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«Dans la vie, on cherche toujours plus ou moins quelque chose : le bon­heur, un emploi stable ou un peigne. » Cette phrase que l’auteur met dans la bouche de son héros pourrait à elle seule résumer l’état d’esprit de cet album qui oscille entre une quête d’absolu (la poésie, la littérature, l’amour) et un quotidien tristement banal, dont l’ironie, en images ou en mots, n’est pas absente. Quelque chose comme un sourire un peu mélancolique. Des paysages de terrains vagues, d’empilements d’immeubles lépreux, de grues et de cheminées d’usine qui laissent parfois apparaître un carré de ciel bleu.

L’histoire n’est pas située dans le temps ni dans l’espace, l’auteur revendiquant la mise en scène d’un monde issu de sa seule imagination. Mais le lecteur qui se poserait la question du « où » et du « quand » pourrait la replacer au début des années 1990 dans ce pays qui s’appelait Yougoslavie avant de se disloquer en plusieurs États. On y fait la queue pour acheter du salami et du pain noir, on y loue des VHS, on y évoque très succinctement le fracas de la guerre, notamment à travers un jeu d’ombres chinoises derrière des draps blancs séchant au soleil.

Si l’album s’intitule Petar et Liza, c’est d’abord Petar que nous suivons, ou plutôt que nous entendons, en voix off, dans un appartement en déshérence aux murs couverts de graffitis, où la vaisselle sale gît dans l’évier et des mégots traînent un peu partout. Où des feuilles griffonnées, chiffonnées parfois, jonchent le bureau et le sol, où des tas de vêtements tachés encombrent les chaises. L’image d’une solitude récente et douloureuse – Liza vient de quitter Petar.

Celui-ci, endossant le rôle du narrateur – un rôle qui reviendra ensuite à Natasha, une amie d’enfance, et à Francesco, un copain de l’armée –, déroule sa vie en flash-back, en commençant par le service militaire (« au fond, ça ne m’a pas déplu, si on excepte les cafards qui flottent dans la soupe ou ces types assommants qui vous expliquent comment manier les armes »), en poursuivant par un retour désœuvré à la vie civile, d’appartement en appartement, de petit boulot (ferronnier, cuistot) en petit boulot (employé d’hôpital, réparateur de presque tout), de fêtes enfumées dans des appartements surpeuplés en beuveries prolongées. Tout cela est conté avec un dessin d’une extrême précision, qui fourmille de détails, dont le trait relève tout à la fois de l’art naïf et du réalisme. L’auteur navigue entre les mosaïques de vignettes – jusqu’à dix-sept dans une seule page ! – et les dessins pleine page mettant en scène un fatras d’objets ou de corps, qui peuvent à l’occasion évoquer les banquets des peintres flamands, voire les scènes infernales de Jérôme Bosch.

Petar traîne sa vie et ses chaussures aux lacets défaits dans une ville où, malgré tout, il y a toujours un ami prêt à l’accueillir, un banc où dormir, une bière à offrir, noircissant des bouts de papier de ses poèmes rarement aboutis. « Il écrivait sur le tumulte du mois d’août, un voyage sur la lune à vélo, des femmes tristes hantées par de beaux messieurs en habits chics… Il y avait un monde fou dans sa tête », relate son amie d’enfance Natasha.

Itinérant à la triste figure, Petar semble commencer à vivre quand il rencontre enfin – à la moitié de l’album – Liza, jusqu’alors seulement entrevue. Les pages soudain prennent des couleurs, le printemps s’installe dans la vie du jeune homme.

Mais l’on sait que la vie sépare ceux qui s’aiment, et Petar, écrivain infructueux, poète empêché, s’égare dans le jeu et la fumée des cigarettes. Plus tard, il deviendra scénariste de sitcoms. Faut-il y voir le message selon lequel la télévision est le cercueil des rêves des poètes ? Pas sûr que Miroslav Sekulic-Struja ait un message à délivrer. Il donne plutôt à voir un univers qui regorge de ce qui fait la vie, entre solitude et amitié, crasse et beauté, et un héros qui semble toujours tenir la vie et le bonheur à distance.

— O. C.

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Alors que nous venons à peine de digérer la rentrée littéraire d’automne et que celle de janvier se profile avec ses centaines de nouveaux titres, nous constatons qu’il est devenu encore plus difficile aujourd’hui qu’en 1948 de répondre à la fameuse question posée par Sartre dans l’essai Qu’est-ce que la littérature ?. Car nous savons bien que les anciennes conceptions tant classiques que modernes, fondées sur l’autonomie de l’art, les aventures de la forme, l’isolement du loisir studieux ou le surplomb élitaire, sont battues en brèche par d’autres attitudes, d’autres procédés, d’autres hybridations. D’autant qu’en parallèle tout se passe comme s’il ne fallait plus plaire à ceux qui lisent (et ont beaucoup lu), mais à ceux qui lisent peu, voire ne lisent plus.

Les anciens « genres » ? Ils sont désormais tous mêlés puisque le roman, par exemple, inclut désormais le récit, mais aussi les catégories du témoignage, de l’enquête, de la biographie et même de l’écriture documentaire, tandis que les vieux critères du style ou de l’originalité sont congédiés au nom d’une efficacité narrative qui a partie liée avec la lisibilité et la justesse, puisque « l’adéquation au réel » est devenu le fin mot de tout. Ouverte à l’histoire comme au journalisme, fécondée par les sciences humaines (notamment la sociologie), la littérature contemporaine est massivement devenue un instrument d’action sociale et politique auquel pourrait correspondre la feuille de route instaurée par la Nouvelle Académie, ce jury alternatif constitué en 2018 – au plus fort des scandales ayant entaché l’Académie suédoise, qui décerne le Nobel : « Promouvoir la démocratie, la transparence, l’empathie et le respect, contre les biais d’inégalité, d’arrogance et de sexisme. »

De toute évidence, il s’agit tout autant d’une « crise théorique majeure » que d’un « changement de paradigme », pour reprendre les mots d’Alexandre Gefen, qui les analyse très finement dans son dernier ouvrage, L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’intervention1. Le précédent, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle2, avait montré à quel point les projets littéraires contemporains étaient soucieux de bienveillance, d’empathie et de « soin » envers les individus fragiles, les communautés malmenées par l’Histoire, les minorités, les « victimes ». Autant d’états des lieux fort justes, d’exemples édifiants, d’analyses pertinentes très bien documentées. Autant de diagnostics se voulant impartiaux mais échouant un peu à l’être, tant l’auteur craint de désespérer le néo-Homo literatus comme de passer pour un affreux conservateur ou un horrible réactionnaire.

Aussi, rien ne sera dit des raisons profondes de ces mutations du champ littéraire et de ses valeurs. Comme de l’opportunisme cynique de l’industrie éditoriale et de ses agents soumis au marché. Bien qu’il soit trop facile de rameuter la célèbre phrase de Gide (« C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature »), j’ai toujours pensé que la littérature se signalait dès lors qu’on y trouvait un effet de desquamation, de désillusion quant à l’espèce humaine de chaque époque. De Cervantès à Sade, de Molière à Sterne, de Faulkner à Philip Roth en passant par Balzac, Joyce, Proust, Fitzgerald, Céline, Bataille et j’en oublie, combien de coulisses explorées, d’envers radiographiés, de mensonges révélés à travers les tragi-comédies mondaines, conjugales, sociales, familiales et sexuelles que se jouent les humains ? Se sauver, se venger : y a-t-il d’autres raisons d’écrire de la littérature ? C’est pourquoi tout art suppose la prise en compte de la négativité, de la part du « Mal » qui le fait s’opposer au « Bien » auquel s’identifient toutes les causes politiques et sociales. Or c’est justement ce que ne veut plus lire notre époque si vertueuse, si morale et, au fond, si culturelle. Car, comme l’a implacablement écrit Philippe Muray, qui a tant défrisé ses pairs, « quand le Bien annexe l’art, cela s’appelle la culture ».

Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le Grand Prix de la critique de l’Académie française.

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«Mon cerveau est tout endolori de stupé­faction engourdie ». En twittant le 6 août 2020 cette phrase inspirée des paroles d’une chanson des Doors, David Graeber, célèbre socio-anthropologue et militant anarchiste, partageait sa joie d’avoir mis le point final à son livre Au commencement était… Un projet ambitieux sur lequel il a travaillé en collaboration avec l’archéologue britannique David Wengrow pendant plus de dix ans. Un mois plus tard, le monde apprenait sa mort brutale à Venise, à l’âge de 59 ans. Considéré comme « le mouton noir de l’anthropologie universitaire » en raison de ses positions anarchistes, rappelle George Scialabba dans The New Republic, Graeber s’est vu refuser la titularisation et a été évincé de l’université Yale, où il dispensa des cours entre 1998 et 2007, avant d’enseigner à la London School of Economics. Figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, il est l’auteur de plusieurs ouvrages qui ont eu un retentissement mondial, parmi lesquels Dette. 5 000 ans d’histoire et Bullshit Jobs (Les Liens qui libèrent, 2013 et 2018). Paru quasi simultanément en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en France, Au commencement était… vient couronner son œuvre prolifique. Trois semaines avant sa sortie, le livre s’est hissé en deuxième position des meilleures ventes (et préventes) sur Amazon, rapporte The New York Times, obligeant l’éditeur américain à lancer une réimpression de 75 000 exemplaires.

« L’histoire en tant que disci­pline universitaire est souvent inhospitalière pour les anarchistes, note Daniel Immerwahr dans l’hebdomadaire The Nation. Son lot habituel – rois, batailles et nazis – leur offre peu de prise ». C’est effectivement sur la très longue période de la préhistoire que Graeber et Wengrow portent leur regard critique pour contester le « récit dominant » hérité des deux grands penseurs des Lumières, Rousseau et Hobbes. Les chercheurs se donnent pour objectif audacieux d’« ébaucher un autre récit, plus optimiste, plus captivant et plus cohérent » de la trajectoire de l’humanité. Et de démontrer, en exploitant les découvertes archéologiques et anthropologiques récentes, l’« ineptie » des quatre étapes évolutionnistes habituellement admises : les clans, les tribus, les chefferies et les États, auxquelles correspondent les quatre modes de subsistance (la chasse et la cueillette, l’horticulture, l’agriculture, l’industrie).

