WP_Post Object ( [ID] => 118745 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-04-28 07:22:12 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:22:12 [post_content] =>Étrange personnage que Shintarō Ishihara : voilà un homme qui, après avoir remporté en 1956, à 23 ans, le plus prestigieux prix littéraire du Japon, fréquenté Mishima, réalisé et scénarisé plusieurs films, se lance dans la politique et se fait élire député, puis, de 1999 à 2012, gouverneur de Tokyo. Un peu comme si Le Clézio ou Françoise Sagan étaient devenus maires de Paris. Les éditions Belfond ressortent le recueil de nouvelles qui l’a fait connaître : La Saison du soleil, plus qu’un succès de librairie (2,6 millions d’exemplaires écoulés), un scandale et un phénomène de société. Ishihara, qui est décédé le 1er février dernier, y décrit, non sans une certaine outrance, la jeunesse dorée d’une époque désenchantée. « Il écrit mal, reconnaît le spécialiste du Japon Marcel Giuglaris dans sa postface. On l’a dit et répété. C’est sans doute vrai, mais le public japonais est très indulgent pour les auteurs qui savent raconter une histoire et ne pas faire seulement de la littérature traditionnelle. » Le grand modèle d’Ishihara ? Hemingway, son rythme rapide, ses personnages à la psychologie souvent sommaire. Les siens sont en révolte sans vraiment l’être. « Ishihara a préféré s’en tenir aux conséquences de cette révolte, note Giuglaris, à l’amoralité, aux bagarres, au désir de vivre, à la recherche d’une individualité, à la folie du sexe. »
[post_title] => Jeunesse dorée japonaise [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => jeunesse-doree-japonaise [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-04-28 07:22:13 [post_modified_gmt] => 2022-04-28 07:22:13 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=118745 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 118749 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-04-28 07:22:06 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:22:06 [post_content] =>Entre 2011 et 2015, l’Espagne a connu une vague de manifestations sans précédent, ce que l’on a appelé le mouvement des Indignés. Son origine était évidente : la crise économique de 2008 et ses conséquences sociales souvent dramatiques. Pourtant, une grande partie des débats parmi les militants qui organisèrent ces manifestations ne portait pas sur la crise et la façon d’y remédier. Très vite, il s’est agi d’« inclure le maximum de gens », rapporte Daniel Bernabé dans son dernier ouvrage. On s’est mis à critiquer l’usage des drapeaux rouges ou espagnols, trop excluant. « À un moment donné, poursuit Bernabé, les débats ne portaient même plus sur le fond, mais sur la façon dont devaient se tenir les débats eux-mêmes : les tours de parole, la manière de s’exprimer, etc. Il fallait être inclusif, horizontal, respectueux de toutes les sensibilités. […] Le plus absurde est qu’au milieu de tous ces débats byzantins, de tout ce gaspillage de temps et d’énergie, personne n’a fait remarquer que l’objectif numéro un d’une manifestation est justement de polariser. »
[post_title] => Pour un politiquement incorrect de gauche [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => pour-un-politiquement-incorrect-de-gauche [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-04-28 07:22:07 [post_modified_gmt] => 2022-04-28 07:22:07 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=118749 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
Il est rare qu’un essai espagnol, qui plus est politique, soit traduit en français. Si celui-ci l’a été, c’est sans doute parce qu’il traite d’un problème majeur de notre temps, qui touche aussi la France : l’impuissance de la gauche.
Étrangement, la volonté croissante d’inclure à tout prix, de ne froisser personne, s’est accompagnée ces dernières décennies d’un effondrement de notre capacité à agir collectivement. Ce paradoxe est au cœur de l’ouvrage de Bernabé. Certains s’amuseront qu’il ait reçu un prix du Parti communiste (espagnol) ou trouveront cela anecdotique. En réalité, rien de plus significatif. On peut, bien entendu, reprocher bien des choses à l’idéologie communiste. Reconnaissons-lui tout de même une vertu : les différents partis qui en sont issus furent longtemps de formidables machines à organiser l’action collective. Or, pour Bernabé, la source d’une grande partie de nos maux est précisément notre réticence nouvelle à dépasser l’autisme individualiste, à accepter de voir ce qui, au-delà de toutes les petites différences de couleur, d’origine, d’orientation sexuelle ou alimentaire, pourrait nous rassembler.
Depuis la fin des années 1970, la gauche s’est focalisée sur les questions de diversité et d’identité. Elle a défendu les droits des minorités sexuelles ou raciales – des combats louables en eux-mêmes et dont Bernabé ne conteste pas la légitimité, mais des combats qui ne peuvent pas remplacer ni même être mis sur le même plan que la lutte des classes. « On a parfois l’impression, note-t-il, que la gauche, faute de savoir prendre à bras-le-corps les problèmes de l’économie et de la mondialisation, trouve une sorte de plaisir malsain à se focaliser sur des questions qui sont d’autant plus sujettes à discordes que le nombre de personnes concernées est faible. » La question des transgenres illustre parfaitement ce point de vue. Alors qu’elle concerne une part infime de la population (peut-être 0,05 %¹), elle occupe une place centrale dans les préoccupations progressistes actuelles.
Bernabé constate que « les groupes définis sur la base d’une identité spécifique deviennent de plus en plus restreints, car la diversité tend vers l’infini » : on n’est plus seulement ouvrier ou cadre supérieur, mais, par exemple, femme, noire, lesbienne et végane. Avec pour conséquence que « si chacun d’entre nous est une somme infinie de spécificités, alors il ne peut pas y avoir de “nous” ». Il n’y a plus que des individus cherchant à se distinguer les uns des autres, enfermés dans l’affirmation de leurs irréductibles différences : « Les lesbiennes s’opposent aux transgenres, les féministes musulmanes s’opposent aux féministes laïques, les activistes décoloniales s’opposent aux féministes blanches, les queer s’opposent aux féministes, et les animalistes s’opposent à tout le monde. » L’atomisation de la société a brisé la saine dynamique de la lutte des classes.
Le Piège identitaire se veut journalistique. Bernabé s’en tient « à formuler des intuitions et suggérer des hypothèses ». Il le reconnaît avec franchise : « Cela permet d’économiser de l’énergie et du temps, surtout quand il n’est même pas sûr que des preuves tangibles soient disponibles. » Le résultat est un livre qui ne s’embarrasse pas de « justifier le moindre petit paragraphe avec une citation d’un auteur obscur », qui va vite, qui, avec un instinct souvent très sûr, frappe juste et fort.
Le politiquement incorrect est en général l’apanage de la droite et de l’extrême droite. Bernabé prouve qu’il peut tout aussi bien être de gauche, voire, comme lui-même, d’extrême gauche. Il a le sens de la formule. À propos du concept de « sororité », qui voudrait qu’il existe une solidarité entre toutes les femmes et que chacune doive se réjouir quand l’une d’entre elles accède à un poste de pouvoir, il note qu’« être une femme n’a rien de progressiste en soi ». Pour donner chair à ses idées, il s’appuie avec bonheur sur le cinéma et la télévision, montrant comment la critique sociale a peu à peu déserté ces médias : le premier Rocky ou le premier Rambo, si surprenant que cela puisse paraître, étaient des films de gauche, ancrés dans des problématiques de classe. On ne saurait en dire autant de leurs suites. Le deuxième volet du Parrain donnait une vision de la révolution castriste étonnamment positive. S’il existe toujours des cinéastes engagés, comme l’inoxydable Ken Loach ou Costa-Gavras, le temps est loin où nombre de grands films, comme Vol au-dessus d’un nid de coucou, Taxi Driver ou Voyage au bout de l’enfer, sans être explicitement de gauche, avaient une profonde portée sociale. Ce qui compte désormais, c’est de représenter les minorités.
L’un des principaux reproches qu’adresse Bernabé à l’activisme contemporain est qu’il s’attaque bien davantage aux symboles qu’aux réalités. Il va vouloir changer les mots et oubliera les choses, quand il ne contribuera pas à les aggraver un peu plus. Prenons l’exemple de l’écriture inclusive : « S’iels arrivaient à nous rendre toustes plus attentives à celleux qui sont invisibilisé.e.s, comme les amixs le sont les unxs pour les autres, on parviendrait sans doute à représenter à peu près tout le monde sur le plan linguistique, sauf que la plupart des gens ne comprendraient même pas de quoi on parle », se moque Bernabé. On pourrait ajouter qu’en allemand, contrairement au français, le féminin l’emporte sur le masculin au pluriel (on y emploie sie, « elles », pour « ils »). Pour autant, la société allemande demeure beaucoup plus « patriarcale » que la société française.
Nul besoin de partager toutes les analyses de Bernabé pour apprécier son livre. On y trouve, avouons-le, quantité d’approximations, de raccourcis. Il décrit plutôt bien et de façon plaisante les phénomènes, mais il pèche en remontant la chaîne des causes. Il est alors rattrapé par sa propre idéologie antilibérale.
Le grand coupable, à ses yeux, est le néolibéralisme, dont la politique de diversité aurait fait le jeu. Nous ne débattrons pas ici des mérites ou des ravages du néolibéralisme. En tout cas, y voir, comme le fait Bernabé, une force malfaisante presque sortie de nulle part a quelque chose d’insatisfaisant. Pourquoi, à partir de la fin des années 1970, les idées néolibérales s’imposent-elles dans un certain nombre de pays ? Bernabé élude cette question. Et, parce qu’il l’élude, il a tendance à inverser les rapports de causalité. Il voit dans le néolibéralisme une cause (la cause de tout !) alors qu’il n’est bien souvent qu’un symptôme. On se heurte là aux limites d’une vision purement marxiste de l’Histoire : la lutte des classes (que Bernabé a raison de remettre à l’honneur) n’en est pas le seul moteur. Comme Emmanuel Todd (autre grand politiquement incorrect de gauche) l’a démontré dans plusieurs ouvrages, ce qui donne aussi son mouvement à l’Histoire, c’est l’éducation : l’invention de l’écriture puis le développement de la lecture, l’alphabétisation d’abord d’une minuscule élite, puis des masses, enfin le développement des études supérieures. On ne peut comprendre l’émergence du néolibéralisme sans tenir compte du fait que, à partir du milieu des années 1960 aux États-Unis et une génération plus tard dans le reste du monde développé, cette expansion des études supérieures s’est limitée à environ un tiers de la population, créant une inégalité éducative nouvelle et infusant dans ces sociétés un sentiment inconscient d’injustice. De la même manière, comment expliquer l’atomisation de nos sociétés, leur incapacité à mener une action collective, sans évoquer leur déchristianisation finale à partir des années 1960, voire, comme le fait Todd dans son dernier ouvrage, l’émancipation des femmes ? Bernabé ignore ces liens. Cela ne l’empêche pas d’avoir écrit un livre aussi percutant que salutaire.
