clermont. Celui-ci pensait n’envoyer qu’« une petite armée pour aider l’empereur byzantin, Alexis Comnènes, qui avait appelé à l’aide contre les Turcs ». Mais à l’issue d’une « remarquable opération militaire », dont l’efficacité est d’autant plus étonnante que son organisation et son financement étaient « complètement improvisés », les croisés s’emparent de Jérusalem et fondent plusieurs principautés au Proche-Orient.

Pour illustrer les métamorphoses du chevalier, Gies choisit trois de ses plus célèbres incarnations : Guillaume le Maréchal, Bertrand Du Guesclin et sir John Fastolf. Le premier commença par servir le fils aîné d’Henri II Plantagenêt et finit régent d’Angleterre à la mort de Jean sans Terre. Il brilla dans les tournois et fit l’objet d’une biographie en vers (et en français) qui assura sa réputation posthume de « meilleur chevalier du monde ». On ne présente plus le second, qui contribua à renverser le cours de la guerre de Cent Ans sous le règne de Charles V, dans les années 1360 et 1370. Lui aussi brilla dans les tournois, mais il ne fut adoubé que sur le tard, à 34 ans. C’est que devenir chevalier coûtait cher, et beaucoup préféraient rester écuyers : « En tant qu’écuyer, un homme avait de bonnes chances que l’on pourvoie à ses besoins, et que son cheval et son équipement lui soient fournis. En tant que chevalier, il était supposé s’équiper lui-même non pas d’un seul mais de trois chevaux, et équiper en outre son propre écuyer. » Or Du Guesclin ne fut jamais très riche. Bien qu’il ait obtenu le titre de connétable, réservé d’ordinaire à la haute noblesse, et que l’on ait déboursé pour lui des rançons stratosphériques dignes d’un prince de sang royal, il mourut presque aussi pauvre qu’avant ses exploits. Gies en dresse un portrait où, si l’on mesure la distance qui le sépare des héros fictifs de la Table ronde, on voit bien aussi qu’il n’était pas sans posséder certaines de leurs vertus. Ce que son aspect, du reste, ne laissait pas nécessairement présager : il était, en effet, « de taille moyenne (sans doute guère plus de 1,52 m) et de teint bistre. Il avait le nez camard, les yeux gris, les épaules larges, les mains petites ».

Le contraste est saisissant entre d’un côté Guillaume le Maréchal et Bertrand Du Guesclin, et de l’autre John Fastolf. Ce dernier fut certes « un soldat capable et courageux », qui se distingua lors de la grande victoire anglaise d’Azincourt, mais il ne présente pas « l’attrait romanesque » de ses prédécesseurs. Sachant lire et écrire, il possédait même une bibliothèque bien garnie pour son époque (le XVe siècle). Il savait aussi compter et se lança dans le commerce, ce qui aurait été inenvisageable pour les deux autres. Si le lecteur pense n’en avoir jamais entendu parler, c’est qu’il est passé à la postérité sous le nom de Falstaff : Shakespeare, reprenant de vieilles calomnies selon lesquelles il aurait, par sa lâcheté, provoqué la défaite anglaise de Patay, l’a figé en un personnage « bouffon, couard et corpulent ». Il semble n’avoir été rien de tout cela.

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Peut-on arrêter le progrès technique ? Pour l’heure, il n’y a guère d’autre réponse que négative. La question va se poser, inéluctablement, lorsque la méthode d’« édition » des gènes, dite CRISPR-Cas9, pour laquelle le Nobel de chimie a été attribué à Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna, sera jugée applicable à l’embryon humain. Comme le rappelle la journaliste Elizabeth Kolbert dans The New Yorker, cette méthode a déjà permis de créer des fourmis privées d’odorat, des chiens beagles qui manifestent une vigueur digne de Superman, des cochons résistant à la peste porcine, des macaques souffrant de troubles du sommeil, des grains de café sans caféine, des saumons infertiles, des souris qui n’engraissent pas et des bactéries dans lesquelles on a codé une série de photographies montrant un cheval en mouvement. On le sait, un biologiste chinois a écopé de trois ans de prison pour avoir modifié, en 2018, un gène spécifique chez deux embryons humains (des jumelles) afin de les rendre résistants au virus du sida.

La méthode n’est pas mûre, car on ignore les effets induits par une mutation ainsi opérée. C’est dû au fait qu’un gène n’agit jamais seul. En supprimer ou en modifier un va nécessairement solliciter l’action d’autres gènes. Réagissant à un article publié récemment dans The New York Review of Books, un biologiste le souligne : « Même un trait en principe codé par un seul gène est établi avec la participation de douzaines, voire de centaines d’autres. Si bien que, chez certains individus, une double dose de variants d’un gène codant pour la mucoviscidose ou l’anémie falciforme ne produit aucun symptôme. » Mais, selon l’auteure de l’article en question, la biologiste Natalie de Souza, « il est tout à fait vraisemblable que ces problèmes de sécurité finiront par être résolus ». La méthode CRISPR fait déjà l’objet d’essais cliniques encourageants pour la correction, non chez des embryons mais chez des malades, d’une forme héréditaire de cécité, de l’anémie falciforme, de la bêta-thalassémie et de certains cancers. Le moment viendra où il faudra prendre la décision d’autoriser ou non l’utilisation de la technique CRISPR pour modifier un embryon.
Le premier pas consistera à le faire dans les rares cas où les deux membres d’un couple sont porteurs d’un même gène susceptible d’entraîner une grave maladie chez leur enfant. Il est déjà possible de faire cela sans recourir à la méthode CRISPR, dans le cadre de la FIV, en éliminant les embryons à l’état cellulaire qui portent le gène en question et en réimplantant dans l’utérus un ou plusieurs embryons qui n’en sont pas porteurs. C’est le diagnostic préimplantatoire (DPI), qui permet par exemple d’éliminer les embryons trisomiques ou porteurs de la maladie de Huntington. Dans certains pays, comme les États-Unis, le DPI est même autorisé pour choisir le sexe de l’embryon ou la couleur des yeux. Mais il s’agit d’une procédure lourde et coûteuse, impliquant souvent plusieurs FIV. La méthode CRISPR pourrait vraiment simplifier la chose, écrit de Souza.

De l’avis général, la nouvelle technologie sera d’ici quelque temps à la disposition des parents souhaitant non seulement corriger un problème génétique grave mais rectifier un problème génétique lié à un simple risque (réduire la probabilité de développer un cancer du sein, par exemple), voire améliorer les chances de succès de leur enfant, par exemple en espérant doper son QI. Selon le futuriste Jamie Metzl, qui l’écrit dans son livre « Pirater Darwin » 1, la soif de pouvoir qui anime l’espèce humaine est telle que, si nous devenons capables de bidouiller les êtres humains, nous le ferons. CRISPR connaîtrait le sort de la FIV : une technique qui, certes, a pu, au départ, faire pousser de hauts cris, mais à laquelle 10 millions de couples ont déjà eu recours. Au contraire, pour la bioéthicienne canadienne Françoise Baylis, qui a signé avec d’éminents scientifiques un texte demandant un moratoire, appliquer cette nouvelle technologie aux humains n’a rien d’inévitable. Elle ne saurait être mise en œuvre qu’à l’issue d’un vaste débat public, dans lequel serait aussi mis en évidence le risque d’une nouvelle forme d’inégalité, entre ceux qui auraient les moyens d’y avoir recours et les autres. Un vœu pieux ?

