WP_Post Object ( [ID] => 113900 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:21:33 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:21:33 [post_content] =>Ted Sarandos n’est pas du genre à éluder les controverses qui façonnent le présent et l’avenir de l’empire qu’il a contribué à bâtir ces dernières années. Chaque fois que le directeur des contenus de Netflix est interrogé par des cinéastes, des critiques de cinéma et des artistes sur les dommages que le streaming aurait causés au secteur de l’exploitation cinématographique, il aime répondre par une autre question : où ont-ils vu pour la première fois les films qui ont fait d’eux les cinéphiles qu’ils sont aujourd’hui ?
La réponse, sans surprise, est rarement « dans une salle de cinéma », mais « à la maison », grâce à un magnétoscope, un lecteur de DVD ou, pour les plus jeunes, grâce à la télévision par câble et aux plateformes de vidéo à la demande (VOD). « Pourquoi, alors, présenter Netflix comme le méchant de l’histoire ? » pointe Sarandos.
C’est une question complexe. Certains cinéphiles soutiennent mordicus que voir un film en salle est une expérience quasi mystique qui doit être préservée et rejettent presque par principe l’idée qu’une telle expérience puisse être vécue chez soi – encore moins lorsqu’il s’agit d’une série ou d’une émission de télé. D’autres affirment qu’à une époque caractérisée par l’omniprésence des écrans, ce débat n’a pas de sens. Selon eux, la seule différence entre un film et une série, c’est la durée. On pourrait considérer que chaque long-métrage Marvel est un épisode de deux heures, et qu’une saison d’American Crime Story ou de Fargo est un film de huit à dix heures. David Lynch souligne, par exemple, que la dernière saison de Twin Peaks n’est pas une série de dix-huit épisodes mais un film de dix-huit heures. Et il fait valoir que c’est ainsi qu’il l’a tournée, d’une traite, comme Rainer Werner Fassbinder lorsqu’il avait réalisé Berlin Alexanderplatz pour la télévision allemande en 1980.
Au-delà de la controverse, ce qui est certain, c’est que la pandémie de Covid-19 a sapé l’hégémonie des salles de cinéma comme principales vitrines d’exposition. Lorsque les cinémas ont dû fermer pour des raisons sanitaires, la traditionnelle fenêtre de trois mois qui leur garantissait l’exclusivité des nouvelles sorties s’est volatilisée. L’avenir de l’exploitation cinématographique ressemble de plus en plus à celui du théâtre de Broadway : un circuit réservé aux franchises de plusieurs millions de dollars, conçues pour être diffusées dans des multiplexes high-tech où le prix du billet est élevé. Les autres films, y compris les œuvres que nous qualifions pompeusement de « cinéma d’auteur », seront diffusés presque exclusivement en streaming et à la télévision. Ben Fritz, journaliste au Wall Street Journal et auteur de The Big Picture: The Fight for the Future of Movies, revient dans cet entretien sur la fascinante métamorphose d’Hollywood au XXIe siècle et sur ce qui attend l’industrie du cinéma à l’ère du contenu illimité.
Sommes-nous vraiment confrontés à la mort des salles de cinéma ?
Les observateurs de l’industrie du divertissement ont tendance à exagérer. La télévision, les magnétoscopes et les lecteurs DVD n’ont pas tué le cinéma, mais ils ont eu un impact sur son développement. Les salles de cinéma ont certes rouvert, mais la pandémie a porté un coup considérable à leur fréquentation, qui était déjà en baisse avant la crise sanitaire. Si certains films comme Sans un bruit 2 et Godzilla vs Kong ont bien marché, ils ont toutefois fait moins d’entrées que ce qu’ils auraient pu faire il y a deux ans. Les gens ont développé de nouvelles habitudes de consommation. Non seulement la traditionnelle sortie au cinéma a cédé la place aux séries regardées sur son canapé, mais aujourd’hui les téléspectateurs s’attendent à pouvoir profiter chez eux des mêmes films que ceux qui sortent en salles, comme ce fut le cas pour Mulan, Wonder Woman 1984 et les films Pixar. L’exploitation en salles représente une part de plus en plus réduite de l’industrie cinématographique. Avant la pandémie, un Américain allait en moyenne au cinéma entre six et huit fois par an ; aujourd’hui, il n’y va peut-être plus que trois ou quatre fois. Ce n’est pas un coup fatal, mais cela redéfinit les règles du jeu : réduction du nombre de sorties en salles, faillite des sociétés d’exploitation, hausse du prix des billets. Seules les superproductions à gros budget, qui font partie d’une franchise dont la rentabilité est assurée, seront diffusées au cinéma. Les films à budget moyen – les comédies romantiques, les drames et même les thrillers avec des acteurs connus – seront exclusivement destinés au streaming. Regardez ce qui s’est passé aux Oscars en avril : presque tous les films nommés dans les principales catégories ont été diffusés uniquement en streaming, et personne n’a semblé s’en soucier outre mesure. On trouvera toujours des cinéphiles pour soutenir le contraire, mais à mon sens on peut difficilement prétendre que des films comme Nomadland ou Sound of Metal sont des œuvres dont la qualité ne peut être réellement appréciée qu’en salle. D’autre part, dans le cas des superproductions issues de franchises à succès où les explosions et les effets spéciaux abondent, il y a cette idée que l’expérience sera maximisée par le grand écran et par le son spatialisé. Cette tendance est là pour durer.
Est-il vrai que les adultes ne souhaitant voir ni films pour enfants ni films de super-héros vont de moins en moins au cinéma ? Et comment l’expliquer ?
À l’exception des comédies et des films d’horreur à petit budget, tous les films qui n’appartiennent pas à une franchise populaire sont une espèce en voie de disparition pour les grands studios de production hollywoodiens. C’est encore plus vrai aujourd’hui qu’il y a trois ans, lorsque j’ai abordé le sujet dans mon livre. Cela s’explique par deux facteurs. Le premier, c’est que les investisseurs rechignent désormais à risquer de l’argent dans des films qui, aujourd’hui, seraient l’équivalent du Parrain dans les années 1970. Investir dans une franchise est un pari sans risque qui sera toujours plus rentable. Par conséquent, la plupart des films qui restent en marge des franchises ont perdu une certaine ambition technique et visuelle. Aujourd’hui, on ne produit presque plus de drames à gros budget. Le second facteur, c’est le degré de sophistication atteint par la télévision au cours des dernières années. Autrefois, il y avait une asymétrie technique flagrante entre les programmes que l’on pouvait voir à la télévision et les films hollywoodiens projetés en salles. Les téléviseurs étaient de mauvaise qualité, l’image manquait de netteté, le budget des émissions était limité, etc. La meilleure télévision américaine ne pouvait offrir une expérience esthétique équivalente à celle du cinéma. Aujourd’hui, en revanche, les téléviseurs nous permettent de bénéficier d’une image haute définition et d’un son de pointe. La qualité des programmes s’est également améliorée. La raison en est technologique : les téléspectateurs qui voulaient regarder un programme précis étaient auparavant tributaires de la date et de l’heure auxquelles la chaîne le diffusait. Il était donc absurde de produire des récits compliqués qui exigeaient de ne manquer aucun rendez-vous hebdomadaire pour pouvoir suivre l’intrigue. La série dite « bouclée » était la norme : les épisodes pouvaient être regardés indépendamment les uns des autres. La technologie a balayé ces contraintes et fait évoluer les attentes des spectateurs, permettant l’avènement de programmes qui ont façonné ce que l’on appelle « le nouvel âge d’or de la télévision ».
Personne ne renoncera à aller au cinéma pour regarder l’épisode de New York, police judiciaire qui passe à la télé ce jour-là. En revanche, à quoi bon sortir quand je peux regarder chez moi une saison complète de Mad Men ou de Game of Thrones ? Cette nouvelle réalité a rendu les studios plus frileux et les a encouragés à orienter leurs financements vers des films destinés au grand public. Ironiquement, ce sont les plateformes de streaming, désireuses d’augmenter le nombre de productions originales de leur catalogue, qui financent désormais les films à budget moyen destinés aux adultes. La conséquence de cela, c’est que l’ambition formelle d’antan est absente de nombre de ces œuvres, qui ne sont plus destinées à être projetées sur grand écran. Presque toutes les fictions américaines pour adultes ont vocation à être diffusées en VOD. Ces films sont de bonne facture mais n’offrent pas une expérience esthétique éblouissante comme dans les années 1970. Dans certaines séries d’aujourd’hui, on sent davantage cette obsession d’égaler le cinéma que dans bien des longs-métrages.
Produire une série comme The Mandalorian (inspirée de Star Wars) coûte moins cher qu’un film de la saga ; pourtant, la marionnette de Bébé Yoda (un personnage de la série) est devenue plus célèbre que le dernier Star Wars…
Chaque épisode de The Mandalorian coûte entre 10 et 15 millions de dollars, de sorte qu’une saison de dix épisodes représente un coût de production similaire à celui d’un film, à savoir 150 millions de dollars. La différence, c’est qu’un film peut générer des pertes bien plus importantes qu’une série. Un flop comme celui de Solo: A Star Wars Story est plus lourd de conséquences que la réception en demi-teinte d’une série, qui dispose de plus de temps pour trouver un public et devenir rentable. Tout est relatif, mais le streaming constitue d’ores et déjà un élément fondamental de ce que nous appelons l’univers cinématographique. Pour Marvel, des séries comme WandaVision, Falcon et le Soldat de l’hiver et Loki sont aussi précieuses que n’importe quel film.
En fait, la valeur des actions de la société Disney est davantage conditionnée par le nombre d’abonnés à sa plateforme Disney+ que par le succès au box-office de ses films. Pour Wall Street, le carton de la série The Mandalorian est un indicateur plus pertinent que le nombre d’entrées du prochain Star Wars. L’argent et l’énergie créative sont concentrés sur le streaming, pas sur les productions destinées au cinéma. Un producteur comme Kevin Feige, à la tête de Marvel Studios, ne s’intéressait guère à la télévision. Il se moquait pas mal des séries produites par Marvel pour la chaîne ABC et Netflix, comme Marvel : les Agents du SHIELD ou Daredevil. Aujourd’hui, les choses ont changé.
L’atomisation des spectateurs semble avoir mis fin aux rituels collectifs. La définition même de « populaire » est devenue floue.
À quelques exceptions près – le final de Game of Thrones, par exemple –, l’un des aspects déterminants du streaming est le défi que représente la création de moments référentiels qui déterminent l’orientation de la culture. Avec autant de contenu diffusé en continu, il est difficile de réunir les différents publics potentiels au même moment. C’est l’une des forces des films projetés au cinéma : les productions hollywoodiennes parviennent encore à capter l’attention des médias et du public au cours de leur première semaine d’exploitation. Dans le contexte de la reprise post-pandémie, la sortie du neuvième volet de Fast and Furious s’est muée en un véritable événement. Aujourd’hui, seules les franchises semblent pouvoir donner lieu à des phénomènes culturels de ce type.
Le film Get Out, de Jordan Peele, constitue un cas intéressant. Ce film est sorti il y a presque cinq ans et, grâce au bouche-à-oreille, il est devenu l’un des succès du box-office en 2017. S’il était produit aujourd’hui, je suis presque sûr que Get Out serait destiné exclusivement aux plateformes de streaming. Dans ces conditions, il n’aurait pas pu susciter suffisamment d’intérêt pour devenir le phénomène culturel qu’il a été en 2017. La projection en salles conserve une certaine capacité à déterminer le goût du jour. L’idéal serait de voir émerger un modèle hybride, où certaines salles de cinéma continueraient à servir de vitrines pour les films destinés aux adultes – à l’instar des enseignes de mode qui utilisent des showrooms pour présenter leurs créations : l’essentiel des ventes se fait en ligne, mais l’exposition physique du produit génère des attentes et des conversations. Miramax, la société de production fondée par les frères Harvey et Robert Weinstein, avait l’habitude d’organiser des avant-premières réservées à certaines salles pour promouvoir des films comme The Crying Game ou Pulp Fiction. Peut-être qu’à l’avenir quelque chose de semblable se mettra en place, bien que cela ne semble pas aller dans le sens de l’évolution du contexte économique actuel.
Peut-on recycler à l’infini les œuvres du passé ou allons-nous assister à l’émergence de nouvelles franchises ?
C’est le cœur du problème : d’où viendront les nouvelles histoires ? Le modèle qui prévaut aujourd’hui permet à des franchises sans grand intérêt de perdurer, en vertu du principe que, dans le pire des cas, elles rapporteront plus d’argent qu’un drame au succès modéré. C’est le cas de la franchise Terminator. Six films et une série télévisée ont été produits à partir de l’idée de James Cameron, mais de combien d’entre eux nous souvenons-nous réellement ? Les trois derniers étaient de vrais navets, mais les studios continuent à les produire à la chaîne, convaincus que miser sur le plaisir qu’auront les spectateurs à retrouver un univers familier comporte moins de risques que de financer une création originale. Cette position n’est pas sans fondement. Prenez par exemple les 50 films les plus rentables de la dernière décennie : pour l’essentiel, ce sont des suites, des films de super-héros ou des adaptations de sagas littéraires destinées aux adolescents et aux jeunes adultes. D’un point de vue économique, les studios ont adopté une approche pragmatique. Tout l’enjeu à présent est de créer de nouvelles licences.
Aujourd’hui, Hollywood ne court plus après les stars ou les cinéastes de renom, mais après les personnes capables de dénicher de nouvelles propriétés intellectuelles et de les exploiter au maximum pour en tirer des films, des séries à voir en streaming et des produits dérivés. Des sortes de showrunners [directeurs de série qui supervisent celle-ci de l’écriture à la réalisation en passant par la production] de franchises à succès. C’est ce qu’a réussi à faire Kevin Feige avec Marvel : il a élevé la franchise au rang d’univers cinématographique. Deux ou trois films reliés par un même arc narratif sortent chaque année, engendrant à leur tour d’autres films. Chaque opus constitue une « bande-annonce » du film suivant, et les fans les regardent tous. Pourquoi se risquer à produire d’autres types de contenu ? On ne change pas une équipe qui gagne.
Les franchises ont tué les stars de cinéma. Aujourd’hui, presque tous les acteurs se réfugient dans le streaming.
Aucun acteur n’a le palmarès de Tom Cruise au box-office. Il ne sera probablement jamais égalé. À 59 ans, Tom Cruise a un temps de rentabilité limité, mais des franchises comme Fast and Furious, Harry Potter, Star Wars ou Marvel pourront, elles, générer des millions de dollars de recettes pendant des années. Le public n’est plus fidèle aux acteurs mais aux univers cinématographiques. Bien sûr, le bon acteur dans le bon rôle peut attirer l’attention, mais ce n’est pas comparable à l’engouement généré par les franchises. Personne n’y est irremplaçable, et pour cause : la star, c’est la franchise, pas l’acteur. Autrefois, les studios déboursaient des sommes considérables pour choyer leurs acteurs et s’assurer leur loyauté. L’industrie ne fonctionne plus ainsi.
Pour autant, cela ne veut pas dire que les stars adulées par des légions de fans sont désormais mises au rancart. Un studio n’a certes aucun intérêt à financer un film avec Adam Sandler, lequel va coûter plusieurs dizaines de millions de dollars et n’attirer en salles qu’un nombre limité de spectateurs. Mais, pour Netflix, c’est le contraire : avoir Adam Sandler en exclusivité est un vrai plus. Le public de Sandler n’est pas prêt à payer 10 dollars pour voir son dernier film au cinéma, mais il ne se privera pas d’en profiter sur Netflix si le film est ajouté au catalogue. C’est pour cette raison que beaucoup d’acteurs tentent désormais de conclure des contrats avec des plateformes de streaming. Mais seuls ceux qui disposent d’un public captif seront en mesure d’obtenir des accords juteux.
Qui va gagner la guerre du streaming ?
Aujourd’hui, Netflix est le leader incontesté. Il a été le pionnier, il dispose d’une assise financière solide et d’un catalogue de productions originales qui l’ont placé en pole position. Netflix, c’est le Kleenex de la VOD : tout comme on dit « un Kleenex » pour « un mouchoir en papier », Netflix est synonyme de streaming dans l’imaginaire populaire. Cependant, Disney+ connaît une croissance rapide et, à mon avis, finira par le détrôner. La force de Disney+ réside dans le vaste éventail de licences dont il détient la propriété intellectuelle. Sur le long terme, je ne pense pas que Netflix puisse gagner la bataille contre Disney, surtout depuis que celui-ci a décidé de diffuser ses productions exclusivement sur sa plateforme, comme il l’a fait récemment avec les films Pixar 1. Disney sera le géant à abattre, non seulement pour Netflix, mais aussi pour Amazon Prime Video, AppleTV+, HBO Max et tous ceux qui parviendront à survivre à ces années de concurrence féroce.