— B. T.
WP_Post Object ( [ID] => 118754 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-04-28 07:21:59 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:21:59 [post_content] =>Ferdinand Desoto n’a pas la notoriété d’autres conquistadors. Et pour cause : l’expédition dont il espérait tirer richesse et gloire fut l’un des plus retentissants fiascos du XVIe siècle. Pour lui, pas d’or à foison, mais une piteuse épopée entre la Floride et le Mississippi, au milieu de tribus pauvres et belliqueuses, aboutissant à une mort sans gloire en 1542. Des 700 hommes (soldats, aventuriers, bandits et missionnaires) qui l’avaient accompagné, une poignée seulement parvint à rejoindre, un an plus tard, la côte est du Mexique. C’est la dimension monumentale de cet échec qui a intéressé l’Autrichien Franzobel. Dans un ouvrage précédent, À ce point de folie (Flammarion, 2018), il avait relaté la sordide histoire à l’origine du Radeau de la « Méduse » [voir Books n° 91, septembre-octobre 2018]. Cette fois encore, il se révèle être un grand « amateur de grotesque et d’humour décalé, note Lerke von Saalfeld dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung. Toute l’entreprise évoque une danse macabre ». Pour contrebalancer la litanie des cruautés, Franzobel mêle à son intrigue un autre fil narratif, contemporain celui-ci : un avocat porte plainte contre les États-Unis. Il ne demande rien de moins que la restitution de l’ensemble du territoire américain aux indigènes.
[post_title] => Chronique d’un fiasco [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => chronique-dun-fiasco [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-04-28 07:22:00 [post_modified_gmt] => 2022-04-28 07:22:00 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=118754 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 118774 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-04-28 07:21:53 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:21:53 [post_content] =>Lorsque le Polonais Mateusz Janiszewski s’est embarqué sur les traces de l’Endurance, qui avait pris la route de l’Antarctique un siècle auparavant, nul ne savait exactement où gisait l’épave du navire d’Ernest Shackleton. Le bateau, coincé dans les glaces, avait été abandonné en 1915 par un équipage qui allait encore errer près d’un an à pied, en traîneau ou en canot avant de retrouver la civilisation. Quand, en 2018, Janiszewski a publié en Pologne le récit de son voyage, l’Endurance était encore « l’épave la plus difficile à trouver du monde », selon le géographe John Shears, interrogé par la BBC. Mais voilà que, début février 2022, au moment où sortait la traduction française du livre de Janiszewski, Un arc de grand cercle, une énième mission levait l’ancre pour aller sonder les profondeurs des eaux glaciaires : un mois plus tard, miracle !, l’épave était retrouvée, photographiée et filmée. Les médias du monde entier exhumaient son histoire, celle d’une expédition devenue mythique dans une zone que Shackleton avait décrite comme « la pire portion de la pire mer du monde ». À lire Mateusz Janiszewski, on comprend pourquoi.
[post_title] => Au bout du bout du monde [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => au-bout-du-bout-du-monde [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-04-28 07:21:54 [post_modified_gmt] => 2022-04-28 07:21:54 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=118774 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
Poussé ici dans ses retranchements, l’écrivain-marin-chirurgien-traducteur-voyageur de 46 ans est pourtant aguerri. Il a sillonné les mers et les océans, multiplié les missions humanitaires – on lui a décerné le prix Beata-Pawlak pour un reportage au Timor oriental. Et les sensations fortes, il les recherche, comme il l’explique dans son livre : pour lui, le voyage est un « impératif ». « Toujours sur le départ », écrit-il, animé par « le même besoin d’aller toujours plus loin », « [il] ne recule jamais, [il] ne [s’]arrête jamais ». Et de citer sans relâche un Herman Melville « hanté par la perpétuelle nostalgie de ce qui est loin ».
Parvenu cette fois au-delà du bout du monde, « là où il finit », « Janiszewski tient un sujet parfait pour réaliser un reportage d’aventures à la manière de Jacek Hugo-Bader », juge Polityka, en référence à l’un des fers de lance actuels du reportage littéraire polonais. Pourtant, selon l’hebdomadaire, Un arc de grand cercle est « plus un essai philosophique qu’un reportage classique » : « Certes, on peut y lire des passages sur la cruauté de l’océan, l’horreur de l’espace infini ou le massacre des baleines, mais celui qui s’attend à un simple récit de voyage se demandera bien vite où il est tombé. Les méditations de Janiszewski, qui jongle avec les métaphores et le jargon et assume son goût pour le faste baroque, les digressions lyriques et le pathos, peuvent submerger. »
Le magazine culturel Dwutygodnik confirme : « Un arc de grand cercle se lit comme l’examen de conscience de quelqu’un qui se rend compte que son mode de vie est hors norme. » Quelqu’un qui fuit « la foule et la trivialité », « les vies minuscules recroquevillées pour mourir », afin de se réfugier dans une solitude insoutenable, une monotonie insupportable, le poison du mal de mer, la torture du froid, le déchaînement d’un océan où il « entend partout la mort » mais où, « pourtant, la seule chose à laquelle [il est] capable de penser, c’est la vie ».
WP_Post Object ( [ID] => 118781 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-04-28 07:21:46 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:21:46 [post_content] =>De tous les grands fondateurs de religion, Zarathoustra est sans doute le plus mystérieux. On ignore quand et où il vécut exactement. Fut-ce au VIIe-VIe siècle av. J.-C. ou bien plutôt au XIe, voire au XVIe siècle ? Fut-ce dans le sud de la Russie actuelle, en Asie centrale, à l’est de l’Iran ou au cœur du Caucase, dans l’actuel Azerbaïdjan ? Et puis, a-t-il seulement existé ?
[post_title] => Parlons de Zarathoustra [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => parlons-de-zarathoustra [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-04-28 07:21:47 [post_modified_gmt] => 2022-04-28 07:21:47 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=118781 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
Pour répondre (ou tenter de répondre) à ces questions et à bien d’autres, l’Allemand Michael Stausberg examine les sources. Dans un ouvrage aussi bref qu’éclairant, il expose ce que l’on sait de Zarathoustra et de sa religion d’après les écrits avestiques (les plus anciens) et d’autres plus tardifs. Il décrit les « notions directrices », les divinités et les rites, certains fort singuliers. Ainsi des funérailles : interdiction étant faite d’enterrer autre chose que les os, le corps devait au préalable être livré aux charognards.
Aujourd’hui, les zoroastriens sont en voie de disparition. En Inde, l’un de leurs deux principaux foyers avec l’Iran, ils étaient encore environ 100 000 à la fin du XIXe siècle, mais, nous apprend Stausberg, ce nombre « se situe désormais en dessous de 60 000 ». En cause notamment le refus, à l’heure des mariages mixtes, de considérer comme zoroastrien un enfant dont le père ne l’est pas lui-même.
WP_Post Object ( [ID] => 118785 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-04-28 07:21:39 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:21:39 [post_content] =>« Sera-t-il utile à quelqu’un, ce douloureux récit ? Son sujet n’est pas l’esprit vainqueur, mais l’esprit foulé aux pieds. Ce n’est pas l’affirmation de la vie et de la foi au sein même du malheur […], mais la désespérance et la déchéance. » Ainsi commence Souvenirs de la Kolyma, un recueil de textes écrits par Varlam Chalamov dans les années 1970, soit une vingtaine d’années après son retour des camps de la Kolyma. Ils sont postérieurs aux Récits de la Kolyma, rédigés entre 1954 et 1974, qui ont rendu l’écrivain soviétique mondialement célèbre. Chalamov a passé vingt ans dans les camps de travail. Arrêté en 1929 pour « activité contre-révolutionnaire trotskiste », il purgea une peine de trois ans au camp de Vichéra, dans l’Oural. Condamné une seconde fois en 1937, il fut envoyé dans la région de la Kolyma (extrême nord-est de l’URSS) et n’en revint qu’en 1953, après la mort de Staline.
[post_title] => La Kolyma, vingt ans après [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-kolyma-vingt-ans-apres [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-04-28 07:21:40 [post_modified_gmt] => 2022-04-28 07:21:40 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=118785 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
Pour financer l’industrialisation, les autorités soviétiques avaient besoin d’or, rappelle l’écrivain Sergueï Lebedev sur le site culturel Colta. C’est dans le désert de glace de la Kolyma, où l’hiver dure neuf mois et les températures frôlent les - 50 °C, qu’elles avaient fondé en 1931 le Dalstroï, chargé de la construction des routes et de l’exploitation des mines d’or. En expansion permanente, ce réseau de camps atteignit à son apogée 2,3 millions de kilomètres carrés, un septième de l’URSS. « 800 000 personnes ont été envoyées à la Kolyma ; entre 130 000 et 156 000 d’entre elles y sont mortes », précise le journaliste Sergueï Soloviev, l’un des fondateurs du portail Shalamov.ru.
« Les récits de Chalamov, c’est l’exploit d’un homme qui a traversé l’enfer et qui l’a décrit. [L’écrivain] l’a retraversé et revécu encore et encore pendant les trente années qui lui ont été données de vivre à son retour de la Kolyma », commente le romancier Roman Sentchine sur le site God Literatury. La forme du récit choisie par Chalamov pour relater l’indicible est essentielle, note Lebedev : « Dans ce chaos d’agonisants solitaires, le roman aurait été un mensonge, un artifice littéraire. » Et de poursuivre : « Le Goulag [chez Chalamov] est l’espace de la mort et non pas celui de la vie, fut-elle infime, comme chez Soljenitsyne. » « Tout se fragmente, se désagrège, se divise en particules toujours plus infimes : morceaux, miettes, résidus, zestes – ô combien ce langage de la décomposition est parlant chez Chalamov ! Ce monde des fractions, où les gens diminuent au fur et à mesure que leurs corps rétrécissent et maigrissent. » Chalamov tenait à ce que ses Récits de la Kolyma soient lus par ses compatriotes. La première édition n’a toutefois été publiée qu’en 1989, sept ans après sa mort.