— O. P.-V.

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Je ne me rappelle plus comment je me suis retrouvée dans ce train. Je me souviens de la foule, des soldats, des cris, des coups, de la cohue… Et du wagon, bourré à craquer de gens affolés et dépenaillés.
Et je me souviens du coucher de soleil, si paisible.

Un militaire avait longé deux fois le convoi à la recherche d’un médecin. Voyant que personne ne se présentait, j’ai déclaré qu’étant aide-vétérinaire, je pouvais, le cas échéant, aider un être humain s’il n’y avait personne de plus qualifié. On m’a emmenée. Je n’ai pas eu à aller bien loin : on avait besoin de moi dans le wagon voisin.

Oh, nous avions de la chance dans notre wagon ! Chez nous, il n’y avait qu’une demi-douzaine d’enfants, dont le plus jeune avait déjà six ans. Et nous n’avions pas de malades, si l’on ne tient pas compte de deux vieilles femmes. Mais dans le wagon voisin, c’était un vrai cauchemar ! Il y avait dix-huit enfants… Et dans ce petit enfer, une fillette était en train de naître, le treizième enfant d’une malheureuse terrorisée ! Son mari, un gendarme, s’était enfui en Roumanie, or les familles de ce genre de « transfuges » étaient condamnées à la relégation. Les enfants étaient hâves, maigres, déguenillés. La mère perdait du sang. À en juger par les ongles du nouveau-né, la naissance était prématurée.

Dans ce coin d’enfer, une petite fille venait au monde…

Des gens de toutes sortes défilent dans ma mémoire : le petit garçon qui n’avait eu que le temps de saisir son pot de chambre, la vieille qui avait emporté un pot de géraniums en fleur et une lampe allumée, le vieux Juif dont les hémorroïdes saignaient, la femme enceinte en train d’accoucher, avec sa douzaine d’enfants à moitié nus… Et les deux jeunes filles avec leur gramophone.

L’ensemble était pour le moins hétéroclite : petits employés, commerçants, demoiselles de petite vertu, instituteurs… Ils n’avaient qu’un seul point commun : ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait, ils sanglotaient de peur et de désespoir. Surtout quand leur regard tombait sur le conduit fabriqué avec des planches et encastré dans la cloison dans lequel tous, hommes et femmes, pour la plupart des gens qui se connaissaient, allaient devoir, devant tout le monde, soulager leurs besoins naturels.
Oui, c’était inexplicable, incompréhensible et, comme tout ce que l’on ne comprend pas, c’était terrifiant.

J’avais remarqué par hasard que la porte de notre wagon n’était pas fermée à clé. Je l’ai poussée, elle a glissé, et je me suis retrouvée devant un tableau paisible, si familier que j’en ai été pétrifiée. Ma raison se refusait à admettre que tout cela ne m’appartenait plus et me serait bientôt enlevé, peut-être pour toujours. Un instinct vieux comme le monde, celui qui pousse les animaux pris au piège à chercher une issue, me soufflait : « Fuis ! »
Qu’est-ce qui m’a retenue ? Était-ce vraiment la pensée que « ça pourrait être pire ? » Non. La bêtise alors ? Ou bien… l’espoir ?

Ah, la confiance, cette sœur jumelle de la bêtise !

Ce jour-là, nos gardiens se sont livrés à un acte d’une cruauté inutile : ils ont séparé les familles, emmenant presque tous les hommes et une partie des femmes.
— Femmes ! Là où nous vous conduisons, rien n’est prêt pour vous accueillir. Les hommes partent en avant, ils arriveront les premiers et vous les retrouverez là-bas.
Bien entendu, c’était un mensonge. Mais un mensonge génial. Il a beaucoup facilité la tâche de nos gardiens : tous étaient prêts à faire preuve de docilité et de patience pourvu que leurs familles fussent réunies.
Mais moi, je me suis sentie mal à l’aise. Si c’était vrai, alors pourquoi avait-on emmené deux vieillards complètement décrépits et laissé plusieurs jeunes gens ? Pourquoi avait-on pris une femme en nous laissant ses trois enfants ?
Toujours est-il que personne n’a jamais revu ceux qu’on avait emmenés ce soir-là. Avec quelle joie elles se précipitaient toutes pour regarder par les fenêtres et par les fentes quand notre train croisait des files d’hommes sous escorte !
— Ce sont nos maris, ils vont nous accueillir ! criaient-elles, agglutinées devant les fenêtres.
Et pleines d’espoir, elles suivaient des yeux ces colonnes d’hommes. Hélas ! Chaque fois, leur espoir était déçu.
« Ce sont sans doute des puits de pétrole ! me disais-je. On doit faire de la prospection, par ici. »
Le moment venu, j’apprendrais ce que représentaient ces miradors, ces baraques, ces palissades…

Non, à cette époque-là, j’étais loin de penser qu’au XXe siècle l’esclavage était encore possible ! Alors pourquoi mon cœur se serrait-il, comme saisi d’un funeste pressentiment ?

Le soir du 15 juin, nous sommes arrivés à Rézine, où un pont enjambait le Dniestr. Détruit en 1918, il avait été reconstruit de bric et de broc. Notre train avançait tout doucement. Le pont grinçait et tressautait, des cercles concentriques se formaient autour des pilotis.
De tous les wagons montaient des gémissements et des lamentations. C’est ainsi que l’on pleure des morts… Et cela n’avait rien d’étonnant : ils disaient adieu à leur patrie, à leur terre natale de Bessarabie.
Les derniers feux du soleil couchant se sont éteints. La nuit est tombée.

Je n’arrivais pas à dormir. Les pensées se bousculaient dans ma tête, j’essayais de démêler les événements de ces trois derniers jours. De les assimiler, de les comprendre. Une seule chose était claire : il y avait quelque chose qui clochait dans ce pays ! Mais j’étais loin de penser que, pendant bien des années encore, j’allais avoir affaire à ce « quelque chose qui clochait »…

Ceux qui savent ce qu’est la honte – la honte amère, cuisante, torturante –, ceux-là comprendront à quel point cette épreuve était insupportable. En Russie, les mœurs sont différentes : à l’école, les enfants sont habitués à aller aux toilettes en groupe. Au bain, des femmes d’âges différents se retrouvent ensemble toutes nues. Et enfin, énormément de gens ont fait de la prison, où l’on perd vite tout sentiment de honte. Même pendant les visites médicales, on ne tient aucun compte de la pudeur. Mais chez nous, en Bessarabie, où une mère ne se montrait jamais nue à sa fille, ni un père à son fils, même entrevoir son reflet dans un miroir était considéré comme impudique…
Et là, il nous fallait soulager nos besoins sous les yeux de nos amis ! Je sais bien que l’on ne meurt pas de honte, mais il est difficile d’expliquer à quel point c’était pénible. Nous isolions le conduit avec un châle, un drap… Et peu à peu, non sans des larmes d’humiliation, nous avons fini par nous y faire.
Et la faim, la soif, la touffeur, la fatigue ? Tout cela nous accompagnait sans cesse, bien sûr, mais c’était plus facile à supporter !

