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«Tous ces abdos pour rien », aurait gémi Jackie Kennedy sur son lit de mort, au terme d’une vie placée (entre autres) sous le signe de la culture physique et de la préservation d’un corps juvénile. C’est la même lamentation que fait entendre le couple de malencontreux antihéros imaginés par l’écrivaine américaine Lionel Shriver.

Le mari, Remington, est un fonctionnaire sexagénaire récemment licencié qui se met au marathon puis au triathlon au moment précis où Serenata, son épouse, une acharnée du sport qui a passé sa vie à compter les pompes, les tractions et autres flexions doit raccrocher à cause d’une terrible arthrose des genoux. Mise au rancart, Serenata assiste, impuissante, à la descente aux enfers de son époux, qui s’est fait mettre le grappin dessus par une jeune coach implacable, tandis qu’elle-même ­s’enfonce dans une vieillesse désabusée. À distance, depuis Londres où elle vit, Lionel Shriver s’est donné pour mission de mettre à jour toutes les blessures de la psyché américaine, et même « de mettre du sel sur ces plaies à vif », précise Alfred Hickling dans The Guardian. Celle qu’on décrit comme la vindicative Cassandre des lettres américaines assène des vérités désagréables à entendre. N’a-t-elle pas placé successivement dans son collimateur l’immigration, le sida, les massacres dans les écoles (avec Il faut qu’on parle de Kevin, son premier grand succès, paru en 2003 et traduit en français chez Belfond, comme tous ses romans ultérieurs), le cancer, l’obésité, la déréliction du système de santé américain – bref, déclare-t-elle, « tous les sujets que les gens s’efforcent d’éviter » ? [Voir Books no 29, février 2012.] 

Dans ce quinzième opus, elle monte en ligne pour ridiculiser, au fil d’intenses dialogues gorgés de répliques acérées qui constituent 80 % du roman, « le culte de la forme » et l’absurdité du sport intensif. Pire, elle en profite pour faire quelques victimes collatérales : le politiquement correct, la culture woke et le langage qui va avec, sans oublier la discrimination positive et ses effets pervers (c’est l’incompétence grotesque d’une jeune Afro-­Américaine promue à sa place qui conduit Remington à exploser de colère, et le fait renvoyer pour racisme doublé de sexisme).

Au passage, Lionel Shriver dézingue cet autre fanatisme violemment toxique, l’évangélisme, qu’incarne ici la fille du couple, méchante et complètement givrée. Pourtant, le vrai propos du roman, malgré son happy end inattendu, est quelque chose d’encore plus démoralisant : rien de moins, écrit Ariel Levy dans The New Yorker, que le « déclin physique et notre condition de mortels », dont Shriver fait une description aussi accablante que Simone de Beauvoir dans La Vieillesse (Gallimard, 1970), mais beaucoup plus drôle. 

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Les attaques du 11 septembre 2001 ont fait presque 3 000 morts, « soit le bilan le plus élevé jamais enregistré pour un acte de terrorisme contemporain », rappelle John A. Lynn en ouverture de son d’Une autre guerre. Ce ne sont pourtant pas là, note-t-il, les actes de terrorisme les plus graves perpétrés sur le sol américain : « Ceux qu’ont commis pendant des décennies des groupes de suprémacistes blancs contre la communauté afro-américaine » les surpassent. Lynn est un historien militaire de renommée internationale. Deux ans après le 11 Septembre, il a inauguré un cours sur le terrorisme, et le livre qui en résulte synthétise près de vingt ans de recherche et d’enseignement. Il constitue, selon Kenneth B. Moss dans The American Historical Review, « un apport majeur à une littérature jusqu’ici fragmentée et parfois guidée par des agendas politiques ». Pour Lynn, pas de doute, le terrorisme relève bien de la guerre. Il a « des stratégies propres et identifiables ». On ne saurait donc « présenter les terroristes comme des sociopathes » ; ce sont, au contraire, « des acteurs rationnels ». Lynn propose une typologie fine du phénomène, allant du terrorisme d’État, massif et opérant à visage découvert, à celui d’individus isolés pour qui la clandestinité est primordiale. 

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En 1848, le deux-mâts Baïkal quitte la forteresse de Kronstadt avec un équipage de 50 hommes, sous le commandement du jeune officier Guennadi Nevelskoï. Mission officielle : livrer une banale cargaison de marchandises aux avant-postes de l’empire tsariste en Extrême-Orient. Mission officieuse : étudier la navigabilité de l’embouchure du fleuve Amour et explorer la région de l’île Sakhaline (représentée comme une péninsule sur les cartes de l’époque). L’expédition est hautement stratégique, car elle doit permettre à terme de dynamiser la colonisation de la Sibérie, repoussant toujours plus à l’est les frontières de l’empire. Dans La Rose des vents, Andreï Guelassimov restitue la première année de ce périple épique et périlleux, avec en toile de fond la rivalité coloniale entre la Grande-Bretagne et la Russie en Asie.

Ce roman historique est une « curiosité » dans le paysage ­littéraire russe, estime Galina Iouzefovitch sur le portail Meduza. « Ample et empreint d’un certain conservatisme, tout en étant écrit dans un style frais, limpide et concis », il est façonné, d’après elle, selon les canons littéraires anglo-saxons (Guelassimov a enseigné la littérature anglaise avant de se consacrer à l’écriture). La narration évolue ainsi au rythme des sinueuses intrigues diplomatiques, du quotidien à bord d’un vaisseau décrit minutieusement, d’un drame familial qui se joue dans le domaine des Nevelskoï et d’un amour naissant entre le commandant de bord et Katia Eltchaninova, une jeune élève de l’Institut Smolny, ­premier établissement éducatif pour femmes.

La nostalgie de Guelassimov pour « la Russie que nous avons perdue » – celle qui prenait pour modèle l’Europe des Lumières – est manifeste, mais « sans excès et de bon ton », relève la critique. Lui-même décrit son livre comme « très patriotique ». Dans une interview accordée au journal RBC, il explique que le projet de ce roman, qu’il a mis quinze ans à écrire, lui tenait particulièrement à cœur pour des raisons familiales. Dans les années 1950 en effet, son père avait servi à bord d’un sous-marin évoluant dans le détroit où avait bourlingué Guennadi Nevelskoï un siècle plus tôt.

Plus réservée, Natalia Kour­tchatova pointe, sur le site Gorky, le décalage entre le dessein initial de l’auteur et sa réalisation. « Après avoir minutieusement détaillé les préparatifs, la construction du navire ainsi que les premières étapes de la navigation, l’auteur semble se dégonfler vers le deuxième tiers du récit. Il abandonne la barre et les lignes narratives les plus haletantes pour entamer un dénouement, certes éclatant, mais précipité. » Andreï Guelassimov a promis d’écrire la suite. 

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Dans son excellente et brève chronique sur le foie gras, Norman Kolpas fait l’inventaire de ceux qui voudraient nous l’ôter de la bouche : Kate Winslet, Ralph Fiennes, Thandiwe Newton, Ricky Gervais et feu Roger Moore, ainsi que l’État de Californie, qui a voté une loi en 2019 interdisant sa production et sa vente 1. Pourquoi se soucient-ils de quelque chose d’aussi insignifiant que la fabrication et la consommation de ce mets délicieusement fondant et savoureux, issu d’une tradition millénaire ? Il y a, bien sûr, un soupçon de lutte des classes dans le fait de prôner son interdiction, au même titre que le caviar et autres friandises des nantis et des fins gourmets. Mais l’argument principal des militants anti-foie gras est que sa production implique de faire souffrir les canards et les oies, ce qui est immoral.

L’argument factuel est tout simplement faux, tout comme le jugement éthique qui en découle. J’ai assisté au gavage de canards, et il ne s’agit en aucun cas de maltraitance animale. Ce que j’ai vu, ce sont des canards bien élevés qui font la queue pour avaler à tour de rôle un tube flexible par lequel on leur déverse dans le jabot des granulés de maïs ou de la bouillie de céréales. L’opération ne dure que quelques secondes, et ils semblent adorer ça. D’autant que les éleveuses du sud-ouest de la France que j’ai pu observer les bichonnent et les caressent affectueusement.

Le problème, selon Norman Kolpas, c’est que les détracteurs du foie gras « ont tendance, et c’est bien compréhensible, à anthropomorphiser les oiseaux, en imaginant ce qu’un humain pourrait ressentir si on lui enfonçait un tube dans la gorge ». Penser au gavage comme à un viol oral témoigne d’une méconnaissance de la physiologie des oiseaux. La structure de l’œsophage humain est plus rigide, faite de muscles, de cartilage et d’os. Y insérer un tube implique de passer l’épiglotte, ce qui déclenche un mouvement de haut-le-cœur. Ce réflexe n’existe pas chez les oies et les canards.

Le gavage, en fait, imite le comportement naturel des oiseaux avant leur migration saisonnière : ils se gavent de nourriture en prévision de leurs longs vols. Ce phénomène a été remarqué dès 400 avant J.-C., lorsque, selon Kolpas, « des oies engraissées furent jugées dignes d’être offertes en cadeau lors de la visite en Égypte d’Agésilas, roi de Sparte ». Les Grecs et les Romains gavaient les oies de figues plutôt que de céréales, une pratique dont s’est plus tard inspiré Apicius, un célèbre gastronome du Ier siècle avant notre ère, pour fabriquer du foie gras de porc. C’est avec la conquête de la Gaule (121-51 av. J.-C.) que le foie gras est arrivé dans le sud-ouest de la France – des esclaves, des cuisiniers et des paysans juifs l’ont ensuite répandu dans toute l’Europe. Bien que le foie gras d’oie soit le plus apprécié, on en produit aujourd’hui beaucoup moins que de foie gras de canard (95 % de la production totale), fabriqué essentiellement à partir de canards mulards mâles (issus du croisement de deux espèces), dont la viande succulente est également très prisée.

Pourquoi, alors, cette hystérie autour du foie gras ? Il est vrai que les canards peuvent avoir plus de mal à se dandiner dans la basse-cour lors des derniers jours de leur engraissement ; mais, s’il est incontestable que le gavage provoque un gonflement anormal de leur foie, rien ne dit qu’ils en souffrent. Lors de la dernière phase du processus, les volatiles élevés de façon artisanale sont parqués dans des granges ou des unités plus petites, pour des raisons à la fois de commodité et d’efficacité, mais chaque animal dispose d’un espace minimal défini par les normes européennes, ne serait-ce que pour une question d’hygiène. Les histoires horribles que l’on peut entendre, tout comme les photos d’oies dont les palmes auraient prétendument été clouées au sol, sont fabriquées de toutes pièces. Le but du gavage est de faire prendre du poids aux oiseaux ; les maltraiter les détournerait de la nourriture.

Le foie gras est essentiellement produit en France, bien que les exportations aient récemment diminué à cause de la grippe aviaire. Des méthodes alternatives au gavage semblent toutefois faire leur apparition. Par exemple, une exploitation située en Estrémadure, dans le sud de l’Espagne, offre à ses oies 500 hectares de terrain et les préserve au maximum des contacts avec les êtres humains, afin qu’elles accumulent de la graisse comme si elles allaient migrer. Les supermarchés britanniques Waitrose se sont mis à commercialiser du « faux gras », au goût proche du foie gras d’oie. Dans la vallée de l’Hudson, une exploitation américaine invite les visiteurs à prendre des photos de ses oiseaux pour témoigner des bons traitements qu’ils reçoivent. Il est difficile de trouver des chiffres, mais même les Chinois n’ont apparemment pas réussi à industrialiser la production de foie gras, qui reste un aliment fabriqué de manière artisanale. À l’heure où les poulets sont élevés en batterie dans des conditions effroyables, s’en prendre aux producteurs de foie gras semble dénué de bon sens.

Kolpas aurait pu se montrer un peu plus précis et distinguer les mets les plus délicats – le foie gras entier, qu’il soit cuit, mi-cuit ou poêlé – du pâté de foie gras, beaucoup plus commun, qui contient parfois moins de 50 % de vrai foie gras. Quant à la lutte des classes suscitée par le foie gras, nous devrons la laisser aux anglophones : en 2005, les héritiers de la Révolution française ont inscrit le foie gras à leur patrimoine culturel et gastronomique. 

— Paul Levy a une longue expérience de journaliste et d’auteur gastronomique. Il a, par exemple, dirigé la rubrique « vins » dans
The Observer dans les années 1980. On lui doit The Penguin Book of Food and Drink (Viking, 1996).
— Cet article est paru dans The Spectator le 15 mai 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

[post_title] => Le foie gras ? Rien de plus naturel ! [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-foie-gras%e2%80%89-rien-de-plus-naturel%e2%80%89 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2021-11-12 18:49:55 [post_modified_gmt] => 2021-11-12 18:49:55 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=110967 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Lors de sa tentative infructueuse pour gagner un siège au Sénat en 1858, Abraham Lincoln s’opposa au candidat sortant, le démocrate Stephen Douglas, dans une série de sept débats portant sur la question de l’esclavage. Lincoln, bien sûr, était en faveur d’un traitement égal de la population noire aux yeux de la loi. Voici un extrait de ces débats, au cours desquels Lincoln révèle son opinion à propos des Noirs, s’alignant autant que possible sur le politiquement correct de l’époque : « Il y a une différence physique entre les races noire et blanche qui les empêchera toujours de vivre ensemble selon les termes d’une égalité politique et sociale. Et, comme elles ne peuvent vivre ainsi, bien qu’elles coexistent toujours, il doit y avoir une position de supérieur et d’inférieur. Je suis comme tout le monde d’avis que la position supérieure doit être attribuée à la race blanche. »

Cela ressemble peu à l’homme qui a libéré les esclaves, mais Lincoln ne voyait pas de contradiction entre le fait de promouvoir les droits civiques et celui de clamer la supériorité de la race blanche. Comme il l’écrit : « Je ne conçois pas qu’au nom de la supériorité de l’homme blanc le Noir devrait se voir tout refuser. »

Aujourd’hui, bien sûr, les choses ont changé. Nous avons eu un président dont le père était noir, et une personnalité publique qui ferait une déclaration jugée raciste, xénophobe ou sexiste verrait sa carrière sérieusement mise à mal, comme l’ont vécu le président de Harvard Lawrence Summers, le prix Nobel de médecine James Watson, l’acteur Mel Gibson ou encore l’animatrice de radio Laura Schlessinger. Pourtant, la société américaine manifeste toujours une tendance tenace à la discrimination : sur la race, le genre, la religion, l’ethnicité ou le poids – liste non exhaustive. Si l’expression d’un préjugé de la part de personnes connues provoque un tollé général et immédiat, le mépris professé en privé reste fréquent.

