WP_Post Object ( [ID] => 120665 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-06-30 07:19:22 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:19:22 [post_content] =>Le loup-garou est une figure familière et omniprésente de la culture du divertissement, aux côtés des vampires, zombies et autres démons. Ce que l’on sait moins, c’est à quel point son origine est ancienne. Pour son livre The Werewolf in the Ancient World, Daniel Ogden, professeur de lettres classiques à l’Université d’Exeter, au Royaume-Uni, a remonté les siècles à l’affût de la moindre trace laissée par un loup-garou dans la culture mondiale. Se voulant exhaustif, l’ouvrage va de la mythologie grecque aux textes chrétiens du Moyen Âge, des sagas islandaises aux contes des frères Grimm, des histoires de fantômes de l’époque victorienne aux délires de lycanthropie dans les hôpitaux psychiatriques (lorsque le patient se croit transformé en loup).
[post_title] => Tout sur le loup-garou [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => tout-sur-le-loup-garou [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:19:23 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:19:23 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=120665 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
« Le fantasme du loup-garou et ses multiples ramifications sont au cœur de cette étude savante et souvent amusante », commente The New York Review of Books. Et le magazine de citer l’une des plus belles descriptions de lycanthrope : celle qui se trouve dans le Satyricon de Pétrone, dans l’épisode du « Festin chez Trimalcion ». Les éléments narratifs indissociables de cette créature hybride – la pleine lune, les errances nocturnes, les hurlements, la transformation et la marque du coupable – y sont déjà bel et bien présents.
WP_Post Object ( [ID] => 120670 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-06-30 07:19:16 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:19:16 [post_content] =>S’il s’est grandement tari, le flot d’ouvrages consacrés au meurtre, en 1986, du Premier ministre suédois Olof Palme peut toutefois remplir une bibliothèque. Le dernier en date, paru en février, « est d’un autre calibre », estime le quotidien Svenska Dagbladet. D’abord, il ne cherche pas à imposer une hypothèse quant à l’identité de l’assassin et à ses motifs. Et, surtout, il donne « pour la première fois un aperçu complet de l’enquête » tout en fournissant « des explications effrayantes à son échec ». Le livre est l’œuvre de l’ancien secrétaire de la commission d’enquête chargée de comprendre pourquoi la police n’a pas réussi à résoudre une telle affaire – autant de travaux dans lesquels l’auteur a puisé pour rédiger cette somme de 450 pages. Dans un « style clair et élégant », selon Dagens Nyheter, Hans-Gunnar Axberger décortique les ratés qui se sont accumulés dès les minutes suivant le drame, survenu sur un boulevard de Stockholm. Le commissaire chargé de l’enquête « avait une expérience très limitée du minutieux travail de policier. Il s’intéressait plutôt aux grandes lignes. De quoi égarer les esprits ». À partir de là, note le quotidien suédois, « l’enquête s’est mise à ressembler à une baleine échouée, pourrissant lentement ». Autre raison de l’enlisement de l’enquête : « La conviction que le meurtre d’une personnalité politique comme Palme devait avoir des causes politiques à la hauteur de sa réputation mondiale. » En 2020, la justice suédoise a fini par classer l’affaire, non sans désigner un homme seul – un obscur graphiste mort vingt ans plus tôt – comme le tueur présumé. Mais sans apporter de preuves… Décidément, il s’agit de « l’enquête la plus embarrassante du monde », raille Aftonbladet, journal proche du Parti social-démocrate dont Palme était une grande figure.
[post_title] => Chronique d’un fiasco judiciaire [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => chronique-dun-fiasco-judiciaire [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:19:17 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:19:17 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=120670 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 120673 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-06-30 07:19:09 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:19:09 [post_content] =>Chaque révolution scientifique et technologique s’accompagne d’un élan de spiritisme romantique, observe Igor Gouline dans les pages du quotidien Kommersant. « Nous savons, par exemple, combien les débuts de la radio étaient étroitement liés aux tentatives pour entendre la voix des morts. » Avant qu’Internet ne soit accessible au grand public, dans les années 1990, l’idée d’un réseau de communication parcourant le monde a travaillé les esprits les plus brillants et les plus farfelus pendant plusieurs décennies, notamment du côté de l’URSS. C’est la thèse du livre « L’archéologie de l’Internet russe », de l’historienne des médias Natalia Konradova. « Les événements [décrits] couvrent pratiquement tout le XXe siècle, des utopies avant-gardistes de la “science universelle de l’organisation” d’Alexandre Bogdanov jusqu’au cosmisme de Nikolaï Fiodorov en passant par les fantaisies de l’écrivain Andreï Platonov sur la capacité de l’électricité à transformer le monde physique. Ces idées presque hérétiques ont eu un impact direct sur les cybernéticiens soviétiques de l’ère du dégel », poursuit le critique. Le plus célèbre d’entre eux, l’académicien Viktor Glouchkov, est le père de l’Ogas, une sorte de version informatisée de la planification socialiste de l’économie qui n’a pas pu être mise en œuvre. Il avait également rêvé à la préservation de l’individu sous forme numérique après sa mort biologique. Autre fait insolite rapporté par Konradova : le détournement de lignes téléphoniques non attribuées par des hippies, des traficoteurs et d’autres marginaux dans les années 1970. Sous le couvert de pseudonymes, ils menaient des discussions interminables et passaient de la musique tout en échappant au contrôle de l’État.
[post_title] => Prémonitions d’Internet [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => premonitions-dinternet [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:19:10 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:19:10 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=120673 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 120677 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-06-30 07:18:59 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:18:59 [post_content] =>La cinéaste Věra Chytilová, figure de proue de la nouvelle vague tchèque, avait l’habitude de parvenir à ses fins. Quitte à faire des scènes mémorables, comme lorsqu’elle interrompit une conférence de presse du chef du département culture du Comité central parce que les communistes l’avaient censurée. Ou encore lorsqu’elle s’invita, menaçante et vociférante, dans le bureau du directeur des studios Barrandov, à Prague, pour tâcher de le convaincre de la laisser travailler. « Grâce à mon mauvais caractère, à ma grande irascibilité, on n’a pas réussi à me briser », affirmait la réalisatrice des Petites Marguerites dans une interview au quotidien Lidové noviny en 2009.
[post_title] => Věra Chytilová, la redoutable [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => vera-chytilova-la-redoutable [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:19:00 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:19:00 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=120677 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
Mais Věra Chytilová est morte en 2014, à 85 ans, sans avoir réussi à mener à bien son grand projet, pour lequel elle s’était battue la moitié de sa vie : réaliser le biopic de l’écrivaine Božena Němcová (1820-1862). Cette femme engagée et émancipée, qui bouscula les idées reçues de son époque, est notamment l’auteure de Babitchka (ZOE, 2008), le premier grand roman de la littérature tchèque, objet d’un véritable culte dans le pays. La vallée où se déroule l’intrigue a été rebaptisée la « vallée de Babitchka » et le livre a connu 350 éditions. Que le film n’ait pas pu se faire est vu comme une grande perte pour le cinéma tchèque par les spécialistes et la presse, qui peuvent toutefois se consoler avec le scénario : écrit par Chytilová à la fin des années 1960, il vient d’être publié.
« Ce livre est une nouvelle occasion de célébrer Chytilová, mais cette fois-ci en tant qu’écrivaine. Elle savait aussi bien exprimer ses points de vue par l’image que par les mots », juge ainsi Radio Praha, célébrant une « œuvre biographique sans pareil ». Au-delà du genre unique de ce « conte cinématographique », marqué selon Radio Vltava par une « mise en scène rapide, au rythme presque infernal », il s’agit surtout d’un jeu de miroirs entre l’auteure et son alter ego. Une « rencontre entre deux personnalités exceptionnelles, deux femmes hors du commun qui ont marqué la société et la culture de leur pays », selon Radio Praha.
Němcová voulait écrire, militer, aimer comme elle l’entendait, n’en déplaise à la morale hypocrite du XIXe siècle. Dans les années 1960, Chytilová aura eu raison, sans même parler des obstacles politiques, d’un monde cinématographique phagocyté par les hommes, les préjugés et la peur de la modernité.
WP_Post Object ( [ID] => 120681 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-06-30 07:18:52 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:18:52 [post_content] =>Victor Hugo, on le sait, n’était pas seulement un immense écrivain. Il dessinait merveilleusement. Même chose pour Cocteau, qui se défendait presque aussi bien le crayon que la plume à la main. Le grand compositeur Arnold Schoenberg, quant à lui, peignait avec un tel talent que ses toiles furent exposées aux côtés de celles de Kandinsky. Notre époque est à l’hyperspécialisation ; la polymathie y est suspecte. Pourtant, note Christine Brinck dans Die Zeit, « elle n’est pas nécessairement synonyme d’amateurisme », au contraire. Un ouvrage collectif, paru outre-Rhin, rassemble une cinquantaine d’essais sur ces sommités ayant excellé dans plusieurs domaines à la fois. Outre les figures déjà citées, il y est aussi bien question de Goethe, homme universel s’il en fut, que d’Andersen, l’auteur des fameux contes, dont Brinck rapporte qu’il fabriquait avec ses ciseaux « de véritables chefs-d’œuvre de papier découpé ». Loin d’être un handicap, la coexistence de plusieurs talents a tendance à créer des synergies, l’un étayant l’autre. Reste qu’il faut aussi parfois choisir ce que l’on veut privilégier : Angelika Kauffmann hésita longtemps entre la peinture et la musique – un vrai dilemme –, tout comme Ingres, qui faillit abandonner le pinceau pour l’archet de son violon.