WP_Post Object ( [ID] => 118789 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-04-28 07:21:32 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:21:32 [post_content] =>Tant de nouveaux livres chaque année… Quelque 70 000 en France, plus de 300 000 aux États-Unis. Le lecteur, et on le comprend, se laisse souvent guider par la quatrième de couverture, alias le « prière d’insérer », alias, en franglais, le « blurb » : un texte de 50 à 200 mots qui a la lourde tâche d’inciter à lire un ouvrage de dizaines de milliers de mots. Gérard Genette, qui a étudié l’objet de près, y voit une « zone indécise entre le dehors et le dedans » 1 – un seuil, donc, à partir duquel on interpelle le chaland. Le blurb est à la charnière entre deux désirs : celui de l’auteur – être lu ; celui du lecteur – acheter à bon escient.
[post_title] => Le bonimenteur du livre [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-bonimenteur-du-livre [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-04-28 07:21:33 [post_modified_gmt] => 2022-04-28 07:21:33 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=118789 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
Bien sûr, ce que le blurb dit d’un livre n’est pas toujours très pertinent ni même véridique. Aux États-Unis, où la production de blurbs est une véritable industrie, on trouve des sites 2 qui traquent et dénoncent les plus trompeurs d’entre eux. Le blurb est un outil marketing, et comme tel il est constitué, ironisent les Américains, pour 50 % de mensonges et pour 50 % de bullshit. Au déchaînement d’hyperboles et de superlatifs s’adjoignent parfois des pratiques inavouables comme le bricolage de lambeaux de critiques pas forcément très élogieuses, pour en faire quelque chose d’allure globalement flatteuse. Sans aller jusque-là, un des maîtres américains du genre, l’écrivain Gary Shteyngart (plus de 150 blurbs à son actif), avoue ne pas toujours lire les livres qu’il blurbe et reconnaît sans états d’âme : « Je peux comparer un auteur à Shakespeare, à Tolstoï, à n’importe qui. Je peux faire absolument n’importe quoi… »
À défaut d’en dire beaucoup sur un livre, le blurb en dit cependant beaucoup sur la littérature – notamment sur le but du littérateur, qui, quoi qu’il prétende souvent, souhaite désespérément être lu, et pas seulement pour les sous. Comment faire quand on débute alors qu’il est si difficile, comme disait un éditeur, d’être connu quand on n’est pas connu ? On peut, façon Beckett, se refuser obstinément au moindre effort promotionnel, ou devenir, comme Hemingway, un virtuose de la chose. Certains auteurs préfèrent emprunter un peu de la notoriété d’un confrère déjà arrivé – Thomas More, par exemple, demanda un petit coup de pouce à son ami Érasme « pour que L’Utopie soit lancée prestigieusement, avec les plus hautes recommandations ». D’autres agissent carrément à l’insu du laudateur, tel l’inventeur présumé du blurb, le poète Walt Whitman : il avait envoyé un ouvrage au grand Emerson, puis publié effrontément les éloges polis reçus en retour. Julien Green, lui, dédaigne ces subterfuges et préfère s’autoblurber : « J’ai fait aujourd’hui la notice que l’on doit glisser dans les exemplaires de presse de mon livre. Il est ridicule et gênant d’écrire ainsi sur soi-même, mais, si je ne le fais pas, un autre le fera à ma place, et plus mal encore. »
WP_Post Object ( [ID] => 118804 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-04-28 07:21:25 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:21:25 [post_content] =>Qu’est-ce que la concurrence ? Une forme de combat, mais indirect, où il s’agit de s’attirer les faveurs d’un tiers. Les éditions Payot publient un bref essai de 1903 sur la question, inédit en français, du grand Georg Simmel. La langue, passablement alambiquée, rebutera peut-être les amoureux du beau style et de la clarté immédiate ; elle réjouira en revanche les nostalgiques de cette époque fondatrice de la sociologie que fut le tournant du XXe siècle. Simmel y examine non seulement la concurrence économique, mais aussi la concurrence dans les relations sociales, familiales et amoureuses. Il constate qu’à première vue « il y a quelque chose de tragique dans le fait que les éléments de la société œuvrent les uns contre les autres et non les uns avec les autres ». Sauf qu’en réalité, suggère-t-il, le bilan de la concurrence se révèle dans l’ensemble positif : la relation qui s’établit entre les concurrents et l’objet pour lequel ils s’affrontent « revêt bien souvent pour le vainqueur une intensité qu’il n’aurait pas connue sans cette confrontation singulière ». On peut certes imaginer une société « socialiste » où toute concurrence aurait été désamorcée. On peut aussi se contenter de limiter les excès de celle-ci, de la réguler, de la rendre le plus loyale possible. C’est pour cette seconde option que semble pencher Simmel.
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WP_Post Object ( [ID] => 118807 [post_author] => 51175 [post_date] => 2022-04-28 07:21:18 [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:21:18 [post_content] =>Nous sommes en 1941 à Krokop, un petit village surnommé « le Bouk aux Sangliers » et situé au Sarawak, cet État du nord-ouest de Bornéo alors sous la coupe des « rajas blancs ». Les gisements de pétrole et les plantations d’hévéas nouvellement exploités requièrent une main-d’œuvre importante, qui explique la composante bigarrée des habitants : paysans chinois, ouvriers javanais, commerçants japonais, tout un petit monde qui vit à peu près en bonne intelligence. Jusqu’à ce que la Seconde Guerre mondiale fasse son apparition sous la forme de « dix mille soldats japonais [arrivés] à bord de leurs bâtiments de guerre, escortés par trois destroyers, quatre croiseurs, un chasseur de sous-marins, deux dragueurs de mines et deux avions de reconnaissance ». C’est le début de trois ans et huit mois d’une occupation monstrueuse – ici les monstres sont bien réels, loin des yōkai, ceux des légendes, dont les enfants revêtent les masques.
[post_title] => Les charmes de l’asphyxie [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => les-charmes-de-lasphyxie [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-04-28 07:21:20 [post_modified_gmt] => 2022-04-28 07:21:20 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=118807 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
Dans le roman de Zhang, un nouveau monde se substitue à l’ancien, faisant table rase des repères quotidiens. Les frontières s’effacent, les hommes reviennent à l’état de bête, les ravages causés par les hardes de sangliers au cours de leur migration habituelle se faisant l’écho des atrocités commises par les Japonais. Yoshino, le chef de l’état-major, semble à deux doigts de revenir au stade de primate lorsque, mordu par un singe, il se met à pousser des borborygmes bizarres. Nourrie par l’opiomanie des villageois, la confusion la plus totale règne également entre les vivants et les morts, les êtres humains et les créatures fantastiques, comme dans cette vision macabre empreinte de réalisme magique : « Des têtes volantes étaient sorties des fourrés, elles parcouraient les rues du village quand, voyant les Monstres, elles s’étaient immobilisées dans l’air et avaient fondu sur eux, sous les yeux des villageois. »
Mais ce sont aussi et surtout les barrières ethniques et linguistiques qui tombent, une entreprise de déconstruction chère à l’auteur, qui est lui-même un Malaisien d’origine chinoise ayant émigré à Taïwan pour y faire des études d’anglais. Selon les mots de son traducteur dans la préface, « La Traversée des sangliers constitue en effet l’aboutissement contemporain d’un processus d’émancipation d’une littérature en chinois qui nous oblige à revoir les catégories avec lesquelles nous opérons habituellement – celles qui nous font paresseusement superposer à l’intérieur du mot “chinois” une langue, un pays et un peuple (si une telle chose existe). »
La langue ardue, exigeante, précise et sensorielle de Zhang Guixing entremêle avec brio les composantes des différents mondes qui l’ont nourri. Sur le site culturel taïwanais The News Lens, David Der-wei Wang la qualifie quant à lui de « somptueuse et étrange, avec des phrases enchevêtrées comme des lianes ou comme un immense boa qui piège le lecteur et l’empêche de reprendre son souffle – ou plutôt lui fait goûter aux charmes de l’asphyxie ». Avis aux amateurs de syncope…
WP_Post Object ( [ID] => 115975 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-02-24 08:50:30 [post_date_gmt] => 2022-02-24 08:50:30 [post_content] =>«Il n’y avait pas, en ce temps-là, grande distance entre la porte de la prison et la place du marché. À la prisonnière, cependant, le parcours parut très long. » Ainsi s’ouvre l’histoire d’Hester Prynne, contée par Nathaniel Hawthorne dans son roman le plus célèbre, La Lettre écarlate. Comme le savent ceux qui ont lu ce classique de la littérature américaine, le livre commence après qu’Hester a donné naissance à un enfant hors mariage et refusé d’en nommer le géniteur. En conséquence, elle est condamnée à subir les railleries de la foule : « Chaque pas que faisaient les gens qui se pressaient autour d’elle lui était une agonie comme si son cœur avait été jeté dans la rue pour être piétiné par tous. » Après cela, elle doit porter un A (comme Adultère) écarlate sur sa robe pour le restant de ses jours. Dans son village aux abords de Boston, elle vit ostracisée. Les habitants refusent tout contact avec elle, même ceux qui ont secrètement commis des péchés semblables, y compris le père de son enfant, le très pieux pasteur de la communauté. La lettre écarlate produit « l’effet d’un charme qui aurait écarté Hester Prynne de tous rapports ordinaires avec l’humanité et l’aurait enfermée dans une sphère pour elle seule ». Aujourd’hui, nous lisons cette histoire avec une certaine condescendance – « Ça a tellement vieilli ! ». Hawthorne lui-même se moquait des puritains avec leurs « vêtements de couleurs tristes et leurs chapeaux gris à hautes calottes », leur conformisme rigoriste, leur esprit étriqué et leur hypocrisie. Nous, en revanche, non seulement nous sommes branchés et modernes, mais nous vivons dans un pays régi par des lois. Des procédures sont là pour prévenir l’application de peines injustes. Les lettres écarlates appartiennent au passé.
