WP_Post Object ( [ID] => 131223 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-30 12:37:45 [post_date_gmt] => 2025-01-30 12:37:45 [post_content] =>Une part croissante de votre vie se déroule en ligne et y restera pour une durée indéterminée après votre mort. Ce n’est pas anodin, explique de manière convaincante le Suédois Carl Öhman, de l’université d’Uppsala. « Le corpus d’informations laissé après la mort n’est pas seulement étymologiquement mais conceptuellement analogue au corps » – au cadavre, écrit-il. Cette information est noyée dans un océan : « en 2023, on estime que l’humanité a produit en ligne chaque jour de l’ordre de 120 × 270 bits, soit 120 suivi de vingt-et-un zéros ». Mais ce que vous laissez derrière vous, vrai ou faux, compromettant ou non, reste identifiable et exploitable. Or, contrairement à ce qui se passe avec votre cadavre physique, dont le sort est réglé par une série de pratiques rituelles, contrairement aussi aux dispositions prises pour la protection des œuvres, aucune procédure n’a été mise en place pour votre cadavre virtuel. Un élément de complexité supplémentaire, souligne Scott McLemee sur Inside Higher Ed, est la possibilité croissante, merci l’IA, de transformer des « restes » numériques en « répliques fonctionnelles » de la personne disparue. Ce qu’a fait l’artiste Laurie Anderson, qui « poursuit sa collaboration avec son défunt mari le chanteur Lou Reed ».
[post_title] => Votre cadavre en ligne [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => votre-cadavre-en-ligne [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-30 12:37:45 [post_modified_gmt] => 2025-01-30 12:37:45 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131223 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131220 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-30 12:34:46 [post_date_gmt] => 2025-01-30 12:34:46 [post_content] =>Avec son nouveau permis de conduire, Gabriela, 18 ans, se rend au village de son grand-père dans l’Empordà (Catalogne), où elle passera l’été comme remplaçante à la bibliothèque municipale, son premier emploi. Elle y rencontre un homme d’affaires de 39 ans, Quim, installé dans le même village avec des amis pour y passer quelques mois de télétravail et de repos. Gabriela tombe amoureuse du bientôt quadragénaire. Il est beau, athlétique et ne parle pas beaucoup. Quim résiste d’abord aux avances de Gabriela, mais finit par céder.
Le roman s’organise autour des témoignages des deux protagonistes. Gabriela raconte d’abord, au présent, les événements tels qu’elle les a vécus de juin à novembre, après quoi l’homme d’affaires les raconte à son tour. « Ce sont deux monologues pleins d’inexactitudes, de contradictions et d’impressions légèrement différentes parce qu’il n’y a pas de faits objectivables dans une telle histoire », explique Clara Queraltó au journal catalan Ara.
L’auteure, qui a publié son roman en catalan avant qu’il soit traduit en espagnol, engage une réflexion sur une relation amoureuse marquée par une grande différence d’âge : « Qu’est-ce qui fait qu’une jeune fille de 18 ans désire un homme de presque 40 ans et vice versa ? » Elle dit avoir essayé de ne pas juger ses personnages, de les laisser parler. Elle ne s’intéresse pas à « la littérature qui donne des leçons de morale ».
[post_title] => Chacun son récit [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => chacun-son-recit [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-30 12:34:48 [post_modified_gmt] => 2025-01-30 12:34:48 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131220 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131217 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-30 12:32:32 [post_date_gmt] => 2025-01-30 12:32:32 [post_content] =>« Les premiers Mémoires d’un pape en exercice » proclament les éditeurs, une centaine, à travers le monde. C’est une gentille attrape, mais pour la bonne cause. D’abord on connaît au moins un autre exemple de tels Mémoires papaux : les 13 volumes des Commentaires de Pie II, un pontife de la Renaissance. Sans oublier les précédents récits autobiographiques de Jean-Paul II, de Benoît XVI et aussi du pape François lui-même, qui a la plume abondante (et élégante – ne fut-il pas enseignant « d’écriture créative » ?). Et puis, s’agit-il d’une véritable autobiographie ? Dans ces Mémoires qui ne couvrent surtout – et à très grands traits – que l’enfance et la jeunesse de François, peu de traces de francs aveux ni de l’auto-flagellation inhérents au « pacte autobiographique » moderne. Oui, le pape s’avoue intrinsèquement pécheur et livre des réminiscences dont il rougit encore. Mais il ne s’agit que de péchés véniels – en commet-on vraiment d’autres à ces âges-là ? Et puis, dit The Economist, « si l’on est un bon candidat pour la papauté, on est presque par définition un mauvais sujet de biographie ».
Avec candeur et sincérité, François conforte plutôt son personnage d’homme du peuple « qui révère sa grand-mère, l’humilité, le foot, Dieu et la pizza – mais pas nécessairement dans cet ordre », ironise The Economist. En fait, François réitère en se racontant son traditionnel message antiguerre, anti-pauvreté, anti-injustice et surtout anti-indifférence, en l’articulant plus ou moins chronologiquement avec ses souvenirs personnels. S’il évoque longuement ses grands-parents venus du Piémont jusqu’en Argentine après la Première Guerre, c’est pour plaider la cause de tous les migrants et de toutes les victimes civiles des guerres contemporaines (le quadruple des victimes militaires). Les années d’étudiant sont l’occasion d’un retour sur ses engagements politiques, mais aussi sur son amour de la musique classique et du tango (« qui fait danser même le silence »). Son rôle comme prêtre puis évêque pendant les années noires de l’Argentine lui permet de rappeler l’horreur des dictatures (et au passage le fait, un temps contesté, qu’il a soustrait nombre de gens aux sbires de Videla).