[post_title] => Heureux les touche-à-tout [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => heureux-les-touche-a-tout [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:18:52 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:18:52 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=120681 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 120685 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-06-30 07:18:43 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:18:43 [post_content] =>Le sens du mot « apothéose » – l’élévation de quelqu’un au rang de dieu – n’a cessé d’évoluer au fil de l’Histoire. Dans la mythologie grecque, il signifiait l’admission d’un mortel parmi les dieux de l’Olympe ; les Égyptiens vénéraient les pharaons comme des divinités ; et, « dans la Rome antique, l’apothéose était facile, bien que bureaucratique : le Sénat a fait de Jules César un dieu simplement en adoptant une série de lois », observe The New Yorker.
[post_title] => Divine comédie [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => divine-comedie [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:18:44 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:18:44 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=120685 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
Quid de l’époque contemporaine ? Dans son essai Accidental Gods, la chercheuse Anna Della Subin s’intéresse à l’apothéose depuis les grandes découvertes jusqu’à nos jours. L’exemple le plus connu est celui du navigateur James Cook. En 1779, alors qu’il commande sa troisième expédition en quête du passage du Nord-Ouest, il accoste aux îles Hawaii, après y avoir fait une première escale un an plus tôt. Son arrivée coïncide avec la célébration annuelle du Makahiki, une grande fête donnée en l’honneur du dieu de la fertilité Lono. Y voyant l’accomplissement d’une prophétie, les insulaires l’assimilent à Lono et commencent à lui vouer un culte. Mais cette promotion tourne au vinaigre : les Hawaïens finissent par tuer Cook et, selon l’une des versions, le rôtir. « La question de savoir qui peut créer un dieu est aussi fascinante que celle de savoir qui peut en tuer, et Anna Della Subin tente de répondre aux deux », commente l’hebdomadaire.
Parmi les hommes (et quelques femmes) qui ont été vénérés comme des dieux, on croise au fil des pages d’autres explorateurs (Colomb, Cortés), des administrateurs coloniaux (Horace Crocicchia, John Nicholson), le roi d’Éthiopie Haïlé Sélassié, le penseur indien Jiddu Krishnamurti, le général MacArthur… Certains ont protesté contre l’adulation dont ils faisaient l’objet, d’autres ont joué le jeu. C’est le cas du prince Philip, qui apprend dans les années 1970 qu’on lui voue un culte sur l’île de Tanna, dans l’archipel de Vanuatu, alors administré conjointement par la France et la Grande-Bretagne. Il envoie aux villageois des photos dédicacées et accepte en retour des cadeaux cérémoniels, provoquant l’ire des Français qui l’accusent d’exploiter la situation à des fins politiques…
« Bien qu’aucun de ces cultes n’ait évolué vers un mouvement religieux majeur (excepté le rastafarisme), ils jettent une lumière nouvelle sur la dynamique du colonialisme et les malentendus entre les Occidentaux et les régions du monde qu’ils cherchaient à dominer, ou du moins à comprendre et à contrôler », note The Washington Post. Le quotidien salue une narration habile, non sans émettre un regret : Subin inscrit son ouvrage dans le paradigme cher à Michel Foucault « qui tend à réduire les phénomènes religieux et culturels à une histoire de pouvoir, généralement un pouvoir racialisé ». Ce cadre réducteur ne lui permet pas toujours de répondre aux questions qu’elle soulève, mais invite à une réflexion plus large sur les paradoxes du sentiment religieux.
WP_Post Object ( [ID] => 120693 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-06-30 07:18:28 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:18:28 [post_content] =>En 1924 surgit à Lhassa, pour Mönlam – la grande fête du Nouvel An tibétain –, une vieille pèlerine accompagnée de son lama de fils. La créature, qui ne paie pas de mine et parle un tibétain rugueux, passe inaperçue dans la foule. C’est pourtant une importante personnalité lamaïste, peut-être même une dakini, l’incarnation d’une divinité féminine ; et son jeune fils serait lui-même un tulkou, c’est-à-dire la réincarnation d’un lama. Mais attirer l’attention, voilà précisément ce que la vieille femme ne souhaite pas : c’est en effet une Parisienne et la première Européenne à mettre les pieds dans la cité interdite de Lhassa, aussi dangereuse d’accès pour les Occidentaux que Tombouctou au siècle précédent. Pour gagner la ville sainte, Louise David, alias Alexandra David-Néel, a effectué un périple épouvantable de plusieurs mois par un itinéraire détourné, encore jamais exploré. Malgré quelques chaudes alertes, elle n’a jamais été reconnue, sauf par un lama (un voyant !) qui saura rester discret. Le récit qu’elle donnera de son exploit deviendra un best-seller1 qui la propulsera directement sur le podium des grandes auteures-exploratrices-aventurières de l’Histoire.
Comment une petite Française quinquagénaire et rondelette, obsédée de propreté au point de ne voyager d’ordinaire qu’avec une minuscule baignoire portative, s’est-elle ainsi retrouvée à Lhassa avec juste la peau sur les os – une peau crasseuse, noirâtre et parcheminée de vieille Orientale ? Comme toujours, par l’effet combiné du hasard et de la nécessité.
Le hasard, c’est lui qui l’entraîne de rencontre en rencontre depuis le conservatoire de Bruxelles jusqu’au casino de Tunis via l’Opéra de Hanoï, avant que, dûment et très dignement mariée, elle ne prenne le chemin aventureux des ashrams de l’Inde puis des lamaseries tibétaines. Car, malgré toute son énergie et un joli filet de voix, Alexandra voit sa carrière de cantatrice plafonner et doit se contenter de la direction artistique d’un casino des colonies. Mais voilà : à la Belle Époque, une femme ne peut parvenir au succès sur scène qu’en manifestant en coulisse toutes sortes de talents, comme Alexandra l’affirme et surtout le démontre, amples détails à l’appui, dans plusieurs ouvrages 2. Or elle-même n’est pas une aventurière dans tous les sens du terme, et le « rut » la dégoûte au moins autant que la « prostitution artistique ». Ardente féministe, elle n’est d’ailleurs pas plus indulgente envers la « prostitution légale », alias la « profession maritale ». Mais, surprise, à Tunis elle sombre à son tour dans l’« esclavage matrimonial » en épousant un riche aristocrate, Philippe Néel de Saint-Sauveur, coureur invétéré de jupons de surcroît. Une fin ? Pas vraiment – à peine une halte de quelques années d’embourgeoisement (et de neurasthénie) avant de s’élancer vers l’Asie, grâce aux subsides de son mari mais sans lui. Une escapade de quatorze ans au total, sans divorce (elle s’y refuse obstinément) et même adoucie d’un torrent de lettres très affectueuses. Car Alexandra aime son mari, mais à distance uniquement.
Quant à la nécessité, c’est ce qui pousse une jeune fille de bonne famille à explorer non seulement les recoins les plus insolites de la planète mais aussi, et surtout, ceux de la pensée humaine. Dès l’enfance, elle cherche à voir plus loin, derrière. Une même énergie anime et maintient en perpétuel mouvement un corps (vigoureux) et un esprit plus vigoureux encore. Celle « qui a su courir avant de marcher » fait sa première fugue a 5 ans – au bois de Boulogne, où elle abandonne sa gouvernante pour partir en quête de « son » arbre. À 15 ans, elle quitte la Belgique – et un foyer confortable mais maussade – pour aller à vélo aussi loin vers le sud que ses fonds le lui permettent (en l’occurrence, jusqu’en Espagne). À 17 ans, elle se lance dans la traversée des Alpes à pied pour voir ce qu’il y a de l’autre côté.
Quant à ses explorations intellectuelles, au moins aussi hardies, elles l’entraînent quasiment vers tous les -ismes qui ont cours à l’époque. Après avoir d’abord adhéré au catholicisme intransigeant de sa mère (jusqu’à lorgner en direction du Carmel) elle fait volte-face et se rallie au protestantisme de son père, un Français d’origine huguenote. Car entre sa mère, riche femme d’affaires belge ardemment monarchiste, et son père, athée, républicain, franc-maçon et pauvre, ce n’est pas le grand amour, et le cœur d’Alexandra est dans le camp paternel. Bientôt, son inépuisable quête spirituelle la pousse vers l’ésotérisme, le spiritisme, le gnosticisme, puis dans l’exploration philosophique – stoïcisme d’Épictète, néoplatonisme, unitarisme –, l’étude du judaïsme et de la Bible (surtout l’Ecclésiaste, mais aussi la Kabbale), et même du Coran ou du soufisme. Elle migre ensuite du mysticisme et de l’ésotérisme au rationalisme sous toutes ses formes : athéisme, matérialisme, scientisme, déterminisme, positivisme, darwinisme… Seul point à peu près fixe parmi toutes ces divagations, une adhésion au syncrétisme des néothéosophes (Helena Blavatsky, Henry S. Olcott) qui lui permet d’amalgamer commodément tout un assortiment de croyances et lui procure l’assise d’un réseau fidèle. Politiquement, Alexandra n’est pas moins ductile, oscillant entre socialisme et anarchisme avant de devenir franc-maçonne, mais toujours animée d’un farouche féminisme, son autre allégeance indéfectible.