La population de notre wagon était assez disparate, dans l’ensemble, ce n’étaient pas des gens très instruits, essentiellement des petits commerçants, des employés et des paysans, ces derniers étant majoritaires. Il y avait une famille d’intellectuels. Comme représentant de la noblesse – moi. Et trois prostituées professionnelles.

Le Dniepr. L’Ukraine. Poltava. Kharkov. Puis Voronej, Tambov, Penza… La Volga. Les kilomètres défilaient sous les roues. On traversait des villes. Kouibychev. Oufa. Et ce fut l’Oural. L’Europe disparaissait. Tchéliabinsk. Notre train poursuivait sa route vers l’est. Il avançait très lentement.

Nous roulions… Non, ce n’est pas le mot : on nous transportait. Personne ne savait où. On nous transportait comme des objets volés qu’il fallait cacher à la population. Notre convoi s’arrêtait sur des voies de garage, afin que nous ne puissions pas savoir où nous étions. Nous restions là longtemps, sans bouger. On attendait. Qui ? Quoi ?

On nous donnait à manger de plus en plus rarement, et la nourriture était de plus en plus infecte. Parfois, nous avions l’impression que l’on nous avait purement et simplement oubliés, et qu’eux-mêmes ne savaient pas où ils nous conduisaient, ni pourquoi.

Je me souviens tout particulièrement de ce jour de juin 1941. C’était quelque part entre Petropavlosk et Omsk. Il faisait une chaleur torride, insupportable. Nous étions arrêtés, et les soldats d’escorte, sauf bien entendu ceux qui étaient de garde, s’ébattaient dans le lac comme des dauphins.
Dans le wagon voisin, la femme qui avait accouché au début du voyage réclamait de l’eau pour laver son bébé et lessiver ses couches.
J’ai crié au chef de convoi qui déambulait le long du train de faire preuve d’humanité et de ne pas laisser périr un enfant innocent.
— Ce n’est pas votre affaire ! Je n’ai pas de conseils à recevoir de vous !
Le sang m’est monté à la tête, j’ai senti mes tempes palpiter.
— Les gars ! ai-je crié. Nous allons aider cette femme et son enfant ! Vassilika, Ionel, tenez-vous près de la porte, et dès que je dirai « Gata », « Prêt ! », vous la pousserez pour la faire coulisser. Et vous, Daniloutsa, vous me tiendrez par les jambes pour m’empêcher de tomber. Quand je dirai « Tirez ! », vous tirerez. Puis, passant la tête par la fenêtre, j’ai crié à la femme du wagon voisin :
— Prépare un seau. Je vais te donner de l’eau.

Je me suis armée d’un grand parapluie avec un manche en bec de cane et je me suis faufilée par la fenêtre.

C’était très étroit. Heureusement, j’avais de l’entraînement, car il y avait à la maison une fenêtre tout aussi petite.
Tout se passa on ne peut mieux : j’ai attrapé le loquet avec le manche du parapluie, je l’ai arraché, et j’ai crié : « Prêt ! » La porte a glissé sur ses roulettes en grinçant… J’ai couru jusqu’au wagon voisin et j’ai saisi le seau. En trois bonds, j’étais au bord du lac. J’ai rempli le seau et j’ai grimpé sur le talus en répandant de l’eau partout. Les baigneurs se sont rués hors du lac, tout nus, et se sont précipités vers moi.
Trop tard ! J’étais déjà devant le wagon, sur la pointe des pieds, en train de passer le seau – non sans renverser une bonne moitié de l’eau sur mes manches. Le chef du convoi accourait de l’autre bout du train en hurlant :
— Camarade Sokolov ! Pourquoi vous ne tirez pas ?
Et le soldat, qui arrivait de l’autre côté au pas de course, de lui répondre du tac au tac :
— Et vous, camarade lieutenant, pourquoi vous ne tirez pas ?

On m’a mis des menottes et on m’a enfermée dans une sorte de placard métallique situé dans le dernier wagon.
— Tu resteras au cachot jusqu’à l’arrivée !
Ah ! C’était donc ça, le cachot ? Un peu exigu… Mais ce n’était pas si mal. Et pour passer le temps, on pouvait toujours chanter. J’avais un répertoire assez étendu, il allait m’occuper longtemps.

C’est ainsi que j’ai fait la connaissance des menottes. Et cela, parce que j’avais fait preuve de compassion. La deuxième fois que j’y ai eu droit, c’est parce que je n’ai pas pu laisser insulter la mémoire de mon père. Et la troisième, parce que je n’ai pas voulu supporter une offense.
Et alors ? Les trois fois, cela en valait la peine.

Au bout de deux heures, la porte s’est ouverte.
— Alors, Kersnovskaïa ? Vous avez l’intention de continuer à désobéir ?
— Certainement ! Je défendrai toujours ceux dont vous bafouez les droits !

On m’a pourtant enlevé les menottes, et je suis retournée dans mon wagon. Mais j’ai fait par la suite l’objet d’une attention toute particulière. Aux arrêts et aux changements, la première question était toujours :
— Kersnovskaïa ? Où est Kersnovskaïa ?

Comme si cette Kersnovskaïa était le nombril, sinon du monde, du moins du convoi !

À Novossibirsk, on nous a trimbalés longtemps d’une voie à l’autre… Puis nous sommes repartis. Vers le sud. Le paysage avait changé. Ce n’était plus la steppe, mais des collines, puis des montagnes de plus en plus escarpées. La locomotive haletait en tirant notre long convoi.
Nous sommes arrivés ! Nous voilà à Kouzdeïevo !
La voie ferrée s’arrêtait ici. En fait, c’était la ligne de Tachtagol, mais les trains n’allaient pas jusque-là. On avait envie de croire que la frontière était proche. Les monts Altaï ? Ce n’était rien, on pouvait les franchir ! Et après ? La Mongolie ? C’était l’étranger ? Ou c’était encore soviétique ? Peu importait, après la Mongolie, il y avait la Chine ! Pourquoi ne pas courir le risque ?

« À la folie des audacieux je chante une chanson. » 1

Hélas… Oui, je la chanterai, ma chanson. Mais pas ici. Et pas maintenant.