Quand enfin il décrit l’exercice de cette charge qui lui est tombée dessus sans qu’il la souhaite – mais sans qu’il puisse « dans l’état actuel de l’Église » la refuser –, il fait de discrètes allusions aux difficultés d’un pontife « trop conservateur pour les uns, pas assez pour les autres, à l’image de l’Église catholique actuelle » lit-on sur The Conversation. D’ailleurs quelques cardinaux n'avaient-ils pas essayé de torpiller son élection au faux motif qu’ayant perdu un poumon il ne pourrait assumer son immense tâche (en réalité, on ne lui avait enlevé qu’un lobe, et cela en 1957 !) ? Les récits de rencontres et de voyages à travers la planète lui servent en revanche à marteler son propos spirituel, social et politique, notamment sur le cynisme des pays riches vendeurs d’armes. La publication de ces Mémoires en principe posthumes a été avancée pour coïncider avec l’année jubilaire 2025. Mais en vrai l’image de l’auteur – et peut-être celle de l’Église aussi – ne font qu’y gagner.
[post_title] => La jeunesse d’un pape [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-jeunesse-dun-pape [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-30 12:32:33 [post_modified_gmt] => 2025-01-30 12:32:33 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131217 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131214 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-30 12:30:01 [post_date_gmt] => 2025-01-30 12:30:01 [post_content] =>Comme Alexeï Navalny, il aurait pu quitter son pays, où il risquait d’être emprisonné à vie. Comme son homologue russe, il a préféré rester. Et est emprisonné, peut-être à vie. Jimmy Lai aurait pu fuir Hong Kong d’autant plus facilement qu’il a un passeport britannique et est milliardaire. Né à Canton vers 1948, ayant fui la famine et le régime communiste à l’âge de 12 ans, il fit tous les métiers avant de faire fortune dans le vêtement puis dans les médias. Il n’était ni un tendre ni une sainte nitouche. Certains de ses employés le surnommaient le « président Mao qui parle anglais », rappelle The Economist. L’un de ses journaux pro-démocratie qu’il a lancés lors de la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997, Apple Daily, était aussi un guide des prostituées hongkongaises.
Un tantinet hagiographique, la biographie qui lui est consacrée par Mark Clifford, l’un de ses anciens adjoints dans son groupe de médias, n’en est pas moins exacte sur l’essentiel. Cet ancien agnostique tardivement converti au catholicisme est devenu la principale épine dans le pied des autorités chinoises. Arrêté en juin 2020, il est resté en prison depuis lors, le plus souvent dans l’isolement. Ouvert en décembre 2023, son procès s’éternise. Lai est un libéral dans les trois sens du terme, explique Clifford dans un entretien au Diplomat, un mensuel consacré aux affaires asiatiques : « liberté économique, liberté politique, liberté spirituelle ». Avant son arrestation, il dit à ses associés : « je préfèrerais être pendu à un lampadaire à Central [le quartier d’affaires de Hong Kong ] plutôt que de laisser au Parti communiste la satisfaction de dire que je me suis enfui ». Donald Trump prétend être « sûr à 100 % » qu’il fera sortir Lai de prison. L’intéressé le souhaite-t-il ?
[post_title] => Le Navalny chinois [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-navalny-chinois-2 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-30 12:30:03 [post_modified_gmt] => 2025-01-30 12:30:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131214 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131211 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-30 12:27:35 [post_date_gmt] => 2025-01-30 12:27:35 [post_content] =>Tout le monde sait, ou croit savoir, ce qu’est un pirate, et ce mot fait surgir dans l’esprit de la plupart d’entre nous une même image. La piraterie est aussi vieille que la navigation et durera vraisemblablement aussi longtemps qu’elle. À toutes les époques, et sur toutes les mers du globe, des bateaux d’hommes armés ont attaqué des navires marchands pour s’emparer de leur cargaison en capturant, rançonnant ou tuant leur équipage. Mais la représentation la plus répandue de cette pratique est associée à une seule période de cette longue histoire, celle qui va du milieu du XVIe siècle au début du XVIIIe, souvent baptisée « l’âge d’or de la piraterie ». Elle est basée sur autant d’éléments légendaires que de faits historiques. S’appuyant sur l’étude critique des archives (minutes de procès, textes juridiques, journaux et récits de voyage), se concentrant particulièrement sur le monde anglo-saxon, Richard Blakemore met en lumière ce qu’était véritablement la piraterie à cette époque en démolissant au passage quelques mythes. Ce faisant, il montre comment la « combinaison de ce que les pirates ont fait et des histoires racontées à leur sujet » a créé l’image que nous avons d’eux.