Dans Blindspot, les deux psychosociologues Mahzarin R. Banaji et Anthony G. Greenwald examinent la nature de nos préjugés contemporains et les raisons qui les rendent si difficiles à éradiquer. La thèse centrale des auteurs est que la plupart des gens ont des préjugés à l’égard de divers groupes sociaux. Si certains d’entre nous en sont conscients, et si d’autres vont jusqu’à les exprimer ouvertement, les auteurs affirment que nous sommes bien plus nombreux à entretenir des préjugés ancrés dans une partie profonde de notre psyché, inaccessible à notre conscience. Les attitudes qui se cachent dans ces angles morts, disent-ils, jouent un rôle capital dans la perpétuation de la discrimination. Les analyses de Banaji et Greenwald s’inscrivent dans un mouvement plus vaste de transformation de la psychologie universitaire. « Il y a vingt-cinq ans, écrivent-ils, la plupart des psychologues estimaient que le comportement humain était guidé en priorité par des pensées et des émotions conscientes. Aujourd’hui, une majorité d’entre eux reconnaît volontiers que la pensée consciente ne joue souvent qu’un rôle mineur dans la formation des jugements et comportements humains. »

Banaji et Greenwald attribuent cette révolution en psychologie à de nouvelles méthodes de recherche visant à mettre au jour les processus mentaux qui échappent à la seule introspection. En ce qui concerne notre compréhension des préjugés, la plus éloquente de ces méthodes est le « test d’association implicite » (TAI), décrit pour la première fois en 1998 dans un article de la revue scientifique Journal of Personality and Social Psychology. Les auteurs de Blindspot ont fondé leur réflexion sur des données récoltées grâce au TAI. Ils connaissent bien ce test : c’est Greenwald lui-même qui l’a inventé.

La psychologie telle que nous la connaissons aujour­d’hui a émergé grâce au travail de pionniers tels que l’Allemand Wilhelm Wundt, qui, en 1879, s’est vu refuser un financement pour la création du premier laboratoire de psychologie expérimentale mais l’ouvrit néanmoins dans une petite salle de classe ; et William James, qui, à peu près au même moment, installa un laboratoire de psychologie informel dans deux salles au sous-sol du bâtiment Lawrence Hall de Harvard. Avec d’autres, ils discutèrent de la fonction et de l’importance de l’inconscient, mais, alors que Freud s’emparait de l’idée pour l’appliquer dans son travail clinique, la psychologie scientifique mit rapidement l’inconscient de côté au profit des processus mentaux dont nous sommes pleinement conscients. Et, quand les psychologues commencèrent à étudier la discrimination dans les années 1920, racontent Banaji et Greenwald, ils le firent en interrogeant directement les gens sur leurs préjugés.

Les questionnaires ne faisaient pas dans la den­telle. Le psychologue Elmer Dumond Hinckley introduisit un outil qu’il baptisa « échelle de com­portement face aux Noirs ». Il demandait à ses sujets d’indiquer s’ils étaient d’accord ou non avec 32 énoncés. Banaji et Greenwald ne révèlent aucun des résultats de l’expérience, mais les énoncés eux-mêmes en disent long sur les préjugés de la culture amé­ricaine de l’époque. Témoin le numéro 6 : « La faiblesse intellectuelle des Noirs les maintient à un niveau social juste un peu supérieur à celui des animaux les plus évolués. »

En 1922, constatant que les Américains semblaient avoir des idées bien arrêtées sur la nature de personnes qu’ils n’avaient jamais rencontrées, l’essayiste Walter Lippmann em­prunta le terme « stéréotype » au monde de l’imprimerie. Ce mot désignait les plaques de métal gravées en relief qui permettaient l’impression massive de journaux ou de livres par plusieurs presses à la fois. En psychologie humaine, le stéréotype est un modèle simplifié servant à gérer la complexité : « L’environnement réel est dans son ensemble bien trop vaste, trop complexe, trop changeant pour être saisi directement, écrit Walter Lippmann. Puisqu’il nous faut agir dans cet environnement, nous le réduisons à une version ­simplifiée qui nous permet de composer avec lui. » 1

Le « point de départ de l’analyse moderne des stéréotypes », soulignent les auteurs, fut le livre de Gordon Allport « L’essence des préjugés », publié en 1954 2. Allport y écrivait : « L’esprit humain pense à l’aide de catégories. […] Une fois formées, ces catégories sont le socle sur lequel se fondent nos premiers jugements. Ce processus est tout simplement inévitable. Le bon déroulement de notre vie en dépend. » [Lire « Peut-on hiérarchiser les préjugés ? », p. 19.]

Imaginez ce que serait notre vie si nous ne catégorisions rien, si nous traitions chaque chaise, chaque pomme, chaque taxi qui croise notre chemin comme quelque chose d’unique, une page blanche dont nous devrions déchiffrer chaque fois la nature et le but. Nous n’aurions pas survécu bien longtemps dans la savane préhistorique si nous avions dû nous asseoir et réfléchir aux intentions de chaque lion rencontré. Au lieu de cela, après avoir vu un seul lion manger un humain, nous nous méfions de l’espèce entière.

Les problèmes qui surviennent quand un individu ne parvient pas à saisir le monde à l’aide de catégories ont été tristement mis en évidence, dans les années 1980, par le cas très singulier d’un commerçant londonien dont la partie inférieure du lobe occipital avait été endommagée par un AVC. Ses capacités motrices et ses fonctions cognitives semblaient intactes, à l’exception d’une seule : si on lui montrait deux objets ayant la même fonction, comme deux balais ou deux chopes de bière, il n’arrivait pas à les associer. Il avait de ce fait de grandes difficultés à vivre au quotidien, ne serait-ce que pour accomplir des choses aussi simples que mettre la table ou lire (déchiffrer des mots imprimés implique de comprendre que a et A, bien que différents, sont une même lettre).

Si les raccourcis sont utiles et même nécessaires, ils peuvent se révéler dan­ge­reux quand on les applique aux personnes, constatait Walter Lippmann. Aujourd’hui, de nombreux sondages montrent que les Américains se disent pour une société tolérante dans laquelle les individus sont jugés d’après leurs mérites et considèrent qu’il est injuste d’évaluer quelqu’un d’après son appartenance ethnique ou sociale. Pourquoi, dès lors, les discriminations fondées sur la classe sociale et l’origine ethnique semblent-elles endémiques dans la société américaine ?

D’après les auteurs, c’est que des biais qui souvent nous échappent influencent nos jugements et nos actions dans beaucoup de situations de la vie quotidienne. Ces biais sont si répandus, affirment-ils, que même les personnes qui réprouvent ouvertement les préjugés en ont. Et, généralement, même les membres de communautés visées par des stéréotypes négatifs entretiennent des préjugés envers leur propre groupe social.

Banaji et Greenwald prennent l’exemple de l’identité raciale : ils rapportent que 75 % des Américains ont une préférence automatique et inconsciente pour les Blancs plutôt que pour les Noirs. Et 75 % ont tendance à discriminer en fonction du genre. Beaucoup entretiennent aussi des a priori sur « l’orientation sexuelle, l’âge, le poids, la taille, le handicap et la nationalité ».

Bien que leurs recherches sur les préjugés soient reconnues par de nombreux psychologues, Banaji et Greenwald ont conscience que beaucoup de gens peuvent accueillir leurs résultats avec scepticisme. « Malgré l’influence de Freud, admettent-ils, il est difficile pour les humains, doués de capacités de réflexion consciente, d’admettre que nos croyances et nos préférences intimes puissent être façonnées par des forces qui échappent à notre vigilance. » La preuve que les associations inconscientes dont ils parlent existent bel et bien nous est fournie par le test d’association implicite de Greenwald. À ce jour, lui et ses collègues l’ont fait passer à plus de 14 millions d’internautes (vous pouvez le faire en français en tapant « test d’association implicite » dans un moteur de recherche).

Après avoir introduit l’idée de préjugés inconscients, les chapitres centraux de Blindspot examinent le TAI sous toutes les coutures. Pour vous faire une idée du test, imaginez que vous tenez un paquet de cartes et que vous devez les trier en deux piles aussi vite que possible, avec les cœurs et les carreaux à gauche, les trèfles et les piques à droite. Imaginez maintenant que vous refaites la même opération, mais en mettant cette fois les cœurs et les piques à gauche et les carreaux et les trèfles à droite.

C’est évidemment la seconde opération qui vous prendra le plus de temps, parce que notre esprit associe naturellement les carreaux avec les cœurs et les trèfles avec les piques, en raison de leur couleur. C’est le principe de base du TAI : nous trions les choses plus vite si nous le faisons d’après nos associations implicites que si nous allons contre des dispositions acquises au préalable. L’efficacité du test, avancent Banaji et Greenwald, « provient de ce que notre cerveau a enregistré des années entières d’expériences passées que nous ne pouvons oublier quand nous faisons les exercices de tri du TAI. »

Dans la version du TAI qui porte sur les préjugés de race, on vous demande de trier un mélange de visages ­facilement reconnaissables comme étant noirs ou blancs, ainsi que des mots positifs (« doux », « paradis ») et négatifs (« douleur », « angoisse »). Vous devez mettre les visages blancs et les mots négatifs à gauche, et les visages noirs et les mots positifs à droite, aussi vite que possible. On vous demande ensuite de les trier à nouveau, cette fois-ci en mettant les visages blancs et les mots positifs d’un côté, les visages noirs et les mots négatifs de l’autre. Si la première tâche vous semble plus ardue (et qu’elle vous prend plus de temps), c’est donc que, tout comme vous associez la couleur rouge avec les carreaux et les cœurs, vous associez les visages noirs avec le négatif. C’est après comparaison des temps que vous avez mis pour accomplir ces deux tâches que le verdict tombe. Ayant développé le TAI pour mesurer les préjugés raciaux, Greenwald en a ensuite créé différentes versions qui mesurent nos a priori envers d’autres groupes sociaux.

Le test d’association implicite révèle la porosité de la frontière entre notre environnement culturel et le contenu de notre esprit, pointent Banaji et Greenwald. « Qu’on le veuille ou non, les attitudes propres à la culture dans laquelle nous évoluons nous imprègnent. » Cela explique que nous puissions entretenir des préjugés à l’encontre de notre propre groupe social. Greenwald donne l’exemple particulièrement marquant d’une militante lesbienne qui, ayant passé le TAI, fut choquée d’apprendre que « son propre esprit contenait plus d’associations du type gay = négatif que du type gay = positif ». Prenons encore l’exemple du célèbre essayiste Malcolm Gladwell, qui, après s’être soumis au TAI, a déclaré à Oprah Winfrey dans une interview télévisée : « Ma mère, la personne que j’aime le plus au monde, est noire, et j’étais là à faire un test qui me disait que, franchement, je n’étais pas fan des personnes noires. » [Lire « J’ai fait le test ! », p. 19.]

Compte tenu de la diversité et de l’omniprésence des préjugés mis au jour par le TAI, il semble que nous fassions presque tous des associations mentales que notre esprit conscient réprouverait. L’un des préjugés les plus répandus, d’après les auteurs, concerne notre perception des personnes âgées. Nous avons beau aimer nos chers et tendres grands-parents, l’inconscient de 80 % d’entre nous, pour reprendre les termes de Gladwell, n’est pas fan des seniors. Seules 6 % des personnes ayant passé le TAI sur l’âgisme associent davantage « vieux » et « bon » que « jeune » et « bon ».

Les recherches sur l’âgisme sont particulièrement intéressantes parce que les « personnes âgées » sont un groupe auquel nous finirons tous par appartenir, mais qui n’est pas le nôtre à la naissance. On pourrait penser, dès lors, que notre attitude vis-à-vis de l’âge évolue avec les années, mais, surprise, les résultats du TAI indiquent qu’il n’en est rien. Au lieu de cela, le test montre que même les personnes âgées ont des préjugés antivieux. Comment font-elles pour s’accommoder de cette contradiction entre leur âge et leur préférence pour les jeunes ? Pour répondre à cette question, Banaji et Greenwald s’appuient sur une étude de l’Université du Kansas d’après laquelle, chez les Américains plus âgés, « l’association automatique “moi = jeune” l’emporte de beaucoup sur “moi = vieux” ». Apparemment, concluent Banaji et Greenwald, les personnes de 80 ans sont sincères quand elles affirment : « Je me sens comme un jeune de 18 ans. »

Les auteurs expliquent, dans une métaphore parlante, que le TAI est un miroir qui renvoie à celui qui s’y contemple le reflet d’un inconnu. Techniquement, ce miroir reflète nos « pré­férences automatiques » et nos « pré­jugés implicites », mais avoir ce genre de préférences et de préjugés ne veut pas nécessairement dire qu’ils façonnent nos actions. Si le TAI entend être plus qu’un exercice académique un peu vain, une question clé se pose : ces associations et préjugés inconscients affectent-ils les comportements individuels ?

Au vu des résultats disponibles, Banaji et Greenwald répondent par l’affirmative. Une analyse statistique de 184 études sur les préjugés raciaux a ainsi montré que le TAI « permet de prédire les jugements et les comportements discriminatoires de manière nettement plus précise que les méthodes, longtemps utilisées dans les études sur les préjugés, consistant à interroger les individus via des questionnaires ».
C’est certes impressionnant. Cependant, si les auteurs explicitent un peu les chiffres de cette étude statistique, il aurait été plus éclairant qu’ils se concentrent sur une question autrement plus importante : celle de savoir comment les préjugés qu’ils mesurent se traduisent dans les comportements.

Dans l’une des études comportementales sur les préjugés décrites par Banaji et Greenwald, de jeunes cadres étaient interrogés sur les facteurs qui leur importent dans le choix d’un travail. Ils ont cité le salaire, la localisation et la personnalité de leur supérieur. Et quand on leur a demandé : « Vous souciez-vous que votre supérieur direct soit un homme ou une femme ? », leur réponse a été un « non catégorique ». Mais, quand on leur a proposé de choisir entre divers emplois concrets, une analyse statistique des réponses a montré qu’ils étaient prêts en moyenne à accepter une perte de 3 400 dollars sur un salaire annuel de 42 500 si cela impliquait que leur supérieur soit un homme plutôt qu’une femme. « Chose surprenante, écrivent Banaji et Greenwald, les participants, hommes et femmes confondus, étaient prêts à renoncer à une fraction significative de leur salaire pour le plaisir d’avoir un homme au-dessus d’eux, alors même qu’ils avaient juré n’avoir aucune préférence. » Il ne s’agissait pas d’un choix conscient de la part de ces demandeurs d’emploi – « ils auraient probablement préféré agir différemment s’ils avaient eu conscience des schémas qui orientaient leurs choix ».