Pour être franche, Kouzedeïevo m’a plu. Une vraie « tanière d’ours » ! Et qui plus est, un musée du XVIIIe ou même du XVIIIe siècle… Seulement, il y avait des kolkhozes, le pouvoir soviétique… Et cela se traduisait par la présence d’un appareil administratif lourd et encombrant, par l’abattement et l’inertie totale de la paysannerie, et par une famine organisée.
On nous a installés dans un camp de « pionniers ». De minuscules cahutes en bois dans lesquelles on entrait en courbant l’échine. Des pins centenaires…

Quelle beauté ! Que d’espace ! Ce furent mes derniers moments de joie avant de longues années de souffrances, d’humiliations, et d’innombrables découvertes.

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En 1975, des chercheurs de Stanford invitèrent un groupe d’étudiants à participer à une étude sur le suicide. On leur remit des lettres d’adieu rédigées avant l’acte fatal, regroupées par paires. Dans chaque paire, seule l’une des deux lettres avait été écrite par une personne qui s’était donné la mort. Les étudiants devaient identifier les lettres authentiques.

Certains étudiants découvrirent qu’ils avaient un talent pour cette tâche. Ils parvinrent à identifier vingt-quatre lettres authentiques sur vingt-cinq. D’autres réalisèrent qu’ils n’étaient pas faits pour ça – ils n’avaient réussi l’exercice que dix fois. Comme c’est souvent le cas avec les études psychologiques, les dés étaient pipés. Si la moitié des lettres étaient effectivement authentiques (elles avaient été fournies par l’institut ­médico-légal du comté de Los Angeles), les résultats annoncés, en revanche, étaient pure invention. Les étudiants à qui l’on avait dit qu’ils avaient eu presque tout bon n’étaient en moyenne pas plus perspicaces que ceux à qui l’on avait dit qu’ils avaient eu presque tout faux.

Au cours de la deuxième étape de l’étude, on leur révéla la supercherie. On expliqua aux étudiants que le but réel de l’expérience était d’évaluer leur réaction quand ils pensaient avoir tort ou raison (ce qui n’était toujours pas vrai…). Pour finir, on leur demanda d’estimer le nombre de lettres qu’ils avaient vraiment identifiées ainsi que le score qu’un étudiant moyen, d’après eux, devrait obtenir. Quelque chose d’étrange se produisit. Les étudiants à qui on avait attribué les meilleurs résultats estimaient avoir plutôt bien réussi (mieux que l’étudiant moyen), alors même que l’on venait de leur dire qu’ils n’avaient aucune raison de penser cela. À l’inverse, ceux du groupe le plus faible annoncèrent avoir moins bien réussi que l’étudiant moyen – une conclusion tout aussi infondée. « Une fois formée, conclurent sobrement les chercheurs, une impression est remarquablement tenace. »

Quelques années plus tard, un nouveau groupe d’étudiants de Stanford fut recruté pour une étude similaire. Les sujets se virent remettre un dossier contenant des informations sur deux pompiers, Frank K. et George H. La biographie de Frank indiquait, entre autres, qu’il avait une fille en bas âge et qu’il aimait la plongée. George, quant à lui, avait un petit garçon et jouait au golf. Les dossiers contenaient également les réponses des deux hommes à ce que les chercheurs appelaient le « test du choix risqué ou prudent ». Dans une version du dossier, Frank était présenté comme un bon pompier qui, lors des tests, choisissait presque systématiquement l’option la plus sûre. Dans une autre version, Frank optait également pour les choix les plus prudents, mais il était un pompier incompétent que ses supérieurs hiérarchiques avaient plusieurs fois « rappelé à l’ordre ». À nouveau, au milieu de l’étude, les étudiants furent informés qu’on les avait trompés et que les informations qu’on leur avait fournies étaient fictives.

On leur demanda alors de donner leur avis : comment un bon pompier devrait-il se comporter face aux risques ? Ceux qui avaient reçu le premier dossier pensaient qu’un bon pompier devait éviter de prendre des risques ; ceux qui avaient reçu le second dossier, dans lequel Frank était un pompier incompétent mais prudent, déclarèrent qu’un bon professionnel devait accepter d’en prendre.

« Même lorsque les fondements d’une croyance ont été complètement discrédités, les individus ne parviennent pas à corriger leur point de vue », conclurent les chercheurs. Ces études de Stanford sont devenues célèbres. Dans les années 1970, entendre des universitaires affirmer que les gens pensent de travers semblait choquant. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Des milliers d’expériences ultérieures ont confirmé (et développé) ces conclusions. Quiconque suit les recherches en psychologie (ou se contente de parcourir de temps en temps un bon magazine de psychologie) sait désormais que n’importe quel étudiant en master peut démontrer que des personnes apparemment raisonnables sont en fait souvent complètement irrationnelles. Cette idée a rarement semblé plus pertinente qu’aujourd’hui. Cependant, une énigme persiste : comment en sommes-nous venus à être comme ça ? Dans L’Énigme de la raison, les spécialistes des sciences cognitives Hugo Mercier et Dan Sperber tentent de répondre à cette question 1. Mercier et Sperber, tous deux chercheurs à l’École normale supérieure de Paris, soulignent que la raison est le fruit de l’évolution, comme la bipédie ou la vision en couleurs. Elle a émergé dans la savane africaine et doit être comprise dans ce contexte.

Délestée de tout le jargon des sciences cognitives, la thèse de Mercier et Sperber peut se résumer à peu près comme suit : l’avantage majeur des humains sur les autres espèces réside dans leur capacité à coopérer 2. La coopération est difficile à établir et presque aussi difficile à entretenir. Pour n’importe quel individu, il est toujours plus facile de faire cavalier seul. La raison ne s’est pas développée pour nous aider à résoudre des problèmes logiques et abstraits, ni même pour nous aider à tirer des conclusions à partir de données nouvelles ; elle s’est développée pour nous aider à résoudre les problèmes causés par la vie en collectivité.

« La raison est une adaptation à la niche hypersociale que les humains se sont créée », écrivent Mercier et Sperber. Des modes de pensée qui semblent curieux, maladroits voire complètement idiots d’un point de vue « intellectualiste » s’avèrent astucieux quand on les analyse dans une perspective « interactionniste ». Prenons ce que l’on appelle désormais le « biais de confirmation », notre tendance à tenir pour vraies des informations qui soutiennent notre système de croyances et à rejeter celles qui le contredisent. De tous les biais cognitifs recensés, le biais de confirmation est l’un des mieux connus. L’une des expériences les plus célèbres fut menée, encore une fois, à Stanford. Les chercheurs ont rassemblé un groupe d’étudiants qui avaient des opinions opposées sur la peine de mort. La moitié d’entre eux étaient pour et pensaient qu’elle dissuadait les criminels potentiels ; l’autre moitié était contre et pensait qu’elle n’avait pas d’impact sur la criminalité.