À mesure que s’écoulent ses jeunes années, le cerveau et l’âme d’Alexandra se polarisent géographiquement et spirituellement vers l’Orient. Elle suit des cours au Collège de France et ailleurs, se penche sur les grands textes indiens et, pour y accéder sans intermédiaire, apprend le sanskrit et le pali comme jadis le grec et le latin. Elle se rend évidemment en Inde, mais l’hindouisme la déçoit. Ce polythéisme débridé offense son rationalisme émergent, et l’affreuse injustice sociale qu’il entraîne la heurte au plus profond. En revanche, Bouddha, qu’elle rencontre pour ainsi dire en personne via une statue du musée Guimet, va gagner tous ses suffrages. Alexandra devient officiellement son adepte en 1921 et le servira sa longue vie durant avec toute la détermination, la rigueur intellectuelle et la force de travail stupéfiante dont la nature l’a dotée. Bientôt, elle abandonne l’enseignement des orientalistes pour dispenser le sien propre dans un déferlement d’articles, de conférences et surtout de livres.
Puis un nouveau séjour en Inde suscite l’apparition d’un tropisme encore plus précis, cette fois vers le sommet orographique et spirituel de l’Asie : l’Himalaya tibétain. Alexandra y gagne d’emblée l’appui spontané – sans doute est-ce l’effet de ses vies précédentes et exemplaires en Asie – de grandes personnalités spirituelles ou temporelles : le 13e dalaï-lama, qui l’invite à apprendre le tibétain ; le jeune maharadjah du Sikkim, Sidkéong Tulku Namgyal, qui la prend sous son aile (et peut-être dans ses bras) ; et surtout le très vénérable gomchen (abbé) du monastère de Lachen, qui devient son maître spirituel (ils échangent aussi des cours de langue : tibétain contre anglais). Elle passera ensuite plus de deux ans au monastère de Kumbum, en Chine – seule Occidentale parmi près de 4 000 lamas.
En Occident, Alexandra David-Néel est bien vite reconnue comme une lumière du bouddhisme, en tout cas sa promotrice la plus active. Elle consacre à cette sagesse une bonne trentaine d’ouvrages, sur un total de plus de quarante (sans compter ceux qui n’ont pas encore été publiés). Mais son irrécusable compétence cache aussi – on s’en serait douté – une vision du bouddhisme plutôt personnelle et peut-être même contestable. C’est du moins ce que soutient l’anthropologue Marion Dapsance3, pour qui le bouddhisme laïque, éclectique et « antispirituel » de l’aventurière française reflète surtout un antichristianisme forcené doublé de rationalisme et même d’élitisme. Aux yeux d’Alexandra, et peut-être dans son cœur, deux bouddhismes coexistent en effet.
Celui des grands maîtres, détenteurs d’une sagesse péniblement acquise dont ils ne partagent le secret qu’avec de rarissimes égaux (dont elle) – une sagesse dégagée de toute transcendance et parfaitement compatible avec la science moderne – n’a rien à voir avec la religion des masses ignorantes d’Asie, pétrie de surnaturel, de superstitions et de ridicules rituels prébouddhiques. Alexandra se situe résolument dans le camp moderniste et rationaliste, même si elle laisse une petite place à l’irrationnel, qu’elle définit comme ce que la science n’a pas encore expliqué. Elle donne ainsi crédit à la métempsychose ou encore à la technique tantrique du toumo, qui permet de transformer la pensée en chaleur, chose bien utile dans les frimas de l’Himalaya.
Mieux encore, poussée par son absolutisme, et peut-être aussi par ses origines protestantes, l’aventureuse néophyte entreprend carrément de réformer le bouddhisme dégradé, imprégné de magie et d’alcool, qu’elle voit sévir autour d’elle en Asie. Au Sikkim, elle allie ses efforts à ceux de son ami Sidkéong Tulku Namgyal ; mais hélas, le maharadjah meurt prématurément, possiblement empoisonné par ses rétrogrades sujets. Ayant échoué à troubler la sérénité du bouddhisme asiatique, la tempétueuse Alexandra se créera un mini-monastère à Dignes-les-Bains, face au « petit Himalaya » des Alpes, depuis lequel, assistée de son fils adoptif Aphur Yongden devenu Albert, elle répandra sur l’Occident un bouddhisme plus conforme à ses goûts. À 100 ans passés, elle fera toutefois renouveler son passeport, au cas où.— J.-L. M
Extrait :
« Ce n’est pas que les Tibétains, en général, soient dénués de principes moraux, mais leurs principes ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux adoptés dans nos pays. Par exemple, la polyandrie souvent jugée si sévèrement en Occident ne leur paraît nullement blâmable, mais, par contre, le mariage entre parents, alors même que les époux seraient des cousins très éloignés, leur semble la pire des abominations, tandis que nous n’y voyons aucun mal. Si des Tibétains se montrent parfois prodigues d’hommages envers un homme dont les imperfections apparaissent au premier coup d’œil, en bien des cas, leur conduite n’est pas causée par l’aveuglement. Pour bien comprendre leur attitude, il faut se rappeler combien les notions concernant le “moi” qui ont cours en Occident sont différentes de celles auxquelles les Bouddhistes adhèrent. Alors même qu’ils ont rejeté la croyance en une âme immatérielle et immortelle considérée comme leur véritable “moi”, la plupart des Occidentaux continuent à imaginer une entité homogène qui dure au moins de la naissance à la mort. Celle-ci peut subir des changements, devenir meilleure ou pire, mais ces changements ne sont pas supposés devoir se succéder de minute en minute. Ainsi, négligeant d’observer les manifestations qui coupent la continuité de l’aspect habituel de l’individu, l’on parle d’un homme bon, mauvais, austère, dissolu, etc. Les mystiques lamaïstes dénient l’existence de ce “moi”. Ils affirment qu’il n’est qu’un enchaînement de transformations, un agrégat dont les éléments matériels comme mentaux agissent et réagissent les uns sur les autres et sont continuellement échangés avec ceux des agrégats voisins. Aussi, l’individu, comme ils le voient, est semblable au courant rapide d’une rivière ou à un tourbillon présentant de multiples aspects. Les disciples avancés savent reconnaître, parmi cette succession d’individualités se montrant dans leur maître, celle de qui des leçons et des avis utiles peuvent être obtenus. Afin de s’en assurer le bénéfice, ils supportent les manifestations d’ordre inférieur qui leur apparaissent dans ce même lama, tout juste comme ils attendraient patiemment, parmi une foule vulgaire, le passage d’un sage. Un jour, je racontai à un lama l’histoire du Révérend Ekai Kawaguchi qui, pendant son séjour au Tibet, désireux d’apprendre la grammaire, s’était rendu chez un maître de renom. […] Cependant, après être demeuré quelques jours chez lui, l’élève découvrit que son professeur avait transgressé la règle du célibat et était le père d’un petit garçon. Ce fait lui inspira un profond dégoût, il emballa ses livres et ses hardes et s’en alla. Quel benêt ! s’exclama le lama, lorsqu’il eut entendu l’anecdote. Le grammairien était-il moins savant en grammaire parce qu’il avait cédé aux tentations de la chair ? Quel rapport existe-t-il entre ces choses et en quoi la pureté morale de son professeur concernait-elle l’étudiant ? L’homme intelligent glane le savoir partout où il se trouve. N’est-il pas un fou celui qui refuse de prendre un joyau déposé dans un vase malpropre, à cause de la saleté adhérant au vase. Les lamaïstes éclairés envisagent la vénération témoignée au guide spirituel d’un point de vue psychique. En fait, ils considèrent toutes espèces de culte de la même manière. Tout en reconnaissant que la direction d’un expert en matière spirituelle est extrêmement précieuse et utile, beaucoup d’entre eux inclinent à attribuer au disciple lui-même la plus large part de responsabilité dans le succès ou l’échec de son entraînement spirituel. Il ne s’agit pas, ici, du zèle du néophyte, de son attention ni de son intelligence. Leur utilité va de soi. Mais un autre élément est jugé nécessaire et même plus puissant que tout autre. Cet élément est la foi. »
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WP_Post Object ( [ID] => 117983 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-04-28 07:34:51 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:34:51 [post_content] =>La première guerre froide avait l’avantage de la simplicité : deux puissances rivales à vocation hégémonique, dont la force relative se mesurait au nombre de têtes nucléaires et de pays « amis ». La nouvelle donne est plus compliquée. On retrouve les deux puissances rivales à vocation hégémonique – sauf que la Chine a remplacé la Russie. Mais le nombre de pays qui disposent de têtes nucléaires s’est accru, et l’ancienne puissance hégémonique qu’était la Russie continue de jouer les trouble-fête. Naguère séparées, les économies sont désormais étroitement imbriquées. De plus, et peut-être surtout, le progrès technique se poursuit à pas de géant, ce qui déplace peu à peu le « nerf de la guerre » du côté de la compétition high-tech.
En 1983, alors que la première guerre froide battait encore son plein, Ronald Reagan prononçait son fameux discours inaugurant ce qu’on a appelé la « guerre des étoiles ». L’ambition était de développer une capacité antimissile pour contrer la menace des missiles balistiques soviétiques et rendre ces armes nucléaires « impuissantes et obsolètes ». On s’est moqué de ce programme, mais la guerre des étoiles est aujourd’hui devenue réalité, créant de nouveaux dangers.
C’est l’objet de notre premier article. Nous évoquons ensuite les progrès de la cyberguerre et l’état actuel des armements nucléaires. Enfin, deux textes reviennent sur la première guerre froide, pour en rappeler les prodromes et souligner le risque permanent d’une erreur humaine.
