WP_Post Object ( [ID] => 131064 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-09 12:24:49 [post_date_gmt] => 2025-01-09 12:24:49 [post_content] =>Nous le constatons tous, les frontières entre les âges de la vie ont fortement tendance à s’estomper. Sympathique à certains égards, cette évolution est en réalité des plus fâcheuses, estime le criminologue Keith Hayward. Le problème joue dans les deux sens : les adultes sont traités et se voient de plus en plus comme des jeunes, et les jeunes sont de plus en plus traités comme des adultes. Comme en témoigne entre autres phénomènes le film Barbie, Hollywood mise à fond sur une tendance dont rend bien compte l’expression américaine « aging backwards », que l’on pourrait traduire par « vieillir à reculons ». Les marchands en ligne nous appellent désormais par notre prénom, les vieillards circulent en patinette, les étudiants aiment être traités comme des gosses à protéger contre les idées dérangeantes et le marché de l’« esthétique médicale », dominée par les traitements anti-âge, devrait passer de 82 à 143 milliards de dollars dans les cinq prochaines années. En sens inverse, les bébés, dès qu’ils marchent, sont abreuvés de contenus lestés d’idéologie politique, Greta Thunberg est présentée comme une experte en climatologie et les tribunaux ne savent plus très bien où situer l’âge auquel on peut être jugé pleinement responsable de ses actes, fussent-ils de nature terroriste.
Les racines du mal ? Une société dans laquelle « les adultes sont incités à développer et cultiver un sentiment de vulnérabilité, cela se combinant avec un attirail narcissique fait de complaisance et d’apitoiement envers soi-même », résume un contributeur anonyme sur le site Grey Goose Chronicles. « Quand la société agit de façon aussi hypocrite, écrit Hayward, en “adultifiant” d’un côté et en infantilisant de l’autre, elle joue un jeu de duplicité des plus dangereux », capable à la longue de miner la démocratie elle-même. Hayward pousse peut-être le bouchon un peu loin, écrit The Economist, car il se pourrait que l’ubiquité des nouveaux médias rende aujourd’hui beaucoup plus visible une réalité déjà présente à l’époque des baby-boomers.
[post_title] => Y a-t-il encore des adultes ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => y-a-t-il-encore-des-adultes [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-09 12:24:49 [post_modified_gmt] => 2025-01-09 12:24:49 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131064 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131061 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-09 12:22:16 [post_date_gmt] => 2025-01-09 12:22:16 [post_content] =>Victime de la dérive autoritaire du gouvernement de Daniel Ortega au Nicaragua, l’écrivaine Gioconda Belli, déchue de sa nationalité, aborde dans son dernier roman une sorte de biographie cachée.
Le personnage central du livre, Penélope, est une Nicaraguayenne de 45 ans qui se rend en Espagne pour s’occuper des affaires de sa mère Valeria, récemment décédée. Après avoir lutté pour renverser la dictature de Somoza, Valeria, déçue par la révolution sandiniste à laquelle elle avait contribué, avait émigré à Madrid, où elle est morte dans la solitude la plus totale. Enfermée pendant quatre mois à cause de la pandémie, plongée dans l’intimité d’une mère qu’elle a toujours sentie absente, Pénélope découvre la vie passionnante d’une femme marquée par des triomphes et des défaites, la clandestinité et les vicissitudes de l’amour. Entre vibromasseur et alcool, elle va découvrir un grand secret.
Cette fiction permet à Gioconda Belli de retracer l’histoire de sa famille et des révoltes et révolutions qui ont secoué le Nicaragua pendant le XXe siècle et jusqu’à nos jours. C’est aussi un roman charnel, et ceux qui connaissent déjà l’œuvre de la poétesse l’apprécieront. « À travers le jeu de miroirs entre la protagoniste et les traces de sa mère décédée, nous retrouvons toutes les Gioconda Belli qui ont également peuplé sa poésie, écrit dans El País la journaliste et écrivaine Berna Gonzáles Harbour : la Belli révolutionnaire et rêveuse qui allait changer le monde ; la désenchantée ; la mère dévouée à ses filles et celle à qui l’on reproche de consacrer plus d’énergie à changer le pays qu’aux tâches ménagères ; la femme qui a tout perdu et celle qui s’en est sortie à nouveau ; la femme hantée par la vieillesse ; la lectrice des Méditations de Marc Aurèle ou des Métamorphoses d’Ovide, de Marcel Proust, de Poe, de Cortázar ou de Virginia Woolf. »
[post_title] => Fiction et réalité nicaraguayennes [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => fiction-et-realite-nicaraguayennes [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-09 12:22:17 [post_modified_gmt] => 2025-01-09 12:22:17 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131061 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131058 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-09 12:19:54 [post_date_gmt] => 2025-01-09 12:19:54 [post_content] =>Bien peu de Français en sont conscients : la « musique chrétienne contemporaine » (CCM) représente aux États-Unis un marché de plusieurs milliards de dollars. Une industrie fondée sur une tension première, observe Tom Zoellner dans la Los Angeles Review of Books : concilier des valeurs de contrition, de pénitence, de renoncement au monde, avec le clinquant et les techniques marketing du marché dominant de la musique pop et rock séculière. L’historienne Leah Payne s’empare du sujet en montrant d’abord comment l’histoire de ce genre si particulier, fondé sur la « louange » du Seigneur, a singé et éprouvé les évolutions de la musique populaire depuis l’époque des Beatles jusqu’à la révolution Internet. Avec pas mal de succès à son actif, car au fil des décennies bon nombre de tubes ont conquis le grand public, y compris le plus païen. Véhiculant une idéologie très conservatrice, assise sur les valeurs « blanc hétéro », la CCM n’en a pas moins permis l’éclosion de grands talents féminins, souligne dans The American Catholic Studies Newsletter la musicienne Deanna Witkowski, dont l’adolescence a été bercée par le Age to Age d’Amy Grant. Elle met aussi en relief le second volet de l’analyse menée par Leah Payne : le rôle de la CCM dans la montée en puissance des éléments du conservatisme républicain qui vont faire le lit du trumpisme. À suivre désormais, dans la même veine, la Contemporary worship music (CWM), qui rivalise désormais avec la CCM, un cran au-dessus en fait de charismatisme.