Banaji et Greenwald ont également listé d’autres comportements qui, selon certaines études, seraient liés à des associations négatives inconscientes révélées par le TAI : « Lors d’une simulation d’entretien d’embauche, les candidats blancs sont évalués plus favorablement que les candidats noirs ayant le même niveau de compétences ; aux urgences, lorsqu’un individu présente des symptômes cardiaques aigus, les médecins prescrivent moins souvent le meilleur traitement (à savoir une thrombolyse, qui dissout les caillots sanguins) aux patients noirs qu’aux patients blancs ; les étudiants de fac sont plus susceptibles de percevoir de la colère sur un visage noir que sur un visage blanc. »

Bien que le TAI se fasse généralement sur un ordinateur, Blindspot offre çà et là des tests en version papier que le lecteur peut effectuer pour découvrir ses propres associations inconscientes. Les auteurs mettent toutefois en garde : si vous ne souhaitez pas prendre le risque d’apprendre une vérité surprenante (et probablement désagréable) sur vous-même, « mieux vaut éviter le TAI ». Cela peut sembler un peu excessif, mais, comme le souligne Mal­colm Gladwell, voir ses propres préjugés reflétés dans le miroir du TAI peut s’avérer « gênant, démoralisant et destructeur ». En effet, les personnes qui ne connaissent pas le TAI seront sans doute stupéfiées et dérangées par le portrait que font Banaji et Greenwald de ces biais inéluctables [lire « Un test sur le gril », p. 20].

Dans le livre pour enfants The Sneetches, de l’illustrateur américain Dr Seuss, le groupe des « Bedons étoilés » (ils ont une étoile sur le ventre) se considère comme naturellement supérieur et refuse de traiter avec les « Bedons ordinaires », qui, eux, n’ont pas d’étoile. Un entrepreneur du nom de Sylvester McMonkey McBean invente une « machine à étoiler » qui, pour une somme modique, transforme les Bedons ordinaires en Bedons étoilés. Son invention fait basculer le système social dans le chaos, car il devient alors difficile de savoir qui discriminer. Mais McBean a plus d’un tour dans son sac : il invente cette fois une « machine à désétoiler » qui permet de créer une nouvelle élite (les Bedons ordinaires, cette fois) pour une somme un peu plus élevée 3.

« Dans l’histoire du Dr Seuss, écrivent Banaji et Greenwald, McBean s’en va les poches pleines en ricanant, convaincu que les Sneetches ne retiendront jamais la leçon. Mais il se trompe, car, à la fin du livre, ceux-ci finissent par comprendre qu’avec ou sans étoile “un Sneetch est un Sneetch”. »

Si nous sommes pétris de préjugés qui échappent à notre conscience et à notre contrôle, pouvons-nous, nous aussi, espérer faire advenir une société juste et équitable ? Est-il possible de faire disparaître la discrimination à l’embauche, dans l’accès à l’éducation et à la santé et dans les autres interactions sociales ? Le dernier chapitre de Blindspot tente de répondre à ces questions. Il s’intitule « Déjouer la machine », la machine faisant ici référence à notre inconscient.

En entamant ce chapitre, j’espérais y trouver un examen des facteurs qui font que certaines personnes ont des biais inconscients tandis que d’autres n’en ont pas. S’il existe des recherches sur le sujet, les auteurs ne les mentionnent pas. Banaji et Greenwald proposent à la place « quelques armes efficaces ».

Les auteurs n’en suggèrent en vérité que deux, dont aucune, dans la plupart des cas, ne semble utilisable en pratique. Ils nomment la première « méthode à l’aveugle ». Essayez tout simplement de ne pas rencontrer la personne avec qui vous interagissez. Ils donnent l’exemple des procédures de recrutement des orchestres symphoniques – un paravent est érigé sur l’estrade pour cacher le genre de ceux qui auditionnent. Cette méthode a permis de doubler le nombre de femmes embauchées par des grands orchestres, mais on imagine difficilement un vice-président d’entreprise ou un dirigeant syndical être recruté derrière un paravent japonais. Leur autre stratégie est la méthode « zéro prise de tête » : on applique de façon bête et méchante un ensemble de règles préétablies afin d’évacuer tout affect de la décision à prendre, un peu comme ces algorithmes qui permettent de poser un diagnostic à partir des symptômes et des données médicales d’un patient. Cette méthode paraît tout aussi limitée dans ses ­applications.

Le véritable espoir d’un progrès vers l’éradication de la discrimination réside sans doute ailleurs. Banaji et Greenwald ne mentionnent pas les craintes de Walter Lippmann quant au rôle des médias dans la formation de nombre de nos préjugés. En revanche, dans leur dernier chapitre, ils présentent les médias de masse comme une source potentiellement importante de modèles non stéréotypés.

Les films et la télévision continuent à véhiculer des clichés sur les personnes noires, hispaniques ou homosexuelles, mais, à mesure que ces groupes gagnent en visibilité, les médias d’information – au moins ceux-là – sont bien obligés de présenter des personnalités non stéréotypiques. Beaucoup de Noirs, par exemple, occupent aujourd’hui des positions influentes dans la société, et, quand ils apparaissent dans les médias, cela ne peut qu’aider à combattre les clichés négatifs associés aux personnes de couleur.

Espérons qu’à l’avenir cette évolution des mentalités réduise les obstacles auxquels les Afro-Américains font face en leur donnant l’opportunité de s’illustrer de façon encore plus éclatante. Plus la réussite des personnes discriminées gagnera en visibilité, plus nous serons à même d’éradiquer la discrimination sous toutes ses formes, notamment si les parents et les en­seignants s’efforcent davantage de promouvoir des valeurs égalitaires auprès des enfants. Il serait néanmoins naïf de croire que les exploits des célébrités et des nantis peuvent à eux seuls faire disparaître les préjugés.

Blindspot est un livre court qui, malgré ses défauts, offre une description approfondie du test d’association implicite et de ses implications en matière de lutte pour l’égalité. Les auteurs expliquent leurs idées clairement, anticipent les questions qui pourraient venir à l’esprit du lecteur et prennent le temps d’éclaircir les points pouvant prêter à confusion. Écrit dans une langue accessible, c’est un livre facile à lire qui, cerise sur le gâteau, pourrait bien vous permettre de changer la manière dont vous vous percevez et percevez votre entourage. 

— Leonard Mlodinow est un physicien théoricien. Il a écrit plusieurs best-sellers, dont un avec Stephen Hawking, Y a-t-il un grand architecte dans l’Univers ? (Odile Jacob, 2014).
Il a en particulier publié un livre sur l’inconscient, Subliminal: The New Unconscious and What it Teaches Us.
— Cet article est paru dans The New York Review of Books le 4 avril 2013.
Il a été traduit par Lucile Pouthier.

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Tester ses préjugés, c’est possible ! Un test existe, en tout cas, que chacun peut faire en ligne. Il a été validé par des sommités de la recherche en psychologie, et une bonne quinzaine de millions de personnes se sont risquées à le passer. Ce qu’il démontre, selon ses auteurs, c’est que les bons sentiments que nous affichons avec la plus grande sincérité dissimulent souvent des préjugés inconscients. Quelle que soit la valeur réelle du test pour un individu donné, il fait passer cet important message, que notre dossier entend fouiller. Autre message distillé par des psychologues : lorsque nous sommes accrochés à un préjugé, il est très difficile de nous en déprendre. L’idée n’est pas nouvelle. Elle avait été ainsi exprimée à sa façon par le mathématicien et encyclopédiste d’Alembert : « Les préjugés, de quelque espèce qu’ils puissent être, ne se détruisent pas en les heurtant de front. » Mais, maintenant, elle a fait l’objet d’études expérimentales (p. 23). La suite du dossier est consacrée à une question d’actualité : que penser des préjugés émis par les grands esprits de notre panthéon philosophique et littéraire ? Faudrait-il, comme le soutiennent certains, commencer à expurger les textes des auteurs illustres, parce que çà et là ils nous choquent ? Aux États-Unis, L’Odyssée d’Homère a été retirée des programmes d’un collège, pour ce motif. Un préjugé absurde, naturellement. 

Books

Dans ce dossier :

Comment connaître ses propres préjugés ?, Leonard Mlodinow (The New York Review of Books)

Je ne sais pas si ce sont des préjugés, mais j’y tiens, Elizabeth Kolbert (The New Yorker)

Les plus grands esprits, hélas…, Julian Baggini (Aeon)

Retirer L’Odyssée des programmes, Olivier Postel-Vinay

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En février 2021, le dirigeant chinois Xi Jinping a donné une réception somptueuse au palais de l’Assemblée du Peuple, à Pékin, pour annoncer un exploit historique : l’éradication de l’extrême pauvreté en Chine. Cet événement grandiose, organisé dans une salle de bal gigantesque en présence de centaines de dignitaires venus des quatre coins du pays, a été minutieusement programmé pour donner le coup d’envoi d’une année de célébrations marquant le centenaire de la fondation du Parti communiste chinois (PCC). Le pays, longtemps synonyme de pauvreté, a réalisé l’impossible, a déclaré Xi. C’est « un miracle qui restera dans l’Histoire ».

Évoquer l’Histoire n’est pas une simple fanfaronnade. Pour un parti qui prétend mener la Chine aux portes de la domination du futur – en particulier dans des secteurs aussi cruciaux que les véhicules électriques, les énergies renouvelables et l’intelligence artificielle –, la priorité numéro un est de contrôler le passé. Selon la version officielle, c’est l’Histoire qui a porté le PCC au pouvoir, et c’est parce qu’il gouverne si bien, en accomplissant des prouesses telles que l’élimination de la pauvreté, que l’Histoire décide de l’y maintenir. Pour le Parti communiste chinois, histoire rime avec légitimité.

Mais, pour s’assurer que l’Histoire est vraiment de son côté, le Parti passe un temps fou à l’écrire, à la réécrire et à empêcher d’autres de prendre la plume. Peu de dirigeants chinois ont déployé autant d’ardeur à la tâche que Xi, qui a inauguré son règne en 2012 en prononçant un grand discours lors d’une exposition sur l’histoire de la Chine. Depuis lors, il fait la guerre au « nihilisme historique » – autrement dit à quiconque oserait critiquer les faux pas du Parti. Xi a de nombreux objectifs, de la lutte contre la corruption à la promotion de l’innovation en passant par l’extension de sa zone d’influence à l’étranger via les nouvelles routes de la soie, mais le contrôle de l’Histoire les sous-tend tous.

Cette foi dans le pouvoir de l’Histoire est l’une des rares constantes dans la saga centenaire du PCC. Bien que le Parti soit fondé sur un seul credo, son idéologie est en fait composée d’une mosaïque de stratégies : le PCC était à l’origine un groupe de marxistes orthodoxes qui comptaient sur le prolétariat industriel pour mener la révolution, puis il s’est mué en un parti rural dont l’objectif était de fomenter une rébellion paysanne, et, lorsqu’il a accédé au pouvoir, il s’est métamorphosé en parti centré sur le culte de la personnalité de Mao Zedong. Le PCC s’est progressivement transformé en technocratie autoritaire et pilote aujourd’hui une superpuissance en devenir, dominée par un leader fort et charismatique.

Ces différentes étapes reposent sur trois idées interdépendantes. La première, répandue chez de nombreux patriotes chinois depuis le XIXe siècle, est que moderniser la Chine consiste à la rendre riche et puissante plutôt que libre et démocratique. La deuxième, également partagée par la majorité des patriotes chinois, est que seul un État fort peut moderniser le pays. La troisième est que l’Histoire a missionné le Parti communiste pour accomplir cette mission.

Le centenaire du Parti communiste chinois coïncide avec un intérêt sans précédent pour les rouages de la gouvernance du pays. Au moment de sa prise de pouvoir, en 1949, le PCC passait aux yeux de beaucoup pour une pâle copie du Parti communiste de l’Union soviétique. Dans les années 1960, quand les liens qui unissaient Pékin à Moscou se sont distendus, les pays occidentaux ont commencé à considérer la Chine comme une alliée contre l’URSS. Lorsque le Parti a adopté des réformes économiques d’inspiration capitaliste, à la fin des années 1970, la Chine est devenue le lieu de tous les fantasmes. À l’époque, seul un petit groupe de sinologues, d’investisseurs et de militants s’intéressait sérieusement aux structures de la gouvernance chinoise.

La situation change dans le courant des années 2010 avec l’émergence de la Chine comme superpuissance. Le journaliste australien Richard McGregor est l’un des premiers à consacrer un livre à la gouvernance chinoise. Dans « Le Parti. Le monde secret des dirigeants communistes chinois » 1, il montre l’influence considérable que le PCC exerce sur la société civile. L’ouvrage corrige de façon significative le récit dominant – colporté par beaucoup de journalistes, de groupes de réflexion, d’hommes d’affaires et de représentants officiels étrangers – selon lequel la Chine deviendrait de plus en plus semblable à l’Occident à mesure qu’elle adopte le culte de leurs divinités, à savoir le marché et Internet. McGregor insiste sur la naïveté d’une telle théorie et révèle comment le PCC domine non seulement la politique mais aussi le monde universitaire, les organisations non gouvernementales et l’économie. Il souligne notamment que, contrairement à ce que beaucoup imaginent, le contrôle économique exercé par le PCC a donné naissance à une forme de capitalisme hybride plutôt qu’à un système néolibéral. En définitive, même les entreprises privées doivent rendre des comptes au Parti : en novembre 2020, par exemple, le gouvernement a suspendu l’entrée en Bourse d’Ant Group, le numéro un mondial du paiement en ligne, notamment parce que son principal actionnaire, le milliardaire Jack Ma, s’était fendu de quelques critiques à l’égard de la politique économique chinoise.