Une distinction classique oppose les pirates, opérant pour leur propre compte, et les corsaires (privateers), qui agissaient au nom d’un souverain. Elle est relativement claire en théorie : « Un pirate n’était pas seulement quelqu’un qui pillait sans autorisation, mais qui le faisait […] pour son gain personnel […], attaquant de façon indiscriminée au lieu de cibler les navires ennemis ». En pratique, les choses étaient plus compliquées. Une grande variété de formes légales de pillage en mer existaient, qui n’ont cessé d’évoluer avec le temps. Les navires marchands, par exemple, furent longtemps autorisés à mener des représailles contre des bateaux du même pays que celui qui les avait attaqués. Les frontières entre les catégories de « pirates » et de « corsaires » étaient d’autant plus floues que l’on pouvait aisément passer de l’une à l’autre : beaucoup de pirates étaient d’anciens corsaires, voire d’anciens marins militaires, notamment de la Navy britannique. Et un corsaire pouvait devenir pirate sans le savoir. Durant toute la période concernée, Espagnols, Anglais, Français, Hollandais et Portugais n’ont cessé d’être en guerre. Mais des trêves étaient régulièrement décrétées, des traités signés, dont la nouvelle ne parvenait aux capitaines en mer que de longs mois après. « Pirates », mot d’origine latine (dans l’Antiquité, il désignait les ennemis de Rome, identifiés avec les « ennemis de l’humanité »), a en réalité souvent été utilisé de manière rhétorique, pour disqualifier les ennemis du moment.
Le contexte dans lequel la piraterie de l’âge d’or a pris place est celui des luttes territoriales entre les puissances impériales européennes qui ont suivi les grandes découvertes : « Sans pirates, il n’y aurait pas eu d’empires, et sans empires il n’y aurait pas eu de pirates ». Dotées de marines de guerre encore peu développées, les puissances impériales recouraient volontiers aux corsaires en guise de supplétifs. Cette formule leur permettait aussi de contrer les ambitions de leurs rivaux et de freiner leur enrichissement sans s’engager dans un conflit en bonne et due forme. À la fin du XVIesiècle, Francis Drake et John Hawkins, deux corsaires au service de la reine Élisabeth 1ère, attaquèrent des dizaines de galions et de places fortes espagnols sans que l’Angleterre déclare formellement la guerre à l’Espagne.
Dans la période qui va de 1650 à 1730, Richard Blakemore distingue trois grandes générations de pirates qui se recouvrent en partie. La première est dominée par les figures du « boucanier » d’origine galloise Henry Morgan et du « flibustier » français François l’Olonnais. Le premier, tout en exploitant des plantations à la Jamaïque, prit d’assaut à de nombreuses reprises, souvent à la tête de flottilles importantes, des places espagnoles ; il finit lieutenant-gouverneur de la Jamaïque. Le second est passé dans l’Histoire comme un des plus féroces forbans. Les pirates, il ne faut pas l’oublier, témoignaient souvent d’une grande cruauté à l’égard des indigènes et de leurs prisonniers, qu’ils n’hésitaient pas à torturer.
Cette première génération était fortement intégrée dans les communautés de colons établies dans les Caraïbes. À Port Royal, alors la plus grosse ville de la Jamaïque, et sur l’île de la Tortue, îlet satellite de l’île d’Hispaniola, les pirates vivaient au milieu d’une population variée comprenant beaucoup de représentants de professions liées à la mer : « charpentiers, fournisseurs de matériel naval, menuisiers, tonneliers, pêcheurs et marins, maîtres voiliers et bateliers […], chirurgiens, orfèvres, armuriers ». Leurs activités étaient liées à l’économie coloniale (les richesse issues de leurs butins étaient investies dans les plantations) et au trafic d’esclaves : il leur arrivait de libérer des esclaves, ils en engageaient parfois dans leurs équipages, mais ils se livraient aussi à leur commerce.
La deuxième génération coïncide avec l’expansion du champ d’activités de la piraterie d’origine occidentale dans l’océan Pacifique, l’océan Indien et la mer Rouge. Les capitaines de cette période étaient souvent commissionnés ou tacitement soutenus par les souverains des grandes puissances. Mais leurs activités commencèrent progressivement à représenter une source de troubles pour celles-ci, notamment parce qu’elles perturbaient le très lucratif commerce avec le puissant Empire moghol. Deux figures célèbres se détachent ici. La première est celle d’Henry Every, auteur d’une des plus fabuleuses prises de l’histoire de la piraterie : au sein d’un convoi en route pour La Mecque, il s’empara d’un navire du Grand Moghol chargé de trésors. L’affaire contraria les autorités anglaises. Plusieurs membres de son équipage furent arrêtés. Malgré la prime très élevée offerte pour sa capture, lui-même s’échappa et disparut à jamais. William Kidd n’eut pas cette chance. Accusé de piraterie après avoir opéré comme corsaire dans l’océan Indien, il fut arrêté, condamné et pendu à Londres, en 1701. Peu avant son exécution, dans l’espoir qu’on lui accorderait la vie sauve, il avait offert d’aller rechercher une somme de quelque 100 000 livres cachée quelque part dans les Caraïbes. Cette probable invention est à l’origine de la légende selon laquelle Kidd aurait enfoui un trésor sur les côtes américaines.
Après la signature, en 1713, du traité d’Utrecht qui mit fin à la guerre de Succession d’Espagne, les pays européens, dotés de marines plus puissantes et qui avaient éprouvé le besoin de préciser la frontière entre pillage légal et illégal, se mirent à pourchasser plus résolument les pirates. Une nouvelle génération de forbans avait vu le jour, davantage tentés de s’attaquer à tous les navires de manière indiscriminée et moins liés à une base territoriale que leurs prédécesseurs. Edward Teach, dit Barbe Noire, Charles Vane, Bartholomew Roberts, Jack Rackham, Anne Bonny, Mary Read : ce sont ces figures auxquelles on pense d’abord quand on évoque l’âge d’or de la piraterie. Leurs noms viennent d’autant plus facilement à l’esprit que ces personnages hauts en couleur sont au cœur du livre qui a le plus influencé la représentation populaire et savante de la piraterie : Histoire générale des plus fameux pirates (1724) du capitaine Charles Johnson. Ce nom est le pseudonyme d’un auteur qui n’a jamais été identifié avec certitude. Il a été suggéré qu’il pourrait s’agir de Daniel Defoe, l’auteur de Robinson Crusoé. Richard Blakemore pencherait plutôt en faveur d’un journaliste jacobite (partisan de la dynastie des Stuart), Nathaniel Mist.
Cette Histoire générale contient beaucoup d’exagérations. Les pages consacrées aux deux femmes pirates Anne Bonny et Mary Read, par exemple, sont à prendre avec circonspection. L’une et l’autre ont réellement existé et se trouvaient sur le même bateau que Jack Rackham. Il ne fait pas de doute qu’il s’agissait de femmes dotées d’une force de caractère exceptionnelle. Mais ce qui est dit de leur enfance et de leur jeunesse est inventé, et le sujet est traité de manière sensationnaliste, en insistant sur certains détails comme leur travestissement en hommes et l’attirance supposée d’Anne Bonny, qui était la compagne de Jack Rackham, pour Mary Read. Elles furent arrêtées et jugées mais pas exécutées, vraisemblablement parce qu’elles étaient enceintes. La seconde mourut de maladie et on ignore ce que devint la première.
Une autre légende propagée par l’Histoire générale est celle de l’existence de véritables communautés pirates organisées, fonctionnant selon des principes égalitaires. Richard Blakemore est peu convaincu par l’idée d’un prétendu « code pirate » : « Il semble très peu probable que les nombreux membres de l’équipage agissant sous la contrainte aient eu “un droit de vote sur les affaires du moment” et il y a de nombreuses preuves que les capitaines pouvaient être brutaux, tyranniques et oppresseurs. L’interdiction supposée des bagarres à bord, tous les conflits devant être réglés à terre par l’intermédiaire de duels, est contredite par les témoignages de tabassages et de rixes. » L’Histoire générale avait une dimension satirique, soutient Blakemore. Si la société pirate a été présentée comme démocratique, on peut penser que c’était dans l’intention de discréditer ce régime. Blakemore est tout aussi sceptique au sujet de la thèse des économistes qui, dans le sillage des travaux de l’École de Chicago sur le crime organisé, interprètent les pratiques des pirates (y compris l’usage de la violence) en termes de maximisation de leur intérêt personnel grâce à un système de règles : « Je ne suis pas convaincu que la piraterie puisse être entièrement expliquée dans les termes de la théorie du choix rationnel ».
D’autres traits associés au monde de la piraterie et à son folklore sont tout aussi peu authentiques. Le fameux drapeau noir à tête de mort et tibias croisés, par exemple, surnommé « Jolly Roger », a apparemment été utilisé au moins une fois, mais il n’était pas hissé au mât de tous les bateaux pirates. L’idée que les pirates exécutaient leurs prisonniers ou les traîtres en les obligeant à marcher sur une planche dont l’extrémité surplombait la mer est tirée d’une anecdote de l’histoire romaine qui mettait en scène une échelle. Quant à des caractéristiques comme la consommation abondante de rhum, l’adoption d’animaux exotiques (singes ou perroquets), le port de boucles d’oreilles, l’usage de jambes de bois en guise de prothèses (on n’a pas gardé trace de crochets), elles étaient partagées par l’ensemble des marins. À bien des égards, les conditions de vie des marins à bord des navires marchands ou des navires de guerre étaient d’ailleurs aussi pénibles, dures et dangereuses que celles qu’on trouvait sur les bateaux de pirates. Les compétences et le savoir-faire en matière de manœuvre et de navigation qu’on exigeait d’eux étaient identiques et entre ces différentes carrières la circulation était considérable. Il n’y a jamais eu de pirates n’ayant eu que la piraterie pour métier. Ceux qui avaient survécu aux combats, quand ils ne s’enrôlaient pas immédiatement sur un navire marchand, se retiraient pour cultiver quelques arpents ou élever des moutons. Relativement peu de pirates de l’âge d’or furent arrêtés et exécutés.L’image des pirates forgée par l’Histoire générale se renforça encore grâce à L’Île au trésor de Robert Louis Stevenson, qui a nourri et enraciné le mythe du trésor enterré. Des siècles de récits romancés et plusieurs décennies de cinéma ont façonné notre imaginaire et conféré à leurs activités un grisant parfum d’aventure, exalté par le cadre exotique dans lequel elles prenaient place. Richard Blakemore admet prendre plaisir à lire L’Île au trésor à son petit garçon, qui aime jouer avec des figurines de pirates.
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WP_Post Object ( [ID] => 131173 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-23 16:19:13 [post_date_gmt] => 2025-01-23 16:19:13 [post_content] =>Bill Gates est enthousiaste. Son ami Salman Khan, le fondateur de la Khan Academy, a écrit le livre à lire sur l’usage présent et à venir de l’intelligence artificielle en matière d’éducation. « L’IA va radicalement améliorer tant les résultats des élèves et étudiants que les expériences des enseignants, et aidera à construire un futur où chacun aura accès à une instruction de niveau international », écrit-il sur son blog. Il faut dire que les perspectives sont impressionnantes. « Imaginez que vous avez un tuteur disponible 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour vous aider à maîtriser votre sujet ou vos compétences », écrit sur le blog de la London School of Economics Jon Cardoso-Silva, qui a récemment enregistré une vidéo avec Salman Khan. « Cet expert, mis au diapason du style et du rythme d’apprentissage qui vous est propre, ne se contentera pas de répondre à vos interrogations. Il vous contactera en vous posant des questions personnalisées, stimulantes, qui vous aideront à mieux comprendre des sujets complexes ou à doper votre créativité en vous incitant à relier des idées apparemment sans lien entre elles. » Pour l’enseignant et les parents, ajoute Robert Adès dans le Times Literary Supplement, l’IA apportera en outre tous les outils nécessaires pour programmer les cours ainsi que le travail à la maison et suivre les avancées de chaque élève.
Robert Adès enseigne la psychologie en terminale. Il a hâte de pouvoir utiliser Khanmigo, l’assistant IA de la Khan Academy, qui sera disponible en Angleterre à la rentrée prochaine. Il s’attend à une expérience positive, mais exprime la crainte que l’enseignant se mue en superviseur, que se développe le sentiment trompeur de pouvoir reléguer au second plan « le charisme et l’autorité d’un enseignant parlant avec passion debout devant ses élèves » et que les autorités y trouvent une excuse pour faire des économies et « sous-investir dans l’enseignement humain ».
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Sur plus de 650 pages, dans de courts chapitres, l’auteur passe en revue sa vie, son histoire familiale – son arrière-grand-mère polonaise assassinée à Treblinka, son grand-père espagnol emprisonné par Franco –, ses nombreux amours et ses œuvres, plus nombreuses encore. Il aborde à la fois la progression de sa maladie et son passé de nomade : militant révolutionnaire pendant la dictature argentine, il a dû s’exiler en France puis en Espagne. Grand voyageur, il a vécu à Paris et à New York puis à Buenos Aires pour finalement s’installer à Madrid. Les deux récits se lisent ensemble, mais, comme l’huile et l’eau, ne semblent pas se mélanger, écrit Daniel Ulanovsky Sack dans Letras Libres.
Il se voulait plutôt écrivain que journaliste, mais il fallait bien vivre. Il s’est toujours senti plus romancier que témoin de la réalité. Apprécié pour ses chroniques singulières, c’est en 2011 qu’il est finalement reconnu comme écrivain lorsqu’il remporte le prix Herralde du roman pour Los Living (Anagrama, 2011).
Plus de 30 livres plus tard, avec Antes que nada, il s’attaque à une autre forme de démesure : raconter sa vie et comprendre comment il meurt. Ilse retrouve l’enfant qu’il était et d’une certaine manière qu’il est toujours et se cache derrière sa moustache-étendard. Mopi est le surnom qu’on lui donnait enfant, on le lui donne toujours. La voix qui s’exprime est moins celle de l’écrivain vénéré ou de « Martín Caparrós, chroniqueur global en espagnol » (peut-être le journaliste qui écrit le mieux dans cette langue), que la voix sincère du jeune Mopi, écrit le journaliste Paco Cerdà dans El País. Le livre est dédicacé « à ceux qui m’ont aimé, non pour qu’ils se souviennent mais pour qu’ils apprennent à m’oublier ».
[post_title] => Chronique d’une mort annoncée [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => chronique-dune-mort-annoncee [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-23 16:16:47 [post_modified_gmt] => 2025-01-23 16:16:47 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131169 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131166 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-23 16:14:31 [post_date_gmt] => 2025-01-23 16:14:31 [post_content] =>Au lendemain de sa nuit de noces, la toute récente comtesse Greffulhe, chère à Proust, écrivait (comme tous les matins) à sa maman, mais cette fois pour se plaindre : « Ma mère, que de choses vous ne m’aviez pas dites ! » On était pourtant en 1878, et dans une France aux mœurs supposément plus avancées qu’ailleurs... L’Américaine Alexandra Vasti, professeure de littérature et autrice de romans historiques, qui a examiné avec soin la propagation de l’éducation sexuelle chez les Anglaises du XVIIIe siècle, note pourtant que celles-ci étaient relativement bien informées de ce que le poète S. T. Coleridge allait appeler « birds & bees » (i.e. les mystères de la reproduction – un euphémisme qui connaîtra le succès jusqu'à ce jour). Si les paysannes étaient renseignées dès leur plus jeune âge en observant ce qui se passait dans les basses-cours ou les prairies, les femmes de la bonne société urbaine pouvaient quant à elles consulter sous le manteau des ouvrages très documentés. Simplement, il leur fallait absolument cacher ce savoir jusqu’à leur nuit de noces incluse, sous peine d’être taxées d’impudicité.
L’héroïne d’Alexandra Vasti est une aristocrate délurée qui opère une librairie tournante clandestine d’ouvrages d’initiation, comme il en existait beaucoup en Angleterre au XVIIIe. Parmi les livres proposés on trouve évidemment le Tableau de l’amour conjugal de Nicolas Venette, une production française. Mais le plus célèbre, et de loin, de ces « sex ed books » a pour nom « Le chef-d’œuvre d’Aristote ». Il ne s’agit pourtant ni d’un livre d’Aristote, puisqu’il date de 1648, ni d’un chef-d’œuvre, mais d’une compilation d’écrits d’anatomie, de manuels à l’usage des sages-femmes et de bons conseils sur la contraception et autres aspects de « la vie conjugale ». L’ouvrage est complété de nombreuses planches descriptives qui n’ont pas peu contribué à son immense popularité. « Au milieu du XVIIe siècle circulaient en Angleterre et en Amérique plus d’éditions du “chef-d’œuvre” que de l’ensemble des livres de vulgarisation sexuelle ; il sera réimprimé – sans grands changements – jusqu’en 1930 », écrit Mary Fissel dans la Cleveland Review of Books. Ce livre était pourtant jugé si scandaleux que le nom même d’Aristote (auquel la légende attribuait d’extravagantes prouesses sexuelles) allait prendre dans le grand public une connotation sulfureuse. L’Église n’était pas en reste, car elle considérait que cette lecture avec ses descriptions très précises incitait non seulement à la licence mais aussi à s’interroger sur la conception virginale de Jésus. Aux États-Unis, le « chef-d’œuvre » tombera victime du Comstock Act (1873) qui prohibait la distribution par la poste fédérale d’ouvrages licencieux. Peut-être l’Honorable Comstock, inspecteur postal de son état, avait-il découvert avec effroi dans le Tableau de l’amour conjugal que trop « aisément l’amoureux poison s’introduit dans le cœur d’une pucelle ».
[post_title] => Le poison dans le cœur de la pucelle [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-poison-dans-le-coeur-de-la-pucelle [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-23 16:14:32 [post_modified_gmt] => 2025-01-23 16:14:32 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131166 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131163 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-23 16:12:22 [post_date_gmt] => 2025-01-23 16:12:22 [post_content] =>Si vous souhaitez vous rafraîchir en lisant un livre dont les idées sont à l’exact opposé du trumpisme et du muskisme, vous ne serez pas déçu(e) en vous plongeant dans celui du jeune économiste britannique Daniel Chandler, Free and Equal. Il s’est trouvé un gourou inattendu : le philosophe américain John Rawls, dont la Théorie de la justice (1971) est considérée par certains comme l’œuvre intellectuelle la plus importante du XXe siècle. Dans un style alerte et clair, Chandler commence par présenter la théorie de Rawls, avec une grande précision. Selon Rawls, si nous jetions un « voile d’ignorance » sur nous-mêmes et notre environnement, la quête d’une société équitable aboutirait à formuler trois principes. Le premier est que toute personne puisse revendiquer les mêmes droits et libertés que les autres. Le second est que les inégalités sociales et économiques, inévitables, soient subordonnées au fait que les emplois et postes divers soient ouverts à tous et, paradoxe remarquable, qu’en dernière analyse elles bénéficient aux membres les plus défavorisés de la société, de façon à les faire sortir de l’indigence. Le troisième est que le résultat global ne défavorise pas mais au contraire bénéficie aux générations suivantes.
Une fois posés ces beaux principes, Chandler s’attelle à la tâche plus ingrate de savoir quelles mesures prendre pour les appliquer. De quoi faire frémir la droite libérale au grand complet et, à vrai dire, une bonne partie de la gauche. Qu’on en juge : un revenu universel à hauteur de 60 % du revenu médian, suppression des écoles privées, interdiction du financement privé des partis politiques, un taux de prélèvements obligatoires frisant les 50 %... Même le commentateur du Guardian s’en étrangle : « Qui va voter pour des hausses d’impôt aussi massives ? », écrit Stuart Jeffries.