Le récit conventionnel veut que chacune de ces étapes soit plus productive et plus civilisée que la précédente, mais aussi moins égalitaire et plus contraignante. Or tout est bien plus compliqué, estiment les auteurs. À grand renfort d’exemples, ils démontrent la souplesse institutionnelle des premières sociétés, notamment en fonction des variations saisonnières. Ainsi, chez les Indiens des Plaines, qui vivaient en petits groupes itinérants, la tribu devenait très hiérarchisée pendant la grande chasse annuelle au bison. De même, la plupart des sociétés amazoniennes avaient des structures de pouvoir différentes selon les périodes de l’année.

Dans le sillage des études menées par Jared Diamond puis par James C. Scott [voir « Avons-nous eu tort d’inventer l’agriculture ? », Books n° 97, mai 2019], Graeber et Wengrow proposent de revoir le récit habituel de la « révolution agricole », qui, d’après eux, était plutôt « une lente marche vers l’agriculture ». De nombreuses sociétés sont revenues à la cueillette après s’être mises à l’agriculture. Dans certains endroits, la transition agricole a pris des milliers d’années. « Le monde des chasseurs-cueilleurs avant l’apparition de l’agriculture était un monde d’expérimentations sociales audacieuses, beaucoup plus proche d’un carnaval des formes politiques », avancent les deux chercheurs.

Mais alors, pourquoi ce défilé s’est-il interrompu ? Pourquoi les États ont-ils fini par s’imposer partout ? Les auteurs ne répondent jamais vraiment à cette question, regrette l’historien Daniel Immerwahr : « Au commencement était… a pour but de briser le mythe de l’État inévitable, de tordre le cou à l’idée que les sociétés avancées ne peuvent fonctionner sans dirigeants, sans policiers ou sans bureaucrates. Ce livre de 700 pages est une pluie de balles ; si certaines seulement atteignent leur cible, c’est suffisant. » De son côté, George Scialabba confie que l’ouvrage l’a « fait tiquer de temps à autre », en particulier quand David Graeber et David Wengrow tentent de relativiser l’apport des penseurs du siècle des Lumières en mettant en avant l’influence de la pensée politique amérindienne. « Peut-être la gauche américaine devrait-elle suspendre ses tentatives de subversion de l’héritage des Lumières ? », suggère le ­critique. 

[post_title] => Une histoire anarchiste de l’humanité [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-histoire-anarchiste-de-lhumanite [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-01-05 08:21:33 [post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=113512 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Si l’on prend la peine d’imaginer la manière dont se déroule une procédure d’expulsion, la première image qui vient à l’esprit est celle d’une audience d’immigration. La magistrate préside, vêtue d’une toge noire. Les migrants comparaissent seuls, le droit à bénéficier de l’assistance d’un avocat ne s’appliquant pas. De jeunes enfants, parfois âgés de 3 ans à peine, « assurent leur propre défense », une formulation pour le moins déconcertante. L’audience peut être très longue (jusqu’à quatre heures) ou très courte (quelques minutes). Un mandataire du Service de l’immigration et des douanes des États-Unis (ICE) présente les preuves à charge – une arrestation dans le désert, un visa arrivé à expiration –, et la magistrate examine s’il y a lieu d’expulser la personne devant elle ou de l’autoriser à rester. Elle prononce alors son jugement. Mais, en réalité, ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans l’immense majorité des affaires d’expulsion instruites aux États-Unis.

Au cours des cent dernières années, pas moins de 90 % des expulsions de notre pays ont été des « départs volontaires », comme le montre l’historien Adam Goodman dans son livre The Deportation Machine. Le départ volontaire est l’un de ces euphémismes juridiques qui signifient le contraire de ce qu’ils évoquent. Il s’agit d’une procédure administrative officielle, et non d’une décision librement prise par le migrant. Le principe est le suivant : les personnes détenues par les services d’immigration ont le droit de demander une audience, mais, si le magistrat prononce un jugement défavorable, elles ne seront plus jamais autorisées à revenir aux États-Unis, même légalement. En revanche, si elles signent le formulaire de consentement au départ volontaire, la trace de leur expulsion peut être effacée et, en théorie, elles sont libres d’entrer à nouveau sur le sol américain. C’est aussi une manière d’éviter une détention prolongée. Étant donné que les migrants ont peu de chances d’avoir gain de cause, la plupart décident de ne pas prendre le risque de demander une audience. Ceux qui acceptent le départ volontaire s’engagent souvent à payer, partiellement ou en totalité, le voyage de retour dans leur pays d’origine. Les services d’immigration incitent les migrants placés en détention à choisir le départ volontaire « en leur donnant l’impression que c’est la meilleure des options dont ils disposent », relate Goodman.

Il distingue trois catégories d’expulsion : l’expulsion forcée, le départ volontaire et l’« autoexpulsion ». Cette dernière consiste à terroriser les gens par voie de presse pour qu’ils partent d’eux-mêmes, en médiatisant une ou deux rafles et en en annonçant d’autres, une tactique appelée scareheading (« affolement »). L’auteur se fixe l’objectif ambitieux de reconstituer l’historique de ces trois types d’expulsion, du XIXe siècle à nos jours : comment ils se sont développés, comment ils ont été contestés par les immigrés et leurs familles et, surtout, comment ils ont été financés. Les expulsions officielles – audiences, etc. – ont été relativement peu fréquentes jusqu’à récemment, étant chronophages et onéreuses. C’est en s’intéressant au business de l’expulsion que Goodman a été amené à se pencher sur les départs volontaires. Sans ce mécanisme, pointe-t-il, nous n’aurions jamais pu chasser les gens du pays à un tel rythme, quasi industriel.

Écrire sur un sujet historique prend du temps, et une grande partie de l’étude encyclopédique menée par Goodman, avec sa kyrielle de notes de bas de page, est antérieure à l’élection de Donald Trump. Il a dû lui sembler étrange de passer des années à faire des recherches sur l’histoire de l’expulsion, à consulter des archives aux quatre coins des États-Unis et du Mexique, pour finalement voir tout cela éclater au grand jour en 2015. Cette année-là, Trump s’est mis à divaguer au sujet de violeurs mexicains et s’est engagé à expulser les millions de personnes qui vivaient en situation irrégulière aux États-Unis. Ce qui était auparavant un sujet de réflexion pour un historien comme Adam Goodman – ainsi que pour les sans-papiers et leurs familles, que l’on écoute si rarement – est devenu une affaire d’intérêt public à traiter d’urgence. Sommes-nous, ou, plus exactement, avons-nous jamais été une « nation d’immigrés » ?

L’idée que les États-Unis seraient une nation d’immigrés a été popularisée dans les années 1950 par l’historien Oscar Handlin, à qui l’on attribue la création du champ de recherche sur l’histoire de l’immigration. Pendant les cinquante années qui ont suivi, les historiens de l’immigration ont beaucoup contribué au mythe du melting-pot et de l’assimilation heureuse, en se concentrant sur l’expérience des immigrés venus d’Europe. Mais, au début des années 2000, une nouvelle génération d’historiens de l’immigration s’est mise à écrire plutôt sur l’histoire du racisme, de l’exclusion et des sans-papiers. Or considérer les États-Unis comme une nation de migrants plutôt que d’immigrés met en lumière les migrations forcées qui ont eu lieu au cours de notre histoire : les Amérindiens arrachés à leurs terres, les manœuvres contractuels asiatiques, les travailleurs immigrés mexicains et les Africains réduits en esclavage.

Adam Goodman fait partie de ce récent mouvement qui considère les États-Unis comme une « nation expulsante », pour reprendre le titre d’un ouvrage publié en 2010 par le professeur de droit Daniel Kanstroom 1, la seule autre étude détaillée de l’histoire de l’expulsion aux États-Unis. Dans The Deportation Machine, Goodman calcule le nombre total d’expulsions qui ont eu lieu sur le sol américain au cours des cent dernières années, et le résultat est stupéfiant. Entre 1920 et 2018 (l’année la plus récente pour laquelle on dispose de données), les États-Unis ont expulsé 56,3 millions de personnes, davantage que les 51,7 millions qui se sont vu accorder un statut légal. Environ neuf personnes expulsées sur dix étaient de nationalité mexicaine (Goodman ne compte pas les autoexpulsions, admettant lui-même qu’elles sont « non quantifiables »).

Cette facette plus sombre de l’histoire des États-Unis est moins controversée qu’elle ne l’a été, grâce, en partie, à la propension de Trump à dire tout haut ce qui était tacite auparavant. En février 2018, le Service de la citoyenneté et de l’immigration (Uscis) a supprimé l’expression « nation d’immigrés » de son énoncé de mission. En janvier 2020, l’administration Trump a mis en œuvre une nouvelle politique qui permet de refuser d’octroyer un permis de séjour (la green card) aux immigrés ayant bénéficié de bons alimentaires ou d’autres aides sociales. La station de radio publique NPR a demandé à Ken Cuccinelli, alors à la tête de l’Uscis, si les vers de la poétesse Emma Lazarus gravés sur le socle de la statue de la Liberté « incarnaient un certain idéal de l’Amérique ». « Mais très certainement, a-t-il répondu. Donnez-moi vos pauvres et vos exténués qui peuvent subvenir à leurs besoins et qui ne vivront pas aux crochets de la société. » 2

Les expulsions étaient déjà fréquentes avant même l’indépendance des États-Unis. En Nouvelle-Angleterre, à l’époque coloniale, cette pratique était appelée le warning out (« avertissement »). Le premier cas a été enregistré dans le comté de Plymouth et concernait un dénommé Robert Titus. En 1654, il fut convoqué par le tribunal municipal et sommé de déménager avec sa famille parce qu’il avait permis à des « personnes de mauvaise réputation » de vivre sous son toit. Il est possible que ces personnes-là aient été accusées de sorcellerie, mais la plupart des « avertissements » concernaient des indigents que l’on jugeait susceptibles de peser sur les finances publiques. La majorité des gens partaient « de leur plein gré », mais ceux qui insistaient pour rester pouvaient être chassés par le connétable de la ville. Entre 1751 et 1800, plus de 20 % des personnes qui reçurent un avertissement étaient des personnes de couleur. Parmi elles, beaucoup d’esclaves récemment affranchis.