Sauf que, bien sûr, il n’en est rien. Aujourd’hui, aux États-Unis, on peut rencontrer des gens qui ont tout perdu (leur travail, leurs économies, leurs amis, leurs collègues) alors qu’ils n’ont violé aucune loi ni aucune règle déontologique. Ce qu’ils ont violé (ou ce qu’on les accuse d’avoir violé), ce sont des normes sociales qui ont trait à la couleur de peau, au sexe, au comportement individuel ou même à l’humour ; des normes qui pouvaient ne pas exister il y a cinq ans, voire cinq mois. Certains ont commis de flagrantes erreurs de jugement. D’autres n’ont rien fait du tout. Il est parfois compliqué de se faire une opinion. Pourtant, malgré la nature ambiguë de ces cas, il est devenu facile et pratique pour certains d’en tirer des généralités. Des militants, surtout à droite de l’échiquier politique, brandissent désormais le terme cancel culture à tout-va pour se protéger des critiques, si légitimes soient-elles. Mais, si l’on creuse un peu le cas de ceux qui ont été victimes de cette forme moderne de vindicte populaire, on découvre que ces histoires échappent au schéma manichéen « woke » et « anti-woke » et sont bien souvent interprétées, décrites ou remémorées de manière différente par les uns et les autres, quel que soit par ailleurs l’enjeu politique ou intellectuel.
Il n’est pas surprenant que le journaliste scientifique Donald McNeil, après avoir été prié de démissionner du New York Times, ait éprouvé le besoin de rédiger un très long article, publié en quatre parties, pour relater une série de conversations qu’il avait eues avec des lycéens au Pérou, au cours desquelles il aurait tenu ou pas des propos racistes – selon la version que vous trouvez la plus convaincante. Comment s’étonner qu’il ait fallu à Laura Kipnis, professeure à l’université Northwestern, un livre entier, Le Sexe polémique. Quand la paranoïa s’empare des campus américains 1, pour narrer les répercussions, y compris pour elle-même, de deux plaintes pour harcèlement sexuel déposées contre un homme dans son université (comme elle avait mentionné l’affaire dans un article sur la « paranoïa sexuelle », des étudiants ont demandé à l’université d’enquêter aussi sur elle). Il faut beaucoup d’espace pour restituer ces deux affaires dans toute leur complexité personnelle, professionnelle et politique.
Rien d’étonnant, également, à ce que Hawthorne ait consacré un roman entier aux motivations complexes d’Hester Prynne, de son amant et de son mari. La nuance et l’ambiguïté sont des éléments essentiels de toute bonne fiction. Elles sont tout aussi essentielles dans un État de droit : les tribunaux, les jurys, les juges et les témoins sont là justement pour que l’État puisse décider si un crime a bien été commis avant d’infliger une sanction. Les accusés bénéficient de la présomption d’innocence. Ils ont le droit de se défendre. Il existe des délais de prescription.
C’est l’inverse qui se produit aujourd’hui dans la sphère publique en ligne : les conclusions sont hâtives, les prismes idéologiques rigides et l’argumentation tient en 280 caractères ; il n’y a aucune place pour la nuance, ni pour l’ambiguïté. Or ces valeurs en vogue sur Internet en sont venues à dominer de nombreuses institutions culturelles américaines : les universités, les journaux, les fondations, les musées… Cédant à l’opinion publique, qui réclame des châtiments toujours plus rapides, ces institutions imposent parfois l’équivalent d’une lettre écarlate à perpétuité à des gens qui n’ont pas commis l’ombre d’un délit. Aux tribunaux, elles préfèrent des procédures internes opaques. Au lieu d’examiner les preuves et d’auditionner les témoins, elles prononcent des jugements à huis clos.
Voici longtemps que je m’intéresse à ce genre d’histoires, d’une part parce que le principe d’une justice équitable me semble fondamental pour la démocratie, d’autre part parce qu’elles me rappellent d’autres lieux et d’autres époques. Il y a dix ans, j’ai écrit un livre sur la soviétisation de l’Europe centrale dans les années 1940 et j’ai découvert que le conformisme politique des premières heures du communisme tenait moins à la violence d’un État coercitif qu’à la pression du corps social. Sans que leur vie soit clairement menacée, les gens se sont sentis obligés (pas uniquement pour le bien de leur carrière, mais aussi pour celui de leurs enfants, de leurs amis ou de leur conjoint) de répéter des slogans auxquels ils ne croyaient pas ou d’afficher leur allégeance en public à un parti qu’ils méprisaient en privé. En 1948, le célèbre compositeur polonais Andrzej Panufnik a envoyé ce qu’il qualifierait plus tard de « camelote » pour le concours de la « meilleure chanson du Parti unifié », parce qu’il pensait que, s’il ne participait pas, le Syndicat des compositeurs polonais perdrait ses financements. Comble de l’humiliation : il l’a remporté. Lily Hajdú-Gimes, une grande psychanalyste hongroise de la même époque, a identifié le traumatisme lié à ce conformisme chez ses patients et chez elle-même : « Je joue le jeu du régime, confie-t-elle à des amis, mais, dès que j’en accepte les règles, je me retrouve piégée. » Nul besoin, cependant, du stalinisme pour créer ce genre d’atmosphère. L’année dernière, pendant un voyage en Turquie, j’ai rencontré un auteur qui m’a montré son dernier manuscrit, qu’il gardait dans un tiroir de son bureau. Son travail n’était pas illégal à proprement parler : il ne pouvait simplement pas imaginer le publier. Les journaux, magazines et maisons d’édition turcs font l’objet de poursuites imprévisibles et de lourdes peines pour avoir publié des discours ou des écrits décrétés insultants envers le président ou la nation turque. La peur de ces sanctions pousse les gens à s’autocensurer et à se taire [lire « La peste façon Pamuk », Books no 114, juillet-août 2021].
Aux États-Unis, bien sûr, ce genre de répression n’existe pas. Aucune loi n’édicte ce que peuvent dire les chercheurs ou les journalistes ; il n’y a pas de censure d’État ou émanant d’un parti dominant. Mais la peur de se faire lyncher en ligne, au bureau ou par ses pairs produit des résultats similaires. Combien de manuscrits américains restent aujourd’hui enfermés dans des tiroirs (ou ne sont tout bonnement pas écrits) parce que leur auteur craint le même type de jugement arbitraire ? Quelle part de la vie intellectuelle est aujourd’hui étouffée de peur qu’un commentaire mal formulé soit sorti de son contexte et relayé sur Twitter ?
Pour répondre à cette question, j’ai parlé à plus d’une douzaine de personnes qui ont été soit les victimes, soit les proches témoins de cette brusque transformation des codes sociaux aux États-Unis. Le but ici n’est pas de rouvrir leur dossier. Certains se sont comportés d’une manière qu’on pourrait effectivement trouver malavisée ou immorale, même s’ils n’ont rien fait d’illégal. Je ne remets pas non plus en question les nouvelles normes sociales qui ont mené à leur renvoi ou à leur mise au ban de la société. Beaucoup de ces changements sociétaux sont clairement positifs. Cependant, aucune des personnes citées ici, anonymement ou nommément, n’a été inculpée, encore moins condamnée par un tribunal. Tous récusent la façon dont leur histoire a été présentée. Plusieurs disent avoir été accusés à tort ; d’autres croient que leurs « péchés » ont été exagérés ou mal interprétés par des individus aux desseins cachés. Tous, saints ou pécheurs, se sont vu imposer une sanction drastique qui a bouleversé leur vie pour toujours – souvent sans avoir pu faire valoir leur point de vue.
Le fait de condamner et punir hors du cadre judiciaire devrait nous inquiéter profondément. En 1789, le futur président des États-Unis James Madison proposait d’inscrire dans la Constitution américaine que nul ne peut « être privé de sa vie, de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale régulière ». Les 5e et 14e amendements entérinent ce principe. Voilà pourtant des Américains qui n’ont pu en bénéficier. Certains de ceux que j’ai interrogés sont engagés dans une bataille judiciaire ou une procédure de licenciement et ne veulent pas qu’on puisse les reconnaître ; d’autres préfèrent garder l’anonymat car ils redoutent une nouvelle campagne de cyberharcèlement. J’ai donc passé sous silence des détails souvent importants. Mais j’ai tenté d’exposer leur situation actuelle afin d’expliquer quel prix ils ont payé, de quel type de châtiment ils ont écopé.