Quand McGregor écrivait son livre, le PCC comptait 78 millions de membres – presque l’équivalent de la population allemande. Il en compte aujourd’hui près de 92 millions. C’est beaucoup dans l’absolu, mais cela ne représente que 7 % de la population chinoise, ce qui permet au Parti de contrôler la politique, l’économie et la société tout en restant très sélect. N’importe qui peut demander à y adhérer, mais les candidats sont triés sur le volet et nombre d’entre eux sont écartés. En cela, le PCC est très similaire au Parti communiste de l’Union soviétique, caractérisé par sa base étroite, et pour cause : les fondateurs chinois ont pris exemple sur le système léniniste des Soviétiques et façonné un parti hiérarchique, discipliné et centré sur l’accomplissement d’objectifs bien précis. Si les communistes soviétiques ont été destitués en 1991, les communistes chinois, eux, ont prospéré en développant une compétence rare pour un système autoritaire : leur capacité d’adaptation.

Le marxisme n’est pas un système intrinsèquement adaptatif ; il s’appuie plutôt sur le déterminisme historique pour analyser le changement social et tracer une voie politique. Le changement était censé venir du prolétariat industriel qui, prenant conscience de son exploitation, devait se révolter et mettre la société sur le chemin du communisme. Mais, dans les années 1930, le Parti communiste chinois s’est aperçu que ce modèle ne pouvait pas fonctionner dans un pays comptant aussi peu d’ouvriers. Traqué par l’armée du Guomindang, le parti nationaliste alors au pouvoir, le PCC est au bord de l’extinction. Et se met à improviser.

Au terme de longues luttes intestines, les dirigeants du Parti se rallient à Mao, reconnaissant que le PCC n’a d’autre choix que de s’appuyer sur la paysannerie. Ils forgent également des alliances avec des groupes non communistes, comme des membres de confréries religieuses, des propriétaires terriens, des entrepreneurs de la classe moyenne et des écrivains libres-penseurs. Une fois son pouvoir solidement établi, le Parti a fait preuve de la même souplesse dans la gestion de la Chine – en s’ouvrant à l’économie de marché, par exemple, ou en permettant aux non-membres du Parti de prendre davantage part à la vie publique.

Dans « De la rébellion jusqu’au pouvoir » 2, sa nouvelle histoire du PCC, Tony Saich, de la Harvard Kennedy School, affirme que le Parti communiste chinois doit également sa survie à deux institutions beaucoup moins souples : son département central de l’Organisation et son département central de la Propagande. Le premier conserve des dossiers détaillés sur tous les membres, ce qui lui permet de vérifier leur fiabilité et d’éliminer ceux qui s’écartent un peu trop de ce que le Parti appelle, par euphémisme, la « bonne conduite ». De plus, en surveillant de près quel membre du PCC est affecté à quel poste et pour quelle durée, le département central de l’Organisation empêche les dirigeants locaux de constituer des fiefs qui pourraient mettre à mal le contrôle central.

Le PCC s’appuie également sur la propagande et sur l’endoctrinement pour faire rentrer dans le rang ses millions de membres. On dénombre plus de 3 000 « écoles du Parti » à travers le pays. Des observateurs étrangers ont parfois fait des récits amusants de la façon dont la pensée de Milton Friedman, fervent défenseur du libéralisme, est enseignée dans telle ou telle école du Parti. D’autres encore ont sous-entendu que l’un de ces établissements serait l’équivalent chinois de la Kennedy School [la prestigieuse école d’administration publique de Harvard]. Il y a une part de vérité dans ces témoignages : on y enseigne l’économie de marché, tout comme les compétences nécessaires pour être un fonctionnaire efficace. Cependant, la véritable raison d’être de ces écoles est de s’assurer que les membres du Parti connaissent les priorités du dirigeant en place.

En tant qu’observateur de longue date du PCC, Saich – qui s’est rendu pour la première fois en Chine en 1976, lorsqu’il était étudiant, et y est retourné régulièrement depuis – est en mesure d’en brosser une histoire globale convaincante. Certains passages de son livre sont peut-être trop pointus pour le grand public, mais l’introduction et la conclusion sont très faciles à lire et constituent un bon résumé des éléments-clés de l’histoire du Parti. L’une des caractéristiques du PCC, pointe l’auteur, est sa croyance en son infaillibilité. Croyance qui découle en partie de son histoire improbable : le Parti a été fondé à Shanghai par un groupe de treize jeunes Chinois inspirés par la révolution russe. Ceux-ci ont initié « un mouvement qui allait donner naissance à l’organisation politique la plus puissante du monde, à la tête d’une économie destinée à concurrencer celle des États-Unis. C’est une histoire extra­ordinaire de survie, de désastre et de résurrection, écrit Saich. Compte tenu des conditions difficiles dans lesquelles ce mouvement s’est développé, le PCC n’aurait jamais dû arriver au pouvoir. »

Saich raconte une anecdote mémorable : en 1921, un sympathisant néerlandais, Henk Sneevliet, fut envoyé par Moscou pour assurer la liaison avec les communistes chinois. Sneevliet assista à la première réunion du PCC, laquelle le laissa tellement sceptique qu’il déconseilla aux participants de fonder un parti à part entière. Il affirma que les progressistes devaient d’abord poursuivre des objectifs plus larges et créer des alliances s’ils ne voulaient pas courir à leur ruine.

Avec le recul, il s’avère toutefois que le véritable défi du PCC ne se situe pas tant sur le plan institutionnel que sur le plan des idées : si le Parti est si formidable, pourquoi son histoire est-elle parsemée de tant d’échecs, de politiques qui ont entraîné les famines les plus meurtrières du monde, de purges et d’opérations clandestines qui ont éliminé des millions d’opposants, le tout sans que personne ou presque soit tenu responsable ? Comment l’Histoire peut-elle légitimer une organisation au bilan si mitigé ?

Les dirigeants du Parti ont développé deux stratégies pour donner l’impression que l’Histoire est de leur côté. La première consiste à rejeter la faute sur les étrangers – un scénario efficace dans un pays dont l’histoire nationale officielle ressemble à une litanie d’humiliations perpétrées par des puissances étrangères au cours des XIXe et XXe siècles. Aujourd’hui, on reproche aux étrangers (souvent indifféremment qualifiés d’« Occidentaux ») d’attiser les tensions avec Taïwan, de soutenir l’opposition à Hongkong, de révéler l’existence de camps de rééducation au Xinjiang et d’essayer de saper le contrôle du PCC en subventionnant les ONG, les échanges universitaires et d’autres formes d’« évolution pacifique ».

L’autre stratégie du PCC pour expliquer ses incohérences consiste à accuser ses membres d’avoir fait de mauvais choix politiques, même si à l’époque ceux-ci étaient cohérents avec la ligne du Parti. Ainsi, après la mort de Mao, un groupe de dirigeants chinois surnommé la « bande des Quatre » a été accusé de tous les excès de la Révolution culturelle, et ses partisans ont été la cible de purges alors même que tous suivaient la doctrine maoïste.

Ce genre de volte-face n’encourage pas la démocratie interne pourtant censée prévaloir au sein du Parti. En théorie, les membres peuvent s’exprimer librement sur l’orientation du PCC, du moment qu’ils se plient aux décisions finales et les exécutent avec loyauté. En pratique, l’évolution constante de la doxa implique qu’il vaut mieux se taire, de peur qu’une déclaration innocente sur le moment ne devienne compromettante par la suite. C’était particulièrement vrai à l’époque de Mao, lorsque les rivaux politiques étaient victimes de purges meurtrières. Mais, aujourd’hui encore, il arrive que des dirigeants naguère en vue se retrouvent soudainement sur la touche, voire en prison – souvenez-vous de Bo Xilai, qui s’apprêtait à prendre la place de Xi Jinping à la tête de la République populaire de Chine lorsqu’il a été condamné à la prison à vie pour abus de pouvoir et corruption. Comme le fait remarquer Saich, le concept de lutte est omniprésent dans le langage et les décisions du Parti : « L’héritage du PCC a donné naissance à un langage particulièrement violent, combiné à un rejet systématique des critiques portant sur les fondements idéologiques. Le recours à la violence verbale, voire physique, est considéré comme légitime – non seulement à l’encontre des opposants qui attaqueraient le Parti de l’extérieur, mais aussi à l’égard de la critique interne. Le concept d’opposition parlementaire n’existe pas. 

L’histoire du PCC a donc été particulièrement tumultueuse : on ne compte qu’une seule passation des pouvoirs pacifique, entre Jiang Zemin et Hu Jintao en 2002. Toutes les autres se sont accompagnées de purges et de procès pour l’exemple, comme en témoigne le renvoi de Bo de toutes ses fonctions et son expulsion du Parti à la veille de l’accession de Xi au pouvoir, en 2012.

Cependant, comme l’écrit Bruce J. Dickson dans « Le Parti et le peuple. La politique chinoise au XXIe siècle » 3, supposer que le PCC gouverne essentiellement par la peur est une conception trop simpliste. La capacité d’adaptation du Parti est au cœur de la gouvernance de la Chine. C’est précisément cette capacité d’adaptation qui lui a permis d’opérer de grands revirements politiques. La plupart du temps, les dirigeants agissent de façon extrêmement prudente et peinent à anticiper les problèmes. Néanmoins, lorsqu’ils prennent la décision d’agir, ils le font avec rapidité et ne lésinent pas sur les moyens.

Un exemple que Dickson cite à bon escient est celui de la crise du ­Covid-19. On sait désormais que les autorités locales ont d’abord tenté de dissimuler ce qui semblait être une crise sanitaire mineure à Wuhan ; mais, lorsque la situation est devenue explosive, les dirigeants du Comité central se sont montrés implacables. Les responsables locaux ont été limogés, et le gouvernement a décrété un confinement total de la région, puis d’une grande partie du pays. Des médecins et infirmiers de toute la Chine ont été réquisitionnés, des hôpitaux de fortune érigés et l’armée mobilisée. En quelques mois, le PCC avait repris le contrôle sur l’épidémie.

Tous les observateurs sérieux de la Chine vous diront que la capacité d’adaptation et de réaction du PCC est la clé de son succès, note Dickson. Simplement, cette analyse nuancée ne correspond pas à l’idée que l’on se fait aujourd’hui de la Chine, à savoir qu’elle serait une menace stratégique qui gouverne par la force brute et le big data. Ces caricatures sont particulièrement convaincantes vues de loin, ce qui est de plus en plus le mode d’investigation privilégié des journalistes et des commentateurs. Cependant, elles ne permettent pas d’expliquer de manière satisfaisante comment la Chine s’est développée si rapidement, ni pourquoi l’opposition au Parti est si faible à l’intérieur du pays.

Dickson donne un aperçu utile des différents organes de gouvernance de la Chine et de l’implication du Parti dans chacun d’entre eux. Il aborde également une série de questions importantes – comme la raison pour laquelle le PCC voit d’un mauvais œil la société civile ou les groupes religieux. Dickson est particulièrement percutant sur la question du nationalisme, que de nombreux observateurs étrangers s’inquiètent de voir augmenter en Chine, surtout chez les jeunes. Le livre offre une analyse convaincante de données d’opinion qui suggèrent que ce n’est pas le cas : les jeunes sont en fait moins nationalistes que ne l’étaient leurs parents.

Quant à savoir pourquoi il y a si peu d’opposition en Chine, Dickson ne nie pas que ce soit en partie le résultat de la politique de sécurité publique : les dissidents sont arrêtés et souvent condamnés à des peines de prison draconiennes. Mais un autre facteur, tout aussi important, entre en ligne de compte : d’après les sondages et les études de terrain, une vaste majorité de la population chinoise semble assez satisfaite de la façon dont le PCC dirige le pays. Nombreux sont les opposants à déplorer qu’il en soit ainsi, écrit Dickson, mais comment expliquer autrement le peu de soutien qu’ils reçoivent ? La Chine n’a pas d’Andreï Sakharov ni d’Alexandre Soljenitsyne, ces figures de l’opposition qui suscitaient en leur temps une grande ferveur populaire.

Dans un chapitre posant la sempiternelle question « La Chine deviendra-t-elle démocratique ? », Dickson analyse le sens que la plupart des Chinois attribuent au terme « démocratie ». Des études montrent que peu d’entre eux associent la démocratie, minzhu en chinois, aux élections, à l’État de droit, à la liberté politique et à l’égalité des droits. La plupart d’entre eux la voient plutôt en termes de résultats, le principal critère étant que les décisions soient prises dans l’intérêt du peuple.

Les Chinois ne sont pas passifs pour autant : ils sont nombreux à protester lorsqu’ils ont le sentiment d’être traités injustement. Mais, écrit Dickson, « tant que les revenus continuent d’augmenter, que l’accès à l’enseignement supérieur se généralise, que les soins de santé deviennent plus abordables, que la qualité de l’air s’améliore et ainsi de suite, il est peu probable qu’ils exigent des élections pluralistes, un système multipartite, l’instauration d’un État de droit, la liberté d’expression et d’autres dispositifs institutionnels de la démocratie ». Ces conceptions différentes de la démocratie et de la bonne gouvernance expliquent en partie pourquoi beaucoup d’étrangers considèrent le PCC comme un organe répressif et autoritaire, tandis que la plupart des Chinois le jugent relativement réactif et compétent.

Au cours de sa longue histoire, le PCC a mis en œuvre d’autres stratégies que l’autoritarisme adaptatif, comme le démontrent Timothy Cheek, Klaus Mühlhahn et Hans van de Ven dans un autre ouvrage publié à l’occasion du centenaire du Parti, « Le Parti communiste chinois. Un siècle en dix biographies » 4. Parmi ces biographies poignantes, on trouve celle d’un libéral tristement célèbre pour avoir été éliminé par Mao dans les années 1940, celle de l’épouse d’un secrétaire du Parti déchu, celle d’un communiste intègre qui s’est retiré pour mener une existence d’ermite après le soulèvement de Tiananmen en 1989 et celle d’une actrice de cinéma des années 1940 plus tard victime des purges. Selon les auteurs, ces vies sont la preuve que le Parti comprenait également une branche libérale et cosmopolite qui a parfois joué un rôle central : « Les partisans du PCC pensaient que la Chine avait besoin de changement et que seul le Parti pouvait le faire advenir. Mais ils étaient également attachés à l’autonomie intellectuelle et morale, au droit de critiquer le Parti et à la décentralisation du pouvoir. »

La personne qui correspond le mieux à cette description n’est pas présentée dans ce volume, mais elle plane sur tous ces livres comme l’esprit d’un saint patron. Il s’agit de Gao Hua, historien à l’Université de Nankin, décédé d’un cancer du foie en 2011, à 57 ans. Gao grandit pendant la Révolution culturelle et assiste au déferlement de la violence maoïste, qui s’étale sur des affichettes manuscrites placardées dans les rues de sa ville natale. Nombre d’entre elles font référence à une purge menée dans les années 1940 contre des écrivains, des artistes et des penseurs qui s’étaient rendus dans une région pauvre et montagneuse de l’ouest de la Chine pour rejoindre la base politique et militaire des communistes, située dans la petite ville de Yan’an.