On demanda aux étudiants de lire deux études. L’une fournissait des données appuyant l’idée que la peine capitale avait bel et bien un effet dissuasif sur la criminalité, l’autre contenait des données suggérant l’inverse. Les deux études (vous l’aurez deviné) étaient fausses et avaient été conçues pour offrir des statistiques aussi convaincantes dans un cas que dans l’autre. Les étudiants favorables à la peine de mort jugèrent les données prodissuasion extrêmement crédibles et les données antidissuasion peu convaincantes. Les étudiants qui étaient contre la peine de mort dirent l’inverse. À la fin de l’expérience, on leur demanda à nouveau ce qu’ils pensaient de la peine de mort. Ceux qui étaient pour au départ l’étaient encore plus, et ceux qui étaient contre y étaient encore plus opposés.

Si la raison est faite pour produire des jugements fiables, on peut difficilement imaginer un plus gros défaut de conception que le biais de confirmation. Songez à une souris qui penserait comme nous, suggèrent Mercier et Sperber. Ladite souris, « voulant à tout prix confirmer sa croyance qu’il n’y a pas de chat dans les parages », serait bien vite mangée. Dans la mesure où le biais de confirmation nous conduit à écarter les preuves de l’existence de menaces nouvelles ou sous-évaluées (l’équivalent humain du chat prêt à bondir), c’est un trait qui n’aurait jamais dû être sélectionné par l’évolution3. Le fait que nous ayons survécu en même temps que lui, affirment Mercier et Sperber, prouve qu’il possède une fonction adaptative, et cette fonction, assurent-ils, est liée à notre « hypersociabilité ».

Plutôt que de parler de biais de confirmation, Mercier et Sperber préfèrent l’expression « biais d’autoconfirmation ». Les humains, expliquent-ils, ne sont pas crédules au hasard. Quand on nous présente l’argument d’un tiers, nous sommes tout à fait à même d’en discerner les faiblesses. Les opinions qui échappent à notre critique sont, presque sans exception, les nôtres.

Une expérience récemment menée par Mercier et des collègues européens démontre parfaitement cette asymétrie. Les participants devaient répondre à une série de problèmes logiques simples. On leur demanda ensuite d’expliquer leurs réponses, et on leur donna l’opportunité de les modifier s’ils identifiaient des erreurs. La plupart des participants se trouvèrent satisfaits de leurs choix initiaux, tandis que moins de 15 % changèrent d’avis lors de la deuxième étape.

À la troisième étape, on présenta un de ces mêmes problèmes aux participants, avec leur réponse et celle d’un autre participant qui était arrivé à une conclusion différente. Une fois de plus, on leur donna la possibilité de changer leur réponse. Mais on leur joua de nouveau un tour : la réponse soi-disant attribuée à quelqu’un d’autre était en réalité la leur et vice versa. Environ la moitié des participants comprirent ce qui était en train de se passer. Les autres devinrent soudain bien plus critiques : près de 60 % d’entre eux rejetèrent la réponse dont ils étaient satisfaits auparavant.

D’après Mercier et Sperber, cette asymétrie entre la facilité avec laquelle nous posons un regard critique sur les autres et la difficulté que nous avons à tourner ce regard vers nous-mêmes indique que la raison a été sélectionnée pour nous éviter de nous faire avoir par d’autres membres de notre groupe. Nos ancêtres, qui vivaient en petites bandes de chasseurs-cueilleurs, se préoccupaient surtout de leur statut social et entendaient s’assurer qu’il ne leur reviendrait pas de risquer leur vie à la chasse pendant que d’autres flemmardaient dans la grotte. Ce qui importait, ce n’était pas tant de raisonner clairement que d’avoir le dernier mot dans les débats 4.

Nos ancêtres se fichaient pas mal, entre autres, de l’effet dissuasif de la peine de mort et des qualités du pompier idéal. Ils n’avaient pas non plus à composer avec des expériences de psychologie truquées, des fake news ou Twitter. Rien étonnant, dès lors, que la raison semble souvent nous faire défaut aujourd’hui. Comme l’écrivent Mercier et Sperber, « c’est l’un des nombreux cas où l’environnement a changé trop vite pour que la sélection naturelle puisse suivre ».

Steven Sloman, professeur à l’université Brown, et Philip Fernbach, qui enseigne à l’Université du Colorado, sont également des spécialistes des sciences cognitives. Ils croient, eux aussi, que la sociabilité est la clé du fonctionnement de l’esprit humain ou, pour être plus précis, de son dysfonctionnement. Leur livre The Knowledge Illusion s’ouvre par une analyse… des W.-C. Tout citoyen d’un pays développé en a déjà vu. Un W.-C. standard est équipé d’une cuvette en céramique remplie d’eau et, quand on appuie sur un poussoir ou qu’on abaisse une poignée, l’eau (et tout ce qui s’y trouve) est aspirée dans un tuyau raccordé au tout-à-l’égout. Mais comment cela fonctionne-t-il vraiment ?

Dans le cadre d’une étude menée à Yale, on a demandé à des étudiants en master d’évaluer leur compréhension d’objets du quotidien, dont les toilettes, les fermetures Éclair et les serrures à cylindre. On leur a ensuite demandé d’expliquer par écrit et en détail le fonctionnement étape par étape de chacun de ces mécanismes, puis d’évaluer à nouveau leur compréhension de ceux-ci. Ce petit exercice a visiblement révélé aux étudiants l’étendue de leur propre ignorance, car leurs autoévaluations ont baissé – il semblerait que le fonctionnement d’une chasse d’eau soit plus compliqué qu’il n’y paraît.

Cette « illusion de la profondeur explicative », comme la nomment Sloman et Fernbach, est à l’œuvre à peu près partout : nous pensons en savoir beaucoup plus que nous n’en savons en réalité. Ce qui nous permet de maintenir cette croyance, ce sont les autres. Vos toilettes, par exemple, ont été conçues par quelqu’un d’autre de façon que vous puissiez les utiliser facilement. C’est un petit jeu auquel les humains excellent. Nous comptons sur nos compétences respectives depuis que nous avons compris comment chasser en groupe, ce qui fut sans doute une étape majeure dans l’histoire de notre évolution. Nous collaborons tellement bien, expliquent Sloman et Fernbach, que nous ne savons même plus où s’arrêtent nos connaissances et où commencent celles des autres : « Nous divisons le travail cognitif de façon tellement naturelle qu’il n’y a pas de frontière claire entre les idées et le savoir d’une personne et ceux des autres membres » du groupe.