[post_title] => Le pouvoir sacré de la musique [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-pouvoir-sacre-de-la-musique [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-09 12:19:55 [post_modified_gmt] => 2025-01-09 12:19:55 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131058 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131055 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-09 12:17:29 [post_date_gmt] => 2025-01-09 12:17:29 [post_content] =>« Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé », disait Faulkner. Où est-ce plus vrai qu’en Allemagne, où, tandis que l’on se confronte toujours aux lourds passifs du national-socialisme et du socialisme est-allemand, ressurgit maintenant un peu reluisant passé colonial. Même si Berlin n’a rejoint la furia colonialiste que tardivement, sa domination entre 1880 et 1918 a en effet égalé voire « surpassé en brutalité celles des autres puissances coloniales européennes », juge l’universitaire germano-namibien Henning Melber. Dans un empire comparativement modeste en taille (une partie de l’Afrique de l’Est, le Togo et le Cameroun, plus l’actuelle Namibie, ainsi que la Nouvelle Guinée et quelques îles du Pacifique – dont les Samoa – et deux confettis sur la côte chinoise), et peuplé d’à peine 50 000 colons allemands, au moins 1 million d’indigènes ont péri dans des conditions souvent épouvantables. La Namibie, notamment, a eu le douteux privilège de subir deux authentiques génocides, ceux des tribus Herero et Nama, et de permettre l’élaboration de méthodes d’extermination appelées à la postérité que l’on sait : transport de populations dans des wagons à bestiaux vers des camps de concentration, travaux forcés d’une telle dureté qu’on n’y résistait en général qu’à peine un an, expériences scientifiques, tatouages, obsession administrative, etc. On comprend qu’après la Première Guerre l’Allemagne ait donc été déclarée inapte à gérer ses colonies (on comprend moins que celles-ci aient été confiées à des puissances coloniales à peine plus édifiantes).
Mais dans son ouvrage, Henning Melber « ne s’attache pas tant à ce qui s’est passé pendant la période coloniale qu’à la façon dont ces événements ont été subséquemment oubliés ou travestis » dans la mémoire collective germanique, écrit Peter Frederick Matthews dans le Times Literary Supplement. Par son épaisseur, l’index des références consultées par l’auteur suffit en effet à montrer que la recherche historique n’a pas chômé. En revanche, la population et la classe politique allemandes témoignent encore quant à elles d’une véritable « amnésie coloniale ». Une amnésie qu’a pourtant tardivement secoué la question de la restitution des œuvres d’art et (surtout) des restes humains frénétiquement collectés par les occupants allemands, lesquels semblaient souvent davantage préoccupés de considérations pseudo-scientifiques (c’est-à-dire raciales) qu’économiques. Hélas, comme le montre l’auteur, ces restitutions ont d’abord été opérées avec maladresse et dans un tel climat de déni « que ce qui aurait dû s’effectuer dans la solennité s’est pratiquement transformé en scandale ». Petite lueur d’espoir : en 2021, les autorités allemandes ont néanmoins reconnu que « les évènements survenus en Namibie constituaient, vus dans la perspective actuelle, ce que l’on pourrait appeler un génocide ».
[post_title] => Deux génocides oubliés [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => deux-genocides-oublies [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-09 12:17:31 [post_modified_gmt] => 2025-01-09 12:17:31 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131055 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131047 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-09 12:13:04 [post_date_gmt] => 2025-01-09 12:13:04 [post_content] =>Selon les estimations de la Bundesbank, vingt-deux ans après l’introduction de l’euro, un peu plus de 12 milliards de deutsche marks sont encore en circulation : une moitié en billets, l’autre en pièces métalliques, représentant au total quelque 6 milliards d’euros. C’est beaucoup, comparé à ce qui subsiste des autres devises, par exemple du franc français, dont il n’existerait plus que l’équivalent de 700 millions d’euros. La première explication de cette différence est que, lors de la mise sur le marché des euros, aucune limite dans le temps n’avait été fixée pour la possibilité d’échanger des marks contre eux. Ceci n’est plus faisable pour les francs, les lires ou les pesetas. Il faut aussi rappeler que le deutsche mark, du temps où il existait, était la deuxième monnaie de réserve mondiale après le dollar. Une bonne partie des marks encore en circulation est donc détenue à l’étranger. Enfin, les Allemands ont toujours manifesté une certaine prédilection pour l’argent liquide (la proportion de paiements qu’ils font sous cette forme reste importante) et une forte tendance à conserver leurs économies à domicile. Oubliés, égarés ou cachés au fond des armoires et des tiroirs, beaucoup de ces marks fantômes réapparaissent à la faveur d’une faillite ou d’une succession.