En 1788, le Massachusetts a exigé des étrangers qu’ils se fassent connaître auprès des autorités locales et interdit aux personnes susceptibles d’avoir besoin d’une aide publique d’entrer sur son sol. Six ans plus tard, ce même État adoptait l’une des premières lois américaines en matière d’expulsion qui permettait de renvoyer les nécessiteux « n’importe où, au-delà des mers, là où est leur place ». Goodman décrit très bien la mise en marche de la machine à expulser américaine : comment les agents des services d’immigration ont commencé à détenir un important pouvoir discrétionnaire ; comment une part croissante de la population s’est mise à répéter « les immigrés prennent nos emplois » à l’époque de la propagande et des lynchages anti-Chinois des années 1890 ; et comment les décisions successives de la Cour suprême ont restreint les droits des non-ressortissants et leur ont refusé une procédure officielle.

On dit parfois qu’avant 1924 les frontières de l’Amérique étaient ouvertes. Goodman fait remarquer que ce n’est pas tout à fait exact. Si vous vous présentiez à un poste-frontière, que vous vous acquittiez de la taxe d’entrée, que vous prouviez que vous saviez lire et écrire, que vous passiez avec succès un examen médical souvent humiliant, que vous prouviez que vous pouviez subvenir à vos besoins et – après l’adoption de la loi d’exclusion de 1882 – que vous n’étiez pas de nationalité chinoise, alors, et alors seulement, vous pouviez pénétrer sur le sol américain. Mais il est vrai que la loi Johnson-Reed sur l’immigration de 1924, en instaurant des quotas liés aux pays d’origine, a donné le coup d’envoi de la vaste campagne menée par les États-Unis pour restreindre l’immigration sur la base de l’appartenance ethnique. L’objectif était de freiner les grandes vagues migratoires en provenance d’Europe méridionale et d’Asie ; la loi ne prévoyait aucune restriction pour les pays du continent américain, notamment le Mexique. Les grands patrons de l’agriculture américaine ne voulaient pas se voir privés d’une main-d’œuvre bon marché.

C’est avec la prohibition que les Mexicains, dont certains traversaient la frontière chargés de whisky et de rhum pour répondre à la demande américaine, entrèrent dans le collimateur des services d’immigration. La Patrouille frontalière des États-Unis, fondée en 1924, était tellement focalisée sur les Mexicains qu’elle avait créé un terme pour les autres nationalités, les other than Mexicans (« autres que Mexicains ») ou OTM, encore en usage aujourd’hui. Dans les années 1920 et 1930, aucune mesure officielle ne prévoyait la remise en liberté des migrants qui acceptaient de payer leurs frais de rapatriement, mais certains agents ont commencé à faciliter ponctuellement les départs volontaires. Comme l’a écrit un agent des services frontaliers, « si l’étranger ne veut pas faire valoir ses arguments devant un tribunal, pourquoi ne pas le laisser retourner au Mexique plutôt que de le garder en détention pendant deux ou trois semaines, voire un mois ou plus ? ».

Les départs volontaires se sont généralisés pendant la Grande Dépression, donnant lieu aux premières expulsions massives de Mexicains. Les rafles menées en Californie, dans le Sud-Ouest, le Midwest et jusqu’en Alaska ont marqué un tournant dans l’histoire des reconduites à la frontière : l’expulsion est devenue un spectacle. Sous la présidence de Herbert Hoover, le ministre du Travail a autorisé les agents des services d’immigration à surveiller les grèves auxquelles participaient des étrangers et à expulser les agitateurs. Des annonces étaient publiées dans la presse anglophone et hispanophone pour prévenir des descentes de police dans les entreprises. Francisco E. Balderrama et Raymond Rodríguez ont écrit un ouvrage de référence sur l’histoire de cette période. Dans « La décennie de la trahison » 3, ils estiment qu’entre 500 000 et 1 million de Mexicains ont été chassés, en comptant les expulsions officielles, les départs volontaires et les personnes que l’on a terrorisées pour qu’elles quittent le pays.

Le premier de ces grands coups de filet a eu lieu le 26 février 1931. Cet après-midi-là, environ 400 personnes prenaient le soleil dans un parc appelé alors La Placita, où aimaient se ­retrouver les communautés mexicaine et mexico-américaine de Los Angeles. À 15 heures, six agents des services d’immigration en uniforme kaki ont fait irruption dans le parc, accompagnés d’un groupe de policiers. Deux policiers se sont postés à chacune des entrées pour empêcher les gens de sortir. Ils ont obligé tout le monde à rester assis, provoquant « une panique immense », selon un article de presse paru le lendemain. Pendant plus d’une heure, les agents ont interrogé les gens un à un, tandis qu’une foule se pressait aux abords du parc pour observer la scène. Ceux qui ne pouvaient pas présenter de passeport ou de document prouvant qu’ils étaient entrés sur le territoire en toute légalité ont été arrêtés.

Moisés González, qui passait par hasard près du parc au moment où la rafle avait lieu, a lui aussi été interrogé par les agents des services d’immigration. Il a montré ses papiers et prouvé qu’il vivait légalement aux États-Unis depuis qu’il avait passé la frontière à El Paso huit ans plus tôt. Néanmoins, un des agents a empoché ses papiers et lui a dit d’attendre avec les autres. Francisco E. Balderrama et Raymond Rodríguez estiment que pas moins de 60 % des personnes prises dans les rafles à cette époque étaient en situation régulière. En 2005, la Californie a présenté des excuses officielles pour les campagnes d’expulsion menées à l’époque de la Grande Dépression, soulignant que les familles mexicaines et mexico-américaines avaient été « obligées d’abandonner leurs biens personnels et immobiliers, lesquels étaient souvent vendus par les autorités locales pour “financer” leurs frais de rapatriement. » Le gouvernement fédéral n’a jamais présenté d’excuses.

Après avoir expulsé des centaines de milliers de Mexicains pendant la Grande Dépression, les États-Unis ont eu un léger problème : ils ont dû les faire revenir pour pallier la pénurie de main-d’œuvre causée par la Seconde Guerre mondiale. De 1942 à 1964, les États-Unis et le Mexique ont conclu une série d’accords qui ont permis de délivrer plus de 4,6 millions de contrats de travail à court terme à des ouvriers agricoles mexicains. Ce pacte sera connu par la suite sous le nom de « programme Bracero », le mot brazo, en espagnol, signifiant « bras ». Les conditions de travail étaient souvent épouvantables, et les visites médicales à la frontière extrêmement invasives. À leur arrivée, les travailleurs étrangers étaient fumigés avec des produits chimiques toxiques, notamment du DDT, un insecticide cancérigène aujourd’hui interdit. Une photographie de la collection de la Smithsonian Institution, prise en 1956, montre un agent américain portant un masque blanc en train de vaporiser du DDT sur le visage d’un bracero torse nu, tandis que d’autres attendent leur tour en formant une longue file derrière lui.

À la fin de la guerre, les hommes qui avaient été mobilisés sont rentrés au pays, mais un schéma de migration mexicaine avait été instauré. Des centaines de milliers de Mexicains – avec ou sans contrat, notamment des femmes et des enfants sans papiers accompagnant des braceros – ont continué à se rendre aux États-Unis. Certains Américains les désignaient sous le terme péjoratif de wetbacks (« dos mouillés ») parce qu’un grand nombre d’entre eux traversaient le Río Grande à pied ou à la nage pour entrer dans le pays. La plus grande campagne d’expulsion de l’histoire des États-Unis – et ce n’est pas un hasard si c’était aussi la première depuis que le départ volontaire était devenu la politique officielle, en 1940 – a été appelée « opération Wetback », en référence à cette insulte raciste. Trump y a fait allusion lors d’un débat en 2015 : « On les a envoyés vers le sud, a-t-il déclaré sur un ton approbateur. Ils ne sont jamais revenus. »

Officiellement, l’opération Wetback a commencé le 17 juin 1954. Des rafles s’apparentant à des opérations militaires ont eu lieu principalement le long de la frontière, mais aussi à Los Angeles, San Francisco et Chicago. Adam Goodman a découvert que l’INS avait loué un centre de loisirs à la municipalité de Los Angeles pour 125 dollars par jour dans le quartier d’Elysian Park et l’avait transformé en centre de détention à ciel ouvert. Cette année-là, le gouvernement a enregistré 30 000 expulsions officielles et plus de 1 million de départs volontaires. Quand un chef de district de l’INS a suggéré d’accorder une audience à chaque migrant, un autre responsable a écrit dans la marge de sa note de service : « Centre de détention coûteux et inutile si le traitement est rationalisé » et « Audiences non nécessaires si l’objectif est de réduire le volume de façon draconienne, et non d’établir des statistiques ».

