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Incertitude sur le vainqueur dans quatre États. Les deux camps crient victoire et dénoncent les fraudes de la partie adverse. En Caroline du Sud, la participation est de 101 %... Le Congrès décide finalement d’adouber le candidat républicain, alors qu’il n’a pas reçu la majorité des suffrages exprimés… C’était en 1876, quand le démocrate Samuel Tilden se présentait contre le républicain Rutherford B. Hayes.

À l’époque, les valeurs entérinées par la Constitution étaient défendues par les républicains, tandis que les démocrates restaient favorables au Sud esclavagiste, qui avait perdu la guerre de Sécession lors de la décennie précédente. Mais, paradoxalement, l’élection contestée de Hayes a eu pour effet de « freiner le progrès de l’égalité raciale aux États-Unis », écrit le mathématicien Ole J. Forsberg dans la revue Nature. Hayes n’est pas parvenu à exercer une quelconque influence sur les États du sud, qui ont voté des lois « régressives ». Ancien Chief Justice des États-Unis, William H. Rehnquist a publié ce livre en 2004. 

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Il n’y a pas qu’en France qu’on est obsédé par un éventuel retour des années 1930. En Allemagne aussi, où l’extrême droite accumule les succès électoraux. Le récent ouvrage du journaliste Jens Bisky, Die Entscheidung (« La décision »), en témoigne : il traite des dernières années de la République de Weimar « et de la question de savoir pourquoi ce furent les dernières », note l’historienne Ute Daniel dans le Süddeutsche Zeitung (où Bisky a travaillé un temps). L’ouvrage débute en 1929, année de la mort de Gustav Stresemann et du krach boursier de New York. Il s’achève en 1934, quand la disparition du président Hindenburg et l’élimination des SA de Röhm, lors de la Nuit des longs couteaux, achèvent de faire place nette pour Hitler. 

Le problème sous-jacent est bien entendu celui du caractère inéluctable ou non de l’issue finale. Bisky consacre 21 chapitres aux « moments clés » de ces cinq années ayant accouché du régime le plus criminel de l’Histoire. Il ausculte les « décisions, petites et grandes », qui « ont mené au Troisième Reich ». S’en dégage, à en croire Ute Daniel, « une impression de fatalité qu’il n’est pourtant pas dans l’intention de l’auteur de créer ». Heureusement, d’après l’historienne, une autre dynamique vient en partie contrebalancer cette impression : celle qui naît du « tumulte des personnalités, des partis et des institutions aux illusions, aux aspirations et aux intérêts les plus variés », mais qui, pour la plupart, souhaitaient autre chose qu’Hitler. On retrouve dès lors une idée qui est celle que « l’historien britannique Ian Kershaw a mise en mots il y a plus de 30 ans » : « ce ne sont pas les nazis qui ont détruit la République de Weimar ; mais ce sont eux qui ont profité de la destruction de la République ».

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Le romancier mexicain Guillermo Arriaga traverse l’Atlantique et le temps. Il se transporte dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle. Le jeune William Burton, l’aîné d’une famille noble et cynique, doit explorer le territoire des fermes familiales et apprendre à les gérer. Mais voilà qu’en pénétrant au plus profond des enclos, il prend conscience de la présence d’êtres étranges, difformes, incapables, en apparence, de communiquer, vivant avec les animaux, comme des animaux. Seul son tuteur, Matthew, accepte de lui parler de ces créatures. Il l’encourage même à les étudier et à faire part de ses observations à un groupe de médecins, botanistes, naturalistes, géographes nommé « Les Rationnels », toujours prêts à enquêter sur les sujets les plus divers. De là naîtra la vocation du jeune Burton pour les connaissances scientifiques, la médecine. Il en résulte son éloignement définitif de sa famille.

Les connaissances scientifiques que décrit Arriaga sont en partie imaginaires, ce qui ne nuit pas à la crédibilité du récit. S’étant immergé dans la langue du XVIIIe, il a tenté d’employer uniquement les termes utilisés à l’époque. Afin d’illustrer la manière dont on écrivait alors, il n’utilise que des virgules, de sorte que les phrases deviennent très longues – sans enlever sa fluidité à l’histoire. « Un auteur n’a pas toujours la volonté de choisir l’histoire qu’il va raconter ou la direction qu’elle va prendre. C’est plutôt l’histoire qui le possède », a-t-il confié au journal mexicain La Jornada 

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Qu’est-ce que le futur tient en réserve pour les libraires ? Pour le savoir, il suffit de regarder outre-Atlantique, d’où les vents soufflant en sens contraire des alizés apportent sur nos rivages la plupart des inéluctables évolutions culturelles. Coup de chance, l’historien Evan Friss vient précisément de consacrer 400 pages à cet aspect capital mais très menacé de la culture américaine. « Si tout le monde déplore la disparition des épiciers du paysage urbain, on s’effraie moins face aux grandissants déserts culturels où il n’y a plus le moindre livre à acheter », regrette Alexandra Jacobs dans The New York Times. « Les libraires ne survivent qu’en vendant des monceaux de bric-à-brac à forte marge, en organisant des événements quasi quotidiens, en s’activant sur les réseaux sociaux et en utilisant tous les leviers de la technologie informatique pour garnir un peu leur pathétique compte d’exploitation », énonce froidement Evan Friss, par ailleurs époux d’une libraire new-yorkaise. « Entre 2012 et 2021, le nombre de librairies en Amérique a décliné de 34 % ; malgré un boom pendant le COVID, elles sont désormais moitié moins nombreuses que dans les années 1990. » « La faute sans doute à cet étonnant service de vente en ligne qui permet de recevoir tous les livres qu’on souhaite, quasiment d’un jour sur l’autre. Ça porte le nom d’une rivière d’Amérique du Sud. Ça vous dit peut-être quelque chose ? », ironise Alexandra Jacobs.