Même si rien ne l’atteste de façon incontestable, il est cependant difficile de ne pas voir aussi dans cette étonnante vie posthume du deutsche mark le signe de l’amour des Allemands pour leur monnaie. La proportion d’entre eux qui souhaitent le retour à l’ancienne devise ne cesse de diminuer, mais beaucoup considèrent que la création de l’euro n’était pas une si bonne idée que cela. Sans doute savent-ils que, de tous les pays de l’Union européenne, l’Allemagne est de loin celui qui en a le plus bénéficié, parce que l’euro facilite les exportations dont vit son économie : sur le marché intérieur européen en supprimant les coûts de transaction, et à l’extérieur en lui permettant d’y vendre ses produits à des prix avantageux. Mais ils n’en restent pas moins attachés au mark, associé dans leur esprit à plusieurs décennies d’amélioration continue de leur niveau de vie, dont il est devenu comme le symbole.
Pour cette raison, il fait l’objet d’un certain nombre de mythes. Journaliste financier à Die Welt, Frank Stocker s’emploie à les démonter. Plusieurs concernent les années qui ont suivi sa création. On fait ainsi souvent crédit à Ludwig Erhard d’être à son origine. En réalité, le titre de « père du deutsche mark », qu’il revendiquera une fois devenu chancelier, est usurpé. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne avait hérité du régime nazi une économie de pénurie : tous les produits de première nécessité faisaient l’objet de rationnement, les prix et les salaires étaient bloqués et le marché était inondé d’un montant excessif de monnaie (le reichsmark, créé après l’épisode d’hyperinflation de 1923). Dans un rapport rédigé peu avant la fin de la guerre, Erhard, prévoyant la défaite de l’Allemagne, avait émis l’idée que l’introduction d’une nouvelle monnaie serait nécessaire pour faire redémarrer l’économie après l’armistice. Mais d’une manière assez vague. Les véritables créateurs du deutsche mark furent les autorités d’occupation, plus particulièrement les Américains. Le plan qu’ils mirent au point impliquait de purger le marché de 90 % de la monnaie en circulation. Au printemps de 1948, une poignée d’experts allemands furent enfermés durant trois mois en « conclave » dans une base militaire située près de Kassel pour définir la mise en œuvre d’une opération dont le principe avait déjà été décidé. L’architecte des mesures adoptées, qui servait aussi d’intermédiaire entre les experts allemands et les autorités militaires américaines, britanniques et françaises, était un jeune économiste américain nommé Edward Tenenbaum. Dans ses Mémoires, le chancelier Helmut Schmidt salue le rôle méconnu que Tenenbaum joua dans la création du deutsche mark, et l’historien allemand de l’économie Carl Ludwig Holtfrerich vient de lui consacrer tout un livre.
Le 20 juin 1948, la nouvelle monnaie était introduite. Conçus et imprimés aux États-Unis, secrètement transportés en bateau, les nouveaux billets furent lancés sur le marché dans des conditions très dures pour la population : les emprunts publics étaient échangés au dixième de leur valeur ou purement et simplement annulés avec une partie de la dette d’État. 100 reichsmarks sur un compte d’épargne ou un dépôt bancaire ne donnaient droit qu’à 6,5 nouveaux marks. Le véritable mérite de Ludwig Erhard, alors devenu ministre de l’Économie, souligne Frank Stocker, est d’avoir dans la foulée aboli le contrôle des prix. D’après Erhard contre la volonté des Américains, mais en réalité avec leur accord tacite. Rapidement, sous l’effet de la combinaison du changement de monnaie et de la libération des prix, les rayons des magasins se sont remplis de marchandises.
Contrairement à ce qui est parfois affirmé, ces mesures n’eurent pas un succès immédiat. Les salaires restant plafonnés, les Allemands avaient des difficultés à acquérir les produits qui avaient fait leur réapparition. Des voix s’élevèrent en faveur du retour au régime antérieur. Au mois de décembre 1948, une grève générale fut déclarée. Ce n’est qu’avec le déblocage des salaires et une augmentation limitée de ceux-ci que la situation commença à s’améliorer. La voie était ouverte pour le développement de cette « économie sociale de marché » auquel sera associée la prospérité allemande de la fin du XXe siècle.
Que l’économie du deutsche mark ne fut pas d’emblée une réussite, un autre épisode l’atteste : la crise de la balance des paiements de 1950-1951, qui mit l’Allemagne au bord de la faillite. Dans les premières années de l’après-guerre, on l’a oublié aujourd’hui, loin d’être la formidable exportatrice qu’elle fut par la suite durant 70 ans, l’économie allemande, stimulée par les besoins de la reconstruction et les fonds du Plan Marshall, était fortement importatrice. À cette époque, les monnaies européennes vivaient sous le régime de l’Union européenne des paiements, une sorte de sous-système du système de Bretton Woods, qui fixait formellement ou informellement la valeur des monnaies en fonction de celle du dollar, lui-même convertible en or. Pour équilibrer les échanges tout en faisant face à la pénurie de dollars, alors rares en Europe, ce système, à côté d’une procédure de mutualisation des déficits (seul le solde net après consolidation faisait l’objet d’un paiement), prévoyait la possibilité pour les pays européens de s’endetter les uns par rapport aux autres dans certaines limites. De tous, l’Allemagne était le plus endetté. À plusieurs reprises, il avait fallu relever le plafond de crédits qui lui était alloué. « La pratique allemande dans ces domaines, se plaignait un haut responsable britannique, n’a historiquement montré aucun scrupule à utiliser les crédits au maximum dans l’espoir qu’ils recevront des crédits supplémentaires de quelque part lorsqu’ils en auront besoin » : une accusation qui fait penser à celles qu’on entendra en Allemagne au sujet de la Grèce, 60 ans plus tard. En continuant à renflouer les caisses de l’Allemagne, ses partenaires européens permirent au pays d’éviter la faillite. Sous la pression américaine, le gouvernement prit les mesures qui s’imposaient, notamment en matière de soutien à l’exportation. En quelques mois, l’Allemagne devint un pays exportateur accumulant un excédent commercial considérable et constituant la seconde réserve d’or la plus importante après celle des États-Unis.