Dans ce dossier :
WP_Post Object ( [ID] => 118021 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-04-28 07:30:28 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:30:28 [post_content] =>Fin janvier 2020, sur une orbite située à quelque 640 kilomètres au-dessus de la Terre, deux engins spatiaux russes non habités se sont approchés d’USA-245, un satellite de reconnaissance américain (de type KH-11, valant des milliards de dollars, doté de systèmes d’imagerie aussi performants que ceux du télescope Hubble). À cette altitude, un voyageur aurait vu notre planète comme une courbure verte et brune. Il aurait discerné les crêtes déchiquetées des montagnes, les contours des lacs, notre atmosphère blanche arquée autour de l’astre, virant au bleu sombre puis au noir. Depuis un télescope ordinaire, les satellites s’apparenteraient à de petits scintillements dans la nuit, dont les panneaux métalliques réfléchissent la lumière du soleil tels de lointains pare-brise. Les engins russes s’étaient positionnés inhabituellement près d’USA-245 dans une orbite quasi identique, en synchronisant leur trajectoire avec la sienne de telle sorte que l’un ou l’autre s’en approchait à moins de 20 kilomètres plusieurs fois par jour. Il arrive que deux satellites, s’ils sont sur le même plan, se croisent à une centaine de kilomètres l’un de l’autre, mais pas aussi souvent ! En l’occurrence, les Russes semblaient filer le satellite de reconnaissance états-unien.
Lancé par une fusée Soyouz, le plus gros des deux satellites russes, Kosmos-2542, avait pénétré pour la première fois le plan orbital d’USA-245 fin novembre 2019. Il n’y avait rien là d’exceptionnel, les deux vaisseaux se croisaient une fois tous les onze jours. Mais, le 6 décembre, le satellite russe parut se scinder en deux. Il avait libéré un « sous-satellite », de taille plus réduite. « Un peu comme des poupées russes », avait expliqué en février 2020 le général John William Raymond, chef de la Space Force nouvellement créée. Selon la Russie, Kosmos-2542 était un satellite d’inspection, un type d’engin auquel ont également recours les États-Unis et la Chine. Ces « inspecteurs » sont plus petits et plus maniables que les satellites de reconnaissance, ils se dirigent avec une grande précision et sont surtout employés pour s’approcher d’un vaisseau allié ou s’y arrimer afin de déterminer s’il a besoin de maintenance. Le ministère de la Défense russe affirma que le satellite issu de Kosmos-2542, nommé Kosmos-2543, était lui aussi un inspecteur et qualifia sa naissance « d’expérience » destinée à améliorer l’entretien de la flotte. La Russie précisa que le 2542 était équipé d’appareils photo assez puissants pour photographier la surface terrestre. USA-245 gagna lentement une orbite plus élevée, s’éloignant des engins russes, tandis que Kosmos-2543, le « bébé », virevoltait dans le ciel en changeant « constamment » d’orbite, nota le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) – une performance exceptionnelle dans l’espace où le carburant est précieux 1.
Puis, le 22 janvier, les deux satellites russes s’approchèrent nettement plus près d’USA-245. Deux mois durant, ils le pistèrent de telle sorte qu’il y en avait toujours un se trouvant à moins de 1 000 kilomètres. Un observateur remarqua que leurs trajectoires orbitales étaient synchronisées pour qu’ils soient au plus près du satellite américain quand celui-ci était en plein soleil : idéal pour prendre des photos. Interviewé par le magazine Time, le général Raymond a qualifié cette activité d’« inhabituelle et inquiétante », notant que l’« inspection » d’un satellite par un vaisseau ennemi ne diffère guère d’une approche offensive. Le caractère hostile de l’incident ne faisait aucun doute. Mais, selon Kaitlyn Johnson, directrice adjointe du Projet de sécurité aérospatiale au CSIS, pour « inhabituelle » et « abusive » que fût cette manœuvre, elle n’était pas illégale – même s’il s’agissait d’espionnage ou de provocation.
En avril, la Russie testa une arme antisatellite en ascension directe (DA-Asat) – un missile lancé de la Terre et non d’un vaisseau déjà sur orbite. Elle avait déjà testé ce système à de multiples reprises (il est baptisé Nudol, du nom d’une rivière proche de Moscou) 2. De même, les États-Unis, la Chine et l’Inde avaient tous opéré des tests de DA-Asat dans les années précédentes afin de pulvériser certains de leurs satellites obsolètes. L’arme russe semblait destinée à une cible dans l’espace : après avoir parcouru le ciel, elle retomba quelque part en mer des Laptev, dans l’océan Arctique. L’US Space Command publia un communiqué le jour même : cet essai illustrait les menaces croissantes pesant sur les systèmes spatiaux américains ; par ailleurs, il était « hypocrite ». La Russie n’avait-elle pas publiquement appelé à une « démilitarisation complète » de l’espace ? Le communiqué évoquait aussi les « poupées russes ». La Russie « avait conduit des manœuvres à proximité d’un satellite du gouvernement des États-Unis qui seraient considérées comme irresponsables et potentiellement menaçantes dans tout autre milieu ». Et, par une phrase attribuée au général Raymond, le communiqué avertissait que les États-Unis étaient « prêts et déterminés à dissuader toute agression et à défendre la nation, leurs alliés et les intérêts du pays contre tout acte hostile dans l’espace. »
Mais les Russes n’en avaient pas fini. Le 15 juillet, Kosmos-2543, le plus petit des « inspecteurs », relâcha à son tour un plus petit objet. Celui-ci ne s’approcha d’aucun satellite américain, mais les États-Unis comme les Britanniques le qualifièrent d’arme, soutenant que la Russie avait mis un projectile en orbite. Selon Jonathan McDowell, un astrophysicien de Harvard qui observe les satellites, il est clair qu’un objet avait été propulsé à grande vitesse, mais on ne pouvait dire s’il s’agissait de tester une arme ou un système de défense – une distinction difficile à opérer dans l’espace. D’après l’US Space Command, cette manœuvre présentait des « similitudes » avec une opération menée par Moscou en 2017 et « entrait en contradiction » avec l’affirmation selon laquelle ces vaisseaux étaient des « inspecteurs ». Le ministère des Affaires étrangères russe répondit que l’émission du nouvel objet relevait simplement d’une « inspection rapprochée » et, « surtout, qu’elle ne contrevenait à aucune norme ou principes du droit international » ; la présentation des faits par les États-Unis n’était que « propagande » et l’accusation d’hypocrisie leur était retournée : Américains comme Britanniques « gardaient naturellement le silence sur leurs propres recherches et programmes d’armes antisatellites ».
Pour Douglas Loverro, ancien directeur général du Space and Missile Systems Center de l’armée de l’air, ce projectile constituait une « provocation évidente ». En même temps, la Russie avait raison : elle n’avait enfreint aucune loi. Il n’existe pas de règles précises indiquant aux États-Unis, ni à aucun autre pays, comment réagir dans un cas comme celui-ci – pas de code permettant de dire que les satellites russes se sont trop approchés, aucun qui qualifie d’infraction la mise à feu d’une arme non destructive. Aucune manœuvre militaire, estime Loverro, n’aurait pu permettre aux États-Unis de contrer l’opération « poupées russes » sans risquer de provoquer une grave escalade. De fait, la principale source du droit international en ce qui concerne l’espace est un document totalement dépassé datant de 1967, le Traité de l’espace, conçu dans un contexte bien plus simple que le nôtre. En septembre 2019, lors d’un congrès sur la sûreté aérienne, spatiale et informatique, le général Raymond l’avait souligné : « Le Traité de l’espace dispose qu’on ne peut envoyer d’armes nucléaires dans l’espace. C’est à peu près tout. Pour le reste, nous sommes en pleine zone grise. »
Le 8 juillet 1962, juste après 23 heures, le ciel d’Hawaii passa en un instant du noir au cramoisi. Les éclairages urbains s’éteignirent d’un coup, les radios cessèrent de fonctionner. Pendant plusieurs minutes, une boule rouge bordée de mauve et tirant sur le jaune en son centre rendit la nuit claire comme le jour. Puis la lumière se mit à pâlir, à prendre la forme d’aurores multicolores qui laissèrent place à une lueur spectrale, laquelle persista des heures durant et fut visible dans tout le Pacifique. Les États-Unis venaient de faire exploser une ogive nucléaire de 1,4 mégatonne dans l’espace. Lancée depuis l’atoll Johnston, îlot isolé passé du statut de réserve ornithologique à celui de base d’atterrissage puis de site d’essais nucléaires, la bombe à hydrogène avait explosé à 400 kilomètres au-dessus de la surface terrestre. Baptisée Starfish Prime, elle était cent fois plus puissante que celle qui avait été larguée sur Hiroshima dix-sept ans plus tôt. Elle provoqua immédiatement une surtension du réseau électrique, suivie d’une distorsion du champ magnétique terrestre. La ceinture de radiations qu’elle généra se propagea dans l’espace pendant des mois. L’impact électromagnétique fut plus important que l’avaient prévu les scientifiques ; quant aux radiations, elles endommagèrent plusieurs satellites, américains comme soviétiques. Les deux superpuissances testèrent plusieurs autres bombes nucléaires à haute altitude cette année-là, dont deux chacune dans l’espace. L’une des bombes soviétiques provoqua un incendie dans une centrale électrique au Kazakhstan. L’espace, dont l’exploration venait de débuter, était déjà en voie de militarisation.