L’auteur ne se contente pas d’annoncer un avenir un peu glauque (dont la France serait jusqu’alors préservée grâce à la loi Lang sur le livre) : il évoque aussi le passé et le très révélateur présent des librairies aux États-Unis. Peut-être le premier véritable libraire y fut Benjamin Franklin, imprimeur de son état, qui vendait dans sa boutique-atelier-bureau de poste un peu de tout mais aussi des livres (à l’époque, on publiait un millier de livres par an aux États-Unis, contre 400 000 aujourd’hui). Des pionniers avec la bosse du commerce, comme Field’s à Chicago, ont ensuite lancé au début XXe siècle des grands magasins avec un département livres. Les librairies ont alors peu à peu cessé d’être des « antres réservées aux intello-bourgeois » pour accueillir d’abord la moyenne bourgeoisie adhérente du célèbre « Book of the Month Club », puis l’émergente clientèle des livres de poche, pipeline de la « culture de masse ». Dans les années 1970, les chaînes de librairies (B. Dalton, Waldenbooks, plus tard Barnes & Noble ou Borders) ont donné un nouvel élan à l’achat de livres – et à la culture. Les petites boutiques avec un libraire bienveillant qui dispensait de sages conseils ont cédé la place à de vastes espaces lumineux et confortables, des « lieux magiques où des vies pouvaient être bouleversées par de bénéfiques rencontres avec des livres ou des gens », s’exalte Alexandra Jacobs. Mais survint « l’apocalypse du marché, déclenchée par la reine de la rationalisation, Amazon » (75 % des ventes de livres papier et 90 % d’e-books aux États-Unis !).

Aujourd’hui, la librairie américaine survit sous la forme de petites boutiques indépendantes, les « indies », au business model incertain et souvent un peu artificiel, qui épaulent des communautés spécifiques (LGBT, black, ultra-conservatrices ou ultralibérales…). Ces micro-foyers culturels antagonistes reflètent – et encouragent – la division et la radicalisation de la société américaine. Pour l’instant. Car, ajoute l’auteur résigné, bientôt toutes les idées, les bonnes comme les mauvaises, ne seront plus véhiculées que dans les étuis de carton brun d’Amazon.

[post_title] => La fin de la librairie américaine [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-fin-de-la-librairie-americaine [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-06 19:17:03 [post_modified_gmt] => 2024-11-06 19:17:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130643 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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La reine Élisabeth II confia un jour à François Hollande avoir rêvé, petite fille, de devenir une actrice. Lorsqu’il lui fit remarquer qu’en un sens elle l’était, elle répondit, semble-t-il : « Oui, mais toujours dans le même rôle. » L’observation du président français ne manquait pas de justesse, de même que la réponse de la reine. « La fonction de monarque, relève Craig Brown dans le livre qu’il vient de consacrer à celle-ci, est intrinsèquement théâtrale : où que vous alliez, quoi que vous fassiez, le public est toujours là, attendant d’être surpris, ou rassuré, ou charmé, ou déçu. Le monarque doit jouer le seul et unique rôle qu’il est né pour jouer. » Se sachant donc en représentation permanente, la reine n’a jamais cherché à se soustraire aux obligations que ceci impliquait, par exemple celle de sourire de façon continue durant de longues heures. 

À la fin de sa vie, elle eut l’occasion de réaliser son ambition de jeunesse au sens littéral, en acceptant de jouer son propre rôle. En 2012, lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Londres, elle apparut en compagnie de Daniel Craig dans une fausse séquence de film de James Bond. Dix ans plus tard, à l’occasion du jubilé de platine marquant ses 70 ans de règne, elle tourna avec un plaisir évident un petit film de quelques minutes la montrant en train de prendre le thé avec l’ours Paddington, célèbre personnage de la littérature enfantine et de films d’animation. Une fois la prise de vue terminée, l’acteur Simon Farnaby, qui interprétait le rôle d’un valet de pied, la félicita : « C’était fantastique […], vous êtes une très bonne actrice. » « Naturellement, répondit-elle, j’ai fait cela toute ma vie. » « Vous voulez dire, jouer le rôle de la reine ? », demanda-t-il, l’obligeant à préciser : « Vous savez […], Paddington n’est pas réel […], mais moi je suis la reine. » 

Du jour où, en 1953, l’archevêque de Canterbury a posé la couronne royale sur sa tête, Élisabeth II, à ses propres yeux comme à ceux du monde, s’est totalement confondue avec son état de reine. Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elle a accompli avec stoïcisme les tâches de représentation officielle qui lui étaient dévolues (en sept décennies de règne, on estime qu’elle a conversé, fût-ce très brièvement, avec quelque 4 millions de personnes) et qu’elle a exercé avec efficacité les prérogatives reconnues au monarque constitutionnel britannique, qui relèvent, non du pouvoir, mais de l’influence : le droit et le devoir d’être consulté, de conseiller, d’encourager et de mettre en garde le gouvernement. 