Cette absence de frontières, ou cette confusion, est essentielle à ce qu’on nomme le progrès. Lorsque nous inventons de nouveaux outils qui transforment notre mode de vie, nous créons en même temps de nouveaux domaines d’ignorance. Si chacun d’entre nous avait tenu à connaître, mettons, les principes de la métallurgie avant d’empoigner un couteau, l’âge du bronze n’aurait pas donné grand-chose. En matière de nouvelles technologies, la ­compréhension parcellaire est un atout. D’après Sloman et Fernbach, c’est dans le domaine politique que ce biais peut finir par nous causer du tort. Tirer une chasse d’eau sans savoir comment elle fonctionne est une chose, c’en est une autre que de se positionner par rapport à un décret anti-immigration sans savoir de quoi il est question. Sloman et Fernbach citent un sondage fait en 2014, peu après l’annexion de la Crimée par la Russie. On a demandé aux participants s’ils pensaient que les États-Unis devaient intervenir, mais aussi s’ils pouvaient placer l’Ukraine sur une carte. Moins leur connaissance de la géographie était bonne, plus ils étaient en faveur d’une intervention militaire.

Beaucoup d’autres sondages, sur des problématiques différentes, ont donné des résultats tout aussi accablants. « En règle générale, les opinions tranchées sur un sujet ne résultent pas d’une connaissance approfondie du sujet en question », écrivent Sloman et Fernbach. Et c’est ici que notre dépendance aux autres vient renforcer le problème. Si votre opinion sur la loi « Obamacare », visant à faciliter l’accès à l’assurance-santé à tous les Américains, est sans fondement et que je me fie à vous, alors mon opinion est également sans fondement. Mettons que je parle ensuite à Tom et qu’il se range à mon avis. Son opinion est aussi sans fondement, mais voilà que nous sommes trois à être d’accord, ce qui renforce notre sentiment d’être dans le vrai. Et si nous nous mettons à disqualifier toute information venant contredire notre opinion en disant qu’elle n’est pas convaincante, le résultat est, disons, ­l’administration Trump.

« Voilà comment une communauté de savoir peut devenir dangereuse », observent Sloman et Fernbach. En 2012, ils ont réalisé leur propre version de l’expérience sur le fonctionnement des toilettes en remplaçant les objets quotidiens par des sujets de politique publique. Les questions posées étaient du genre : faut-il instaurer un système de santé à payeur unique ? Ou des salaires au mérite pour les enseignants ? Les participants devaient évaluer leur degré d’adhésion à chacune des propositions. Ensuite, Sloman et Fernbach leur demandèrent d’expliquer le plus précisément possible ce qui se passerait si l’on appliquait les propositions en question. Et là, la plupart des gens se trouvèrent en difficulté. Quand on leur demanda d’évaluer à nouveau leur degré d’adhésion aux différentes propositions, ils répondirent de façon plus mesurée.

Sloman et Fernbach voient ce résultat comme une petite lueur d’espoir dans un monde enténébré. Si nous (ou nos amis, ou les experts des plateaux de télévision) passions moins de temps à pontifier et plus de temps à essayer de comprendre les implications des propositions politiques, nous réaliserions l’étendue de notre ignorance et serions plus nuancés dans nos opinions. C’est, selon eux, « peut-être la seule forme de pensée capable de faire voler en éclats l’illusion de la profondeur explicative et de changer les comportements individuels ».

On peut considérer la science comme un système qui corrige nos inclinations naturelles. Dans un laboratoire, il n’y a pas de place pour le biais d’autoconfirmation ; les résultats doivent pouvoir être reproduits dans d’autres laboratoires, par des chercheurs qui n’ont pas d’intérêt particulier à ce que ces résultats soient confirmés. On pourrait dire que c’est la raison même de l’efficacité de la méthode scientifique. Il arrive qu’un champ disciplinaire soit la proie d’une controverse, mais la méthodologie finit toujours par l’emporter. La science progresse même quand nous faisons du surplace.

Dans « Nier jusqu’à la tombe », le psychiatre Jack Gorman et sa fille, Sara Gorman, spécialiste en santé publique, analysent l’écart entre ce que nous dit la science et ce que nous nous disons 5. Ils étudient ces croyances persistantes qui sont non seulement fausses mais aussi potentiellement mortelles – l’idée que les vaccins seraient dangereux, par exemple. Ce qui est dangereux, c’est de ne pas être vacciné. « L’immunisation est l’un des triomphes de la médecine moderne », observent les Gorman. Mais, malgré les nombreuses études qui montrent que les vaccins sont sans danger, les antivax campent sur leurs positions 6.

Les Gorman estiment eux aussi que certains modes de pensée qui semblent aujourd’hui destructeurs ont dû, à un moment ou à un autre, servir notre évolution. Eux aussi consacrent des pans de leur livre au biais de confirmation qui, écrivent-ils, a une composante physiologique. Ils citent des recherches qui suggèrent que nous ressentons un véritable plaisir (une bouffée de dopamine) lorsque nous recevons des informations qui confirment nos croyances. « Ça fait du bien de s’arc-bouter sur ses positions même quand on a tort », soulignent-ils.

Les Gorman ne se contentent pas de faire l’inventaire de nos erreurs de jugement. Ils veulent les corriger. Il doit y avoir un moyen, affirment-ils, de convaincre les gens que les vaccins protègent les enfants ou que les armes à feu sont dangereuses (une autre croyance – statistiquement fausse – répandue aux États-Unis est que posséder une arme à feu vous protège). Sauf qu’ils se heurtent là aux problèmes qu’ils viennent d’énumérer. Donner des informations correctes aux gens ne semble pas servir à grand-chose : ils se contentent de les ignorer [lire « Les préjugés font de la résistance », p. 24]. En appeler à leurs émotions pourrait se révéler plus efficace, mais une telle démarche est incompatible avec l’esprit de la recherche scientifique. « Le défi qui reste à relever, concluent les Gorman, est de trouver comment contrer les tendances qui mènent à de fausses croyances scientifiques. »

Elizabeth Kolbert est une journaliste scientifique américaine. Elle a notamment publié La Sixième Extinction. Comment l’homme détruit
la vie
(disponible au Livre de poche), qui lui a valu le prix Pulitzer en 2015. — Cet article est paru dans The New Yorker le 27 février 2017.
Il a été traduit par Lucile Pouthier.

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Admirer les grands penseurs du passé, c’est aujourd’hui prendre le risque d’être taxé d’immoralité. Emmanuel Kant ? On vous rappellera qu’à ses yeux « l’humanité atteint la plus grande perfection dans la race des Blancs. Les Indiens jaunes ont déjà moins de talent » 1. Aristote ? Il va vous falloir expliquer comment un sage entre les sages a pu écrire : « La relation de l’homme à la femme est par nature une relation de supérieur à inférieur et de dirigeant à gouverné. » 2 David Hume ? Il reconnaissait volontiers être « enclin à penser que les nègres, et en général toutes les autres espèces d’hommes […], sont naturellement inférieurs aux Blancs. » 3

Nous voilà pris dans un dilemme. Nous ne pouvons simplement hausser les épaules et juger sans importance les inacceptables préjugés du passé. Mais si nous considérons qu’adhérer à des conceptions moralement contestables disqualifie tout penseur ou homme politique, il ne reste plus grand monde.