[post_title] => Libres et égaux… really ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => libres-et-egaux-really [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-23 16:12:24 [post_modified_gmt] => 2025-01-23 16:12:24 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131163 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131159 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-23 16:09:13 [post_date_gmt] => 2025-01-23 16:09:13 [post_content] =>Vers la fin des années 1880, onze intellectuels se réunissaient régulièrement à Lisbonne, au Café Tavares et à l’Hôtel Bragança, pour des déjeuners et des discussions sur les sujets les plus variés. Le groupe s’était baptisé « Les Vaincus de la vie » en référence à l’abandon des idéaux révolutionnaires de leur jeunesse. Scientifiques, universitaires, diplomates et politiciens déçus par l’échec des tentatives de modernisation de la société portugaise et de démocratisation du système politique, ils s’étaient réfugiés dans une sorte de dilettantisme ironique et dandy. Cela ne les empêchait pas de continuer à rêver d’une renaissance possible du pays sous l’égide du monarque constitutionnel Carlos Ier. « Les Vaincus de la vie, observait un contemporain, ne constituent ni un club, ni une académie, ni un cénacle, ni un parti, ni un ordre […]. Comme tout ce qui existe naturellement, ils se sont retrouvés réunis par un phénomène d’attraction mutuelle, d’agrégation spontanée des esprits. »
Au cœur de ce groupe était le romancier Eça de Queiroz. Il figure au panthéon de la littérature portugaise aux côtés des poètes Camões et Fernando Pessoa. Il a souvent été comparé à Flaubert, Maupassant et Zola. Son chef-d’œuvre, Les Maia, est à la fois l’histoire d’une famille et un tableau désenchanté de la haute société de Lisbonne, qu’il dépeint comme décadente. À l’instar de son aîné de quelques années, le prolifique Camilo Castelo Branco, il fut également un brillant essayiste et chroniqueur.
À la suite d’une volumineuse édition de sa correspondance parue en 2008, un choix de ses lettres aux membres du groupe des « Vaincus » vient d’être publié. Parmi les plus riches et personnelles figurent celles qu’il envoya à l’homme de lettres Ramalho Ortigão, qu’il connaissait de longue date et qui fut son meilleur ami. On y suit le déroulement d’une grande partie de sa vie, prématurément interrompue par sa mort précoce à l’âge de 54 ans, en 1900.
José Maria de Eça de Queiroz est né dans un petit village du nord du Portugal. Il était un enfant illégitime. Abandonné par sa mère, il fut élevé par une nourrice, puis par ses grands-parents paternels. Durant ses années de collège dans un internat catholique très dur, il passait ses vacances chez une tante. Plus tard, après que ses parents se furent mariés et qu’il eut terminé ses études, il habita chez eux à Lisbonne et fut officiellement reconnu à l’occasion de son propre mariage. Avoir grandi en l’absence de sa mère et sans environnement affectif stable semble l’avoir durablement marqué. Dans son œuvre s’exprime une vision pessimiste des relations familiales. Inceste, adultère, trahisons, tromperies, amours sans lendemain ou vénales : l’image des rapports humains qui ressort de ses romans est sombre.
Comme son père, qui était fonctionnaire, Eça fit des études de droit à l’université de Coimbra. Il y fit la connaissance du poète Antero de Quental, un peu plus âgé que lui, personnalité non-conformiste grâce à qui il découvrit la pensée de Proudhon et qui encouragea chez lui l’attitude rebelle et les idées révolutionnaires qu’il partageait avec les étudiants de sa génération. Il participa aussi aux activités d’une troupe de théâtre universitaire. Son goût et son talent pour l’art dramatique, qui firent de lui toute sa vie un brillant causeur, s’exprimeront plus tard dans les dialogues très vivants de ses romans. Une fois diplômé, il s’installa brièvement à Évora pour y diriger un journal d’opposition dont il rédigeait lui-même une bonne partie. Une expérience éphémère du métier d’avocat dans cette ville ne lui laissa qu’une aversion profonde pour les tribunaux et les juristes.
En 1869, à l’occasion de l’inauguration du canal de Suez, il effectua un voyage de deux mois en Égypte et au Moyen-Orient en compagnie d’un aristocrate qui allait devenir plus tard son beau-frère. Son premier roman, Le Crime du Padre Amaro, lui fut largement inspiré par son séjour dans la ville de Leiria où il fut nommé sous-préfet un an plus tard.
C’est le récit des amours tragiques d’un jeune prêtre et de la fille de sa logeuse, qu’il désirait et qui tombe amoureuse de lui. L’histoire finit mal : l’enfant né de cette aventure meurt, la jeune femme aussi, et le prêtre poursuit sa carrière sans dommage à Lisbonne. Lorsqu’il fut publié cinq ans plus tard, ce roman, où s’exprime un anticléricalisme qu’Eça professa toute sa vie, fut loué pour son réalisme.
À ce moment, il venait d’entamer sa carrière consulaire. Son premier poste fut Cuba. Plusieurs des rapports envoyés à son ministre portent sur les conditions de travail épouvantables faites sur l’île aux coolies chinois venus de Macao, alors colonie portugaise. Il écrit à Ramalho Ortigão : « J’ai quitté mon atmosphère, et je vis dans l’inquiétude, dans un air qui n’est pas le mien. En outre, je suis loin de l’Europe, et vous savez à quel point nous sommes européens. Vous et moi. »
Le même état d’esprit se retrouve dans les lettres envoyées plus tard de Newcastle, où il fut ensuite nommé. Ici aussi, sa correspondance officielle, largement consacrée à une grève des mineurs, est dominée par des préoccupations sociales. Elles lui feront écrire dans les Lettres d’Angleterre : « C’est bien joli de parler de l’ordre, du respect de la propriété, du sentiment d’obéissance à la loi, etc., mais, quand des milliers d’hommes voient leurs familles sans feu dans l’âtre, sans un morceau de pain, leurs enfants mourir de misère […], il est difficile d’aller expliquer à ces malheureux les règles de l’économie politique. » De Newcastle, il écrit à Ramalho Ortigão : « Je me suis convaincu qu’un artiste ne peut travailler loin du milieu où il puise sa matière artistique : Balzac […] n’aurait pas pu écrire La Comédie humaine à Manchester, et Zola n’aurait pas réussi à faire une ligne des Rougon à Cardiff. Je ne peux dépeindre le Portugal à Newcastle. »
Ces références à de grands écrivains français ne sont pas fortuites. Eça de Queiroz, qui, après un passage par Bristol, terminera sa carrière comme consul à Paris en 1888, était fasciné par la France et la littérature française. Flaubert était pour lui le modèle absolu. En 1884, il confiait à un autre des « Vaincus de la vie », l’historien et homme politique Oliveira Martins : « Mes romans, dans le fond, sont français, comme je suis moi-même, en presque tout, un Français, à l’exception d’un fond sincère de tristesse lyrique, qui est une caractéristique portugaise, un goût dépravé pour le fado et un juste amour de la morue à l’oignon. »
Cet amour pour la France, qui s’atténua lors de l’affaire Dreyfus (il fut un dreyfusard fervent), ne l’empêchera pas de dénoncer dans un texte célèbre intitulé « L’obsession française » la dévotion servile des Portugais à l’égard de ce pays : « Nous imitons ou faisons semblant d’imiter en tout la France, depuis l’esprit de nos lois jusqu’à la forme de nos chaussures ; à un tel point que pour un œil étranger, notre civilisation, surtout à Lisbonne, a l’air d’être arrivée la veille de Bordeaux, dans des caisses par le paquebot des Messageries. »
Arrivé à la quarantaine, il éprouva le besoin de stabiliser sa vie sentimentale. À Ramalho Ortigão, il déclare en toute franchise : « J’aurais besoin d’une femme sereine, intelligente, ayant de la fortune (pas trop), au caractère ferme, derrière un caractère doux, qui m’adopterait comme on adopte un enfant ; qui paierait le gros de mes dettes, m’obligerait à me lever à des heures chrétiennes […], qui me nourrirait avec hygiène et simplicité, qui m’imposerait un travail diurne salutaire, et quand je me mettrais à demander la lune en pleurant, me la promettrait, jusqu’à ce que je n’y pense plus. »
Parce que sa femme était noble, on a suggéré qu’il s’agissait d’un mariage de convenance. Mais les lettres qu’il lui envoyait témoignent d’une réelle affection. Il y est toutefois régulièrement question d’argent. La relative fortune de sa femme ne consistait qu’en terres, et son salaire de consul ne suffisait pas pour couvrir les dépenses quotidiennes de la famille. Vivant au-dessus de ses moyens, il fut confronté tout au long de son existence à des difficultés financières. Elles le contraignirent à demander de l’aide à ses amis, parfois en termes extrêmement pressants. Il ne cessa par ailleurs de souffrir de sérieux problèmes de santé, digestifs et nerveux, auxquels il ne faisait que rarement allusion dans sa correspondance.
Il fut aussi impliqué dans des polémiques désagréables. Un de ses adversaires de toujours fut un de ses confrères nomméManuel Pinheiro Chagas, qui l’attaqua notamment au sujet des Maia, l’accusant d’avoir caricaturé sous le nom de Tomás de Alencar, un des principaux personnages, le poète Bulhão Pato. Dans une lettre à un autre des « Vaincus de la vie », Eça proteste de sa bonne foi : « Pour faire le portrait d’un homme […], il faut au moins le connaître. Connaître sa physionomie extérieure et intérieure – ses idées, ses habitudes, ses goûts, ses sentiments, ses manies, ses intérêts, tous les traits variés qui constituent un caractère. Est-ce que je connais de cette manière intime M. Bulhão Pato ? Non – ni intimement, ni superficiellement. »
Il était perfectionniste et corrigeait abondamment ses romans sur épreuves, au désespoir de ses éditeurs, dont les principaux furent des Français établis à Porto (sa correspondance avec eux est en français). Sa tendance à l’autocritique était très forte. À Ramalho Ortigão, il présentait Le Cousin Bazilio, une sorte de Madame Bovary en plus noir encore, comme « une œuvre insincère, ridicule, affectée, difforme, larmoyante ». Les Maia, lui disait-il aussi, est un roman « vague, diffus, [...] sec […], une sorte d’exercice pratique pour faire mieux plus tard ».
Après ce dernier livre, tout en s’efforçant sans succès de mettre en œuvre des projets de revue, il ne fit plus paraître que des chroniques dans la presse. Elles furent réunies et publiées après sa mort. Son abondante œuvre posthume comprend des recueils d’essais et d’articles, des contes et nouvelles considérées par certains comme ce qu’il a écrit de mieux, ainsi que plusieurs romans qu’il avait conservés à l’état de manuscrits parce qu’il n’en était pas satisfait ou qu’ils étaient inachevés. Un de ceux-ci fut complété par Ramalho Ortigão. Celui-ci, qui lui survécut quinze ans, finit par se rallier avec enthousiasme à la cause de l’intégralisme lusitanien, mouvement traditionnaliste, monarchique et antiparlementaire opposé à la fois au libéralisme et à l’autoritarisme de l’État nouveau. On peut se demander ce qu’Eça de Queiroz aurait pensé de l’évolution de son plus grand ami.
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