Parce qu’elle était extrêmement réservée, sa personnalité n’a cessé de faire l’objet d’interrogations. Craig Brown n’a pas la prétention d’en faire une analyse approfondie. Même s’il est organisé selon un plan chronologique, son livre n’est pas non plus une biographie. Comme il l’avait fait dans un précédent ouvrage sur sa sœur la princesse Margaret (enfant terrible de la famille royale, réputée pour son franc-parler, son arrogance, sa vie sentimentale mouvementée et son association avec le milieu artistique et bohême), Brown propose un portrait éclaté de la reine, une mosaïque d’observations et d’anecdotes inégalement significatives mais qui, prises ensemble, s’avèrent éclairantes, et doublement :autant qu’Élisabeth II, le sujet du livre est l’étrange fascination qu’elle n’a cessé d’exercer sur les citoyens britanniques, l’obsession qu’ils avaient pour elle, la place centrale qu’elle occupait dans leur imagination.  

On apprend ainsi qu’à l’estimation d’un certain Brian Masters, qui a écrit un livre à ce sujet, un tiers des Anglais ont à un moment ou l’autre de leur vie fait un rêve où elle apparaissait. Plus d’une fois, le rêveur se trouvait dans une situation embarrassante, nu, ou dans une posture ridicule. À côté de ses propres rêves, Craig Brown raconte ceux de quelques personnalités : Kingsley Amis, Graham Greene, Henry Channon, C. S. Lewis, Judi Dench, la princesse Margaret, Boris Johnson. 

Combinée avec la terreur de commettre une maladresse, l’image de respectabilité austère de la reine et l’aura qui entourait sa personne expliquent un autre phénomène étrange : mis en sa présence, presque tout le monde perdait ses moyens. C’est ce que le présentateur de radio Terry Wogan appelait « l’effet royal », qu’il définissait de la manière suivante : interrogé par la reine, « vous dites la première chose qui vous passe par la tête et le souvenir de votre stupidité vous poursuit jusqu’à la tombe ». Aucune forme de mérite ou de célébrité ne semblait immuniser contre cette malédiction. Parmi ceux qui en ont été victimes, Brown cite le dramaturge Harold Pinter et le musicien Phil Collins. 

En dépit de son extrême politesse, la reine ne faisait rien, il est vrai, pour mettre à l’aise ses interlocuteurs. Lorsque quelqu’un lui était simplement présenté (les entretiens avec ses Premiers ministres – elle en eut quinze – et les chefs d’État étrangers se déroulaient bien sûr différemment), l’échange durait rarement davantage que quelques secondes. Après avoir demandé à la personne en face d’elle si elle venait de loin (« Have you come far ? ») et ce qu’elle faisait dans l’existence, la souveraine commentait la réponse obtenue d’un lapidaire « really ? »« interesting » ou « very interesting », dont on était censé comprendre qu’il mettait fin à la rencontre. À tort ou à raison, la banalité de ses propos a souvent été interprétée comme le signe qu’elle n’avait rien à dire. 

« L’effet royal » jouait également face à la foule. Supposée honorer les spectacles auxquels elle assistait, sa présence avait pour effet paradoxal de les perturber. Parce que le public détournait son attention de la scène pour la fixer sur elle, ou, paralysé par le respect, gardait un silence mortel aux moments où il aurait dû éclater de rire. Se rendait-elle compte, se demande par ailleurs Brown, à quel point le monde autour d’elle exhalait une odeur de peinture fraîche ? Lorsqu’elle se rendait quelque part, « tout ce sur quoi elle posait les yeux était plus propre, brillant, neuf, grandiose […] que quelques jours auparavant ».  

Une section du livre porte sur les règles d’étiquette. Aussi attachée au respect des préséances que sa mère et sa sœur, Élisabeth II tenait à ce qu’elles fussent rigoureusement respectées. Qui, à la cour, devait faire la révérence (pour les femmes) ou incliner la tête (pour les hommes) et devant qui ? Les usages reposaient sur la distinction entre les personnes de sang royal et celles qui avaient intégré la famille royale par mariage. Les divorces et remariages, ainsi que l’introduction de personnes roturières, obligèrent à réécrire les règles à deux reprises.  