L’effet positif du deutsche mark sur l’économie allemande est à juste titre attribué à la stabilité exemplaire de cette monnaie. Celle-ci est à son tour expliquée par la pertinence et la rigueur des politiques menées par la banque centrale du pays, la Bank deutscher Länder jusqu’en 1957, la Deutsche Bundesbank ensuite : les Allemands ne croient pas tous en Dieu, disait Jacques Delors, mais tous croient en la Bundesbank. La clé du succès de ces politiques, soulignent les commentateurs, c’est l’indépendance de la banque par rapport au pouvoir politique, une caractéristique dont les Allemands tirent fierté, à laquelle ils sont religieusement attachés et qui fait apparemment l’objet d’un total consensus. Il n’en a pas toujours été ainsi, remarque Frank Stocker. Convaincu que la politique monétaire relevait de l’autorité du gouvernement autant que la politique budgétaire ou la politique économique, Konrad Adenauer s’est trouvé en conflit avec les dirigeants de la banque centrale – sans pour autant parvenir à faire triompher ses vues. Helmut Kohl y est parvenu, lui, en 1990, au moment où l’Allemagne s’est réunifiée. Il réussit à imposer contre les souhaits de la Bundesbank un taux de conversion de 1 deutsche mark pour 1 mark de l’Est : la raison politique l’emportait sur la raison monétaire, la parité sur le marché étant très différente. Combinée avec une politique prédatrice de rachat des entreprises publiques de l’Est par des entreprises privées de l’Ouest, cette surévaluation délibérée de la monnaie remplacée contribua à détruire le tissu industriel de l’ancienne RDA. Le miracle de 1948 ne se reproduisit pas.
Frank Stocker signale un autre mythe : celui selon lequel Helmut Kohl aurait échangé l’abandon de la monnaie nationale contre le soutien des autres pays européens à l’unification allemande. Il est exact qu’au Conseil européen de Strasbourg de décembre 1989 l’atmosphère était particulièrement tendue. Et que dans les conclusions de cette réunion, les chefs d’État et de gouvernement exprimèrent leur soutien à l’unification après avoir marqué leur accord sur le lancement de la dernière phase de la réalisation de l’Union économique et monétaire. Mais le processus destiné à aboutir à celle-ci était engagé depuis très longtemps. Tout au plus peut-on affirmer que la chute du mur de Berlin et ses suites l’ont quelque peu accéléré. Dans la dernière partie de son livre, Frank Stocker en décrit d’ailleurs les étapes et la façon dont les autorités monétaires allemandes les ont traversées. Par exemple la manière dont la Bundesbank, en refusant de baisser ses taux d’intérêt, contribua à chasser du Système monétaire européen la livre sterling lorsque celle-ci fit l’objet d’une attaque spéculative.
La politique de la Bundesbank a parfois eu des conséquences négatives pour l’Allemagne elle-même. En 1965, alors que l’économie du pays connaissait pour la première fois depuis longtemps une (légère) récession, au lieu de baisser ses taux d’intérêt, la Bundesbank les releva pour contrer le risque d’inflation. Ceci eut pour effet d’aggraver la crise. Dans l’ensemble, cependant, soutient Stocker, le deutsche mark et sa gestion rigoureuse par la banque centrale aidèrent considérablement l’économie allemande à prospérer durant un demi-siècle.
Un retour à cette monnaie est-il pour autant possible et souhaitable ? Possible, certainement, si la volonté politique s’en manifeste, mais souhaitable, il ne le pense pas. Le monde a changé, le monétarisme qui a longtemps régné sur les politiques économiques et monétaires a fait place à des politiques menées dans une logique davantage budgétaire. Le rétablissement du deutsche mark n’aurait pas mis l’Allemagne à l’abri de la nécessité de se livrer aux achats massifs d’obligations auxquels la Banque centrale européenne a procédé, à l’instar de la Banque fédérale américaine et d’autres banques centrales à travers le monde.
Qu’exprime en réalité la nostalgie du deutsche mark ? Il « symbolise, dans l’histoire allemande du XXe siècle, la période heureuse qui a suivi deux guerres mondiales et deux effondrements complets de la monnaie. […] C’était une époque où les choses s’amélioraient pour pratiquement tout le monde, les différences entre les riches et les pauvres étaient modérées, il n’existait que deux chaînes de télévision nationales, quelques médias de premier plan dominaient le discours et les hommes politiques avaient des convictions et proposaient des alternatives claires […]. Beaucoup de choses étaient plus claires, la société était plus juste, la vie était plus harmonieuse. Depuis l’introduction de l’euro, tout est devenu plus compliqué, plus dur et plus injuste. » Un tel propos peut sembler le produit d’une illusion rétrospective, mais il exprime un sentiment largement répandu, pas seulement à propos de la monnaie et pas uniquement en Allemagne.