Le problème reste entier si vous excluez du tableau les mâles de l’establishment blanc. Le racisme était monnaie courante chez les suffragettes des deux côtés de l’Atlantique. Témoin l’Américaine Carrie Chapman Catt : « La suprématie des Blancs sera renforcée, et non affaiblie, par le vote des femmes. » En Angleterre, sa sœur d’armes Emmeline Pankhurst défendait le colonialisme avec véhémence : « C’est une grande chose d’être les héritiers d’un empire comme le nôtre. » Le sexisme et la xénophobie étaient très présents au sein du mouvement syndical, au nom de la défense des droits des travailleurs – des travailleurs masculins non immigrés, s’entend.

Pourtant, nous aurions tort de disqualifier automatiquement tous les personnages historiques qui auraient tenu des propos racistes, sexistes ou autres. Ceux qui se refusent à toute forme d’admiration ne conçoivent pas qu’on puisse adhérer à ce type de préjugés sans être dénué de moralité. Ce faisant, ils témoignent d’une méconnaissance profonde de la façon dont les esprits, même les plus grands, sont socia­lement conditionnés. Leur indignation relève d’une forme d’arrogance : seraient-ils eux-mêmes tellement vertueux qu’ils seraient incapables de professer ces préjugés si tout leur entourage y adhérait aveuglément ?

C’est aussi faire preuve de naïveté. L’enseignement le plus troublant du IIIe Reich est qu’il était largement soutenu par des gens ordinaires, qui auraient vécu une vie exemplaire si le hasard ne les avait pas fait traverser des temps aussi toxiques. Nous pouvons facilement nous convaincre que nous n’aurions pas agi de même parce que nous savons aujourd’hui ce que les gens ignoraient à l’époque. Adhérer au nazisme est devenu inimaginable, car nous n’avons besoin d’aucun effort d’imagination pour comprendre quelles en ont été les conséquences.

Pourquoi sommes-nous si nombreux à trouver incroyable qu’un prétendu génie n’ait pas su voir que ses préjugés étaient irrationnels et immoraux ? C’est notamment parce que notre culture est elle-même victime d’une croyance aussi fausse qu’enracinée, à savoir que les individus jouissent d’une autonomie intellectuelle indépendante de leur environnement social. Un brin de familiarité avec la psychologie, la sociologie ou l’anthropologie devrait suffire à balayer cette confortable illusion. L’idéal des Lumières, selon lequel nous pouvons et devrions penser pour nous-mêmes, ne doit pas être confondu avec le fantasme que nous pourrions penser par nous-mêmes. Nos modes de pensée sont façonnés par notre environnement de manière si profonde que nous n’en avons souvent pas conscience. Nier que nous sommes autant conditionnés que tout un chacun, c’est nous laisser duper par une illusion de puissance intellectuelle.

Lorsqu’une personne est profondément enserrée dans un système immoral, il devient problématique de lui attribuer une responsabilité individuelle. C’est troublant parce que nous vivons avec l’idée que le dépositaire de la responsabilité morale est l’individu parfaitement autonome. Mais affirmer que les croyances et les pratiques odieuses sont socialement conditionnées, n’est-ce pas prendre le risque que tout le monde s’en tire à bon compte, nous laissant avec un relativisme moral sans espoir ? Il n’y a toutefois aucune raison de craindre que nous serions incapables de condamner ce qui a le plus besoin de l’être. Le racisme et la misogynie générés par une société sont aussi abjectes, sinon davantage, que ceux qui émanent d’un individu. Excuser Hume n’est pas excuser le racisme ; excuser Aristote n’est pas excuser le sexisme.

Prendre conscience que même des génies comme Kant et Hume étaient des produits de leur époque est une leçon d’humilité qui nous rappelle que les plus grands esprits peuvent être aveugles à certaines aberrations et à certains maux, lorsque ceux-ci sont suffisamment prégnants. Cela devrait également nous inciter à nous demander si les préjugés qui remontent brutalement à la surface dans leurs remarques les plus tristement célèbres ne sont pas également tapis à l’arrière-plan ailleurs dans leur œuvre. Une grande partie de la critique féministe de la philosophie des « hommes blancs du passé » est de ce type ; elle suggère que leur misogynie patente n’est que la partie visible d’un iceberg beaucoup plus insidieux. Cela peut parfois être vrai, mais il ne faut pas en déduire que c’est forcément le cas.

— Julian Baggini est un philosophe britannique. Son dernier livre
est The Great Guide: What David Hume Can Teach Us About
Being Human and Living Well
(Princeton University Press, 2021).
— Cet article est paru dans le magazine en ligne Aeon le 7 novembre 2018. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.

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«Il me semble, je ne sais pourquoi, que, sous toutes les formes, l’autorité n’est nullement due aux femmes sur des hommes, sauf l’autorité maternelle et naturelle », écrit Montaigne. Il précise : « Il est dangereux de laisser au jugement des femmes la distribution de notre succession […] car l’appétit déréglé et le goût malade qu’elles ont au temps de leurs grossesses, elles l’ont en tout temps dans l’âme. » Et ailleurs : « Quand je vois qu’elles s’appliquent à la rhétorique, au droit, à la logique et de semblables drogues aussi vaines et aussi inutiles pour leur besoin, je commence à craindre que les hommes qui le leur conseillent ne le fassent pour avoir le moyen de les gouverner sous ce prétexte. » 1 Dans un autre registre, Dostoïevski écrit à propos des juifs : « Qu’en serait-il si ce n’était pas les juifs qui étaient trois millions en Russie, mais les Russes, et s’il y avait quatre-vingts millions de juifs ? Ne les réduiraient-ils pas en esclavage ? Ou pire, […] ne les massacreraient-ils pas, pour les exterminer complètement, comme ils l’ont fait plus d’une fois dans l’ancien temps avec des peuples étrangers ? » 2 Voyageant en Chine avec sa femme dans les années 1920, Einstein décrit son effroi devant la saleté et la grossièreté des gens qu’il croise. « Même ceux qui travaillent comme des bêtes de somme ne donnent pas l’impression de souffrir consciemment, écrit-il. […] Même les enfants sont sans entrain et paraissent obtus. » Il s’inquiète de leur « abondance » : « Ce serait un malheur si ces Chinois supplantaient les autres races. Pour les gens comme nous, cette simple pensée est indiciblement lugubre. » 3

On pourrait remplir un gros volume avec des citations de figures de notre panthéon culturel cédant aux préjugés sociaux de leur temps. Les propos de Lincoln sur la « race noire » cités en ouverture de l’article de Leonard Mlodinow y figureraient en bonne place. Comme ceux d’Aristote, de Hume, de Kant et des suffragettes cités par Julian Baggini.

Aux États-Unis et en Grande-Bretagne, un puissant mouvement culturel fait aujourd’hui recette d’une vertueuse indignation à l’égard de ces écarts de pensée. En cause, le dead white European male, le mâle européen blanc mort, responsable des maux dont a souffert et souffre encore la planète : la dévalorisation des femmes, la xénophobie, le racisme, l’esclavage, le colonialisme et la guerre, avec, pour couronner le tout, la destruction de la nature et le réchauffement climatique. Débusquer les attitudes condamnables chez nos héros littéraires, politiques, scientifiques ou philosophiques est devenu un sport culturel, soutenu par nombre d’universitaires. Réagissant à un tweet d’une militante noire suggérant de retirer L’Odyssée d’Homère des programmes « because it’s trash » (car c’est bon à jeter à la poubelle), une jeune enseignante blanche d’un collège du Massachusetts a répliqué : « Hahaha, je suis fière d’avoir obtenu que L’Odyssée soit retirée du programme cette année. »

Faudrait-il aussi retirer Shakespeare ? La question a été posée par Padma Ven­katraman, une romancière américaine d’origine indienne, docteure en océanographie, dont un livre est disponible en français 4 : « Absoudre Shakespeare de toute responsabilité alors qu’il vivait à une époque où dominaient les sentiments de haine risque d’envoyer le message subliminal que l’excellence dans les études l’emporte sur la rhétorique de haine. » 5 On peut faire le point sur tous les préjugés sociaux de Shakespeare en lisant l’ouvrage que leur a consacré l’éminent universitaire et critique de théâtre américain Robert Brustein à 82 ans. Dans The Tainted Muse, il étudie successivement la misogynie du grand homme, son « efféminophobie », son machisme, son élitisme et son mépris de la foule, son racisme à l’égard des Arabes et des juifs. Bien sûr, ces préjugés sont ceux de ses personnages, et dans sa conclusion Brustein écrit que l’esprit de William Shakespeare est « trop ouvert, trop souple » pour y croire dur comme fer. Néanmoins, « ils apparaissent avec assez de fréquence et d’insistance pour nous convaincre que le poète adhérait personnellement à la plupart d’entre eux ».

Évoqué par nous en note de l’article de Mlodinow [voir p. 21], le retrait du marché de six livres pour enfants du Dr Seuss (presque aussi populaires en France qu’aux États-Unis) a été expliqué en mars dernier en ces termes par les responsables de l’entreprise familiale qui en détient les droits : « Nous avons écouté et tenu compte de l’avis de nos lecteurs, parmi lesquels des enseignants, des universitaires et des spécialistes de la littérature pour enfants […]. Nous avons ensuite travaillé avec un panel d’experts, dont des éducateurs, pour revoir notre catalogue de titres. » Les ouvrages supprimés l’ont été parce qu’ils présentent certaines personnes de manière « hurtful and wrong », autrement dit blessante et moralement condamnable. Cela vaut la peine de voir les dessins en question [ci-dessus]. À ce compte, il faudrait retirer du marché la collection complète des Tintin – et crucifier Einstein.

En 2017, un jeune ingénieur logiciel employé chez Google depuis quatre ans rédigea, dans le cadre d’un « programme diversité » organisé par l’entreprise, un texte suggérant que, au vu de la littérature scientifique qu’il avait consultée, la disparité hommes-femmes constatée dans l’industrie high-tech n’était pas entièrement due aux effets de la discrimination, mais aussi en partie à des différences d’origine biologique. Cédant à une pluie de courriels assassins, le service des ressources humaines de Google le licencia pour avoir « violé le code de conduite » de ­l’entreprise.

En juin 2020, J. K. Rowling, la célébrissime auteure de la saga Harry Potter, s’était moquée dans un tweet du titre d’un article d’opinion intitulé : « Créons un monde post-Covid-19 plus égalitaire pour les personnes qui ont leurs règles » (« who menstruate »). Elle avait tweeté : « Je suis sûre qu’il existe un mot pour désigner ces personnes-là. Quelqu’un peut-il m’aider ? Wumben ? Wimpund ? Woomud ? » (autour du mot women). Sous le choc, un groupe de salariés de Hachette à Londres avait annoncé sa décision de refuser de travailler à la préparation de L’Ickabog, son livre pour enfants. Cherchant à s’expliquer, J. K. Rowling a aggravé son cas en publiant d’autres tweets, dont un affirmait qu’« effacer le concept de sexe [comme le suggère la théorie du genre] empêche beaucoup de gens de discuter sérieusement de leur vie. Ce n’est pas manifester de la haine que de dire la vérité ». Au nom des droits des transgenres, quatre auteurs représentés par l’agence littéraire de J. K. Rowling ont décidé de la quitter, au motif que « la liberté d’expression ne peut être garantie que si les inégalités structurelles qui entravent l’égalité des chances pour les groupes sous-représentés sont mises en cause et corrigées ».

Au même moment, en réaction à la mort de l’Afro-Américain George Floyd, étouffé sous le genou d’un policier blanc, des manifestants déboulonnaient la statue du président des États confédérés pendant la guerre de Sécession, Jefferson Davis, à Richmond, en Virginie. Ailleurs dans le pays, des monuments représentant Thomas Jefferson ont aussi été vandalisés. Troisième président américain, Thomas Jefferson, homme des Lumières, avait participé à la rédaction de la Déclaration d’indépendance et était à l’origine de la loi sur la liberté religieuse. Mais il possédait des esclaves. Réagissant à ces déboulonnages, le politologue tunisien Hatem M’rad écrivit dans Le Courrier de l’Atlas : « Que m’importe que tel philosophe, tel marchand ou tel monarque soit une grande figure intellectuelle, historique, politique ou financière, son passé raciste autorise, se disent les manifestants aujourd’hui, le déboulonnement de sa statue qui ne symbolise plus autre chose que le néant, le déni […]. On peut certes dire que les Lumières étaient influencées par les préjugés de l’époque. C’est oublier que les instigateurs du mouvement sont des esprits universels, généralement en avance sur leur époque […]. Il est temps de retrouver des Lumières plus profondes, proposant des voies et axiomes plus justes, plus humanistes, plus réellement universalistes. On attend de nouvelles réflexions sur les discriminations raciales, les muta­tions des idéologies racistes. »

Les préjugés sont toujours ceux des autres, qu’ils soient d’aujourd’hui ou d’hier. La principale et peut-être seule vertu du test d’association implicite (TAI) est de faire entendre que ces préjugés peuvent être aussi les miens. Cependant, ce test se propose de ne débusquer que des préjugés ayant pignon sur rue, des préjugés reconnus par la pensée mainstream. Quels sont les préjugés méconnus de notre époque ? À quand un test pour les déloger ? Le problème est bien sûr qu’ils ne se reconnaissent pas comme tels. Dans la préface de De l’esprit des lois, Montesquieu écrit : « J’appelle ici préjugés, non pas ce qui fait qu’on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu’on s’ignore soi-même. » Admirons au passage le léger malaise ressenti par Montaigne quand il s’apprête à parler des femmes : « Il me semble, je ne sais pourquoi… »

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