L’opération Wetback a séparé des familles. Des parents ont été expulsés pendant que leurs enfants étaient à l’école. Des travailleurs ont été expulsés sans avoir eu le temps de récupérer leurs effets personnels. Certains Américains ont critiqué ces rafles parce qu’elles étaient inhumaines, d’autres parce qu’elles risquaient de leur faire perdre de l’argent. Quand l’opération Wetback a été étendue au Texas, un journal local a proposé une solution pour prévenir la pénurie de personnel disposé à faire certains types de travaux : « Envoyer les 700 ou 800 hommes de la Patrouille frontalière qui ont envahi la région cueillir le coton dans les champs. » Une pancarte placée en devanture d’une confiserie de Harlingen, au Texas, stipulait : « Prix multipliés par deux pour les hommes de la Patrouille frontalière jusqu’à ce que le coton soit cueilli. » Des agents de l’INS ont eu des difficultés à louer une chambre dans certaines villes, mais ils se sont débrouillés pour faire leur travail. Un habitant du sud du Texas a écrit au procureur général des États-Unis : « J’ai vu des mères être expulsées et devoir abandonner leur nourrisson de ce côté de la frontière. C’est à se demander ce qui ne va pas dans ce pays. »

La politique d’expulsion des États-Unis est aberrante parce qu’elle ­procède de deux pulsions opposées : la haine raciale et l’appât du gain. Nous voulons des immigrés parce qu’ils font le sale boulot que nous ne ferions pas nous-mêmes, et en même temps nous ne voulons pas d’eux parce qu’ils représentent une menace pour notre mode de vie. Au début de la pandémie de Covid-19, des sans-papiers qui ramassaient des fraises et des laitues dans la Vallée centrale de Californie ont reçu des courriers officiels de leurs employeurs les qualifiant de « travailleurs essentiels ». Pourtant, l’ICE a procédé à une rafle le tout premier jour du confinement en Californie, en mars 2020. « Business as usual [la routine] », a commenté un journaliste du Los Angeles Times, mis à part le fait que « les agents avaient des masques N95 dans leurs véhicules, au cas où ». Les ouvriers agricoles immigrés sont essentiels, mais il semble que l’ICE le soit aussi. Cette contradiction n’a pas échappé à Adam Goodman. Il démontre que la politique d’immigration du gouvernement fédéral découle à la fois de la volonté de contrôler les frontières et de contenter les employeurs qui veulent avoir à leur disposition une « main-d’œuvre immigrée bien réglementée et exploitable ». Faire venir des travailleurs mexicains aux États-Unis était très lucratif. Décrocher des contrats publics pour les expulser l’était tout autant. Ces contrats étaient payés, au moins en partie, par les migrants qui avaient signé le formulaire de consentement au départ volontaire, ce qui rendait le processus presque aussi rentable que le scareheading.

Bien avant que des sociétés privées ne construisent près de nos frontières les centres de détention où sont aujourd’hui enfermés les migrants, les expulsions relevaient d’un partenariat entre les secteurs public et privé. La sécurité n’était pas une priorité, c’est le moins que l’on puisse dire. En 1948, un avion transportant des personnes expulsées s’est écrasé en Californie ; tous les passagers furent tués. Le vol avait été affrété par un prestataire privé. La même année, des agents de l’INS se sont renseignés sur le type de compagnie charter dont ils pourraient légalement louer les services pour procéder aux expulsions. Ils ont conclu qu’il suffisait que les prestataires obtiennent un « permis pour le transport de marchandises inhabituelles, comme des effets personnels ». L’un des agents de l’INS responsable des rapatriements aériens a exprimé son sentiment à ce sujet : « Nous soutenons que les étrangers de nationalité mexicaine sont, d’une certaine façon, des effets personnels, dans la mesure où ils ne décident ni du moyen de transport ni de la destination. » Les contrats d’expulsion par avion, par bateau ou par train étaient entachés de corruption. L’opération Wetback a donné lieu à une série de 26 traversées en bateau, débarquant plus de 50 000 Mexicains au sud de la frontière entre 1954 et 1956. Le responsable mexicain qui a conclu cet accord avec les États-Unis était membre et actionnaire de l’une des compagnies maritimes mexicaines qui ont obtenu un contrat. Sa société expédiait déjà des bananes vers le nord ; pourquoi ne pas convoyer des personnes expulsées vers le sud, sur le trajet du retour ? En consultant les registres de l’INS, Goodman a découvert que l’air conditionné avait été installé sous le pont principal, « non pas pour le confort des personnes expulsées, mais pour que les bananes arrivent en bon état ».

Ces navires, dont l’un s’appelait Emancipación, avaient été conçus pour transporter des marchandises. Les Mexicains étaient obligés de descendre dans des cales bondées, pour une traversée qui durait quarante-huit heures. Ceux qui n’avaient pas le mal de mer passaient le voyage à patauger dans le vomi de ceux qui l’avaient. Les conditions étaient si pénibles que Goodman présente l’expulsion par bateau comme le précurseur des politiques de « prévention par la dissuasion » adoptées plus tard. À partir des années 1990, ces politiques ont en effet eu pour but de dissuader les Mexicains de traverser la frontière en rendant le voyage plus difficile et plus dangereux, voire mortel. « Ils détestent la traversée en bateau comme le diable déteste l’eau bénite, a clamé le général Joseph M. Swing, le commissaire de l’INS qui avait planifié et mis en œuvre l’opération Wetback, lors d’un témoignage devant le Congrès en 1955. L’expulsion par bateau est la méthode la plus salutaire que nous ayons trouvée jusqu’à présent. » Les expulsions par bateau ont pris fin en 1956, quand des Mexicains se sont mutinés au large de la côte de Tampico, dans le nord-est du Mexique, et ont forcé le capitaine à rapprocher le bateau de la côte. Une quarantaine de personnes ont alors sauté par-dessus bord et tenté de rejoindre le rivage à la nage. Deux hommes se sont noyés ; on a pu les identifier plus tard grâce à leurs jeans Levi’s.

L’opération Wetback était censée augmenter le nombre de braceros et réduire celui de travailleurs sans papiers, mais la distinction entre les deux échappait souvent aux forces de l’ordre lors des rafles. Il est impossible de savoir combien d’immigrés en situation régulière et de citoyens américains ont été expulsés, ou encore combien de personnes expulsées ont été recrutées ensuite pour rejoindre le programme Bracero. En 1954, l’un des pilotes qui travaillaient pour un prestataire de l’INS notait : « Cette histoire de Mexicains me laisse perplexe. Nous venons juste de transporter une flopée de travailleurs contractuels du Mexique au Michigan. À présent, nous transportons une flopée d’autres Mexicains pour les ramener au Mexique. Mais bon, moi, je me contente de piloter l’avion. » Le programme Bracero a pris fin en 1964, un an avant que le président Lyndon B. Johnson ne signe la loi relative à l’immigration et à la nationalité, lors d’une cérémonie qui s’est tenue au pied de la statue de la Liberté. Cette loi a jeté les bases de celle sur l’immigration en vigueur aujourd’hui. Elle prévoyait que les immigrés seraient admis non pas en fonction de leur appartenance ethnique ou de leur nationalité, mais sur la base de leurs compétences, de leur statut de réfugié ou du regroupement familial. Cette loi a donné lieu à une augmentation spectaculaire de l’immigration extra-européenne, bien plus importante que les promoteurs de la loi eux-mêmes ne l’avaient envisagé.
Dans son excellent ouvrage « La vie des sans-papiers » 4, l’historienne Ana Raquel Minian indique que, entre 1965 et 1986, un flux permanent de travailleurs mexicains a circulé entre les deux pays au gré des saisons. L’augmentation des arrivées aux États-Unis était compensée à 86 % par les départs. Ce mode de migration circulaire n’a pris fin qu’en raison de nouvelles politiques plus strictes aux frontières. En 1986, Ronald Reagan a accordé l’amnistie à 3 millions de sans-papiers et, en contrepartie, le Congrès a adopté une série de mesures visant à militariser la frontière, à augmenter le budget de la Patrouille frontalière, à sanctionner les employeurs de sans-papiers et à réduire le contrôle juridictionnel en matière de lois sur l’expulsion. Ana Raquel Minian écrit que les Mexicains qui voulaient être payés en dollars américains « se sont retrouvés piégés aux États-Unis, qu’ils appelaient la “jaula de oro”, la prison dorée. »

Il aura fallu un durcissement de la législation pour que les États-Unis mettent fin aux départs volontaires. Ce sont les démocrates qui ont supervisé le passage aux expulsions officielles, soi-­disant pour porter un coup dur à la criminalité. En 1996, le Congrès a ainsi adopté une nouvelle série de lois sur l’immigration qui prévoyaient des « expulsions accélérées » et le « rétablissement des procédures d’expulsion ». Elles permettaient aux agents des services d’immigration d’arrêter, d’inculper et d’expulser officiellement un individu sans enquête préalable, ni intervention d’un juge. De ce fait, les expulsions « officielles » en sont venues à ressembler de plus en plus à des départs volontaires : rapides et non encadrées par une procédure régulière. Pour les expulsés, les conséquences étaient très lourdes : interdiction à vie de pénétrer à nouveau aux États-Unis (et non plus pour une durée de cinq ans) et poursuite pénale en cas de nouvelle interpellation aux États-Unis. Pour l’historien du droit Daniel Kanstroom, 1996 est « l’année où l’expulsion a cessé d’être encadrée légalement ».

Le livre d’Adam Goodman est tellement foisonnant qu’on peut difficilement lui reprocher de ne pas accorder plus d’attention à la question de la demande d’asile. Étant donné que la procédure d’expulsion officielle s’est vraiment accélérée, demander l’asile est désormais le principal moyen, si ce n’est le seul, dont disposent les migrants pour ralentir le système et faire valoir leurs droits. Depuis une dizaine d’années, nous assistons à un changement important aux frontières : davantage de personnes viennent aux États-Unis pour y demander l’asile, pas seulement pour y travailler. En 2008, 1 % des migrants ont déposé une demande d’asile ou d’aide humanitaire. En 2018, ils étaient plus de 30 %. Cette évolution est en relation directe avec la situation en Amérique latine. En raison de l’amélioration des perspectives économiques au Mexique et de la grande récession aux États-Unis, les Mexicains qui en partent sont plus nombreux que ceux qui y entrent. Pour la première fois depuis près de cent ans, notre système d’immigration a désormais dans le collimateur ceux que le gouvernement appelle toujours des OTM, les ressortissants des pays du triangle nord : le Salvador, le Guatemala et le Honduras. Les Centraméricains fuient les gangs, les exactions contre les peuples indigènes, la violence conjugale, la pauvreté, la corruption et l’instabilité politique. Soit une multitude de problèmes connexes que les États-Unis ont contribué à créer en finançant des dictatures militaires dans les années 1970 et 1980.