LE TÉLÉPHONE NE SONNE PLUS
La première chose qui se passe lorsqu’on vous accuse d’avoir enfreint une norme sociale et que vous vous retrouvez dans la tourmente médiatique pour des propos qu’on vous prête, c’est que votre téléphone ne sonne plus. Les gens cessent de vous adresser la parole. Vous devenez un pestiféré. « J’ai des dizaines de collègues dans mon département. Je crois qu’aucun d’entre eux ne m’a parlé depuis un an, m’a dit un professeur d’université. Un collègue avec qui je déjeunais au moins une fois par semaine depuis plus de dix ans a soudainement mis fin à nos échanges sans me poser de questions. » Un autre universitaire a fait le calcul : sur les quelque vingt membres de son département, « il n’y en a que deux – un qui n’a aucun pouvoir et un qui part à la retraite – qui acceptent encore de discuter » avec lui. Un journaliste licencié du jour au lendemain m’a raconté qu’une amie lui avait expliqué qu’elle écrirait volontiers un article pour sa défense, mais qu’elle avait un contrat en attente avec une maison d’édition. « J’ai dit : “Merci pour ta franchise.” »
La plupart de vos proches se défilent parce que la vie continue. D’autres parce qu’ils ont peur que les accusations cachent quelque chose de pire. Un professeur qu’on n’accusait d’aucune agression sexuelle est tombé des nues quand il a découvert que certains de ses collègues pensaient que, si l’université engageait une procédure disciplinaire à son encontre, c’est qu’il devait être un violeur. Également mis à pied, un autre décrit la chose en ces termes : « Quelqu’un qui me connaît, mais sans savoir au fond qui je suis, se dit sans doute qu’il est plus prudent de garder ses distances, de peur de devenir une victime collatérale. »
VOUS NE POUVEZ PLUS EXERCER VOTRE MÉTIER
La deuxième chose qui se produit et qui est liée à la première, c’est que, même si vous n’avez pas été mis à pied, sanctionné ou reconnu coupable de quoi que ce soit, vous ne pouvez plus exercer votre métier. Si vous êtes prof à l’université, personne ne vous veut plus comme enseignant ou comme directeur de recherche. (« Les étudiants de deuxième cycle m’ont bien fait comprendre que je n’étais plus personne et qu’on ne pouvait en aucun cas tolérer ma présence. ») Vous ne pouvez plus publier vos travaux dans des revues scientifiques. Vous ne pouvez pas démissionner, parce que personne ne voudra vous embaucher. Si vous êtes journaliste, vous ne pourrez peut-être plus rien publier du tout. Après avoir été renvoyé de son poste de rédacteur en chef de The New York Review of Books dans le sillage d’une controverse en lien avec #MeToo (il n’a pas été accusé d’avoir lui-même commis une agression sexuelle, mais d’avoir publié une personne qui l’était), Ian Buruma a découvert que plusieurs magazines pour lesquels il écrivait depuis des dizaines d’années refusaient désormais de travailler avec lui. Un membre de la rédaction a rejeté la faute sur les « jeunes journalistes » de l’équipe. Bien qu’un groupe de plus de 100 contributeurs de The New York Review of Books (parmi lesquels Joyce Carol Oates, Ian McEwan, Ariel Dorfman, Alfred Brendel et moi-même) ait signé une lettre ouverte en défense de Buruma, ce rédacteur avait manifestement plus peur de ses collègues que de Joyce Carol Oates.
Pour beaucoup, la vie intellectuelle et professionnelle s’arrête net. « J’étais à mon apogée sur le plan professionnel lorsque j’ai appris qu’on enquêtait sur moi, relate un professeur. Tout s’est arrêté. Je n’ai pas écrit d’article depuis. » Peter Ludlow, qui enseignait la philosophie à Northwestern (et se trouve être le sujet du livre de Laura Kipnis), a perdu deux contrats d’édition lorsque l’université lui a demandé de démissionner à la suite de deux plaintes pour harcèlement sexuel (qu’il récuse). Certains de ses confrères ont refusé de voir leurs travaux paraître dans le même volume que les siens. Le compositeur Daniel Elder, lauréat de nombreux prix et homme de gauche, qui avait condamné sur Instagram les incendies volontaires à Nashville, sa ville natale – après la mort de George Floyd, des manifestants du mouvement Black Lives Matter avaient mis le feu au tribunal –, a découvert que son éditeur [GIA Publications] refusait désormais de publier sa musique et que les chœurs ne voulaient plus la chanter 2. Lorsque le poète Joseph Massey a été accusé de « harcèlement et manipulation » par plusieurs ex-petites amies, l’Académie des poètes américains a supprimé tous ses poèmes de son site Internet, et ses éditeurs ont fait de même pour ses livres. Stephen Elliott, un journaliste et critique, a été anonymement accusé de viol – son nom figurait sur une liste intitulée « Shitty Media Men » (« hommes de presse dégueulasses ») qui a circulé en ligne au plus fort du mouvement #MeToo. Il a intenté un procès en diffamation (encore en cours) contre l’auteure de cette liste. Un recueil d’articles qu’il venait de publier a fait l’objet d’une conjuration du silence ; la Paris Review a annulé la publication d’une interview qu’il lui avait accordée ; il a été désinvité de comités de lecture, de lectures publiques et d’autres événements 3.
Économiquement parlant, les conséquences peuvent être catastrophiques. Ludlow a déménagé au Mexique car la vie y est moins chère. Une sorte de crise d’identité survient parfois. Après avoir décrit les divers emplois qu’il avait occupés dans les mois qui ont suivi son renvoi de son poste d’enseignant, l’un des chercheurs que j’ai interrogés a réprimé un sanglot : « Je ne suis vraiment bon qu’à une chose, m’a-t-il dit en pointant du doigt les formules mathématiques inscrites sur le tableau derrière lui : ça. »
Certains partisans de cette nouvelle justice populaire assurent qu’il s’agit de sanctions mineures, que la perte d’un emploi n’est pas la fin du monde, que les intéressés devraient être capables d’accepter la situation et passer à autre chose. Mais l’ostracisation, l’opprobre et la perte de revenus sont des châtiments très durs, qui ont des répercussions personnelles et psychologiques à long terme – notamment parce que les « peines » sont de durée indéterminée. Elliott a songé au suicide. Il écrit : « Tous les récits personnels d’humiliation publique que j’ai lus (et j’en ai lu beaucoup) mentionnent à un moment des pensées suicidaires. » Le poète Joseph Massey ne fait pas exception : « J’avais un plan et un moyen de le mettre à exécution ; puis j’ai fait une crise d’angoisse et je suis allé en taxi aux urgences. » Ancien président du département des sciences cognitives du Dartmouth College, David Bucci, dont le nom a été cité dans un procès contre cette université et bien qu’il n’ait pas été accusé d’inconduite sexuelle, s’est, lui, bel et bien suicidé. Il avait compris qu’il n’arriverait sans doute jamais à restaurer sa réputation. D’autres se sont mis à aborder leur métier différemment. « Je me lève tous les matins avec la peur d’enseigner », révèle un professeur d’université. Le campus qu’il chérissait est devenu une jungle pleine de pièges. Nicholas Christakis, un médecin et sociologue de Yale qui s’est retrouvé au cœur d’un scandale universitaire et médiatique en 2015, est aussi un expert du fonctionnement des groupes sociaux. Il m’a rappelé que l’ostracisme « était autrefois considéré comme une sanction extrêmement lourde : exclure quelqu’un du groupe, c’était le promettre à une mort prochaine 4 ». Il est peu surprenant, dit-il, que dans ce genre de situation on ait des pensées suicidaires.
La troisième chose qui se produit est qu’on tente de s’excuser – qu’on ait fait ou non quelque chose de mal. Robert George, un philosophe de Princeton qui a défendu des professeurs ayant eu des déboires judiciaires ou administratifs, décrit le phénomène en ces termes : « Ils n’ont connu que l’estime et le succès toute leur vie : c’est ainsi qu’ils ont obtenu leur poste, du moins dans les endroits comme celui où j’enseigne. Et puis, soudain, ils ont cette impression horrible : “Tout le monde me déteste…” Donc, que font-ils ? La plupart du temps, ils flanchent. » Une personne que j’ai interrogée s’était vu demander des excuses alors qu’elle n’avait enfreint aucune règle établie. Voici ses propos. « J’ai demandé : “De quoi dois-je m’excuser ?” Et ils m’ont répondu : “Tu les as blessés.” Donc j’ai formulé mes excuses dans cette optique : “Si j’ai effectivement dit quelque chose qui vous a blessés, je n’imaginais pas que cela pourrait être le cas.” » Ses excuses ont été acceptées, mais ses problèmes n’ont pas cessé pour autant.
EXCUSES ANALYSÉES ET REFUSÉES
Selon un schéma courant, les excuses sont analysées, examinées pour voir si elles sont vraiment « sincères » – et finalement refusées. Howard Bauchner, rédacteur en chef du Journal of the American Medical Association, s’est excusé pour quelque chose dont il n’était pas directement responsable : un de ses collègues a tenu des propos controversés dans un podcast et sur Twitter, suggérant que les communautés de couleur étaient moins pénalisées par le « racisme structurel » que par des facteurs socio-économiques. « Je m’en veux profondément pour les erreurs qui ont mené aux discours véhiculés dans ce tweet et ce podcast, a écrit Bauchner. Bien que je n’aie ni écrit ni lu ce tweet, ni créé ce podcast, en tant que rédacteur en chef c’est à moi qu’incombe la responsabilité en dernière instance. » Il a fini par démissionner. Comme les excuses sont devenues un rituel, elles semblent invariablement hypocrites. Aujourd’hui, sur Internet, on peut trouver des « modèles » pour ceux qui auraient besoin d’en formuler. Certaines universités donnent à leurs étudiants et à leurs employés des conseils sur la façon de s’excuser et proposent même des listes des termes à utiliser (« erreur », « malentendu », « méprise »). L’éditeur du compositeur Daniel Elder est allé jusqu’à rédiger des excuses pour lui. Il a refusé.
Non que des excuses soient toujours exigées. Un ancien journaliste m’a dit que ses ex-collègues « rejettent le processus erreur/excuse/compréhension/pardon. Ils ne veulent pas pardonner ». Ce qu’ils veulent, c’est « punir et purifier ». Mais savoir que tout ce que vous pourrez dire ne sera jamais suffisant est démoralisant. Une autre personne interrogée explique : « Si vous présentez vos excuses et que vous savez d’emblée qu’elles ne seront pas acceptées – parce qu’on les interprétera comme une stratégie d’évitement –, alors c’est qu’on se moque de la sincérité de votre introspection. Vous vous sentez exilé dans un monde sans merci. Et ce monde-là n’a vraiment aucune éthique. »
ENQUÊTE DÉCLENCHÉE
Et même si l’on s’est excusé, un quatrième processus s’enclenche : on se met à enquêter sur vous. L’une des personnes que j’ai interviewées m’a dit penser qu’on enquêtait sur elle, car son employeur ne voulait pas lui verser d’indemnités de licenciement et avait besoin de motifs supplémentaires pour justifier son renvoi. Une autre pense qu’elle fait l’objet d’une enquête parce que la licencier uniquement pour une question de langage aurait contrevenu à la convention collective. Une longue carrière n’est jamais exempte de moments conflictuels ou ambigus. La fois où Untel a serré sa collègue dans ses bras, était-ce vraiment pour la réconforter ou avait-il quelque chose derrière la tête ? La blague d’Unetelle était-elle vraiment une blague ou contenait-elle un sous-entendu tordu ? Personne n’est parfait. Personne n’est pur. Et, dès l’instant où l’on commence à interpréter un événement ambigu sous un certain angle, on trouve facilement du grain à moudre.