Le streaming permet d’accéder à des récits du monde entier. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de contenus internationaux sur les plateformes de VOD ? Le streaming a-t-il contribué à améliorer la représentation des minorités dans les productions culturelles américaines ?
A priori, rien n’empêche les œuvres étrangères de trouver un public aux États-Unis, en particulier parmi les communautés immigrées qui sont susceptibles de s’y reconnaître. Ce sont les Latino-Américains qui vont le plus au cinéma aux États-Unis. Ils représentent un marché énorme. Cependant, ceux de la deuxième génération et des suivantes, qui ont été élevés sur le sol américain et ne connaissent pas leur pays d’origine, ne semblent pas s’intéresser aux produits culturels conçus spécifiquement pour eux. Ce n’est pas le cas de la communauté afro-américaine. Et c’est curieux, parce que, si vous regardez la part de Latinos dans la population américaine et que vous la comparez à la représentation des Latinos dans les films grand public, que ce soit au cinéma ou à la télévision, la disproportion est flagrante. La communauté hispanique est clairement sous-représentée. Les franchises dont les rôles-titres sont tenus par des Latinos bénéficient habituellement d’une forte audience latino – c’est le cas, par exemple, de Fast and Furious. Mais les films qui présentent un casting entièrement latino ont tendance à essuyer des échecs au box-office, à l’instar du film D’où l’on vient, sorti à l’été 2021. Le public hispanique ne l’a pas autant plébiscité que prévu. Ce phénomène mérite sans doute une analyse plus approfondie. Il nous reste encore beaucoup à décrypter.
— Mauricio González Lara est un journaliste mexicain, spécialiste de la culture et des médias. Il prépare actuellement un livre sur la série américaine Mad Men. — Cet article est paru dans le mensuel Letras libres le 1er août 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.
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WP_Post Object ( [ID] => 114373 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:21:33 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:21:33 [post_content] =>Déconfinement : les salles de cinéma se remplissent à nouveau, et les ventes de livres déclinent. Événements connectés ? Sans doute. Évolution fâcheuse ? Sans doute aussi. Car la lecture d’un livre n’est pas juste l’équivalent, en termes de loisirs, du visionnage d’un film. Littérature et cinéma ont certes partie liée depuis la naissance (récente) du second. « Le cinéma a tant besoin d’histoires », écrit un spécialiste 1 – et où en trouver sinon dans les romans ? En 2014, plus de 700 ouvrages français avaient déjà été adaptés pour le cinéma, sans compter la télévision ; certains classiques, comme Madame Bovary, l’avaient même été jusqu’à dix fois 2 ! La porosité entre le cinquième art (la littérature) et le septième prend d’ailleurs d’autres formes. Nombre d’écrivains ont sauté le pas de leur table d’écriture aux plateaux de tournage – Guitry, Giono, Pagnol, Cendrars, Cocteau, Genet, Malraux, Beckett, Robbe-Grillet et il faut en passer… D’autres, encore plus nombreux sans doute, se sont impliqués de près dans la transposition de leur œuvre sur pellicule. Le marché encourage d’ailleurs cette confraternité : les films tirés de romans rapporteraient au moins 50 % de plus que ceux qui sont issus d’un scénario original 3 ; et les éditeurs savent bien qu’un roman porté à l’écran voit soudainement ses ventes considérablement boostées.
Et pourtant… Un livre n’est pas un film. Ce serait même le contraire. Au cinéma, le spectateur bien calé dans son siège ingurgite passivement la potion que le réalisateur lui a préparée. Le lecteur en revanche est le cocréateur du livre, qu’il réinvente à chaque lecture. C’est lui qui fait tout le travail, Roland Barthes l’a déclaré, et Borges l’a prouvé à travers son personnage de Pierre Ménard, cet érudit qui réécrivit mot à mot Don Quichotte pour produire un texte « verbalement » identique à celui de Cervantès mais, dixit Borges, « infiniment plus riche ». Marguerite Duras, elle, a été claire sur la question : « Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’imaginaire. C’est là sa vertu même : de fermer. » 4 Et même avant le cinéma, Flaubert s’indignait à l’idée qu’on puisse juste dessiner Emma Bovary, ce qui la ferait ressembler à une femme, alors que « la femme écrite fait rêver à mille femmes ». Le lecteur paie peut-être son livre un peu plus cher qu’une place de cinéma, mais il gagne au change sur la durée. En tout cas, inutile pour lui de proclamer, comme la petite souris de la blague alors qu’elle ronge une pellicule de film : « C’est bien meilleur que le livre ! » Il ne s’agit tout simplement pas de la même substance.
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WP_Post Object ( [ID] => 114382 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:21:33 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:21:33 [post_content] =>Difficile d’évoquer le dernier Robert Harris sans le divulgâcher. Nous sommes en 1468. Un jeune prêtre se rend dans un village isolé du sud-ouest de l’Angleterre pour y célébrer des funérailles. Jusque-là, rien que de très normal : Harris est un auteur bien connu de romans historiques. Mais des éléments discordants ne tardent pas à semer le trouble, comme cette église vieille de plus d’un millénaire et demi (dans l’Angleterre de 1468 !). Enfin, dans les affaires du défunt, notre jeune prêtre tombe sur un petit objet rectangulaire portant, au dos, un étrange symbole représentant une pomme croquée : un iPhone. En fait, résume William Skidelsky dans le Financial Times, « nous ne sommes pas du tout dans le passé mais dans un futur lointain, au calendrier bizarre, où la qualité de vie a drastiquement décliné et où les objets courants d’aujourd’hui sont des vestiges archéologiques. » Que s’est-il passé ? À travers les découvertes du protagoniste, la vérité sur la catastrophe qui a submergé le monde refait peu à peu surface. « Que notre civilisation puisse s’effondrer semble tout à fait plausible, remarque Skidelsky, mais tout le savoir-faire accumulé disparaîtrait-il avec elle ? Et la société régresserait-elle jusqu’à devenir si moyenâgeuse ? Toute l’habilité de Harris consiste à rendre ce scénario vraisemblable. »
[post_title] => Retour vers le passé [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => retour-vers-le-passe [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-01-05 08:21:33 [post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=114382 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 114224 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:20:55 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:20:55 [post_content] =>En France, la gastronomie est bien plus qu’un plaisir des sens. Au XIXe siècle, nous explique le sociologue américain Rick Fantasia – qui a étudié la question de près –, la haute cuisine a contribué à l’émergence d’un « nationalisme culinaire », facteur de « consolidation de la conscience nationale » presque au même titre que la littérature, avec laquelle elle avait alors partie liée (voyez Balzac, voyez Dumas).
La gastronomie est même devenue, grâce aux efforts conjugués de Talleyrand et de Carême au congrès de Vienne de 1814, un puissant instrument diplomatique – pas du soft power, du power tout court. Talleyrand disait déjà à Napoléon, un antigastronome qui préférait manger debout pour gagner du temps : « Donnez-moi de bons cuisiniers, je vous ferai de bons traités. » De Gaulle, pourtant lui aussi peu gourmet, avait décidé d’emblée que la cuisine française était un élément essentiel du prestige national, et que la puissance de la nation devait se manifester autant sur la table de l’Élysée que sur les mers du globe 1.
Très bien. Mais alors, s’interroge Rick Fantasia, comment les Français, ces becs fins si cocardiers, ont-ils pu réserver un tel accueil au fast-food à l’américaine, exacte antithèse de leur cuisine et de leurs valeurs ? Comment l’Hexagone a-t-il osé devenir dès 1980 le second marché de McDonald’s après les États-Unis, avec plus de 1 400 établissements ? Où est passé ce que Jean Baudrillard appelait le « fétichisme français du patrimoine » 2 ?
Pour percer le mystère, Rick Fantasia mobilise sa connaissance du terrain (son épouse est française et fille de chef), mais aussi les approches sociologiques développées par Pierre Bourdieu, son maître, son gourou. Il commence donc par scruter le contexte : la prestigieuse gastronomie française est par essence une fille de la Révolution, qui a chassé des châteaux à la fois les maîtres et leurs maîtres queux, poussant les premiers à l’exil et les seconds vers Paris, où ils partirent ouvrir des restaurants et diffuser leur art. Mais diffusion n’est pas démocratisation. En cessant d’être l’apanage des aristocrates, la grande cuisine n’est pas récupérée par le peuple mais par les bourgeois, prêts à débourser des sommes rondelettes pour se faire servir avec déférence des plats compliqués dans un cadre intime et raffiné. D’où, sans surprise, un siècle et demi plus tard, une révolution bis : le restaurant cher et compassé, franchouillard et volontiers provincial, s’est vu dépasser sur sa gauche par l’égalitaire McDo où le client prend son plateau pour chercher lui-même au guichet une pitance bon marché, parfaitement standardisée, qu’il consommera en plein brouhaha et sous une lumière aveuglante (jusqu’à 1 000 lumens, contre 300 à peine dans un bon restaurant !). Adieu les cuisiniers formés lentement et péniblement et les serveurs obséquieux : chez McDonald’s, quinze minutes suffisent pour former « un nouvel employé qui atteindra son efficacité maximale en une demi-heure ». Succès colossal.
Il faut dire que, dans le dernier tiers du XXe siècle – on a peine à le croire aujourd’hui –, presque tout ce qui venait d’Amérique était encore béni. Les jeunes (impécunieux) acclamaient la culture californienne « sex, drugs and rock’n’roll », et, pour soutenir leurs épuisants débordements, se gavaient de gras hamburgers payés juste 1,10 franc pièce. Quant aux parents, ils voyaient eux aussi l’Amérique en rose – abondance, prospérité, consumérisme, électro-ménager – et se répandaient dans de pimpantes zones périurbaines modelées sur les suburbs d’outre-Atlantique. Pendant que leurs enfants fumaient et dansaient, eux-mêmes faisaient du shopping dans les tout nouveaux centres commerciaux. Eux aussi raffolaient des fast-foods, ces satellites culinaires des shopping centers, et s’y attablaient avec enthousiasme pour savourer moins leur casse-dalle que l’illusion d’appartenir enfin à une société juste et sans classes. Accablée, Ariane Mnouchkine parlera de « Tchernobyl culturel » (en visant plus spécifiquement Disneyland Paris, mais l’idée est la même).
De la résistance ? Oui, il y en a eu. En général très timide (commentaires dédaigneux, création par le gouvernement en 1989 d’un inoffensif Conseil national des arts culinaires), mais parfois plus virile, comme la démolition par José Bové en 1999 du McDo de Millau. Mais ce n’était qu’un combat d’arrière-garde, pour l’honneur. Face à l’irrésistible modèle américain – avec en plus une Amérique ultradominante dans l’agroalimentaire –, la France des provinces et des fourneaux n’était pas de taille.
Pourtant, les élites culinaires ne se sont pas inclinées. Elles ont préféré porter la lutte sur le terrain de l’adversaire – celui de l’argent – et rétro-infiltrer la vilaine cuisine industrielle. Sans forcément avoir lu Pierre Bourdieu, les grands chefs ont vite réalisé qu’ils pouvaient monétiser la « charge symbolique » dont ils étaient dépositaires, tout comme venaient de le faire les grands couturiers que Bourdieu avait examinés sous toutes les coutures 3. Les cuistots ne contrôlent-ils pas, comme les couturiers, « un produit culturel fondé sur la rareté et la magie de la signature du producteur et son charisme » ? N’ont-ils pas eux aussi une « griffe » ? Le premier à troquer son « capital symbolique » contre du capital tout court fut Michel Guérard, qui sauta le pas en 1976 pour, de son propre aveu, « s’encanailler avec un industriel » – Nestlé en l’occurrence. Guérard « apporterait du romantisme au surgelé » (Findus) tout en diffusant plus largement les mérites de sa cuisine minceur. Ses pairs, Paul Bocuse, Bernard Loiseau, Joël Robuchon, Alain Ducasse, Guy Savoy et consorts, se laissèrent à leur tour tenter par cette « transsubstantiation ». On les comprend : Loiseau expliquait qu’avec son plat phare, les célébrissimes « jambonnettes de grenouille à la purée d’ail et au jus de persil », 300 francs à la carte, il ne gagnait en propre que 6,50 francs.
Diagrammes bourdieusiens à l’appui, Rick Fantasia dessine les mécanismes de cette « interpénétration des champs » respectifs de la grande bouffe et de la malbouffe. Il en identifie quatre – la haute cuisine ; les chaînes de restauration ; les indépendants et les bistrots ; les industriels de l’agroalimentaire –, séparés par de solides « garde-fous », d’infranchissables « frontières symboliques ». Mais les garde-fous peuvent céder (le phénomène avait même commencé à la fin du XIXe siècle, avec l’affrontement entre deux augustes cuisiniers, l’hyper-individualiste Auguste Escoffier et le vulgarisateur Auguste Corthay). Et quoi de plus contournable qu’une frontière – mouvements de capitaux dans un sens, transferts de technologie ou d’image dans l’autre ? L’auteur détecte même ce qui déclencherait l’inéluctable basculement du fourneau au conseil d’administration : l’obtention de la troisième étoile au Michelin. C’est alors que le grand chef abandonne son discours bien rodé sur l’excellence et l’exclusivité pour une vibrante apologie de la démocratie culinaire et de l’ouverture de l’art gastronomique au plus grand nombre (« Chacun doit avoir la possibilité d’expérimenter les merveilleuses créations de nos cuisines », plaide Alain Ducasse).
Les optimistes pourraient en conclure que la haute cuisine française a, comme jadis la Grèce conquise par Rome, conquis en retour son glorieux vainqueur. Mais ce serait aller un peu vite. La revue Cultural Sociology, dans son analyse de l’ouvrage de Rick Fantasia, constate prudemment que celui-ci invite à « repenser la nature du champ culturel de la gastronomie française ». Fantasia lui-même ne se mouille pas trop, se contentant de saluer l’émergence d’un nouveau « cosmopolitisme alimentaire » et d’un « syncrétisme transculturel ». Match nul – pour le moment.
— J.-L. M.
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WP_Post Object ( [ID] => 114016 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:20:55 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:20:55 [post_content] =>«Danke ». Trois jours après la mort de Marcel Reich-Ranicki, le 18 septembre 2013, à l’âge de 93 ans, le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung publiait en couverture de son supplément du week-end la photo du vieil homme accompagnée de ce seul mot, « merci », en caractères de 2 centimètres. Son portrait figurait aussi à la une du magazine Der Spiegel, qui lui consacrait un dossier de neuf pages. C’était la quatrième fois qu’il lui faisait cet honneur. La plus fameuse des couvertures précédentes était un photomontage le représentant en train de déchirer d’un geste rageur le roman de Günter Grass Toute une histoire. Admiré pour l’étendue de sa culture, loué pour la clarté de son style, redouté pour ses jugements souvent impitoyables et toujours imprévisibles, Marcel Reich-Ranicki fut le plus célèbre critique littéraire de l’Allemagne de la seconde moitié du XXe siècle. Huit ans après sa disparition, il est encore très présent dans ce pays grâce à ses livres et à de nombreux enregistrements. Sous son nom ou derrière des personnages fictifs clairement inspirés par sa personne, il figure dans des dizaines de Mémoires, de romans, de pièces de théâtre ou de textes satiriques. En 2020, à l’occasion du centenaire de sa naissance, deux biographies, l’une écrite par Thomas Anz et l’autre par Uwe Wittstock, ont été republiées en format de poche. En dehors de l’Allemagne, il est essentiellement connu pour son autobiographie 1, le seul de ses livres qui ait été largement traduit. Il y raconte une vie extraordinaire à bien des égards. L’ironie de l’Histoire veut que l’homme qui, plusieurs décennies durant, a incarné la littérature allemande aux yeux de millions de lecteurs et de téléspectateurs était un juif à moitié polonais rescapé du ghetto de Varsovie.