Des demandeurs d’asile affirment qu’ils ont été dupés et forcés à signer le formulaire I-210 de l’ICE, une version actualisée du formulaire utilisé pour les départs volontaires depuis l’opération Wetback. Certains parents qui ont été séparés de leurs enfants à la frontière racontent qu’on leur a dit qu’ils devaient signer ledit formulaire pour pouvoir retrouver leurs proches. Enfin, en pleine pandémie, le gouvernement Trump a entrepris de mettre fin à la procédure de demande d’asile, une première depuis sa création, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Des milliers de demandeurs d’asile ont dû attendre au Mexique que leur demande soit examinée, dans des camps sordides et dangereux, sans savoir combien de temps cela prendrait.

Depuis le début de la pandémie, les travailleurs sans papiers sont exposés au Covid-19 – lorsqu’ils cueillent les fraises de Californie, font le ménage chez des particuliers ou livrent des repas et des colis aux quatre coins des États-Unis. Ces travailleurs sont toujours « essentiels », mais cela n’est jamais aussi évident que lorsque le pays traverse une crise. C’est ce qu’a souligné l’Équatorienne Karla Cornejo Villavicencio, qui était elle-même en situation irrégulière lorsqu’elle a écrit « Les Américains sans papiers » 5. Au sujet du 11-Septembre, elle remarque : « Les pompiers et les ambulanciers ont été les premiers sur les lieux. Suivis de près par les sans-papiers. » La municipalité de New York a sollicité des prestataires de services pour évacuer les gravats des tours jumelles. Ces prestataires ont recruté des sous-traitants qui ont à leur tour engagé des journaliers, principalement originaires d’Europe de l’Est et d’Amérique latine. « Beaucoup des femmes connaissaient bien le quartier, écrit Karla Cornejo Villavicencio, parce qu’elles faisaient le ménage dans les bureaux et les appartements de Lower Manhattan depuis des années. Elles savaient qu’on les appellerait pour faire la poussière. Il y en avait tellement, de la poussière. » 

Rachel Nolan est une historienne spécialiste de l’Amérique latine qui enseigne à l’Université de Boston. — Cet article est paru dans le numéro de septembre 2020 du mensuel américain Harper’s Magazine. Il a été traduit par Béatrice Murail.

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«Depuis 1989, peu de livres ont été attendus avec autant d’impatience que le nouveau roman d’Alena Mornštajnová. Rien d’étonnant, car Listopád a tout pour être un best-seller », promettait Lidové Noviny. Le quotidien prenait peu de risques : l’auteure de 58 ans est une valeur sûre de la littérature tchèque depuis le succès d’Hana, paru en 2017. Tiré d’un événement historique, l’épidémie de fièvre typhoïde de 1954, Hana retrace l’histoire des juifs en Europe depuis 1930. Il fait alterner deux voix féminines, celle de Mira, dont la famille a succombé à la fièvre, et celle de sa tante Hana, survivante de l’Holocauste, qui la recueille.

Dans Listopád aussi, l’Histoire est omniprésente, même si c’est une histoire alternative : la révolution de Velours n’a pas eu lieu, et la Tchécoslovaquie vit sous le joug d’un terrible régime communiste. Ici, le récit va et vient entre Marie, prisonnière politique, et Magda, fillette arrachée à ses parents et placée dans un « sanatorium », « un piège où l’État éduque ses futurs cadres », précise le journal MF Dnes. Pour Lidové Noviny, Listopád surpasse Hana parce qu’il est « plus actuel, plus évocateur pour le lecteur, lequel est troublé dès le début tant la dystopie est proche de la réalité ». Le quotidien salue une « chorégraphie tissée à la perfection entre haute littérature et mélodrame populaire ».

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«Brassens, me disait-il, Souchon, mais aussi Franck avec sa sonate ou Fauré avec sa sicilienne m’ont totalement “enoreillé”. Pas un matin où un de leurs worms ne me réveille. Pas une douche où ils ne me worment les oreilles.» D. P.

Earworm, littéralement « ver d’oreille », désigne en anglais un air obsédant qui vous trotte dans la tête. Plusieurs lecteurs de Books ont trouvé la solution. Béatrice Nicolas nous signale que le mot existe aussi en allemand : Ohrwurm.

Aidez-nous à trouver le prochain mot manquant :
Existe-t-il dans une langue un mot pour désigner le pire état qui soit atteint dans des conditions données ?
Écrivez à

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Maîtresse de Napoléon III, de Victor-Emmanuel II et de beaucoup d’autres, espionne au service de l’homme d’État piémontais Camillo Cavour, partisane d’une Italie unie et monarchique, la comtesse de Castiglione est loin d’être une anonyme. Depuis La Divine Comtesse, de Robert de Montesquiou, des dizaines d’ouvrages lui ont déjà été consacrés, des pièces de théâtre, des films. Elle passait pour la femme la plus belle de son époque et, surtout, savait mettre cette beauté en valeur : « Obsédée par le culte de sa propre image », elle se servit des « moyens offerts par un art alors en plein essor : la photographie », rapporte Annamaria Guadagni dans Il Foglio. On compte des dizaines de clichés d’elle, posant souvent dans des costumes extravagants.

Si l’historienne Bene­detta Craveri propose une nouvelle biographie qui paraît simultanément en Italie et en France, c’est parce qu’elle a eu accès à des documents inédits : les journaux intimes, la correspondance de ses proches ainsi que les lettres que la comtesse écrivit à son unique ami, le prince Joseph Poniatowski, dans une langue où le français se mêle à l’italien.

Née Virginia Oldoini et fille unique d’un aristocrate en qui Cavour ne voyait qu’un « fat stupide » ne plaisant à personne, « pas même à sa femme », elle épouse à 16 ans le comte de Castiglione, mais ses infidélités ne tardent pas à le lasser. Elle n’a que 18 ans quand elle est envoyée à Paris par Cavour. Sa mission : séduire l’empereur Napoléon III et le rendre favorable aux intérêts de la maison de Savoie. Elle n’y réussit pas tout de suite. Lors de leur première rencontre, elle est intimidée. Lui la trouve belle mais dénuée d’esprit. Ce n’est que lors de leur deuxième entrevue que le charme opère. Elle arrive à un bal que l’empereur quitte. Il lui dit qu’elle est très en retard, elle lui réplique que c’est lui qui part très tôt. Elle ne tarde pas à devenir sa maîtresse officielle. Il a trente ans de plus qu’elle, et, dans ses lettres, elle le surnomme « le vieux ». Pas très flatteur, mais mieux que « le roi porc », comme elle qualifie Victor-Emmanuel II, à qui elle a succombé avant de partir pour Paris et dont les mauvaises langues prétendent qu’il se comportait de manière effectivement assez bestiale dans l’intimité.

« Elle était animée par le besoin constant de tester ses capacités de séduction, y compris sur son fils en bas âge. Elle tenait une comptabilité amoureuse digne d’un coureur de jupons, adoptant un code pour enregistrer le degré d’intimité qu’elle accordait à tel ou tel », nous apprend Guadagni. A-t-elle jamais sincèrement aimé quelqu’un ? s’interroge Marco Cicala dans La Repubblica. Sans doute pas. « Elle était trop occupée à lutter pour sa liberté, à comploter, à spéculer en Bourse. » L’un des mérites de l’ouvrage de Craveri est de « renverser le cliché » qui voudrait que la comtesse n’ait été qu’une « courtisane de luxe ». « Elle fut certes utilisée par les hommes, résume Cicala, mais elle les a aussi exploités. » Et son « volumineux narcissisme » ne l’empêcha pas d’être « une vibrante patriote ». 

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Le débat sur le climat est très sensible, presque « théologique », comme vous l’écrivez. Donc, pour commencer, nos lecteurs voudront savoir qui vous êtes, d’où vous parlez. Votre première carrière était celle d’un physicien. Pouvez-vous expliquer en quelques mots le domaine de la physique dans lequel vous étiez impliqué et pendant combien de temps ?

Je suis physicien théoricien de formation. Pendant vingt ans, j’ai travaillé sur la simulation par ordinateur de la physique des systèmes quantiques à N corps, principalement la structure et les réactions nucléaires, mais aussi la matière condensée atomique et les systèmes de la physique des particules. J’ai également été impliqué pendant trente ans dans des études concernant le climat.

Dans une seconde carrière, vous vous êtes penché sur les questions énergétiques. Pourquoi ce choix et qu’avez-vous fait ?

Peu après 1990, en discutant avec des collègues, en lisant des revues scientifiques et en assistant à des colloques, j’ai compris que l’énergie allait être un domaine important à l’avenir et que ce sujet, aussi intéressant sur le plan technique que d’un point de vue économique et social, n’avait pas été suffisamment exploré. Donc, quand le directeur général de British Petroleum, John Browne, m’a proposé de devenir le directeur scientifique de l’entreprise, j’ai sauté sur l’occasion. J’ai passé cinq ans à aider le groupe BP à développer une stratégie pour les technologies de l’énergie capables de l’emmener « au-delà du pétrole ». Après quoi j’ai eu l’opportunité de jouer un rôle similaire pendant deux ans et demi au sein du département de l’Énergie de l’administration Obama, pour déterminer comment l’État devrait investir dans le développement et la mise en œuvre de technologies énergétiques à faible émission de gaz à effet de serre.

Nombre de vos critiques disent que, n’étant pas un expert en climatologie, vous n’êtes pas habilité à exprimer des vues sur la science du climat. Que répondez-vous ?