Plusieurs de ces essais se déroulèrent en octobre 1962, en pleine crise des missiles de Cuba, laquelle avait rendu horriblement plausible l’hypothèse d’une guerre nucléaire. En août 1963, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique signèrent un premier traité, interdisant de nouveaux essais nucléaires dans l’atmosphère terrestre, sous l’eau ou dans l’espace. Mais les deux superpuissances avaient une autre préoccupation : l’une d’elles allait être la première à se rendre sur la Lune et pourrait décider d’y établir une base militaire. Elles négocièrent donc un deuxième traité pour prévenir ce risque et se servirent de cet accord pour affirmer que l’espace ne connaîtrait pas de compétition territoriale : c’était le Traité de l’espace 3, évoqué plus haut. Il fut signé par les États-Unis, l’URSS et 60 autres États le soir du 27 janvier 1967 dans un salon de la Maison-Blanche. À peine une heure et quart après la ratification, un incendie se déclarait dans le poste de pilotage d’Apollo 1, à Cap Canaveral, lors d’un essai au sol. Les trois premiers astronautes américains du programme Apollo, qui avait pour objectif de mettre un pied sur la Lune, périrent en quelques minutes. Ce désastre et le Traité de l’espace se partagèrent le lendemain la une du New York Times.
La guerre du Viêt Nam battait alors son plein : le village de Ben-Suc venait d’être incendié et rasé par des bulldozers dans le cadre de la plus importante offensive terrestre américaine. À San Francisco, le 14 janvier, quelque 20 000 jeunes avaient convergé vers le parc du Golden Gate pour les concerts et les manifestations du Human Be-In 4. Le Traité de l’espace était l’expression d’une politique tout à la fois engluée dans la guerre et lasse de la faire. Il envisageait l’espace extra-atmosphérique comme une page blanche, certes pleine de dangers, mais susceptible de transfigurer les relations internationales. Son premier article stipule que l’exploration de l’espace « doit se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays […] ; elle est l’apanage de l’humanité tout entière ». L’accord établit aussi que l’exploration de l’espace doit se fonder « sur les principes de la coopération et de l’assistance mutuelle ». Tous les astronautes doivent être considérés comme des « envoyés de l’humanité », ils recevront assistance en cas de détresse et seront rapatriés en toute sécurité « en cas d’atterrissage forcé sur le territoire d’un autre État partie au Traité ou d’amerrissage en haute mer ». Le document rend en outre chaque nation responsable des dommages causés par ses vaisseaux 5 et responsable de tout objet lancé de son territoire – cet article VII avait nécessité de longues négociations, car les Soviétiques étaient initialement opposés à la présence d’entités privées dans le cosmos. Aucun État, précise le traité, ne peut revendiquer de souveraineté sur la Lune, les autres corps célestes ou une fraction quelconque de l’espace extra-atmosphérique.
Plus d’un demi-siècle plus tard, ce document rédigé en pleine guerre froide reste la base de tout droit extra-atmosphérique. Il interdit la mise sur orbite d’armes nucléaires et d’armes de destruction massive mais ne dit rien des missiles allant de la Terre à l’espace, ni des missiles allant d’un point de l’espace à un autre ; il ne parle pas non plus des armes cinétiques, ni des formes d’attaque plus subtiles inventées depuis sa rédaction. L’accord ne définit pas ce qu’est un comportement hostile et, s’il affirme que le droit international est valide dans l’espace, il reste difficile de transposer les règles terrestres à un milieu dépourvu de frontières nationales et de gravité, où les plans de conflit potentiel sont innombrables. Avec le temps, alors que d’autres États ont pénétré l’espace à la suite des deux superpuissances et que les technologies astronautiques se sont considérablement développées, les lacunes du traité ont fini par devenir dangereuses.
La Joint Base Andrews, une base arienne située au sud de Washington, accueillit fin décembre 2019 la cérémonie de lancement de la Space Force. Le président Donald Trump a donné son sentiment : « Nous sommes en tête, mais pas suffisamment. » Si l’on en croit les experts en sécurité, il avait raison. Au printemps 2020, tant le CSIS que la Secure World Foundation – groupe de réflexion sur la sécurité dans l’espace – ont publié des rapports concluant que la stabilité spatiale, longtemps induite par la suprématie des États-Unis, était en déclin. « D’autres États nous rattrapent », observe Kaitlyn Johnson, du CSIS. En dépit du grand ramdam médiatique qui a entouré le lancement de la Space Force, et de son incongruité aux yeux du grand public, les experts et haut gradés de l’armée n’étaient divisés que sur un point : était-il opportun de distinguer les missions spatiales de celles de l’US Air Force en leur attribuant une division spécifique ? 6
Depuis 2015, la Russie, la Chine, l’Inde, l’Iran, Israël, la France et la Corée du Nord ont tous lancé des programmes spatiaux militaires. Russes et Chinois talonnent les États-Unis ; d’après la Secure World Foundation, les programmes de technologie offensive américains tournent au ralenti tandis que Pékin et Moscou mettent le paquet. Lors des deux dernières années, l’activité militaire extra-atmosphérique a décuplé. « Nous assistons à une escalade des tensions » dit Jack Beard, ancien avocat au ministère de la Défense et professeur de droit de l’espace.
En mars 2019, l’Inde a testé sa première arme antisatellite en ascension directe et fait exploser l’un de ses engins situé sur une orbite proche de la Terre. En avril 2020, à la suite de l’annonce du lancement de son programme militaire spatial, l’Iran a mis sur orbite son premier satellite de reconnaissance, Nour 1 (« Lumière 1 » en farsi). En septembre de la même année, la Chine a réussi avec succès le lancement de ce que l’on appelle un « vaisseau spatial réutilisable » : une navette capable de voler en orbite basse autour de la Terre puis de regagner sa base en atterrissant à la verticale. (Les États-Unis ont mis au point leur propre vaisseau réutilisable, US X-37B, lancé pour la première fois en 2010, mais ses missions sont classifiées depuis 2004). En mai 2021, la Chine a fait atterrir un véhicule spatial sur Mars et affirmé son intention d’y établir une présence humaine permanente.
Dès 2007, quand la Chine avait testé avec succès une arme antisatellite Asat, le Pentagone y avait vu un avertissement. Et, si seuls la Chine, la Russie, l’Inde et les États-Unis ont à ce jour démontré une aptitude à construire de tels missiles, les satellites sont exposés à de nombreuses formes d’attaques moins spectaculaires. On sait que la Corée du Nord met au point des brouilleurs pour bloquer les transmissions satellitaires ; quant à l’Iran, expert en cyberattaques, il est à même d’intercepter les signaux venus de l’espace et de les déformer. Le Japon lui-même, bien que sa Constitution lui interdise de mener des opérations militaires offensives, se prépare au combat spatial en dotant ses satellites de bras robotiques pour les protéger. Le général Raymond affirme – et les experts sont de son avis – que la Chine a fabriqué des lasers très puissants capables de détruire les capteurs des satellites, ce qui revient à les aveugler 7. La Chine a également démontré sa maîtrise du spoofing, un type de cyberattaque consistant à usurper une identité électronique : le signal d’un satellite, par exemple, est imité par un faux satellite. En juillet 2019, un porte-conteneurs états-unien, le MV Manukai, et plusieurs autres navires se trouvant à proximité du port de Shanghai ont détecté de faux signaux GPS, notamment certains indiquant que des bateaux fantômes étaient en approche rapide. Si le capitaine n’avait pas été en mesure de vérifier à la jumelle que l’information était erronée, cette mystification – que les experts attribuent à l’armée chinoise – aurait pu avoir des conséquences désastreuses.
Pour beaucoup de scientifiques, il est impossible d’évaluer la probabilité d’une guerre cinétique (des bombes éclatant dans l’espace), mais certains conflits se déroulent déjà de façon plus discrète. « À certains égards, estime Douglas Loverro, une guerre spatiale a déjà eu lieu. » En 2007 et 2008, des pirates informatiques supposément chinois attaquèrent des satellites américains manœuvrés par la Nasa et l’Institut d’études géologiques des États-Unis. Ils prirent le contrôle d’un vaisseau, sans toutefois lui donner d’ordres. On suspecte par ailleurs le gouvernement russe d’avoir régulièrement recours au brouillage des signaux – et notamment d’avoir perturbé des transmissions GPS en 2018 au cours d’un exercice de l’Otan en Scandinavie – ou encore d’avoir mis hors service des drones de surveillance américains en Syrie. Tout cela intervient dans un contexte de forte croissance de l’usage commercial de l’espace. Quand la Russie a lancé son premier satellite artificiel, Spoutnik 1, depuis un cosmodrome de la steppe kazakhe en 1957, la petite sphère d’aluminium pénétra un abysse quasi vierge. Mais les ceintures orbitales entourant notre planète forment aujourd’hui une autoroute encombrée de quelque 7 000 satellites qui peuvent aller jusqu’à 28 000 km/h. Une grande partie de ces appareils sont utilisés à des fins civiles aussi bien que militaires. Environ 3 000 d’entre eux ne sont plus opérationnels et se déplacent parallèlement à 15 000 débris spatiaux assez volumineux pour être vus depuis la Terre : des éclats de satellites explosés, d’anciens propulseurs de fusée, des objets perdus lors de sorties spatiales (un appareil photo, une couverture, une spatule…). Le commandement spatial américain piste ces détritus, en même temps que les satellites, et alerte les exploitants du monde entier quand des objets risquent de se heurter. Si les collisions sont rares, l’armée publie désormais plus de 100 000 avertissements de ce type par jour. Les spécialistes du sujet ont coutume de qualifier l’état actuel de l’espace d’« encombré, disputé et compétitif ».