Parfois, une enquête est ouverte parce qu’un membre de votre communauté estime que vous n’avez pas payé assez cher pour ce que vous avez dit ou fait. L’année dernière, Joshua Katz, un professeur de lettres classiques de renom, a écrit un article critiquant une lettre qu’avaient publiée des membres du corps enseignant de son université, Princeton, à propos de la question raciale. En réponse à cela, The Daily Princetonian, un quotidien étudiant, a passé sept mois à enquêter sur ses relations passées avec des étudiantes, allant jusqu’à convaincre des membres de l’administration de rouvrir des dossiers vieux de plusieurs années et déjà jugés. Il s’agit là d’une violation évidente du principe défendu par James Madison selon lequel personne ne devrait être puni deux fois pour la même chose. The Daily Princetonian semble davantage se soucier d’ostraciser un professeur pour crime de pensée que de trouver une issue à un cas d’inconduite supposée.
Mike Pesca, podcasteur pour Slate, a eu un échange animé avec des collègues sur l’intranet de l’entreprise sur le fait de savoir s’il était acceptable de prononcer soi-même des insultes racistes quand on faisait un reportage sur l’emploi d’insultes racistes (chose, avance-t-il, qui n’enfreignait alors aucune règle de l’entreprise). Une réunion de rédaction (à laquelle Pesca n’a pas été convié) a été organisée pour discuter de l’incident, puis Slate a ouvert une enquête pour déterminer si d’autres faits pouvaient lui être reprochés (d’après un porte-parole de l’entreprise, l’enquête se justifiait par d’autres éléments « qu’une simple querelle abstraite sur l’intranet »). Amy Chua, professeure de droit à Yale et auteure de L’Hymne de bataille de la mère Tigre (Gallimard, 2011), m’a dit qu’elle croyait qu’on avait commencé à enquêter sur ses relations avec ses étudiants en raison de ses liens avec le juge de la Cour suprême Brett Kavanaugh [nommé par Donald Trump] 5.
Beaucoup de ces enquêtes s’appuient sur des dénonciations ou des plaintes anonymes qui, pour les intéressés, semblent parfois tomber du ciel. Les campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux sont souvent le fait de comptes anonymes qui amplifient des rumeurs à coups de partages et de likes. La liste « Shitty Media Men » a été diffusée par une source anonyme ; les allégations qu’elle contenait n’avaient pas été corroborées. Parfois, l’accusé lui-même n’est pas informé du détail de ces plaintes. Le mari d’Amy Chua, le professeur de droit Jed Rubenfeld, démis de ses fonctions à Yale après des accusations de harcèlement sexuel (qu’il réfute), affirme avoir mis un an et demi avant d’apprendre le nom des personnes qui l’accusaient et la nature même de ces accusations.
Kipnis, qu’on a soupçonnée d’inconduite sexuelle précisément parce qu’elle écrivait sur le harcèlement sexuel, n’a au départ pas pu savoir non plus qui étaient ses détracteurs. Pire : on a refusé de lui expliquer les règles qu’elle aurait enfreintes. Ces règles étaient visiblement tout aussi obscures pour ceux qui les appliquaient, car, comme elle l’écrit dans Le Sexe polémique, « il n’y a pas d’ensemble bien établi de procédures ». Pour couronner le tout, Kipnis était supposée garder l’affaire confidentielle : « On m’avait plongée dans un monde souterrain de tribunaux secrets et de règles sibyllines dignes du Moyen Âge, et j’étais censée n’en parler à personne », écrit-elle. Son cas fait écho à l’histoire d’un autre professeur : « La direction de l’université ne m’a même pas écouté avant de décider de me sanctionner, me raconte-t-il. Ils ont lu les rapports d’enquête, mais on ne m’a jamais convoqué, on ne m’a jamais téléphoné, ce qui m’aurait permis de donner ma version des faits. Et on m’a dit ouvertement que j’étais sanctionné sur des allégations : qu’on n’ait pas trouvé de preuve ne signifiait pas que ça n’avait pas eu lieu. »
PROCÉDURES SECRÈTES
Le recours à des procédures secrètes, qui n’empruntent pas les canaux habituels de la justice et laissent les accusés isolés et sans défense, est un outil de contrôle bien connu des régimes autoritaires, de la junte argentine à l’Espagne franquiste. Staline a créé les « troïkas » (des commissions extrajudiciaires ad hoc qui traitaient des dizaines de cas par jour). Pendant la Révolution culturelle, Mao a donné aux étudiants le pouvoir de constituer des comités révolutionnaires pouvant attaquer et faire renvoyer rapidement les enseignants. Dans ces deux cas, les gens utilisaient ces formes non réglementées de « justice » pour vider leurs propres querelles ou faire avancer leur carrière. Dans Les Chuchoteurs. Vivre et survivre sous Staline, son ouvrage sur la culture stalinienne 6, l’historien Orlando Figes cite de nombreux cas similaires, parmi lesquels Nikolai Sakharov, qui a atterri en prison parce que l’on convoitait sa femme ; Ivan Malygin, dénoncé par une personne jalouse de son succès ; et Lipa Kaplan, envoyée dix ans au Goulag pour avoir refusé les avances de son patron. Le sociologue Andrew Walder a par ailleurs démontré qu’à Pékin la Révolution culturelle avait été façonnée par des luttes de pouvoir entre leaders étudiants.
Ce schéma se reproduit en ce moment même aux États-Unis. Beaucoup de ceux à qui j’ai parlé m’ont raconté des histoires tortueuses : des gens avaient lancé des procédures anonymes contre eux parce qu’ils les détestaient, se sentaient en compétition avec eux ou leur en voulaient pour des raisons personnelles ou professionnelles. L’un d’eux m’a décrit une rivalité intellectuelle avec un membre de l’administration (lequel a contribué à son renvoi) qui remontait à leurs années de licence. Un autre attribue ses problèmes à un ancien étudiant, devenu son collègue, qui le considérait depuis longtemps comme un rival. Un troisième pense qu’un de ses collègues lui en voulait d’avoir à travailler avec lui alors qu’il aspirait à un autre poste. Un quatrième a pris conscience qu’il avait sans doute sous-estimé les frustrations professionnelles accumulées par les plus jeunes membres de son entreprise, qui se sentaient étouffés par leur hiérarchie. Les motivations peuvent être plus mesquines encore. L’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie a raconté comment deux jeunes écrivaines avec lesquelles elle s’était liée d’amitié l’ont attaquée sur les réseaux sociaux, en partie, écrit-elle, parce qu’elles étaient « en quête d’attention et de publicité ». Attaquer la réputation de quelqu’un permet au détracteur de gagner en notoriété et de se faire mousser.
Les États-Unis sont encore loin de la Chine de Mao ou de la Russie stalinienne. Nos commissions d’enquête universitaires et les hordes de cyberharceleurs ne sont pas soutenues par un régime despotique. Malgré ce que dit l’extrême droite, ces procédures ne sont pas menées pas un « front de gauche » (le « front de gauche » n’existe pas) ou par un quelconque mouvement unifié, encore moins par l’État. Il est vrai que certaines plaintes pour harcèlement sexuel à l’université s’appuient sur le Titre IX de la loi fédérale sur l’éducation de 1972, un texte flou qui laisse la porte ouverte aux interprétations les plus extrêmes 7. Mais les cadres administratifs qui mènent ces enquêtes et procédures disciplinaires, qu’ils travaillent à l’université ou aux ressources humaines de magazines, ne le font pas parce qu’ils ont peur du Goulag. Beaucoup pensent qu’ils améliorent leur institution, qu’ils favorisent un environnement de travail plus sain, qu’ils promeuvent l’égalité raciale et sexuelle, qu’ils garantissent la sécurité des étudiants. Certains entendent protéger la réputation de leur institution ; d’autres souhaitent surtout conserver la leur. Au moins deux de mes interviewés sont convaincus d’avoir été sanctionnés parce que leur patron blanc avait besoin de sacrifier publiquement un autre homme blanc pour sécuriser sa propre position.
Mais comment peut-on penser que de telles mesures sont nécessaires ? Ou que « garantir la sécurité des étudiants » justifie de violer les procédures établies ? Il ne s’agit pas de justice. Ni à proprement parler de politique. Bien que certains aient tenté de mettre ces changements sociaux sur le dos du président Joe Biden ou de la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi, quiconque essaierait d’interpréter ces récits à la lumière d’un clivage politique gauche/droite doit expliquer pourquoi si peu des victimes de cette évolution peuvent être décrites comme « de droite » ou conservatrices. D’après un récent sondage, 62 % des Américains, dont une majorité se décrivent comme modérés ou de centre gauche, disent avoir peur d’exprimer leurs opinions politiques. Tous ceux que j’ai interviewés sont centristes ou de centre gauche. Certains d’entre eux ont une position politique atypique, d’autres n’ont pas d’opinions tranchées. Rien dans les textes universitaires relevant de la théorie critique de la race ne commande de telles mesures. Les théoriciens qui ont traité en premier de ces questions réclamaient que l’on change de prisme pour interpréter le passé et le présent. On peut se demander si ce changement de prisme est pertinent, mais on ne peut certainement pas en vouloir à ces théoriciens si l’école de droit de Yale, par exemple, a pris la décision absurde d’ouvrir une enquête pour déterminer si oui ou non Amy Chua a organisé un dîner mondain pendant la pandémie ; ni si toute une série de présidents d’université ont refusé de soutenir leurs propres enseignants quand ils se sont fait attaquer par des étudiants.
PANIQUE MORALE
La censure, l’exclusion, les excuses ritualisées et les sacrifices publics sont autant d’attributs des sociétés illibérales aux codes culturels rigides, enracinés dans un puissant contrôle social. Aujourd’hui souffle un vent de panique morale : les institutions culturelles font la police et se purifient pour répondre aux admonestations de la foule. Il ne s’agit plus de foules au sens littéral, comme dans La Lettre écarlate, mais d’une foule en ligne, qui s’organise sur Twitter, sur Facebook et parfois sur les forums de discussion internes des entreprises.