Gao, intrigué, veut en apprendre davantage. Mais ce n’est pas une mince affaire, car la plupart des livres sont interdits pendant la Révolution culturelle. C’est alors que la chance intervient. Plusieurs milliers de livres se trouvent enfermés dans un entrepôt près de chez lui, et l’aimable monsieur qui en a la charge autorise Gao et un de ses amis à en emprunter quelques-uns. Gao lit des centaines d’ouvrages interdits, dont les romans de Ding Ling et les essais de Wang Shiwei, deux auteurs ayant fait les frais de la purge ordonnée par Mao à Yan’an vingt-cinq ans plus tôt.

Lorsque Gao entre à l’Université de Nankin en 1978, il sait d’instinct que dans cette purge se trouve une clé pour comprendre les traumatismes endurés par son pays. Il commence à rassembler des mémoires, des journaux, des documents et d’autres témoignages. Vingt-deux ans plus tard, il publie l’œuvre d’une vie, How the Red Sun Rose (« Comment le Soleil rouge s’est levé »).

Le Soleil rouge, bien sûr, c’est Mao. Et la réponse à la question posée dans le titre, c’est qu’il s’est levé au prix de purges sanglantes qui ont détruit des vies et forcé l’obéissance. L’histoire officielle dépeint la campagne de rectification de Yan’an comme une grande victoire pour la révolution, comme la mise à contribution des intellectuels qui se sont vu confier une mission sacrée : sauver la Chine sous la houlette du Parti communiste chinois. La campagne de rectification de Yan’an est souvent considérée au même niveau que le mouvement du 4 mai, cette véritable déferlante de créativité et d’énergie qui, en 1919, a lancé la période la plus fertile de l’histoire de la Chine contemporaine. Ce que Gao démontre, cependant, c’est que Yan’an était tout le contraire : un musellement des intellectuels chinois, réduits à devenir des apparatchiks pour éviter la persécution.

Dans la postface de son livre, Gao décrit son éducation, ses motivations et sa méthode de travail. Il n’a pas pu accéder aux documents officiels : son projet a immédiatement été considéré comme trop sensible pour qu’il soit autorisé à consulter les archives gouvernementales. Il s’est régulièrement vu refuser des bourses de recherche, des promotions et la possibilité d’obtenir un poste de direction dans une autre université. Il payait de sa poche chaque livre, chaque photocopie. Cette somme, il l’a écrite à la table de sa cuisine, en fumant cigarette sur cigarette et en buvant du thé. À la fin de sa vie, sa réputation était telle que certains faisaient des pèlerinages à Nankin pour le rencontrer.

Sa mort précoce l’a privé de la possibilité d’écrire son prochain livre, qui, selon ses proches, aurait dû porter sur la période qui suivit la prise de pouvoir des communistes en 1949, lorsque Mao remodela le Parti pour le transformer en outil de contrôle. Mais, d’une certaine manière, l’œuvre de sa vie était terminée. Son livre met à mal ce qui est peut-être le mythe originel du PCC, l’histoire selon laquelle le Parti serait né d’une bande d’idéalistes purs et intègres qui combattaient pour leur pays. Bien qu’il ne soit jamais sorti en Chine continentale, le livre de Gao a été publié par l’Université chinoise de Hongkong en 2000 et a fait l’objet de 22 réimpressions depuis. En 2019, il a été magistralement traduit en anglais par le duo de traducteurs chevronnés que forment Stacey Mosher et Guo Jian.

Le livre est dense, long et exigeant. Les historiens peinent à apprécier tout le mal que s’est donné Gao pour psychanalyser Mao et ses motivations intimes. Pourtant, son livre est un tour de force, car il interroge l’ensemble du projet communiste. Voilà un historien chinois, vivant et travaillant en Chine, qui défie le PCC en s’attaquant à ses fondements idéologiques les plus sacrés.

L’objectif annoncé de Gao est de suivre les préceptes de Chen Yinke, grand historien du XXe siècle mort d’un arrêt cardiaque après avoir été la cible de persécutions pendant la Révolution culturelle. Chen avait déclaré que la mission de l’historien devait consister à « observer l’océan dans une goutte d’eau ». En cela, Gao a réussi. Il ne se contente pas de reconstituer l’histoire censurée, il montre aussi comment le PCC a contrôlé des générations de romanciers et de poètes, d’artistes et de blogueurs, de vidéastes et de journalistes citoyens – toutes ces personnes qui ont lutté pour se faire entendre, non seulement dans les années 1940, mais depuis que le Parti existe. Si le PCC a réussi à réduire la plupart d’entre elles au silence et à convaincre les autres qu’elles n’avaient pas à mettre le nez dans la gouvernance du pays, Gao est la preuve que, cent ans plus tard, un courant profond de libre pensée continue de traverser la Chine. 

— Ian Johnson est un journaliste canadien
qui couvre la politique et l’histoire chinoise depuis trente-cinq ans pour le New York Times et le Journal of Asian Studies, entre autres.
Il vivait à Pékin jusqu’à ce que son visa soit annulé en mars 2020, comme celui d’une douzaine de journalistes étrangers.
— Cet article est paru dans The New York Review of Books le 1er juillet 2021. Il a été traduit par Charlotte Navion.

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Ce sont les deux descendants de Steve Jobs, et ils s’affrontent pour la domination du monde que le fondateur d’Apple a quitté en 2011. En des temps plus paisibles, Steve prodiguait ses conseils à Mark, alors âgé d’une vingtaine d’années, lors de longues promenades à travers les vergers d’abricotiers de la Silicon Valley ; et à la même époque, il remettait à Tim, tout juste quinquagénaire, les clés du royaume de la technologie. Aujourd’hui, Mark Zuckerberg, cofondateur et PDG de Facebook, pèse près de 130 milliards de dollars ; Tim Cook, lui, est PDG d’Apple et ne pèse que 1,3 milliard de dollars. Mais c’est Cook qui tient la corde, l’avenir d’Apple semblant plus assuré que celui de Facebook : Apple est valorisé par le marché à 2 500 milliards de dollars, tandis que Facebook vient seulement de passer la barre des 1 000 milliards de dollars de capitalisation.

Les deux hommes ont connu une extraordinaire réussite, mais, philoso­phiquement et psychologiquement, ils sont aux antipodes l’un de l’autre. Zuckerberg est un idéaliste qui imagine le monde tel qu’il devrait être, tandis que Cook est un pragmatique qui voit le monde tel qu’il est. Dans le monde imaginé par Zuckerberg, l’interconnexion de la planète révélera notre humanité commune et rassemblera les gens dans la paix. Celui de Cook est tel que nous le connaissons : un monde divisé par l’agressivité, les contre-vérités et le ressentiment suscités par notre interconnexion croissante – mais un monde que la technologie peut, avec un peu de chance, rendre meilleur.

Ce qui est en jeu, c’est l’avenir d’Internet : son fonctionnement et, surtout, la façon dont il génère de l’argent. Au début des années 2000, le cours des sociétés technologiques a dévissé lorsque la « bulle Internet » a éclaté. On ne jurait que par le Web, mais on a soudain réalisé que personne ne savait comment le financer. La solution adoptée par Facebook et la plupart des acteurs du secteur, à l’exception d’Apple, a été la publicité. On gagnerait le droit de surfer sur Internet au prix d’un déluge d’annonces en ligne. Résultat : un nouveau boom technologique, qui dure toujours, mais aussi une invasion sans précédent de nos vies privées, car la publicité en ligne implique que nos déambulations sur la Toile soient passées au peigne fin. Plus on en sait sur un internaute, mieux on peut cibler les pubs et plus cher elles coûtent. Chacune de nos navigations sur le Web fait l’objet d’une collecte d’informations précises – consultez un site, et vous vous retrouverez pisté lorsque vous passerez sur d’autres.

En 1998, lorsqu’il a rejoint Apple, Cook a clairement indiqué que le respect de la vie privée lui tenait à cœur. Il s’agissait pour lui de « l’une des principales problématiques de ce siècle », avait-il déclaré à ses collaborateurs. À ses yeux, le respect de la vie privée est un droit de l’homme et une liberté fondamentale ; et il n’a cessé de réaffirmer qu’Apple ne collecterait pas les données personnelles de ses utilisateurs. Dans une interview de 2014, il a même durci sa position : « Je pense que tout le monde devrait se poser cette question : comment telle entreprise gagne-t-elle de l’argent ? Suivez l’argent. Et, si une entreprise est financée principalement par la collecte de quantité de données personnelles, je crois que vous avez le droit de vous inquiéter. Et de savoir ce qu’il advient de ces données. » Il a également lancé cet avertissement, désormais rebattu : « Si un service en ligne est gratuit, c’est que vous n’êtes pas le client. Vous êtes le produit. » Peu après, Zuckerberg a rétorqué dans une interview au magazine Time : « Je suis assez agacé de constater que de plus en plus de gens estiment qu’un modèle fondé sur la publicité ne peut pas être en adéquation avec ses clients. Je pense que cette idée est ridicule. Vous croyez, vous, que parce que vous donnez de l’argent à Apple vous êtes en adéquation avec cette entreprise ? Si c’était le cas, ils vendraient leurs produits bien moins cher ! » De plus en plus exaspéré par les remarques de Cook, Zuckerberg a ordonné en 2018 à toute son équipe de direction de ne plus utiliser les iPhones d’Apple et de passer aux appareils Android. Et, depuis, il fait valoir qu’Apple, « du fait de sa position dominante, exerce un contrôle sans précédent sur ce qui se retrouve dans nos téléphones ».

Le plus curieux dans cette querelle, c’est qu’à première vue les deux entreprises n’ont aucune raison de se déclarer la guerre – d’ailleurs, Cook ne considère pas Facebook comme un concurrent, puisque Apple « n’est pas dans le business des réseaux sociaux ». Mais Apple et Facebook ont graduellement empiété sur leurs territoires respectifs. L’iPhone contient des services numériques tels que la messagerie instantanée iMessage, qui fait concurrence à WhatsApp, une application détenue par Facebook. Et Facebook s’est lancé dans la fabrication de matériel informatique avec des produits comme Portal, un système de visioconférence. Les entreprises de la Silicon Valley qui se diversifient en dehors de leur cœur d’activité sont désormais nombreuses. Amazon était initialement un site de vente en ligne, mais, grâce à l’énorme succès d’Amazon Web Services, il est devenu un leader mondial du cloud ­c­omputing, activité bien plus rentable que le commerce de détail. Google n’était jadis qu’un moteur de recherche, mais, via Alphabet, sa société holding, le groupe est désormais propriétaire de YouTube, de Waymo, un fabricant de voitures autonomes, et de DeepMind, une société britannique spécialisée dans l’intelligence artificielle.

La querelle entre Tim et Mark ne porte pourtant pas que sur des questions de diversification. La vraie pomme de discorde, c’est l’affrontement entre le modèle économique de Facebook, fondé sur la publicité, et le contrôle qu’Apple entend exercer sur la diffusion desdites publicités. En 2021, la longue guerre froide entre les deux entreprises a pris un coup de chaud : Cook est passé à l’action en introduisant dans le dernier système d’exploitation des appareils mobiles d’Apple (iPhone et iPad) une fonctionnalité appelée App Tracking Transparency (ATT), qui permet aux utilisateurs de choisir s’ils veulent partager ou non leurs données de navigation avec une application (le navigateur Safari, sur les ordinateurs Apple, comportait déjà une fonctionnalité de ce type). Cette innovation avait été annoncée dès 2010 par des remarques de Steve Jobs. À ses yeux, la solution au problème de la protection de la vie privée était de donner le choix aux utilisateurs : « Je crois que les gens sont intelligents et que certains sont plus enclins que d’autres à partager leurs données. Posez-leur la question. Posez-leur la question à chaque fois. Faites en sorte qu’ils puissent vous dire d’arrêter de leur poser la question s’ils en ont marre. Et dites-leur précisément ce que vous comptez faire de leurs données. » Faisant écho à la voix de son maître, Cook a déclaré qu’ATT « ne vise pas une société en particulier. C’est une question de principe : chaque individu doit pouvoir décider si ses données de navigation sont collectées ou non. C’est aussi simple que ça ». Mais il a ajouté : « Cessons de nous voiler la face quant à notre approche de la technologie. On ne peut plus continuer à considérer que toute interaction est systématiquement positive. » Cette déclaration de Cook visait évidemment Facebook – l’idée selon laquelle « toute interaction est bonne » était pour Zuckerberg ce qui justifiait l’existence des réseaux sociaux. ATT a été déployé fin avril 2021 ; les conséquences pour Facebook n’ont pas tardé à se faire sentir. Selon Flurry Analytics, au cours des premières semaines d’exploitation, 85 % des utilisateurs à travers le monde ont cliqué sur l’option « do not track » [« désactiver le traçage »] lorsqu’elle leur était ­proposée. En Amérique, ce chiffre atteint 94 %. Et cela a un effet immédiat sur les recettes publicitaires. Étonnamment, Cook s’est dit « choqué par la violence des réactions » – principalement celle de Zuckerberg, qui a présenté la chose comme une attaque frontale du modèle économique de Facebook.

Facebook dispose pourtant de puissants arguments contre Apple. Mark Zuckerberg pourrait, par exemple, mettre en avant l’hypocrisie de Tim Cook, qui, dans le cadre de ses activités en Chine, a dû concéder au gouvernement chinois l’accès aux données de ses utilisateurs. Cette critique est certes fondée, mais combien d’entreprises, placées dans une situation similaire, ont eu l’intégrité de refuser de s’implanter en Chine ou de se retirer du marché chinois ? Facebook n’est pas accessible en Chine, mais l’entreprise vend chaque année pour des milliards de dollars d’espaces publicitaires à des annonceurs chinois. En 2010, Google a retiré de Chine une version censurée de son moteur de recherche, tout en lançant secrètement quelques années plus tard le projet Dragonfly, visant à développer un moteur de recherche spécialement conçu pour être compatible avec la censure chinoise. Le développement a été abandonné lorsque l’affaire a fuité et provoqué une levée de boucliers en interne.