La grande majorité des satellites se répartissent entre l’orbite terrestre basse (OTB), facilement accessible – elle se situe à partir de 500 kilomètres d’altitude –, idéale pour les télécommunications et l’imagerie ; et l’orbite géostationnaire (GEO), à 36 000 kilomètres de la surface de la Terre, où les satellites se déplacent plus lentement, au rythme de la rotation terrestre, ce qui les rend stationnaires par rapport à des points donnés de la planète – un atout précieux pour la météorologie. Le projet Starlink d’Elon Musk implique de recouvrir la planète d’une mégaconstellation de nouveaux satellites. En mai 2021, Starlink en avait déjà lancé plus de 1 700 en OTB. Ceux-ci constituent désormais plus du quart de tous les satellites opérationnels orbitant autour de la Terre. Selon Hugh Lewis, chercheur en astronautique au Royaume-Uni, ils sont à l’origine d’environ la moitié de tous les croisements inquiétants – ceux où des objets se croisent à moins de 1 kilomètre de distance. SpaceX, l’entreprise de Musk, a lancé en septembre 2021 son premier vol civil dans l’espace, qui s’est placé en orbite à près de 580 kilomètres au-dessus du niveau de la mer – beaucoup plus haut que les vols de ses pairs milliardaires Richard Branson et Jeff Bezos, lesquels se sont l’un et l’autre rendus aux confins de l’atmosphère à l’été 2021. Branson fut le premier, à bord de l’avion spatial VSS Unity, à atteindre 80 kilomètres d’altitude, distance à laquelle l’US Air Force range les voyageurs dans la catégorie des astronautes. Bezos s’est envolé ensuite, dans une fusée réutilisable appelée New Shepard, jusqu’à 100 kilomètres d’altitude – au niveau de la ligne de Kármán, autre limite de référence. Blue Origin, la compagnie de Bezos, et Virgin Galactic, celle de Branson, multiplient les annonces au sujet du tourisme spatial. En quête d’un nouveau type de prestige et de sommes faramineuses, tous trois – Bezos, Branson et Musk – ont recours aux termes les plus nobles pour décrire leurs ambitions interstellaires – Musk entend faire de l’homme une « espèce multiplanétaire ».
La compétition est désormais féroce pour décrocher une place sur les orbites utiles. Cette compétition est à elle seule un avertissement, relève Jack Beard. « Il n’est jamais arrivé, dans l’Histoire, que l’accès à de nouvelles ressources ne sème pas la discorde entre les États. Et, malheureusement, celle-ci débouche souvent sur une intervention militaire. » Ce risque intervient alors que l’importance des satellites dans la vie civile – pour Internet, les signaux cellulaires, la surveillance météorologique, la géolocalisation – est plus cruciale que jamais ; quant à l’armée américaine, elle dépend presque entièrement des satellites. Ses systèmes spatiaux sont au fondement de tout 8 : communications, surveillance, guidage des bombes, commandement des armes nucléaires, etc. Parmi les États explorant l’espace, les États-Unis sont de loin les plus exposés, car ils détiennent plus de la moitié des satellites actifs autour du globe. Le Pentagone s’inquiète de cette vulnérabilité depuis longtemps, explique Laura Grego, astrophysicienne auprès de l’Union of Concerned Scientists : « Nous sommes tributaires d’une chose difficile à protéger. » Des attaques cinétiques directes sur les ressources spatiales et les débris en résultant pourraient créer un effet domino qui détruirait les satellites dont nous dépendons. Dans le cas d’une destruction de grande ampleur, la localisation des ouragans, les signaux des balises de sauvetage, les transactions financières et les messages d’alerte, tout pourrait s’interrompre. Les satellites les plus importants, comme ceux qui communiquent les ordres militaires, bénéficient d’une protection renforcée contre les attaques. Dotés de boucliers et de capacités de manœuvre spéciales, ils sont suppléés par des satellites de secours en cas de défaillance. « Il est assez facile de pulvériser un satellite, observe Douglas Loverro. Mais il est plus difficile d’éliminer complètement une fonction. » S’agissant du GPS, il faudrait entre 15 et 20 tirs réussis pour détruire le système. Mais tous les satellites sont vulnérables. « Si un gros débris vous heurte à la vitesse orbitale, prévient McDowell, l’astrophysicien de Harvard, il n’y a rien que vous puissiez faire. » Cela vaut également pour les satellites de commandement et de contrôle nucléaires. Placés en orbite sur la GEO, beaucoup plus éloignée et moins fréquentée, ils disposent d’un certain nombre de duplications. Mais leur meilleure protection, et de loin, reste la dissuasion, souligne Loverro. « Nous savons, comme les Russes, les Chinois et les autres adversaires, que s’attaquer à l’un de ces satellites c’est avoir toutes les chances de déclencher une guerre nucléaire. »
Toutes les ressources militaires sont régies par le principe du « use it or lose it », explique Joan Johnson-Freese, auteure de « La guerre spatiale au XXIe siècle » 9 et professeure au Naval War College des États-Unis. Une fois le conflit initié, tous les lanceurs de missiles sont menacés : il s’agit de tirer tel missile avant que le lanceur soit détruit. « L’armée apprend à supposer le pire et à s’en prémunir, indique-t-elle. Étant donné que les ressources spatiales sont très éloignées et qu’il est très difficile de savoir exactement ce qui se passe, on doit maximiser les risques et les menaces. » On est ici confronté à la « tyrannie de la distance ». Quand les règles sont floues, en temps de paix comme en temps de guerre, chaque situation représente un danger « exponentiel ». Pour Johnson-Freese, si le conflit devait s’aggraver dans l’espace, « les choses pourraient très vite prendre une allure digne du XVIe siècle. » Tout le monde sait que l’espace est le talon d’Achille des États-Unis. « Donc, si la situation se détériorait – mettons entre les États-Unis et la Chine, ou bien entre les États-Unis, la Chine et la Russie, ou même entre n’importe quels pays – et qu’un conflit majeur éclatait, je crois que ce serait un combat à mort, car ce sont les États-Unis qui ont le plus à perdre. »
Selon Laura Grego, « les États commencent à se poser la question » de l’opportunité et de la possibilité d’une guerre. « Si l’on s’approche de mon satellite, à partir de quand puis-je légitimement me défendre ? Quand franchit-on la limite ? Qu’est-ce que l’intimidation ? Quand peut-on parler de menace ? Les États commencent à donner leurs propres réponses à ces questions. » Laura Grego fait partie de l’équipe du Woomera Manual, un projet de recherche indépendant qui réunit des scientifiques, des hauts fonctionnaires et d’autres experts de l’espace et du droit originaires du monde entier. Ils rédigent un code des bonnes pratiques militaires à adopter dans l’espace, y compris en temps de guerre. Ce document vise à clarifier l’articulation entre le droit international et le Traité de l’espace, à définir précisément les contours de la guerre et à établir les règles d’engagement – dont la proportionnalité de l’action. Ses concepteurs espèrent que ce document contribuera à éviter une guerre totale. Une organisation équivalente, le projet Milamos 10, travaille à un guide de bonnes pratiques dans l’espace, mais exclusivement en temps de paix. Aucun de ces documents ne deviendra un traité – ils ne seront ni ratifiés, ni officiellement adoptés, mais feront partie des ressources partagées. Le groupe Woomera emprunte son nom à une installation aérospatiale australienne, laquelle a repris un mot aborigène désignant une tige crochue servant à propulser une sagaie. Ses participants viennent d’Australie, des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, de France, d’Israël, des Pays-Bas, de Suède et de Chine. Il n’y a pas de contributeur russe, absence attribuée à de simples raisons logistiques par les membres du groupe que j’ai interrogés. L’énoncé de mission du projet Woomera indique que l’actuelle imprécision du droit de l’espace ouvre la voie à de dangereux malentendus et permet aux « États qui souhaiteraient mener des opérations spatiales hostiles de le faire dans une zone grise ». La réaction des pays tiers s’en trouve d’autant plus compliquée. Le problème ne vient « pas seulement du vide juridique, estime Laura Grego, mais de l’absence de précédents. » Dans l’espace, « on peut amplifier une crise » parce qu’on ignore comment les autres États réagiront à tel ou tel comportement. C’est pourquoi Woomera et Milamos cherchent à recenser et analyser les incidents antérieurs, assez peu nombreux. Ceux-ci serviront de guide pour l’interprétation du droit existant et l’élaboration d’un nouveau cadre réglementaire. (Ces initiatives traitent de la lex lata, la loi telle qu’elle existe, alors que les concepteurs du Traité de l’espace traitaient de la lex ferenda, la loi telle qu’elle devrait être.)
Certains satellites « sont la clé de voûte de la planète », affirme Jack Beard. L’ancien avocat du ministère de la Défense est le rédacteur en chef du manuel Woomera. Chacun comprend que toute menace sur les satellites de commandement et de contrôle nucléaires est intolérable, explique-t-il. Mais l’article IX du Traité de l’espace emploie un concept nébuleux : les parties devront « engager les consultations internationales appropriées » si une intervention devait causer « une gêne potentiellement nuisible » aux activités pacifiques d’un autre État. Mais qu’est-ce qu’une « gêne potentiellement nuisible » ? L’un des objectifs de Woomera, déclare Beard, c’est de répondre à cette question. Un simple brouillage de signaux ? « C’est de la routine. » Il conclut : « Nous sommes sans cesse confrontés à ce dilemme : est-ce acceptable ou pas ? » Dale Stephens, qui a occupé des fonctions importantes au sein de l’armée australienne, est un professeur de droit spécialiste de l’espace et un membre éminent de Woomera. « Que se passe-t-il si je manœuvre votre satellite ? me dit-il. Je ne détruis rien – je me sers d’une cyberattaque pour l’orienter vers le Soleil et l’éloigner de sa tâche. Est-ce un usage de la force ? »
Une fois le manuel achevé, tous les pays intéressés seront invités à envoyer des délégués – un groupe de diplomates, de militaires et de représentants des programmes spatiaux civils – pour l’évaluer et en discuter à La Haye, peut-être avant la fin de l’année. Après quoi Laura Grego déclare espérer en voir un exemplaire sur le bureau de « chaque magistrat militaire de chaque pays ». Les manuels Woomera et Milamos ne fourniront pas des solutions clés en main pour chaque situation, nuance Douglas Loverro. Mais ils seront une aide à la réflexion.