[post_title] => La monnaie que les Allemands aimaient [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-monnaie-que-les-allemands-aimaient [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-09 12:15:54 [post_modified_gmt] => 2025-01-09 12:15:54 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131047 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131010 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-02 14:31:48 [post_date_gmt] => 2025-01-02 14:31:48 [post_content] =>Auteur en 2014 d’une biographie de Jorge Semprún, La aventura comunista de Jorge Semprún, Felipe Nieto revient sur son sujet à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain, célébré durant toute l’année 2024 par de multiples hommages, expositions et films documentaires, tant en France qu’en Espagne. Transformer son livre en roman graphique était pour lui un moyen sûr de toucher un public plus large et plus jeune. Par l’intermédiaire de l’historien et théoricien de la bande dessinée Gerardo Vilches, qui a rédigé le prologue, Nieto a été mis en contact avec le scénariste Pepe Gálvez qui, à son tour, a sollicité le dessinateur Ernesto Priego.
« J’ai commencé à lire Semprún dans les années 1990 et je l’ai ensuite rencontré à de nombreuses reprises, en Espagne et en France, confie Nieto au journal El Periódico de España. Il a toujours été un homme proche, amical, que je pouvais consulter sur différents aspects de son travail au sein du Parti communiste espagnol (PCE) et de sa vie en général. »
Le dessinateur Priego souligne pour sa part la difficulté de résumer une vie aussi intense que celle de Jorge Semprún en moins de 100 pages. Parmi les scènes présentes dans le livre figure son arrivée à Paris avec sa famille, fuyant la guerre civile espagnole, l'occupation nazie, un premier acte de résistance sous la forme d’un attentat contre un soldat allemand, son arrestation et la torture aux mains de la Gestapo, puis son internement à Buchenwald. Dans les pages consacrées au camp d’extermination, le lecteur assiste à des scènes cruelles sous le joug des SS et à d’autres plus étonnantes – comme le fait que les latrines étaient le lieu où les prisonniers lisaient des livres clandestins ou organisaient des concerts de jazz informels.
« Au-delà de l’approche biographique de Semprún, c’est un authentique roman graphique d’aventure », soulignent Priego et Gálvez. La parution de cet ouvrage confirme l’essor d’un genre qui attire de plus en plus un public exigeant.
[post_title] => Une BD sur Jorge Semprún [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-bd-sur-jorge-semprun [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-02 14:31:49 [post_modified_gmt] => 2025-01-02 14:31:49 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131010 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131007 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-02 14:29:55 [post_date_gmt] => 2025-01-02 14:29:55 [post_content] =>Dénoncer le complotisme risque de faire oublier que la réalité parfois dépasse la fiction. L’enquête menée sur l’Opus Dei par le journaliste financier Gareth Gore le rappelle à propos. Il dit avoir « mis au jour le véritable Da Vinci Code ». Après avoir exploré le sinistre passé ultra franquiste de cet ordre qui sera élevé par Jean-Paul II au statut singulier de « prélature personnelle », Gore dévoile les stratagèmes qui lui ont permis, en prenant le contrôle de Banco Popular, de consolider un réseau international de quelque 90 000 membres. Mais la faillite de cette banque en 2017 n’est qu’un incident de parcours. L’Opus a brillamment jeté son dévolu sur la droite américaine la plus conservatrice, résume le journaliste de gauche Peter Geoghegan dans le Times Literary Supplement.
En 2016, l’avocat Leonard Leo, leader de facto de l’ordre aux États-Unis, s’est allié au chef de la majorité au Sénat pour bloquer le candidat qu’Obama voulait nommer à la Cour suprême après la mort du catholique convaincu Antonin Scalia. Avec l’aide d’un couple de milliardaires, il a orchestré la campagne qui a permis à Trump de nommer à la Cour les juges ultraconservateurs qui ont révoqué l’arrêt Roe vs Wade instituant le droit à l’avortement. En 2020, le magnat de l’électronique Barre Seid a cédé son empire à un trust contrôlé par Leonard Leo. Plusieurs personnalités de premier plan de l’administration américaine doivent leur nomination à l’Opus Dei. Kevin Roberts, qui préside la très influente Heritage Foundation et est un ami du prochain vice-président J. D. Vance, a fait l’éloge public du fondateur de l’ordre, Josemaría Escrivá, qui en 1931 voyait dans la proclamation de la république espagnole le fruit d’un complot ourdi par les francs-maçons, les juifs et les communistes, ligués pour détruire l’Europe chrétienne. Le Projet 2025 de la Fondation épouse les vues de Donald Trump et entend faire interdire l’accès à la contraception même pour motif d’urgence.
[post_title] => L’Opus Dei prie pour nous [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lopus-dei-prie-pour-nous [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-02 14:29:56 [post_modified_gmt] => 2025-01-02 14:29:56 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131007 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131004 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-02 14:27:46 [post_date_gmt] => 2025-01-02 14:27:46 [post_content] =>Un groupe de chimpanzés du Cameroun contemplent, atterrés et immobiles, le cadavre de leur consœur Dorothy : c’est sur cette image insolite, captée sur une célébrissime photo de 2009, que Susana Monsó ouvre son étude sur la conscience de la mort chez l’animal. Les éthologues ont certes démontré que nous partagions avec certains de nos frères animaux de nombreuses prérogatives, jadis considérées exclusivement humaines, « comme la cognition numérique, la rationalité, la morale, le langage et la culture ». L’exemple des chimpanzés, mais aussi des éléphants, des baleines, des pingouins et d’autres espèces encore, amènent les chercheurs en « thanatologie comparative » à postuler que nous n’aurions pas non plus le monopole du « fardeau de la conscience de notre mortalité ».