Une plaisanterie courante au sein du personnel du palais était que le plus important pour Élisabeth II était « ses chevaux, ses chiens, le prince Philip et ses enfants, dans cet ordre ». La formule est un peu injuste : on croit savoir qu’elle consultait son mari avant toute décision importante et à quel point son avis comptait pour elle ; et bien des photos la montrent en mère aimante. Mais elle contient quelque chose de vrai. Dans une vie réglée au millimètre, le monde des courses hippiques l’excitait en raison de ce qu’il recèle de suspense et d’imprévisibilité. À deux occasions seulement dans son existence on l’a vue courir en public, et c’était sur un champ de courses. Sa passion pour cette forme de compétition la conduisit un jour à se comporter avec un surprenant manque de compassion. Lorsque l’entraîneur de ses chevaux fut provisoirement mis hors d’état de travailler après une chute et une opération du cœur, dans un premier temps, elle refusa peu charitablement de le garder à son service. Face au scandale dans le monde hippique, son contrat fut prolongé d’un an, avant qu’il ne change d’employeur. Cette sécheresse de cœur n’avait rien d’habituel chez elle. Lors de l’attentat à la bombe perpétré par l’IRA qui, en 1979, coûta la vie à Lord Mountbatten, la fille de celui-ci, un de ses petits-enfants et un garçon irlandais qui les accompagnait moururent également dans l’explosion. Le frère jumeau du petit-fils de Mountbatten tué fut gravement blessé. La reine l’emmena au château de Balmoral où elle s’occupa de lui avec une sollicitude maternelle. 

L’explication de son attachement profond à ses chiens avancée par Craig Brown est d’une nature assez semblable : ils l’affranchissaient des contraintes d’une existence enchaînée par un strict formalisme : « Dans une vie aussi planifiée et organisée, dictée par l’ordre, les conventions, le devoir et la dignité, n’était-ce pas le tempérament anarchiste de ses corgis qui lui plaisait tellement ? Ils ne lui offraient ni respect, ni admiration et à peine un peu d’obéissance. Ils étaient imprévisibles, agressifs, exigeants et insouciants [...], des dictateurs à quatre pattes […], des voyous déchaînés […]. Contrairement aux êtres humains, ils n’étaient pas impressionnés par Sa Majesté. » Lors d’entretiens plus longs que d’habitude, les corgis lui fournissaient aussi un sujet de conversation lorsqu’elle était mal à l’aise ou sentait son interlocuteur embarrassé. En 2014, elle reçut un chirurgien tout juste revenu de zones de guerre en Syrie, si traumatisé par les horreurs qu’il avait vues qu’il était incapable d’ouvrir la bouche. « Puis-je vous aider ? », lui demanda la reine. Et elle se mit à lui parler de ses corgis, dont ils s’occupèrent ensemble durant une demi-heure. 

Bien d’autres sujets sont évoqués dans A Voyage Around the Queen : la manière dont Élisabeth II a traversé la crise déclenchée par la mort de la princesse Diana et les multiples scandales familiaux qui ont entaché ses dernières années ; son aversion, exprimée en privé, à l’égard des dictateurs qu’elle était protocolairement obligée de recevoir (Idi Amin Dada, Bachar al-Assad ou Nicolae Ceausescu, dont la visite à Londres fut pour elle un vrai cauchemar) ; ses relations avec Margaret Thatcher, moins tendues qu’on l’a quelquefois soutenu ; l’évolution de sa prononciation de l’anglais, devenue moins châtiée et maniérée avec le temps ; les six versions qui ont été données de sa rencontre avec un intrus parvenu jusqu’à sa chambre ; les discussions autour de la désignation du « poète-lauréat » – Cecil Day-Lewis, John Betjeman et Ted Hughes portèrent ce titre, mais Philip Larkin ne l’obtint pas, en raison de la crudité de certains de ses poèmes. Et son portrait par Lucian Freud, qu’elle ne trouvait guère réussi. Peu de temps après qu’il fut terminé, elle était invitée à visiter une exposition de toiles du peintre, une série de ces nus particulièrement réalistes qui sont sa marque de fabrique. « Lucian Freud ne vous a-t-il pas portraiturée ? », lui demanda la gérante de la galerie. « Oui, répondit-elle, puis, baissant la voix, mais pas comme cela. »  

Durant les dernières années de son règne, il fut de plus en plus question d’une possible abdication en faveur de son fils le prince Charles ou de son petit-fils le prince William. À l’ancien directeur du Daily Telegraph Max Hastings, qui exprimait ses inquiétudes au sujet de sa succession, un de ses proches répondit : « Mais vous ne comprenez pas [vous, les journalistes] : elle aime être reine. » Elle le fut donc jusqu’à son dernier jour.Craig Brown n’est pas un admirateur naïf de la monarchie. S’il n’évoque pas, comme il aurait pu le faire, les questions que soulève l’immense fortune des Windsor, il rappelle à quel point une bonne partie des rituels cérémoniaux associés à la Couronne britannique constituent en réalité ce que l’historien Eric Hobsbawm appelait des « traditions inventées » : ils ont été introduits durant le règne de la reine Victoria ou par la suite. Avec le sourire, il met en lumière tout ce que l’engouement des Anglais pour la famille royale peut avoir d’exagéré et de ridicule. Mais l’image d’Élisabeth II qui ressort de son livre est positive et attachante. C’est celle d’une femme qui a fait son métier de reine avec retenue et un grand sens du devoir, raison pour laquelle, dans le petit film réalisé en son honneur,  l’ours Paddington lui exprime sa gratitude : « Merci pour tout. »

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« Écrire, ça me casse les couilles », résumait Beckett. En gros, ses confrères sont du même avis, sauf ceux qui jurent trouver à l’exercice un étrange et masochiste plaisir. Alors, pourquoi écrit-on ? Réponse de Jules Renard, mais qui vaut pour presque tout le monde : dans l’espoir « du succès d’estime, qui m’attend, et du succès d’argent qui m’attend aussi – mais avec moins d’impatience ». Qu’aurait-il dit aujourd’hui, où l’écriture d’un roman, pour pénible qu’elle soit, n’est que la première étape d’un long, long chemin de croix ? On publie en effet chaque année 80 000 à 100 000 livres en France, dont 12 000 romans. Les journalistes littéraires – 200, 300 maximum – ne peuvent donc n’en critiquer qu’une infime partie. Le sort du reste, de l’immense reste, est du ressort des médias numériques : blogs d’influenceurs, sites spécialisés, interventions sur les réseaux sociaux… Les identifier, leur mettre un texte sous le nez et les aguicher d’une façon ou d’une autre demande des efforts qui font pâlir ceux requis par l’écriture elle-même, et mobilise des talents dont bien des auteurs sont démunis. Car rares sont les émules de Léon Bloy, qui parcourait Paris avec une charrette pleine d’exemplaires de sa prose, ou de Restif de La Bretonne, ce virtuose de l’intégration verticale qui non seulement écrivait mais fabriquait aussi le papier sur lequel il imprimait ses œuvres, puis collait des affiches pour les vanter avant de les colporter lui-même.

Aujourd’hui les auteurs – surtout ceux de premiers romans qui ne désespèrent pas d’en publier un second – doivent assumer directement les tâches de promotion s’ils veulent sortir d’un fatal anonymat, car « il est très difficile d'être connu quand on n’est pas connu » disent volontiers les éditeurs ! « Un écrivain qui se lance doit désormais être non seulement écrivain mais aussi un authentique influenceur sur les médias sociaux, s’il veut être compétitif dans l’économie de l’attention », assène Jon Roth dans Esquire. Le débutant doit donc être moralement « prêt à exposer des parties de sa vie qui n’ont rien à voir avec la production culturelle », explique Kyle Chayka, dont l’ouvrage examine les implications de cet impératif. En gros, il s’agit d’établir un rapport d’intimité entre l’auteur et le lecteur potentiel, de « générer “une énergie” autour de sa propre personne », et de créer ou d’intégrer une communauté – ce qui suppose une excellente maîtrise des réseaux sociaux et de leur fonctionnement.

Or, problème dans le problème, ceux-ci se sont donnés un nouveau maître : l’algorithme, qui a pour unique dessein « de vous retenir le plus longtemps possible sur un site, fût-ce au prix d’un aplatissement de la culture ». Le résultat, poursuit Chayka, est l’équivalent culturel de la junk food : « quelque chose qui malgré vous sollicite vos sens, mais juste par la perfection de sa composition chimique ». Évidemment, nous voilà loin de la littérature. Mais un écrivain optimiste devrait en conclure que l’IA pourrait bientôt l’aider (voire le remplacer) dans la création d’un texte impeccablement calibré pour séduire un lectorat aux choix déterminés à leur tour par l'IA. L’heureux écrivain n’aurait alors plus qu’à attendre ses droits d’auteur pour aller les dépenser.

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Le pays le plus peuplé d’Afrique (230 millions d’habitants) n’est pas le plus libéral. Une loi de 2014, acclamée par la majeure partie de la population, criminalise les « relations amoureuses » entre deux personnes de même sexe. De lourdes peines de prison sont prévues. Depuis lors le harcèlement d’homosexuels au Nigéria est devenu monnaie courante. Il a donc fallu du courage à Chukwuebuka Ibeh pour écrire ce (premier) roman, écrit Estelle Shirbon dans le Times Literary Supplement. Il met en scène le parcours du jeune Obiefuna, qui découvre son penchant et est envoyé en pension par un père furieux. Ses émois à l’école, « ses interactions périlleuses avec d’autres garçons et le tumulte intérieur qui en résulte sont évoqués avec finesse », écrit Shirbon, qui émet des réserves sur d’autres passages. Entré à l’université, Obiefuna est confronté aux effets « immédiats et cruels » de la loi de 2014. Depuis lors une législation encore plus répressive a été adoptée en Ouganda, observe Shirbon.

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La célèbre tour de Babel peinte par Bruegel l’Ancien impressionne par son architecture surréaliste avant l’heure en forme de spirale. À l’instar de ses contemporains, le peintre associait cet épisode de la Bible à l’extraordinaire expansion de la ville d’Anvers au cours du XVIᵉ siècle. « Le commerce du monde entier » se trouvait dans cette ville, selon l’expression du diplomate vénitien Bernardo Navagero. Un essor dû à l’ensablement du Zwin, ancien bras de la mer du Nord, vers 1500, qui avait rendu Bruges inaccessible par bateau, faisant d’Anvers le port commercial le plus important d’Europe. On pouvait y acheter de tout : de la laine anglaise, des épices, du papier, des pierres précieuses, de la soie, du sucre, de l’ivoire, de l’or, de la porcelaine chinoise, du vin et bientôt des livres…

Dans un ouvrage qui vient d’être traduit en français, Michael Pye, historien et journaliste britannique, explore « les années fastes » d’Anvers : « ces quelques décennies fugaces pendant lesquelles elle a brillé de mille feux », souligne The London Review of Books. Un succès surprenant, car Anvers n’avait pas de cour, ni d’évêque, ni de dynastie régnante. « Une tolérance pragmatique » faisait de cette ville cosmopolite un endroit propice aux affaires. C’est là que prend racine la financiarisation de la vie, et qu’apparaît, en 1531, la première bourse au sens moderne. Le vent tourne dans les années 1560, avec l’avènement de la Réforme. « Les ingrédients magiques qui faisaient le succès d’Anvers se sont dissous rapidement », écrit The Guardian. En 1585, la ville est mise à sac par les troupes de Philippe II d’Espagne. Vers 1600, les rues sont quasi désertes. Les forces vives ont fui vers le nord. Amsterdam devient le nouvel Anvers. 

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Malgré d’indéniables avancées, les intouchables restent la lie de la société indienne, toujours dominée par un système de castes rigide. « La plupart des Dalits restent pauvres. Ils sont ouvriers agricoles, assurent des travaux serviles et sont cantonnés dans des habitations séparées », écrit l’historien Gyan Prakash dans The New York Review of Books. Leur statut est pourtant un sujet politique depuis un bon siècle. Ils ont été formidablement défendus par l’un des leurs, B.R. Ambedkar. Quatorzième enfant d’une famille d’intouchables du centre de l’Inde, il bénéficia de la passion de son père pour l’instruction, passion acquise au sein de l’armée coloniale britannique. Élève brillant, il décrocha une bourse pour l’université de Columbia aux États-Unis, où il obtint un doctorat (il en obtint un second à la London School of Economics).

La biographie de 800 pages que lui consacre le journaliste Ashok Gopal relate admirablement son itinéraire intellectuel et politique, estime Prakash. Influencé par le philosophe John Dewey, fasciné par les principes de la Révolution française, il fit sienne la devise « Liberté, égalité, fraternité », qu’il parvint à promouvoir jusqu’à la faire inscrire dans la Constitution de l’Inde nouvellement indépendante en 1949. Mais déjà il avait prévu ce qui devait arriver : « En politique nous aurons l’égalité, mais dans la vie économique et sociale nous aurons l’inégalité […]. Nous continuerons de nier le principe “un homme une valeur”. » Anticipant un avenir qui reste d’actualité soixante-seize plus tard, il dit aussi en 1948 : « La démocratie en Inde n’est qu’une couche de fumure sur le sol indien, qui est essentiellement non démocratique ».

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Parce qu’il a vraisemblablement vu le jour en 1524 (la date exacte n’est pas connue), on célèbre cette année le 500e anniversaire de la naissance de Camões. Parmi les initiatives prises à cette occasion figure la publication d’une nouvelle biographie, par Isabel Rio Novo. Reconstituer l’existence d’un homme qui a vécu il y a cinq siècles n’est pas chose aisée, surtout lorsqu’elle fut aussi tumultueuse que la sienne. Confrontée à chaque instant à des incertitudes, Isabel Rio Novo distingue avec subtilité, dans ce qu’on raconte à son sujet, ce qui peut être prouvé et doit être tenu pour certain, ce qui est probable, vraisemblable ou simplement possible et ce qui n’est clairement que pure hypothèse. Ceci tout en décrivant de manière suggestive l’environnement matériel, social et culturel dans lequel il a vécu, dans un récit qui, sans avoir rien de romancé, se lit, selon l’expression consacrée, comme un roman. 

Comme Dante, Cervantès, Shakespeare et Goethe, Camões est un symbole de son pays. À l’instar des trois premiers, il a contribué à consolider la langue nationale sous sa forme moderne. Écrivain du XVIe siècle, il est l’auteur le plus important de la littérature portugaise avec Eça de Queiroz au XIXe siècle et Fernando Pessoa au XXe. Son œuvre la plus connue, Les Lusiades, poème épique qui chante les exploits du navigateur Vasco de Gama et les grandes découvertes, a joué un rôle central dans le développement du sentiment patriotique portugais. 

Composées de plus de huit mille vers organisés en strophes de huit décasyllabes qui font se succéder deux rimes croisées et deux rimes plates, Les Lusiades contiennent des descriptions de la nature et des passions humaines d’une grande puissance et d’une exceptionnelle beauté, qui font penser à Homère. Son œuvre lyrique est aujourd’hui plus susceptible encore de nous toucher, et c’est certainement par elle qu’il convient de l’approcher. Dans ses sonnets, on entend sa voix vibrant de passion amoureuse, comme dans ceux de Shakespeare, et ses regrets de mauvais garçon, comme dans les poèmes de François Villon.  