J’ai plusieurs réponses à formuler.
– La science du climat est un domaine si vaste que des scientifiques de nombreuses disciplines y contribuent.
– Beaucoup de climatologues, y compris James E. Hansen et Michael E. Mann, sont des physiciens, comme moi 1.
– J’ai moi-même signé ou cosigné des articles de climatologie dans des journaux scientifiques de premier plan, avec comité de lecture. Ce fut le cas récemment des résultats d’un programme d’observation sur une durée de vingt ans qui a détecté une diminution de la réflectance de la Terre – une diminution de la lumière qu’elle réfléchit. Ce travail a été publié en août dernier dans Geophysical Research Letters 2, ce qui a attiré l’attention des médias.
– Les problèmes que je souligne dans mon livre quant aux représentations que se fait l’opinion publique de la science du climat sont évidents pour tout lecteur ayant bénéficié d’une formation universitaire élémentaire. Nul besoin d’être un expert pour les comprendre. Pour prendre une analogie : je ne suis pas expert en moquette, mais si un vendeur me dit que j’ai besoin de 30 mètres carrés pour couvrir une surface de 5 mètres sur 3, je vais lui dire son fait.

Vous avez travaillé dans l’administration Obama, après quoi vous avez été approché par l’administration Trump. Où vous situez-vous sur l’échiquier politique ? Plutôt à gauche ? Plutôt à droite ? Ni l’un ni l’autre ?

Comme je l’écris dans le livre, je pense que les scientifiques, quand ils ont des conseils à donner, doivent rester neutres politiquement. Et, de fait, je ne me sens à l’aise dans aucun des partis politiques américains.

La raison pour laquelle vous avez été approché par l’administration Trump est un article d’opinion que vous avez publié dans The Wall Street Journal, dans lequel vous préconisiez une procédure red team (« équipe rouge ») pour le problème du climat. De quoi s’agit-il ? Et cela signifie-t-il que le Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, n’est pas à la hauteur de la tâche ?

Une procédure red team est le recours à un groupe d’experts reconnus que l’on charge de répondre à la question : « Qu’est-ce qui cloche dans ce rapport ? ». Je pense que les représentations inexactes que j’ai identifiées dans les précédents rapports du Giec et leurs « résumés à l’intention des décideurs », lesquelles se retrouvent cette année dans le 6e rapport (AR6), montrent bien que ces rapports pourraient bénéficier d’une telle procédure.

Depuis la publication de votre livre, un nouveau rapport du Giec a en effet paru. Dans les premières pages, je lis : « L’étendue probable de l’augmentation totale de la température de surface causée par l’homme de 1850-1900 à 2010-2019 est de 0,8 à 1,3 °C, l’estimation la plus sûre étant 1,07 °C. » Qu’en pensez-vous ?

Cette affirmation simplifie exagérément la situation. Environ un tiers de cette augmentation a eu lieu entre 1910 et 1940, quand l’influence humaine était encore très faible. Après quoi il y a eu un léger refroidissement entre 1940 et 1970, alors même que les émissions de gaz à effet de serre augmentaient. Ces données montrent que d’autres forces sont en jeu, et qu’il s’agit de les identifier avant d’attribuer fermement le récent réchauffement aux seules influences humaines.

Dans le « Résumé à l’intention des décideurs » du dernier rapport du Giec, je lis : « Le niveau global de la mer a augmenté de 20 centimètres [15/25 cm] entre 1901 et 2018. Le rythme de l’augmentation du niveau de la mer a été de 1,3 millimètre par an en moyenne [0,6/2,1 mm] entre 1901 et 1971, passant à 1,9 millimètre par an [0,8/2,9 mm] entre 1971 et 2006, et s’accélérant encore pour atteindre 3,7 millimètres par an [3,2/4,2 mm] entre 2006 et 2018 (niveau de confiance élevé). » Qu’est-ce que cela vous inspire ?

C’est typiquement par ce genre de formulation que le rapport du Giec masque complètement ce que disent les données. En comparant la période de soixante-dix ans entre 1901 et 1971 avec la période de trente-cinq ans entre 1971 et 2006 puis la période de douze ans entre 2006 et 2018, on dissimule entièrement l’augmentation rapide du rythme de l’élévation du niveau de la mer entre 1925 et 1940 et le déclin qui a suivi jusqu’en 1970. Cette variabilité pluridécennale, que l’on peut supposer largement naturelle, fait qu’il est difficile d’attribuer l’augmentation récente du rythme aux influences humaines.

Dans votre livre, vous écrivez que, selon le 5e rapport du Giec, il n’y a pas d’évolution claire de la fréquence ni de l’intensité des inondations, des sécheresses, des événements météorologiques graves et des cyclones extratropicaux. Tirez-vous les mêmes conclusions du dernier rapport ?

Oui, le 6e rapport dit à peu près la même chose. Il relève une augmentation des vagues de canicule et une plus forte intensité des précipitations, mais pas de tendance longue en ce qui concerne les cyclones (que ce soit aux latitudes tropicales ou aux latitudes moyennes), les inondations et les sécheresses météorologiques ou hydrologiques. Il y a bien sûr des variations selon les régions.

La science du climat est « beaucoup moins mûre que je le supposais », écrivez-vous. Parmi les nombreux exemples illustrant votre propos, je remarque celui-ci : « Les courants océaniques profonds ont leurs propres comportements. » Pouvez-vous être plus précis ?

Comme nous le voyons sur les bulletins météo, l’atmosphère change rapidement – c’est une affaire de jours, de semaines. L’océan, lui, change beaucoup plus lentement, en termes d’années et de siècles. C’est là que se noue le temps long du climat. Or les observations montrent l’existence de comportements qui se répètent au rythme des décennies et même des siècles. Certains d’entre eux sont dus à de lents changements dans les courants océaniques et aux interactions entre les océans et l’atmosphère.

Le Giec produit des scénarios fondés sur des modèles. Vous affichez un grand scepticisme à l’égard de ces modèles. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, en quelques mots ?

Il s’agit de détecter la réaction du climat à des influences humaines qui, du point de vue de la physique, sont faibles (1 %). Le système climatique a de nombreuses composantes – l’océan, l’atmosphère, la cryosphère (tout ce qui est gelé sur la Terre), la biosphère. Toutes changent et interagissent sur de grandes échelles d’espace et de temps, ce qui rend toute modélisation difficile. D’autant que, si les observations du système climatique sont de bonne qualité pour les dernières décennies, nous manquons de données fiables pour un passé plus lointain qui nous permettraient de tester nos modèles.

Vous concluez que l’annonce d’une apocalypse climatique est fortement exagérée. Mais, si exagération il y a, comment l’expliquer ? Dans votre livre, vous mentionnez « une parfaite concordance d’intérêts conduisant à une croyance fervente à un consensus qui n’existe pas ». Je repère trois mots-clés ici : « intérêts », « croyance fervente » et « consensus ». Commençons par les intérêts. Quels sont-ils ?

Il y a les journalistes, qui ne peuvent faire la une qu’en racontant une histoire dramatique. Il y a les hommes politiques, qui ont besoin d’une crise pour recueillir le soutien du public pour les actions qu’ils souhaitent mener à bien. Et il y a les scientifiques, en quête d’argent et de notoriété, dont certains croient sincèrement qu’ils sont en train de sauver la planète.

Qu’en est-il maintenant de cette « croyance fervente » ? L’histoire de l’humanité s’est toujours organisée autour d’un tissu de croyances. La croyance en un changement climatique terrifiant causé par l’homme serait-elle un fil essentiel du tissu de nos croyances actuelles, dans les pays développés ?

Je ne suis pas un expert en comportements humains, mais le mouvement actuel d’alarmisme climatique a beaucoup de points communs avec une religion – il y a un texte sacré, la répression des opinions dissidentes, une vision apocalyptique, la croyance qu’un changement de comportement peut mener au salut, etc. Peut-être ce sentiment religieux vient-il combler un vide laissé par le déclin des religions traditionnelles.

Et qu’en est-il du mot « consensus » ? Des scientifiques ont invoqué un « consensus à 97 % » sur la question climatique. Comment interpréter l’existence d’un « consensus scientifique » dans un domaine comme celui de la science du climat ?

Ce chiffre de 97 % est en effet souvent mis en avant. Mais la méthodologie qui a abouti à ce chiffre a été discréditée de bout en bout. Le problème fondamental est de savoir quelle question on pose. Le climat change-t-il ? Aucun doute. Les humains ont-ils un rôle dans ce changement ? À mon sens, oui. Le changement induit par l’homme sera-t-il catastrophique ? Je ne le pense pas.

En tant que journaliste, j’avoue avoir été effaré d’entendre Alan Rusbridger, qui fut le brillant rédacteur en chef du Guardian, dire : « Nous avons le devoir de ne pas être impartiaux » sur la science du climat. Vous mentionnez dans votre livre la même attitude chez certains scientifiques. Journalistes et scientifiques, même combat ?

En privé, les climatologues sont nombreux à admettre les insuffisances de leur science – c’est ce qui les motive pour mieux faire. Mais l’image que le public se fait de cette science est faussée, en grande partie du fait des institutions scientifiques et des journalistes.

Maintenant, qu’en est-il de l’avenir ? Que pensez-vous du mot d’ordre politique actuel, « zéro émission nette de carbone en 2050 » ?

Cet objectif n’est pas étayé par la science telle qu’elle s’exprime dans la littérature scientifique ou dans les rapports d’évaluation comme ceux du Giec. Il est beaucoup trop ambitieux, et son échéance est beaucoup trop proche – il aura des effets dévastateurs pour un bénéfice faible. Il n’y a pas de crise climatique. Nous avons le temps de développer nos technologies et de mener à bien une transition énergétique de manière beaucoup plus souple que cela risque d’être le cas si politiciens et activistes déterminent les priorités.

Vous écrivez : « Tenter de comprendre comment le système climatique réagit aux influences humaines, c’est un peu comme tenter de comprendre le lien entre l’alimentation et la perte de poids. » Pour conclure, que devrions-nous faire et qu’allons-nous faire, à votre avis ?

D’abord, il faut améliorer nos observations et notre compréhension du système climatique, en particulier de la façon dont il réagit aux influences humaines. Il y a trop d’incertitudes au niveau régional pour que la science actuelle puisse vraiment guider une politique. Ensuite, il nous faut travailler dur sur le développement et la mise en œuvre de technologies à faibles émissions de carbone. Enfin, il nous faut élaborer des stratégies et des politiques de réduction d’émissions qui intègrent technologie, économie, réglementations et changements de comportement, de manière à favoriser une réduction en douceur des émissions à mesure que progresseront notre compréhension et les technologies pertinentes. Quant à savoir ce que nous allons faire, à coup sûr : nous adapter localement – comme l’humanité a si souvent su le faire dans le passé.

— Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay.

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Nous supposons souvent que les extraterrestres avec lesquels nous entrerons en contact seront plus intelligents que nous. Bien sûr, les exoplanètes hébergeront une grande diversité de formes de vie, certaines plus intelligentes, d’autres moins : on observera toute une gradation depuis des espèces ayant développé des technologies de communication jusqu’à l’équivalent de nos méduses. Mais nous présumons, et à raison, que la technologie des extraterrestres avec lesquels nous aurons une conversation sera plus avancée que la nôtre.

Un peu plus de cent ans seulement se sont écoulés depuis la première transmission radio effectuée par notre espèce ; et nous ne sommes qu’au début du développement de la radioastronomie. Si nous devions entrer en communication avec des extraterrestres à un moment X de leur histoire, il n’y a qu’une infime chance que nous tombions sur eux au cours des cent premières années qui auront suivi leur découverte des ondes radio. Face à des civilisations dont l’âge peut se compter en millions d’années, les chances que nous soyons les premiers de la classe sont infimes.

Notons que la longévité d’une espèce n’est pas automatiquement liée à son degré d’intelligence. Nos extraterrestres seront peut-être plus avancés technologiquement, mais cela signifie-t-il qu’ils seront plus intelligents ? Supposons que la race humaine survive encore un million d’années ; naturellement, nos technologies progresseraient, mais en irait-il de même de nos facultés cognitives ? Est-il possible qu’une espèce évolue à l’infini pour développer une intelligence toujours plus grande, ou bien cette évolution s’arrête-t-elle à un certain point ?

Les extraterrestres supérieurs à nous qui hantent les ouvrages de science-fiction font preuve de deux types distincts de super-intelligence : la première est essentiellement le résultat d’avancées technologiques, tandis que la seconde a évolué biologiquement avec l’espèce elle-même. Selon les codes de la science-fiction, c’est la différence entre une civilisation qui est « simplement » capable de construire des vaisseaux spatiaux interstellaires et une civilisation qui a évolué « au-delà » d’une telle technologie et qui a peut-être développé des super-pouvoirs tels que la télépathie et la télékinésie.

Dans le premier cas, on pourrait imaginer qu’après avoir atteint un niveau technologique suffisant, une civilisation extraterrestre – voire notre propre civilisation – délègue toutes les tâches requérant une certaine intelligence aux ordinateurs, les organismes biologiques que nous sommes ayant alors toute liberté d’occuper leur esprit à d’autres activités : réfléchir aux mystères de l’Univers, philosopher ou cultiver d’autres passe-temps intellectuels.

Ou peut-être ne ferions-nous rien d’autre que de jouer à Tetris et regarder des vidéos de chats sur Internet ; nous basculerions ainsi entre une super-intelligence et une super-paresse extraterrestres. Dans cette configuration, non seulement le temps dédié aux loisirs (et à la recherche scientifique) augmenterait, nos technologies ayant supprimé la lutte quotidienne pour l’existence, mais nous comprendrions beaucoup mieux l’Univers, avec des radiotélescopes plus grands et plus performants, des ordinateurs plus rapides et toutes sortes d’appareils de mesure et de détecteurs impressionnants tout droit sortis de Star Trek. Si nous pouvions rencontrer nos descendants dans mille ans, nous considérerions probablement ces humains du futur comme une civilisation « avancée ».

Cependant, notre intelligence biologique resterait plus ou moins la même. Nous serions intelligents, oui, mais sans changer d’espèce. L’excellent roman de science-­fiction de Robert J. Sawyer Calculating God raconte l’histoire d’une espèce extraterrestre technologiquement avancée et biologiquement très différente qui visite la Terre et se lance dans une longue série de discussions philosophiques avec le protagoniste humain. Pour ces extraterrestres, le progrès technologique n’a pas encore résolu les mystères de l’Univers.

Mais qu’en est-il du second cas, c’est-à-dire de l’éventualité de rencontrer une espèce extraterrestre dont les capacités intellectuelles seraient bien supérieures aux nôtres en raison de son évolution naturelle ? Pouvons-nous imaginer un scénario réaliste qui aboutirait à ce résultat ? Existe-t-il une pression sélective qui conduirait à une forme d’intelligence dépassant de loin les facultés cognitives que nous possédons déjà ?

Les animaux sur Terre ont suivi ce qui est probablement un parcours typique. Ayant besoin de faire des prédictions sur leur environnement, ils ont développé des caractéristiques physiologiques et anatomiques adaptées : des organes pour récupérer des informations sensorielles et un système de traitement de l’information – ce que nous appelons un cerveau. Une espèce extraterrestre dont l’environnement serait plus imprévisible que le nôtre aurait des besoins plus complexes et développerait peut-être un « cerveau » plus sophistiqué, plus puissant et plus précis dans ses prédictions. Si ces animaux intelligents vivent en société, ce qui me semble assez probable […], ils finiraient par développer un langage afin que chaque individu puisse communiquer ses pensées aux autres membres du groupe. En toute logique, la technologie verrait également le jour.

Une fois qu’une espèce est suffisamment compétente sur le plan technologique, elle apprend petit à petit à construire des cerveaux plus puissants que le sien, un équivalent de l’intelligence artificielle […]. C’est à peu près la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, ou du moins celle que nous connaîtrons dans les prochains siècles. À partir de ce moment, même si nous continuons à nous développer intellectuellement en tant qu’individus et en tant que société, les pressions évolutives qui pousseraient l’intelligence biologique de notre espèce à augmenter se seront évaporées. Pourquoi évoluer pour devenir plus intelligents si des ordinateurs font tout le travail ?

Mais comment évoluerait une espèce intelligente non sociale ? Je doute que la technologie soit possible sans sociabilité ; un individu, si intelligent soit-il, ne peut tout simplement pas construire un vaisseau spatial ou un ordinateur tout seul (qui lui passerait la clé à molette ?). Dans ce cas, tant que leur environnement présentera des défis qu’une intelligence plus grande permet de résoudre de façon plus satisfaisante, ces organismes développeront des cerveaux plus gros, plus complexes et plus fiables. Une telle voie vers la super-intelligence est possible, bien que très peu probable. Le roman de Fred Hoyle […] Le Nuage noir met par exemple en scène un être solitaire qui parcourt l’Univers pour son propre compte [sous la forme d’un étrange nuage de gaz interstellaire], avec des capacités bien supérieures à celles qu’une espèce semblable à l’Homme pourrait développer, même en tenant compte d’une période d’évolution incroyablement longue.

Le Nuage noir de Hoyle est profondément irréaliste d’un point de vue biologique. Pour qu’une pression sélective continue s’exerce sur l’intelligence, l’espèce doit être en permanence confrontée à des problèmes qui nécessitent d’être résolus par une intelligence de plus en plus grande. Il est difficile de concevoir qu’un écosystème ou une intelligence illimitée continue à fournir des solutions pratiques aux problèmes de la vie quotidienne. Tôt ou tard, vous tomberez à court de problèmes.

En fait, et c’est le cas de nombreux extraterrestres super-intelligents de science-­fiction, l’intelligence du Nuage noir semble être une fin en soi, plutôt qu’une solution adoptée pour sa valeur sélective. Ainsi que nous l’avons vu, l’évolution ne cherche pas à atteindre un but fixé à l’avance, mais apporte seulement des améliorations incrémentielles aux capacités d’une espèce. Malheureusement, le concept d’extraterrestres super-intelligents flottant dans l’Univers et philosophant pour le plaisir, bien qu’attrayant, n’est pas biologiquement plausible. Il semble donc peu probable qu’une super-intelligence biologique puisse naître des défis permanents posés par l’environnement. Soit l’espèce développera des technologies pour répondre aux défis qu’elle rencontre, soit elle finira par les épuiser.

Un autre mécanisme pourrait éventuellement aboutir à l’évolution d’une « véritable » super-intelligence. Dans ce scénario, de nombreux individus sont étroitement connectés mentalement ; ils partagent toutes leurs pensées entre eux presque instantanément. Une semblable colonie d’êtres intelligents, similaire à un super-ordinateur composé de nombreux petits ordinateurs travaillant en parallèle, peut être vue comme un seul organisme super-intelligent.

Bien sûr, on peut faire le parallèle avec des espèces qui existent déjà dans la nature. De nombreuses créatures vivent dans des colonies, des ruches et même au sein de regroupements temporaires qui semblent avoir une intelligence propre, dépassant les simples capacités de leurs membres. L’un des exemples les plus impressionnants sur le plan visuel est celui des bancs de poissons. Chaque poisson nage dans une direction qui est régie par des règles très simples, fondées sur la direction de déplacement et la distance de ses voisins immédiats. Quand des centaines de ces poissons se réunissent, le banc dans son ensemble manifeste un comportement sophistiqué. Quand un requin ou un dauphin tente de se précipiter au centre du banc, ce dernier se divise comme par magie, laissant le prédateur bredouille. Le fait qu’un groupe de poissons montre un tel comportement adaptatif et apparemment intelligent, alors que chaque élément pris individuellement en est incapable, est un exemple simple de super-intelligence émergente : le tout vaut plus que la somme de ses parties.

Les ruches constituent un autre exemple d’intelligence émergente. Lorsqu’une colonie déménage vers un nouveau site, des abeilles partent en éclaireur et étudient soigneusement les options qui s’offrent à la colonie. Chacune retourne à la ruche et communique à son entourage les avantages du site qu’elle a découvert. La ruche dans son ensemble est confrontée à deux problèmes : les éclaireuses vont « recommander » des sites différents, et chacune d’entre elles ne peut communiquer qu’avec un petit nombre d’abeilles, non avec la ruche entière. Comme il serait désastreux pour la colonie de s’éparpiller dans des directions différentes, un certain consensus doit être atteint. Mais comment ? Il n’y a pas de chef qui prenne la décision pour tous.