Susana Monsó examine à son tour cette possibilité, non pas en éthologue mais en philosophe spécialisée dans « la philosophie de l’esprit animal ». Elle cherche « à apporter des arguments philosophiques et des preuves empiriques confirmant que l’homme est loin d’être le seul animal à posséder une vie mentale », résume Ian Ground dans le Times Literary Supplement. Et son analyse la mène à considérer d’autres questions dans la question : les bêtes auraient-elles un « concept » de la mort, donc de « l’irréversibilité » du phénomène, et par conséquent un concept du temps ? Et comment pourraient-elles « conceptualiser » si elles ne disposaient pas d'un langage intérieur ? Pour autant Susana Monsó ne se limite pas aux spéculations théoriques, et son étude fourmille aussi d’anecdotes et d’exemples – comme celui de l’opossum, qui donne son titre au livre. Face aux prédateurs, ce petit marsupial nord-américain se protège en faisant littéralement le mort : figé en position fœtale, la langue pendant hors de la bouche et le cœur pratiquement à l’arrêt, il laisse en plus s’écouler de lui un liquide infâme qui sent la putréfaction. Or l’opossum applique-t-il le « concept » de mort, ou se contente-t-il d’employer une ruse qui au fil de l’évolution a fait ses preuves ? Réponse résumée par Ian Ground : impossible d’expliquer de tels comportements – chez l’animal comme chez l’homme – « si l’on ne possède pas des concepts, c’est-à-dire des outils mentaux (ou neuronaux) aptes à véhiculer une signification ». D’ailleurs, même si l’opossum était privé du concept de mort, ses prédateurs, eux, doivent bien en disposer puisqu’ils se laissent duper ? L’auteure ne tranche pas formellement, se contentant d’exhorter à poursuivre l’étude. Mais le modeste opossum, avec sa « thanatose » tactique (ou les dauphins et les chiens qui meurent volontairement de désespoir), a d’ores et déjà porté encore un coup sévère à Descartes et sa théorie de « l’animal-machine ».
[post_title] => Thanatologie comparative [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => thanatologie-comparative [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-02 14:27:46 [post_modified_gmt] => 2025-01-02 14:27:46 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131004 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131001 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-02 14:25:12 [post_date_gmt] => 2025-01-02 14:25:12 [post_content] =>Un genre nouveau fait fureur aux États-Unis : les livres-témoignages de jeunes divorcées. Dans le magazine canadien The Walrus, Kelli María Korducki, elle-même auteure de Pas facile. L’étonnante histoire féministe de la rupture amoureuse (traduit chez Marchand de feuilles en 2020), histoire racontée d’un point de vue « marxiste » de la rupture initiée par des femmes (car ce sont elles qui rompent, aux deux tiers), nomme ce genre « Millennial Divorce Books ». Le plus sophistiqué est celui écrit par Joanna Biggs, la rédactrice en chef du très sélect magazine Harper. Pour explorer les tenants et aboutissants de son propre divorce, elle s’est plongée dans les histoires de grandes ancêtres, depuis la vie plus qu’agitée de Mary Wollstonecraft, l’auteure de Défense des droits de la femme (1792), jusqu’à Elena Ferrante, en passant bien sûr par Simone de Beauvoir et Sylvia Plath.
Le livre le plus engagé, que Korducki juge un chouïa manichéen, est celui de Lyz Lenz, This American Ex-Wife, un vibrant plaidoyer pour la liberté conquise par la décision de rompre. D’autres sont plus subtils, comme celui de Leslie Jamison, dont les lectrices françaises ont pu apprécier Récits de la soif (2021). « Je n’étais pas sûre du récit que je me construisais, écrit-elle. Il n’y a pas de vie qui ne crée des dommages. Nous laissons derrière nous nos détritus. Nous laissons un beau gâchis, regrettant la vie que nous n’avons pas vécue et portons en nous le mal que nous avons fait. » Kelli María Korducki préfère insister sur le fait que ces récits sont ceux de femmes « dont la vie est moins prédéterminée par les lois et les conventions sociales que jamais dans l’Histoire ». Elles sont désormais « les capitaines de leur destin ».
[post_title] => Divorcées et (pas toujours) fières de l’être [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => divorcees-et-pas-toujours-fieres-de-letre [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-02 18:40:19 [post_modified_gmt] => 2025-01-02 18:40:19 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131001 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130998 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-01-02 14:14:42 [post_date_gmt] => 2025-01-02 14:14:42 [post_content] =>« Avez-vous souvent le sentiment d’être Bond et que Bond est Fleming ? » À cette question posée lors d’un entretien publié trois mois après sa mort, en 1964 à l’âge de 56 ans, Ian Fleming avait répondu : « Lorsque je le fais fumer un certain type de cigarettes ou boire un certain type de bourbon, c’est parce que je le fais moi-même et que j’en sais le goût. Mais, naturellement, James Bond est une version extrêmement romancée de n’importe qui, a fortiori de moi-même. » Dans une entrevue donnée à la télévision canadienne six mois avant son décès, il affirmait que les histoires de James Bond étaient basées à 90 % sur son expérience personnelle. Dès la parution de Casino Royale, le premier roman de la série, la question fut soulevée : qu’y avait-il de Fleming et de sa vie dans le caractère et les aventures du plus célèbre héros de la littérature d’espionnage ? Les avis étaient très partagés sur ce point, parfois diamétralement opposés.