Luís de Camões descendait d’une famille de gentilhommes (« fidalgos ») d’origine galicienne, par une branche cadette, désargentée. Toute sa vie fut marquée par la tension entre les privilèges que lui valait son appartenance à la noblesse et la nécessité d’assurer sa subsistance. Plusieurs villes (Porto, Coimbra, Santarém, Lisbonne) ont été proposées comme lieux possibles de sa naissance. Sans qu’on puisse l’attester à l’aide de documents, il est sûr qu’il a fait des études supérieures très poussées, sans doute à l’université de Coimbra. Son œuvre le montre, il avait une connaissance vaste et profonde de la littérature classique grecque et latine : Virgile, Horace, Cicéron, Pline l’Ancien, Ovide. Les œuvres des auteurs modernes italiens (Dante, Pétrarque, L’Arioste, Le Tasse) lui étaient familières. Il maîtrisait parfaitement les règles de la versification, la prosodie et la métrique. Et ses connaissances en géographie, botanique et astronomie étaient solides. Il avait une mémoire extraordinaire. À l’époque, les livres étaient rares, encombrants, lourds et difficiles à transporter. Or il a eu une vie extrêmement aventureuse et pleine de péripéties. Durant une vingtaine d’années « d’exil, de campagnes militaires et de longs voyages », sa prodigieuse mémoire lui a servi de bibliothèque. 

Lorsque Camões s’y est installé à l’âge de 20 ans, Lisbonne, capitale d’un empire maritime, était grouillante de vie : « [Il y] croisait des marins à la peau crevassée par le soleil ; des soldats dont le visage exhibait des cicatrices ; des prêtres et des frères cachés dans leurs habits sombres ; des jeunes nobles se déplaçant avec une suite de pages et d’esclaves. Les rues et les places débordaient de gens. Maures, Castillans, Catalans, Galiciens, Flamands, Vénitiens, juifs convertis, […] esclaves de toutes les couleurs venus d’Afrique, d’Inde ou du Brésil. » Durant plusieurs années, il mena sur les bords du Tage une double existence. D’un côté, celle de ces jeunes aristocrates lettrés qui fréquentaient assidûment le palais royal, offrant des poèmes amoureux aux dames de la noblesse. Son érudition, ses talents d’improvisateur et son esprit « irrévérencieux et mordant » le distinguaient au sein de cette population dans laquelle il comptait des amis et des parents. Sa seconde vie se passait dans les tavernes et les lieux de débauche où, en compagnie des marins et des truands, il fréquentait des prostituées auxquelles il dédiait des poèmes autant qu’aux dames de la noblesse et aux services desquelles il recourait. 

Il fut, semble-t-il, follement amoureux d’une certaine Catarina de Ataíde, sans que leurs relations ne débouchent sur un mariage, parce que l’intéressée ne le souhaitait pas ou que sa famille s’y opposait. Plein de dépit et animé par un puissant sentiment d’injustice, peut-être aussi pour une autre raison (il affirma par la suite y avoir été contraint), il s’engagea comme soldat pour servir en Afrique. Il resta deux ans au Maroc. Au cours d’un combat naval contre les Maures au large de Gibraltar, il perdit un œil : sur le portrait le plus authentique qu’on a gardé de lui, une sanguine de Fernão Gomes, sa paupière droite se ferme sur une orbite vide. De retour à Lisbonne, il fut impliqué dans une rixe avec le demi-frère du veuf de Catarina, qui, entretemps, s’était mariée et était décédée. Incarcéré, il bénéficia d’un pardon royal accordé suite à une supplique dont un réseau d’amis et de parents avait pris en charge les frais. Libéré de prison, il fut envoyé comme soldat en Inde.

Le voyage de Lisbonne à Goa en doublant le cap de Bonne-Espérance était celui qu’avait effectué Vasco de Gama un demi-siècle plus tôt. Camões s’est abondamment servi de ses impressions pour raconter le périple du grand navigateur dans Les Lusiades. C’était un voyage long, pénible et périlleux. Isabel Rio Novo décrit l’entassement, dans un espace réduit, de la population mélangée présente à bord du bateau : soldats, administrateurs et officiers, prêtres et missionnaires, marchands et aventuriers de toutes sortes, orphelines envoyées en Inde pour y contracter mariage, femmes exilées et prostituées. Elle évoque l’hygiène inexistante, la nourriture insuffisante et les provisions pourries, les maladies causées par les carences alimentaires ou propagées par les animaux vivants emportés pour compléter l’ordinaire des repas. Les tempêtes, aussi, les pluies torrentielles et les vents furieux. 

À Goa, où il débarqua au bout de six mois de navigation, Camões reprit rapidement ses vieilles habitudes. Pour une part, il menait la vie des soldats de garnison, sommairement logés, parcimonieusement payés, qui passaient leurs soirées dans les bordels où se bousculaient des prostituées indiennes, noires, mulâtres, chinoises, quelquefois européennes. Parmi ses compagnons figuraient toutefois quelques personnes cultivées avec lesquelles il conversait avec plaisir. Au milieu de ces occupations, suggère Isabel Rio Novo, il a certainement dû avoir des moments de solitude et de recueillement, qu’elle imagine en ces termes : « Durant les extraordinaires nuits de Goa, calmes, sans brise, le ciel semble plus vaste et chargé d’étoiles. Le parfum puissant des arbres de l’Inde, comme celui du jasmin arabe dont les fleurs s’ouvrent la nuit et se referment quand vient le jour, imprègnent l’atmosphère. […] Ce sont des nuits qui appellent la consolation d’un vers. »