Là encore, des règles simples dictent des comportements complexes. Si une éclaireuse fournit une description particulièrement prometteuse d’un site, elle convaincra de nombreuses autres abeilles de la suivre pour une visite supplémentaire. Chacune de ces abeilles reviendra et fera ses propres recommandations ; de cette façon, les informations sur tous les sites disponibles sont intégrées dans ce qui peut être considéré (dans tous les sens du terme) comme le « cerveau » de la ruche. La seule différence est que ce cerveau n’est pas un organe, mais un ensemble d’individus, chacun ne communiquant qu’avec quelques autres (tout comme les neurones de notre propre cerveau ne sont connectés individuellement qu’à quelques autres neurones). Plusieurs destinations concurrentes se disputent l’attention du cerveau de la ruche ; finalement, un point de basculement est atteint, et toutes les abeilles s’envolent.

Bien que nous envisagions les colonies comme un assemblage d’individus séparés, chacun ayant ses propres intérêts et ses propres capacités de traitement de l’information, il est important de rappeler que notre propre corps (et celui de tous les autres animaux de la planète) est le résultat d’associations opportunistes. Lorsque les organismes multicellulaires ont émergé sur Terre, ils ont eu besoin de communiquer avec les autres cellules de leur colonie en pleine expansion. Aujourd’hui, les cellules de notre corps communiquent entre elles de manière si intégrée que nous nous considérons comme un seul organisme, et non comme un assemblage de parties indépendantes. En approfondissant cette analogie, on conçoit qu’un organisme super-intelligent puisse évoluer grâce à l’association de nombreuses créatures intelligentes, si étroitement interconnectées qu’elles ne seront plus considérées comme des individus à part entière.

L’existence d’un organisme extraterrestre composé de ces quasi-individus super-­coopérants est un lieu commun de la science-fiction. L’évolution d’un tel organisme se ferait cependant sous de fortes contraintes. Sur Terre, les créatures équivalentes, comme la galère portugaise [qui ressemble à une méduse sans en être une] […], sont des colonies étroitement liées d’animaux individuels appelés zooïdes. Mais la galère portugaise est très simple, tant dans son comportement que dans sa structure. En effet, une forte contrainte pèse sur la complexité de ces super-organismes : elle est limitée par la quantité d’informations qui peut être transmise entre les différents individus. Dans le cas des zooïdes de la galère portugaise, peu d’informations sont partagées entre eux.

Les véritables colonies, comme celles des abeilles et des fourmis, sont beaucoup plus complexes, et leur communication l’est également. Mais les fourmis et les abeilles sont aussi génétiquement super-apparentées. Cela signifie que les individus ne sont pas vraiment – du point de vue évolutif – aussi distincts que vous et moi pouvons l’être. Une véritable intelligence supra-individuelle, similaire à celle des Borgs de Star Trek, nécessiterait un canal de communication acheminant efficacement de grandes quantités d’informations entre les individus ; et c’est en effet ce que postulent les auteurs de science-fiction. Mais un tel système pourrait-il évoluer de lui-même ? Il est beaucoup plus probable qu’il émerge en tant que résultat d’une ingénierie volontaire. […]

Je ne prétends pas être parvenu à une définition universelle de l’intelligence. Une telle définition n’existe d’ailleurs peut-être pas ! Mais, en examinant les différents types d’intelligence dont font preuve les animaux sur Terre, nous avons identifié certains indicateurs qui devraient être communs à la vie intelligente dans tout l’Univers. Tous les animaux perçoivent leur environnement et réagissent en conséquence pour résoudre leurs problèmes. Ceux que nous appelons « intelligents » possèdent de multiples canaux perceptifs et intègrent les informations qu’ils acquièrent à travers un processus crucial appelé apprentissage. L’apprentissage n’est pas l’intelligence, mais c’est le mécanisme grâce auquel les compétences spécifiques des animaux s’unissent pour constituer une faculté encore plus spectaculaire.

L’apprentissage est si utile qu’il existe nécessairement ailleurs dans l’Univers, de même que des intelligences spécifiques. Sur une planète où les noix sont exceptionnellement dures mais savoureuses, les animaux développeront des compétences pour les ouvrir. L’intelligence spécifique est un trait comme un autre, au même titre que de longs crocs ou un camouflage ; elle évolue si elle apporte un avantage adaptatif.

Puisque l’intelligence générale et l’intelligence spécifique sont toutes deux susceptibles d’évoluer partout, dans quelles conditions des créatures les combineront-elles pour devenir « intelligentes » au sens où nous l’entendons habituellement ? À peu près dans n’importe quelles conditions. Étant donné le nombre d’animaux qui font preuve d’intelligence sur Terre (les chiens, les corbeaux, les dauphins, les poulpes et bien d’autres), il est inconcevable qu’il s’agisse d’une aptitude limitée à notre planète. L’évolution favorisera partout l’intelligence telle que nous la connaissons.

La sociabilité et la technologie (qui peut être quelque chose d’aussi simple que de manipuler une brindille pour attraper une larve) semblent à la fois des exigences de l’évolution et des conséquences de l’intelligence. La relation entre ces compétences est si étroite que chercher laquelle des deux est apparue en premier n’a pas grand sens. Toutefois, elles jouent toutes deux un rôle déterminant dans le mécanisme évolutif poussant à l’intelligence. Et ce dernier débouche logiquement soit sur des cerveaux externes comme les ordinateurs, soit sur des organismes biologiques « super-intelligents ».

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Mai 2020. À pas de loup, la France sort du confinement – le premier, l’historique, celui qui a figé le tic-tac mondial et stupéfié l’humanité. Dans l’entrebâillure des restrictions, la vie hésite. Les commerces sont semi-déserts, les cafés encore fermés, les bureaux quasi vacants, les déplacements contrôlés. C’est à ce moment-là, à la jointure de l’anormal et du normal, que Frédéric Stucin, 43 ans, prend la route avec son matériel de photographe – et sa carte de presse, car il faut bien un laissez-passer. Direction la Seine, qu’il suivra jusqu’à sa source, à 260 kilomètres de son domicile. En chemin, il fera bien sûr des photos – c’est son métier – et des rencontres. Voilà les faits. Ils présagent d’un reportage centré sur le quotidien d’une ruralité engourdie par la pandémie. Ils sont trompeurs. Comme dans l’univers du polar tant aimé du photographe, la vérité est ailleurs.

Au commencement de ce qui donnera lieu à un livre magnifique et troublant, il y a les mantras du « monde d’après » : il faut « se mettre au vert », « faire un retour aux sources », « renouer avec une vie saine ». « On entendait cela tout le temps, explique Frédéric Stucin. Alors j’ai décidé de prendre les mots au pied de la lettre. Je suis parisien, mon fleuve, c’est la Seine. J’allais donc remonter à sa source jusqu’à cette bourgade si bien nommée Source-Seine, car j’y entends “source saine”. » Il part donc, l’œil aux aguets, avec pour viatique une brassée de métaphores, un ballot de mots. Nulle surprise, donc, si le monde qu’il fera jaillir des 43 clichés de La Source est déréalisé, fantomatique. « Nous sommes les héros discrets d’une histoire que nous rêvons », murmure en écho l’écrivaine Marie NDiaye dans le beau texte qui accompagne l’album.

« Rien n’est documentaire, tout est triché ici », s’amuse Stucin. Ainsi, l’ordre des photos ne suit en rien la remontée du fleuve. Les boutiques fermées, rideaux baissés, cafés désertés ne sont que les singeries d’une France sinistrée : « En réalité, le confinement était tout juste allégé, la vie encore à l’arrêt. Et cette boulangerie qui cède son bail, elle n’est pas en faillite, elle a simplement déménagé plus loin, sur la départementale, où elle prospère… » Enfin, il y a cette lumière qui semble émaner du fleuve, noyer le monde séquanien dans un entre-deux-eaux. Elle est l’effet d’un flash déclenché en plein jour doublé d’un usage très patient de la lumière naturelle. « J’utilise un appareil moyen format, lourd, que je pose sur un trépied, comme si je travaillais en argentique. Je prends mon temps, j’ai attendu parfois une heure qu’un nuage estompe un rayon de soleil. »

Ce faisant, Stucin met littéralement l’univers « au vert », mais pas celui du joli mois de mai. Il a la tonalité hallucinée qui baigne ses films de prédilection, L’Armée des ombres de Melville et L’Homme sans passé de Kaurismäki. Dans La Source, où l’on entre par l’énigmatique porte du Paradise, le temps est suspendu entre le jour et la nuit. On ne sait qui est qui. Pourquoi cette femme arrose-t-elle son jardin dans l’obscurité ? Et que fait cet homme qui émerge de l’eau noire parmi des roseaux ? On perd tous ses repères au fil de cette quête de salut, tels les évadés du Dead Man de Jim Jarmusch, souligne Stucin, qui aime le cinéma pour sa capacité « à faire de la fiction ».

« Je ne crois pas à la volonté d’objectivité de la photo », insiste-t-il. Stucin a fait ses armes en courant après les meetings politiques et les défilés de mode avant d’exceller dans l’art du portrait. Il a immortalisé pour la presse des dizaines de célébrités de tous milieux, d’Isabelle Huppert à Édouard Philippe ou Stromae. Des vues jamais convenues, très construites, qui aiguillonnent l’imagination. « Je crée des trompe-l’œil », dit-il. Un peu comme ceux qu’il a dénichés dans son « retour à la source » – un pré vert avec des jolis moutons blancs peint sur la façade d’un préfabriqué posé sur une aire de parking ? Ce sont là les portraits joyeux d’une ruralité fantasmée. La Source, elle, raconte une ruralité fantastique, inquiétante, comme la pandémie. 

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