Dans la nouvelle biographie de l’écrivain qu’il vient de publier, Nicholas Shakespeare propose une réponse subtile : Bond est assurément Fleming à plusieurs égards, mais sous la forme d’un alter ego idéalisé. S’appuyant sur son expérience dans les services secrets, il a attribué à son personnage des exploits inspirés de ceux que, sans les avoir réalisés lui-même, il avait eu l’occasion d’observer de très près. Les précédents biographes de Fleming, notamment John Pearson et Andrew Lycett, avaient déjà mis en lumière ses activités au sein des services de renseignement britanniques durant la Seconde Guerre mondiale. Shakespeare, qui reconnaît pleinement sa dette envers ses prédécesseurs, fournit une série de détails supplémentaires à leur sujet. La plupart des auteurs anglais d’histoires d’espionnage – Somerset Maugham, Graham Greene, John le Carré (Eric Ambler est une exception notable) – ont travaillé pour les services secrets de la Couronne britannique. Contrairement aux deux derniers, suggère Shakespeare, à qui n’ont jamais été confiées que des missions de peu d’importance, Fleming, tout au long de la Seconde Guerre mondiale, était au cœur du dispositif de renseignement. Ce qu’il y a vu lui a fourni, après transposition dans le contexte de la guerre froide et ajout d’une bonne dose de fantaisie, le matériau des histoires de James Bond.
Ian Fleming est né dans une famille aisée d’origine écossaise, deuxième garçon d’une série de quatre. Trois figures dominèrent son enfance et sa jeunesse. D’abord son père, membre du Parlement, mort au front en 1917 lorsqu’il avait 9 ans : toute sa vie il conserva un exemplaire de sa nécrologie, signée par Winston Churchill, qui l’avait rédigée lui-même. Ensuite son frère aîné Peter, qu’il admirait et dont les prouesses scolaires, la réussite sociale, les exploits durant la Seconde Guerre mondiale (il est un des multiples modèles de James Bond) et le succès que lui valurent ses récits de voyage ne cessèrent de l’écraser jusqu’au moment où sa propre renommée supplanta la sienne. Et enfin sa mère, une femme autoritaire et très snob qui entendait régir complètement la vie de ses enfants, leurs études, leur carrière et leurs relations sentimentales.
Très bon athlète, il ne fut pas un élève brillant. Expulsé du collège de Sandhurst pour avoir contracté une maladie vénérienne, il ne fit qu’un bref passage à Eton, mais qui l‘a marqué. Sous l’effet des châtiments corporels brutaux qu’on y administrait et des punitions cruelles que s’infligeaient mutuellement les élèves, il y prit goût aux plaisirs troubles de la flagellation active et passive. Et il se fit des relations qui lui furent très utiles toute sa vie. On ne peut qu’être frappé à cet égard par la quantité d’« Old Etonians » qui peuplent le livre de Nicholas Shakespeare : le milieu que forment les élites intellectuelles, politiques, économiques et littéraires britanniques est particulièrement homogène, comme est remarquable le réseau d’entraide et d’influences qui résulte des liens noués par ses membres durant leurs études dans les établissements prestigieux.
De ce qu’il entreprit ensuite grâce à l’appui de sa mère, on retiendra surtout son passage par l’agence de presse Reuters, parce qu’il y apprit à écrire de manière concise, directe et factuelle et que cela lui donna l’occasion d’assister à un procès politique à Moscou. Une de ses principales activités à cette époque semble avoir été de séduire les femmes. Bien qu’il les ait souvent traitées cavalièrement, relève Shakespeare, beaucoup parmi ses éphémères petites amies – assez nombreuses pour remplir le Royal Albert Hall, ironisait Rebecca West – restèrent liées avec lui. À deux reprises, il fut profondément amoureux, mais les deux fois l’histoire finit mal. Lorsqu’il avait 25 ans, jugeant que la personne concernée n’était pas d’un niveau social approprié, sa mère l’obligea à rompre avec une jeune fille suisse, menaçant de lui couper les vivre s’il n’obtempérait pas. Il céda. Plus tard, en 1944, une Anglaise qu’il avait connue lors d’un séjour linguistique en Autriche mourut dans un bombardement au moment où il allait lui proposer de l’épouser.
Entretemps, il était entré au service de l’Amiral John Godfrey, le directeur du Service de renseignement de la marine de guerre. Godfrey, le principal modèle du personnage de « M » dans les aventures de James Bond, était à la recherche d’un collaborateur doué d’imagination et à l’aise en société. Son attention avait été attirée par une série de rapports sur la situation en Europe écrits par Fleming durant un bref passage dans l’univers de la finance. Il l’engagea. Jamais envoyé sur le terrain, Fleming fut par contre impliqué dans la conception de nombreuses initiatives importantes comme l’opération Mincemeat, une supercherie organisée en préparation du débarquement allié en Sicile, ainsi que d’autres actions, visant par exemple à mettre la main sur la machine allemande de codage Enigma. La direction d’un commando de 150 agents aguerris opérant dans l’Europe occupée lui fut confiée. Et il joua un rôle actif dans la mise sur pied du service de renseignement américain qui allait devenir l’OSS, puis la CIA.