En 1554, Camões participa à une expédition militaire à l’extrémité de la Corne de l’Afrique et dans le détroit d’Ormuz. À ce moment, il avait sans doute commencé à écrire Les Lusiades. Il passa ensuite quelque temps en prison, parce qu’il était soupçonné d’être l’auteur d’écrits satiriques dénonçant les mœurs dissolues et la corruption de l’entourage du vice-roi des Indes – peut-être aussi en raison de dettes non payées. Après une deuxième campagne en Indonésie, à Ternate et dans les Moluques, de retour à Goa, il bénéficia de la nomination d’un nouveau vice-roi, D. Francisco Coutinho, qui devint son protecteur et lui assura quelques années de vie paisible en compagnie d’amis comme le botaniste Garcia de Orta. En 1562, il était envoyé à Macao au titre de « prestataire des défunts ». Cette fonction consistait à dresser l’inventaire des biens des personnes décédées, les convertir en monnaie et ramener les sommes ainsi constituées aux héritiers restés à Goa, entre lesquels elles étaient partagées. Il resta à Macao deux ou trois ans. Lors du voyage de retour, son bateau fit naufrage au large du delta du Mékong. La légende veut qu’il se soit échappé de l’épave du navire en nageant d’un seul bras, tenant au bout de l’autre le manuscrit des Lusiades. Il a bien préservé le manuscrit, mais de manière sans doute moins spectaculaire. Le sauver était assurément sa priorité, plutôt que sa maîtresse chinoise, qui a sombré avec le navire, ou que les registres des biens des défunts et l’argent dont il était dépositaire, qui disparurent dans les flots. La perte de cet argent lui valut de nouveaux ennuis, parce qu’il fut accusé de l’avoir volé. Pour établir son innocence, il devait retourner au Portugal. En 1567, il s’embarqua donc pour Lisbonne. Arrivé au Mozambique, il dut rester deux ans dans ce pays, plus misérable que jamais, dans l’attente que ses amis réunissent les moyens financiers nécessaires pour effectuer la dernière partie du voyage. Il mit toutefois à profit cette période d’immobilisation forcée pour terminer Les Lusiades.

En 1570, il débarquait à Cascais. Ravagée par la peste, Lisbonne était fermée. Le roi Sébastien  1er, monté sur le trône en 1557 et à qui Les Lusiades sont dédiées, s’était établi avec sa cour à Sintra. Quand la ville reprit sa vie normale, en 1571, Camões put commencer à s’occuper de la publication de son œuvre. Le moment était favorable. Le roi Sébastien appréciait le poème. De surcroît, « toute l’Europe résonnait des exploits des navigateurs portugais, qui s’étaient lancés sur des mers inconnues, avaient révolutionné les connaissances en astronomie, sur les vents et les courants ainsi que les techniques de navigation, découvrant de nouvelles plantes, des animaux exotiques, d’autres races, d’autres cultures, d’autres croyances ». Pour pouvoir imprimer un ouvrage dans le Portugal du XVIe siècle, il fallait obtenir une triple autorisation de l’Église, du Saint-Office (l’Inquisition) et de l’administration royale. Les Lusiades ne contenaient rien de politiquement subversif. Mais les dieux de l’Olympe y apparaissaient, et le poème comprenait des passages érotiques. Le responsable de la censure, le frère Bartolomeu Ferreira, était un homme intelligent et érudit. En collaborant avec lui, Camões obtint que les références aux divinités grecques fussent interprétées comme des conventions littéraires. Les passages érotiques, tout en allusions subtiles et sans rien de cru, passèrent au prix de quelques coupes. 

Reconnu un immense poète, Camões n’en devint pas pour autant plus riche. Une rente modeste lui fut accordée, qui n’était toutefois pas payée régulièrement. Il finit ses jours dans une grande pauvreté, entretenu par quelques amis. Sa santé compromise par les épreuves endurées tout au long de son existence se dégrada. Il mourut en 1580, atteint de la peste, a-t-on dit, mais plus vraisemblablement des conséquences d’une syphilis ancienne qu’il avait peut-être contractée à Lisbonne avant de s’embarquer pour l’Afrique.   

« Camões, rappelle Isabel Rio Novo, fut un homme de son époque, qui pensait et vivait dans l’univers des valeurs et des préjugés de son temps. Pour lui, Dieu existait, et c’était le Dieu chrétien et catholique […]. Jamais il ne s’est exprimé contre l’Inquisition ni n’a protesté contre l’esclavage. Son système astronomique était celui de Ptolémée, dans lequel la Terre se trouve au centre de l’univers. » Pourtant ses passions, ses joies, ses tristesses et la beauté de ses vers nous touchent encore profondément. 

Il a connu la pauvreté, la faim, l’exil, la solitude, la maladie et de grandes souffrances physiques et morales. Mais il ne rendait personne responsable de ses misères, qu’il attribuait lucidement à ses erreurs. Sa notoriété tardive n’a pas suffi à atténuer une mélancolie et une nostalgie qui se sont accentuées avec l’âge et les années. Il avait du monde une vision fataliste qu’exprime bien le quatrain placé par Isabel Rio Novo en exergue de son livre, auquel le troisième des quatre vers donne son titre : si la vérité, l’amour, la raison et le mérite sont ce qui rend les âmes fortes et sûres, écrit-il, les puissances qui régissent la confusion du monde sont « la fortune, l’occasion, le temps et la chance ». 

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