Le père de Marcel Reich, ainsi que celui-ci s’appelait à sa naissance, était un commerçant juif polonais peu doué pour les affaires. Sa mère, descendante d’une famille de rabbins mais très éloignée du judaïsme, était originaire de Prusse. Aussi décida-t-elle que son fils serait instruit dans la langue allemande, qu’elle parlait bien mieux que le polonais. Lorsque le petit garçon avait 9 ans, sa famille déménagea à Berlin pour des raisons économiques. Il y vécut chez son oncle, qui était avocat, et put y faire de brillantes études. Dans son autobiographie, il décrit sa découverte émerveillée de la littérature allemande et du théâtre, ainsi que la montée progressive de l’antisémitisme avec l’arrivée au pouvoir des nazis. En 1938, expulsé d’Allemagne parce que juif, il rejoignit son père et sa mère à Varsovie, où ceux-ci étaient retournés. Quelques mois plus tard, la Wehrmacht entrait dans la ville et le drame commençait : les contrôles, les rafles, les sévices et les humiliations, la création du ghetto. Reich-Ranicki souligne à quel point la musique a été importante pour la survie des habitants du ghetto de Varsovie. L’interdiction des concerts, au printemps de 1942, marqua un tournant décisif : les mesures d’extermination de la population juive (la « solution finale ») étaient enclenchées. Peu auparavant, Marcel avait fait la connaissance d’une jeune fille, Tosia, dont le père venait de se suicider. Grâce à sa maîtrise de l’allemand, il avait d’autre part été embauché comme traducteur et rédacteur au sein du Conseil juif local. Lorsqu’il découvrit, en dactylographiant un procès-verbal, que seuls les employés du Conseil juif et leurs conjoints échapperaient (provisoirement, devint-il clair plus tard) à la déportation, il épousa immédiatement Tosia. Scellée dans des circonstances tragiques, fortifiée par le souvenir des terribles moments traversés ensemble, leur union, en dépit de quelques incartades sentimentales, durera près de soixante-dix ans. Quelques mois après leur mariage, après avoir assisté, impuissants, à l’embarquement des parents de Marcel pour le camp de Treblinka, ils s’échappaient du ghetto. Jusqu’à la fin de la guerre, ils vécurent cachés chez un couple de Polonais, fabriquant des cigarettes de contrebande pour assurer leur subsistance. Pour remercier ses héroïques protecteurs, Marcel Reich leur racontait des histoires tirées des romans de Goethe, des pièces de Shakespeare et des opéras de Verdi. Le récit qu’il fait de ces événements sinistres dans son autobiographie frappe par la finesse psychologique de ses observations, mais aussi par l’absence totale de sentimentalisme et d’auto-apitoiement.
Juste après la guerre, il entra au Parti communiste polonais et travailla dans les bureaux de la censure, puis pour les services secrets polonais – d’abord à Berlin et ensuite comme vice-consul et consul à Londres. C’est à cette époque qu’il prit, pour des raisons professionnelles, le nom de Ranicki, qu’il finira par adjoindre à son patronyme. De retour en Pologne, exclu du Parti communiste pour d’assez mystérieuses raisons (« éloignement idéologique »), il travailla quelque temps pour la radio polonaise et, dans ce cadre, s’entretint avec de nombreux écrivains, surtout de RDA. L’occasion lui fut ensuite donnée de publier des articles sur la littérature allemande dans différents titres de presse. En 1958, il profita d’un voyage d’étude pour passer définitivement à l’Ouest en compagnie de sa femme et de son jeune fils, né en 1948. Il abandonnait tout, y compris sa bibliothèque, n’emportant qu’une valise remplie de papiers et de quelques effets personnels. Sa carrière journalistique en Allemagne se fit en trois étapes, entre Francfort et Hambourg. Dans un premier temps, des collaborations ponctuelles avec le Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) et Die Welt – deux quotidiens conservateurs. Ensuite, un poste permanent à la rédaction de Die Zeit (libéral), dont il n’eut cependant jamais l’impression de faire vraiment partie. Durant toutes ces années, il participa activement aux réunions du Groupe 47, une constellation d’écrivains rassemblant un grand nombre d’auteurs connus des deux Allemagnes et d’Autriche. En 1973, on lui confia la direction des pages littéraires de la FAZ, un poste qu’il occupa durant quinze ans. Devenu entre-temps professeur extraordinaire dans plusieurs universités, il accéda à la notoriété avec le lancement, en 1988, sur la chaîne de télévision ZDF, du Literarische Quartett, une émission littéraire qu’il anima pendant treize ans. Il y débattait des parutions récentes avec trois autres journalistes. Des centaines de milliers de téléspectateurs se familiarisèrent avec le spectacle de ce petit homme chauve et corpulent toujours impeccablement vêtu, les yeux brillants de gaieté, de malice ou de colère derrière d’épaisses lunettes, qui distribuait l’éloge et le blâme en termes hyperboliques d’une voix forte, en roulant les « r » et en gesticulant de façon singulière et démonstrative, brandissant l’index d’un air menaçant, rejetant brusquement la tête en arrière.
« Mon métier, c’est la critique. Je n’en ai pas d’autre. » Contrairement à certains de ses confrères, Marcel Reich-Ranicki ne se considérait pas comme un écrivain. Les critiques, soutenait-il, sont au service de la littérature. Leur rôle est comparable à celui des laquais aux portes des salles de bal, chargés de faire en sorte que « les charlatans et les incapables soient retenus à l’entrée, pour que les bons danseurs aient toujours assez de place ». L’existence d’un corps de métier spécialisé dans cette tâche lui semblait indispensable, les écrivains étant trop remplis d’eux-mêmes pour pouvoir juger objectivement la qualité des œuvres des autres, voire pour comprendre les ressorts de leur propre travail. « Les écrivains ne s’y connaissent pas plus en littérature que les oiseaux en ornithologie », a-t-il été jusqu’à déclarer. Une proposition dont les exemples de Marcel Proust ou T. S. Eliot démontrent l’absurdité, proteste à juste titre Mario Vargas Llosa, lui-même éclatant exemple du contraire. Cela n’a d’ailleurs pas empêché Reich-Ranicki de faire souvent appel, pour rédiger les recensions publiées dans les pages littéraires de la FAZ, à des écrivains plutôt qu’à des journalistes.
Reich-Ranicki a rassemblé dans l’un de ses livres une vingtaine d’essais sur les grands critiques de langue allemande 2. Il s’y présente comme l’héritier du « père de la critique allemande », Gotthold Ephraim Lessing, qui « a servi le savoir avec le tempérament du journaliste et le journalisme avec le sérieux du savoir », ainsi que des critiques satiristes juifs du début du XXe siècle, Alfred Kerr, Kurt Tucholsky et Alfred Polgar. Détestant la théorie, ce qui lui valut d’être accusé de verser parfois dans l’« antimodernisme populiste », il pensait que la première qualité d’une recension devait être la clarté. La critique, disait-il, a pour fonction de faire l’éducation, non des écrivains, qui ne sont pas éducables, mais des lecteurs. Le critique n’est pas un juge (le juge, c’est le public). Son rôle est plutôt celui d’un avocat ou d’un procureur. Si le livre est mauvais, il ne doit pas hésiter à le proclamer. Inutile d’en vouloir au critique, « [qu’il] ne faut pas traiter […] d’assassin parce qu’il signe un certificat de décès ».
Sa réputation de spécialiste de la critique destructive était bien établie. Il contribua à l’entretenir en publiant sous le titre Lauter Verrisse (« Rien que des éreintements ») 3 un florilège de critiques féroces. Quelques années plus tard paraissait toutefois Lauter Lobreden (« Rien que des éloges ») 4, une anthologie de critiques louangeuses. On l’oublie souvent, mais celui qu’on appelait « le pape de la littérature allemande » a régulièrement applaudi, encouragé et soutenu de jeunes auteurs. Tout en stigmatisant le conformisme idéologique de certains d’entre eux, il a fait connaître des écrivains de la RDA en Allemagne de l’Ouest. Sur le plateau du Literarische Quartett, où l’on évoquait des figures consacrées de la littérature étrangère comme Philip Roth, John Updike ou Gabriel García Márquez, il a attiré l’attention sur Javier Marías, alors peu connu en Allemagne.
« Avez-vous des ennemis ? » lui demanda-t-on un jour. « Beaucoup. Cela fait partie de mon métier. » Reich-Ranicki, qui trouvait les écrivains prétentieux et égoïstes, ne se faisait guère d’illusions au sujet de leurs possibles relations avec les critiques : « Il ne peut y avoir de paix, sans parler d’amitié, entre un auteur et un critique qu’à condition que le critique ne parle jamais des livres de l’auteur en question, et que ce dernier s’en accommode une fois pour toutes. » À quelques exceptions près, lui-même ne s’est jamais gêné pour dire sans ambages ce qu’il pensait des livres qui lui passaient entre les mains. Sa vie a donc été marquée par une série de disputes, parfois suivies de réconciliations, avec les écrivains qu’il fréquentait. Le plus souvent, une ou plusieurs critiques dévastatrices étaient à l’origine de la querelle. Ce fut le cas avec Heinrich Böll et le romancier suisse Max Frisch. L’exemple le plus connu est celui de Günter Grass, avec lequel, a-t-on dit, il entretenait une relation d’amour-haine. Reich-Ranicki n’avait guère été enthousiasmé par Le Tambour (dans un second temps, il se ravisa et fit un éloge appuyé du roman). Les livres suivants de Grass ne bénéficièrent pas d’une meilleure critique de sa part. Quand parut Toute une histoire, il se déchaîna. Sur le fond, soutenait-il, Grass accuse de façon injuste la RFA d’avoir purement et simplement annexé la RDA à la faveur de l’unification allemande. Pour ce qui est de la forme, l’ouvrage est écrit dans une prose « sans valeur, ennuyeuse, illisible ». Des années plus tard, Reich-Ranicki saluera avec la parution d’En crabe, un roman basé sur la tragique histoire du torpillage d’un navire de réfugiés allemands durant la Seconde Guerre mondiale, la renaissance d’un écrivain qu’il ne cessa paradoxalement jamais de considérer comme extraordinairement doué. Entre-temps, il s’était brouillé avec Peter Rühmkorf, qui avait pris le parti de Grass, ainsi qu’avec son plus grand ami Walter Jens, pour différentes raisons parmi lesquelles des accusations formulées par le fils de ce dernier, Tilman Jens, au sujet de ses activités dans les services secrets. Une controverse sur le rôle des écrivains sous le nazisme l’opposa à Fritz J. Raddatz. L’important n’est pas de savoir s’ils ont continué à publier, affirmait Reich-Ranicki, mais ce qu’ils ont publié. Durant de longues années, il cessa d’adresser la parole au rédacteur en chef de la FAZ, Joachim Fest. Dans la fameuse « querelle des historiens », celui-ci s’était en effet rangé du côté d’Ernst Nolte, qui présentait l’Holocauste comme une sorte de réaction au danger communiste. Deux écrivains dont Reich-Ranicki n’appréciait pas du tout les œuvres l’ont même attaqué avec véhémence : Peter Handke et Martin Walser. Dans son roman Mort d’un critique, qu’on a accusé d’être truffé de clichés antisémites, Walser imagine l’assassinat d’un personnage qui fait irrésistiblement penser à lui.
Reich-Ranicki était attaché à la grande tradition du roman réaliste et psychologique, illustrée en Russie par Tolstoï et Dostoïevski, en France par Balzac, Stendhal et Flaubert, en Allemagne par Thomas Mann et Theodor Fontane. Parmi les modernes, sa préférence allait à Proust et à Kafka. Ulysse, de James Joyce, était à ses yeux un livre pour écrivains, non pour les lecteurs ordinaires. De Robert Musil, il portait aux nues Les Désarrois de l’élève Törless mais voyait dans L’Homme sans qualités une œuvre chaotique, ratée et sans charme, produit de « la ruine d’un artiste extraordinaire […] qui avait été un grand conteur dans le passé mais n’était plus à la hauteur de son talent ». Parmi les contemporains, l’un des créateurs les plus originaux et puissants était pour lui l’Autrichien Thomas Bernhard, dont les romans sont pourtant très éloignés du modèle classique.
Deux de ses meilleurs ouvrages sont des compilations de longs articles à cheval entre la critique et l’histoire littéraire, qui sont autant de portraits d’écrivains de langue allemande des XIXe et XXe siècles 5. Tous ne sont pas également flatteurs. Trop éthérée à son goût, la poésie de Hölderlin ne l’émouvait guère. Les romans d’Hermann Hesse, dont Narcisse et Goldmund, qui l’avait pourtant bouleversé adolescent, lui paraissaient avec le recul n’être que de banales contributions au « sentimentalisme allemand ». Tous ces articles sont écrits dans une langue élégante. Les images frappantes ne manquent pas –ainsi lorsqu’il décrit Joseph Roth comme « un vagabond aux manières de gentleman ». Et Reich-Ranicki sait mettre au service de ses démonstrations toutes les ressources de la rhétorique : « À la différence de ses disciples [qui] voulaient un théâtre qui rende possible la société communiste, [Brecht] voulait une société communiste qui rende possible son théâtre. » Les textes qu’il a consacrés à Thomas Mann et sa famille 6 contiennent des analyses psychologiques d’une grande profondeur. Il y étudie la personnalité complexe et torturée du géant des lettres allemandes (« aussi égocentrique qu’un enfant, aussi susceptible qu’une prima donna, aussi vaniteux qu’un ténor ») et la manière dont elle a déterminé, pour le meilleur et pour le pire, le destin de ses enfants, notamment celui d’Erika, de Klaus et de Golo [lire « La famille Mann, interdite de bonheur », Books n° 74, mars 2016].
Durant les dernières années de sa vie, Marcel Reich-Ranicki s’attela à la composition d’une anthologie en plusieurs volumes des meilleurs romans, essais, nouvelles, pièces de théâtre et poèmes de la littérature de langue allemande, publiée sous le titre « Le canon ». Pratiquement jusqu’à sa mort, il rédigea une chronique hebdomadaire pour la FAZ. En 2008, il refusa spectaculairement un prix décerné par l’ensemble des chaînes de télévision allemandes, dénonçant la qualité désastreuse de leurs programmes. Après la mort de Tosia, en 2011, observe Thomas Anz, il devint « plus calme, plus conciliant, plus solitaire et plus doux ». Un an plus tard, au Bundestag, en présence du gouvernement d’Angela Merkel réuni à l’occasion de la commémoration de la libération d’Auschwitz, dans un silence religieux, d’une voix affaiblie, il fit longuement le récit de ce qu’il avait vu dans le ghetto de Varsovie. Ce fut sa dernière apparition publique.
Lorsqu’il avait fait la connaissance de Günter Grass, en 1958, celui-ci lui avait demandé de quelle nationalité il était, au juste. « À moitié polonais, à moitié allemand et complètement juif », avait-il répondu au ravissement de son interlocuteur, qui trouvait le mot excellent. Dans son autobiographie, il revient sur cette formule qu’il juge, à la réflexion, jolie et amusante, mais aussi mensongère, aucun des trois termes n’étant tout à fait exact. Il ne se considérait pas comme apatride pour autant. « Ma patrie, aimait-il dire, c’est la littérature allemande » – une référence claire à l’expression utilisée par Heinrich Heine pour caractériser ce qu’était la Bible pour les juifs, « une patrie portative ». Poète romantique mais aussi essayiste, critique et satiriste, Heine est, avec Thomas Mann, l’un des auteurs sur lesquels Marcel Reich-Ranicki a le plus régulièrement écrit. Il était aussi celui auquel il s’identifiait le plus. « Ma relation à Heine, écrit-il, mon penchant pour lui, […] le juif allemand, le juif européen, l’Européen citoyen du monde, avait plusieurs raisons […] : personnelles et générales, émotionnelles comme rationnelles – et certaines, bien sûr, avaient à voir avec mon origine, mon tempérament, avec ma biographie et la mentalité qui est la mienne. » On a souvent dit que Reich-Ranicki avait tendance à se projeter dans les écrivains dont il parlait. Ce n’est jamais aussi vrai que dans le cas de Heine, qui jouait pour lui, observe Bénédicte Terrisse, maîtresse de conférences en littérature germanique, un rôle de miroir : « Les commentaires sur le goût de Heine pour la provocation, pour les jugements extrêmes et contestables, pour la tentation de la formule acérée ou bien sur sa capacité à exprimer des pensées d’une manière qui captive le plus grand nombre décrivent parfaitement le tempérament [et] le style de Reich-Ranicki lui-même. » 7
Heine voulait atteindre, au-delà des érudits et des gens de lettres, le vaste cercle des lecteurs cultivés. Cette ambition n’a cessé d’animer Reich-Ranicki, qui se voyait, pour reprendre l’expression de l’historien Neal Ascherson, comme « l’opposé de ces mandarins allemands traditionnels qui étaient révérés par tous et compris par personne » 8. On l’a accusé d’aimer colporter des ragots et de transformer la critique littéraire en spectacle. Reconnaissant volontiers le caractère limité et superficiel des analyses présentées sur le plateau du Literarische Quartett, il affirmait œuvrer pour la bonne cause : « Ce que j’avais à dire […] sur la littérature se trouve […] dans mes articles […] et dans mes livres. Mais ce que j’ai recherché tout au long de ma carrière de critique – […] agir sur le public le plus large – c’est la télévision qui me l’a permis. » Ce qu’il a accompli n’est assurément pas du même ordre ni de la même importance que l’œuvre de Heine. Mais il est difficile de ne pas être d’accord avec Thomas Anz : « Sans lui, la vie littéraire en Allemagne au cours des soixante dernières années aurait été beaucoup plus pauvre – et considérablement plus ennuyeuse. »
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour Books.