L’affirmation selon laquelle ATT nuirait davantage aux petites entreprises qu’aux grandes est davantage recevable – les clients des publicités Facebook sont pour la plupart des petites structures, des entreprises familiales de taille modeste. « En l’absence de publicités personnalisées, a déclaré Facebook à propos d’ATT, nos données montrent que l’annonceur de base risque de voir ses ventes baisser de 60 % par dollar de publicité dépensé. » En outre, Apple utilise Google comme moteur de recherche par défaut sur l’iPhone – Google, qui collecte vos données de navigation autant, sinon plus, que Facebook. Alors pourquoi considérer Google comme un ami et Facebook comme un ennemi ? Enfin, démolir le modèle publicitaire forcera les internautes à payer pour des services qu’ils en sont venus à considérer comme gratuits de plein droit. Ce dernier point est crucial et va bien au-delà de l’aversion mutuelle de Zuckerberg et Cook. La beauté du modèle publicitaire est en effet qu’il camoufle le coût des services Internet. Les utilisateurs sont certes mis à contribution, mais ils paient avec leur attention, soumise à une avalanche de pubs, voire en mettant la main à la poche quand ils achètent les produits suggérés (et donc financent les publicités). Mais l’inscription sur Facebook est gratuite. En revanche, les clients paient les appareils haut de gamme d’Apple au prix fort, et plus encore l’accès aux services Apple de cloud, de télévision et de musique ; mais c’est dans le cadre d’un accord consenti, transparent, chiffrable.

Quoi qu’il en soit, ces questions ont été éclipsées par les récents déboires de Facebook. L’ampleur de la collecte de données opérée par Facebook et sa vulnérabilité aux abus sont apparues brutalement au grand jour en 2018, avec le scandale Cambridge Analytica : on a découvert que cette société spécialisée dans la communication stratégique avait récolté les données de millions d’utilisateurs de Facebook afin de concevoir des publicités ciblées pour la campagne électorale de Donald Trump en 2016. Facebook a été condamné par la FTC [la Commission fédérale du commerce américaine] à une amende de 5 milliards de dollars. Il s’est avéré que la Russie aussi avait utilisé Facebook pour tenter de manipuler les élections américaines. Ces événements ont fait chuter la capitalisation boursière de Facebook de 100 milliards de dollars. An Ugly Truth, paru à l’été 2021, lève le voile sur l’étendue de l’incompétence du management actuel de Facebook. Dans ce livre, Sheera Frenkel et Cecilia Kang se livrent à un implacable réquisitoire contre l’attitude des dirigeants aux plus hauts échelons de l’entreprise, qui ont opté pour une politique de déni, de dédouanement et de dissimulation. L’idéalisme de Zuckerberg s’est mué en une obsession malsaine pour la croissance, ­obsession à laquelle il a tout sacrifié : crédibilité, vérité, sagesse politique et même simple décence. Le livre souligne sa naïveté en matière de management, aux antipodes de la prudence et de la grande expérience de Tim Cook.

Interrogé sur ce que lui inspiraient les récents ennuis de Facebook, Cook a répondu froidement : « Je ne me serais jamais mis dans cette situation-là. » Furieux, Zuckerberg a rétorqué que Cook s’était montré « extrêmement désinvolte » et que ses propos « n’avaient rien à voir avec la vérité ». En privé, il aurait dit à ses collaborateurs qu’il fallait « faire souffrir » Apple. Ce qui a conduit à des extrémités grotesques, notamment lorsque, en 2017, Facebook s’est mis à frayer avec Definers Public Affairs, une agence de communication ancrée à droite et passablement glauque, spécialisée, entre autres, dans les manœuvres visant à discréditer des personnes ou des sociétés. Une de ses initiatives a été de faire courir la rumeur que Tim Cook pourrait être candidat à la présidence américaine en 2020, sans doute dans l’idée de saper les relations courtoises que Cook avait su habilement tisser avec l’administration Trump. D’innombrables articles anti-Apple ont également été propagés. Lorsque The New York Times a dévoilé toute l’opération, Facebook a remercié Definers Public Affairs.

Tout au long de cette période tendue, Facebook a pataugé dans sa façon de se présenter au public. On imagine très bien qu’un boursicoteur lambda puisse discuter avec Cook : il a l’air d’un homme d’affaires classique, austère mais accessible. Mais ce même boursicoteur lambda resterait coi face à Zuckerberg, qui, avec son allure de robot, son expression vide et ses cheveux ras, ressemble à un extraterrestre. D’ailleurs, la conclusion de la plupart des gens, c’est qu’il est bel et bien un robot – et un robot indéniablement coupable de tous les délits imputés à son entreprise.

Pour Kara Swisher – la spécialiste technologie du New York Times qui, en tant que telle, parle régulièrement avec Zuckerberg –, il s’agit d’un malentendu. « Zuckerberg est l’une des personnes les moins cyniques que je connaisse dans la Silicon Valley », affirme-t-elle. Et elle va jusqu’à suggérer qu’il y a chez lui une sorte de pureté intrinsèque : « Quiconque a passé un peu de temps avec lui sait que son immense pouvoir l’inquiète et qu’il réfléchit longuement avant de prendre la moindre décision. Lors de nos innombrables conversations téléphoniques au fil des années – ­souvent tard le soir, un peu comme deux étudiants qui bavarderaient toute la nuit dans leur dortoir universitaire –, il soutenait qu’il faisait confiance à la vaste communauté de Facebook pour éliminer les infâmes foutaises, souvent toxiques, qui se déversaient sur sa plateforme. M. Zuckerberg a foi en la perfecti­bilité de l’homme. » Un commentaire qui peut séduire ou terrifier, selon la culture historique de chacun : plus on connaît l’histoire, plus on le trouve effrayant. « Zucker­berg ne semble jamais mû par un instinct primaire », insiste Kara Swisher.

Vous pouvez me prendre pour un idiot, mais je pressens qu’il y a là une part de vérité. Zuckerberg s’accroche sans doute aveuglément à sa conviction que connecter les gens les uns aux autres est fondamentalement une bonne chose, même si le monde regorge d’individus peu recommandables. C’est une question de foi, pas de raison – et la foi n’est pas chose mauvaise en soi.

Mais elle peut l’être. La carrière de Zuckerberg – brillant codeur qui a abandonné Harvard pour lancer une entreprise devenue un géant des réseaux sociaux – est une sorte de rêve d’étudiant fondé sur l’idée qu’il était plus intelligent que ses professeurs. Une idée si dangereusement séduisante que Scott Galloway, professeur de marketing à la Stern School of Business de New York, met désormais en garde ses étudiants, dont certains sont manifestement la proie de cette redoutable illusion : « Partez du principe que vous n’êtes pas Mark Zuckerberg. » Et d’ajouter sur Twitter : « Zuckerberg a perverti nos élections, sapé le moral des ados et appauvri le débat public. »

Tim Cook est plus difficile à cerner. Le parcours professionnel de Zuckerberg – Harvard, puis Facebook – ne lui a pas permis de multiplier les expériences, tandis que Cook a toujours été en prise avec le réel. Né en 1960 à Mobile, en Alabama, dans une famille de la classe ouvrière, il a fait des études d’ingénieur et d’administration des affaires. Il a travaillé dans l’informatique et s’est hissé jusqu’au poste de vice-président chez Compaq, qu’il n’a occupé que six mois. Steve Jobs lui a fait une offre et, au mépris du bon sens, Cook l’a acceptée (« J’ai obéi à mon intuition, pas à l’hémisphère gauche de mon cerveau »). Il a pris la tête d’Apple en 2011, six semaines avant la mort de Steve Jobs. Autour de lui, tout le monde était sceptique – un simple businessman qui succède au plus formidable, au plus éblouissant artiste de la technologie ! Mais son succès a été époustouflant, principalement parce qu’il n’a pas essayé d’être Jobs. En s’attaquant à tous les détails ennuyeux de la diplomatie, de la gestion du personnel et de la stratégie commerciale, Tim Cook a fait d’Apple la société la plus valorisée sur le marché. Sa capitalisation est désormais supérieure au PIB de l’Espagne.

Ce genre de tour de force n’est pas à la portée d’un grand artiste, ni d’un idéaliste qui a abandonné ses études à Harvard. Mais d’un moraliste – et c’est exactement ce que Cook semble être. Il est gay – ce qui n’a pas dû être facile dans l’Alabama des années 1970 – et a un sens aigu des droits des minorités. Il a rudoyé de gros actionnaires qui s’opposaient à sa volonté de rendre la technologie Apple accessible aux aveugles et aux handicapés ; et il a dit à d’autres qu’ils n’avaient qu’à « sortir du capital » s’ils n’étaient pas d’accord avec la position de l’entreprise sur le changement climatique (en juillet 2020, Cook a promis qu’Apple serait 100 % neutre en carbone d’ici à 2030). Dans une tribune publiée par le Washington Post en 2015, Cook a également attaqué la « loi sur la liberté religieuse » adoptée dans plusieurs États, dont l’Indiana et l’Arkansas, qu’il considère comme source potentielle de discrimination contre les personnes LGBT 1. « Cette loi légitime l’injustice », écrit-il. On distingue aussi un soupçon de moralisme dans ses attaques contre Facebook. Il estime que nos sociétés traversent une « crise de la vie privée » et que nous sommes sans cesse incités à livrer nos données personnelles, qui sont ensuite revendues aux annonceurs. De ce fait, les réseaux sociaux basés sur un modèle publicitaire, sont malhonnêtes.

Pour répondre à ces accusations, Zuckerberg l’idéaliste a dû descendre de sa tour d’ivoire. C’est lorsqu’il souligne le contrôle qu’exerce Apple sur son environnement qu’il est le plus convaincant. L’iPhone n’est pas, comme on pourrait le croire, un outil qui donne accès au monde en toute neutralité. Apple régente ce qu’on peut ou ne peut pas faire en sélectionnant les applications disponibles – c’est le fameux « contrôle sans précédent » évoqué par Zuckerberg. Cette mainmise, combinée aux attaques de Cook, aurait incité Facebook à envisager une action antitrust contre Apple. « Comme nous l’avons dit et répété, a déclaré la porte-parole de Facebook, Ashley Zandy, aux journalistes en janvier 2021, nous estimons que, en utilisant son contrôle sur l’App Store pour accroître ses profits au détriment des développeurs d’applications et des petites entreprises, Apple se comporte de façon anticoncurrentielle. » Epic Games, l’éditeur du jeu Fortnite, poursuit d’ailleurs Apple en justice au motif que l’entreprise – qui prélève une commission de 30 % sur chaque transaction passée via l’App Store – fonctionne comme un monopole.

Le mot « antitrust » révèle l’existence de deux tabous dans ce débat. La législation antitrust est mal vue depuis des décennies, sans doute parce que l’on croit à tort qu’elle procède d’une vision anticapitaliste hostile à la liberté du marché. En fait, comme l’ont montré les démantèlements de Standard Oil en 1911 et de l’opérateur télécoms AT&T en 1982, la destruction des monopoles est essentielle au maintien de la liberté du marché. Aujourd’hui, face à l’ascension apparemment implacable des grandes entreprises technologiques, on perçoit des signes du retour en grâce de l’antitrust. Apple et Facebook sont deux cibles potentielles : on pourrait arguer que ces sociétés ont des pratiques anticoncurrentielles qui pénalisent le consommateur, Apple en gardant la mainmise sur l’App Store et Facebook en rachetant ses concurrents potentiels (tels WhatsApp et Instagram) pour les neutraliser. Le tabou qui règne autour de l’antitrust s’est renforcé récemment avec la nomination par Joe Biden de Lina Khan à la présidence de la FTC. Elle est jeune (32 ans) et sérieusement préoccupée par l’expansion des monopoles, notamment dans la Silicon Valley. En 2017, elle avait introduit un changement dans le climat des affaires en mettant le démantèlement des monopoles au cœur du débat politique, grâce à un article publié par le Yale Law Journal et intitulé « Le paradoxe antitrust d’Amazon ».

Quant au second tabou, il s’agit de la section 230 du Communications Decency Act, un texte adopté par le Congrès en 1996, qui règlemente le contenu d’Internet. Cette loi stipule qu’« aucun fournisseur ou utilisateur d’un service informatique interactif ne doit être considéré comme l’éditeur ou le diffuseur d’une information provenant d’un autre fournisseur de contenu ». Si l’on est diffamé dans un journal, on peut poursuivre en justice le diffamateur et le journal ; mais, en vertu de cette loi, si l’on se trouve diffamé sur Facebook, on peut poursuivre le diffamateur mais pas Facebook. Sans cette loi, Facebook n’existerait pas, ou du moins pas sous sa forme actuelle. Or c’est une loi absurde, parce qu’elle permet aux entreprises de réseaux sociaux de ne pas être considérées comme des éditeurs de contenu, bien que manifestement elles le soient : elles diffusent des messages à des millions de personnes et les conservent peu ou prou pour toujours. Cette loi avantage injustement les réseaux sociaux par rapport aux autres médias. Leur responsabilité quant au contenu qui circule sur leur plateforme se trouve maintenant au cœur du débat. Suite à des scandales comme celui de Cambridge Analytica, la plupart des gens pensent désormais que les réseaux sociaux devraient être tenus pour responsables de leur contenu au même titre que les éditeurs traditionnels. Or cela menacerait l’existence même de Facebook, voire celle d’Apple. Rien d’étonnant, donc, à ce que Cook ait déclaré : « Je pense que le temps est venu de revoir la section 230. Mais je ne sais pas quelle serait la meilleure façon de le faire. »

Tout cela commence à ressembler à une « guerre sans fin », comme celle d’Afghanistan. Mais comment savoir ce qu’il y a dans la tête de ces deux hommes ? Zuckerberg est-il un véritable idéaliste, un brin naïf, ou un gosse de riche avide et hargneux ? Cook est-il un moraliste sincère ou n’est-ce qu’une façade pour mieux contrer la concurrence ? Je ne sais pas – et peut-être que, après s’être si longtemps identifiés à leurs cultures respectives, eux-mêmes ne le savent pas non plus. Mais les réponses à ces questions n’ont pas tant d’importance. Cook et Zuckerberg, comme nous tous, ne font que passer. Ce qui compte, c’est le monde qu’ils laisseront derrière eux. S’agira-t-il d’un monde asservi ou libéré par la technologie ? Le voilà, le vrai sujet de discussion pour les promenades à travers les vergers d’abricotiers de la Silicon Valley.

— Bryan Appleyard est un journaliste et auteur britannique, actuellement éditorialiste pour The Sunday Times.
— Cet article est paru dans New Statesman le 14 juillet 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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On estime généralement que le burn-out – soit le « syndrome d’épuisement professionnel » – date de 1973 ; du moins, c’est à peu près à cette époque que le terme a fait son apparition. Dans les années 1980, tout le monde était épuisé. En 1990, lorsque Robert Fagles, professeur de littérature comparée à Princeton, a publié une nouvelle traduction anglaise de L’Iliade, il a fait dire à Achille, s’adressant à Agamemnon, qu’il ne voulait pas être pris pour un « lâche épuisé » [« burn-out coward »]. Cette expression, inutile de le préciser, ne figurait pas à l’origine dans le texte grec d’Homère. Pourtant, l’idée que les combattants de la guerre de Troie, au XIIe ou XIIIe siècle avant J.-C., étaient au bord du burn-out montre bien à quel point ce mal est présumé universel : les personnes qui écrivent sur l’épuisement professionnel ont tendance à affirmer qu’il existe partout et depuis toujours, même si le phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur. Un psychothérapeute suisse, dans une histoire du burn-out publiée en 2013 qui s’ouvre sur l’habituelle mise en garde quant à l’urgence de la situation – « Le burn-out est de plus en plus grave et préoccupant » –, insiste sur le fait qu’il en trouve trace dans l’Ancien Testament. Moïse était en plein burn-out lorsqu’il se plaignit à Dieu dans le livre des Nombres (11, 14) : « Je ne peux pas, à moi tout seul, porter tout ce peuple, car il est trop lourd pour moi. » Tout comme Élie, lorsqu’il « marcha dans le désert un jour de chemin et alla s’asseoir sous un genêt. Il souhaita de mourir et dit : “C’en est assez maintenant, Yahvé !” » (1 Rois 19).

Faire un burn-out, c’est être vidé de toute énergie, comme une batterie tellement à plat qu’on ne peut plus la recharger. Chez l’être humain, cela entraîne des symptômes caractéristiques du « syndrome d’épuisement professionnel » : exténuation, dépersonnalisation (détachement vis-à-vis de soi et de son travail) et perte d’efficacité. Trois travailleurs sur cinq dans le monde se disent épuisés. Voire trois sur quatre, selon une étude américaine de 2020. Dans Can’t Even, Anne Helen Petersen affirme que le burn-out frappe une génération entière. Cette ancienne journaliste de BuzzFeed News se dépeint comme un « tas de cendres ». La planète elle-même souffre des conséquences du burn-out : « Les gens épuisés vont continuer à épuiser la planète », prévenait Arianna Huffington, la cofondatrice du Huffington Post, au printemps 2021. Le nombre de burn-out aurait explosé au cours de la pandémie, si l’on en croit les reportages sensationnalistes diffusés à la télévision, à la radio, sur Internet et dans la plupart des grands journaux et magazines, dont Forbes, The Guardian, Nature et The New Scientist. The New York Times a appelé ses lecteurs à témoigner : « Avant, j’étais capable de rédiger un e-mail parfait en moins d’une minute, raconte l’un d’eux. Maintenant, il me faut plusieurs jours rien que pour trouver l’énergie de réfléchir à une réponse. » Moi-même, lorsque j’ai appris par courriel que j’allais devoir écrire cet article, je me suis dit : « Oh mon Dieu, je ne peux pas faire ça, je suis vidée », puis je me suis ordonné de me ressaisir. La littérature sur l’épuisement professionnel vous dira que ce genre de sentiments aussi – la culpabilité, l’autoflagellation – sont caractéristiques du burn-out. Si vous pensez être épuisé, vous l’êtes effectivement, et, si vous ne pensez pas être épuisé, vous l’êtes quand même. Tout le monde s’assied à l’ombre d’un genêt, pleure et murmure : « Assez. »

Mais qu’est-ce que le burn-out, exactement ? L’Organisation mondiale de la santé a reconnu le syndrome d’épuisement professionnel en 2019, lors de la onzième révision de la Classification internationale des maladies, mais uniquement en tant que trouble relatif au contexte professionnel, non comme une pathologie à part entière. En Suède, vous pouvez vous mettre en arrêt maladie pour burn-out. C’est probablement plus difficile à faire aux États-Unis 1, car le burn-out n’est pas reconnu comme un trouble mental par le DSM-5 [le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, publié en 2013 par l’Association américaine de psychiatrie]. Il y a des chances pour que ce soit un jour le cas, mais de nombreux psychologues s’y opposent au motif que la notion d’épuisement professionnel est trop vague. Un certain nombre d’études suggèrent qu’on ne peut pas distinguer le burn-out de la dépression, ce qui n’enlève rien au caractère horrible du burn-out, mais le rend, en tant que terme clinique, imprécis, redondant et inutile.

S’interroger sur le burn-out, ce n’est pas nier l’ampleur de la souffrance qu’il cause, ni les nombreux ravages de la pandémie : désespoir, amertume, fatigue, ennui, solitude, sentiment d’aliénation et chagrin – surtout chagrin. S’interroger sur le burn-out, c’est se demander quelle signification peut avoir une notion aussi vaste et si elle peut vraiment aider quelqu’un à surmonter ses difficultés. Le burn-out, qui en anglais signifie littéralement « se consumer, brûler de l’intérieur », est une métaphore déguisée en diagnostic. Celle-ci tend à confondre le général et le particulier, le langage commun et la description clinique. Si le burn-out existe partout et de tout temps, il est vide de sens. Si tout le monde est épuisé et l’a toujours été, le burn-out désigne juste… l’enfer de la condition humaine. Mais si le burn-out est un problème relativement récent – s’il est apparu lorsqu’il a été nommé pour la première fois, au début des années 1970 –, alors cela pose la question de son origine.

Herbert J. Freudenberger, l’homme qui a donné son nom au burn-out, est né à Francfort en 1926. Il a 12 ans lorsque les nazis incendient la synagogue que fréquente sa famille. Freudenberger se sert alors du passeport de son père pour fuir l’Allemagne et finit par arriver à New York. Adolescent, il vit pendant quelque temps dans la rue. Il entre au Brooklyn College, puis suit une formation de psychanalyste et obtient un doctorat en psychologie à l’Université de New York. À la fin des années 1960, il se passionne pour le mouvement des free clinics [« cliniques gratuites »].

La première clinique gratuite du pays a été créée à Haight-Ashbury, un quartier de San Francisco, en 1967. « Aux yeux du mouvement, le mot “gratuit” représente un concept philosophique plutôt qu’un terme économique », déclarait l’un de ses fondateurs. Les cliniques communautaires, ajoutait-il, s’adressent aux « populations marginalisées des États-Unis, notamment aux hippies, aux toxicomanes, aux minorités issues de pays pauvres et aux autres laissés-pour-compte qui ont été rejetés par la culture dominante ». Les patients des cliniques gratuites savaient qu’on ne les jugerait pas et qu’ils ne risquaient pas d’être poursuivis en justice. Composés essentiellement de bénévoles, ces établissements étaient spécialisés dans le traitement de la toxicomanie, la gestion de crises liées à la drogue et ce qu’ils appelaient la « désintoxication ». À l’époque, les habitants de Haight-­Ashbury se disaient « consumés » par la drogue : épuisés, vidés, usés, livrés au désespoir.

Freudenberger visite la clinique de Haight-Ashbury en 1967 et en 1968. En 1970, il crée une clinique gratuite à St. Mark’s Place, à New York, ouverte de 18 à 20 heures. Freudenberger travaille toute la journée dans son propre cabinet, en tant que psychothérapeute, pendant dix à douze heures, puis se rend à la clinique, où il travaille jusqu’à minuit. « Vous commencez votre deuxième journée quand la plupart des gens rentrent chez eux, écrit-il en 1973, et vous vous investissez corps et âme dans le travail […]. Vous vous sentez complètement impliqué […] jusqu’à ce que vous vous retrouviez, comme moi, dans un état d’épuisement. »

Le burn-out, comme l’a souligné le psychologue brésilien Flávio Fontes, était à l’origine un autodiagnostic : Freudenberger a emprunté, pour décrire sa souffrance, la métaphore que les toxicomanes avaient forgée pour décrire la leur. En 1974, Freudenberger a dirigé un numéro spécial du Journal of Social Issues consacré au mouvement des free clinics et rédigé un article sur le « burn-out du personnel » (qui, comme l’a noté Fontes, contient trois notes de bas de page renvoyant toutes vers des articles écrits par Freudenberger). Freudenberger décrit quelque chose qui ressemble à l’épuisement des toxicomanes lorsqu’il évoque l’épuisement du personnel soignant des cliniques gratuites :

«Ayant moi-même fait l’expérience de cet état de burn-out, j’ai commencé à me poser un certain nombre de questions à son sujet. Tout d’abord, qu’est-ce que le burn-out ? Comment se manifeste-t-il ? Quels types de personnalités sont plus susceptibles d’en être victimes ? Pourquoi est-il si répandu chez les bénévoles des cliniques gratuites ? »

Le « burn-out du personnel » frappe en premier lieu le chef de clinique charismatique, explique-t-il. Celui-ci, comme certains toxicomanes, s’emporte vite, pleure facilement et devient méfiant, puis paranoïaque. « La personne qui fait un burn-out s’imagine que, ayant été confrontée à tout type de situation à la clinique, elle peut prendre des risques que les autres ne peuvent pas prendre », écrit Freudenberger. Cette personne affiche un goût du risque qui « frise parfois la folie ». Elle aussi consomme des drogues : « Il arrive que cette personne abuse de tranquillisants et de barbituriques. Ou se mette à fumer beaucoup d’herbe et de haschisch. Elle met cette attitude sur le compte de la fatigue et prétexte qu’elle a besoin de se détendre. »

L’expression est passée dans le langage courant. Dans les années 1970, « être un burn-out », comme s’en souvient toute personne ayant fréquenté le lycée à cette époque, c’était être le genre d’ado qui séchait les cours pour fumer de l’herbe derrière le parking de l’établissement. Entre-temps, Freudenberger a étendu la notion d’« épuisement du personnel » à toutes sortes d’employés. Ses archives, conservées à l’Université d’Akron, dans l’Ohio, comprennent des dossiers sur l’épuisement professionnel des avocats, des dentistes, des bibliothécaires, des professionnels de santé, des ministres, des femmes de la classe moyenne, des infirmières, des parents, des pharmaciens, des policiers, des militaires, des professionnels de la petite enfance, des secrétaires, des travailleurs sociaux, des sportifs professionnels, des enseignants et des vétérinaires. Freudenberger voyait des burn-out partout. « Il vaut mieux brûler franchement que s’éteindre à petit feu », chantait Neil Young en 1978 tandis que Freudenberger popularisait la notion de burn-out d’interview en interview et préparait le premier de ses livres sur le sujet. Dans « Burn-out. Le coût élevé de la réussite », écrit avec Geraldine Richelson en 1980 2, il étend la métaphore à l’ensemble des États-Unis. « Pourquoi, en tant que nation, semblons-nous, à la fois collectivement et individuellement, subir les affres d’un phénomène en plein essor, le burn-out ? »

Soudainement, le burn-out a cessé d’être ce qui arrivait aux déshérités qui courbent l’échine dans les quartiers pauvres ; c’était ce qui arrivait à ceux qui en voulaient trop. Cela en a fait un problème américain, un problème de jeune cadre dynamique, un gage de réussite. Les journaux et les magazines se sont emparés de la chose, remplissant leurs pages de chaque nouvelle catégorie de travailleurs épuisés (« Autrefois, chaque fois que nous entendions ou lisions le mot “burn-out”, il était précédé du mot “enseignant” », pouvait-on lire dans un article de 1981 qui mettait en garde contre le « burn-out des femmes au foyer »), d’anecdotes (« Pat se retourne, coupe son réveil et fait comme si le soleil n’était pas levé […]. Pat fait un “burn-out” »), de listes de symptômes (« Plus vous descendez dans la liste, plus vous êtes proche du burn-out ! »), de recommandations (« Arrêtez de ruminer ! ») et de quiz :
Êtes-vous en burn-out ? […] Passez en revue les six derniers mois de votre vie professionnelle, familiale et sociale :

  1. Avez-vous l’impression de travailler plus et d’obtenir de moins bons résultats ?
  2. Vous fatiguez-vous plus facilement ?
  3. Avez-vous souvent le blues sans raison apparente ?
  4. Oubliez-vous des rendez-vous, des échéances, des objets personnels ?
  5. Devenez-vous de plus en plus irritable ?
  6. Êtes-vous de plus en plus déçu par les gens qui vous entourent ?
  7. Voyez-vous moins souvent vos amis intimes et les membres de votre famille ?
  8. Souffrez-vous de symptômes tels que douleurs, maux de tête et rhumes persistants ?
  9. Avez-vous du mal à rire d’une plaisanterie si vous en êtes l’objet ?
  10. Avez-vous peu de choses à dire aux autres ?
  11. Pensez-vous que le sexe apporte plus de désagréments qu’autre chose ?

Vous pouviez cocher les cases, découper le quiz et le coller sur votre frigo ou la cloison de votre open space. « Vous voyez, hein, vous voyez ? C’est écrit là que j’ai besoin de souffler, bon sang. »

Bien sûr, certains se montraient sceptiques. « Le “burn-out” est le nouveau truc à la mode, pointait un chroniqueur du Times-Picayune. Et, si vous n’en faites pas un, on vous suspecte d’être un fainéant. » Même Freudenberger déclara que tout ce battage autour du burn-out l’avait épuisé. Pourtant, en 1985, il publia un nouveau livre, « Le burn-out des femmes. Comment le repérer, le contrer et le prévenir » 3. À l’époque du retour de bâton antiféministe théorisé par Susan Faludi 4, la presse aimait en citer des passages, tels qu’« On ne peut pas tout avoir ».

Freudenberger est mort en 1999 à 73 ans. Sa nécrologie dans le Times indiquait : « Il a travaillé quatorze à quinze heures par jour, six jours par semaine, jusqu’à trois semaines avant sa mort. » Il s’était épuisé.