Après la nomination d’Alexi McCammond au poste de rédactrice en chef de Teen Vogue, on a déterré et fait circuler en ligne d’anciens tweets anti-asiatiques et homophobes qu’elle avait écrits dix ans plus tôt, quand elle était encore adolescente. McCammond s’est excusée, bien sûr, mais ça n’a pas suffi, et elle a dû démissionner avant même d’avoir commencé. L’atterrissage a été moins rude pour elle que pour d’autres (elle a pu retrouver son ancien poste de journaliste politique pour le site d’information Axios), mais l’incident montre bien que personne n’est à l’abri. McCammond était une jeune femme noire de 27 ans qui avait été désignée comme le « meilleur espoir de l’année » par l’Association nationale des journalistes noirs, et pourtant son adolescence est revenue la hanter. On pourrait croire que les jeunes lecteurs de Teen Vogue gagneraient à apprendre l’indulgence et la clémence, mais, pour les nouveaux puritains, les délais de prescription n’existent pas.
Cette censure n’est pas seulement liée à des changements récents, et souvent positifs, dans la manière de penser le genre et la race ainsi que dans le langage utilisé pour en parler. D’autres évolutions sont à l’œuvre, qu’on reconnaît rarement. Ceux qui perdent leur emploi ne sont pas « coupables » au sens légal du terme, mais on ne les a pas bannis par hasard. De même qu’autrefois on accusait les vieilles femmes un peu bizarres de sorcellerie, les victimes de la justice populaire moderne ont aussi un profil type. Les protagonistes de la plupart de ces histoires ont généralement connu le succès. Même s’ils ne sont pas milliardaires ou capitaines d’industrie, ils ont réussi à devenir rédacteurs en chef, professeurs, auteurs en vogue, ou même juste étudiants dans une université ultracompétitive. Certains sont particulièrement sociables, voire un peu trop : ce sont des enseignants qui aiment bien discuter ou boire un verre avec leurs étudiants, des patrons qui déjeunent avec leurs employés – des gens qui brouillent les lignes entre vie sociale et vie professionnelle. « Demandez à n’importe qui de dresser une liste des meilleurs professeurs, des citoyens les plus irréprochables, des personnes les plus responsables : vous me trouveriez sur chacune de ces listes », soupire un professeur déchu. Amy Chua siégeait dans de nombreux comités importants à l’école de droit de Yale, dont celui qui aide les étudiants à se préparer pour leur stage en cabinet d’avocat. « Je fais des heures supplémentaires ; j’apprends à les connaître, m’a-t-elle dit. Je leur écris des lettres de recommandation dithyrambiques. » Les personnes très sociables qui brillent dans ce genre de comités sont parfois aussi un peu cancanières et racontent des histoires sur leurs collègues. D’autres, hommes ou femmes, sont des charmeurs : ils aiment les jeux de mots et les plaisanteries qui flirtent avec les limites de ce qui est considéré comme acceptable. Et c’est justement ce qui finit par leur causer du tort, parce que la définition de ce qui est acceptable a changé du tout au tout ces dernières années. Il fut un temps où le fait que Chua et Rubenfeld invitent des étudiants chez eux aurait été jugé non seulement tolérable, mais tout bonnement admirable. Ce temps est révolu. Comme le temps où une étudiante pouvait parler de ses problèmes personnels avec un professeur. Tout comme celui où un employé pouvait échanger des ragots avec son patron. Les discussions entre personnes de statut différent (employé/employeur ; professeur/étudiant) doivent aujourd’hui rester cantonnées à la sphère professionnelle et porter sur des sujets neutres. Tout ce qui a trait au sexe, même dans un contexte académique (par exemple une conversation sur la législation en matière de viol), s’avère risqué. « Mes étudiants semblent plus inquiets à l’idée d’échanger en classe aujourd’hui, notamment quand il s’agit d’aborder les lois sur les violences sexuelles, qu’il y a huit ans quand j’ai commencé à enseigner », relève Jeannie Suk Gersen, professeure de droit à Harvard. Akhil Reed Amar, qui enseigne à Yale, explique qu’il ne fait plus référence à un incident historique qu’il exploitait auparavant dans ses cours, car cela impliquerait que les étudiants lisent une étude de cas portant sur une injure à caractère raciste.
LES RÈGLES SOCIALES ONT CHANGÉ
La sociabilisation est aussi différente. Un professeur pouvait jadis sortir avec une étudiante, voire l’épouser. On buvait un verre entre collègues après le travail et parfois on rentrait ensemble. Aujourd’hui, cela peut être dangereux. Un ami enseignant observe que dans son université les étudiants en fin de doctorat sont réticents à l’idée de sortir avec ceux qui démarrent leur thèse, car une règle implicite veut désormais que l’on ne fréquente pas un ou une collègue, surtout s’il existe une asymétrie de pouvoir (réelle ou imaginaire) entre les partenaires. Ce changement culturel est sain sur bien des points : les jeunes sont désormais mieux protégés contre les chefs prédateurs. Mais il n’est pas sans conséquences. Quand les blagues et le flirt sont bannis de la vie de bureau, celle-ci perd de sa spontanéité.
Il n’y a pas que les extravertis et les dragueurs qui soient tombés sous le coup du nouveau puritanisme. Des personnalités qui sont, disons, difficiles en font aussi les frais. Ceux qui sont hautains, par exemple, impatients, agressifs ou distants avec ceux qu’ils jugent peu talentueux. Ou encore ceux qui sont particulièrement doués et imposent le même degré d’exigence à leurs collègues ou à leurs étudiants – et, lorsque ceux-ci les déçoivent, ne se gênent pas pour le dire. Certains aiment tester les limites, y compris celles de leur propre pensée, ou remettre en cause les points de vue consensuels – et ils se font un plaisir de porter la contradiction à ceux qui manifestent leur désaccord. Ce genre de comportement, naguère accepté ou du moins toléré, se voit également proscrit. Un environnement de travail qu’on disait exigeant est aujourd’hui qualifié de toxique. Adresser une critique à quelqu’un, chose autrefois courante dans les salles de rédaction et les séminaires universitaires, est devenu aussi inacceptable que de mâcher la bouche ouverte. Un caractère fermé, des manières froides et distantes peuvent aussi être la cause de sanctions et d’ostracisme. « C’est un vieux ronchon » : telle est l’une des critiques les plus pertinentes formulées à l’encontre de Donald McNeil par un lycéen qui participait à ce fameux voyage au Pérou.
Ce que beaucoup de ces gens – les fortes têtes, les pipelettes, les extravertis – ont en commun, c’est qu’ils mettent mal à l’aise. On voit ici poindre un profond fossé générationnel. « Je crois que la tolérance à l’inconfort, au désaccord, aux paroles qui ne correspondent pas à celles qu’on a envie d’entendre est devenue proche de zéro, analyse l’un de mes interlocuteurs. Créer l’inconfortétait jadis une vertu pédagogique. Prenez Socrate, c’était le plus dérangeant de tous. » Il n’y a certes aucun mal à vouloir un environnement de travail plus confortable avec des collègues moins ronchons. La difficulté vient de ce que le sentiment d’inconfort est subjectif. Un compliment enjoué peut être perçu comme une micro-agression. Une remarque critique peut être interprétée comme raciste ou sexiste. Les blagues, les jeux de mots et tout ce qui peut avoir un double sens sont, par essence, sujets à interprétation. Mais, bien que l’inconfort soit subjectif, il est désormais compris comme un tort que l’on peut redresser. Toute personne ayant été mise mal à l’aise dispose de multiples moyens d’exiger réparation. Cela a donné naissance à de nouvelles institutions au sein des universités, des ONG et des entreprises : comités, départements de ressources humaines et personnels administratifs spécialisés ont été mis en place pour recevoir ce genre de plainte. Quiconque éprouve de l’inconfort a désormais une instance à laquelle s’adresser, une personne à qui parler.
BUREAUCRATIES ILLIBÉRALES
C’est dans l’ensemble, je le répète, une bonne chose : les employés et étudiants qui ont l’impression d’avoir été victimes d’injustices ne se retrouvent plus sans défense. Mais cela a un prix. Parce qu’elle dérange (par ses méthodes pédagogiques, ses écrits, ses opinions ou sa personnalité), une personne peut aujourd’hui se retrouver dans la ligne de mire non seulement d’un étudiant ou d’un collègue, mais de toute une bureaucratie chargée d’éliminer les « poils à gratter ». Ces bureaucraties sont illibérales. Leurs enquêtes ne sont pas nécessairement fondées sur la collecte des faits, les arguments rationnels et le respect des procédures. Au lieu de cela, les comités administratifs qui décident du destin de ceux qui ont violé les codes sociaux prennent part au débat public contemporain, houleux et sensible, gouverné non par les règles de la justice, de la logique ou des Lumières, mais par les algorithmes des réseaux sociaux qui font appel à l’émotion, par l’économie des likes et du partage qui incite les gens à s’indigner 8. L’interaction entre la meute en colère et la bureaucratie illibérale engendre une soif de vengeance, de sacrifices à offrir aux dieux impitoyables de la fureur. Une histoire que nous retrouvons à d’autres époques, de l’Inquisition au passé récent.
Twitter, déclare le président d’une importante institution culturelle, « est la nouvelle place publique ». Pourtant, Twitter est aussi impitoyable qu’implacable, il ne vérifie pas les faits ni ne fournit de contexte. Pire, tels les anciens de la colonie du Massachusetts qui refusaient de gracier Hester Prynne, Internet garde la trace des actes passés, de sorte que nul égarement, nulle phrase mal formulée ou métaphore maladroite ne disparaît jamais. « Ce n’est pas le quart d’heure de célébrité, pointe Tamar Gendler, la doyenne de la faculté des arts et des sciences de Yale. Ce sont les quinze secondes d’infamie. » Et, si vous avez la malchance de voir les pires quinze secondes de votre vie partagées avec le monde entier, rien ne garantit que ce que vous avez fait au cours de votre carrière fera le poids face à ce petit commentaire déplacé. On a perdu le sens des nuances, pointe un responsable d’université. « Donc on se retrouve avec toutes sortes de gens aux idées préconçues qui débarquent et disent que tel incident prouve on ne sait quoi. »
Tout peut aller très vite. En mars dernier, Sandra Sellers, professeure adjointe à l’école de droit de l’Université de Georgetown, a été filmée en train de parler à un collègue d’étudiants noirs de son cours qui avaient eu de mauvais résultats. À lui seul, l’enregistrement ne permet pas de déterminer si ses commentaires témoignent d’une attitude raciste ou d’une réelle inquiétude pour ses étudiants. Georgetown n’a toutefois eu aucun scrupule à la renvoyer dans les jours qui ont suivi la diffusion de la vidéo. On ne pouvait pas non plus dire avec certitude ce qu’en pensait David Batson, le collègue à qui elle parlait quand on l’a filmée. Il a malgré tout été mis en congé forcé parce qu’il a vaguement semblé lui accorder un soutien poli. Il a démissionné sans attendre.
La conversation a été enregistrée par hasard, mais ce n’est pas toujours le cas. Au printemps dernier, Braden Ellis, un étudiant du Cypress College, en Californie, a partagé un enregistrement Zoom de ce que sa professeure a répondu lorsqu’il lui a dit : « Je pense que les policiers sont des héros. » Ellis dit avoir diffusé la séquence pour mettre en évidence l’existence, au sein du campus, d’un prétendu biais contre les opinions conservatrices. Bien que l’enregistrement en lui-même ne prouve pas grand-chose, la professeure – une femme musulmane qui dit ne pas faire confiance à la police – a fait l’objet d’un reportage sur Fox News, d’une campagne de cyberharcèlement et de menaces de mort. Il en va de même pour d’autres enseignants et des membres de l’administration du Cypress College. La professeure a été suspendue pendant la durée de l’enquête. Dans ce cas précis, la tempête est venue de la droite, comme on peut s’y attendre à l’avenir. Les outils des campagnes de dénigrement sur les réseaux sociaux sont à la portée de partisans de toutes sortes. En mai, une jeune journaliste, Emily Wilder, a été licenciée par l’agence de presse Associated Press en Arizona après que plusieurs personnalités politiques conservatrices ont rendu publics des posts Facebook qu’elle avait écrits quand elle était à la fac – elle y critiquait Israël. Comme beaucoup d’autres avant elle, on ne lui a pas dit clairement pourquoi elle était renvoyée, ni quel règlement ses anciennes publications avaient enfreint. Certains se sont emparés du cas de Wilder pour montrer que la critique conservatrice de la cancel culture a toujours été hypocrite. Mais la seule leçon politiquement neutre à tirer de cet exemple est la suivante : personne (quel que soit son âge ou sa profession) n’est à l’abri. À l’époque de Zoom, des smartphones, des enregistreurs miniatures et d’autres technologies de surveillance bon marché, tout le monde peut voir ses propos sortis de leur contexte. Chaque histoire est susceptible de galvaniser les foules sur Twitter, qu’elles soient de gauche ou de droite. Nous pouvons tous être victimes d’une bureaucratie terrifiée par un soudain déferlement de colère. Et, lorsqu’une personne perd son droit à un procès équitable, tout le monde le perd. Pas seulement les professeurs, mais les étudiants ; pas juste les rédacteurs en chef des journaux de premier plan, mais les personnes lambda. Pensez à Project Veritas : cette organisation d’extrême droite bien nantie s’est spécialisée dans le coup monté. Elle pousse les gens à dire des choses compromettantes, les filme à leur insu et les livre en pâture aux réseaux sociaux ou à l’institution dont ils dépendent.
N’importe qui peut recourir à cette forme de justice populaire à des fins personnelles ou politiques. Pourtant, les institutions qui ont le plus contribué à cette évolution sont bien souvent celles-là mêmes qui se considéraient jadis comme les gardiennes des idéaux démocratiques et libéraux. Robert George, professeur à Princeton, est un philosophe conservateur chevronné qui a naguère critiqué ses collègues de gauche pour leur relativisme béat, leur conviction que toutes les idées valent d’être écoutées avec la même attention. Il n’avait pas anticipé, me dit-il, que les gens de gauche auraient un jour l’air « plus archaïque que les conservateurs », que l’idée de créer un espace où différents points de vue peuvent coexister en arriverait à sembler démodée, que l’esprit de tolérance et de curiosité serait remplacé par une vision du monde « étriquée, qui ne croit pas aux bienfaits de l’altérité, ni à celui d’être exposé à des opinions divergentes ».
Ce genre de système de pensée n’est pas nouveau aux États-Unis. Au XIXe siècle, le roman de Nathaniel Hawthorne appelait à remplacer le rigorisme ambiant (qui rappelle celui d’aujourd’hui) par une vision du monde qui valoriserait l’ambiguïté, la nuance, la tolérance des différences – et qui pardonnerait les errements d’Hester Prynne. Le philosophe libéral John Stuart Mill, contemporain de Hawthorne à quelques années près, avançait des arguments similaires. Il consacre la majeure partie de son livre le plus connu, De la liberté (Gallimard, coll. « Folio essais », 1990), non aux restrictions de la liberté imposées par l’État mais aux dangers du conformisme social, de « l’exigence que les autres nous ressemblent ». Alexis de Tocqueville a également abordé ce sujet. Le conformisme social était un réel danger pour la société américaine au XIXe siècle, tout comme il l’est au XXIe.
Étudiants et professeurs, journalistes et rédacteurs en chef : tous ont conscience de la société dans laquelle ils évoluent. C’est pour cette raison qu’ils se censurent, qu’ils se tiennent à l’écart de certains sujets, qu’ils évitent de discuter de choses trop sensibles de peur d’être lynchés, ostracisés ou renvoyés sans autre forme de procès. Mais ce genre d’attitude nous rapproche étrangement d’Istanbul, où l’on ne peut parler d’histoire et de politique qu’avec la plus grande précaution.
QUE FAUT-IL FAIRE ?
Beaucoup de gens me disent vouloir changer ce climat mais ne pas savoir comment faire. Certains espèrent passer au travers et attendent que l’hystérie collective prenne fin, voire qu’une génération encore plus jeune se rebelle. D’autres craignent de s’engager. Un homme ayant fait l’objet d’une campagne de cyberharcèlement m’a dit refuser que ce genre de chose domine sa vie et sa carrière. Il connaît des gens tellement obsédés par l’idée de combattre le « wokisme » ou la cancel culture qu’ils ne font rien d’autre de leurs journées. D’autres ont décidé de faire entendre leur voix. Stephen Elliott a longtemps hésité à raconter ce que cela fait d’être accusé à tort de viol. Il avait commencé à écrire là-dessus, mais il a laissé tomber : « J’ai pensé que je n’aurais pas la force de gérer le retour de bâton. » Il s’est finalement décidé à consigner son expérience dans un article. Amy Chua a préféré ignorer ceux qui lui conseillaient de se taire et s’est exprimée le plus possible. Robert George a créé l’Academic Freedom Alliance, une association qui offre un soutien moral et juridique aux professeurs dans la tourmente, voire prend en charge leurs frais d’avocat si nécessaire. George s’est inspiré, m’a-t-il expliqué, d’un documentaire animalier qui montre que les troupeaux d’éléphants défendent chacun de leurs membres contre les lions qui rôdent, là où les zèbres fuient et laissent le plus faible se faire dévorer. « Le problème des universitaires, c’est que nous sommes un troupeau de zèbres, regrette-t-il. Nous devons devenir des éléphants. » John McWhorter, ce professeur de linguistique de Columbia qui a des opinions tranchées et souvent peu consensuelles sur les questions raciales, estime que, si vous êtes accusé à tort de quelque chose, vous devez vous défendre quoi qu’il arrive, fermement mais poliment : « Dites juste : “Non, je ne suis pas raciste. Et je ne suis pas d’accord avec vous.” » Si plus de dirigeants (présidents d’université, éditeurs de magazines et de journaux, chefs d’entreprise, présidents de fondation, directeurs de sociétés musicales) adoptaient cette position, peut-être serait-il plus facile pour leurs pairs de tenir tête à leurs étudiants, à leurs collègues ou à un tribunal populaire en ligne.
L’alternative, pour nos institutions culturelles et pour le débat démocratique, fait frémir. Les fondations vérifieront en secret les antécédents de leurs lauréats potentiels, pour s’assurer qu’ils n’ont pas commis de crimes-qui-ne-sont-pas-des-crimes susceptibles de s’avérer gênants à l’avenir. Des dénonciations anonymes et des meutes déchaînées sur Twitter décideront du destin d’individus. Écrivains et journalistes redouteront de se faire publier. La vocation des universités ne sera plus de produire et transmettre des connaissances, mais de garantir le confort des étudiants et d’éviter les scandales sur les réseaux sociaux. Il y a pire. Si on éloigne toutes les personnalités difficiles, exigeantes et excentriques des métiers créatifs où elles s’épanouissaient jadis, notre société deviendra morne, terne et inintéressante. Les manuscrits resteront dans les tiroirs par peur des jugements arbitraires. Les arts, les lettres et les médias deviendront guindés, prévisibles et médiocres. Nous verrons flétrir les principes démocratiques que sont l’État de droit, le droit de se défendre, le droit à un procès équitable – et même le droit d’être pardonné. Il ne nous restera plus qu’à attendre patiemment que les Hawthorne de demain nous mettent à nu.
— Anne Applebaum est une journaliste et historienne américaine. Après avoir suivi pour The Economist les changements politiques en Russie et en Europe de l’Est, elle a écrit plusieurs ouvrages sur cette question, notamment Goulag. Une histoire (Grasset, 2005) et Rideau de fer. L’Europe de l’Est écrasée, 1944-1956 (Grasset, 2014). Plus récemment, elle a signé Démocraties en déclin. Réflexions sur la tentation autoritaire (Grasset, 2021). — Cet article a été publié par The Atlantic le 31 août 2021. Il a été traduit par Lucile Pouthier.
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