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WP_Post Object ( [ID] => 113799 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:20:55 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:20:55 [post_content] =>L’une des choses les plus étonnantes qu’il m’ait été donné de voir concerne un chat on ne peut plus banal du nom de Billy. C’était il y a quelques années, peu après mon emménagement dans une petite maison de la vallée de l’Hudson. Billy, un vieux matou grincheux, appartenait au locataire précédent, un certain Phil. Phil adorait ce chat et celui-ci le lui rendait bien.
Le jour où Phil a quitté les lieux, il a enfermé un Billy furibond dans une cage de transport, l’a chargée à l’arrière d’une camionnette et s’est mis en route pour son nouvel appartement, à Brooklyn. Après une demi-heure de trajet sur l’autoroute, le chat a trouvé le moyen de sortir de sa cage. Phil s’est rangé sur le bas-côté mais, depuis le siège conducteur, il ne pouvait inciter le chat, ni par des cajoleries, ni en l’attrapant par la peau du cou, à regagner sa prison. Il sortit alors de la camionnette, et à peine avait-il entrouvert la porte arrière que Billy bondissait à l’extérieur. Il vit le chat se faufiler entre des voitures roulant à plus de 100 km/h et disparaître dans la végétation du terre-plein central. Sous une pluie battante, Phil tenta pendant une heure de traverser à son tour la voie rapide avant de baisser les bras et, le cœur brisé, reprit la route.
Quelques semaines plus tard, je fus réveillée à l’aube par des coups contre ma porte. La maison avait de grandes baies vitrées par lesquelles je pouvais voir le jardin, mais il n’y avait personne. Je me tenais là, encore tout ensommeillée et perplexe, quand surgit dans mon champ de vision un chat gris famélique et sale dressé sur ses pattes arrière.
Bouche bée, j’ai ouvert la porte et j’ai stupidement demandé au chat : « C’est toi, Billy ? » J’ai pris une photo et l’ai envoyée par SMS à l’ancien locataire en lui posant à peu près la même question qu’au chat : « Serait-ce Billy ? » Une heure et demie plus tard, Phil était devant ma porte. Le chat lui a sauté dans les bras – il a littéralement bondi pour se blottir contre la poitrine de son maître.
Après quelques minutes de retrouvailles émouvantes, le chat a sauté à terre pour dévorer en ronronnant la nourriture que je lui avais offerte deux heures avant et qu’il avait dédaignée.
Comment Billy a-t-il accompli cet exploit remarquable ? C’est encore une énigme, pour moi comme pour tout le monde. En 2013, une chatte nommée Holly a disparu lors d’une excursion en voiture avec ses maîtres pour réapparaître sur leur palier deux mois plus tard, à 200 kilomètres de l’endroit d’où elle s’était enfuie. Comment a-t-elle fait ? À cette question, les éthologues répondent, en substance, « mystère et boule de gomme ». Les chats ne sont pas les seuls à laisser les scientifiques perplexes : les chauves-souris, les éléphants de mer, les gnous, les buses à queue rouge, certains papillons, les seiches, les myxomycètes, les manchots empereurs – à des degrés divers, tous les animaux de la planète – savent s’orienter ; et, à des degrés divers, aucun scientifique n’est capable d’expliquer comment.
C’est d’autant plus étonnant que nous vivons un âge d’or en matière de connaissances sur la migration des animaux. Il y a trois cents ans, on en savait si peu sur la question qu’un savant anglais avançait tout à fait sérieusement que les cigognes hivernaient sur la Lune. Mais, au cours des dernières décennies, la technologie a révolutionné le traçage des animaux, notamment grâce aux satellites, aux caméras de chasse, aux drones et au séquençage de l’ADN. Il existe désormais des dispositifs de géolocalisation suffisamment légers pour être fixés sur un papillon monarque. On dispose même d’un système de suivi de ces appareils depuis la Station spatiale internationale. En parallèle, l’étude des déplacements des animaux a bénéficié de dizaines de milliers de nouveaux contributeurs – des amateurs qui, équipés de téléphones et d’ordinateurs portables, transmettent chaque jour des quantités de données d’observation. À quoi il faut ajouter une avalanche de livres sur la navigation animale.
De ces ouvrages on peut tirer deux leçons principales, l’une stimulante, l’autre terrifiante. La première est que nous avons encore beaucoup à apprendre sur la façon dont les animaux parviennent à s’orienter. La seconde est que, parmi toutes les créatures de la planète, celle qui est dotée du pire sens de l’orientation a continuellement saboté les chances des autres d’arriver à destination, en interférant avec leurs trajectoires, en altérant leur capacité d’orientation et en saccageant leurs habitats. Cette créature stupide, c’est l’homme, bien sûr.
Dans son infinie créativité, la nature a imaginé maintes façons permettant aux animaux d’aller d’un point A à un point B. Les oiseaux volent, les poissons nagent, les gibbons se balancent de branche en branche (le terme technique pour désigner ce mode de locomotion est « brachiation »), les basilics courent sur l’eau (on les appelle aussi les « lézards Jésus-Christ ») et les salamandres à pattes palmées se mettent en boule pour dévaler les pentes. Certaines araignées se laissent porter par des sortes de montgolfières qu’elles tissent elles-mêmes, les céphalopodes utilisent la propulsion par réaction et certains crustacés se font prendre en stop par d’autres espèces. Mais, quel que soit leur mode de locomotion, tous les animaux se déplacent pour satisfaire les mêmes besoins : manger, s’accoupler, échapper aux prédateurs. La mobilité est le produit de la sélection naturelle. Avec le problème qui en résulte : toute créature pouvant se déplacer doit également pouvoir s’orienter – pour trouver de la nourriture, un partenaire sexuel, une cachette et, bien sûr, le chemin du retour.
Les manifestations les plus remarquables des capacités d’orientation des animaux sont bien connues : les saumons quittent leur rivière natale quelques mois après être sortis de l’œuf pour y revenir après des années passées en pleine mer, parcourant jusqu’à 1 500 kilomètres en franchissant jusqu’à 2 000 mètres de dénivelé ; les pigeons voyageurs sont capables de regagner un pigeonnier éloigné de plusieurs milliers de kilomètres (une prouesse connue depuis belle lurette : il y a cinq millénaires, les Égyptiens les utilisaient déjà comme poste aérienne). Mais bien d’autres navigateurs exceptionnels demeurent méconnus. Les découvrir est un des plaisirs que procurent Supernavigators, de David Barrie, et « La boussole de la nature » 1, écrit par la vulgarisatrice scientifique Carol Grant Gould et son mari, le biologiste de l’évolution James L. Gould.
Chaque hiver, les cassenoix d’Amérique, des oiseaux appartenant à la famille des corvidés, récupèrent la nourriture qu’ils avaient cachée à l’automne dans des milliers d’endroits différents dispersés sur quelque 250 km2. Lorsque les araignées de la famille des Salticidae sont placées dans un labyrinthe et qu’on leur montre une proie, elles l’atteignent même si, pour ce faire, elles doivent commencer par rebrousser chemin. Les langoustes migrent en masse des eaux froides vers les eaux chaudes, se déplaçant, comme l’écrivent les Gould, « en file indienne, à la manière des danseurs de conga, leurs antennes touchant la queue du crustacé précédent ». Leur trajectoire reste parfaitement rectiligne, malgré les puissants courants et le relief irrégulier des fonds marins.
Et que dire de l’exploit le plus spectaculaire du règne animal en matière de navigation : la migration sur de longues distances qu’effectuent de nombreuses espèces d’oiseaux ? Quand on vit comme moi en Amérique du Nord et qu’on n’est pas très calé en ornithologie, on associe ces migrations au V que forment les bernaches du Canada lorsqu’elles passent dans le ciel, leurs cris stridents et plaintifs signalant l’arrivée de l’automne et du printemps. Pourtant, ces bernaches ne sont pas spécialement représentatives des oiseaux migrateurs ; elles voyagent de jour, en bandes intergénérationnelles, les plus jeunes apprenant l’itinéraire de leurs aînés. La plupart des oiseaux migrateurs voyagent au contraire de nuit, seuls, suivant un itinéraire personnel. Au plus fort de la saison migratoire, plus de 1 million d’entre eux peuvent passer au-dessus de nos têtes toutes les heures, après la tombée de la nuit. Et, pourtant, ils ne forment pas plus un groupe que les 4 x 4 qui roulent à la queue leu leu sur l’autoroute un week-end de Thanksgiving.
Les histoires de ces grands voyageurs abondent dans l’ouvrage de Scott Weidensaul intitulé « Un monde en plein vol » 2. Ce naturaliste passionné d’ornithologie fournit pléthore de détails sur de très nombreuses espèces. Voyez l’oie tigrée, qui migre chaque année de l’Asie centrale jusqu’aux plaines du nord de l’Inde et vole à des altitudes rivalisant avec celles des avions de ligne ; en 1953, lorsque Tenzing Norgay et Edmund Hillary ont réalisé la première ascension de l’Everest, un membre de leur expédition a vu des oies tigrées survoler le sommet. Ou encore la sterne arctique : la femelle pond ses œufs dans le Grand Nord mais hiverne sur le littoral antarctique, parcourant ainsi plus de 80 000 kilomètres par an. Les 6 000 kilomètres du colibri roux semblent presque dérisoires en comparaison – sauf si l’on tient compte du poids de cet oiseau, quelques grammes seulement. Le plus étonnant, ce n’est pas tant qu’une si petite créature puisse couvrir de telles distances au mépris des alizés et des orages, mais qu’un organisme aussi minuscule puisse loger un GPS suffisamment puissant pour le guider.
En fait, ce qui est encore plus étonnant, c’est que tous les organismes peuvent contenir un système de navigation permettant de faire de tels voyages. Un oiseau qui migre sur de longues distances doit maintenir son cap jour et nuit et par tous les temps, souvent sans le moindre repère visuel. Si son voyage dure plus de quelques jours, il doit composer avec le fait que pratiquement tout ce dont il dispose au départ pour s’orienter se modifie, que ce soit la hauteur du soleil, la durée du jour ou les constellations qui brillent au-dessus de lui la nuit. Plus surprenant encore : l’oiseau doit savoir où il va – même lorsqu’il accomplit un trajet pour la première fois – et où se situe cette destination par rapport à sa position actuelle. D’autres espèces, qui se déplacent entièrement sous terre ou dans les profondeurs d’un immense océan apparemment dépourvu de repères, doivent faire face à des difficultés supplémentaires.
Comment les animaux s’y prennent-ils ? Dans « La boussole de la nature », les Gould décrivent plusieurs stratégies communément utilisées par les animaux pour garder le cap : les taxies (orientation instinctive en fonction d’un stimulus extérieur, comme la lumière – phototaxie – ou le son – phonotaxie) ; le pilotage (fait de se diriger vers un point de repère) ; l’orientation au compas (maintien d’un cap constant dans une direction) ; la navigation vectorielle (enchaînement de plusieurs orientations au compas – par exemple en se dirigeant vers le sud, puis vers le sud-sud-ouest, puis vers l’ouest, chaque fois sur une distance donnée) ; enfin, la navigation à l’estime (calcul de sa position en fonction de son cap, de sa vitesse et du temps écoulé depuis qu’on a quitté une position antérieure). Chacune de ces stratégies suppose l’existence d’un ou plusieurs mécanismes biologiques. Et c’est là que la science de la navigation animale devient intéressante car, pour pouvoir s’orienter, une espèce donnée doit posséder, en sus d’autres facultés, quelque chose qui s’apparente à une boussole et à une carte, mais aussi une bonne mémoire, la capacité d’apprécier l’écoulement du temps et enfin une connaissance très fine de son environnement.
Parmi ces mécanismes, les plus faciles à appréhender sont ceux qui ressemblent le plus aux nôtres. La plupart des humains, par exemple, s’orientent en se servant à la fois de leur vue et de leur mémoire – et ils ne sont pas les seuls. Un chercheur, étonné de constater que ses rats si bien dressés ne parvenaient plus à traverser un labyrinthe qu’il avait déplacé dans son laboratoire, a fini par comprendre qu’ils se dirigeaient grâce à des points de repère au plafond. D’autres animaux se servent des sens que nous possédons aussi mais que nous n’utilisons pas à leur plein potentiel. Pour certains, c’est l’odorat, comme les saumons migrateurs capables de détecter une seule goutte d’eau de leur rivière natale dans 1 000 litres d’eau de mer. Pour d’autres, c’est l’ouïe, mais pas sur le mode simple de la phonotaxie, qui consiste à se rapprocher ou à s’éloigner d’une source sonore : ces espèces se servent de repères auditifs pour maintenir leur cap. Ainsi, un oiseau peut concentrer son attention sur le coassement des grenouilles de l’étang qu’il survole pour s’orienter et corriger sa dérive.
De nombreux animaux, cependant, naviguent en utilisant des sens dont nous sommes dépourvus. Les pigeons, les baleines et les girafes, entre autres, détectent les infrasons, des ondes sonores de basse fréquence qui peuvent parcourir des centaines de kilomètres dans l’air et encore plus dans l’eau. Les anguilles et les requins sont sensibles aux champs électriques et se repèrent sous l’eau grâce à des signaux électriques. D’autres encore, comme les éphémères, les crevettes-mantes, les lézards ou les chauves-souris, peuvent percevoir la polarisation de la lumière, ce qui se révèle très utile car cela permet, notamment, de déterminer la position du soleil par temps couvert.
D’autres instruments de navigation sont à la fois plus prosaïques et plus étonnants. Si l’on capture des fourmis Cataglyphis près d’une source de nourriture, qu’on fixe de petites échasses aux pattes de certaines d’entre elles, qu’on en ampute partiellement d’autres et qu’on les relâche, elles retourneront toutes vers leur fourmilière, mais les fourmis montées sur échasses la dépasseront, tandis que celles dont les pattes ont été rabotées ne l’atteindront pas. Et ce, parce qu’elles se repèrent en comptant leurs pas, comme si leur cerveau de la taille d’une tête d’épingle contenait un minuscule podomètre. (Lors du trajet suivant, elles parviendront toutes à regagner la fourmilière parce qu’elles auront recalibré leur « compte-pas »). De même, les abeilles ajustent leur vitesse de vol en fonction des vents de face et des vents arrière afin de maintenir une vitesse au sol constante de 20 km/h, ce qui signifie, selon les époux Gould, qu’elles comptent leurs battements d’ailes pour déterminer la distance parcourue.
La plupart des créatures possèdent plus d’un mécanisme de navigation, car des conditions différentes exigent des outils différents. Ce qui fonctionne à midi peut se révéler inutile la nuit, ce qui marche près de chez soi peut ne plus être pertinent ailleurs, et ce qui est efficace par beau temps peut ne pas l’être dans une tempête. Pourtant, même combinés, tous ces mécanismes ne peuvent expliquer la dernière des stratégies d’orientation décrites par les Gould, de loin la plus saisissante et la plus insolite : la véritable navigation.
La véritable navigation permet d’atteindre une destination lointaine sans recourir à des points de repère. Si l’on est kidnappé, emmené les yeux bandés à des milliers de kilomètres et abandonné dans un endroit inhabité, seule la véritable navigation permet de retrouver son chemin. Pour ce faire, il faut avoir une boussole et savoir par exemple que le nord magnétique et le nord géographique ne sont pas identiques. À défaut, il faudrait être capable de s’orienter d’après la course du Soleil, ce qui n’est pas évident, surtout si les ravisseurs n’ont pas eu la délicatesse d’indiquer la latitude. De nuit, il faut espérer ne pas se trouver dans l’hémisphère Sud, qui n’a pas d’équivalent de l’étoile Polaire, à moins d’être aussi incollable que Galilée sur le mouvement des constellations dans le ciel au fil des saisons. Et, quand bien même, impossible de se tirer d’affaire sans carte : pouvoir maintenir un cap donné avec une précision parfaite ne sert pas à grand-chose si l’on n’a aucune idée de l’endroit où l’on se trouve par rapport à sa destination.
Certains animaux disposent manifestement d’une carte, ou, comme disent les scientifiques, d’une « carte mentale » – une conscience, d’origine mystérieuse, de l’endroit où ils sont par rapport à celui où ils vont. Pour certains d’entre eux, la connaissance de coordonnées géographiques fait simplement partie de leur héritage évolutif. Les crevettes de sable, ces minuscules crustacés qui surgissent sous vos pas lorsque vous arpentez une plage, naissent en sachant comment rejoindre l’océan. Lorsqu’elles sont menacées, celles de la côte atlantique espagnole fuient vers l’ouest, et celles de la côte méditerranéenne vers le sud – même si leurs mères ont été déplacées avant l’éclosion des œufs. De même, tous les oiseaux qui entreprennent leur première migration en solitaire doivent savoir d’instinct où aller.
Mais l’instinct ne suffit pas à expliquer ce que ces oiseaux sont capables de faire. En 2006, des scientifiques de l’État de Washington ont capturé une volée de bruants à gorge blanche qui avaient entamé leur migration annuelle du Canada vers le Mexique et les ont transportés dans une caisse aveugle jusqu’au New Jersey, situé bien plus à l’est – une sorte de « kidnapping aviaire ». Une fois relâchés, les juvéniles qui effectuaient leur première migration se sont dirigés vers le sud en suivant la même direction que celle qu’ils suivaient dans l’État de Washington. Mais les adultes ont pris un cap ouest-sud-ouest, corrigeant leur trajectoire alors que rien dans leur histoire évolutive n’aurait pu leur permettre de prévoir un tel événement. Cette expérience confirme de nombreuses hypothèses selon lesquelles les oiseaux affinent leurs talents de navigateurs au cours de leur premier long vol, apprenant souvent des stratégies entièrement nouvelles et plus efficaces. Des expériences ultérieures ont révélé que les oiseaux adultes peuvent être détournés de 6 000 kilomètres de leur trajectoire normale et parvenir à se réorienter avec précision vers leur destination.
Comment font-ils ? À l’heure actuelle, la théorie la plus convaincante est qu’ils utilisent le champ magnétique terrestre. Nous le savons grâce aux pigeons voyageurs : quand on les lâche au-dessus d’une mine de fer, ils sont complètement désorientés jusqu’à ce qu’ils s’en éloignent. Lorsque les scientifiques ont cherché une explication à ce phénomène, ils ont détecté la présence de magnétite – le plus magnétique des minéraux naturels terrestres – dans le bec de nombreux oiseaux, mais aussi dans celui de dauphins et de tortues, dans des bactéries et dans d’autres créatures. Cette découverte fascinante a été rapidement vulgarisée : certains animaux ont des boussoles dans la tête, pouvait-on lire dans la presse.
Cependant, comme c’est souvent le cas de théories scientifiques qui captivent le grand public, celle-ci s’est révélée un peu fragile vue de plus près. D’une part, il s’est avéré que les oiseaux dont le bec contient de la magnétite ne s’orientent pas selon un alignement nord-sud, comme le font les humains avec une boussole. Ils utilisent plutôt l’inclinaison du champ magnétique terrestre, dont l’angle augmente à mesure qu’on se rapproche des pôles. Mais cette inclinaison ne dit rien de la polarité : connaître l’inclinaison du champ magnétique permet de se situer par rapport au pôle le plus proche, sans toutefois savoir s’il s’agit du pôle Nord ou du pôle Sud. Quel que soit le rôle de la magnétite chez les oiseaux, elle ne semble pas fonctionner comme les aiguilles d’une boussole. Chose curieuse, certaines expériences montrent que les oiseaux pourvus de magnétite se trouvent temporairement désorientés lorsqu’on les expose à de la lumière rouge, bien que la lumière n’ait aucun effet connu sur le fonctionnement des aimants.
Une explication possible de cet étrange phénomène réside peut-être dans une protéine appelée cryptochrome, présente dans la rétine de certains animaux. Selon les chercheurs, lorsqu’une molécule de cryptochrome est frappée par un photon de lumière provenant du Soleil ou des étoiles, un électron qu’elle contient est déplacé, ce qui génère ce que l’on appelle une paire de radicaux : deux parties de la même molécule, l’une comprenant l’électron déplacé et l’autre l’électron restant. Le spin [une caractéristique des particules liée à leurs propriétés de rotation] de ces deux électrons dépend de l’orientation de la molécule par rapport au champ magnétique terrestre. Selon cette théorie, l’enchaînement de ce type de réactions chimiques permettrait à l’animal de percevoir en permanence comment le champ magnétique se modifie autour de lui.
Si vous n’avez pas tout compris, pas de panique : même les chercheurs qui étudient la relation entre cryptochrome et navigation ne savent pas encore exactement comment elle opère – voire, se demandent certains, si elle opère tout court. Une certitude, en revanche : le champ magnétique terrestre joue visiblement un rôle essentiel dans la navigation d’innombrables espèces – tellement essentiel que l’évolution pourrait bien avoir engendré plusieurs mécanismes différents pour détecter la polarité, l’intensité et l’inclinaison du champ magnétique. Tous ces mécanismes apportent un début d’explication à l’énigme de la véritable navigation – une solution capable d’expliquer le phénomène pour toute une série de créatures et dans des conditions variées, car le champ magnétique est omniprésent sur cette planète. Quand on est en mesure de le détecter, on peut s’y référer de jour comme de nuit, par temps clair comme par mauvais temps, dans les airs comme sur terre, sous terre comme sous l’eau.
De très nombreuses espèces d’oiseaux maîtrisent la véritable navigation, ainsi que les saumons. Quant aux langoustes et leur file indienne, elles sont si douées qu’il semble impossible de les désorienter – on le sait parce que des chercheurs se sont donné beaucoup de mal pour les mettre à l’épreuve. Comme l’explique David Barrie dans Supernavigators, on peut couvrir les yeux d’une langouste, la mettre dans un récipient opaque rempli d’eau de mer provenant de son environnement naturel, immerger dans le récipient des aimants suspendus à des ficelles de manière qu’ils se balancent dans toutes les directions, charger le récipient dans un camion, faire tourner le camion en rond avant de transférer le récipient dans un bateau, faire tourner le bateau en rond avant de rejoindre un point éloigné, remettre la langouste à l’eau et, tadam, elle prendra le plus naturellement du monde la direction de chez elle.
Ce n’est évidemment pas donné à tout le monde. Si vous demandez à un humain de traverser un champ en direction d’une cible que vous lui cachez une fois qu’il a commencé à se diriger vers elle, il ne lui faudra en moyenne que huit secondes pour perdre le cap.
Pourtant, nous savons nous aussi nous orienter à l’aide de points de repère, localiser la source de sons ou interpréter d’autres indices de notre environnement. Nous disposons d’un grand nombre de neurones spécialisés qui nous permettent de nous repérer : les cellules dites « de direction de la tête », qui s’activent lorsque nous sommes orientés d’une certaine façon par rapport à un paysage donné, ou encore les « cellules de lieu », qui s’activent lorsque nous nous trouvons dans un endroit familier.
Tous ces éléments sont essentiels à notre fonctionnement quotidien, mais toujours est-il que le moindre têtard s’oriente mieux que nous. Il nous arrive certes d’accomplir des choses extraordinaires en matière d’orientation, mais, contrairement aux homards de roche, nous devons apprendre à les faire. Pour qui n’a jamais bien saisi en quoi consiste l’effet de parallaxe ou ignore la différence entre l’azimut et le zénith, l’affaire est compliquée. Pourtant, les compétences de base en matière d’orientation étaient autrefois bien plus répandues qu’aujourd’hui, tout simplement parce qu’elles étaient essentielles à la survie : les chasseurs-cueilleurs étaient bien obligés de s’éloigner de leur campement s’ils voulaient trouver de quoi manger.
Certaines cultures ont longtemps excellé dans le domaine de la navigation. Dans « D’ici à là-bas. L’art et la manière de trouver et de perdre notre chemin » 3, le journaliste britannique Michael Bond s’émerveille de l’extraordinaire sens de l’orientation des premiers Polynésiens. Il y a quelque cinq mille ans, ils ont commencé à pagayer dans une vaste zone de l’océan Pacifique connue aujourd’hui sous le nom de « triangle polynésien » : 25 millions de kilomètres carrés d’eau délimités par les trois pointes du triangle que sont la Nouvelle-Zélande, Hawaii et l’île de Pâques, avec un millier d’autres îles éparpillées au milieu. Pour naviguer d’un rivage à l’autre sur des distances qui pouvaient atteindre 4 000 kilomètres, ces pionniers de la navigation se fiaient « au mouvement des vagues, à la direction du vent, aux formes et aux couleurs des nuages, à la force des courants marins, au comportement des oiseaux, aux odeurs de la végétation, à la position du Soleil, de la Lune et des étoiles ». Toute erreur d’inattention se payait cher : dans l’immensité du Pacifique Sud, les chances de tomber par hasard sur une île sont à peu près nulles. On comprend donc que ces Polynésiens aient vénéré les bons navigateurs et entrepris de former chaque nouvelle génération dès le plus jeune âge.
À quelques siècles et quelques encablures de là, on trouve ces caractéristiques dans presque toutes les cultures. Beaucoup de peuples du Grand Nord étaient capables de s’orienter avec une étonnante facilité dans un environnement que la plupart d’entre nous jugeraient totalement dépourvu de repères. Les Inuits, lorsqu’ils se déplaçaient sur la banquise, utilisaient un système très élaboré de balisage. Et, lorsqu’ils naviguaient sur l’eau, même dans un brouillard épais, ils se repéraient en prêtant attention au mouvement des vagues et aux cris des oiseaux. Dans l’environnement tout aussi hostile du Sud-Ouest américain ou du centre de l’Australie, les peuples indigènes pouvaient compter sur une tradition orale pleine de toponymes, chacun contenant des informations géographiques détaillées.
Au fil du temps, nous avons adjoint à nos capacités d’observation et de mémorisation des outils de plus en plus nombreux : l’astrolabe, le sextant, la boussole, la carte, la carte marine et le GPS. Paradoxalement, c’est en partie parce que ces outils n’ont cessé de se perfectionner que nous avons perdu notre aptitude à nous orienter. Rien qu’au cours des vingt dernières années, l’omniprésence des GPS a pour ainsi dire éliminé le besoin de faire appel à notre sens de l’orientation. Mais, même avant l’avènement de cette technologie, d’autres facteurs avaient déjà commencé à éroder notre aptitude à nous orienter. En premier lieu, l’urbanisation : après avoir vécu pendant 300 000 ans dans une grande proximité avec la nature sauvage, nous avons migré vers les villes, en masse et en l’espace de quelques siècles seulement. Or, si les villes posent leurs propres difficultés en matière de déplacement, elles présentent de nombreux points de repère – panneaux de signalisation, systèmes de transports publics, autochtones plus ou moins capables de vous indiquer le chemin à prendre. La main de l’homme a en outre rendu inutilisables certaines caractéristiques naturelles utiles pour se repérer. Les rivières, autrefois faciles à suivre, ont été canalisées et enterrées ; la course du Soleil se trouve généralement masquée par les rues étroites et les grands immeubles ; et 99 % des Américains vivent dans un endroit où la pollution lumineuse a drastiquement réduit le nombre d’étoiles visibles la nuit.
À cela vient s’ajouter une profonde – et sans doute délétère – transformation de nos normes sociales. D’innombrables études révèlent que plus les enfants sont libres d’explorer leur environnement, meilleur est leur sens de l’orientation. Mais, comme le fait remarquer Michael Bond, la distance qu’ils sont autorisés à parcourir seuls a considérablement diminué en l’espace de deux ou trois générations. En 1971, 94 % des enfants anglais en âge de fréquenter l’école primaire avaient l’autorisation de se déplacer seuls ailleurs qu’à l’école. En 2010, ils n’étaient plus que 7 %.
Cela influe nécessairement sur notre aptitude à nous repérer dans l’espace. On a demandé à des enfants qui se déplacent régulièrement à pied ou à vélo de dessiner une carte de leur quartier. Sans surprise, leurs productions étaient beaucoup plus riche que les cartes dessinées par des enfants que leurs parents accompagnent partout. De la même manière, la mémoire spatiale des adultes qui se servent très souvent d’un GPS décline davantage que celle des autres. Qui sait à quoi nous nous exposons à laisser ainsi s’atrophier nos capacités d’orientation ? Bond va jusqu’à postuler l’existence d’un lien entre la diminution du sens de l’orientation et la maladie d’Alzheimer – une hypothèse qu’aucune donnée scientifique ne permet pour l’instant d’accréditer.
Mais nos facultés d’orientation ne sont pas les seules à être menacées. Tout ce qui contribue à leur détérioration – l’urbanisation galopante, notre dépendance à la voiture, notre éloignement croissant du monde naturel – affecte également la capacité des autres animaux à se repérer.
Ces ravages prennent aujourd’hui des formes innombrables. Dans l’ouest du Mexique, l’exploitation forestière illégale est en train de détruire les écosystèmes montagneux où les papillons monarques passent l’hiver. Le glyphosate, l’un des herbicides les plus utilisés au monde, interfère avec les capacités d’orientation des abeilles. Nos villes, en restant éclairées toute la nuit, perturbent et mettent en danger les animaux attirés par la lumière et ceux qui déterminent leur trajectoire en fonction des étoiles. Et, à mesure que nous accaparons de plus en plus de terres pour satisfaire les besoins de ces mêmes villes – pour l’exploitation forestière ou l’agriculture, par exemple –, la part que nous laissons aux autres espèces se réduit d’autant. Exemple : la mer Jaune, qui sépare la Chine de la péninsule coréenne, était autrefois bordée par près de 1,2 million d’hectares de zones humides qui permettaient à des millions d’oiseaux côtiers d’y faire une escale indispensable pendant leur migration. Au cours des cinquante dernières années, deux tiers de ces zones humides ont disparu. Elles ont été « récupérées », comme on dit – expression qui sous-entend, note amèrement Weidensaul, que « l’humanité reprendrait quelque chose qui lui aurait été volé, alors que c’est le contraire ». Les espèces qui dépendent de ces zones humides diminuent au rythme de 25 % par an.
Et puis il y a le changement climatique, qui constitue de loin la plus grande menace pour la migration animale. Nulle espèce n’est épargnée, mais celles qui effectuent de longs trajets sont particulièrement impactées, d’abord parce qu’elles ne dépendent pas d’un écosystème unique et ensuite parce que les signaux qui déclenchent leur migration – typiquement, le ratio durée du jour/durée de la nuit – sont de plus en plus différents de ce qu’elles trouveront une fois arrivées à destination. Cela porte préjudice au migrateur, qui, même dans des circonstances optimales, arrive complètement épuisé par son voyage ; et encore plus à sa progéniture, qui risque de naître trop tard pour profiter du pic de disponibilité alimentaire. Dans une large mesure, c’est ce facteur qui explique l’effondrement du nombre d’espèces d’oiseaux.
De tels problèmes ne sont pas à proprement parler une conséquence de l’élévation des températures. Carol et James Gould soulignent que, tout au long des 200 millions d’années d’évolution des oiseaux et des 600 millions d’années d’évolution des vertébrés, « la température moyenne de la planète a oscillé entre moins de 0 °C et plus de 37 °C ». Au cours de cette période, le niveau des océans a été tour à tour des centaines de mètres plus haut et des centaines de mètres plus bas qu’aujourd’hui. Toutes les espèces n’ont pas survécu à ces fluctuations, mais la plupart des animaux peuvent s’adapter à des changements environnementaux, même de grande ampleur, s’ils se produisent progressivement. Les ornithologues pensent que les oies tigrées survolent l’Everest parce qu’elles le faisaient déjà avant qu’il n’existe. Lorsqu’il a commencé à s’élever, il y a quelque 60 millions d’années, elles ont simplement augmenté graduellement l’altitude de leur vol.
Le principal problème que pose la crise climatique actuelle n’est pas sa nature, mais son rythme : en termes d’évolution, c’est comme si un mont Everest avait surgi du jour au lendemain. Au cours des soixante prochaines années, l’aire de répartition du piranga écarlate, un oiseau chanteur, va probablement se déplacer de près de 1 000 kilomètres vers le nord, jusqu’au centre du Canada. L’oiseau lui-même pourrait s’adapter assez rapidement, mais il n’y a pas dans la nature d’espèce isolée. Le piranga écarlate prospère dans les forêts de feuillus matures, et ceux-ci ne peuvent pas simplement s’extraire de terre et marcher vers des climats plus frais. À ce problème de rythme s’ajoute celui des territoires disponibles. Au cours des derniers siècles, nous avons confiné les animaux sauvages dans des espaces de plus en plus réduits, encerclés de terres agricoles, de banlieues ou de villes. Lorsque ces territoires ne pourront plus fournir aux animaux ce dont ils ont besoin, ceux-ci n’auront nulle part où aller.
S’il y a une lueur d’espoir dans tout cela, c’est que, plus on en apprend sur la migration des animaux, plus on peut leur faciliter la tâche. Sachant que les saumons suivent l’odeur de leur cours d’eau natal, les scientifiques ont introduit une odeur dans les écloseries et s’en sont servis pour attirer les poissons vers les Grands Lacs, lorsque la pollution qui y avait provoqué leur disparition des années auparavant a été réduite. Sachant que le pic de migration des oiseaux chanteurs ne dure que six à sept jours dans une région donnée, les ornithologues ont réussi à faire atténuer l’éclairage public pendant cette période.
Ces exemples sont autant d’arguments pour continuer à affiner notre compréhension de la navigation animale. Certaines connaissances que nous sommes susceptibles d’acquérir pourraient aussi se révéler cruciales pour notre espèce. Dans Supernavigators, publié l’année précédant la pandémie, David Barrie fait cette remarque clairvoyante : nous ne pouvons pas contrôler la propagation des zoonoses si nous ne comprenons pas les habitudes de déplacement des animaux qui les véhiculent. D’autres découvertes pourraient juste satisfaire une vieille curiosité, comme celle que suscite l’aventure du chat Billy ; aujourd’hui encore, écrit Barrie, « les capacités d’orientation des animaux domestiques intéressent très peu les scientifiques ». Cela dit, le principal enseignement que l’on peut tirer de la façon dont les animaux parcourent le monde ne concerne pas leur comportement, mais le nôtre : le sens de l’orientation que nous devons désormais améliorer n’est pas géographique, mais moral.
— Kathryn Schulz est journaliste et écrivaine, lauréate d’un prix Pulitzer en 2016 pour un article sur le « Big One », le séisme majeur attendu un jour ou l’autre sur la côte Pacifique des États-Unis. — Cet article est paru dans The New Yorker le 29 mars 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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Chez eux, dans leur villa de Beverly Hills baptisée Pickfair [contraction de Pickford et de Fairbanks], ils accueillaient Albert Einstein et le duc de Windsor, et créèrent avec Charlie Chaplin la United Artists. Mary Pickford fut également l’un des membres fondateurs de l’Académie des Oscars. Un patron de studio a dit un jour qu’elle aurait pu tout aussi bien devenir un grand fabricant d’acier. Elle fut la première super-héroïne d’Hollywood, devant et derrière la caméra.
Papa longues jambes est typique des films dans lesquels elle jouait. Il raconte l’histoire d’une orpheline qu’un bienfaiteur anonyme, un homme plus âgé et plus riche, tire du ruisseau. Une comédie romantique et sociale dans laquelle la jeune fille se rebelle contre les injustices de son existence et tombe amoureuse de son protecteur sans le savoir.
La fameuse scène se déroule dans une gare. La jeune fille veut se rendre à l’université pour y commencer ses études, et elle est en retard. Il y a foule, elle éternue, on ne sait pas trop si elle fait semblant, mais les gens s’écartent vivement, effrayés, et disparaissent. Quelques-uns portent un masque, un ou deux l’ont remonté sur leur nez.
C’est une scène saisissante, surtout de nos jours, tournée il y a cent deux ans, une blague typique du cinéma muet qui joue sur la peur du virus. Pickford elle-même, d’ailleurs, venait de se remettre de la grippe espagnole.
Papa longues jambes, qui rapporta plus de 1 million de dollars, est tombé dans l’oubli. Mary Pickford, qui, comme tant de stars de l’ère du muet, a eu maille à partir avec le cinéma parlant, s’est séparée de Fairbanks, a sombré dans l’alcool et mis fin à sa carrière en 1933. Elle est décédée en 1979. Pickford a contribué à inventer Hollywood et aurait mérité d’être l’une des icônes féministes du début du XXe siècle. Et pourtant, qui se souvient d’elle ?
Hollywood n’a pas de mémoire. Hollywood, qui est devenu il y a un siècle la plus grande et la plus puissante industrie du divertissement au monde, parce que la grippe espagnole et la Première Guerre mondiale avaient tout bouleversé. Ce grand chambardement a commencé par une pandémie. Et cela pourrait bien se terminer par une autre pandémie.
Les catastrophes naturelles n’ont pas besoin de motif, elles surgissent de nulle part, elles se produisent, c’est tout, et parfois au pire moment possible. La grippe espagnole a balayé le monde au printemps 1918, alors que la Première Guerre mondiale faisait toujours rage en Europe. En un peu plus d’un an et trois vagues – printemps, automne, printemps –, le virus mutant submergea la planète. Sur les 1,5 milliard de personnes qui la peuplaient à l’époque, environ un tiers furent infectées ; 50 millions, peut-être 100 millions d’entre elles moururent, nul ne connaît le nombre exact. La guerre, de son côté, avait fait 20 millions de victimes. Guerre et pandémie, c’est un peu trop pour la psyché humaine. Quelque 80 000 livres ont été écrits sur la Première Guerre mondiale, mais seulement 400 sur la grippe espagnole. Il fallait oublier, refouler – la censure en temps de guerre s’est chargée du reste.
À nous autres, contemporains de la pandémie de Covid, la situation de l’époque devrait sembler familière. Les journaux américains mettaient leurs lecteurs en garde : évitez les personnes qui toussent et éternuent. N’entrez pas dans des pièces mal aérées. Restez chez vous si vous êtes enrhumé. Ne vous laissez pas gagner par l’inquiétude, la peur et l’épuisement. Portez un masque.
On construisit des hôpitaux militaires ; on ferma écoles, lieux de divertissement, églises, et on les rouvrit trop tôt, tandis qu’à certains endroits les bars et les grands magasins restaient ouverts. Presque partout aux États-Unis les cinémas fermèrent, les services de santé prirent des mesures drastiques, les producteurs de films cessèrent de livrer des nouveautés. À Los Angeles, les cinémas ne projetèrent aucun film pendant sept semaines et, dans de nombreuses autres villes, leurs portes demeurèrent closes pendant des mois. Des exploitants qui ouvrirent malgré tout furent arrêtés, d’autres en appelèrent aux tribunaux. Les masques furent rendus obligatoires, on condamna certaines rangées de sièges. Dans ce chaos inimaginable, le virus continuait de faire rage. Jusqu’à ce que finalement, à l’été 1919, la grippe espagnole disparaisse comme elle était venue, sans crier gare.
La pandémie avait frappé un monde qui, certes, avait déjà inventé l’automobile mais qui, comme l’écrit l’auteure britannique Laura Spinney dans La Grande Tueuse, se sentait plus à l’aise sur le dos d’une mule 1. Un monde qui connaissait la théorie quantique mais croyait encore aux sorcières. L’épidémie n’avait rien de moderne, mais elle a donné naissance à un monde nouveau et moderne. Et à l’Hollywood que nous connaissons aujourd’hui.
Le cinéma existait bien avant l’irruption de la pandémie. Dans les années précédentes, les producteurs et les distributeurs fournissaient déjà 20 000 cinémas, dont certains n’étaient que des magasins ou des bars reconvertis grâce à un projecteur, quelques chaises et un piano. Bientôt, de vraies salles avec des rideaux et des sièges en velours firent leur apparition, et les premières sociétés d’exploitation se formèrent. Aller au cinéma pour voir Charlie Chaplin et Mary Pickford était devenu la grande passion de l’Amérique, le divertissement par excellence.
Beaucoup de ces cinémas étaient de petites entreprises familiales sans capital et sans espoir que l’État les aide à survivre aux mois de fermeture. La question qui se posa fut la suivante : les gens reviendraient-ils quand tout serait terminé ? Ou bien cette passion soudaine s’était-elle déjà éteinte ?Adolph Zukor ne faisait pas partie des sceptiques. Né dans un village de Hongrie, cet orphelin avait émigré aux États-Unis à 15 ans, en 1888. À 20 ans, il dirigeait un commerce de fourrures florissant. C’était un garçon déterminé et très créatif qui, très vite, pressentit qu’il pouvait faire des affaires avec ces images qui s’animaient comme par magie. Il acheta des cinémas et des salles de projection, mais, comme il n’y avait pas assez de films, il se mit à en produire lui-même : Famous Players – c’est ainsi qu’il la baptisa – devint l’une des plus importantes sociétés au sein d’un marché chaotique en pleine expansion. C’est également lui qui négocia un contrat avec Mary Pickford, parce que, pour faire tourner son commerce, il avait besoin non seulement de cinémas et de films, mais aussi de vedettes. Pickford était encore adolescente lors de la signature ; elle lui avait dit, raconte Zukor, que son rêve était de gagner 20 000 dollars par an quand elle aurait 20 ans. Or elle s’apprêtait à entrer dans la vingtaine. Zukor lui donna les 20 000 dollars et, bientôt, 100 000 dollars par an. « Mary, a-t-il déclaré un jour, était un sacré homme d’affaires. »
Il profita de la grippe espagnole pour racheter des cinémas en difficulté. Si quelqu’un refusait son offre, il menaçait d’ouvrir un nouveau cinéma de l’autre côté de la rue. Son autobiographie porte d’ailleurs un titre qui traduit bien son caractère inflexible : Le public n’a jamais tort.
Zukor prit ensuite la tête de Paramount Pictures, le premier véritable studio hollywoodien. Tout devait lui appartenir : les films, les cinémas, les stars. Il produisait des films comme Henry Ford fabriquait des voitures : à la chaîne, sans arrêt, en contrôlant toutes les étapes du processus. Il structura une industrie encore anarchique. C’était un pionnier qui voulait faire de sa start-up un monopole. Son modèle commercial devint celui du système des studios hollywoodiens, qui, peu après la pandémie, en 1921, produisit le premier blockbuster mondial : Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, avec Rudolph Valentino. Les Années folles étaient lancées.
En avril dernier, les Oscars ont été décernés pour la 93e fois. Malgré les guerres, les crises et les catastrophes naturelles du XXe siècle, ils n’ont pas été annulés une seule fois depuis 1929. Ils ont donc eu lieu en 2021, il le fallait. Après la grande crise, après une année de pause à cause du Covid et un flot incessant de mauvaises nouvelles, Hollywood voulait célébrer sa résurrection. Célébrer le retour à la vie normale, au monde d’avant.
Le taux de vaccination était élevé aux États-Unis et, dans de nombreux endroits, les cinémas avaient rouvert, avec une capacité réduite. Fin mars 2021, les salles ont pu projeter un nouveau grand blockbuster, Godzilla vs Kong, qui a engrangé près de 50 millions de dollars lors de son premier week-end, alors même qu’il était diffusé simultanément en streaming. Les médias du secteur ont célébré cet événement comme une grande victoire : Hollywood est vivant, les cinémas sont vivants, et peut-être que tout redeviendra bientôt comme avant.Mais peut-être pas. La 93e cérémonie des Oscars était non seulement une messe de la résurrection mais aussi une messe d’enterrement. La plupart des films nominés n’ont presque jamais, voire jamais été projetés en salles, que ce soit aux États-Unis ou ailleurs, mais ont été diffusés par des plateformes de streaming. On ne sait pas combien de personnes les ont vus, ce qu’ils ont éveillé en elles, on ignore leur aura culturelle. Ce sont des films sans caisse de résonance. Le vieil Hollywood destinait ses films à de grands rites collectifs rassemblant des millions de personnes ; l’Hollywood nouvelle formule disparaît dans les « bulles de filtres » des algorithmes.
Le film Mank, produit par Netflix, n’a certes obtenu que deux Oscars, mais il était nommé dans dix catégories. Il raconte l’histoire de Herman J. Mankiewicz, un grand scénariste qui fut à l’origine du script de Citizen Kane, d’Orson Welles, l’un des films les plus célèbres de l’histoire d’Hollywood. Que ce soit précisément Netflix, précisément cette année-là, qui ait eu l’opportunité de rafler une dizaine d’Oscars avec un film au sujet si classique, parlant du caractère impitoyable d’Hollywood, de sa corruption et des tentatives désespérées pour ramener les gens au cinéma pendant la Grande Dépression des années 1930, est d’une ironie particulièrement douloureuse.
Les chiffres de 2020 sont catastrophiques. Au niveau mondial, les revenus sont passés de 42,2 milliards de dollars en 2019 à environ 12 milliards. Les recettes au box-office ont chuté de 80 % aux États-Unis et de près de 70 % en Allemagne 2. Des chaînes de cinémas ont dû déposer le bilan, des maisons centenaires mettre la clé sous la porte. Les studios ont repoussé la sortie de blockbusters très attendus comme Wonder Woman 1984, Black Widow ou Fast and Furious 9. Chacun de ces films a coûté au moins 200 millions de dollars et, pour que l’investissement soit rentable, doit en rapporter plus de 500 millions.
Dans le même temps, le nombre d’abonnés à un service de streaming a augmenté : Netflix est passé de 167 à 204 millions de souscripteurs et Amazon Prime Video de 150 à 200 millions. Quant à Disney+, la plateforme lancée fin 2019, elle a fait état de 100 millions d’abonnés en mars 2021. Les cinémas ont beau être fermés, cela ne signifie pas que les gens cessent de regarder des images animées. Warner, l’un des cinq grands studios, a diffusé tous ses films prévus pour 2021 sur HBO Max, sa plateforme de streaming. Les confinements équivalent à des « semaines entières de publicité gratuite pour les services de streaming, note Hans-Joachim Flebbe, qui a créé la chaîne de cinémas Cinemaxx dans les années 1990 et gère aujourd’hui des multiplexes répartis sur dix sites en Allemagne, dont le Zoo Palast de Berlin. Tous ceux qui n’avaient pas encore d’abonnement à Netflix ou Amazon Prime Video en ont maintenant un ». Le secteur va changer sensiblement, estime-t-il. C’est une façon policée de dire les choses.
D’un autre côté, cette industrie plus que centenaire a déjà traversé de nombreuses crises. Les spectateurs ont déserté les salles obscures pendant la Grande Dépression, à la fin des années 1920. En 1948, jugeant que le monopole des majors limitait la concurrence, la Cour suprême a rendu une décision qui instaurait la séparation des cinémas et des studios. Depuis l’invention de la télévision dans les années 1950, de la VHS dans les années 1970 et du DVD dans les années 1990, le cinéma n’a plus le privilège d’être le seul endroit où l’on puisse voir des images en mouvement. L’éveil de la jeunesse dans les années 1960 a donné naissance à un nouveau cinéma à l’esthétique dure et réaliste et a créé un marché qui n’était plus dominé par les seuls grands studios. Hollywood a toujours été un élève modèle du capitalisme, un système plutôt flexible et adaptable – résilient, dirait-on aujourd’hui.
Est-ce suffisant pour surmonter cette crise ? The Ankler, une newsletter volontiers polémique consacrée à l’industrie du cinéma, a résumé la situation en juillet 2020 : certes, les productions d’Hollywood n’ont jamais été autant visionnées dans l’Histoire, mais le vieux système est au bord de l’effondrement.
La montée en puissance des services de streaming fondés sur l’abonnement remplace l’ancien système de financement des studios. Or, si ce dernier était assez facile à suivre – un film coûte X millions et rapporte Y millions par le biais de divers canaux, à la fin on calcule la différence –, le nouveau modèle est plus impénétrable : vous recevez X millions, mais le film en valait-il la peine pour la plateforme de streaming ? Elle seule le sait et peut déterminer, selon des critères opaques, si elle est prête à fournir de l’argent frais pour un nouveau projet. Comme dans un Kulturkampf expérimental, les as de la technologie, armés de leurs algorithmes, partent à l’assaut de ces doux rêveurs que sont les créatifs, tandis qu’une génération née avec le numérique trouve depuis longtemps toutes les vidéos qu’elle veut sur YouTube ou télécharge des films illégalement. Les productions internationales de Chine et de Corée conquièrent le marché. Et Hollywood a l’impression de mener une bataille défensive contre les agresseurs numériques.
Les magnats ont été remplacés, le pouvoir redistribué : le mouvement #MeToo a fait tomber Harvey Weinstein. Les militants de Black Lives Matter luttent contre le racisme dans le cinéma, devant et derrière la caméra. Et, si les Oscars ont renoncé pour la troisième année consécutive à nommer un maître de cérémonie, ce qui était l’un des plus grands honneurs que pouvait offrir l’industrie américaine du divertissement, cela a également à voir avec le fait que, depuis le désistement de l’humoriste Kevin Hart en 2019 en raison de la résurgence de vieux tweets homophobes, plus personne ne semble vouloir s’y coller.
L’ancien système était attaqué depuis longtemps. Sur le plan politique et économique. Sur le plan culturel et technologique.
Puis est arrivé le Covid.
Depuis lors, à en croire The Ankler, Hollywood s’apparente à un patient qui aurait été frappé à la fois par un infarctus et par une dépression. Hollywood attire naturellement un certain nombre de personnalités théâtrales qui ont tendance à exagérer, note The New York Times, mais la désorientation et la démoralisation sont palpables. Selon un producteur, le manque de visibilité est total.
Alors qu’en 1919, pendant la pandémie, on craignait que le public perde le goût de ces images mouvantes d’un genre nouveau, Hollywood redoute aujourd’hui que le public ait définitivement perdu l’habitude d’aller au cinéma, à force de regarder des films et des séries non-stop à la maison pour échapper à la morosité des longs mois de confinement.
A-t-on besoin de lire un journal pour être informé ? De se rendre dans un magasin pour faire ses courses ? D’aller au cinéma pour voir des images en mouvement ? Non. Il se pourrait également que le journalisme n’en sorte pas indemne. Beaucoup considèrent depuis longtemps le journal papier comme un modèle périmé. Mais sérieusement : une sortie shopping ou une séance de cinéma constituent-elles vraiment des expériences collectives aussi irremplaçables qu’un concert de rock ?
J. J. Abrams est l’un des plus importants producteurs et réalisateurs de blockbusters à Hollywood. Son dernier film, l’épisode 9 de la saga Star Wars, a rapporté plus de 1 milliard de dollars au box-office mondial. Les connaisseurs estiment que même ces superproductions connaîtront des difficultés si le nombre de salles de cinéma diminue. J. J. Abrams, lui, refuse de voir les choses de cette façon. « Ce n’est pas pour rien, a-t-il déclaré au New York Times, que la pandémie de 1918 a été suivie des Années folles. » Les gens, selon lui, ressentaient le besoin de se voir, de vivre des expériences communes. « Je ne peux rien imaginer de plus excitant que de s’asseoir dans un cinéma avec des inconnus et de rire et pleurer avec eux. » Le cinéma est comme une église ; bien sûr, on peut aussi prier seul chez soi, mais, avouons-le, ça n’a rien à voir.
Le nouveau James Bond, Mourir peut attendre, symbolise à lui seul la crise que traverse Hollywood. James Bond reste la marque la plus ancienne et la plus importante de l’économie traditionnelle. En 1962, Sean Connery incarnait pour la première fois l’agent secret 007.
Vingt-quatre autres films ont été réalisés depuis, avec des acteurs différents, mais avec une continuité comme seul Hollywood en a le secret et une exploitation cohérente de ce que l’industrie appelle la « chaîne de valeur » : les films sortent d’abord au cinéma, puis, après un certain temps, en DVD, en Blu-ray et en streaming et, enfin, à la télévision. Ainsi, le même film rapporte de l’argent plusieurs fois, ce qui n’est pas du luxe. Selon les estimations, le nouveau James Bond a coûté entre 250 et 300 millions de dollars. À cela s’ajoute une somme d’au moins 100 millions pour la publicité.
Voilà près de six décennies que la famille britannique Broccoli produit les James Bond. Désormais, c’est Barbara Broccoli, 61 ans, qui dirige l’entreprise ; son père avait autrefois acheté les droits des romans d’espionnage de Ian Fleming. Mais la production de ce vingt-cinquième opus s’est heurtée dès le départ à toute une série de problèmes. Peu avant le début du tournage, Broccoli a renvoyé le réalisateur Danny Boyle et l’a remplacé par Cary Joji Fukunaga. Dans le même temps, elle chargeait Phoebe Waller-Bridge, scénariste et actrice principale de la série féministe Fleabag, de rédiger un nouveau scénario. Hors de question que ce macho blanc de Bond prenne un coup de vieux à l’heure de #MeToo et des débats sur la diversité. Cela fait longtemps qu’on parle d’un Bond afro-américain ou féminin. James Bond doit rester fidèle à lui-même et en même temps être en phase avec son époque.
Un nouveau scénario, un nouveau réalisateur, voilà qui a conduit à repousser la sortie du film. Initialement prévue pour novembre 2019, celle-ci a été décalée à avril 2020. Ce qui n’était finalement pas une si bonne idée : un mois avant la sortie du film, les cinémas du monde entier ont fermé. Broccoli et les studios de production ont annoncé une nouvelle date de sortie pour novembre 2020, mais cette échéance n’a pas pu être tenue non plus. Cette fois-ci on évoqua avril 2021. Il faudra finalement attendre l’automne 2021. « Nous voulons, a expliqué dans une déclaration officielle Daniel Craig, la star qui incarne Bond, que les gens voient le film dans de bonnes conditions et en toute sécurité. Tous les cinémas de la planète sont actuellement fermés. Or nous voulons que le film sorte partout dans le monde en même temps. Ce n’est donc pas le bon moment. »
À chaque report, les problèmes se sont aggravés et les coûts ont augmenté. À plusieurs reprises, il a fallu lancer, puis interrompre, de nouvelles campagnes de pub, diffuser de nouvelles bandes-annonces. Tant et si bien que l’on a fini par avoir l’impression de connaître le film avant même de l’avoir vu. Et, parce qu’un nouveau Bond n’est pas simplement un événement cinématographique mais aussi une gigantesque machine publicitaire, des scènes ont dû être retournées, dit-on, car certains des smartphones et des gadgets high-tech visibles dans la première version n’étaient plus à la page et avaient déjà été remplacés par des modèles plus récents. Le lancement d’un James Bond ressemble à celui d’un paquebot. Tout doit coller. Or, là, ça ne collait plus.
À l’automne 2020, le studio MGM, qui coproduit le film, a même demandé à Netflix et Amazon s’ils étaient intéressés par Mourir peut attendre. Le prix évoqué, 800 millions de dollars, était trop élevé pour les services de streaming. À la fois pour Bond et pour le cinéma, cela aurait été un tournant historique.
Mais la productrice Broccoli et le réalisateur Fukunaga semblent déterminés à sauver le cinéma. Avec et grâce à James Bond, superpétrolier d’Hollywood et peut-être aussi son dernier dinosaure. « Bond, déclare le producteur berlinois Stefan Arndt, pourrait être l’ultime survivant lorsque le cinéma des blockbusters et des super-héros sera mort. Sur les quelques écrans qui pourraient encore exister à l’avenir, on projettera un nouveau James Bond tous les deux ou trois ans. Et, par pur sentimentalisme, nous irons tous à nouveau au cinéma. »
Pour Arndt, ce type de cinéma repose sur la nostalgie, ce qui ne signifie pas que tout était mieux avant. Arndt dirige X-Filme, l’une des plus importantes sociétés de production en Allemagne. On lui doit notamment Cours, Lola, cours, ainsi que Good Bye, Lenin ! et Le Ruban blanc ; il a également produit la grande série allemande Babylon Berlin. A priori, Arndt n’a aucune raison d’être de mauvaise humeur, et pourtant : « Toute l’industrie reste pétrifiée, comme Bill Murray dans Un jour sans fin, et attend que tout redevienne comme avant d’une seconde à l’autre. Une aberration. Le monde va changer drastiquement, et la question sera de savoir si le cinéma d’antan peut se moderniser pour survivre. »
Arndt évoque une comédie romantique pour adolescents que sa société a produite pour Netflix, Isi & Ossi. Un joli petit film, dit-il. Au cinéma, il aurait probablement trouvé 300 000 spectateurs. « Sur Netflix, 20 millions de personnes l’ont vu le premier mois, dont 17 millions rien qu’en Amérique du Sud. Quelle est donc la monnaie de l’avenir ? Sûrement pas le nombre d’entrées en salles, c’est fini depuis longtemps. Nous avons continué à utiliser cette monnaie-là alors même qu’elle était dévaluée depuis belle lurette. »Martin Moszkowicz, PDG de Constantin Film, la plus grande société de production d’Allemagne (qui a notamment produit la trilogie à succès Un prof pas comme les autres), ajoute : « La chaîne d’exploitation classique – d’abord le cinéma, puis le DVD et la VOD, enfin la télévision –, c’est fini. On ne peut plus revenir en arrière. » Et Hans-Joachim Flebbe, ancien patron du groupe Cinemaxx et aujourd’hui propriétaire de multiplexes high-tech dans les grandes villes allemandes, avoue : « Je crois au cinéma, mais je ne suis pas naïf. Je m’attends à ce que nous perdions de 20 à 25 % de spectateurs. »
Alors, à quoi pourrait ressembler l’avenir du cinéma, l’avenir d’Hollywood ? Peut-être à quelque chose de pas si différent de ce qui s’est passé après la grippe espagnole. À l’époque, c’étaient les studios qui produisaient les films et les diffusaient dans leurs propres cinémas. Désormais, ce sont les sociétés de streaming qui produisent les films et les proposent sur leur plateforme.
Le vieil Hollywood, semble-t-il, est remplacé par un Hollywood d’un genre nouveau. Apple TV+, Netflix et Amazon Prime Video, voilà les nouveaux studios, les anciens ayant disparu. Warner et Universal appartiennent aux géants américains des télécommunications AT&T et Comcast, Paramount au conglomérat de médias Viacom, Columbia Pictures fait depuis longtemps partie de la multinationale japonaise Sony. Disney est le seul rescapé et continue de se développer sans céder aux sociétés qui voudraient l’absorber. Au cours des quinze dernières années, Disney a racheté les studios Pixar (Le Monde de Nemo, Cars), Marvel Entertainment – et, avec lui, les films de super-héros –, Lucasfilm (Star Wars) et enfin 20th Century Fox. En 2019, Disney est devenu le premier grand studio à produire six films générant chacun plus de 1 milliard de dollars au box-office. On se doute que les préoccupations de l’Hollywood à l’ancienne n’étaient pas uniquement artistiques ; il en va de même pour l’Hollywood nouvelle version. L’algorithme n’a jamais tort.
La transformation d’Hollywood ne s’accompagne pas moins de changements culturels et politiques. La puissance du secteur numérique et la force du progrès technologique vont de pair avec un réveil social. Le règne du boys’ club est terminé. « J’entends sans arrêt les gens dire qu’ils sont impatients de retourner à la vie normale, remarque la réalisatrice afro-américaine Ava DuVernay (Selma) dans The New York Times. Mais cette normalité-là n’était pas satisfaisante. » Il faut, selon elle, que le fonctionnement des studios change radicalement et que les histoires soient racontées d’un autre point de vue que celui des hommes blancs.
Des questions subsistent. Qui survivra dans la jungle numérique du nouvel Hollywood, alors que plus de 80 fournisseurs de streaming se disputent désormais l’attention des téléspectateurs aux États-Unis ? Quelle pourrait être la réponse de l’Europe, qui, avant que la Première Guerre mondiale ne sape les fondements de son industrie du cinéma, a produit de nombreux films muets de qualité et dont la culture cinématographique repose aujourd’hui sur un mélange assez compliqué de financement public et de circuit d’exploitation, peu adapté au monde du streaming ? Et quels films l’avenir nous réserve-t-il si le big business numérique, les algorithmes des services de streaming et les exigences des activistes font la loi ? Au cours des confinements successifs, tous les désœuvrés qui ont regardé Netflix sont nécessairement tombés sur de nombreuses histoires pleines de bons sentiments, mais aussi assez ennuyeuses et prévisibles.
Quand Mary Pickford a été invitée en 1927 par Louis B. Mayer, le patron du studio Metro Goldwyn Mayer, à fonder avec lui et 34 autres personnalités du jeune Hollywood l’Académie des Oscars, elle suggéra de créer un musée du cinéma. Il a fallu un peu de temps pour que l’idée se concrétise dans un Hollywood oublieux de l’Histoire : le musée a ouvert peu avant la sortie du dernier James Bond, le 30 septembre 2021. Il a été conçu par l’architecte italien Renzo Piano et se compose de deux édifices : d’une part, un grand magasin rénové, qui a été construit en 1939 et ressemble à l’un de ces immeubles futuristes d’autrefois – chic, carré et épuré ; d’autre part, un nouveau bâtiment en forme de sphère, rappelant un peu R2-D2, le robot de Star Wars. L’ensemble renferme 12,5 millions de photos, 237 000 films et vidéos, 65 000 affiches. Il a coûté autant qu’un blockbuster, publicité comprise : 500 millions de dollars.
Qu’un monument soit érigé à sa gloire alors que le vieil Hollywood vacille, voilà qui ne manque pas de sel. D’ailleurs, l’ouverture était prévue en 2020. Puis le virus est arrivé.— Lars-Olav Beier, Lothar Gorris, Wolfgang Höbel, Oliver Kaever et Hannah Pilarczyk sont journalistes au Spiegel. — Cet article est paru le 23 avril 2021 dans le Spiegel. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
[post_title] => Le crépuscule d’Hollywood [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-crepuscule-dhollywood [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-01-05 08:20:55 [post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:20:55 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=113854 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Un nom en particulier domine cette liste. L’Univers cinématographique Marvel (UCM) est la franchise cinématographique la plus rentable du monde. Elle a obtenu trois entrées dans le top 10 chaque année depuis 2017, dont deux premières places (Black Panther en 2018 et Avengers: Endgame en 2019, le deuxième film le plus rentable de tous les temps). Le dernier long-métrage Marvel, Black Widow, devrait être l’un des plus gros succès de 2021 1.
Il y a vingt ans, lorsque Marvel était un studio relativement petit qui avait fait faillite et en était ressorti criblé de dettes, peu de gens auraient parié sur sa suprématie actuelle. Cette improbable réussite doit beaucoup à un visionnaire sans prétention. Adolescent à la fin des années 1980, Kevin Feige, qui est aujourd’hui le président de Marvel Studios et la personne la plus puissante d’Hollywood, était obsédé par Star Wars. Non seulement par les films, mais aussi par les livres et les jeux dont l’intrigue commençait là où celle des films s’arrêtait, développant l’univers de la saga. Dans cette sous-culture, chaque personnage secondaire, si fugace fût-il à l’écran, avait un nom et une histoire, et pouvait devenir le protagoniste d’aventures inédites que Feige engloutissait. Pour lui, les œuvres de George Lucas étaient plus que des films, ils étaient des portails vers un monde vaste et dépaysant.
Ils étaient également une rampe de lancement pour son imagination. Feige avait l’habitude de jouer avec des figurines de Star Wars dans son jardin et de créer ses propres scénarios. Star Wars était son premier amour, mais il en connut d’autres – Star Trek et Retour vers le futur, notamment. Après avoir vu Superman 4, il imagina son propre Superman 5. Dans son esprit, chaque film était une préquelle, chaque personnage faisait partie d’un univers qui s’étendait au-delà des limites de l’écran. Feige décida de faire des films. Il fut admis dans la même école de cinéma que Lucas (après avoir échoué cinq fois au concours d’entrée). En 2000, cinq ans après avoir obtenu son diplôme, il fut engagé comme cadre junior chez Marvel Studios. À l’époque, Marvel ne réalisait pas ses propres films mais cédait les droits d’exploitation de certains personnages aux studios d’Hollywood. L’essentiel de ses revenus provenait de la vente de produits dérivés. Parfois, les studios faisaient du bon travail, comme avec le film Spider-Man de Columbia Pictures en 2002, mais souvent ils ne parvenaient pas à exploiter pleinement le potentiel d’un personnage.
Marvel venait juste d’accepter que le cinéma puisse être sa planche de salut. Pendant une grande partie des années 1990, l’industrie de la bande dessinée avait connu un boom sans précédent. Le rapport annuel 1993 de Marvel (publié sous forme de BD) indique des revenus de 415 millions de dollars, contre 224 millions l’année précédente et 115 millions l’année d’avant. Mais ce boom était dû en grande partie aux collectionneurs qui achetaient des BD dans l’espoir qu’elles prennent de la valeur plutôt qu’à une réelle demande de nouvelles histoires.
L’écrivain Neil Gaiman fut parmi les premiers à identifier le problème. Dans un discours adressé aux détaillants, il compara ce succès à la tulipomanie du XVIIe siècle : « Vous pouvez vendre beaucoup de BD à la même personne, surtout si vous lui dites que ce placement lui garantira un retour sur investissement élevé. Mais vous vendez des bulles et des tulipes, et un jour la bulle éclatera, et les tulipes pourriront dans l’entrepôt. » Gaiman avait vu juste.
La bulle éclata au milieu des années 1990 et faillit faire couler Marvel. Les ventes de bandes dessinées chutèrent de 70 %, et le cours des actions Marvel s’effondra. Sous la direction de Ronald Perelman, un homme d’affaires fantasque qui avait fait fortune dans plusieurs secteurs, Marvel déposa le bilan en 1996, en partie afin de pouvoir se recentrer sur l’activité cinématographique sans avoir à obtenir le consentement des actionnaires.
Avant de rejoindre l’entreprise, Kevin Feige n’était pas spécialement amateur de bandes dessinées, mais il devint rapidement un fanatique de Marvel, se plongeant dans un univers encore plus riche en histoires que Star Wars. Il ne tarda pas à connaître les personnages sur le bout des doigts : leur apparence, leurs traumatismes formateurs et les conflits qui les définissaient. Il admirait la façon dont Stan Lee, le visionnaire si créatif à l’origine de Marvel Comics, avait élaboré des mondes séparés mais permis ensuite aux personnages de circuler de l’un à l’autre : Spider-Man s’introduisant dans le quartier général des Quatre Fantastiques, l’Incroyable Hulk se déchaînant dans une histoire d’Iron Man.
Les patrons de Marvel, impressionnés par les connaissances de Feige, le nommèrent ambassadeur créatif auprès des studios. Son rôle consistait à dispenser des conseils sur la façon de présenter les personnages ; en fait, il était le geek en chef de Marvel. Feige se sentait frustré lorsque les réalisateurs ne respectaient pas l’origine des histoires. Les réponses, selon lui, se trouvaient toujours dans les bandes dessinées. Feige contribua à convaincre les patrons de la division cinéma de Marvel que la société pouvait prendre le contrôle de sa propriété intellectuelle et produire ses propres films. À l’époque, Marvel ne possédait plus les droits de certains de ses plus célèbres super-héros, mais Feige estima qu’elle en possédait suffisamment pour recréer l’univers Marvel au cinéma.
Il proposa que les super-héros individuels, comme Captain America, aient leur propre franchise, mais que chaque franchise puisse être liée aux autres via des éléments de l’intrigue, du décor, du casting et des personnages, formant ainsi une franchise géante. Les liens pourraient être ténus au début, mais, au bout de quelques années, les héros pourraient être réunis sous l’égide des Avengers, une autre propriété de Marvel. Feige voulait que chaque film devienne une publicité pour tous les autres films Marvel, créant ainsi une dynamique imparable pour l’ensemble de la gamme. Ce plan directeur, connu sous le nom d’UCM, fit partie des arguments de Marvel pour financer son indépendance.
En 2005, Marvel devint un studio indépendant, après avoir emprunté 525 millions de dollars à la banque d’investissement Merrill Lynch. Il était désormais en concurrence avec des sociétés comme Sony et Fox, sauf qu’il n’était que du menu fretin en comparaison. Le nouveau studio fit le pari – risqué – de tout miser sur Iron Man, le premier film UCM. Il recruta Jon Favreau pour le réaliser et Robert Downey Jr. pour y jouer le rôle-titre. Favreau, une star du cinéma indépendant célèbre pour ses comédies potaches, n’avait jamais réalisé de superproduction. Downey Jr., un acteur talentueux au parcours en dents de scie, était tout sauf fiable. En 2007, alors que l’entreprise était en plein bouleversement, le PDG démissionna et Feige, encore relativement inconnu dans le secteur, prit sa place. Il avait 33 ans. Sorti en 2008, Iron Man fut un énorme succès critique et public. Marvel Studios était viable, l’UCM en marche et Feige en charge du coffre à jouets.
Un an après le triomphe d’Iron Man, la société mère de Marvel Studios, Marvel Entertainment, fut rachetée par Disney pour la somme astronomique de 4 milliards de dollars. De nombreux experts du secteur considérèrent qu’il s’agissait d’une folie, et les actions de Disney chutèrent à l’annonce de l’opération. Mais le patron de Disney, Robert Iger, partageait la foi de Feige dans le potentiel de l’UCM et du catalogue Marvel, riche de plus de 5 000 personnages. Personne ne critique plus cette décision aujourd’hui. Marvel Studios a connu une série de succès sans précédent dans l’histoire d’Hollywood. Les 23 films Marvel produits depuis 2008 ont rapporté, en moyenne, près de 1 milliard de dollars chacun au box-office 2. Douze de ces films sont des suites, qui ont presque toutes rapporté davantage que le film qu’elles prolongeaient. De juteuses sous-franchises ont été créées autour des personnages Marvel, comme Captain America, Thor, Les Gardiens de la galaxie et Ant-Man. L’UCM englobe aussi des séries télévisées, comme WandaVision et, plus récemment, Loki.
Quelles sont les caractéristiques de l’Univers cinématographique Marvel ? Les super-héros, bien sûr, mais pas que : le sentiment, également, qu’une menace imminente pèse sur la planète voire sur l’Univers tout entier ; des effets spéciaux spectaculaires ; un large éventail de personnages incarnés par des visages familiers, dont certains étaient déjà mondialement célèbres (Gwyneth Paltrow, Scarlett Johansson, Samuel L. Jackson) et d’autres le sont devenus grâce à l’UCM (Chris Hemsworth, Tom Hiddleston) ; des dialogues mordants et plein d’esprit ; l’impression que, même si les histoires se déroulent dans des mondes alternatifs, elles ont quelque chose à dire sur le nôtre, bien qu’à mots couverts. Les superproductions de Marvel ne sont pas profondes, mais elles sont intelligentes et remportent l’adhésion de la critique.
Black Panther, basé sur l’un des personnages les moins connus de la bibliothèque Marvel, a décroché une nomination dans la catégorie « meilleur film » lors des Oscars 2019 et est devenu le quatrième film le plus rentable de l’Histoire. Détail d’importance : c’était le premier blockbuster à avoir un casting majoritairement afro-américain.
Les personnages Marvel, et les acteurs qui les incarnent, défilent dans les différentes sous-franchises. L’alter ego d’Iron Man, Tony Stark (Downey Jr.), est apparu dans onze films de l’UCM, dont ceux des sagas Avengers et Captain America. Nick Fury, un personnage joué par Samuel L. Jackson qui fait une brève apparition dans le premier Iron Man, est également présent dans onze films de l’UCM, sans être au centre d’aucun d’entre eux. Les personnages comme Fury forment une toile de fond commune à tous les films de cette société, rappelant aux spectateurs qu’ils regardent un film Marvel.
L’UCM possède également son propre espace-temps, avec des lieux récurrents aux niveaux planétaire et cosmologique, et une chronologie gérée avec soin. Captain America : le Soldat de l’hiver comprend une scène qui préfigure les événements de Black Panther, lequel commence une semaine après la fin du Soldat de l’hiver. La série WandaVision se déroule trois semaines après les péripéties d’Avengers: Endgame. Feige est l’architecte de cet univers fictionnel densément entrelacé, qui se déploie à l’infini. À lui de faire en sorte que la sortie de chaque film fasse l’effet d’une bombe.Feige n’a jamais accepté la traditionnelle dichotomie qui veut qu’à Hollywood il y ait le talent artistique d’un côté et les spécialistes des superproductions de l’autre. En témoigne son choix de Mark Ruffalo, star par excellence du cinéma indépendant, pour jouer Hulk. Tout comme sa décision de confier la réalisation de Thor au shakespearien Kenneth Branagh. Plus tard, après avoir décidé qu’une approche différente était nécessaire, Feige a fait appel à Taika Waititi, un Néo-Zélandais qui réalisait des comédies loufoques, pour réinventer l’un des personnages les plus importants de Marvel. Thor: Ragnarok, un film à la fois drôle et décalé, fut une réussite commerciale.
L’approche de Feige met l’accent sur le système plutôt que sur l’individu. Lorsqu’un réalisateur est embauché pour faire un film Marvel, il accepte d’intégrer l’infrastructure de l’UCM (intrigues, cadre spatiotemporel et personnages) à l’histoire qu’il veut raconter. De même, les acteurs signent des contrats qui les engagent sur plusieurs films, pendant des années, leur laissant peu de temps pour d’autres projets. Ils sont grassement rémunérés, mais les films Marvel mettent davantage en valeur les personnages qu’ils incarnent que leur talent de comédien. La franchise ne dépend pas d’un acteur unique. Lorsqu’il s’est avéré difficile de travailler avec Edward Norton, qui jouait Hulk dans le premier film que les studios Marvel ont consacré au personnage, Feige l’a remplacé par Ruffalo. Les acteurs peuvent tourner des apparitions dans plusieurs films au cours d’une même journée. Interrogée en interview au sujet de son caméo dans Spider-Man: Homecoming, Paltrow avoua ignorer qu’elle avait figuré dans le film.
Tous ceux qui travaillent avec Feige le décrivent comme un passionné d’histoires qui ne fait pas étalage de son statut. Il porte des sweats à capuche et une casquette de base-ball. Il vit avec sa femme, qui est infirmière, et leurs deux enfants dans une maison modeste par rapport aux normes d’Hollywood. Sa fiche de poste est atypique au regard des standards hollywoodiens : d’une part, Feige est un magnat qui prend chaque semaine des décisions commerciales dont les enjeux se comptent en millions de dollars et, d’autre part, il est le storyteller en chef. Ces dernières décennies, un nouveau rôle est apparu à la télévision, mêlant fonctions exécutives et créatives : le showrunner. Feige est allé un cran plus loin en se créant un rôle sur mesure : le worldrunner.
Hollywood envisage de plus en plus les films de la même manière que Kevin Feige quand il avait 18 ans : comme des éléments constitutifs d’univers multimédias aux intrigues multiples. L’objectif n’est pas seulement de produire le prochain Parrain ou Die Hard – des superproductions qui ont engendré des suites – mais de développer des mondes fantastiques qui, comme l’hydre, ont plusieurs têtes. Pensez au Seigneur des anneaux, à Harry Potter et, bien sûr, à Star Wars. La logique commerciale a beau être puissante, rien de tout cela ne fonctionnerait si le public n’adorait cette forme de narration.
Comme l’a observé l’analyste des médias Matthew Ball, le concept d’univers cinématographique a des racines profondes. Pendant la majeure partie de l’histoire de l’humanité, la forme narrative prédominante dans toutes les cultures a été l’épopée orale : une saga de dieux, de demi-dieux et d’humains qui se déroule sur plusieurs générations et s’étend sur différents royaumes au-dessus et au-dessous de la surface terrestre. On peut citer L’Épopée de Gilgamesh, L’Iliade, la mythologie nordique, le Mahabharata et même les écritures hébraïques. Ils comprennent chacun une multitude d’histoires au sein d’un récit principal, souvent une guerre ou une quête. Dans une épopée, aucune histoire n’existe de manière isolée, et chaque personnage est relié à tous les autres via un réseau complexe de liens formés par le sang, les batailles et l’amour. N’importe qui pouvait s’emparer de ces épopées, elles sont l’œuvre de conteurs multiples. Leurs histoires étaient constamment complétées et amendées, et seules les plus marquantes furent transmises puis, plus tard, couchées par écrit.
La trilogie Star Wars est inspirée de ces formes anciennes, ainsi que d’autres, cinématographiques et plus modernes, comme la science-fiction et le western. Au début, Lucas s’est contenté de tolérer les « fanfictions », ces histoires élaborées autour de la trilogie pour en prolonger l’univers. Plus tard, il s’en est servi comme base pour les préquelles et les séries dérivées. Feige a compris, ou pressenti, que l’univers des comics Marvel était mûr pour une adaptation cinématographique. Son premier worldrunner, Stan Lee, avait déjà veillé à ce que tous les comics Marvel soient liés les uns aux autres par l’intrigue et les personnages. Chacune des milliers d’histoires de Marvel a été testée par des millions de lecteurs et améliorée par de multiples conteurs. Feige s’appuie sur huit décennies de développement créatif et cinq mille ans de culture humaine.
Tout le monde aimerait imiter le modèle Marvel, mais personne ne l’a fait à la même échelle. Le rival de longue date de la société de Feige, DC Comics, propriétaire de Wonder Woman et de Batman, a essayé en vain de créer un univers autour de ses personnages avant de revenir à des films autonomes. D’autres studios ont tenté de le faire autour de Robin des bois, du roi Arthur et des Power Rangers – sans succès. Comment Marvel a-t-il réussi ? En partie en réussissant. Comme le remarque Ball, « une culture n’accepte que quelques épopées à la fois, et peut-être même qu’une seule ». Le public n’a tout simplement pas le temps de se plonger dans un autre univers, ce qui rendra l’ascension de Marvel très difficile à reproduire par ses concurrents.
L’UCM bénéficie d’une longueur d’avance grâce à Marvel Comics, mais il ne se serait pas imposé s’il n’avait pas exécuté un impressionnant sans-faute – qu’il s’agisse de la planification narrative, de la cohérence interne ou des choix de casting, de costumes, de mise en scène et d’écriture. Ce sans-faute est à mettre au crédit d’un worldrunner pour qui les personnages de Marvel ne sont pas seulement une propriété intellectuelle, mais des légendes débordantes de vie. Le secteur du divertissement mondial est peut-être cynique, mais la clé du succès consiste à se trouver un geek aussi candide que Kevin Feige.
— Après une carrière de publicitaire, Ian Leslie est devenu journaliste et essayiste. Son dernier ouvrage est Conflicted: Why Arguments Are Tearing Us Apart and How They Can Bring Us Together (Faber & Faber, 2021). — Cet article est paru dans The New Statesman le 28 juillet 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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WP_Post Object ( [ID] => 114511 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:16:07 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:16:07 [post_content] =>On connaît le danger : à force de crier au loup, quand il est vraiment là, plus personne n’y croit. On a annoncé la mort du cinéma tant de fois ! Huit, selon les calculs d’André Gaudreault et Philippe Marion dans leur ouvrage La Fin du cinéma ? (Armand Colin, 2013). Il y a eu le passage du muet au parlant, l’introduction de la télévision ou encore celle du magnétoscope et de la télécommande dans les foyers… À chaque fois, on a cru que le cinéma ne s’en remettrait pas ; il a toujours survécu. Mais, malgré tout : et si cette fois était la bonne ? Et si les bouleversements amorcés à l’orée des années 2000 – la numérisation, l’essor des séries télé de qualité, puis des plateformes de streaming – allaient tout de même avoir raison des salles obscures ? La crise causée par la pandémie de Covid n’aurait alors fait qu’accélérer un déclin programmé (lire « Le crépuscule d’Hollywood »). Ce qui est certain, c’est qu’un nouveau modèle est en train d’émerger, dans lequel les franchises tirent leur épingle du jeu (lire « La star est morte, vive les franchises ! »). L’une d’elles a connu ces dernières années une success story sans équivalent dans l’histoire d’Hollywood : l’Univers cinématographique Marvel, dont les films engrangent presque à chaque coup 1 milliard de dollars (lire « Les super-héros à la rescousse »).
Alors, va-t-on continuer à aller au cinéma ? Sans doute, estime l’économiste Olivier Bomsel (lire « On ira toujours au cinéma comme on ira toujours au restaurant »). Mais peut-être sera-ce uniquement pour voir des superproductions ou, à l’inverse, pour les passionnés, des films d’art et d’essai ultra-élitistes. Les extrêmes s’en sortiront. Entre les deux, le reste pourrait bien, en revanche, finir dévoré par le streaming.
— Books
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WP_Post Object ( [ID] => 114175 [post_author] => 56398 [post_date] => 2022-01-05 08:12:57 [post_date_gmt] => 2022-01-05 08:12:57 [post_content] =>Depuis plusieurs mois, une polémique politico-littéraire enfle au Nicaragua. Tout commence en septembre dernier, lorsque le nouveau roman de Sergio Ramírez, grand nom de la littérature latino-américaine, est bloqué aux frontières du pays par des formalités douanières anormalement longues. Une semaine plus tard, un mandat d’arrêt est lancé contre l’écrivain, accusé d’« incitation à la haine » et de « conspiration ». Depuis le Costa Rica, où il s’est réfugié, Ramírez dénonce la justice corrompue de son pays et s’indigne de la censure de son livre, le « premier à être interdit dans l’histoire contemporaine du Nicaragua ». Dès lors, les soutiens pleuvent : 250 intellectuels ont signé une lettre ouverte exigeant l’arrêt des poursuites, des dizaines d’articles ont paru dans la presse hispanophone pour condamner la répression du régime.
Que peut donc bien contenir ce roman pour faire si peur au gouvernement ? Tongolele no sabía bailar est le dernier volet d’une trilogie centrée sur le détective privé Dolores Morales, ex-combattant de la guérilla qui a renversé la dictature des Somoza en 1979. Il a pour toile de fond le soulèvement populaire qui a ébranlé le Nicaragua en 2018 avant d’être écrasé dans le sang, faisant plus de 400 morts. Et c’est là que le bât blesse : sous couvert de roman policier, Ramírez dénonce le virage autoritaire du président Daniel Ortega, qu’il qualifie de « Poutine tropical » – ce dernier a fait passer une loi qui supprime la limitation à deux mandats présidentiels et lui permet d’être réélu ad libitum. Les deux hommes se connaissent bien : ils ont combattu ensemble au sein du Front sandiniste de libération nationale (FSLN) jusqu’à la destitution d’Anastasio Somoza Debayle. En 1985, Ortega est élu président et nomme Sergio Ramírez vice-président. Dix ans plus tard, ce dernier rompt avec le régime, qu’il accuse d’avoir trahi les idéaux de la révolution. Presse muselée – le grand quotidien La Prensa a dû suspendre son édition imprimée en août dernier, ses rouleaux de papier étant retenus par la douane –, opposants emprisonnés et gouvernement clientéliste, tel est le triste portrait que l’écrivain esquisse de son pays.
On aurait tort de laisser la controverse occulter la qualité littéraire du livre, juge toutefois Carlos Zanón dans El País, saluant « un roman à la fois complexe et haletant » dont il loue « la qualité de chaque page et l’habile tension dramatique ». Qu’il se rassure, Tongolele no sabía bailar sera lu : « Dans sa bêtise, Daniel Ortega a retenu aux frontières le roman de Sergio Ramírez sans se douter qu’il avait déjà filtré au format numérique via WhatsApp et qu’il se répand comme une traînée de poudre, raille Iosu Perales dans l’hebdomadaire nicaraguayen Confidencial. Son succès en librairie est déjà assuré dans de nombreux pays hispanophones grâce à un autocrate ignare qui en a fait la meilleure publicité possible. »
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