Après la guerre, sollicité par Lord Kemsley, directeur du groupe de presse qui possédait le Sunday Times, Fleming fut nommé à la tête du service international du quotidien. Son contrat lui accordait trois mois de vacances annuelles qu’il passait à la Jamaïque dans un bungalow au confort sommaire qu’il avait fait construire sur l’île. Une partie des quelques centaines de correspondants qu’il dirigeait se livraient-ils à des activités d’espionnage à côté de leur travail de journalistes ? Nicholas Shakespeare laisse la question ouverte, tout comme celle de la nature exacte des liens qu’il conserva durant ces années avec ses anciens employeurs. En 1945, il refusa un poste important dans ce qui était devenu le SIS (Secret Intelligence Service). Mais il continua à l’évidence à suivre de très près ce qui se passait dans ce domaine, par exemple la défection à Moscou de Guy Burgess et Donald Maclean, deux membres du fameux cercle d’agents anglais de l’Union soviétique appelés les « Cinq de Cambridge », qu’il avait croisés à Eton.
Nicholas Shakespeare le fait clairement comprendre : si Ian Fleming a commencé à écrire des histoires d’espionnage, c’est parce qu’il était terrifié à la perspective de la vie monotone qui l’attendait après avoir épousé celle qui allait être sa veuve, Ann, l’ancienne femme de Lord Rothermere, le propriétaire du Daily Mail. Celui-ci venait de découvrir leur liaison, dont était née une fille qui n’avait pas survécu, et d’obtenir le divorce. Et Ann était à nouveau enceinte.
La première histoire de James Bond fut ainsi écrite en 1952 à la Jamaïque, en quelques semaines. Il en ira de même pour toutes les autres. Suivant l’exemple d’Alec Waugh (le frère d’Evelyn Waugh), Fleming s’obligeait à écrire chaque jour 2000 mots, durant cinq heures. Parfaitement conscient qu’il n’était pas un génie de la littérature, il s’efforçait d’atteindre une certaine qualité de prose, simple, énergique et efficace. Jamais il ne se relisait, jugeant plus important de conserver le rythme du récit que de perdre des heures à chercher un mot. Ses modèles en littérature étaient Robert Louis Stevenson, Edgar Allan Poe, John Buchan, Somerset Maugham, Georges Simenon et, par-dessus tout, Eric Ambler. Un jour, Raymond Chandler, qu’il admirait et qu’il avait eu l’occasion de rencontrer, lui dit qu’il était capable de faire mieux que ce qu’il avait produit jusque-là. L’effort qu’il fit en ce sens est à l’origine de Bons Baisers de Russie, sans doute son meilleur roman. À la Jamaïque, dans sa propriété baptisée Goldeneye, lorsqu’il n’écrivait pas, il s’adonnait à la pêche sous-marine. Il recevait souvent d’autres écrivains, par exemple Truman Capote, et de grands amis, comme Noël Coward.
L’univers des histoires de James Bond est psychologiquement pauvre, simpliste et manichéen. Il reflète un état d’esprit très présent durant la guerre froide et exprime la nostalgie des Britanniques au moment où leur pays perdait définitivement son rang de première puissance mondiale au profit des États-Unis. On a parfois dit que l’atmosphère de sexualité dans laquelle baignent ces histoires anticipait la libération des mœurs des années 1960. Comme le fait justement remarquer Nicholas Shakespeare, il faut plutôt y voir un écho de la liberté qui régnait dans ce domaine durant la guerre, dans un monde où l’on n’était jamais sûr d’être en vie le lendemain.
Parfois très drôle mais de tempérament fondamentalement mélancolique, à la fois séducteur et puritain, généreux et égocentrique, quelquefois charmant mais volontiers distant, Ian Fleming pouvait facilement changer d’humeur d’un jour à l’autre. Un trait fondamental de son caractère était une profonde horreur de l’ennui. « J’aime les sensations fortes », confia-t-il un jour. Lorsque sa vie ne lui procura plus l’excitation permanente que son existence de célibataire et son travail au sein des services secrets dans l’atmosphère fiévreuse de la guerre lui avaient fournie, il lui chercha un substitut dans la création d’un univers de fiction : James Bond est largement l’homme qu’il aurait rêvé être, il retrouvait avec lui l’intensité de sa jeunesse.
Avec l’épuisement progressif de son stock de souvenirs, son imagination tarit toutefois peu à peu. Le succès de ses livres et des premières adaptations à l’écran le rendit otage du personnage qu’il avait inventé, qui finit par le dévorer. Ses dernières années furent sombres, marquées par des tensions conjugales de plus en plus aigües – sa femme avait une liaison avec le leader du parti travailliste et lui avec une jeune et riche veuve rencontrée à la Jamaïque – ainsi que par deux pénibles procès : celui de sa mère, accusée de parjure dans une affaire l’opposant à la femme d’un vieil aristocrate qu’elle avait voulu épouser, et celui que lui intenta un des co-auteurs du scénario du film Opération Tonnerre dont il avait après coup tiré un roman.
Sa santé, compromise par des décennies de forte consommation d’alcool et de tabagisme effréné, se détériora. « J’échangerais volontiers tout cela, dit-il un jour à propos de sa notoriété tardive, pour un cœur en bonne santé. » Endommagé par une première crise durant son procès, le sien le lâcha peu de temps après, sur un terrain de golf. Sa mort précoce lui épargna d’apprendre le suicide, neuf ans plus tard, de son fils Caspar. Que Ian Fleming penserait-il en découvrant que quelque 100 millions d’exemplaires des aventures de James Bond ont été vendus à ce jour et que plusieurs milliards de personnes ont vu au moins un film le mettant en scène ? Il a créé un mythe, ce qui n’est pas donné à tout le monde, mais il n’est pas sûr qu’il en tirerait une particulière fierté.
[post_title] => Ian Fleming avant James Bond [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ian-fleming-avant-james-bond [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-01-02 18:32:44 [post_modified_gmt] => 2025-01-02 18:32:44 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130998 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )