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Amelia Earhart est la plus célèbre aviatrice de l’Histoire. Elle fut la première femme à survoler l’Atlantique (comme passagère), en 1928, et la première à le traverser aux commandes d’un appareil, en 1932 – c’était la deuxième traversée en solitaire après celle de Charles Lindbergh. Elle est aussi la première femme à avoir survolé les États-Unis d’une côte à l’autre d’une seule traite, et la première personne ayant volé sans escale de Los Angeles à Mexico, de Mexico à Newark et de Hawaii à Oakland. 

Bien d’autres aviatrices de ces temps héroïques ont établi des records de distance, de vitesse ou d’altitude, à commencer par ses amies Louise Thaden, Ruth Nichols, Blanche Noyes et Jacqueline Cochran, aussi bonnes pilotes qu’elle, sinon meilleures. Si le nom d’Amelia Earhart est resté dans les mémoires, c’est en grande partie en raison de sa disparition à l’âge de 39 ans, dans des conditions jamais complètement élucidées, quelque part dans l’océan Pacifique. Mais, bien avant ce tragique épisode, c’était déjà une légende. Sa stature mythique, elle la devait notamment à l’éditeur et écrivain George Putnam, qui allait devenir son mari. « George, résume bien Susan Butler, l’une des biographes de l’aviatrice, était son agent, son imprésario, son chargé de communication. » Dire qu’elle fut sa création ou qu’il l’a mise au service de ses ambitions serait cependant inexact. De l’avis général, c’est Putnam qui travaillait pour sa femme et non l’inverse. 

Amelia Earhart est née à Atchison, une petite ville du Kansas. Très tôt, elle se révéla être un vrai garçon manqué : elle grimpait partout, montait à cheval, construisait ses jouets et chassait les rats à l’aide d’une carabine offerte par son père. À l’école, elle était une élève brillante mais impatiente, trouvant très rapidement la solution des problèmes mathématiques sans se donner la peine d’indiquer comment elle y était arrivée. 

Lorsque ses parents s’installèrent à Chicago, elle les accompagna pour y continuer ses études secondaires, qu’elle poursuivit dans une école privée de Philadelphie. Férue de littérature, forte en sciences, c’était une adolescente douée mais volontiers rebelle. Faute de détermination suffisante mais surtout de moyens financiers, elle abandonna les études de médecine et d’ingénierie auxquelles elle avait successivement songé pour exercer divers métiers, dont ceux de photographe, de conductrice de poids lourds et d’enseignante. 

Au bout de quelques années, elle crut avoir trouvé sa vocation : le travail social, au sein d’une institution de Boston spécialisée dans la formation des jeunes femmes. Le travail social, rappelle Susan Butler, était alors « le seul domaine dans lequel [les femmes] pouvaient accéder à des postes de direction ». Entre-temps, Amelia Earhart avait découvert l’aviation. Elle avait pris des cours de pilotage, obtenu son brevet, et, à une époque où c’était encore possible pour un particulier peu fortuné, avait acheté un petit avion. Elle participait à des meetings et à des compétitions, faisait des vols de démonstration, avait battu un record d’altitude et était membre de la branche bostonienne de l’association aéronautique nationale. Vers la fin des années 1920, « les femmes, fait remarquer Joseph Corn dans son histoire de l’aviation aux États-Unis, éprouvaient une forte attirance pour l’aviation, parce qu’aucune activité ne symbolisait mieux la liberté et le pouvoir dont elles étaient privées dans leur vie quotidienne » 1

En 1928, George Put­nam, qui venait d’éditer l’autobiographie de Charles Lindbergh, cherchait quel­qu’un pour remplacer une riche Américaine qui voulait être la première femme à survoler l’Atlan­tique mais en avait été dissuadée par sa famille. Il ne s’agissait pas de piloter l’avion. Il apprit alors qu’il y avait à Boston une jeune enseignante qui pratiquait l’aviation. Elle était le « genre de fille » recherché : instruite, compétente, d’apparence avenante, l’idéal de la jeune femme américaine. C’est ainsi qu’Amelia Earhart embarqua comme passagère. Le vol, sur un Fokker baptisé Friendship, fut un succès. Toute l’attention se porta sur Amelia, très embarrassée de recevoir des félicitations qui, à ses yeux, devaient revenir aux pilotes. En attirant l’attention sur elle, ce voyage avait toutefois lancé sa ­carrière d’aviatrice professionnelle. À partir de ce moment, sa vie ne fut plus qu’un enchaînement de vols spectaculaires et de premières.

Avant de renouveler la performance de Lindbergh, elle devint la première femme à voler sur un autogire et la première personne à traverser les États-Unis à bord de cet appareil. Entre deux exploits, elle faisait de longues tournées de conférences qui l’aidaient à les financer. Amelia n’avait pas de dons oratoires particuliers mais s’exprimait avec naturel et aisance. Deux autres de ses biographes, Donald Goldstein et Katherine Dillon, expliquent bien les raisons de sa popularité : « Le public l’aimait pour son honnêteté et son courage, son humour sans méchanceté. Elle semblait incarner le meilleur des Années folles sans sacrifier à aucun de leurs vices. » Elle publiait aussi de nombreux articles dans les journaux et les magazines. Les ­meilleurs sont les comptes rendus de vols techniques, sobres et ­précis, qu’elle a rédigés pour National Geographic. Elle est aussi l’auteure de trois livres, dont un posthume, sur son expérience de pilote. 

Pour Amelia, se marier n’allait pas de soi. Durant des années, elle avait été fiancée à un jeune ingénieur nommé Sam Chapman, à qui elle avait fini par signifier son refus. Quant à George Putnam, il dut renouveler sa demande à plusieurs reprises. La veille de la cérémonie, elle lui remit une lettre d’une brutale franchise : « Tu connais mes réticences envers le mariage […]. Je ne t’imposerai pas de code médiéval de fidélité à mon égard et je ne me considérerai pas non plus liée à toi. […] Je garderai un endroit où me rendre quand bon me semblera, parce que je ne peux garantir de supporter en permanence le confinement d’une cage, même agréable. […] Tu dois me faire la promesse cruelle de me laisser partir dans un an si nous n’avons pas trouvé le bonheur ensemble. » Putnam adorait Amelia et se plia à ses conditions. De son côté, elle avait trouvé un homme avec qui elle pouvait partager sa vie sans compromettre l’indépendance à laquelle elle était attachée. Amelia définissait leur couple comme « un partenariat raisonnable […] organisé selon un système satisfaisant de double commande ». Il était en réalité davantage. Une profonde complicité les unissait. 

Putnam était envahissant, souvent brusque, bouillonnant d’idées et habitué au commerce des célébrités. Il lui imposait des campagnes de promotion frénétiques. En 1935, elle ne donna pas moins de 136 conférences. Mais ils aimaient les mêmes choses, avaient beaucoup de plaisir à être ensemble et se témoignaient un grand respect. A-t-elle profité de la liberté qu’elle revendiquait ? Amelia vivait entourée d’hommes avec lesquels ses ­relations étaient presque toujours purement amicales ou professionnelles. Sa seule liaison à peu près avérée est celle qu’elle eut, semble-t-il, avec Gene Vidal – le père de l’écrivain Gore Vidal –, brillant aviateur, officier et athlète, qui deviendrait le directeur de l’aviation commerciale américaine. Lorsque Franklin Roosevelt, dans le cadre d’une réorganisation des services fédéraux, envisagea de le remplacer, Amelia, qui était proche du président et de sa femme Eleanor, envoya à cette dernière un télégramme dans lequel elle menaçait de cesser de soutenir son mari, qui briguait un second mandat, s’il ne revenait pas sur sa décision. Le culot de l’aviatrice fit rire Roosevelt, qui renonça à son projet. 

L’un des thèmes centraux de toutes ses interventions publi­ques était le droit des femmes à s’épanouir dans tous les métiers exercés par les hommes. Interrogée sur les raisons pour lesquelles elle volait, elle répondait invariablement : « Parce que je le veux, pour le plaisir, et pour démontrer que les femmes peuvent faire presque tout ce que font les hommes. » Dans son essai sur l’aviatrice, l’historienne Susan Ware rapproche Amelia d’autres femmes de cette époque, comme la journaliste Dorothy Thompson, la photographe Margaret Bourke-White ou les actrices Katharine Hepburn, Greta Garbo et Marlene Dietrich, « qui ne se proclamaient pas féministes et ne s’identifiaient pas consciemment à la cause des femmes [mais] attiraient l’attention sur leur rôle toujours plus important dans la vie moderne » 2

Amelia Earhart a été l’une des femmes les plus photographiées de son temps. Deux caractéristiques de son physique frappaient. La première était sa ressemblance avec Charles Lindbergh, délibérément accentuée, il est vrai, sur certaines photos : comme lui, elle était mince, pâle, avait les cheveux clairs et un air adolescent. Le second était son charme androgyne, conjuguant une silhouette longiligne, avec peu de hanches et de poitrine, et une indiscutable féminité. Amelia, dit Susan Ware, était le modèle de femme promu par le magazine Cosmopolitan, « grande, mince, avec des cheveux courts, un petit nez, […] des dents blanches, […] un sourire éclatant ». Elle s’était par ailleurs construit une apparence très personnelle en associant la tenue des aviateurs d’alors (blouson et casque de cuir, lunettes de protection, pantalon ou jodhpurs, bottines ou bottes lacées) et des éléments ostensiblement féminins : foulard de soie, collier de perles (curieusement entrelacé avec un insigne d’aviateur). Si elle portait volontiers des pantalons, c’était pour masquer des chevilles épaisses, mais aussi parce que son goût allait à des vêtements fonctionnels assurant une grande liberté de mouvement. À un moment, elle produisit et même commercialisa une ligne de vêtements pour femmes conçue dans cet esprit. La photographe Kristen Lubben le souligne : « Les éléments clés de sa signature stylistique n’étaient pas une construction publicitaire, mais la ­version perfectionnée, raffinée, de la manière dont elle s’était toujours spontanément présentée. » 

En 1936, approchant de la quarantaine, elle décida de se lancer dans une nouvelle aventure : le premier tour du monde au niveau de l’équateur – là où le trajet est le plus long – à bord de l’appareil dont elle venait de faire l’acquisition : un Lockheed Electra 10-E. À l’heure où les premiers vols transocéaniques commerciaux commençaient à se développer, un périple de ce genre n’avait pas de réelle valeur démonstrative. Si Amelia entreprit ce tour du monde, c’est parce qu’elle en avait envie, que cela lui faisait plaisir, qu’elle cherchait à tester une fois de plus son courage et sa compétence et parce que, une fois ce vol derrière elle, sa vie serait « plus riche et plus remplie », comme elle le confia à George Putnam.

On dota l’Electra de réservoirs supplémentaires, et un hublot spécial fut percé dans la carlingue afin de faciliter la navigation astronomique. Après de longs préparatifs, une première tentative, d’est en ouest au départ d’Oakland, eut lieu en mars 1937. Elle se solda par un échec. Lors de son décollage de Hawaii, l’appareil culbuta et subit d’importants dégâts. Trois mois plus tard, Amelia Earhart repartait de Miami pour un périple dans le sens ouest-est. Comme lors du premier essai, elle n’était pas seule à bord. Elle était accompagnée de Fred Noonan, l’un des meilleurs navigateurs aériens de l’époque. Après une série d’escales, notamment à Natal, Dakar, Khartoum, Karachi, Bangkok, Singapour, Bandung et Darwin, le 2 juillet, à minuit GMT, l’Electra décollait de l’aéroport de Lae, en Nouvelle-Guinée, pour ce qui devait être l’avant-dernière étape du voyage. Sa ­partie la plus dangereuse était la traversée du Pacifique, que l’appareil ne pouvait réaliser d’une seule traite. George Putnam et les autorités américaines avaient donc convenu qu’Amelia atterrirait, pour se ravitailler en carburant, sur Howland, un îlot annexé par les États-Unis, situé à mi-chemin entre l’Australie et Hawaii, au large duquel un bâtiment de la Marine serait ancré. Dans l’immensité de l’océan Pacifique, Howland est un minuscule confetti. 

Le 2 juillet à l’aube, Amelia Earhart signalait par radio au navire qui l’attendait qu’elle devait être à proximité de l’île mais ne l’apercevait pas, et que l’avion était sur le point de tomber en panne sèche. À 8 h 44, elle informait qu’elle volait « nord et sud » sur la droite de hauteur 157-337, une ligne droite établie d’après le dernier relèvement de l’azimut solaire, perpendiculaire à la route suivie jusque-là et passant théoriquement par l’île. Ce fut son dernier message. 

Tout indique que l’Electra n’a raté l’île Howland que de très peu. Que s’est-il passé ? Il est possible que les réservoirs n’aient pas été remplis au maximum. L’avion a de surcroît affronté des vents de face qui ont accru la consommation des moteurs. Pour déterminer la position et la direction de l’appareil, Fred Noonan et Amelia Earhart conjuguaient la ­navigation astronomique, la navigation à l’estime et la radionavigation. Mais, alors qu’ils approchaient de leur des­tination, le temps couvert empêcha Noonan ­d’effectuer des relèvements astronomiques. Surtout, l’organisation du système de communication radio avait été entachée de négligences, de malentendus et de confusions. Théoriquement, l’Electra pouvait émettre et recevoir dans trois fréquences : 3 105 kHz, 6 210 kHz et 500 kHz, la fréquence de détresse. Il pouvait aussi recevoir des signaux pour effectuer des relèvements radio dans quatre bandes de fréquences. En pratique, les communications avec le bateau ancré à Howland furent très limitées. En raison notamment de certaines modifications apportées aux antennes, l’Electra n’émettait pas parfaitement et recevait très mal. Et ni Noonan ni Earhart ne maîtrisaient le morse, ce qui ne semble pas avoir été porté à la connaissance des opérateurs radio du bateau, pas plus que les informations relatives aux fréquences utilisées ou le fait que, pour des raisons de poids, l’antenne traînante de l’Electra avait été débarquée. 

D’ordinaire, Amelia Earhart préparait ses vols avec beaucoup de soin. Dans le cas présent, il semble qu’elle et ses conseillers aient sous-estimé les risques et les difficultés. Le plus probable est que l’Electra, les réservoirs vides, ait sombré dans les flots après qu’Amelia Earhart eut tenté un amerrissage, près de Howland. C’est la thèse défendue par la plupart des historiens et des biographes sur la base des conclusions de plusieurs experts. Très vite, des rumeurs se sont propagées, et toutes sortes d’hypothèses plus ou moins sérieuses ont été avancées. La plus fantaisiste veut qu’Amelia et Fred aient été capturés par les troupes japonaises puis détenus sur l’île de Saipan, dans l’archipel des Mariannes, après avoir réussi à y poser l’Electra ou y avoir été conduits après un atterrissage sur l’une des îles Marshall. Ils y auraient été exécutés ou seraient morts en captivité. Souvent associée à l’idée d’une mission d’espionnage de l’Electra pour le compte des États-Unis et d’une conspiration du silence à ce sujet, cette théorie repose sur des témoignages ­fragiles ou sujets à caution. Une objection de poids est que les Marshall comme les Mariannes se trouvent à des centaines de kilomètres de Howland. 

Selon une autre hypothèse, l’Electra aurait pu gagner l’une des îles Phœnix située dans le prolongement de Howland lorsqu’on suit vers le sud la droite de hauteur 157-337. Ceci impliquerait, d’une part, que l’Electra ait eu suffisamment de carburant pour voler encore quelques heures et, d’autre part, que ­certains messages radio enregistrés dans les jours qui suivirent le 2 juillet étaient authentiques et qu’il ne s’agissait pas de signaux d’une autre origine ou du fruit de mauvaises plaisanteries. Dans le cadre du scénario envisagé, Amelia Earhart et Fred Noonan auraient en effet réussi à lancer des messages de détresse à partir de l’appareil échoué sur le récif corallien avant que la marée ne l’engloutisse. Ils auraient ensuite survécu quelques jours avant de mourir de soif ou de maladie. Les tenants de cette thèse invoquent la découverte d’ossements attestant la présence de naufragés, d’objets, comme un sextant et un talon de chaussure de femme, ainsi que de morceaux de métal et de Plexiglas qui pourraient provenir de l’Electra. En dépit d’annonces fracassantes, aucun de ces indices ne s’est révélé concluant à ce jour. 

Il a souvent été affirmé que ce voyage autour du monde était « l’exploit de trop », celui qu’Amelia Earhart n’aurait pas dû chercher à accomplir, parce qu’il n’ajoutait rien à sa réputation et ne faisait pas vraiment progresser l’aviation. On a également dit que la manière tragique dont il s’est terminé ne lui aurait pas déplu, parce que l’idée de vieillir ne l’enchantait guère : à deux reprises, elle avait soustrait une année à son âge officiel. 

Mais c’était une personne gaie qui aimait la vie et qui, à côté de sa passion pour l’aviation, avait de nombreux centres d’intérêt. Ce qu’il reste aujourd’hui d’elle est l’image d’une aviatrice intrépide qui était en même temps une femme attachante à la personnalité forte et originale, formidablement indépendante. 

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né
et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour le n° 98 de Books, paru en juin 2019.

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13 août 1928. Les aventuriers n’ont plus la force de continuer à hisser la six-cylindres vert foncé en haut du raidillon à l’aide d’un palan manuel. D’autant que son système de refroidissement est vide : Clärenore Stinnes et le cameraman Carl-Axel Söderström ont bu l’eau qui s’y trouvait pour ne pas mourir de soif. À pied, ils errent dans les Andes péruviennes, complètement épuisés. Quatre jours entiers sans nourriture, sans savoir vers où se diriger. Söderström écrira plus tard dans son journal : « Nous pleurions comme des enfants. Nos chaussures étaient percées par des pierres, chaque pas nous brûlait comme des charbons ardents. Par moments, nous tombions à quatre pattes. De l’écume nous venait aux lèvres, partout nous croyions voir de l’eau – une illusion de nos yeux enflammés. »

Lorsqu’ils découvrent enfin une hacienda après une cinquantaine de kilomètres de marche, Söderström tombe malade. Sa température monte à 41 °C, et Stinnes le soigne avec une infusion de feuilles de coca pendant que vingt Péruviens remorquent la voiture. Le voyage peut continuer. Dix mois plus tard, ils arrivent à destination : ils ont 46 758 kilomètres au compteur lorsqu’ils atteignent Berlin, le 24 juin 1929. Ils sont les premiers à avoir fait le tour du monde en voiture, en traversant 23 pays. À partir de Francfort, cap à l’est : les Balkans, le Caucase et la Sibérie, une traversée du désert de Gobi vers la Chine et le Japon, enfin les Andes et les États-Unis. Puis retour en Europe par bateau.

Le tour de force a duré vingt-cinq mois. À affronter le gel et la chaleur, la boue et les éboulis, souvent sans routes ni cartes, sans stations-service ni ateliers. S’ils ont réussi à mener à bien cette expédition périlleuse, c’est grâce à l’obstination d’une femme pour qui faire demi-tour n’était pas une option. « Elle doit être faite d’acier, à voir comme elle supporte tout sans se plaindre », note Carl-Axel Söderström au cours du voyage en parlant de Clärenore Stinnes.

Quel était le moteur de la fille du puissant industriel Hugo Stinnes, cette casse-cou qui fumait comme un pompier, portait pantalons et cravates et riait sans cesse ? « Oh, mon Dieu, je veux voir le monde de mes propres yeux, c’est tout », disait-elle à un reporter du journal viennois Die Stunde.

Mais sa famille ne voulait rien savoir : hors de question pour elle de sponsoriser Clärenore. La « conductrice la plus célèbre d’Europe », selon le Leipziger Neueste Nachrichten, dut donc trouver ailleurs les 100 000 reichsmarks nécessaires. Bosch, Continental et la future entreprise Aral ont financé son périple, qui devait au bout du compte faire la promotion de la qualité des produits de l’industrie allemande.

Née en 1901 à Mülheim an der Ruhr, Clärchen préfère, dès son plus jeune âge, jouer avec des bougies d’allumage ­plutôt qu’avec des poupées ; à 13 ans, elle connaît par cœur tous les types de voitures et de moteurs.

Après la mort de son père, comme elle ne peut pas occuper un poste de direction dans l’empire Stinnes, Clärenore s’installe à Berlin. Sa mère souhaite qu’elle fasse un bon mariage, conformément à son rang, mais Stinnes devient pilote automobile. En 1924, elle gagne sa première course sous le pseudonyme de « Fräulein Lehmann », puis dix-sept autres dans les trois années qui suivent.

Pourtant, ce n’est pas dans une voiture de course que Clärenore va faire le tour du monde, mais dans une berline de série : l’entreprise Adler lui offre une Standard 6 de 50 chevaux, dotée d’une boîte à trois vitesses, qu’elle baptise Kleiner (« Petite »). Seule modification : des sièges inclinables pour pouvoir ­dormir dans l’habitacle.

La jeune femme embarque trois hommes dans l’aventure, deux mécaniciens et un caméraman, qui la suivront à bord d’un camion : Carl-Axel Söderström est chargé de photographier et de filmer leur périple. Clärenore le choisit parce qu’il est marié et « qu’en tant que Suédois il est peut-être d’une nature un peu plus froide », expliquera-t-elle plus tard, en 1986. Mais Söderström n’est pas aussi cool qu’elle, et il regrettera bientôt ­amèrement sa décision. 

Le 27 mai 1927, les aventuriers partent de Francfort. Dès le deuxième jour, un pneu crève peu après Prague, puis c’est l’embrayage qui fait des siennes. À Belgrade, Söderström note : « Je donnerais tout pour être de retour à la maison. Et pourtant, il ne s’est écoulé qu’une semaine depuis le début de ce voyage qui semble si horriblement long. »

À Moscou, l’un des mécaniciens jette l’éponge : Hans Grunow fait demi-tour pour cause d’appendicite. Stinnes, elle, poursuit sa route vers l’est.

Craignant l’arrivée d’un hiver précoce, elle aiguillonne ses compagnons sans relâche. Pas d’arrêt, même à l’heure du déjeuner : en plus de trois pistolets et de trois robes de soirée, Stinnes a emporté 128 œufs durs pour les manger au volant de sa voiture, accompagnés d’une tartine de beurre.

Söderström consigne dans son journal : « Je deviens chaque jour plus aigri, j’aurais préféré ne jamais m’engager dans ce fichu voyage. Est-ce que je vais tenir jusqu’au bout ? Je l’ignore. » Mais rien ne peut faire revenir Fräulein Stinnes sur sa décision, ni les télégrammes de ses amis allemands, ni une dépêche du ministre des Affaires étrangères, Gustav Stresemann. Plus tard, elle écrira dans son livre Im Auto durch zwei Welten : « Si, à l’époque, j’avais eu connaissance dès le premier jour de toutes les défaillances techniques qui nous attendaient au cours de cette rude épreuve, ­j’aurais abandonné. Mais ce mot était absent de mon vocabulaire. »

Les trois compères bravent les tempêtes de sable et la boue, les loups affamés et les Russes ivres qui s’en prennent à eux avec des couteaux à pain. À Novossibirsk, le second mécanicien, Viktor Heidtlinger, abandonne à son tour le navire.

Désormais, le Suédois de haute stature et la frêle Stinnes sont seuls – et se rapprochent. La jeune femme de 26 ans ne précise pas à quel point. Elle se contente de remarquer que les « pensées accablantes » de la journée se dissipent grâce aux combats de boxe du soir.

À Irkoutsk, en Russie, le duo doit faire une pause et attendre que le lac Baïkal gèle. Dix semaines plus tard, ils tentent enfin la traversée. Mais la glace ne cesse de se fissurer, un traîneau et son cheval sombrent dans l’eau sous leurs yeux. Une lézarde s’ouvre sous la voiture, Stinnes met les gaz à fond. Lorsqu’ils regagnent la rive, elle propose à son compagnon qu’ils se tutoient – et s’enivre de madère et de vodka.

Bientôt, de nouveaux dangers se ­profilent : dans le désert de Gobi, ils sont poursuivis par des honghuzi, des bandits chinois, quand un incendie se déclare dans le camion. À peine le feu éteint, un ressort se brise. Stinnes raconte : « Nous travaillions fébrilement, plus avec le marteau qu’avec patience. Nous avions les mains abîmées et ensanglantées. [...] Notre précipitation nous a sauvés, car sur les collines apparaissaient déjà les honghuzi qui nous suivaient. Nous avons sauté dans les véhicules, démarré les moteurs et échappé à nos poursuivants. »

Le 28 avril 1928, le tandem atteint le Japon et poursuit son voyage en bateau, via Hawaii et l’Amérique du Nord, jusqu’à Lima. Dans les Andes, ils doivent se frayer un chemin à la dynamite et avaler des pentes à 60 % – ils ne font plus qu’avancer au ralenti. Dans son journal du 12 août 1928, Söderström écrit : « Performance du jour : 150 mètres ! C’est triste. » Grâce à une chance inouïe, ils parviennent à se sortir de cette situation, sans doute la plus périlleuse de toutes. 

La dernière grande étape de leur épopée est l’Amérique du Nord. Les deux bourlingueurs sont accueillis comme des stars de cinéma : des reporters les guettent partout, Henry Ford leur fait visiter son usine à Détroit, le président américain Herbert Hoover les invite à la Maison-Blanche. Après leur traversée de l’Atlantique, ils sont rejoints au Havre par Martha Söderström [l’épouse de Carl-Axel], qui veut parcourir les ultimes kilomètres avec son mari. C’est à peine s’ils échangent quelques mots sur cette dernière portion du trajet. Peu après leur arrivée ­triomphale à Berlin, Söderström divorce – et se marie avec sa compagne de voyage. 

Ils ont eu leur content d’aventures : le couple part pour le sud de la Suède, y exploite une ferme et a trois enfants. Pourtant, même à un âge avancé, Stinnes n’a pas totalement perdu son goût pour les sensations fortes, comme en témoigne une déclaration de 1986 : « Je referais le voyage aujourd’hui si cela me permettait d’unir les Russes, les Européens et les Américains. Je le referais malgré mon âge. Même si je devais rester sur le carreau. »

Ce nouveau périple n’eut jamais lieu : la femme d’acier qui avait fait le tour du monde et trouvé l’amour de sa vie est décédée le 7 septembre 1990. 

— Katja Iken est journaliste au Spiegel. — Cet article est paru dans le Spiegel le 21 décembre 2016. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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En 2003, des ex-reporters de guerre de la défunte Frontline Television News 1 ont créé à Londres le Frontline Club afin de pouvoir y « manger, boire et penser », selon les mots de l’un d’eux. Ses membres étaient pour la plupart de vieux baroudeurs chargés de souvenirs glanés sur tous les champs de bataille de la planète. Dans un cadre accroché au mur, on pouvait voir le portrait de huit d’entre eux tués alors qu’ils étaient en reportage pour Frontline ; au-dessus avaient été ajoutées les photos de deux autres journalistes tués depuis la création du club, dont celle de Marie Colvin, avec son emblématique bandeau sur l’œil. Je jette toujours un regard à son œil valide quand je me dirige vers la table autour de laquelle Marie et moi avons eu notre ultime conversation, début 2012. Elle m’avait fait signe de la rejoindre alors qu’elle buvait un verre de vin. Certes, nous travaillions l’un et l’autre pour des journaux concurrents – elle pour The Sunday Times, moi pour The Observer (cousin dominical du Guardian) –, mais nous étions en bons termes et avons bavardé amicalement. « Il faut vraiment que tu ailles en Syrie », m’a-t-elle dit.

Je n’étais pas chaud. « Mais enfin, a-t-elle protesté, le régime massacre des milliers de civils ! » Fort de mon passé de turfiste, j’ai évoqué l’importance de percevoir le moment où la chance pouvait tourner – comme si Marie avait besoin qu’on le lui rappelle : elle avait perdu l’œil gauche à cause d’un éclat d’obus. « Bah, a-t-elle raillé, c’est notre boulot ! » – c’était sa grande formule. Je lui ai chanté le refrain des Eagles « Va jusqu’au bout » 2, ça l’a fait rire. Puis nous avons dévié sur la question de savoir si ça valait encore le coup d’assister à un concert des Eagles. Je suis parti au Mexique pour un reportage sur la guerre de la drogue – et j’ai pu voir les Eagles sur scène. Mais Marie n’a pas eu cette chance : quelques semaines plus tard, elle était morte. 

Le 22 février 2012, Marie Colvin et le photographe français Rémi Ochlik ont perdu la vie lors d’un bombardement de l’armée syrienne. Lindsey Hilsum a vu Marie beaucoup plus souvent que moi au cours de ses dernières années. Son livre In Extremis s’ouvre sur une scène où, avec d’autres reporters, elle pèse les risques de se rendre clandestinement à Baba Amr, un quartier ravagé de la ville syrienne de Homs, non pas sous escorte des troupes du régime, mais avec les rebelles de ­l’Armée syrienne libre (ASL). Pour Hilsum et les autres, ça dépassait le « niveau de risque acceptable », mais Marie avait haussé les épaules : « Peu importe, c’est ça notre boulot. » Elle est allée à Baba Amr avec le photographe Paul Conroy ; le dimanche suivant, Hilsum lisait les dépêches envoyées par Marie d’une cave et d’un hôpital de campagne et apprenait qu’elle avait pu quitter Homs saine et sauve. Plus tard, dans un e-mail, Marie l’informait qu’elle était retournée à Baba Amr. « J’étais furieuse, écrit Hilsum. Pourquoi courir ce risque à nouveau ? » C’est la question qui sous-tend sa biographie de Colvin.

Avec tous les livres et les films qui ont relaté son histoire, Marie Colvin est probablement devenue la reporter la plus connue au monde. In Extremis sort du lot : Lindsey Hilsum y décrit sa consœur avec admiration et une pénétrante sensibilité.

Marie est née en 1956, à Long Island, dans un foyer de la classe moyenne que sa mère, Rose­marie, qualifiait de « famille irlan­daise avec rideaux de dentelle aux fenêtres » – catholique, politiquement à gauche, mais conservatrice sur le plan des mœurs. Son père, Bill, enseignait l’anglais ; sa mort d’un cancer, peu après l’entrée de Marie à Yale, a profondément affecté la jeune femme. 

Marie avait pour modèle la reporter de guerre Martha Gellhorn 3, devenue célèbre pour son courage et son talent au sein d’un univers essentiellement masculin. Colvin a d’abord travaillé à l’agence de presse United Press International (UPI) dans le New Jersey, puis elle est passée par Washington avant de devenir chef du bureau d’UPI à Paris. The Sunday Times l’a ensuite appelée à Londres en 1986 et affectée au Moyen-Orient. Ce qui distinguait Marie des autres membres de la « famille nomade des journalistes » couvrant la région, c’est le courage insensé dont elle faisait preuve. En 1987, elle s’est introduite dans le camp de réfugiés palestiniens de Bourj el-Barajneh, dans la banlieue de Beyrouth, alors qu’il était assiégé par le Hezbollah ; elle a obtenu des entretiens avec Yasser Arafat ou encore avec le dictateur libyen Mouammar Kadhafi, qui lui réservaient l’un et l’autre un accueil privilégié.

Marie et moi avons tous deux couvert la guerre du Golfe en 1991. Nous nous sommes rendus dans la ville irakienne de Bassora, séparément, pour couvrir la répression sanglante d’un soulèvement chiite par Saddam Hussein. 

Colvin a ensuite fait l’impasse sur le carnage en Bosnie – étrangement, vu l’importance pour elle d’alerter sur les souffrances des civils –, mais elle a foncé tête baissée dans le conflit du Kosovo. Elle était invariablement la première journaliste à arriver et la dernière à repartir, que ce soit d’une base de l’ONU au Timor oriental où s’abritaient des réfugiés fuyant les milices indonésiennes en 1999, ou, la même année, de Tchétchénie – à pied à travers des montagnes enneigées, sous les avions lâchant des bombes. « Marie était désormais célèbre, écrit Hilsum. D’autres reporters avaient essuyé des fusillades, mais échapper aux bombardements en escaladant les montagnes du Caucase en plein hiver, au risque de mourir de froid, c’était sans précédent. Et le fait qu’elle soit une femme ne faisait qu’ajouter à son aura. »

En avril 2001, la journaliste était dans la jungle avec les Tigres tamouls. En franchissant la ligne de front, elle est tombée dans une embuscade de l’armée sri-lankaise et a été atteinte par des éclats d’obus : « Si je ne hurlais pas aussitôt, ils allaient me tomber dessus et tirer [...]. Je me suis levée, les mains en l’air. Le sang dégoulinait sur mon visage. » Marie n’a plus jamais vu de l’œil gauche.

En 2003 survint l’invasion anglo-­américaine de l’Irak – une « affaire Dreyfus », ai-je pensé, qui exigeait de prendre parti. Mon rédacteur en chef de l’époque à The Observer était pro-invasion, tout comme le rédacteur en chef de Marie au Sunday Times, John Witherow, ainsi que Marie elle-même. J’étais, moi, viscéralement contre. Ma situation était plus compliquée que la sienne : fin 2002, l’ancien chef du bureau soviétique de la CIA, Melvin Goodman, m’avait dit que les « informations » sur les armes de destruction massive en Irak – le casus belli – étaient de pures fictions, inventées par le dissident irakien Ahmed Chalabi. Des mois plus tard, alors que je me trouvais à Bagdad, où je travaillais à un article sur les victimes civiles du conflit, j’ai été chargé, contre mon gré, d’interviewer Chalabi. Au quartier général de son parti politique, la première personne sur laquelle je suis tombé, c’était Marie. « Hé ! Qu’est-ce que tu fais là ? » « Je crèche ici », a-t-elle éludé. Nous nous sommes disputés à propos de l’invasion et de Chalabi, puis j’ai eu une idée : « Marie, tu ne veux probablement pas que The Observer interviewe ton contact ; pourquoi ne pas saboter mon entretien ? » « Avec plaisir », a-t-elle répondu, et elle a glissé un mot à Chalabi qui a annulé notre rendez-vous.

Les journalistes vont dévorer le livre de Hilsum, mais quid des autres lecteurs ? J’espère qu’ils le liront avec le même enthousiasme : via l’histoire de Marie Colvin, Hilsum dévoile tout un monde d’ordinaire fermé aux quidams. L’auteure se plaît aussi à évoquer « toutes les célébrités de Yale parmi lesquelles Marie évoluait » et les soirées londoniennes où pullulaient « aristocrates, artistes, cinéastes, politiciens, poètes ». Les gens se méfient souvent des journalistes, et le tourbillon qu’était la vie sociale de Marie pourrait laisser croire – à tort – que nous appartenons aux hautes sphères et qu’aucun de nos amis n’occupe un emploi mal payé qu’il déteste.

Il y a, à Londres, une église anglicane, Saint Bride, traditionnellement liée au milieu des médias, et beaucoup d’entre nous y étaient réunis un soir de l’année 2010 pour commémorer la mort de nos confrères tués en reportage. Cette soirée, à laquelle participaient des orateurs de renom, n’avait pas grand-chose à voir avec « notre boulot » sur le terrain jusqu’à ce que l’auteure de cette formule prenne le micro. Marie, puisque c’était elle, a déclaré : « Nous devons toujours nous demander si l’article justifie la prise de risque […]. Où cesse la bravoure, où commence la bravade ? »

Où, en effet ? Et de quel côté de la ligne Marie campait-elle ? Sa vie, écrit Hilsum, c’était « patauger dans la neige un jour et porter de la haute couture le lendemain pour côtoyer des stars de cinéma. Laquelle de ces deux femmes était la vraie Marie Colvin ? » Hilsum s’interroge aussi sur son état mental. Après une conférence à Cancún au cours de laquelle Marie s’était soûlée, ses collègues l’avaient déposée à l’aéroport : « Ils pensaient qu’elle allait bien [...]. Mais ce n’était pas le cas. Elle était à la dérive. » Cathleen, la sœur de Marie, s’en était inquiétée : « Elle m’a dit qu’elle ne sortait plus de son lit [...]. Elle avait des idées suicidaires, elle avait besoin d’aide. » Marie avait alors écrit à son rédacteur en chef, Witherow : « J’ai eu des crises d’angoisse qui m’ont plongée dans une sorte de dépression paralysante. »

La plupart des correspondants de guerre souffrent du syndrome de stress post-traumatique ; pour ma part, je préfère parler d’« état de choc ». Il faut être passé par là pour savoir ce que c’est, et Marie était manifestement en état de choc. En outre, elle n’était pas en bons termes avec son employeur. « Certains correspondants, écrit Hilsum, craignaient qu’elle soit influencée et qu’elle se fasse exploiter – sa photo en haut de l’article, avec son bandeau sur l’œil, était devenue non seulement son image de marque, mais aussi celle du journal, comme si la prise de risque était synonyme de bon reportage. »

Pour Hilsum, « l’image de courageuse correspondante de guerre qu’incarnait Marie aux yeux du grand public se trouvait en grand décalage avec l’insécurité qu’elle éprouvait en son for intérieur. Elle-même pensait que ses rédacteurs en chef lui en demandaient trop ».

Marie avait consulté des avocats dans l’idée de porter plainte contre John Witherow pour « harcèlement moral », mais elle n’est pas allée au bout de la démarche. Le responsable de la rubrique Étranger l’insultait et « exigeait l’impossible », note Hilsum. Le journal ne ­cessait d’envoyer Marie dans les zones de conflit – où, au demeurant, elle souhaitait être. Après une déception amoureuse, « quel soulagement de retourner en Afghanistan ! » ironise Hilsum.

Marie a demandé un visa syrien début 2012, mais l’affaire traînait. Des journalistes s’étaient faufilés illégalement jusqu’à Baba Amr, et elle se devait d’aller là où d’autres osaient s’aventurer. L’un de ses confrères du Sunday Times et le photographe Paul Conroy « avaient fait demi-tour à cause du danger, raconte Hilsum, mais Paul voulait retenter le coup ». Dans « Sous les barbelés » 4, celui-ci revient sur l’ultime épisode dramatique qu’il a vécu avec Colvin. Le discours qu’elle a tenu au commandant de l’Armée syrienne libre qui la mettait en garde est un manifeste : « Le monde doit absolument savoir ce qui se passe à Baba Amr […]. Nous, nous pouvons le montrer, nous pouvons témoigner. » Une fois en route, « Marie était extatique ». Ils sont passés par un tunnel – une conduite d’évacuation d’eau pluviale – pour entrer dans l’enclave. « Paul, dit-elle, on en a fait des choses bizarres au cours de toutes ces années, mais celle-là, c’est le pompon. Je vois mal comment on pourrait faire plus bizarre et plus dangereux, mais, maintenant que c’est fait, c’est tellement fun. »

Marie et Conroy ont envoyé leurs articles et leurs images et quitté Baba Amr – mais pour y revenir quelque temps plus tard. Pour la première fois de sa ­carrière, Conroy a ignoré la voix intérieure qui le mettait en garde, parce que Marie l’avait défié : s’il refusait d’y retourner, elle irait seule. Une fois sur place, même leurs rédacteurs en chef les ont exhortés à rentrer. Ils se préparaient à le faire quand les bombardements ont repris ; fallait-il ou non se précipiter dehors ? Marie et le photographe Rémi Ochlik allaient sortir quand le bâtiment a été frappé.

Conroy, blessé à la jambe, fera ultérieurement une saisissante ­description de la mort de Colvin : « Je me suis levé et j’ai fait quelques pas vers l’entrée du bâtiment avant que ma jambe ne se dérobe sous moi. Je me suis effondré à côté de Marie. Sa tête était enfouie sous des morceaux de béton et ses pieds sous des gravats. J’ai posé ma main sur sa poitrine, mais plus rien. »

Dans « Sous les barbelés », Conroy raconte la terrifiante opération d’exfiltration qui lui a permis de rentrer chez lui. Son livre a donné lieu à un documentaire dans lequel lui et Édith Bouvier, une correspondante de RFI et du Figaro qui s’était également rendue à Baba Amr, évoquent l’infernal enfermement dans le bâtiment bombardé, la mort de Colvin et d’Ochlik et leur propre survie. Lors de la présentation du film, en octobre 2018, à l’occasion de la remise des prix Bayeux – les oscars du reportage de guerre, décernés chaque année en Normandie –, Conroy a longuement été applaudi. Pendant sa fuite périlleuse par le tunnel, c’était comme s’il « portai[t] Marie sur [s]on épaule ».   

Il serait injuste que le livre de Marie Brenner 5, dont Hollywood a tiré un biopic, éclipse celui de Hilsum, mais cela pourrait bien se produire. Intitulé « Une guerre privée », comme son adaptation cinématographique, il présente en couverture Rosamund Pike, qui incarne Marie à l’écran. Le film est plutôt bien fait, quoique trop poignant – beaucoup de « témoignages » et d’alcool, pas grand-chose sur la complexité et l’humour de Marie. Le livre, lui, est composé d’une sélection d’articles de Vanity Fair ; seules 31 pages sur 334 (plus cinq dans l’introduction) concernent Marie elle-même. Brenner s’intéresse davantage aux conditions pratiques du reportage de guerre qu’à sa raison d’être : Colvin « avait passé des mois à dormir par terre dans la ville assiégée de Misrata, en Libye, subsistant grâce au “régime zone de guerre” – Pringles, thon en boîte, barres de céréales et eau... » Les sous-vêtements La Perla, qu’apparemment Marie portait sur le terrain, font l’objet de plusieurs mentions.

Il en résulte quelque chose de bizarre : le mythe autour de Colvin risque de faire de l’ombre aux événements sur lesquels elle écrivait. On ne peut que se réjouir que sa mort ait touché des gens qui n’avaient pas nécessairement lu ses reportages. Sur BBC Radio, Jonathan Sacks, l’ex-grand rabbin de Grande-Bretagne, a demandé à des enfants qui étaient leurs héros. Une fillette nommée Tully a répondu : « La journaliste Marie Colvin, qui a été tuée en Syrie » – réponse merveilleuse, quoique pas très rassurante pour les parents de Tully. Il y a pourtant matière à s’interroger : Marie est morte en Syrie, mais Kenji Gotō, James Foley et Steven Sotloff aussi, exécutés tous les trois par Daech. D’autres reporters ont été récemment assassinés : au Mexique, Javier Valdez Cárdenas à Culiacán et Miroslava Breach à Chihuahua (ainsi que de nombreux autres journalistes mexicains) ; Daphne Caruana Galizia, Ján Kuciak et Viktoria Marinova, respectivement à Malte, en Slovaquie et en Bulgarie. Les Équatoriens Javier Ortega et Paúl Rivas, ainsi que leur chauffeur Efraín Segarra, ont été abattus par des dissidents des Farc de Colombie. La Russe Anna Politkovskaïa et le Saoudien Jamal Khashoggi ont aussi été assassinés, et leur mort a été légitimement média­tisée. La liste des journalistes tués ces dernières années est au moins aussi longue que cet article.

Alors que je me préparais à écrire cela – en ayant conscience de marcher sur des œufs –, un confrère m’a dit : « Marie est une idole, et cette profession a besoin d’idoles. » C’est exact dans la mesure où la mort de Marie attire l’attention sur elle, mais aussi sur les autres reporters assassinés et sur les raisons de leur mort. Mais, si l’idole éclipse tout le monde, c’est qu’il y a autre chose.

Rémi Ochlik avait 28 ans et avait remporté le prix World Press Photo, mais qui s’en souvient ? Même si son cas n’est peut-être pas aussi captivant que celui de Marie, cette indifférence est révélatrice d’un biais anglophone – l’info, ça se fait en anglais. Le journalisme anglophone a ainsi prêté peu d’attention à Jean-Pierre Perrin, de Libération, qui a signé des reportages audacieux et pertinents sur la guerre Iran-Irak et l’Afghanistan. Perrin était pourtant présent lui aussi à Baba Amr avec Colvin. Son merveilleux livre La mort est ma servante. Lettre à un ami assassiné, Syrie, 2005-2013 6 (un titre emprunté à T. E. Lawrence) décrit sa traversée du tunnel avec Colvin. Il contient de belles pages sur les déserteurs de l’armée syrienne qui refusent de tirer sur des ­manifestants et rejoignent les rebelles, ou encore sur les témoignages émouvants des citoyens de ce qu’il appelle « un quartier contre une armée ».

Perrin est d’abord intimidé par la « légende » de Marie et trouve Conroy « amical ». Il écrit avec humour qu’avec leurs casques, leurs armures et leurs téléphones satellites ils lui donnaient « le sentiment de n’être qu’un amateur », avec son K-Way, ses baskets et ses sacs remplis de pas grand-chose. « Pour voyager léger, je n’avais même pas pris d’ordinateur », confie-t-il. En revanche, dans le livre de Conroy, Perrin est dépeint non en confrère mais plutôt en bouffon, en raison de son âge – 60 ans – et de son physique : « Le Français [...] était un peu lourd dans ses mouvements. » Conroy se livre à d’incessantes ­railleries – puériles parfois, mesquines souvent. Lorsqu’il revient par exemple sur l’épisode où Perrin accepte l’offre de faire laver son pantalon lors d’un arrêt pour ensuite devoir partir pré­cipitamment en empruntant une tenue de l’ASL. 

En règle générale, les journalistes font preuve de confraternité et forgent parfois des amitiés solides dans des situations extrêmes, comme en témoigne le dévouement de Conroy envers Marie. Mais ils peuvent aussi entrer dans une rivalité stérile, même dans des endroits comme Baba Amr. Alors que Marie et Paul s’apprêtaient à quitter les lieux, ils ont vu arriver Édith Bouvier, Javier Espinosa, d’El Mundo, Ochlik et un autre photographe français, William Daniels. « Marie les a immédiatement considérés comme des adversaires », écrit Conroy. « “Paul, il faut absolument qu’on arrive à l’hôpital de campagne demain matin avant les Français, m’a-t-elle dit. Tu veux vraiment partir maintenant que les Eurotrash 7 sont là ?” » Selon Hilsum, Marie écrit à Londres : « Des journalistes européens ont débarqué en masse ! [...] Je refuse d’être battue par les Français ! » La qualité du travail de Marie – cause de son « exploitation » par ses rédacteurs en chef – doit autant à sa volonté de ne pas être « battue » qu’à son courage et à son talent. Mais « battue » par quoi ? Inutile de prétendre que tout, chez Marie, n’était que vertu et « désir de porter témoignage » : « aller jusqu’au bout » était dans sa nature, ce jusqu’au-boutisme l’a portée jusqu’au jour où il s’est retourné contre elle.

Les écrits de Hilsum sur Colvin soulèvent inévitablement d’importantes questions sur le journalisme. Au Kosovo, Marie elle-même a formulé une question qui imprégnait nos reportages en Bosnie et tourmentait ceux d’entre nous qui avaient choisi de témoigner devant les tribunaux pour crimes de guerre : comment faire la part entre objectivité et neutralité, entre les faits et la morale ? Hilsum cite un entretien accordé par Marie à la journaliste australienne Denise Leith : « Lorsque vous mettez au jour des tombes au Kosovo, de vos propres mains, il n’y a pas pour moi deux versions de l’histoire, a-t-elle déclaré. À mes yeux, il y a le bien et le mal, une dimension morale, et, si je n’en tiens pas compte, je ne vois pas pourquoi j’irais là-bas. » Ce principe, conjugué à son choix de se concentrer sur les victimes civiles de la guerre plutôt que sur la stratégie militaire, a produit ce que l’on fait de mieux en matière de journalisme. Comme l’a affirmé le photographe Tom Stoddart à propos de cette première mission dans le camp palestinien de Bourj el-Barajneh, « Marie savait que ce n’était pas une histoire de combats ni de politique, mais de femmes assassinées ».

La dernière dépêche de Marie est forcément poignante. Elle commence ainsi : « Ils l’appellent le sous-sol des veuves. » Il s’agissait d’une pièce essentiellement remplie de femmes, souvent avec des enfants, dont beaucoup étaient veuves. Conroy et Marie y ont vu un bébé mourir après une longue agonie. « Marie s’est approchée de moi, écrit-il. Elle semblait harassée, vidée. […] “Allez, tout ça tu l’as déjà vu. Ne te laisse pas abattre [...]. Nous devons montrer ça au monde, nous pouvons faire changer les choses.” »

C’est du Marie à cent pour cent, mais avait-elle raison ? Les livres comme les films proclament haut et fort que Marie n’est pas morte en vain. J’ai là-dessus un point de vue personnel : à l’été 1992, j’ai eu le tragique honneur de révéler, en même temps qu’Independent Television News, l’existence de camps de concentration en Bosnie – la photo d’un prisonnier décharné derrière des barbelés est devenue un symbole de cette guerre – et d’accompagner des convois de déportés victimes du « nettoyage ethnique » le long d’une terrifiante route de montagne. Les politiciens ont poussé les hauts cris, mais il ne s’est rien passé pendant trois sanglantes années, jusqu’au massacre de 8 000 personnes à Srebrenica en 1995. De très bons reporters ont fait de l’excellent journalisme et cela n’a rien changé. Faut-il en conclure que nous devrions cesser de dénoncer les atrocités ? Bien sûr que non. Mais, après la mort de Marie à Homs, la ville est tombée, la population a connu l’horreur ; puis est venu le tour d’Alep, et d’autres encore…

Ne nous prenons pas pour des héros. Faisons notre boulot. Je pensais qu’il y avait deux types de reporters de guerre : ceux qui comme moi exècrent la guerre – c’est pourquoi nous la montrons – et ceux que ça excite, au mieux parce qu’ils se sentent utiles, au pire pour le frisson. En lisant Hilsum, on réalise que Marie avait un pied dans les deux camps. Ou plutôt qu’elle appartenait à un troisième, bien à elle. « Pourquoi est-ce que je couvre les guerres ? écrit-elle depuis le Sri Lanka. C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Je n’avais pas l’intention de devenir correspondante de guerre. Il m’a toujours semblé que, ce sur quoi j’écris, c’est l’humanité dans des situations extrêmes, poussée dans ses retranchements jusqu’à l’insupportable. Je pense qu’il est important de dire aux gens ce qui se passe réellement pendant les conflits, qu’il s’agisse de guerres ouvertes ou de guerres de l’ombre. » 

— Ed Vulliamy est un journaliste diplômé d’Oxford. Il a été correspondant de guerre pour The Guardian et The Observer en Bosnie et en Irak. — Cet article a été publié par The New York Review of Books le 20 décembre 2018. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou. 

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En 1884, un érudit italien nommé Gian Francesco Gamurrini découvre quelque chose d’étrange en étudiant un codex médiéval dans la bibliothèque d’Arezzo, en Toscane : certaines pages semblent ne pas correspondre les unes aux autres. Gamurrini s’aperçoit vite qu’il s’agit en fait de manuscrits différents. Une partie du codex est constituée d’un texte de saint Hilaire de Poitiers, le reste s’apparente à un récit de voyage, sous forme de lettres, écrites par une femme. Ladite voyageuse raconte sur trente-sept folios ses tribulations autour du bassin méditerranéen, de la péninsule Ibérique jusqu’à Alexandrie en passant par Constantinople, l’ancienne Palestine et une partie de la Mésopotamie : au total, quelque 5 000 kilomètres par­courus en un peu moins de quatre ans. Ce témoignage, daté du IVe siècle et intitulé Itinerarium ad Loca Sancta, « Carnet de voyage en Terre sainte », a d’abord été attribué à Silvia d’Aquitaine, une pèlerine de la même époque. Ce n’est qu’en 1903 qu’un historien français, Marius Férotin, lève le voile sur la véritable identité de l’intrépide globe-trotteuse : une femme très pieuse du nom d’Égérie, dont la circumnavigation a été décrite et louée dans un document du VIIsiècle. Aujourd’hui, les spécialistes sont unanimes, cette Égérie est bien l’auteure d’Itinerarium ad Loca Sancta – du reste, c’est bien l’un des seuls points sur lesquels ils tombent d’accord, tant les zones d’ombre de sa biographie sont nombreuses. Son origine, d’abord. On estime généralement qu’elle venait de Gallécie, une province romaine du nord-ouest de la péninsule Ibérique, mais certains chercheurs – souvent français, avouons-le – pensent plutôt qu’elle était originaire du sud de la Gaule. Pour entreprendre un tel voyage, elle devait nécessairement descendre d’une riche famille ; d’aucuns vont même jusqu’à postuler que ce serait une parente d’Aelia Flaccilla, la première épouse de l’empereur Théodose 1er. Cela expliquerait la grande facilité avec laquelle Égérie a pu circuler d’un bout à l’autre de l’Empire : elle bénéficiait, semble-t-il, d’un sauf-conduit et de la protection de soldats sur les portions les plus dangereuses de son parcours. Autre théorie largement spéculative : Égérie aurait été nonne, comme le laisse penser l’intitulé de ses lettres, adressées à ses dominae sorores, littéralement « mesdames mes sœurs ». N’écrivait-elle pas à ses sœurs en religion ? Il n’en fallait pas plus au gouvernement espagnol pour lancer le tirage, en 1984, de 4 millions de timbres à son effigie, légendés « seizième centenaire du voyage de la religieuse Égérie ». Las ! Religieuse, elle ne l’était pas, du moins c’est ce qu’affirme l’historien Carlos Pascual, qui a fait paraître en 2017 une nouvelle traduction en espagnol du manuscrit d’Égérie. « Il est impossible qu’une religieuse ait été escortée par une délégation impériale composée de soldats, de prêtres et même d’évêques. En outre, les nonnes, comme les couvents, n’existaient pas à cette époque », explique-t-il dans une interview au quotidien ABC. Égérie était plus probablement l’une de ces pèlerines lancées sur les routes dans le sillage de sainte Hélène, la mère de l’empereur Constantin, qui arpenta la Palestine au début du IVe siècle à la recherche des Lieux saints, inventant dans la foulée ce que l’on appelle aujourd’hui le « tourisme religieux ». Au moment où Égérie entreprend son périple, « les routes sont sûres, gardées par des légions romaines. Leur parfait état – sur 80 000 kilomètres, de l’Écosse à la Mésopotamie, de l’Atlantique à la mer Rouge, des Alpes aux Balkans, du Danube au Sahara – a facilité le voyage de ces femmes qui, contrairement aux époques ultérieures, étaient complètement libres de s’embarquer dans de telles aventures », observe de son côté l’historien Enrique Berzal de la Rosa dans El Mundo. Ainsi Égérie emprunte-t-elle la via Domitia, cette longue voie romaine qui relie la péninsule Ibérique au nord de l’Italie en passant par le sud de la Gaule. Puis notre pèlerine traverse la mer Adriatique en bateau et gagne Constantinople en 381. De là, elle se rend à Jérusalem, où elle passe plusieurs mois à écumer les sites bibliques – le Saint-Sépulcre, le Golgotha, le mont des Oliviers – avant de se diriger vers le lac de Tibériade puis les sanctuaires de Nazareth, de Bethléem et de Jéricho. En 382, elle part pour l’Égypte, où elle visite Alexandrie, Thèbes (l’actuelle Louxor) et s’offre même l’ascension du mont Sinaï, où Moïse aurait reçu les Tables de la Loi. L’insatiable voyageuse met ensuite le cap sur la Syrie et la Mésopotamie avant de revenir à Constantinople en 384, où l’on perd sa trace. 

Si divisés que soient les historiens, tous s’accordent sur l’immense valeur de ce témoignage. Égérie se révèle une fine observatrice et, de son propre aveu,une incorrigible curieuse (« sum satis curiosa »). Elle décrit tout ce qu’elle voit, y compris lorsque son expérience contredit les Saintes Écritures : quand un évêque lui montre l’endroit où, selon la Genèse, la femme de Loth aurait été changée en statue de sel, elle rapporte dans une lettre : « Mais, croyez-moi, [...] nous avons inspecté les lieux, et nous n’avons vu de statue de sel nulle part. » Elle fournit également de précieuses informations sur les rites et les coutumes de la région : « Égérie expose comment, à Jérusalem, le culte était célébré en grec, mais avec des interprètes en araméen pour la population locale », commente Berzal de la Rosa. En sus de ces observations protosociologiques, la langue dans laquelle la voyageuse s’exprime est elle-même riche d’enseignements. Le manuscrit d’Égérie est rédigé en sermo cotidianus, « un latin familier, presque pauvre, truffé d’hispanismes, ce qui en fait une pierre de Rosette pour les philologues », note Silvia López dans S Moda, le supplément féminin d’El País. Une pierre de Rosette, certes, mais aussi une pierre d’achoppement : comment expliquer qu’une femme de si haute naissance parle la langue de la rue ? Il est grand le mystère d’Égérie… 

— Cet article a été écrit pour Books par Pauline Toulet.

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Quand les Britanniques eurent besoin d’un représentant à Bassora pendant la Première Guerre mondiale, ils choisirent une femme de 46 ans qui n’avait jamais travaillé, sauf quelques mois comme volontaire pour la Croix-Rouge en France. Riche, inexpérimentée, elle était diplômée d’Oxford mais dépourvue de formation en relations internationales, sans la moindre connaissance en matière d’administration, de politique ou de gestion. Pourtant, entre 1916 et 1926, Gertrude Bell gagna le respect des hommes d’État arabes et l’admiration de ses supérieurs, fonda un musée national, acquit une connaissance approfondie de la politique au Moyen-Orient et aida à concevoir la Constitution, à sélectionner les dirigeants et à dessiner les frontières d’un nouvel État. Créé en 1920 à partir des trois provinces ottomanes de Bagdad, Bassora et Mossoul, qui avaient été conquises et occupées par la Grande-Bretagne pendant la guerre, ce pays fut appelé Irak et placé sous mandat britannique.

Lorsqu’en 2003 je servais comme fonctionnaire britannique dans le sud de l’Irak, j’ai souvent entendu les Irakiens comparer mes collègues femmes à Gertrude Bell. Plus de dix biographies l’ont dépeinte comme la quintessence de l’arabisante, de l’analyste politique et de l’administratrice. Mérite-t-elle cet engouement ? Était-elle à l’image de ses pairs ? En quels termes pouvons-nous aujourd’hui, presque cent ans après sa mort, évaluer ce qu’elle a accompli ? 

Le mandat britannique en Irak posa problème dès sa création, en 1920. Une révolte cette année-là coûta aux Britanniques des centaines de vies et quelque 40 millions de livres sterling ; elle les convainquit de l’impossibilité d’une administration coloniale directe. La monarchie, qu’ils établirent en hissant sur le trône le roi hachémite Fayçal Ier (un étranger sunnite, proche des Britanniques), était mal vue par nombre de Kurdes, de chiites et de nationalistes. L’Irak, même après avoir adopté certaines institutions caractéristiques d’un État moderne et rejoint la Société des Nations en 1932, vit son équilibre sans cesse menacé – que ce soit par des divisions ethniques et confessionnelles ou par des conflits entre religieux et nationalistes. En 1958, la monarchie fut brutalement renversée pour être remplacée par un régime militaire puis par la dictature baasiste. 

Les lettres de Gertrude Bell, qu’on peut désormais consulter en ligne via un fonds d’archives de l’Université de Newcastle, suggèrent que sa force ne réside pas dans ses succès politiques (elle n’a pas réussi à façonner un État irakien unifié, stable et durable), mais dans sa lucidité et sa capacité à analyser ses échecs. À peine arrivée à Bassora, en 1916, elle écrivait ceci : « Nous nous sommes précipités dans cette affaire en négligeant, comme d’habitude, d’observer le tableau complet. Nous avons traité la Mésopotamie comme une entité isolée alors qu’elle fait partie intégrante de l’Arabie […]. Nous pataugeons, et nous laissons sur notre passage du sang et des larmes qui n’auraient jamais dû être versés. » 

Elle incrimine en partie le chaos préexistant à son arrivée – l’Autorité provisoire de la coalition, en 2003, n’a pas agi différemment 1

Dans son « Examen de l’administration civile en Mésopotamie » 2, paru en 1920, elle note : « S’il a fallu plus de temps que prévu pour ouvrir certaines écoles à Bagdad, la faute en revient aux locaux qui ont pillé le mobilier et les fournitures scolaires, emportant les portes, les fenêtres, tout ce qui était transportable. »  

Près de quatre-vingt-cinq ans plus tard, quand je travaillais à Amarah, une ville sur le Tigre, au nord de Bassora, nous avons dû remplacer les portes, les fenêtres et les meubles de 240 des 400 écoles qui avaient été pillées dans la province. Bell se plaint des anciens dirigeants ottomans comme nous nous plaignions des anciens chefs baasistes : les hauts fonctionnaires étaient tous partis, emportant ou détruisant des documents administratifs essentiels. Mais elle reconnaît que ces difficultés et ces aléas sont inhérents à toute occupation. 

En 1920, Bell avait déjà quatre ans d’expérience dans l’administration britannique en Irak ; elle parlait l’arabe couramment et avait sillonné le Moyen-Orient pendant dix ans. Pourtant, elle ne prétend jamais, dans sa correspondance, être capable de prévoir, d’expliquer ou de maîtriser les événements. Elle insiste sur les faiblesses de l’administration ottomane, la persistance du système tribal, le clivage entre les villes et les campagnes. Elle évoque la vulnérabilité du nouvel État face aux agitateurs venus de Syrie et aux nouvelles formes de nationalisme et d’islam radical portées, par exemple, par les religieux chiites prônant l’instauration de la charia pendant la révolte de 1920. 

Bell montre comment les bombardements de la Royal Air Force et le mépris des différences culturelles affiché par les soldats britanniques ont exacerbé la haine. Elle dépeint des Irakiens farouchement opposés à la présence étrangère mais redoutant ce qui pourrait la remplacer. Elle sait que l’occupation est intenable et inefficace, pourtant elle ne peut envisager un retrait total. Elle reconnaît que la mainmise des Britanniques est insupportable et qu’un gouvernement arabe doit émerger, mais elle redoute les sacrifices et la confusion que cela engendrerait. La situation, conclut-elle, est « étrange et déconcertante ».  

Tous ces paradoxes et compromis étaient hélas encore d’actualité dans l’Irak des années 2000, mais ont rarement été exprimés avec autant de clarté. En 2003, nous nous sommes raccrochés aux « leçons du passé » et avons gobé les doctrines abstraites enseignées par les gouvernements occidentaux sur les situations post-conflit : gestion, contre-insurrection et mesures économiques. Nos rapports mentionnaient « le renforcement des capacités », « les cœurs et les esprits », « la société civile », « la vérité et la réconciliation », « la gouvernance » et « le microcrédit ». Nos énoncés de mission postulaient l’existence de relations entre l’économie de marché et la paix, le terrorisme et les droits de l’homme, les élections et la croissance. Toute cette terminologie opaque dissimulait le fossé entre nos aspirations et notre pouvoir effectif, cachait la nécessité d’arbitrer entre différents maux pour choisir le moindre, confondait problèmes et solutions et jetait un voile pudique sur nos échecs. 

L’écriture de Bell est à la fois plus vivante et plus honnête. Elle assume les paradoxes, l’ironie et les vérités qui dérangent. Elle nomme l’impuissance et le comique quand ils se présentent, sans pour autant nier sa responsabilité morale. Elle reconnaît qu’essayer de mettre en place des politiques dans un tel environnement est hasardeux et difficile. Jamais elle ne s’abrite derrière le jargon ou les platitudes. Voici quelques exemples de ses lettres de 1920 : 

« Inutile de nier l’évidence, nous avons monumentalement échoué. Le système était bien plus défectueux qu’on ne l’imaginait, moi comme les autres. Il faut le transformer en profondeur, mais j’ignore ce que cela implique exactement. […] Personne ne sait vraiment ce que ces gens veulent, excepté qu’ils ne veulent pas de nous. […] Sayyid Talib est l’homme politique le plus compétent du pays. Il est aussi, il faut le rappeler, dénué de tout scrupule, mais ses intérêts et les nôtres coïncident. […] Nous pâtissons de circonstances sur lesquelles nous n’avons aucune prise. Nous n’aurions sûrement pas pu endiguer l’élan furieux des mouvements nationalistes et islamiques même si nous les avions anticipés. Mais cela n’excuse en rien notre aveuglement. […] J’ai dit à un dirigeant nationaliste arabe que l’indépendance totale était ce que nous espérions in fine. “Madame, répondit-il (nous discutions en arabe), l’indépendance n’est jamais accordée, elle est toujours arrachée.” »

De tels commentaires (qui peu­vent sembler banals aux non-­initiés) sont difficiles à formuler dans le feu de l’action quand on travaille sous l’égide d’une puissante administration. Les rapports de Bell évitent de mentionner les théories économiques, juridiques ou politiques, mais s’appliquent plutôt à identifier et à décrire les figures irakiennes les plus puissantes, efficaces et emblématiques de chaque région, des cheikhs du Tigre aux ayatollahs de Nadjaf. Bien qu’elle ait eu une préférence pour l’aristocratie des guerriers tribaux, Bell avait conscience que la conception arabe de la gouvernance ne correspondait pas à la sienne. Ainsi voyait-elle en Ibn Séoud – le fondateur de l’Arabie saoudite – le plus grand homme politique du monde arabe contemporain, tout en concédant que « ses mouvements étudiés, son sourire affable et le regard méditatif qu’il coule derrière ses paupières lourdes cadrent mal avec la conception occidentale d’une personnalité énergique ». 

Ses voyages dans des contrées reculées où nul Européen n’avait jamais mis les pieds, au cours desquels elle dînait et dormait sous la tente, ont façonné ses opinions. Elle a pu observer les cheikhs dans leurs majlis – ces lieux de rencontre où mendiants, plaignants et courtisans étaient reçus –, jugeant les membres récalcitrants de leur tribu, mettant au point un plan de bataille ou apaisant les querelles. 

Elle n’avait pas à subir les contraintes de l’administration moderne avec son étouffante hiérarchie. Elle avait le grade de major et correspondait régulièrement et directement avec Winston Churchill 3 au cabinet des ministres, Arthur Hirschel, le directeur du bureau de l’Inde, Victor Chairol, le responsable du service étranger du Times, et Aurel Stein, du British Museum. Elle les connaissait tous depuis vingt ans. Beaucoup de ses collègues, dont T. E. Lawrence, alias Lawrence d’Arabie, qui venait d’un milieu bien plus modeste qu’elle, jouissaient de la même horizontalité dans leurs rapports avec leur hiérarchie. Du fait de rivalités bureaucratiques à Londres et des préoccupations causées par la Première Guerre mondiale, Gertrude Bell put, ainsi que ses collègues directs, promouvoir des politiques en Irak sans que ses supérieurs putatifs au ministère des Affaires étrangères, au ministère de la Guerre et au secrétariat d’État aux Colonies n’interfèrent. 

Ces échanges en matière de politique étrangère étaient beaucoup plus riches que le consensus étriqué de 2003, où la coalition menée par les États-Unis a tout misé sur une démocratie libérale mal définie sans tenir compte des autres possibilités : partition, régime militaire, instauration de la charia, réunification ou nationalisme radical. À l’inverse, Bell et ses contemporains s’opposaient les uns aux autres dans un débat créatif et passionné sur les contours du nouvel État. Ibn Séoud remettait en question ses frontières terrestres, arguant que le concept même d’Irak n’avait pas de sens pour ses sujets nomades. Les collègues de Bell – Arnold Wilson, commissaire civil pour le territoire de Bagdad, T. E. Lawrence et St. John Philby, tout à la fois explorateur et espion britannique – plaidaient ardemment et respectivement pour une colonie, un empire arabe indépendant et une république d’Irak ; ils préférèrent démissionner plutôt que d’accepter une politique à laquelle ils étaient opposés. 

D’autres ont caressé l’idée de rétablir un califat islamique. D’autres encore ont réfléchi très sérieusement à créer un État indépendant pour les chrétiens assyriens. Bell a suggéré de solliciter un prince ottoman pour diriger l’Irak et examiné avec intérêt une proposition impliquant la création d’une région chiite autonome régie par la charia. Les uns et les autres exprimaient franchement leurs désaccords. Mark Sykes, par exemple – le député britannique qui a négocié les accords Sykes-Picot avec la France en prévision du partage, à l’issue de la Première Guerre mondiale, des anciens territoires ottomans au Moyen-Orient – décrit ainsi Gertrude Bell : « Un stupide moulin à paroles, un âne bâté, prétentieux et exubérant, une limande hommasse qui se ­dandine aux quatre coins de la planète. » 

Les collègues de Bell avaient de nombreux défauts et pouvaient, à l’occasion, faire preuve d’une cruauté impardonnable. Le colonel Gerard Leachman, figure éminente de l’administration civile en Irak après la Première Guerre mondiale, faisait l’apologie d’une stratégie fondée sur des raids punitifs qui révulsait T. E. Lawrence. Quant à Winston Churchill, il était favorable à l’emploi du gaz pour mater les tribus rebelles et aux bombardements aériens pour contrôler le territoire. Le supérieur direct de Bell, Arnold Wilson, en imposait notoirement : jeune soldat affecté en Inde, il s’était constitué une épargne en travaillant comme soutier pendant sa permission, pelletant du charbon seize heures par jour dans un bateau à vapeur qui ralliait Marseille depuis Bombay et parcourant à vélo les 1 400 kilomètres qui le séparaient de la maison de ses parents, à Worcester. Mais c’était aussi un impérialiste de la première heure, qui n’éprouvait aucune sympathie pour les Irakiens et se trouvait donc incapable de comprendre leurs aspirations. Les écrits de son successeur, Percy Cox, qui remplaça Wilson en 1920 comme haut-commissaire du mandat récemment créé, sont parfois d’un racisme écœurant. 

Gertrude Bell partageait beaucoup de leurs préjugés. Comme le montre précisément Toby Dodge dans son livre « Inventer l’Irak » 4, les administrateurs britanniques étaient obnubilés par le despotisme et la corruption du pouvoir ottoman et abolirent sans discernement des aspects positifs de son système fiscal et administratif. En parallèle, leur fervente admiration pour les cheikhs locaux encouragea les Britanniques à renforcer l’autorité de ces derniers sur leurs tribus au détriment des villes et du pouvoir central. 

Les biographes de Bell, cependant, ont généralement laissé de côté la fascinante combinaison de créativité, d’honnêteté, d’intelligence et d’idiotie malavisée qui composait sa personnalité pour la ­présenter comme une femme de génie. On doit cela en partie à sa vie aventureuse. Le père de Gertrude Bell était l’un des hommes les plus riches du Royaume-Uni. Née en 1868 et élevée dans le Yorkshire, elle décrocha son diplôme avec mention à l’Université d’Oxford et apprit l’arabe, le persan et l’hébreu. Jusqu’à l’âge de 30 ans, elle a passé son temps à voyager, à concevoir des jardins, à traduire de la poésie persane et à dîner avec les personnages les plus illustres du Londres de l’ère victorienne finissante. 

En 1899, elle entama une carrière d’alpiniste en Suisse, escaladant pas moins de sept sommets invaincus (dont l’un porte toujours son nom) dans les Engelhörner. Lors de sa tentative infructueuse d’escalader la face nord-est du Finsteraarhorn, le point culminant du massif des Alpes bernoises, elle passa cinquante-trois heures encordée en plein blizzard et s’en sortit avec de graves engelures. Elle contribua à améliorer le système de datation des églises byzantines, rédigea un rapport détaillé sur la forteresse abbasside d’Al-Ukhaidir, en Irak, et écrivit un livre de voyage très apprécié. Elle tomba amoureuse d’un héros militaire marié. En 1913, elle arpenta la péninsule Arabique, devenant l’une des rares étrangères à avoir traversé le désert du Nejd et tenu tête aux tribus arabes hostiles pour enfin entrer dans la ville reculée de Haïl, au centre de l’actuelle Arabie saoudite. 

Un CV remarquable, qui l’a sans doute mieux préparée au travail de terrain qu’elle allait faire en Irak qu’un quelconque master en relations internationales ou qu’une carrière dans une administration frileuse comme le ministère de l’Intérieur ou de la Défense. On ne saurait pourtant crier au génie. Sa traduction du poète persan Hâfez est lourde et chichiteuse. Son expédition jusqu’à la cité isolée de Haïl n’a fourni aucune donnée anthropologique ou topographique d’importance. Lady Anne Blunt 5 s’y était rendue quarante ans avant Bell. De telles aventures n’étaient pas exceptionnelles pour les Occidentaux qu’elle fréquentait en Irak : beaucoup étaient archéologues, universitaires, voire espions, et tous avaient entrepris de longs voyages en solitaire dans des contrées lointaines.  Les officiers britanniques présents en Irak en 1916 étaient moins des originaux romantiques que les agents zélés de la tradition impériale. 

Si Bell se tourne naturellement vers l’archéologie en Irak, c’est qu’elle a derrière elle cent ans de travaux menés par des érudits de l’armée britannique résidant à Bagdad, véritables pionniers dans les principaux champs de cette discipline. J. E. Taylor a découvert la civilisation sumérienne au milieu du XIXe siècle ; Henry Rawlinson fut, à la même époque, le premier à déchiffrer l’écriture cunéiforme ; et A. H. Layard dirigea les premières fouilles de l’ancienne cité mésopotamienne de Ninive. Si Bell et ses collègues ont entrepris de longues et périlleuses expéditions et écrit des livres en s’attendant pour cela à être couverts de gloire et de médailles par la Société royale de géographie, c’est sans doute parce qu’un tel traitement avait été réservé à l’émissaire britannique Alexander Burnes à son retour de Boukhara, dans l’actuel Ouzbékistan, en 1832.

Dans La Reine du désert, la biographe Janet Wallach dépeint l’enfance de Gertrude Bell comme la parfaite illustration du rigorisme victorien : « On lui rappelait sans cesse de se tenir droite, de tenir ses couverts correctement et de ne parler aux adultes que lorsqu’ils lui adressaient la parole. » Le grand-père de Bell, cependant, était un ami de Darwin et de Huxley, sa belle-mère écrivait des pièces de théâtre virulentes sur les souffrances des classes laborieuses, et Bell elle-même, farouchement athée, avait absorbé un siècle et demi d’écrits radicaux et révolutionnaires qui dénonçaient l’hypocrisie et l’injustice du colonialisme. La famille tirait sa fortune de l’industrie sidérurgique. À l’époque de Bell, néanmoins, ce secteur était sur le déclin, victime, comme la majeure partie de l’industrie britannique, de la concurrence étrangère. Elle travailla pour un État qui ne pouvait pas se permettre de ­s’attacher de nouvelles colonies ; du reste, l’opinion publique ne s’y intéressait plus et les intellectuels en méprisaient l’idée.  

La biographie parue en 1978 de H. V. F. Winstone, « Gertrude Bell. La dame d’Irak » 6, passe vite sur les émotions et les relations de Bell. Il s’agit toutefois d’un portrait très fidèle, qui replace son sujet dans le contexte de l’époque. Autant son livre ultérieur sur le colonel Gerard Leachman – un collègue de Bell – est peu convaincant, autant celui-ci est détaillé, érudit et plein d’esprit. La biographie plus récente de Georgina Howell, « Gertrude Bell. Reine du désert, bâtisseuse de nations » 7, néglige le contexte historique et les ­travaux académiques sur la politique britannique au Moyen-Orient après 1915 pour produire un récit hagiographique. Elle avance la thèse (farfelue) selon laquelle Bell aurait dirigé des opérations secrètes dans le but de voler au secours des forces britanniques assiégées par les Ottomans dans la ville irakienne d’Al-Kût, en 1916. Elle affirme, sans plus de preuves, que Bell se serait déguisée en mendiant arabe, aurait mené des troupes au combat et aurait résisté à la torture. « On ne saurait nier, écrit-elle, que Gertrude Bell a laissé derrière elle un gouvernement irakien efficace et bienveillant, qui n’était pas entaché par la corruption et entendait maintenir l’égalité et la paix. […] Du vivant du roi Fayçal Ier, l’Irak était une terre où chacun pouvait vivre sans peur et sans souffrance. » Or le règne de Fayçal Ier, installé au pouvoir en 1921 avec le soutien de Bell, fut bel et bien corrompu, inepte et violent ; le souverain n’hésitait d’ailleurs pas à faire assassiner ses opposants. 

La biographie de Howell, toutefois, permet de mieux comprendre l’évolution de la relation entre Bell et le colonel – marié – Charles Doughty-Wylie. On ne sait pas trop où elle a glané les détails de leur première étreinte (on espère qu’elle ne les a pas inventés) : « Alors qu’elle dénouait son chignon, elle l’entendit frapper doucement à la porte et le fit entrer. Ils s’enlacèrent, le cœur ­battant, puis ils s’assirent un peu maladroitement sur le lit […]. Ils s’allongèrent. Blottie dans ses bras, Gertrude lui avoua qu’elle était vierge [elle avait 42 ans]. Il était d’une douceur et d’une prévenance infinies, mais quand il l’embrassa et se rapprocha d’elle, elle se raidit, paniqua et chuchota : “Non.” » 

Howell analyse non sans imagination la correspondance des deux amants. Elle met en exergue la ferveur hésitante, les dérobades timides et les émotions retenues qui émaillent les réponses du colonel. Une telle description de leur relation ne fait que rehausser le pathos dans lequel elle prit fin. En 1915, après avoir écrit à Bell et à son épouse en les suppliant de renoncer au suicide, Doughty-Wylie partit rallier des troupes en déroute et, armé d’une simple canne, les mena à l’assaut des plages de Gallipoli, en Italie. Il remporta la croix de Victoria et périt au seuil de la victoire. 

La biographie de Wallach, parue pour la première fois en 1996, pâtit d’une surabondance d’adjectifs et de clichés maladroits sur les questions historiques. Mais c’est la chroniqueuse la plus scrupuleuse et la plus patiente du quotidien de Bell en Irak. Elle la décrit comme une célébrité fortunée et indépendante, habituée à discuter d’égal à égal avec les hauts dignitaires de l’État, qui se sent humiliée par le traitement que lui réservent ses interlocuteurs sur place et souffre de la monotonie de la vie au sein d’un camp militaire. Dévastée par la mort de son amant, approchant de la cinquantaine et subissant des accès de fièvre dans la fournaise de l’été irakien, il n’est guère surprenant qu’elle ait un jour fondu en larmes, au mess, quand on lui a servi du bœuf bouilli pour la quatorzième fois d’affilée.  

Georgina Howell et Janet Wallach soulignent l’une et l’autre la réussite peu commune de Bell dans les milieux traditionnellement masculins d’Oxford, de l’alpinisme, de l’exploration et des affaires coloniales. Curieusement, aucune d’elles n’examine sérieusement la décision de Bell de devenir secrétaire de la Ligue anti-suffrage, qui militait contre le droit de vote des femmes. Comment se fait-il qu’une femme de sa trempe, très à l’aise quand il s’agissait de choisir les responsables politiques irakiens, ne s’estimait pas qualifiée pour voter aux élections britanniques ? Que Bell, qu’on présente comme l’allégorie du haut fonctionnaire brillant, ait pu se tromper à ce point sur les femmes, sur elle-même et sur le sens de l’Histoire amène à s’interroger sur ses capacités de discernement. 

Comme T. E. Lawrence l’observe avec sévérité mais justesse, « c’était un mauvais juge des caractères et des situations », et elle devenait toujours l’« esclave » de quiconque exerçait une influence sur elle. Elle avait tendance à ajuster ses opinions à celles de ses interlocuteurs. Son instinct politique n’était pas toujours sûr : elle sous-estimait le risque de rébellion, par exemple. À la veille du soulèvement de 1920, elle encouragea les commandants de l’armée britannique à partir en vacances. Elle fit la sourde oreille quand on lui conseilla de ne pas installer au pouvoir un roi de l’étranger et écarta d’un revers de main la demande d’autonomie de la ville de Bassora. Même son choix de ne pas se couvrir la tête, certes destiné à promouvoir l’émancipation des femmes irakiennes, l’affaiblit politiquement, puisqu’il l’empêcha de s’entretenir avec les chefs religieux chiites, qui refusaient de parler à une femme non voilée.  

L’hypothèse selon laquelle elle faisait bonne impression sur ses interlocuteurs arabes est difficile à démontrer car la plupart d’entre eux ne tenaient pas de journal : les seules informations dont nous disposons, ce sont les compliments rapportés par elle et ses amis. D’après Howell, elle avait les faveurs des hommes les plus élevés dans l’aristocratie des cheiks, mais St. John Philby écrit qu’Ibn Séoud « ne l’appréciait manifestement pas […]. Et de nombreux Arabes riaient aux larmes quand il imitait sa voix stridente et ses manières féminines : “Abd al-Aziz ! Abd al-Aziz ! Regardez ceci, et que pensez-vous de cela ?” »

Au bout du compte, on doit lui reconnaître une part de responsabilité dans la création d’un État irakien instable au cœur d’un Moyen-Orient tout aussi instable. La mission confiée à Bell était, bien sûr, extrêmement ardue. À part dans les fantasmes du bureau de l’Inde, il n’y avait pas de place pour un grand empire britannique au Moyen-Orient, ni pour un nouvel empire ottoman, et encore moins pour un vaste État panarabique ou un califat. Bell devait tenir compte des menaces et des intérêts de la France, de l’Iran, de la Turquie, de ce qui devint l’Arabie saoudite et de la Russie bolchevique. Il fallait tracer des frontières, et on imagine mal où elle aurait bien pu les placer pour éviter les problèmes subséquents entre l’Irak, le Koweït et l’Iran. Son soutien au roi sunnite étranger Fayçal Ier n’était pas aberrant à première vue. Un Irakien, qu’il soit sunnite ou chiite, aurait sans doute eu tout autant de mal à unifier le pays. Et, bien que la monarchie ait été violemment renversée, ce n’est peut-être pas le signe d’une aspiration intrinsèquement républicaine de l’Irak. En Jordanie, le royaume du frère de Fayçal, Abdallah Ier, perdure jusqu’à aujourd’hui. 

S’il est vrai qu’il n’y avait pas de solution idéale, des erreurs évidentes ont tout de même été commises. Bell n’aurait jamais dû entériner l’intégration à l’Irak de la province à majorité kurde de Mossoul. La rivalité entre les sunnites et les Kurdes était inévitable ; cette décision était motivée par les intérêts britanniques et non irakiens, plus particulièrement par la question du pétrole. Et cela s’est révélé peu bénéfique pour les Irakiens comme pour les Kurdes, dont plus de 90 % souhaitent l’indépendance. Ces dissensions continuent, aujourd’hui encore, à menacer l’intégrité du pays. Bell n’aurait sans doute pas dû accepter non plus de faire de l’Irak un mandat britannique : ce statut n’était pas assez fort pour en tirer des bénéfices, ni assez faible pour éviter l’opprobre du colonialisme. Le mandat, c’était la responsabilité sans le pouvoir. Un bon responsable politique doit être sensible aux opinions et aspirations des populations locales, fidèle à ses principes, visionnaire, rationnel et persuasif. Si l’on s’en tient à ces critères, Bell était une administratrice bien moins talentueuse que T.  E. Lawrence et que des dizaines d’autres de ses contemporains. 

Le legs le plus important de Bell reste sans doute son magistral livre blanc, « Examen de l’administration civile en Mésopotamie », qui fut applaudi par les deux chambres du Parlement quand elle le présenta, en 1920, devant un gouvernement sceptique. Elle y passe en revue avec un détachement impérial les dépenses des départements de l’agriculture et de l’irrigation ainsi que le meurtre de ses amis. Elle dresse des parallèles avec le cadastre établi en Inde en 1834, digresse en évoquant le satanisme ou le génocide arménien. Elle pointe les failles de la politique ­britannique et cite quelques-unes de ses réussites notables : un système ferroviaire employant quelque 27 000 personnes, des hôpitaux régionaux, des écoles pour filles et un service de police. Ses positions sont parfois déconcertantes. Elle soutient les solutions imparfaites qui ont été mises en place au mépris des valeurs libérales et des droits de l’homme : les compromis avec des seigneurs de la guerre, les raids punitifs et la justice tribale. Mais sa culture, son public et ses origines la poussent, malgré les pressions politiques du moment, à dire la vérité. 

Bell et ses pairs, qui affichent un mélange d’assurance idéologique, d’érudition et d’agilité rhétorique, ressemblent à des courtisans de l’époque élisabéthaine. Mais ils n’en demeurent pas moins des colons infructueux. En 1920, des nationalistes sunnites, des ayatollahs chiites et des cheikhs se soulevèrent contre les Britanniques. Leur insurrection, bien que réprimée, révéla aux populations de Grande-Bretagne et d’Irak qu’il ne pouvait y avoir de colonie britannique durable dans ce pays. Ici encore, T. E. Lawrence fut le premier à le reconnaître : « Nous disons que le but de notre présence en Irak est de développer le pays pour le bien du monde entier. […] Combien de temps encore laisserons-nous des millions de livres sterling, des milliers de soldats et des dizaines de milliers d’Arabes être sacrifiés au nom d’une forme de gouvernement colonial qui ne peut bénéficier qu’à ses administrateurs ? »

La réponse de Bell, le 19 septembre 1920, est empreinte de regrets mais non moins catégorique : « L’agitation a pris le dessus. Personne n’aurait pu imaginer que nous laisserions ainsi le champ libre aux Arabes : c’est le résultat du soulèvement. Savoir si cela leur sera profitable in fine ou si cela engendrera au contraire plus de retards que de progrès dans le développement de l’État moderne qu’appellent de leurs vœux les jeunes nationalistes passionnés, c’est une autre question. » 

Certains suggèrent que l’enlisement des Américain en Irak à la suite de l’invasion de 2003 est seulement dû à un manque de planification, à des erreurs stratégiques bien précises (la « débaasification », les pillages, la dissolution de l’armée irakienne et le manque de soldats sur place) et à l’absence d’une équipe d’arabisants expérimentés et de professionnels de l’édification d’États. Mais pensez à Bell et ses collègues, comme le colonel Leachman ou Bertram Thomas, administrateur en Mésopotamie. Tous étaient arabisants, médaillés de la Société royale de géographie pour leurs voyages en Arabie et admirés pour leurs actions politiques. Thomas fut chassé de son bureau d’Al-Shatrah, au sud de l’Irak, par une foule en colère. Le colonel Leachman, connu pour avoir tué un indigène dans sa propre tente en toute impunité, fut assassiné d’une balle dans le dos à Falloujah. Bell connut une défaite plus lente mais plus complète. Du royaume qu’elle a fondé, avec son monarque sunnite et ses sujets chiites, sunnites et kurdes, il ne reste ni roi, ni gouver­nement sunnite. Le pays est aujourd’hui proche de la guerre civile, peut-être le verrons-nous un jour disparaître. 

Bell est donc à la fois un modèle de décideur politique et un exemple de l’inévitable vulnérabilité et de l’incompétence des puissances occidentales face à tout ce qu’il y a de chaotique et d’incertain dans la construction d’une nation. Malgré les préjugés hérités de sa culture et les circonvolutions de son environnement bureaucratique, elle était extrêmement intelligente, éloquente et courageuse. Ses collègues étaient talentueux, créatifs, bien informés et déterminés. On leur faisait confiance, ils n’étaient pas particulièrement brimés par les médias ou par leur propre administration. Ils étaient confrontés à un Irak plus simple : une population moins nombreuse et majoritai­rement rurale, à une époque où le nationalisme arabe et l’islam politique n’avaient pas encore développé la force et l’attrait qu’ils eurent par la suite. 

Mais leur tâche n’en était pas moins impossible. Les Irakiens refusaient que les représentants de puissances étrangères se hasardent à fonder leur nouvelle nation. T. E. Lawrence avait raison quand il réclamait le retrait total des troupes britanniques et le maintien avec l’Irak de liens aussi faibles que ceux qu’entretenait la Grande-Bretagne avec le Canada. C’est pour cette raison que, même avec une meilleure formation aux langues locales et davantage de contacts avec les tribus, plus de soldats et de meilleures tactiques anti-insurrectionnelles, bref, même avec une approche impérialiste plus réfléchie, les Américains n’auraient pas pu parvenir à construire un État en Irak ou dans le sud de l’Afghanistan. Si Bell est une héroïne, elle ne l’est pas pour ses qualités de visionnaire mais parce qu’elle témoigne de l’absurdité et de l’horreur inhérentes au désir d’ériger des nations pour des peuples qui ont d’autres allégeances, d’autres modèles et d’autres priorités. 

—Rory Stewart est un écrivain, homme politique et ancien militaire britannique. Il a été lieutenant-gouverneur de la province de Maysan, en Irak, entre 2003 et 2004. — Cet article a été publié par The New York Review of Books le 25 octobre 2007. Il a été traduit par Lucile Pouthier. 

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Son nom peut s’écrire de diverses manières ; choisissons la transcription française Tcheng Shi, qui permet au moins de le prononcer à peu près convenablement. Cela signifie « veuve de Tcheng ». Appelons-la Shi, pour simplifier. 

Cette figure légendaire de la piraterie chinoise a fait l’objet de nombreuses recherches, et l’on a fini par connaître à peu près les grandes lignes de son épopée. Elle est née en 1775 dans le delta de la rivière des Perles, près de Canton, en face de Hongkong, sans doute dans une famille modeste du peuple tanka, des pêcheurs vivant sur leur jonque. On ignore son nom véritable. Cette belle jeune fille commence sa carrière comme prostituée dans un bordel flottant. Elle devient une femme d’influence grâce au réseau de relations qu’elle noue avec ses clients de l’élite cantonnaise. C’est là que le fameux Tcheng la repère. Il est issu d’une lignée de pirates remontant jusqu’à la dynastie Ming, au XVIe siècle. Il officie comme second d’un sien cousin, corsaire au service de la dynastie vietnamienne Tây Son, en lutte contre la Chine et plus tard contre le Vietnamien Gia Long, lequel finira par l’emporter et fonder la dynastie impériale des Nguyên. Shi et Tcheng se marient en 1801. Une rumeur veut qu’elle négocia durement son mariage, s’assurant la moitié des profits de son pirate de mari.

L’histoire devient plus précise à partir de février 1802. Le cousin ayant été capturé par Gia Long, Tcheng prend la relève. Avec l’aide avisée de son épouse, il vient à bout des dissensions entre pirates et prend en 1805 la tête d’une formidable coalition : six flottes, arborant chacune un drapeau de couleur différente. Il s’assure la direction de la flotte la plus puissante, de couleur rouge. Pas pour longtemps, car en novembre 1807 il meurt noyé. Shi, qui a donné naissance à deux garçons, prend sa succession, avec l’appui de Tchang Poa, un jeune homme d’origine tanka dont Tcheng avait fait son fils adoptif et qui commandait la flotte au drapeau noir. Shi devient l’amante de Tchang Poa, lequel pilote désormais la flotte au drapeau rouge. Mais la véritable tête de la coalition est bien Shi, ce dont témoigne un rapport ultérieur d’un officiel chinois qui les a connus : « Tchang Poa a obéi aux ordres de Shi ; il l’a consultée sur toute chose avant d’agir. »  

La force de frappe de la coalition est redoutable : plusieurs centaines de jonques et près de 50 000 pirates. Shi engage une guerre frontale avec les autorités du Guangdong – la province de Canton et de la rivière des Perles. S’ensuit une bataille navale sans merci, qui va tourner en un peu moins de deux ans à l’avantage du Guangdong. En 1808, Tchang Poa lance deux offensives qui anéantissent la moitié de la flotte chinoise et lui permettent d’entrer dans la rivière des Perles. À la suite d’une contre-attaque chinoise, Shi prend personnellement le commandement de la flotte au drapeau rouge. Elle gagne plusieurs batailles, mais les Chinois parviennent à détruire l’une des six flottes, celle au drapeau blanc, et à tuer son commandant. Shi riposte en envoyant le commandant de la flotte au drapeau noir, Guo Podai, faire une razzia sanglante de six semaines le long de la rivière des Perles. Dans le même temps, Tchang Poa détruit les villes de Humen, à l’est du delta, et de Sha Tin, à Hongkong. 

Shi commet alors une erreur. En septembre, elle s’empare du brick du gouverneur portugais de Timor. En représailles, six navires portugais parviennent à bloquer les flottes de Shi et de Tchang Poa dans une baie de Hongkong. Venue en renfort, une armada chinoise transforme 43 navires en brûlots que le vent pousse vers les pirates. Ceux-ci parviennent à les détourner et même à embraser en retour deux navires chinois, puis profitent d’un changement de vent pour briser le blocus. Mais l’alliance entre Portugais et Chinois a clairement renversé le rapport de force. Pour couronner le tout, les Britanniques de la Compagnie des Indes prennent part au conflit. Guo Podai fait défection et se met au service des Chinois. 

Abandonnant la partie, Shi entreprend de négocier avec Bai Ling, le gouverneur général du Guangdong. Et y parvient. Après quelques péripéties, elle conduit une délégation comprenant des femmes et des enfants à la résidence de Bai Ling et conclut un marché. Tchang Poa et Shi sont pardonnés et autorisés à se marier officiellement. En échange, Tchang met ses compétences au service des Chinois avec une fraction de sa flotte. Devenu colonel, il perdra la vie dans le détroit de Taïwan en 1822. Shi, qui a eu un fils avec lui, s’éteindra en 1844, à l’âge de 69 ans, non sans avoir monté une maison de jeu. 

Cet article a été écrit pour Books par Nicolas Saintonge.

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Le portrait de Catalina de Erauso le plus connu ? Une peinture à l’huile, non signée et datée de 1630, qui la représente en habits de soldat, avec une golille 1 empesée et un pourpoint de daim. Son visage est imberbe, mais son expression dure et virile lui donne un air agressif. Celle qui se faisait appeler « la nonne-­soldat » est une figure légendaire et assurément romanesque, à mi-chemin entre la réalité et la fiction. L’oxymore de son surnom reflète cette dualité qui l’a accompagnée tout au long de sa vie. Même sa date de naissance n’est pas claire : dans son autobiographie 2, elle affirme être née en 1585, mais son acte de baptême stipule qu’elle a vu le jour en 1592, à Saint-Sébastien. 

Catalina descend d’une famille aisée et pieuse. Son père, un homme de mer et de plume, s’est engagé en 1587 à bord du María San Juan, l’un des navires de l’Invin­cible Armada.Très jeunes, Catalina et ses sœurs entrent au couvent San Sebastián el Antiguo, dirigé par des dominicaines dont la prieure est l’une de leurs tantes. Quelques années plus tard, elle est transférée dans un autre couvent, plus strict, de la même ville. Peu avant son ordination, Catalina prend la fuite après une altercation avec sa supérieure : « J’étais presque au bout de mon année de noviciat, écrit-elle, lorsque je me pris de querelle avec une nonne professe nommée doña Catalina de Aliri, laquelle, étant veuve, était entrée au couvent et y avait fait profession. Elle était robuste et moi fillette ; elle me rudoya physiquement. » 

Elle erre dans la forêt en ne se nourrissant que de racines et se débrouille pour se couper les cheveux et troquer son habit de religieuse contre des vêtements d’homme. Dès lors, à quelques exceptions près, elle n’endossera plus jamais une identité féminine et vivra, pendant la majeure partie de sa vie, sous le nom d’Antonio Erauso, soldat, aventurier, conquistador et jouisseur. 

Entre son évasion du couvent et son départ pour le Nouveau Monde, elle mène une existence digne d’un roman picaresque du Siècle d’or. Elle arrive à Vitoria, puis à Valladolid, où elle sert comme page, sous le nom de Francisco Loyola, chez don Juan de Idiáquez, secrétaire du roi. Sept mois plus tard, son père rend visite à Idiáquez, avec qui il est ami. Craignant d’être découverte, Catalina décide de fuir.

Elle se rend à Bilbao, où elle passe un mois en prison, accusée d’avoir jeté des pierres à un garçon qui se moquait d’elle. À Estella, elle reste deux ans au service d’un chevalier de l’ordre de Santiago, puis regagne sa ville natale, où elle est employée pendant trois mois dans la maison de sa tante Úrsula de Zarauz sans être reconnue. À plusieurs reprises elle assiste à la messe dominicale dans le couvent qu’elle a quitté, pour observer secrètement ses parents ainsi que ses frères et sœurs. 

Tous ses frères étaient militaires, et au moins trois d’entre eux ont vécu et sont morts en Amérique. Comme si elle voulait leur emboîter le pas, et poussée par la même fébrilité que beaucoup de Basques de l’époque, Catalina part à l’aventure. Elle se rend à Séville, puis, de là, à Sanlúcar, où elle s’engage en 1603 comme mousse sur un galion à destination des Amériques. Le capitaine, un autre de ses oncles, ne la reconnaît pas non plus. 

À peine le navire fait-il escale en Amérique latine que Catalina en profite pour voler 500 pesos à son oncle avant de prendre la poudre d’escampette. Peu après, elle fait la connaissance de Juan de Urquiza, un riche marchand de Trujillo, au Pérou, au service duquel elle reste pendant trois mois. Dès son arrivée en Amé­rique, l’ancienne nonne entre en contact avec le réseau d’entraide constitué par les Basques du Nouveau Monde, ce qui lui sera d’un grand secours tout au long de son voyage.

Catalina est grande et n’a pas de seins, grâce, selon ses dires, à un emplâtre 3 fourni par un Italien. Elle affiche l’attitude typiquement associée au conquérant espagnol fraîchement débarqué sur ces terres : un comportement viril, impulsif et agressif, sensible aux « insultes à la fierté et à l’honneur », enclin « aux histoires de jupons, aux guerres de conquête, aux altercations lors des parties de cartes, aux duels, aux rixes avec des voleurs et des bandits... », observe l’historienne Aránzazu Borrachero. 

Du fait de son caractère hautain, peu disposé à supporter les affronts, ainsi que de son goût prononcé pour les jeux d’argent, les tavernes et les bagarres, Catalina se trouve régulièrement confrontée à la violence – dégainant souvent son épée, parfois pour se défendre, parfois pour attaquer. Sa première passe d’armes mortelle a lieu lorsqu’un certain Reyes lui manque de respect : elle lui fait une large entaille au visage et transperce de sa lame l’ami qui l’accompagnait.

Afin d’apaiser la situation, son patron tente de la marier à l’une de ses connaissances, une parente de Reyes, ce que Catalina refuse obstinément. Peu après, son rival vient à nouveau la provoquer, et cette fois Catalina l’achève. Elle est arrêtée et présentée au corregidor [équivalent d’un maire], qui, apprenant qu’elle est basque, la laisse s’enfuir. Elle rejoint alors Lima avec une lettre de recommandation rédigée par Urquiza à l’intention de son ami, le consul général de la ville.

Une fois de plus, Catalina tire parti de ses origines basques, à la fois pour trouver du travail et pour s’attirer les bonnes grâces d’un protecteur. À l’époque, les Biscayens – nom jadis utilisé pour désigner les Basques – occupaient des positions privilégiées au sein de la société coloniale. Catalina se voit confier les rênes de l’une des boutiques du consul, à la grande satisfaction de ce dernier. Mais, après neuf mois de bons et loyaux services, le consul découvre Catalina « jouant entre les jambes » de sa jeune belle-sœur. Il la vire sur-le-champ.

Sur ce, Catalina s’engage dans l’armée et se rend au Chili, où les Espagnols sont enlisés dans la guerre d’Arauco, un conflit qui a opposé pendant près de trois siècles les troupes royalistes aux Mapuches du sud du pays. C’est à cette époque qu’a lieu l’épisode le plus picaresque de sa vie : le meurtre du capitaine Miguel de Erauso, son frère aîné.

Ils se retrouvent d’abord à Concepción, où Catalina, alias Antonio, a rejoint la même garnison que Miguel. Ce dernier ne la reconnaît pas et la prend sous son aile. Cette relation fraternelle cesse ­brusquement lorsque Catalina tente de séduire l’amante de Miguel. Trois ans plus tard, vers 1613, ils se croisent à ­nouveau sur le champ de bataille. C’est à ce moment-là que Catalina-Antonio reçoit le grade d’enseigne 4, en récompense pour sa bravoure.

Querelles, bagarres dans les bars, combats à l’épée et autres escarmouches font partie de son quotidien. Au cours d’une rixe dans un tripot de la ville de Concepción, elle tue l’auditeur général et se réfugie dans une église, où elle sera retenue prisonnière pendant six mois. Lors d’un énième duel à l’épée, alors qu’il fait nuit noire et qu’elle peut à peine distinguer son adversaire dans l’obscurité, elle blesse mortellement Miguel, son frère.

Un événement qu’elle relate en quelques phrases brèves dans son autobiographie : « Mort, ledit capitaine Miguel de Erauso fut enterré au couvent de San Francisco. Du chœur, je le vis. Dieu sait avec quelle angoisse ! » Dans cette scène, comme dans tant d’autres de sa biographie, il est difficile de dire où finit la réalité et où commence la fiction. Pour Aránzazu Borrachero, le meurtre de Miguel n’est pas fortuit : Catalina voulait se débarrasser de la domination sociale et familiale exercée par son frère et prendre sa place. De fait, cet incident fait d’elle l’aînée de la famille ; elle se comporte comme telle avec ses deux frères cadets, les aidant et les protégeant comme Miguel l’a fait pour elle. La reconnaissance qu’elle obtient en tant qu’homme est telle que sa propre mère, dans son testament, la désigne sous le nom d’Antonio de Erauso. 

D’innombrables exploits, pas toujours louables mais qui n’en restent pas moins extraordinaires, jalonnent sa vie. Elle fuit le Chili et traverse la cordillère des Andes pour rejoindre Tucumán, en Argentine. Peu de temps après, elle doit quitter la ville pour ne pas avoir à épouser deux jeunes femmes auxquelles elle a promis le mariage : la fille d’une veuve indienne et la nièce d’un chanoine. Il lui faut trois mois pour atteindre Potosí, dans l’actuelle Bolivie, où elle réintègre l’armée en tant qu’adjudant du sergent-major. Elle participe à plusieurs batailles contre les Indiens et se distingue par sa détermination et son courage.

À La Plata [l’actuelle capitale, Sucre], elle est arrêtée et accusée d’un crime qu’elle n’a pas commis. Lors de l’audience, le procureur rappelle à la cour son statut de Biscayen(ne), mais cela ne suffira pas à lui éviter la torture. Après avoir subi la question sans dire un mot, Catalina est finalement libérée. 

Le sentiment d’un danger omniprésent et la peur d’être découverte l’accompagneront tout au long de ses pérégrinations dans le Nouveau Monde. Dans les sociétés latino-américaines du XVIIe siècle, la pratique du travestissement comportait de sérieux risques. Les hommes qui s’habillaient en femme pouvaient être accusés de sodomie, un crime passible du bûcher. De même, on jugeait que les femmes qui se travestissaient en homme portaient atteinte à la dignité et à la pudeur : suspectées de débauche, elles devaient rendre des comptes, au même titre que les fornicateurs et les sodomites, au tribunal du Saint-Office.

À sa sortie de prison, Catalina renoue avec ses mauvaises habitudes. À Piscobamba, au Pérou, elle se dispute avec un homme lors d’une partie de cartes et le tue, ce qui lui vaut d’être condamnée à mort. Elle s’en sort in extremis : un coursier apporte un contrordre alors qu’elle a déjà la corde autour du cou. À La Paz, après une bagarre qui fait un énorme scandale, elle est de nouveau condamnée à la peine capitale. Mais Catalina demande à se confesser et en profite pour s’échapper.

Ses pas la mènent jusqu’au Cuzco, une région du sud du Pérou, où elle séjourne chez le trésorier Lope de Alcedo. Quelques jours plus tard, elle a maille à partir avec un autre soldat, connu sous le nom de Nouveau Cid, qui tente de la voler autour d’une table de jeu. L’incident se termine, comme on pouvait s’y attendre, par une violente rixe entre, d’une part, le Nouveau Cid et ses compagnons, d’autre part, Catalina, aidée de deux Biscayens qui passaient par là – « [ils] accoururent au bruit et, me voyant seule et contre cinq, se mirent à mon côté », raconte-t-elle.

Bien que grièvement blessée, Erauso parvient à tuer son adversaire. Alors qu’elle se vide de son sang, elle est emmenée à l’église San Francisco. Un chirurgien est dépêché et, au vu de la gravité des blessures, refuse d’intervenir si son patient ne reçoit pas d’abord l’extrême-onction. Catalina, se voyant mourir, révèle sa véritable identité à son confesseur. Après une longue convalescence, elle est de nouveau sur pied.

Quelque temps plus tard, alors qu’elle se trouve une fois encore en état d’arrestation, elle raconte son histoire à l’évêque de la province de Huamanga, Agustín de Carvajal, qui, étonné par sa confession, lui offre sa protection inconditionnelle. Que Catalina ait clamé sa virginité, une vertu à laquelle la société de l’époque attachait une grande importance, a semble-t-il été décisif. L’ecclésiastique ­préfère toutefois contrôler les dires ­d’Antonio-Catalina et demande une expertise médicale. « Sur les quatre heures de l’après-midi, écrit-elle, entrèrent deux matrones. Elles m’examinèrent à leur satisfaction et déclarèrent par-devant l’évêque, sous serment, qu’elles m’avaient visitée et reconnue autant qu’il était nécessaire pour pouvoir certifier m’avoir trouvée vierge intacte comme au jour où je naquis. » Cette vérification faite, l’évêque conclut : « Ma fille, maintenant je crois sans doute aucun ce que vous m’avez dit, et dorénavant je croirai tout ce que vous me direz ; je vous vénère comme une des personnes notables de ce monde et promets de vous assister de tout mon pouvoir et de m’employer pour votre bien et le service de Dieu. »

Grâce à lui, Catalina échappe à la peine de mort et, à mesure que la nouvelle de son véritable sexe se propage, devient célèbre. « Si elle n’avait pas été vierge, Catalina aurait été mise dans le même sac que les prostituées et les vagabonds – c’est-à-dire ceux qui ont perdu leur honneur sexuel. Sa biographie aurait certes été la même, mais elle n’aurait jamais obtenu la reconnaissance et le soutien de l’Église et de l’État », explique Eva Mendieta, qui a consacré un livre à la nonne-soldat 5

À la mort de son protecteur, en 1620, l’archevêque de Lima la fait appeler. Lorsqu’elle arrive en ville, elle est accueillie par une foule immense. Elle entre au couvent de la Très-Sainte-Trinité et y reste pendant plus de deux ans, habillée en nonne. Catalina décide finalement de retourner en Espagne : en septembre 1624, elle embarque à bord d’un navire en direction de Cadix et commence à rédiger une longue autobiographie, dans un langage dépouillé et gaillard. Bien qu’elle ait été plus habile à l’épée qu’à la plume, son récit est incontestablement un excellent portrait, à la fois insolent et cru – représentatif d’un homme d’action de son époque.

En 1625, elle confie son manuscrit à l’éditeur madrilène Bernardino de Guzmán. L’œuvre rencontre un grand succès et Catalina devient, de son vivant, un personnage célèbre. Quelque temps plus tard, elle se rend en Italie, où elle est reçue par le pape Urbain VIII en personne, qui lui accorde l’autorisation de porter des vêtements masculins, chose inédite à l’époque. De retour en Espagne, elle obtient une audience avec le roi, Philippe IV, à qui elle demande une pension en guise de reconnaissance pour son engagement militaire et sa défense de la foi catholique. « Je vins à Madrid, raconte-t-elle, et me présentai devant Sa Majesté, la suppliant de récompenser mes ­services que j’exposai dans un Mémoire que je remis en ses royales mains. […] Je fus appointée à huit cents écus de rente ­viagère. » En 1630, Catalina retourne en Amérique et chapeaute une petite affaire de transport par mule à Veracruz. Les circonstances de sa mort ne sont pas claires, mais on estime que son décès intervient vers 1650.

Pour Aránzazu Borrachero, « Erauso est une combinaison hyperbolique des caractéristiques généralement attribuées aux hommes de la Péninsule partis chercher l’aventure en Amérique ». Toute sa vie a été une formidable prouesse portée par son fort tempérament masculin – une identité qu’elle a toujours revendiquée avec une fougue extraordinaire. 

— Eduardo Garrido est un journaliste espagnol qui collabore à différentes revues, dont la Revista de Letras et le mensuel de vulgarisation historique Historia y Vida. — Cet article a été publié par le quotidien barcelonais La Vanguardia le 20 décembre 2019. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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« Je ne suis qu’une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du monde, vivre de la vie libre et nomade, pour essayer ensuite de dire ce qu’elle a vu et peut-être de communiquer à quelques-uns le frisson mélancolique et charmé qu’elle ressent en face des splendeurs tristes du Sahara », écrit-elle dans La Dépêche algérienne. « Elle était une légende de son vivant, et elle l’est restée », dit d’elle Lesley Blanch, elle-même écrivaine et voyageuse 1

Au panthéon des aventurières célèbres, Isabelle Eberhardt occupe une place à part, différente de celle d’autres pionnières de l’exploration du monde arabe comme Isabel Burton, Gertrude Bell ou Freya Stark. Son image est celle d’un Arthur Rimbaud ou d’un Lawrence d’Arabie au féminin. Du premier, sans en posséder le génie littéraire, elle a le caractère révolté, un mépris adolescent pour les conventions, le goût de la liberté et la propension aux excès de toutes sortes, dont elle fait souvent état en des termes qui font penser à ceux du poète. Comme dans ce passage : « Je resterai donc obstinément [celle] qui saoûlait, cet été, sa tête folle et perdue, dans l’immensité enivrante du désert et, cet automne, à travers les oliveraies du Sahel tunisien. » 2 Avec Lawrence d’Arabie, elle a en commun la soif d’absolu, une tendance à tester les limites de sa résistance physique confinant au masochisme, un attrait irrésistible pour l’Orient et cette passion pour le désert qui lui fait écrire : « Comme toujours en route, dans le désert, je sens un grand calme descendre en mon âme. Je ne regrette rien, je ne désire rien, je suis heureuse » ; ou encore : « J’aime mon Sahara, et d’un amour obscur, mystérieux, profond, inexplicable, mais bien réel et indestructible. » 

Isabelle Eberhardt est morte en 1904 à Aïn-Sefra, en Algérie, à l’âge de 27 ans, noyée dans les ruines de sa maison emportée par une crue violente de l’oued qui passait à proximité. Au cours des sept années précédentes, elle avait sillonné le pays en tous sens, ne le quittant que pour de brefs séjours à Tunis, à Genève, à Paris, à Marseille ou en Sardaigne. Elle voyageait habillée de vêtements arabes masculins sous l’identité d’un jeune Bédouin, dans des conditions souvent éprouvantes, dormant à même le sol et partageant la nourriture des populations locales. Sa compagnie favorite était celle des bergers, des nomades, des spahis, des goumiers (supplétifs indigènes de l’armée française), des prostituées et des légionnaires. Sa vie romanesque a inspiré deux films, un opéra, trois pièces de théâtre, une bande dessinée et trois biographies romancées 3. Quatre biographies plus rigoureuses ont été publiées, dont celle d’Edmonde Charles-Roux, extrêmement détaillée 4.  

Isabelle était la fille illégitime de Natalia Eberhardt, l’épouse d’origine allemande d’un aristocrate russe, le général Pavel de Moerder. Séparée de ce dernier, sa mère s’était établie en Suisse après avoir quitté la Russie en compagnie de ses jeunes enfants et de leur précepteur, Alexandre Trofimovsky. Presque certainement le père d’Isabelle (peut-être aussi de son frère aîné Augustin), Trofimovsky était un pope défroqué arménien, lecteur de Tolstoï et de Bakounine, qui professait des idées anarchistes et défendait l’égalité des sexes. Éduquant lui-même les enfants de Natalia, il les faisait travailler dans les serres d’orchidées et de cactus de la propriété familiale, aux environs de Genève. Outre le français et le russe, Isabelle apprit, un peu dans le désordre, l’allemand, l’italien, le grec, le latin et l’arabe. Parmi ses auteurs de prédilection figuraient Dostoïevski, Zola, Fromentin, qui a publié des souvenirs d’Afrique du Nord, et surtout Pierre Loti, dont les romans exotiques et les récits de voyage en Orient l’enchantaient. « Nomade j’étais, écrira-t-elle plus tard, quand, toute petite, je rêvais en regardant les routes, nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés. » 5 

L’atmosphère au sein du foyer était lourde et tendue. L’un des garçons, Nicolas, retourna vivre en Russie. Une sœur, Natalia, disparut après avoir épousé le fils d’un commerçant suisse. Impliqué, semble-t-il, dans des activités révolutionnaires ou des trafics illégaux, un autre frère, Vladimir, se suicida. À deux reprises, Augustin s’enrôla dans la Légion étrangère. Plusieurs années après la mort d’Isabelle, il se suicida, tout comme sa fille. Avec son allure de garçon manqué, Isabelle portait souvent des vêtements masculins. On a conservé des photos d’elle habillée en marin, en Bédouin, en costume féminin arabe traditionnel et en tenue orientale, coiffée d’un fez. Elle avait pour son frère Augustin une affection passionnée, quasi incestueuse, qui s’éteignit progressivement après qu’il eut épousé une jeune femme issue d’un milieu populaire, qu’elle ­trouvait matérialiste et étroite d’esprit. 

Isabelle entama dans son adolescence une correspondance avec un vieil érudit égyptien, Abou Naddara, ainsi qu’avec un jeune officier français en poste en Algérie, Eugène Letord, avec lequel elle garda des liens sa vie durant. Elle signait ses lettres de pseudonymes : Nicolas Podolinsky, Nadia, Meyriem. Lassée de la vie à Genève, perturbée par le départ d’Augustin avec qui elle avait rêvé de partir découvrir l’Afrique du Nord, elle décida de se lancer seule dans une entreprise qu’elle présenta plus tard dans La Dépêche algérienne en ces termes : « Moi, à qui le paisible bonheur dans une ville d’Europe ne suffira jamais, j’ai conçu le projet hardi, pour moi réalisable, de m’établir au désert et d’y chercher à la fois la paix et les aventures, choses conciliables avec mon étrange nature. »

Installée en 1897 à Bône (aujourd’hui Annaba), dans le nord-est de l’Algérie, elle se convertit à l’islam et convainquit sa mère, qui était du voyage, de faire de même. Celle-ci mourut quelques mois plus tard d’une crise cardiaque. Trofimovsky, venu à ses funérailles et voyant Isabelle dévastée, l’encouragea froidement à se suicider. Il mourut à son tour d’un cancer de la gorge. Isabelle, qui, à bout de ressources financières, était revenue à Genève, l’assista dans ses derniers jours. Puis elle repartit en Afrique, où elle prit le nom de Mahmoud Saadi. Habillée en jeune homme arabe pour pouvoir circuler plus aisément, elle se mit à mener une vie itinérante, alternant les moments de traînasserie dans des lieux interlopes et les expéditions dans le désert. Son déguisement ne trompait pas tout le monde, mais ceux qui n’étaient pas dupes feignaient de n’avoir rien remarqué, politesse arabe oblige. 

Sans être d’une beauté exceptionnelle, Isabelle ne manquait pas de charme, malgré une voix nasillarde. Tous les témoins soulignent ses yeux magnifiques et la finesse de ses mains. C’était une musulmane peu orthodoxe, qui buvait comme un trou et pouvait se soûler de manière abjecte, qui fumait sans arrêt du tabac et du kif. La totale liberté de ses mœurs amoureuses scandalisait les Européens plus encore que la population locale. Elle était « incapable de modération en quoi que ce soit », relève sa biographe Cecily Mackworth. À Bône, Isabelle avait fait la connaissance d’un jeune Tunisien de bonne famille, Ali Abdul Wahab, avec lequel elle entretiendra une correspondance assidue jusqu’à ce qu’une dispute les éloigne définitivement. Il était amoureux d’elle, alors qu’elle l’était, intensément, d’un Algérois issu d’un milieu modeste nommé Khoudja ben Abdallah. À Genève, elle avait eu une liaison avec un diplomate turc, Archavir Gaspariantz, qui la demanda en mariage lorsqu’il l’y retrouva. Elle eut aussi une aventure avec un certain Abdelaziz Osman, qui l’accompagna en Sardaigne. Fustigeant elle-même son côté « dépravé et débauché », lorsqu’un homme – toujours un Arabe – lui plaisait, elle n’hésitait pas à passer la nuit avec lui. Mais en 1900, à El Oued, alors âgée de 23 ans, elle rencontra celui qui allait être l’amour de sa vie, un spahi nommé Slimène Ehnni. Leur entente physique était forte. Éprouvant pour lui une tendresse maternelle, elle l’encouragea à étudier pour s’élever socialement.   

La même année, elle s’affiliait à une confrérie soufie appelée Qadiriyya. Comme à l’islam en général, remarque l’un de ses biographes, l’adhésion d’Isabelle au soufisme était « sélective », mais suffisante toutefois pour accroître la suspicion des autorités françaises, enclines à voir en elle une agitatrice nationaliste, voire une espionne au service de l’Angleterre. Cela lui valut aussi de faire l’objet d’une tentative d’assassinat par un membre d’une autre confrérie, qui la blessa au bras d’un coup de sabre. Poussée à quitter l’Algérie, elle passa quelque temps à Marseille auprès de son frère Augustin. Un peu plus tard, le procès de son agresseur, auquel elle avait ostensiblement pardonné, se tenait à Constantine. L’homme fut condamné à l’emprisonnement à perpétuité, et Isabelle interdite de séjour. Elle retourna à Marseille, où elle travailla comme ­docker sur le port. 

Slimène obtint non sans peine l’autorisation d’épouser Isabelle à Marseille. Devenue française par son mariage, elle put rentrer en Algérie. Le couple revint s’installer à Bône, puis à Ténès, où la jeune femme fit la connaissance de Victor Barrucand, directeur du journal progressiste L’Akhbar. Isabelle, à qui l’argent brûlait les doigts, qui dépensait tout ce qu’elle possédait et se montrait toujours très généreuse, avait longtemps compté sur le produit de la vente de la maison de Genève pour se sortir d’affaire. Mais les malversations d’un homme de confiance avaient laissé les héritiers débiteurs. La plupart du temps, elle vécut donc dans une grande pauvreté, au point de devoir souvent mettre en gage ses maigres possessions et de quémander de l’assistance. Grâce à Barrucand, elle put placer des articles rétribués dans L’Akhbar, mais aussi dans La Dépêche algérienne et Les Nouvelles d’Alger

Elle rencontra le général Lyautey à l’occasion d’un reportage à Aïn-Sefra, à la frontière marocaine. Entre eux, le courant passa immédiatement. « Personne ne connaît l’Afrique comme elle », disait Lyautey de la jeune femme, avec laquelle il passait des soirées entières à « parler Sahara ». Lorsqu’elle mourut, il ordonna avec insistance à ses hommes de tout faire pour retrouver son corps. « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire, écrit-il dans une lettre à Barrucand. Je l’aimais pour ce qu’elle était et pour ce qu’elle n’était pas. J’aimais ce prodigieux tempérament d’artiste, et aussi tout ce qui en elle faisait tressauter les notaires, les caporaux, les mandarins de tout poil. » Son entente avec Lyautey l’a-t-elle conduite à se livrer à des activités d’espionnage ? Il semble qu’à l’occasion de trois séjours en territoire marocain elle ait transmis au général des informations sur les sentiments qui dominaient dans les régions où une hostilité vis-à-vis de la colonisation ­française se faisait sentir.

En Algérie, Isabelle Eberhardt est célébrée comme une pionnière de la lutte pour l’indépendance. Mais on a aussi fait d’elle une complice du colonialisme. Elle n’était ni l’une ni l’autre. Sensible à l’extrême misère des fellahs – sans jamais remettre en cause le statut des esclaves noirs ni des femmes dans la société arabe –, elle éprouvait à l’égard des administrateurs civils et des riches colons une animosité et un mépris que ceux-ci lui rendaient bien. Mais, du fait de son goût du risque et de l’aventure, elle se sentait proche des soldats, et certains officiers l’appréciaient. Ne doutant pas de la supériorité de la civilisation occidentale, elle comptait sur la France pour sortir de la misère les populations du Maghreb et mettre fin aux violences qui déchiraient la région. « Isabelle, qui n’avait cessé de protester contre la politique de répression coloniale du Bureau [arabe], croyait que les méthodes humaines de Lyautey, si on lui donnait la liberté de les appliquer, apporteraient la paix et la prospérité aux musulmans d’Algérie et […] du Maroc », résume Cecily Mackworth.  

Eberhardt a beaucoup écrit pour elle-même, par goût pour ce qu’elle appelait le « processus littéraire ». Elle chercha aussi à se faire publier, surtout à partir du moment où la possibilité lui fut offerte d’en tirer un revenu. Mais ce n’était pas une journaliste régulière et fiable. Cecily Mackworth le souligne : « Elle n’arrivait qu’avec difficulté à se forcer à n’importe quelle action qui ne surgissait pas d’une nécessité intérieure, et aucun écrivain n’a jamais davantage dépendu de l’inspiration ou été davantage incapable de se plier à une discipline quotidienne. » Peu après sa mort, Victor Barrucand publia, sous le titre Dans l’ombre chaude de l’Islam, une série de textes inédits reconstitués à partir de notes retrouvées dans les ruines de sa maison, très endommagées par leur séjour dans l’eau et en partie illisibles. Jugeant le style d’Isabelle Eberhardt trop plat, il se permit d’en réécrire une partie dans une langue très ornée, en cosignant l’ouvrage.   

Quelques années plus tard, un détracteur de Barrucand, René-Louis Doyon, faisait paraître le journal intime qu’Isabelle Eberhardt avait tenu durant une grande partie de sa vie et qu’elle appelait « mes journaliers », retrouvé sous la forme de quatre cahiers conservés par la famille de Slimène. Ses œuvres complètes ainsi que la partie de sa correspondance qui a été gardée ont à présent été publiées 6. Ses textes abondent en aperçus éclairants sur la vie des communautés religieuses, des quartiers juifs, des bas-fonds des villes, des soldats des bataillons disciplinaires et des Bédouins : « Dès le dimanche soir, sur toutes les pistes, à travers toutes les dunes, les nomades arrivent à cheval, à mulet, à pied, poussant les petits ânes patients et les grands chameaux lents qui allongent leur cou souple et leur lippe avide vers les touffes d’alfa verte. […] Le marché joue un rôle capital dans la vie de l’Arabe, et surtout de l’Arabe nomade. C’est là qu’on se rencontre et qu’on se réunit, c’est là qu’on apprend les nouvelles, et c’est là qu’on pourra gagner un peu d’argent. » 7 Vers la fin de sa vie, sa langue atteint souvent une réelle beauté, dans un style qui n’est pas sans faire penser à celui de Pierre Loti : « J’ai découvert une fumerie de kif dans ce ksar où il n’y a même pas de café maure, où les gens n’ont d’autre lieu d’assemblée que la place publique et les bancs en terre, au pied des remparts, sur la route de Béchar. [...] Ce lieu étrange sert d’asile aux vagabonds marocains, aux nomades, à toutes sortes de gens sans aveu et de mauvaise mine. La maison semble n’appartenir à personne ; façon d’hôtel borgne, on y passe quelques nuits de mauvais conseil ; elle semble faite pour le théâtre pittoresque, avec un air d’antichambre du crime. » Outre ses récits de voyage, ses œuvres comprennent une série de nouvelles ainsi qu’un roman inachevé, largement autobiographique, Trimardeur (éditions Fasquelle, 1922).   

Dans ses dernières années, Isabelle Eberhardt était dans un état de grand délabrement physique. Le corps usé par les épreuves et des années de pérégrinations dans des conditions très dures, ravagée par l’abus d’alcool, de tabac et de kif, elle avait perdu ses dents et souffrait de crises de paludisme de plus en plus violentes. Les circonstances exactes de sa mort ne sont pas connues. Elle venait de quitter l’hôpital d’Aïn-Sefra. Certains ont émis l’hypothèse que son mari l’a laissée se noyer sans venir à son secours, mais rien ne le prouve. Il est par contre assez probable qu’elle n’ait pas fait grand-chose pour échapper aux flots furieux. Depuis toujours, elle avait le sentiment qu’elle allait mourir jeune. Elle était fataliste et avait été tentée à plusieurs reprises par le suicide. Beaucoup des liens qui l’attachaient à la vie, à commencer par son amour pour Slimène, s’étaient fortement relâchés au cours des mois précédents. Il est permis de penser qu’elle accueillit la mort comme une délivrance. 

Isabelle Eberhardt reste une personnalité énigmatique. « Si confuse, si énervante, se plaint Lesley Blanch. Tour à tour enfantine et compliquée, digne et instable, férocement optimiste et absurdement pessimiste. » On pourrait ajouter : exaltée et dépressive, mystique et sensuelle, égocentrique et généreuse, idéaliste et lucide. Décrite par la bonne société algérienne et certains responsables coloniaux comme « détraquée » ou « névrosée », elle n’était certes pas un modèle d’équilibre psychologique. Ses sautes d’humeur constantes et un comportement parfois violent ne facilitaient pas le commerce avec elle. Pour des raisons liées en partie à son atavisme russe, en partie à l’environnement familial chaotique dans lequel elle avait grandi, elle ne pouvait vivre que dans l’excès et la transgression. Mais elle était respectée, voire vénérée, par beaucoup d’Arabes pour sa bonté foncière et la connaissance qu’elle avait de leur langue et de leurs usages. Et admirée pour son courage et son indépendance par des hommes de la trempe de Lyautey. 

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour Books.

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Lorsque Marina Galkina boucle son sac en prévision de l’une de ses grandes expéditions, chaque gramme compte. « Quelle charge pourrai-je porter ? La réponse à cette question [est] le point de départ de ma stratégie de voyage », écrit-elle dans son livre « Seule au bout du monde », publié en 2002, dans lequel elle narre sa traversée du sud au nord de la Tchoukotka, la région la plus orientale de la Russie. Elle poursuit : « Je ne peux pas porter un sac à dos de 45-55 kilos sur des terrains accidentés comme le font les hommes. […] J’avance vite avec un chargement de 25 kilos – 27 peut-être. 30 est mon maximum. »

Avec une tente, du matériel pour camper et pêcher, trois petites bouteilles de gaz et le strict nécessaire de nourriture pour évoluer pendant plusieurs semaines dans la toundra arctique inhabitée, son paquetage atteint rapidement une quarantaine de kilos. Alors, quand on ne peut pas porter, la solution est de tirer. La technique de Galkina consiste à suivre le lit d’une rivière à bord d’un kayak démontable. Lorsque le cours d’eau n’est pas navigable ou disparaît sous les pierres, elle s’harnache pour ­tracter son embarcation derrière elle, voire effectue le trajet en deux fois, la première pour ­porter le sac à dos, la seconde pour récupérer le kayak. 

Née en 1968 et diplômée en biologie, Marina Galkina est ­surtout connue au sein du cercle des passionnés de sports extrêmes. Journaliste, animatrice de stages de survie en milieu naturel, elle est quintuple championne du monde de rogaining [ou rogaine en français], une course d’endurance et d’orientation qui a vu le jour en Australie. Son fils devenu grand, elle passe désormais presque cinq mois par an à sillonner le nord-est de la Russie : la Tchoukotka, la Iakoutie, la région de Khabarovsk. Cette baroudeuse se dit attirée depuis toujours par les contrées les plus reculées et les plus préservées de la civilisation moderne, ainsi que par les modes de vie des peuples nomades de Sibérie. Autant de terres isolées où le climat est particulièrement rude. La Tchoukotka est balayée par des vents glacés toute l’année. La température moyenne en été ne dépasse pas les 10 °C ; il peut neiger à la mi-août. La végétation arctique – arbustes, lichens, rares bouleaux d’Erman ou aulnes – ne permet pas toujours d’allumer un feu pour se réchauffer. Sans compter les assauts de myriades de moustiques pendant le court été polaire, ou encore les ours. « Lorsque vous rencontrez un ours, l’essentiel est d’éprouver de la bonté en vous, de ne pas lui communiquer d’agressivité. Le plus souvent, les ours s’enfuient dès qu’ils sentent notre odeur. Il ne faut pas établir de contact visuel avec eux, ni s’enfuir », préconise la voyageuse dans une vidéo retraçant son périple à travers la péninsule de Kamtchatka, au cours duquel elle a croisé une cinquantaine de ces plantigrades. Une nuit, elle s’est même retrouvée à chantonner une berceuse sous sa tente pour calmer un ours particulièrement énervé par sa présence sur son territoire. L’animal a fini par partir. 

« Mon seul véritable ami pendant le voyage, [c’est] mon kayak », lit-on dans « Seule au bout du monde ». Dans les années 1990, l’aventurière fabrique son embarcation elle-même, pour la rendre le plus légère possible. L’époque est aux pénuries. Elle utilise alors des cerceaux de gymnastique en guise de membrures (la structure transversale de la coque). « Mon kayak est léger et spacieux, insubmersible et facile à transporter, ce qui garantit mon autonomie. Mais surtout, il me procure la sensation de voler. Il me permet de faire corps avec le courant rapide d’une rivière tumultueuse et de ressentir son caractère », explique-t-elle. C’est également sa planche de salut si les choses venaient à mal tourner : elle s’allongerait dedans pour se laisser porter par les flots. 

Marina Galkina a vécu une foule d’aventures exceptionnelles (comme patiner sur le lac Baïkal en 2016 ou skier sur le lac Lybalakh par – 50 °C en 2021), mais son voyage le plus éprouvant reste sa traversée de la Tchoukotka, en 1998. Gelée et affamée, disposant de moins d’un kilo de nourriture pour les 500 kilomètres qu’il lui reste à ­parcourir, elle tombe alors par chance sur les yarangas (tentes) des éleveurs de rennes tchouktches. Chez ses hôtes, elle peut enfin se réchauffer près du feu, manger à sa faim, dormir emmitouflée dans des peaux de renne, puis reprendre la route, nantie de généreuses provisions. 

— Cet article a été écrit pour Books par Ekaterina Dvinina.

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En 1887, deux ans après avoir adressé une « réponse à un phallocrate paternaliste » 1 qui a donné le coup d’envoi à sa carrière et deux ans avant de s’embarquer dans un tour du monde afin de battre le record de quatre-vingts jours du roman de Jules Verne 2, la journaliste victorienne Nellie Bly réalise l’un des exploits les plus courageux de l’histoire du journalisme d’investigation : feignant la folie, elle se fait interner à l’asile psychiatrique pour femmes de Blackwell’s Island, à New York, afin d’attirer l’attention de l’opinion publique sur la brutalité et la négligence épouvantables dont sont victimes les patientes. Son compte rendu, à l’origine publié sous forme d’une série d’articles dans le New York World, a ensuite paru sous le titre Dix Jours dans un asile. Non seulement ce récit vaut à Bly, jeune femme d’une vingtaine d’années dans un environnement médiatique dominé par les hommes, une réputation de journaliste brillante et intrépide, mais il donne lieu à une enquête menée par le grand jury de New York, qui se conclura par une augmentation de 1 million de dollars du budget de la ville alloué à la prise en charge des malades mentaux. 

En apparence, le plan est simple : Bly va « mimer les symptômes de la folie au point de [duper] les médecins », puis écrira « un récit clair et sans fard sur le traitement des patientes et les méthodes de prise en charge », une mission qu’elle sait à la fois délicate et difficile. Ce qu’elle découvre une fois sur place – les bains froids, la privation de nourriture, les passages à tabac, la crainte permanente d’une agression sexuelle et une atmosphère générale qui tient davantage du camp de concentration que de l’établissement de santé – constitue une parabole tragique et intemporelle de ce qui se produit lorsque des circonstances en grande partie arbitraires placent un groupe d’individus à la merci d’un autre. Bly assiste à une mise en application glaçante et grandeur nature de l’expérience de Stanford, qui révèle toute la cruauté dont les humains sont capables lorsqu’ils exercent une autorité, si minuscule soit-elle, sur des êtres plus faibles. Son témoignage est avant tout une leçon d’humilité qui nous rappelle que la véritable puissance ne se mesure pas à l’habileté avec laquelle nous parvenons à imposer notre volonté, mais à la bonté et à la compassion dont nous sommes capables de faire preuve à l’égard des personnes vulnérables.

Malgré la violence dont elle est à la fois le témoin et la victime, Bly garde foi en l’humanité et ne manque pas de souligner, au milieu de cet enfer, la gentillesse des quelques individus ayant choisi de s’élever au-dessus de l’atmosphère viciée qui transforme les autres en monstres. « Dès mon entrée dans l’asile de l’île, écrit-elle dans son introduction, je me suis départie de mon rôle de démente. Je parlais et me comportais en tout point comme d’ordinaire. Mais, chose étrange, plus je parlais et me comportais normalement, plus les médecins étaient convaincus de ma folie, à l’exception d’un homme, dont la bonté d’âme et la courtoisie restent gravées dans mon souvenir. »

Bly commence par s’entraîner à imiter le comportement des fous (« Ayant lu en divers endroits que l’on reconnaît un fou à ses yeux hébétés, j’ouvris grands les miens et étudiai un moment mon reflet sans cligner les paupières » ; « Je [mimais] la moue extatique des jeunes filles que l’on voit sur les tableaux intitulés Dreaming ou Far-away ») et se présente à la pension pour femmes située au no 84 de la 2e Avenue, à New York. Son stratagème est le suivant : simuler une dépression, prétendre n’avoir aucun parent ni ami et faire en sorte que la directrice la fasse interner dans un service psychiatrique, où elle convaincra les médecins que sa place se trouve dans l’asile de Blackwell’s Island.

L’incursion de Bly dans la vie des plus défavorisés commence à peine qu’elle fait déjà l’expérience du manque de considération et de respect que subissent au quotidien les citoyens de seconde zone. Elle décrit ainsi son arrivée à la pension pour indigentes : « Après avoir traversé une petite cour pavée, je me trouvai face à l’entrée de la pension. Je sonnai une cloche tonitruante comme le carillon d’une église, et attendis nerveusement que quelqu’un m’invite à entrer. La porte s’ouvrit brutalement ; une blondinette de treize printemps, haute comme une botte, apparue sur le seuil. 

“Est-ce que la propriétaire de la pension est là ? demandai-je à mi-voix.

– Elle est occupée. Allez l’attendre au salon, à l’arrière”, tonna la fille, sans qu’aucune émotion transparaisse sur son visage trop mûr. 

J’obéis à ces instructions abruptes et pris place dans une pièce peu accueillante. Vingt minutes s’étaient écoulées quand une femme mince, vêtue d’une robe simple de couleur sombre, s’avança vers moi.

– “Eh bien ?” »

Malgré l’antipathie de la directrice et de son personnel, Bly fait la connaissance d’une gentille correctrice de Boston, Mrs Caine – « sa bonté n’avait d’égale que son courage ». Lorsqu’on l’inter­roge sur les circonstances qui l’ont conduite à se présenter à la pension, Bly s’en tient à son plan, riant sous cape de l’absurdité des attentes de la société de l’époque envers les femmes : « “Tout est si triste, fis-je, en m’efforçant de prendre un air absent.

– Allons, allons, il ne faut pas se tracasser. On a toutes nos petits soucis, mais il y a une solution à tout. Quel genre de travail recherchez-vous ?

– Je ne sais pas. Je suis si lasse.

– Est-ce que ça vous plairait de vous occuper d’enfants et de porter une jolie coiffe et un joli tablier blancs ?”

Je portai mon mouchoir aux lèvres pour dissimuler un sourire et répondis, la voix étouffée par le morceau de tissu :

“C’est que je n’ai jamais travaillé de ma vie.” »

À celles qui la questionnent, Bly raconte qu’une terrible migraine lui a fait perdre la mémoire. La première nuit, pour mieux jouer son rôle de « pauvre fêlée », ainsi que la surnomment bientôt les autres femmes, elle se force à rester éveillée. L’élégance de sa prose et la finesse de son esprit, qui font écho à la déclaration de Susan Sontag selon laquelle « un écrivain est quelqu’un qui prête attention au monde – un observateur professionnel », transparaissent lorsque Bly décrit avec un mélange de curiosité et d’humour comment elle s’occupe pendant cette nuit blanche : « En captivité, Robert Bruce passait le temps de façon la plus agréable qui soit en observant l’illustre araignée tisser sa toile. Je ne disposai pas d’une vermine aussi noble, mais je crois bien avoir fait quelques découvertes dignes d’intérêt pour l’histoire naturelle. J’étais sur le point de sombrer une fois pour toutes quand un petit bruit attira mon attention : quelque chose avait atterri sur la courtepointe. C’était l’occasion ou jamais d’étudier ces curieuses bestioles, des cafards sortis prendre leur petit déjeuner. Sans doute déçus de voir que le plat principal manquait à l’appel, ils parcouraient l’édredon en tous sens, puis s’entretenaient un moment. Après l’un de ces conciliabules, ils s’en allèrent chasser ailleurs, me laissant pensive – car j’avais été grandement étonnée de les voir si grands et si agiles. » 

Si elle est capable de s’amuser de ces premiers désagréments, Bly se retrouve bientôt empêtrée dans une situation beaucoup moins comique. Le lendemain matin, la directrice appelle la maréchaussée, et la « pauvre fêlée » est emmenée au palais de justice par deux robustes policiers. À son grand désarroi, elle se retrouve face à un agent qu’elle a interrogé dix jours plus tôt dans le cadre de son travail de journaliste et craint instantanément qu’il ne se souvienne d’elle et la dénonce. Mais elle est déjà devenue invisible, de cette façon insidieuse qui frappe les membres les moins privilégiés de la société : le policier ne la reconnaît pas et ne voit devant lui qu’une folle sans visage. Bien qu’elle commence à comprendre la négligence profonde et même le mépris avec lesquels les « pauvres malheureux » sont traités par le système judiciaire et la société en général, Bly ne manque pas de remarquer la bonté lorsqu’elle la croise, à l’instar de celle du juge chargé de son affaire : « Le juge Duffy siégeait derrière un bureau surélevé, semblant distribuer en abondance le lait de la tendresse humaine. Je craignis que la gentillesse qui se lisait sur chaque trait de son visage ne joue en ma défaveur. »

Cependant, plus Bly s’enfonce dans la spirale infernale des soins psychiatriques, plus elle prend conscience de l’épaisseur de l’obscurité dans laquelle sont jetés les malheureux happés par le système. À son arrivée à l’hôpital Bellevue, troisième étape du processus qui doit la conduire jusqu’à l’asile de Blackwell’s Island, elle est affectée au « pavillon des aliénées », le service psychiatrique de l’hôpital, et y est traînée sans ménagement : « Face à mon silence obstiné, on ordonna de me conduire dans le pavillon des aliénées. Un solide gaillard me saisit si fermement le bras que j’en éprouvai une vive douleur. Mon sang ne fit qu’un tour : “Comment osez-vous me toucher ?” Il desserra sa prise et je le secouai avec une force insoupçonnée. “Je ne suivrai personne d’autre que cet homme, dis-je en pointant le médecin de l’index. Le juge m’a confiée à ses soins.” Celui-ci m’offrit son bras et nous suivîmes notre butor à travers la salle des malades. »

Elle dresse un tableau lugubre de l’endroit, plus proche d’une prison que d’un établissement de soins : « Un grand hall, au sol nu et aux murs briqués, à la blancheur typique des institutions publiques. À l’arrière, plusieurs portes blindées cadenassées. Des bancs et quelques chaises d’osier pour tout ameublement. De part et d’autre, deux rangées de portes qui, je le découvrirais plus tard, menaient aux chambres. Deux pièces supplémentaires flanquant chaque côté du hall : à droite, un salon, à gauche, un petit réfectoire. Robe noire, coiffe et tablier blancs, une infirmière montait la garde, armée d’un trousseau de clés. »

Fidèle à son optimisme sans faille, Bly est capable de détecter de la bienveillance même dans cet environnement sinistre : « Les patientes, puisqu’on leur donne ce nom, pouvaient compter sur la gentillesse et le dévouement de la bonne à tout faire, une vieille Irlandaise prénommée Mary. »

Il n’y a que trois autres patientes dans le service, dont une jeune femme de chambre hospitalisée ici à la suite d’une dépression causée par le surmenage. Bly la trouve pourtant parfaitement saine d’esprit : pour la première fois, elle se rend compte que dans ces institutions, la frontière entre les fous et les gens normaux, loin d’être nette, est tracée de manière plutôt arbitraire et artificielle par des médecins qui ne prêtent pas attention à leurs patients et refusent d’écouter leurs protestations rationnelles.

Très vite, Bly est également confrontée à l’inconfort et à la douleur physique pure et simple, infligés par un personnel négligent et souvent délibérément malveillant. Sa première mauvaise expérience survient à la tombée de la nuit : « Le vent s’engouffrait par les fenêtres ouvertes du hall, mettant au supplice ma nature sudiste. Le froid devint à ce point insupportable que je m’en plaignis à miss Scott et miss Ball. Elles répliquèrent sèchement que je ne pouvais pas attendre davantage d’un endroit comme celui-ci. Je n’étais manifestement pas la seule à souffrir de ces températures, mais les infirmières portaient, elles, d’épais vêtements qui les gardaient bien au chaud. Je leur demandai la permission d’aller me coucher. “Certainement pas !” répondirent-elles en chœur. Miss Scott secoua un vieux châle pour en faire partir les mites et me le tendit. 

“Il est en bien piteux état, com­mentai-je.

– Il y en a qui auraient la vie plus facile si elles ne faisaient pas tant les fières, rétorqua miss Scott. Quand on vit de la charité, on ne fait pas de caprices.”

Je me couvris les épaules avec le châle mangé aux mites, puis m’assis sur une des chaises d’osier. L’ayant ramené sur ma tête pour me réchauffer le nez, je me laissai gagner par la torpeur. »

À peine Bly s’est-elle enveloppée à contrecœur dans le châle miteux qu’une infirmière le lui arrache. Elle est accompagnée d’un médecin qui, après avoir examiné Bly et insinué que c’était probablement une prostituée, la déclare « démente, sans aucun doute ». Bly passe à nouveau une nuit blanche, sa première à Bellevue. Cette fois-ci, elle est maintenue éveillée contre son gré par les ­infirmières qui se font la lecture à voix haute toute la nuit sans se soucier des patientes.

Le lendemain matin, elle doit enfin être emmenée à l’asile psychiatrique de Blackwell’s Island. Ce léger avant-goût du sort réservé aux malades mentaux provoque chez Bly une sourde inquiétude quant à ce qui l’attend, malgré les dispositions qu’elle a prises : « J’avais foi en ma santé mentale et en mes chances de sortir très prochainement, pourtant mon cœur se serra lorsque la porte de l’asile se referma derrière nous. Imaginez un peu, vivre derrière les barreaux et les verrous impitoyables d’un asile, au milieu de démentes bruyantes et incontrôlables ! Dormir, manger à leurs côtés, être considérée comme une des leurs : ma position était difficilement tenable. »

Pourtant, elle met son plan à exécution. Une fois à Blackwell’s Island, elle vit un véritable cauchemar éveillé – un cauchemar dont les vrais patients du système psychiatrique, ceux qui ne sont pas en mission d’infiltration, ne peuvent se réveiller. Ce qui suit est d’autant plus choquant que, dès son arrivée sur l’île, Bly cesse de feindre la folie et se comporte comme la personne saine d’esprit qu’elle est, pour finalement se rendre compte que les médecins ne font pas la différence. De quoi remettre en question la légitimité de l’internement d’une bonne partie des autres femmes déclarées « folles ».

Le premier repas de Bly dans cette institution lui laisse présager les violences qui l’attendent. Après avoir attendu quarante-cinq minutes debout dans le couloir, les femmes sont emmenées au réfectoire, où elles prennent place sur des bancs disposés de part et d’autre d’une longue table occupant toute la pièce. On leur sert d’épaisses tranches de pain avec du beurre rance et cinq pruneaux chacune, ainsi que des bols « remplis d’un liquide rosâtre » – du thé « aussi insipide que de l’eau, avec un petit goût de métal ». Une infirmière mal disposée lance à Bly sa tartine de pain beurré, laquelle est si infecte que, malgré ses deux jours de privations, elle est incapable d’en avaler une bouchée.

Lors d’un autre repas, du bœuf avarié est servi sans couverts, obligeant les patientes à ronger les morceaux de viande coriace comme des sauvages. Ce genre de pratiques, qui contraignent même les femmes saines d’esprit – et Bly va en rencontrer beaucoup – à se comporter comme des aliénées, est monnaie courante à l’asile. Ce système sape toute résistance psycho-émotionnelle chez les patientes et transforme les faux diagnostics de démence en prophéties autoréalisatrices.

Pourtant, ce qui suit donne à l’épisode du souper des allures de joyeux pique-nique. Bly décrit la brutalité des bains froids auxquels les patientes sont régulièrement soumises : « Nous suivîmes miss Grupe jusque dans une salle de bains froide et humide où je reçus l’ordre de me dévêtir. Ai-je protesté ? Eh bien, je dois dire que je n’ai jamais déployé autant d’énergie pour me soustraire à une obligation. Les infirmières menacèrent d’employer la manière forte si je n’obéissais pas. Je remarquai alors qu’une des patientes les plus atteintes de l’asile se tenait près de la baignoire, un linge délavé dans la main, pérorant pour elle-même avec un petit rire diabolique. Un frisson de terreur me parcourut lorsque je compris ce qui allait se passer. Les infirmières finirent par me retirer mes vêtements l’un après l’autre. Quand il ne me resta sur le dos qu’un seul de mes dessous, je déclarai, non sans véhémence : “Celui-là, je le garde.” Vaine tentative de ma part. Je jetai un regard à mes compagnes qui se tenaient à la porte, avant de sauter dans la baignoire avec plus d’énergie que de grâce. 

L’eau était glaciale. J’insistai pour qu’on me laisse sortir, suppliai qu’au moins les autres patientes s’en aillent. Peine perdue ! Je fus forcée au silence pendant que la démente me récurait, je ne trouve pas de terme plus approprié. Après avoir pris un peu de savon dans une coupelle en étain, elle me frotta tout le corps, y compris le visage et les cheveux, bien que j’eusse insisté pour qu’elle épargne ma coiffure. À ce stade de l’opération, j’étais incapable de voir ni de dire quoi que ce soit. Frotte, frotte, frotte, chantonnait la vieille femme. Je claquais des dents sous l’effet du froid. J’eus droit à trois seaux d’eau déversés coup sur coup sur ma tête – le liquide m’emplit le nez, la bouche, m’aveugla. Je ressentis probablement ce qu’éprouve une personne qui se noie lorsque les infirmières me sortirent de la baignoire, suffoquant et tremblant de tous mes membres. Pour la première fois, je devais avoir vraiment l’air d’une folle ! Témoins de mon calvaire, mes voisines affichaient un air effaré ; elles savaient à présent ce qui les attendait. À l’idée du grotesque spectacle que je leur offrais, j’éclatai d’un rire sonore. Sans m’avoir donné le temps de me sécher, les infirmières me firent enfiler une combinaison de flanelle au bas de laquelle était brodé en grandes lettres noires : “Asile d’aliénées B I, H 6” pour Blackwell’s Island, Hall no 6. »

Traumatisée par cette expérience, Bly se retrouve ensuite incapable de fermer l’œil de la nuit. Elle s’occupe en réfléchissant aux conséquences dévastatrices que pourrait avoir l’élément naturel opposé : le feu. L’asile est conçu de telle sorte que, si un incendie venait à se déclarer, les patientes seraient condamnées à une mort certaine et atroce. (Ce constat est loin d’être nébuleux : en 1948, plus d’un demi-siècle plus tard, Zelda Fitzgerald perdra la vie dans l’incendie d’un hôpital psychiatrique.) Bly étudie ce scénario certes hypothétique mais effroyablement plausible : « Ce seul bâtiment abrite quelque trois cents femmes, réunies en chambrées d’une à dix personnes. Impossible de s’en échapper, à moins qu’on ne leur ouvre la porte de l’extérieur. Un incendie n’est pas à exclure, c’est même chose fréquente. Étant donné les mauvais traitements infligés aux patientes – dont j’aurai à parler bientôt –, il est probable que les gardiens et les infirmières prendraient leurs jambes à leur cou s’il y avait le feu. Et les patientes qui auraient la vie sauve se compteraient sur les doigts d’une main. Quant aux autres, il ne leur resterait qu’à rôtir jusqu’à ce que mort s’ensuive. Même si les infirmières étaient bienveillantes, ce qu’elles ne sont pas, braver les flammes au péril de sa vie pour libérer plusieurs centaines d’aliénées requiert une présence d’esprit qui leur fait bien souvent défaut. Si rien ne change, un drame sans précédent semble inévitable. » 

Outre le choc physique et psychologique dû aux bains froids et le risque permanent d’une mort par les flammes, Bly observe – et subit – des manquements sidérants à l’hygiène la plus élémentaire. Autant de négligences que les infirmières s’efforcent de cacher aux visiteurs et aux fonctionnaires de la santé publique. Les femmes sont toutes séchées avec la même serviette, celles qui ont une peau saine comme celles qui présentent des infections ou de graves éruptions cutanées, et peignées avec un « peigne commun ». Les bains eux-mêmes sont la plus scandaleuse des atrocités en matière d’hygiène : « Le jour du bain, les patientes se lavaient successivement dans la même eau jusqu’à ce qu’elle en devienne trouble. La baignoire était alors vidée puis directement remplie, sans avoir été nettoyée. Les patientes au corps sain réclamaient à grands cris de pouvoir se laver dans une eau propre, mais elles étaient obligées de se soumettre aux ordres d’infirmières aussi paresseuses que tyranniques. Les robes ne sont guère lavées plus d’une fois par mois. Quand une patiente recevait de la visite, il n’était pas rare que des infirmières lui en fassent enfiler une autre afin de préserver les apparences. »

Ces atteintes à la dignité humaine suffisent à faire de l’asile psychiatrique une abomination, mais Bly n’est hélas pas au bout de ses peines. Ce n’est que lorsqu’elle est témoin des « soins » réellement prodigués aux « aliénées » qu’elle saisit toute l’étendue de la brutalité du système. Dans la cour, elle est confrontée à un spectacle qu’elle n’oubliera jamais, celui des « encordées » : cinquante-deux femmes sont attachées les unes aux autres par une longue corde nouée aux larges ceinturons de cuir enserrant leur taille ; toutes sanglotent, pleurent ou crient, chacune affichant son délire intime aux yeux de tous. Les autres patientes, celles qui, comme Bly, se montrent moins démentes ou violentes, sont forcées de rester assises sur des bancs du matin au soir, réprimandées et battues pour avoir bougé ou parlé. De façon générale, les internées sont traitées comme des automates sans âme auxquels ne sont accordées ni dignité ni compassion. Un sentiment d’impuissance et de désespoir enveloppe ces femmes, conscientes que se plaindre aux médecins des mauvais traitements qu’elles subissent ne ferait que les exposer davantage aux coups des cruelles infirmières.

C’est ici que Bly présente son argument le plus important : « Mis à part la torture, quel autre traitement vous conduirait plus vite à la folie ? Ces femmes sont envoyées dans cet endroit afin d’être guéries. Je conseille à ces mêmes experts qui m’ont envoyée à l’asile – une décision qui a prouvé leur valeur – d’enfermer n’importe quelle femme en bonne santé et saine d’esprit, de la forcer à rester assise sur des bancs à dossier droit de six heures du matin à huit heures du soir, de la priver de lecture et d’accès au monde extérieur, de lui donner pour toute récompense des coups et une nourriture infecte, et de voir combien de temps cela prendra pour qu’elle devienne folle. »

Avec tristesse, elle note combien cet enfer est éloigné de ce que l’on peut concevoir dans la vie normale : « Personne ne peut se douter à quel point ce sont de longues et lentes heures que celles que l’on passe à l’asile. Les patientes accueillent avec joie tout événement susceptible de nourrir les bavardages ou de les distraire un peu. » 

Par une succession d’exemples épouvantables, Bly illustre les extrémités auxquelles les infirmières en viennent pour se divertir : « Une jeune fille nommée Urena Little-Page fut internée peu de temps après mon arrivée. Elle était simple d’esprit mais, comme beaucoup de femmes sensées, elle se froissait dès qu’on parlait de son âge. Elle clamait auprès de qui voulait l’entendre qu’elle avait dix-huit ans, se mettant dans une colère noire quand on la contredisait. Les infirmières eurent tôt fait de découvrir son talon d’Achille, matière à bien des railleries dont elle faisait les frais.

“Urena, les médecins affirment que vous avez trente-deux ans, pas dix-huit”, lui lança un jour miss Grady dans un concert de ricanements. Elles ne cessèrent de la tourmenter que lorsque la malheureuse éclata en sanglots, hurlant qu’elle voulait rentrer chez elle. Les infirmières lui commandèrent sèchement de se taire. Mais Urena devint hystérique, et les infirmières se jetèrent sur elle, la giflèrent, lui donnèrent des coups répétés sur la tête. À ce stade, la pauvre créature était dans tous ses états ; elles n’hésitèrent alors pas à l’étrangler. Oui, vous avez bien lu. Elles la traînèrent ensuite jusque dans un placard, d’où nous parvenaient ses gémissements étouffés. Au bout de plusieurs heures d’enfermement, Urena retourna au salon, son cou portant encore les marques des doigts de ses assaillantes. »

Certaines des femmes que Bly rencontre à l’asile sont des étrangères en pleine possession de leurs facultés intellectuelles : elles sont enfermées là pour la seule raison qu’elles ne parlent pas assez bien l’anglais pour expliquer leur situation aux médecins, policiers, juges et autres inspecteurs croisés au cours de la descente aux enfers qui les a conduites à Blackwell’s Island. L’une d’elles, une jeune femme ne parlant que l’hébreu, a été internée à la demande de son mari, jaloux qu’elle ait accordé ses faveurs à d’autres hommes.

Les sévices les plus effroyables, cependant, se produisent dans un endroit de l’asile surnommé de façon trompeuse « la Retraite ». Une des femmes que Bly rencontre, Mrs Cotter, y a été envoyée pour avoir adressé la parole à un homme lors d’une promenade. Elle raconte à Bly les exactions dont elle a été victime : « Pour punir mes pleurs, les infirmières m’ont frappée avec un balai et m’ont sauté dessus, me blessant à l’intérieur pour que je ne puisse jamais m’en remettre. Après, elles m’ont attaché les mains et les pieds, et rabattant un drap sur ma tête l’ont enroulé autour de ma gorge pour m’empêcher de crier, puis m’ont jetée dans une baignoire d’eau glacée. Elles m’ont maintenue sous l’eau jusqu’à ce que je perde conscience. D’autres fois, elles m’attrapaient par les oreilles et me cognaient la tête contre le mur ou le sol. Puis elles m’arrachaient des ­cheveux à la racine afin qu’ils ne puissent pas repousser. »

Une autre femme décrit son séjour à la Retraite, où elle s’est retrouvée « encordée » : « La violence qui règne là-bas est à peine croyable. On me tirait les cheveux, m’étranglait ou me rouait de coups de pied. Les infirmières ordonnaient à une patiente de rester postée à la fenêtre pour les prévenir si un médecin approchait. Ça ne servait à rien de se plaindre auprès des médecins, ils répondaient toujours que c’était le fruit de l’imagination de nos cerveaux malades, et en plus ça nous aurait valu d’autres coups des infirmières. Elles maintenaient les patientes sous l’eau et les menaçaient de les laisser se noyer si elles ne promettaient pas de garder le silence. Nous promettions toutes, parce que nous savions que les médecins ne nous aideraient pas et nous voulions à tout prix éviter les coups. […] Une fois, les infirmières m’ont cassé deux côtes en me sautant dessus à pieds joints. »

Aux violences physiques s’ajoute un traitement chimique, et Bly note que les infirmières injectent aux patientes suffisamment de morphine et de chloral pour rendre folles même les personnes les plus sensées. Au cœur de son exposé réside une idée glaçante : si caricaturale que puisse paraître sa description de l’asile de Blackwell’s Island, cette institution a sûrement des équivalents ailleurs dans le pays et se révèle emblématique du traitement que la société réserve à ses membres les plus vulnérables – le moindre signe de faiblesse fournit un prétexte à la domination, la moindre ­difficulté socio-économique peut donner lieu à l’exercice d’un pouvoir cruel, le moindre aveu de fragilité semble autoriser les comportements barbares.

Alors que son infiltration de dix jours dans l’antre de la folie touche à sa fin 3, Bly part, le cœur gros d’abandonner à leur sort ces « pauvres malheureuses » internées à perpétuité : « L’asile d’aliénées de Blackwell’s Island est une souricière à taille humaine. Il est facile d’y entrer mais, une fois à l’intérieur, impossible d’en sortir. [...] Je désirais plus que tout partir de cet horrible endroit, pourtant, une fois libre et à même de profiter des divins rayons du soleil, je ressentis une certaine douleur. J’avais été l’une des leurs dans leur infortune, et, sottement, il me semblait égoïste de les abandonner. Tel Don Quichotte, j’éprouvais le besoin de les aider par ma seule présence et ma compassion. Mais ce sentiment ne dura qu’un temps. Une fois les barreaux disparus, la liberté me sembla le sentiment le plus doux qui soit. »

Malgré l’inconfort atroce qu’il procure, Dix Jours dans un asile vaut la peine d’être lu dans son intégralité, non seulement pour la prose et la vivacité d’esprit de Bly, mais aussi parce qu’il nous rappelle une chose : il suffit d’un rien pour que les structures de pouvoir se muent en une machine aveugle qui persécute les groupes marginalisés. Il est donc crucial, à titre individuel et collectif, de trouver en nous et d’incarner la Nellie Bly qui dénonce l’injustice, fait bouger les lignes en faveur des plus défavorisés et, plus important encore, sait apercevoir des lueurs de bonté même au cœur des réalités les plus sombres.  

— Maria Popova est une critique d’origine bulgare habitant aux États-Unis. Elle dirige seule le blog The Marginalian, dans lequel elle publie ses chroniques sur l’art et la littérature depuis 2006. — Cet article a été publié sur le blog The Marginalian. Il a été traduit par Charlotte Navion.

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