« Chaque époque a ses maladies emblématiques », écrit le philosophe Byung-Chul Han, né en Corée et vivant à Berlin, dans La Société de la fatigue (Circé, 2014), publié pour la première fois en 2010 en allemand. Pour Han, le burn-out est un mélange de dépression et d’épuisement, « la pathologie d’une société qui souffre de l’excès de positivité », d’une « société de la performance ». Le burn-out est caractéristique d’un « monde qui croit que rien n’est impossible » et qui exige des individus qu’ils triment jusqu’à l’autodestruction. Il est le reflet d’une « humanité qui mène une guerre contre elle-même ».

Lorsque l’on raconte l’histoire brumeuse du burn-out, on oublie souvent que beaucoup des patients traités dans les cliniques gratuites, au début des années 1970, étaient des vétérans de la guerre du Vietnam accros à l’héroïne. La clinique de Haight-Ashbury a pu rester ouverte en partie parce qu’elle prenait en charge tellement de vétérans qu’elle a reçu des financements du gouvernement fédéral. Ces vétérans étaient épuisés par l’héroïne. Mais ils souffraient aussi de ce que l’on a appelé pendant des décennies d’« épuisement au combat ». En 1980, lorsque les travaux de Freudenberger sur le « syndrome d’épuisement professionnel » se sont popularisés, l’épuisement au combat des vétérans du Vietnam a été reconnu par le DSM-III comme un trouble de stress post-traumatique (TSPT). Entre-temps, certains groupes militants, notamment des féministes et des associations de défense des femmes battues et des enfants victimes d’abus sexuels, ont étendu la définition du TSPT à des personnes qui n’avaient jamais été sur un champ de bataille.

Le burn-out, comme le syndrome de stress post-traumatique, est passé de la sphère militaire à la sphère civile, comme si tout le monde souffrait soudain d’épuisement au combat. Depuis la fin des années 1970, Christina Maslach, une psychologue de l’Université de Californie à Berkeley, mène une étude empirique sur le burn-out. En 1981, elle a développé le principal outil permettant de diagnostiquer ce trouble, le Maslach Burnout Inventory (MBI), puis elle a publié l’année suivante « Burn-out. Le coût du souci de l’autre » 5, qui a fait connaître ses recherches auprès du grand public. « Le burn-out est un syndrome d’épuisement émotionnel, de dépersonnalisation et de réduction de l’épanouissement personnel qui apparaît chez les individus impliqués professionnellement auprès d’autrui », écrivait alors Maslach. Elle mettait l’accent sur l’épuisement professionnel dans les « métiers liés aux soins » : l’enseignement, les soins infirmiers et le travail social. Autant de professions occupées majoritairement par des femmes et presque toujours très mal payées (ces personnes, pour prolonger la métaphore guerrière, ont récemment été classées parmi les « travailleurs en première ligne », aux côtés des policiers, des pompiers et des secouristes). Prendre soin de personnes vulnérables et être témoin de leur mal-être exige un lourd tribut et engendre sa part de souffrance. Nommer cette souffrance était censé l’apaiser. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé, car les conditions de travail des soignants – la charge émotionnelle, les horaires, le manque de reconnaissance – ne se sont pas améliorées. Le burn-out a continué à essaimer : « L’épuisement professionnel touche tous les échelons de l’entreprise, des cadres jusqu’aux postes de direction », signalait la Harvard Business Review en 1981 dans un article qui racontait l’histoire d’un cadre au bout du rouleau. « Non seulement les longues journées de travail, la pression incessante et le fait de marcher sur la corde raide entre des intérêts contradictoires l’épuisaient, mais tout cela l’empêchait également de s’attaquer aux problèmes qui nécessitaient une attention particulière […]. En bref, il faisait un “burn-out”. »

Le burn-out n’a cessé de se propager : « Les présidents d’université, les mères qui travaillent, les entraîneurs disent qu’ils sont épuisés », pouvait-on lire en couverture de Newsweek en 1995. Avec l’émergence d’Internet, on a commencé à parler de « burn-out numérique ». « Internet est-il en train de nous tuer ? » s’interrogeait Elle en 2014 dans l’article « Comment gérer le burn-out ». (« N’envoyez pas d’e-mails au milieu de la nuit. […] Concentrez-vous sur l’air qui entre et sort de vos narines ou sur votre ventre qui se gonfle et se contracte au rythme de votre respiration. »)
« Travaillez dur et rentrez chez vous », telle est la devise de Slack, l’entreprise qui a lancé en 2014 une plate-forme du même nom consacrée au travail en collaboration – laquelle, paradoxalement, pousse ses utilisateurs à travailler toujours plus longtemps. Slack vous épuise. Les ­réseaux sociaux vous épuisent. L’ubérisation du travail vous épuise. « Désormais – et en particulier chez les milléniaux – le burn-out n’est plus seulement un mal temporaire, soutient Petersen dans Can’t Even. C’est notre condition contemporaine. » Et la pandémie n’arrange rien.
En mars 2021, Maslach et un collègue ont publié un article prudent dans la Harvard Business Review dans lequel ils mettent en garde contre l’utilisation abusive du terme « burn-out » et regrettent que leur outil de mesure ait été dévoyé. « Nous n’avons jamais conçu le MBI comme un outil permettant de diagnostiquer un problème de santé individuel », expliquent-ils. Leur système d’évaluation du burn-out visait plutôt à encourager les employeurs à « créer des lieux de travail plus sains ».

Il semble que plus on parle du syndrome d’épuisement professionnel, plus le nombre de personnes qui s’en disent atteintes augmente. Comment expliquer cette extraordinaire expansion ? On pense immédiatement à la baisse de fréquentation des églises. En 1985, 71 % des Américains étaient affiliés à un lieu de culte (église, synagogue ou mosquée), soit à peu près le même pourcentage que depuis les années 1940. En 2020, ils n’étaient plus que 47 %. Bon nombre des moyens recommandés pour lutter contre le burn-out – la pratique de la pleine conscience, la méditation (« Prenez le temps chaque jour, même cinq minutes, de rester assis », conseille Elle) – sont des versions sécularisées de la prière, du respect du sabbat et des rites religieux. Si le burn-out existe depuis la guerre de Troie, la prière, les rites religieux et le sabbat sont ce que les humains ont inventé pour s’en prémunir. Mais cette explication tourne court, notamment parce que l’émergence de la doctrine de la prospérité a fait du christianisme américain une religion de la réussite. On observe un phénomène similaire dans les autres religions. Un site Web nommé productivemuslim.com offre des conseils pour « contrer l’épuisement professionnel » : « Gagner un revenu halal est un signe de baraka. » En outre, le fait de prier, de respecter le sabbat et d’assister aux offices religieux ne semble pas empêcher les croyants de souffrir d’épuisement. Témoin les sites Web et les publications religieuses, qui regorgent eux aussi de mises en garde contre le burn-out, y compris à destination des membres du clergé. « La vie d’un pasteur implique d’être fréquemment au contact d’autres personnes, lit-on sur le site chrétien christian-leadership.org. Lorsque celui-ci est soumis à un stress intense, ou s’il fait un burn-out, il aura tendance à fuir les relations sociales et les apparitions publiques. »

Si vous pouvez souffrir d’épuisement conjugal ou d’épuisement parental, c’est en partie parce que, bien que le burn-out soit censé être principalement lié au fait de travailler trop, on parle désormais de toutes sortes de choses qui ne sont pas du travail comme si elles en étaient : vous devez travailler sur votre mariage, travailler dans votre jardin, travailler votre silhouette, redoubler d’efforts pour élever vos enfants, travailler sur votre relation avec Dieu. (« Risquez-vous de faire un burn-out chrétien ? » interroge un site Web. C’est ce qui menace ceux qui se démènent pour devenir « d’excellents chrétiens »). Même se faire masser revient à « travailler sur son corps ».

Le burn-out est peut-être notre condition contemporaine, mais il a des origines historiques très particulières. Dans les années 1970, lorsque Freudenberger a commencé à étudier l’épuisement professionnel chez les différents corps de métiers, les salaires réels stagnaient et les effectifs des syndicats diminuaient. Les emplois dans le secteur manufacturier étaient en train de disparaître, tandis que le secteur des services connaissait une forte croissance. Certaines de ces tendances ont récemment commencé à s’inverser, mais le battage autour du burn-out qui dure depuis quelques décennies n’y est pour rien. Au contraire, il a fait peser la responsabilité des énormes bouleversements économiques et sociaux et des transformations du marché du travail sur les travailleurs indépendants. Les milléniaux sont particulièrement impactés, soutient Petersen de façon convaincante. Mais, si l’on se penche sur l’histoire du burn-out, on s’aperçoit que, depuis les années 1970, chaque génération d’Américains en âge de travailler estime être particulièrement soumise à l’épuisement professionnel. Et d’une certaine manière, c’est vrai, parce que le surmenage ne cesse d’empirer. Auparavant, lorsqu’une entreprise exigeait de ses employés qu’ils fassent de longues journées pour un salaire de misère, ceux-ci participaient à des négociations collectives et obtenaient une amélioration de leurs conditions de travail. À partir des années 1980, les travailleurs confrontés à la même situation se sont mis à coller des coupures de journaux sur la porte de leur frigo, des check-lists permettant de déceler les burn-out. Souffrez-vous d’épuisement professionnel ? Voici comment le savoir !

Le burn-out est une métaphore de combat. À l’ère du capitalisme tardif, depuis la présidence Reagan, le travail s’apparente pour beaucoup d’entre nous à un champ de bataille – et la vie quotidienne, y compris la vie politique et le contenu du Web, à un autre massacre. Les gens issus de toutes les couches de la société – riches et pauvres, jeunes et vieux, ceux qui prennent soin des autres et ceux dont on prend soin, les croyants et les incroyants – sont vraiment éreintés, lessivés, usés, à cran, moulus et meurtris par le combat. Le confinement est lui aussi une mesure de temps de guerre. Comme si chacun d’entre nous, pris au milieu de la pandémie mais aussi des actes de terrorisme, des tueries de masse et des insurrections armées, était maintenant engagé dans une bataille hobbesienne pour la vie, le quotidien étant devenu un champ de bataille. Puisse-t-on un jour renouer avec des métaphores plus pacifiques de l’angoisse, de la lassitude qui ronge les os, des regrets amers et du manque obsédant ! « Tu vas t’arracher le cœur, désespéré, rageur », avait lancé Achille à Agamemnon dans le Chant I de L’Iliade. Entre-temps, un site de bien-être m’informe qu’il y a « onze façons d’atténuer l’épuisement professionnel et le “mur de la pandémie” ». Premièrement, « faites une liste de stratégies d’adaptation ». Ouais, mais non.

— Jill Lepore est une historienne et journaliste américaine. Elle enseigne à Harvard et collabore au magazine The New Yorker depuis 2005.
— Cet article est paru dans The New Yorker le 24 mai 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Il est des endroits que la géographie prédestine aux grandes batailles. Julien Gracq pensait que Verdun, étape quasi incontournable entre Paris et la dangereuse frontière allemande, en était un. Langres aussi, sur le plateau du même nom, à ceci près que l’inévitable conflagration n’eut jamais lieu : « Forteresse centrale naturelle », Langres se résigna à n’être qu’« un Verdun qui n’aurait pas rencontré son destin » 1.

Le Verdun de l’Antiquité s’appelait Chéronée. Située en Grèce continentale, entre le mont Parnasse et le mont Hélicon, cette petite ville était le point de passage obligé vers la plaine de Thèbes puis l’Attique. Elle ne passa pas, elle, à côté de son destin. Entre le Ve et le Ier siècle av. J.-C., ses environs furent le théâtre de pas moins de quatre batailles – un record. La plus célèbre opposa, le 2 août 338 av. J.-C., une coalition de cités grecques menée par Athènes et Thèbes aux Macédoniens de Philippe II et de son jeune fils Alexandre, qu’on ne surnommait pas encore « le Grand ». Les cités grecques furent écrasées.

Parmi les principales victimes, le Bataillon sacré, un corps d’élite jusque-là invaincu et qui avait fait la gloire de Thèbes. C’est lui qui est représenté sur le dessin ci-dessus, tiré du dernier ouvrage de James Romm, The Sacred Band (Scribner, 2021). Philippe II, leur vainqueur, pleura, dit-on, en voyant les dépouilles de ces hommes qu’il ne pouvait s’empêcher d’admirer. Il ordonna qu’ils fussent enterrés sur place, unis deux par deux dans la mort comme ils l’avaient été dans la vie. Car le Bataillon sacré avait une particularité : il était composé de 150 couples d’amants.

Thèbes reste la mal-aimée des grandes cités grecques de l’Antiquité. Elle n’eut jamais le rayonnement culturel d’Athènes, ni la réputation militaire de Sparte. On se moquait des habitants de sa région, les Béotiens, au point qu’aujourd’hui encore on continue à qualifier ainsi les rustres incultes. C’est assez injuste. Dans les mythes, Athènes n’existe pour ainsi dire pas, tandis que Thèbes, patrie d’Héraclès et d’Œdipe, occupe une place éminente. On oublie aussi que, au ive siècle avant notre ère, elle succéda à Sparte comme puissance hégémonique en Grèce. Cet âge d’or dura l’espace d’une génération, et le Bataillon sacré y joua un rôle central.

Il reposait sur l’idée, déjà exprimée dans Le Banquet de Platon mais restée jusque-là une simple hypothèse philosophique, que des couples d’amants combattant côte à côte feraient preuve d’un ­courage sans pareil. Nous voilà loin de l’image de l’homosexuel efféminé, dans une tradition, à l’inverse, ultravirile qui sera aussi, bien plus tard, celle du shudō des samouraïs.

Le site précis de la bataille de Chéronée fut découvert en 1818, mais ce n’est qu’en 1880 qu’on mit au jour 254 squelettes du Bataillon sacré. Un archéologue grec, Panagiotis Stamatakis, prit des notes agrémentées de dessins d’une précision exceptionnelle, indiquant la position et les blessures de chaque squelette. Par la suite, les restes furent recouverts et les notes de Stamatakis présumées perdues. En fait, elles se trouvaient dans le département archéologique d’Athènes. C’est grâce à ces documents et à un logiciel de dessin que Romm a pu proposer cette émouvante image d’ensemble du Bataillon sacré tel que Philippe II le fit mettre en terre. Le Macédonien avait au préalable averti quiconque serait tenté de se moquer de ces guerriers homosexuels : « Périssent misérablement ceux qui soupçonneraient ces hommes d’avoir été capables de faire ou d’endurer rien de déshonorant ! » 

— B.T.

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