En septembre 2020, sur l’estrade d’un petit amphithéâtre du Pentagone voilé de lourdes tentures bleu roi, le général Raymond s’est adressé aux membres de l’Air Force. « Nos adversaires agissent rapidement et avec méthode pour réduire notre avantage. Je ne crois pas que nous puissions remporter la victoire, ni même rivaliser dans un conflit moderne, sans puissance spatiale. Et j’entends bien ne pas avoir à perdre pour en tirer des leçons. » Il était là pour transférer solennellement 300 aviateurs – dont 22 étaient présents – dans la Space Force. Et pour présenter officiellement Spacepower, le document résumant la doctrine militaire de la nouvelle division. Les nouvelles « modalités de la guerre », déclara le général, exigent un « nouveau plan », et l’armée des États-Unis doit « être en mesure de faire face aux menaces tout en réduisant l’avantage de celui qui lancera le conflit ». Le pays doit aussi avoir « la capacité de rendre coup pour coup ». Cette nouvelle doctrine fait de l’espace un vrai théâtre de guerre. La Space Force vise à « détruire, anéantir ou réduire » la menace ennemie, notamment en faisant usage de la dissuasion. Le document s’incline respectueusement devant le Traité de l’espace et le droit international en affirmant que « les forces spatiales militaires doivent faire de leur mieux pour promouvoir des comportements responsables et ainsi permettre à l’espace de rester un environnement sûr et ouvert ». Mais la doctrine est en réalité fondamentalement contraire à l’esprit du traité, dont l’objet était d’envisager l’espace comme une zone de paix. Elle s’oppose explicitement aux espoirs du texte de 1967 : « Dans l’Histoire, il n’est pas de domaine où les êtres humains s’affrontent pour atteindre des objectifs stratégiques qui aient échappé au risque de guerre. » Si les États-Unis doivent « admettre » que l’espace « est destiné à des fins pacifiques », ils doivent se préparer à le défendre, précise une clause, non contre ceux qui voudraient perturber cette paix, mais contre ceux « qui chercheront à saper les objectifs américains dans l’espace ». Au nombre des « principales responsabilités » de la Space Force figurent celles de « préserver la liberté d’action » et de « favoriser l’efficacité et la létalité de la force interarmées. »
J’ai prié le major Brian Green, juriste auprès de la Space Force, de m’éclairer sur la manière dont seraient aplanies les contradictions entre la nouvelle doctrine et le Traité de l’espace. Sans répondre directement à la question, il a observé que la nouvelle doctrine « n’avait certainement pas force de loi » et donc qu’elle ne devait pas prévaloir sur le traité. Certains principes de ce dernier, comme la liberté d’exploration spatiale et le refus de toute appropriation nationale, ont été acceptés « assez rapidement », dit-il. Aujourd’hui, il est toutefois « un peu plus problématique » de savoir comment « ces termes très clairs » s’appliquent à la Lune et aux autres corps célestes. Il note que l’article II du traité dispose que ces corps ne peuvent faire « l’objet d’appropriation nationale […] par aucun moyen ». Or « la position américaine est que l’extraction et l’utilisation de ressources lunaires et d’autres corps célestes ne violent pas ce principe de non-appropriation. » Ces ressources – des morceaux du sol lunaire, en l’occurrence – ne doivent pas être vues « comme la propriété de toute la communauté internationale ».
Lors d’une session de jeux de guerre centrés sur l’espace organisée par le CSIS à l’automne 2020, une quarantaine d’experts se sont réunis, via Zoom, pour effectuer des simulations de conflits. Dans l’un des scénarios, un engin russe dérivait près d’un satellite de l’Otan lié au commandement nucléaire et bloquait parfois ses signaux. La Russie prétendait avoir simplement perdu le contrôle de son vaisseau. Alors que les tensions augmentaient, une explosion détruisit un satellite GPS américain ; et la Russie d’affirmer que cette explosion devait avoir été causée par un défaut du réservoir de carburant. Pour les Américains, il s’agissait d’une mine spatiale russe, un explosif trop petit pour être facilement détecté depuis la Terre. S’il s’agissait d’une mine, elle ne figurait pas sur le registre officiel des objets en orbite. Les participants examinèrent un éventail de réactions possibles : adresser un avertissement officiel à la Russie, brouiller ses liaisons Terre-réseau de mines spatiales, ou encore détruire avec une arme cinétique l’un des satellites du système de navigation russe Glonass. Interrogés par la suite sur les ressources dont ils auraient aimé disposer, les joueurs répondirent qu’ils auraient voulu être mieux informés de ce qui se passait dans l’espace et avoir des règles internationales plus claires.
La tension existant entre la doctrine dite Spacepower et le traité de 1967 montre que ce dernier a perdu de son autorité. Le centre de gravité du risque international s’est déplacé. Comme à l’époque de la guerre froide, les États-Unis sont à nouveau impliqués dans une « compétition entre grandes puissances ». La différence, pointe Oriana Skylar Mastro, professeure de relations internationales à Stanford, est qu’aujourd’hui on observe « une asymétrie considérable en termes de vulnérabilité, compte tenu de la croissance de la puissance chinoise et de la plus grande exposition des États-Unis. La plupart de mes interlocuteurs constatent qu’il n’existe aucune appétence pour de nouveaux traités internationaux contraignants ». « Les États rechignent à limiter leur propre arsenal pour renforcer la stabilité mondiale, note Kaitlyn Johnson, du CSIS. Cela résulte d’un manque de confiance – il y a un déficit de bonne volonté. » Chaque État voit les activités des autres sous le jour le plus menaçant, tout en qualifiant les siennes, même belliqueuses, d’innocentes. Lors d’une réunion de la Secure World Foundation en mai 2019, un diplomate indien a mis à profit le temps des questions-réponses pour prononcer un discours visant à justifier les tests de missiles antisatellites de son pays : ceux-ci étaient purement défensifs et avaient été menés avec toutes les précautions. Quand un vaisseau russe, Luch-Olymp (« le Rayon d’Olympe »), s’est dangereusement approché en 2017 d’un satellite militaire de télécoms franco-italien, l’Athena-Fidus, la France y a vu une provocation. La ministre des Armées, Florence Parly, a accusé les Russes de mener « une petite guerre des étoiles ». Puis, en juillet 2019, quand la France a dévoilé son nouveau commandement spatial militaire en déclarant son intention de pourvoir ses satellites de mitrailleuses, le ministère de la Défense a toutefois affirmé que le pays ne se livrait pas à une course à l’armement spatial, mais qu’il procédait seulement à « une militarisation raisonnable ».
« La question qui se pose toujours, estime Johnson-Freese, c’est de savoir ce que pourrait bien faire la Chine, dans l’espace, que les États-Unis ne jugeraient pas menaçant ? La réponse, c’est bien sûr “rien”. » Pékin a fait valoir que la simple création de la Space Force américaine était « une grave violation du consensus international sur l’usage pacifique de l’espace ». Selon Moscou, cette force pourrait constituer la première étape d’une dénonciation du Traité de l’espace par les États-Unis. Les deux États voient dans leurs propres forces spatiales des obligations défensives. Et ils ont chacun proposé un projet de traité de régulation des armes spatiales, lequel interdirait théoriquement tout type d’armes dans l’espace 11. Un diplomate américain, s’exprimant au nom de son pays, a qualifié les deux versions de « fondamentalement déficientes », citant l’absence de moyens de vérification et l’autorisation tacite des missiles antisatellites. Tom Ayres, un ancien de l’Air Force qui a supervisé le projet de législation à l’origine de la Space Force, juge aussi que de tels traités désavantageraient son pays. « Nous autres, Américains, entendons respecter le droit. Mais il y a des États qui adoreraient voir mettre en place ces règles spatiales très strictes pour ensuite les bafouer complètement – tout comme ils le font concernant le droit de propriété intellectuelle ou le droit de la mer. »
Aux Nations unies, le Comité sur l’usage pacifique de l’espace s’attache à établir des lignes de conduite pour limiter la prolifération de débris spatiaux. Niklas Hedman, secrétaire de ce comité, considère que tout nouveau traité contraignant est « impossible » dans l’actuel contexte géopolitique. Green, l’avocat de la Space Force, juge de nouveaux traités « improbables pour l’instant ». Selon Mike Hoversten, principal conseiller juridique au Commandement des opérations spatiales, « il faudra malheureusement que survienne un événement majeur dans l’espace » pour que la communauté internationale accepte un nouveau traité. Douglas Loverro redoute que ces constats d’infaisabilité ne deviennent une prophétie autoréalisatrice : « Si l’on affirme qu’il n’y a aucune chance de trouver un accord, alors ce sera bel et bien le cas. » Il est persuadé qu’un nouveau traité interdisant les armes cinétiques « serait vraiment dans l’intérêt des États-Unis » : « Nous ne devons jamais oublier que nous avons le droit et le devoir de négocier des traités à notre avantage. Quelle qu’en soit la difficulté. »
Lors de son discours de septembre 2020 au Pentagone, le général Raymond avait déclaré aux nouvelles recrues de la Space Force : « Si la dissuasion échoue, la guerre qui commencera ou s’étendra dans l’espace sera menée à des distances considérables et à des vitesses terrifiantes […]. Les missiles antisatellites peuvent atteindre l’orbite terrestre basse en quelques minutes. Les cyberattaques et les armes à énergie dirigée [comme les lasers] vont à la vitesse de la lumière ; les forces en orbite se déplacent à des vitesses dépassant 28 000 km/h. Pour préparer une guerre à cette vitesse et à ces distances, nous devons adopter une formation légère, nous devons être agiles et nous devons être rapides. » Lors d’un discours similaire, l’année précédente, il avait clairement énoncé l’objectif : « Nous voulons gagner cette bataille avant même qu’elle ne commence. Nul ne la gagnera si elle s’engage dans l’espace ou s’y propage. »
— Rachel Riederer est une journaliste américaine. Elle est notamment corédactrice en chef du magazine culturel Guernica. — Cet article a été publié dans le numéro de novembre 2021 de Harper’s. Il a été traduit par Guillaume Villeneuve.
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WP_Post Object ( [ID] => 118027 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-04-28 07:30:23 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:30:23 [post_content] =>En 2020, un groupe anonyme de pirates informatiques – on pense à présent qu’ils travaillaient pour les services secrets russes – s’est introduit par effraction dans les systèmes numériques gérés par SolarWinds, une société technologique du Texas, et a inséré un programme malveillant dans l’un de ses produits. Quand SolarWinds a envoyé, quelque temps plus tard, la mise à jour habituelle de ses logiciels, elle a transmis le virus à son insu à plus de 18 000 de ses clients, notamment des multinationales et des institutions américaines comme le Pentagone, le département d’État, le département de la Sécurité intérieure ou le ministère des Finances. Le piratage est resté inaperçu pendant des mois, jusqu’à ce que des victimes se rendent compte que d’immenses quantités de leurs données, certaines très sensibles, avaient été volées. Cette cyberattaque pourrait bien avoir été la plus importante de ce type jamais menée contre les États-Unis. Mais il ne s’agit pas d’un acte isolé, loin de là. Au cours des cinq ou six dernières années, les multinationales américaines ont perdu de ce fait des milliards de dollars. En 2019 et 2020, plus de 600 municipalités et comtés ont été touchés par des attaques de pirates exigeant une rançon et mettant hors service les réseaux informatiques, entre autres, d’hôpitaux et de services de police. Les adversaires des États-Unis que sont la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord ont désormais totalement infiltré les systèmes informatiques qui gèrent certaines des principales infrastructures du pays, réseaux électriques, barrages et centrales nucléaires.
Pourquoi de telles attaques continuent-elles à se produire ? Après tout, les États-Unis représentent non seulement la puissance militaire la plus redoutable et la plus impressionnante du monde, mais aussi la cyberpuissance la plus sophistiquée. Son arsenal conventionnel s’est révélé particulièrement efficace pour dissuader les assaillants potentiels. Alors, pourquoi la même logique ne s’applique-t-elle pas au domaine informatique ? Washington ne pourrait-il pas facilement infliger un châtiment terrible à quiconque lui porterait atteinte ?
La première raison, c’est qu’il s’avère beaucoup plus compliqué de prévenir une cyberattaque qu’une attaque conventionnelle. En dépit de leur force de frappe considérable, les États-Unis – l’une des nations les plus connectées de la planète – sont davantage exposés à de telles attaques qu’un grand nombre de leurs ennemis, moins connectés 1. Par ailleurs, les cyberattaques ont un coût relativement peu élevé, alors que la cyberdéfense est onéreuse et laborieuse. La deuxième raison, c’est qu’il faut pouvoir identifier les pirates. Or les cyberattaques sont souvent difficiles à déceler – rappelons que le piratage de SolarWinds n’a été découvert que des mois plus tard –, et pour faire leur sale besogne les pays ont tendance à s’en remettre à des pirates privés, qui n’entretiennent que des liens ténus avec les États. Il peut donc être très difficile de savoir contre qui exercer des représailles. Les missiles nucléaires sont estampillés ; les pirates informatiques, eux, laissent rarement leur carte de visite. Dans son livre This Is How They Tell Me the World Ends, Nicole Perlroth fournit une explication supplémentaire. Washington, en se précipitant aveuglément pour régner en maître dans ce domaine, a créé et subventionné un marché « gris » extrêmement lucratif et dépourvu de réglementation : des pirates privés mettent au point des armes numériques particulièrement dangereuses et les vendent au plus offrant. Les États-Unis ne sont qu’un client parmi d’autres.
Journaliste au New York Times, où elle couvre les questions de cybersécurité, Nicole Perlroth raconte dans le détail, en s’appuyant sur de nombreuses sources, l’émergence de ce marché, son expansion et la course mondiale aux cyberarmes qui s’est ensuivie. « C’est l’histoire de notre immense vulnérabilité numérique, écrit-elle, de ses causes, de la manière dont elle se manifeste, de son exploitation par les gouvernements qui l’ont rendue possible et des enjeux qu’elle représente pour nous tous. » Ce n’est pas une simple chronique aseptisée. Écrit dans le style enlevé et trépidant d’un roman d’espionnage, ce livre s’emploie à nous donner des sueurs froides pour nous inciter à ouvrir les yeux. Et il y parvient, du moins en ce qui me concerne. Narratrice accomplie, Perlroth alpague son lecteur, telle une Cassandre courroucée qui aurait passé les sept dernières années de sa vie (ce qui correspond à la durée de sa carrière au New York Times et, plus ou moins, au temps qu’elle a passé à travailler sur ce livre) à identifier les signes annonciateurs d’un désastre imminent. Et pourtant, nous continuons d’ignorer ses avertissements.
Pour Perlroth, il n’y a guère de doute quant à l’identité des principaux responsables de la cyberinsécurité actuelle, qui fait de chacun de nous une cible et implique que la technologie dont nous – les individus, le gouvernement, les fournisseurs d’eau et d’électricité, etc. – dépendons subisse les incursions répétées d’acteurs étrangers. Bien sûr, les pirates qui mettent au point ces dispositifs malveillants puis les vendent au plus offrant – sans poser de questions – sont les premiers responsables. De même, il est certain que les États étrangers qui utilisent ces outils contre nous ou contre leur propre population sont coupables, eux aussi. Mais rien de tout cela ne serait arrivé, selon Perlroth, si Washington n’avait décidé, il y a des années, de négliger sa cyberdéfense pour payer des informaticiens dans le monde entier afin qu’ils identifient des failles dans les logiciels existants et les transforment en armes de destruction massive. Dans le jargon de la cyberdéfense, ces failles sont appelées « zero-day », car, lorsqu’une société technologique en découvre une dans ses logiciels ou son matériel informatique, elle dispose de zéro jour pour y remédier. Si le péché originel de Washington a consisté à favoriser ce marché, une seconde erreur catastrophique, selon Perlroth, a été de concevoir Stuxnet, le virus informatique que les États-Unis auraient utilisé pour détruire un cinquième des centrifugeuses de l’usine d’enrichissement d’uranium de Natanz, en Iran, en 2009-2010 2. Ce virus, qui représentait une avancée technologique spectaculaire, a certes désamorcé une attaque israélienne contre l’Iran, donné un coup d’arrêt au programme nucléaire iranien et conduit les mollahs à la table des négociations, mais il a aussi fait voler en éclats un principe fondamental : c’était la première fois qu’un gouvernement infiltrait numériquement les réseaux d’un autre État et qu’il profitait de cet accès non pas pour espionner – ce qui est monnaie courante – mais pour faire des ravages. Cette règle tacite ayant été enfreinte, les ennemis des États-Unis estiment désormais que tous les coups sont permis pour tenter de leur rendre la pareille. Ce n’est plus qu’une question de temps, conclut Nicole Perlroth, avant que nous ne soyons confrontés à un Pearl Harbor numérique.
Tout cela est fascinant, et Perlroth démontre, données à l’appui, qu’il est urgent d’agir. Écrire ce livre au cœur de la Silicon Valley lui a procuré de nombreux avantages : elle a pu entrer en contact avec des programmeurs, des pirates, des marchands de cyberarmes, des experts en sécurité et des sociétés de technologie de pointe qui jouent un rôle central dans ce récit et dont elle brosse les portraits à grand renfort de détails. Elle maîtrise aussi les aspects techniques du sujet, qu’elle sait expliquer avec une admirable clarté. J’aurais toutefois apprécié qu’elle passe plus de temps sur la côte Est, à Washington, qui semble souvent à des années-lumière de son récit. En savoir davantage sur les raisons qui ont motivé les choix du gouvernement et sur les processus de prise de décision – pourquoi la Maison-Blanche a agi ou, au contraire, s’est abstenue – nous permettrait de mieux comprendre quels types de solutions envisager pour l’avenir.
— Jonathan Tepperman est un journaliste américain spécialisé dans les affaires internationales. Il a été rédacteur en chef de Foreign Policy de 2017 à 2020. — Cet article a été publié par The New York Times le 9 février 2021. Il a été traduit par Béatrice Murail.
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