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Les grands auteurs français du XIXe avaient une certaine bougeotte. Tant mieux, car les livres issus de leurs pérégrinations méritent en général de figurer dans le canon littéraire. Alexandre Dumas est du lot, sauf qu’avec ses 20 volumes de récits de voyage il occupe une place à part. Mieux encore, tandis qu’à quelques exceptions près ses confrères se limitent à la vieille Europe et aux pourtours orientaux de la Méditerranée avec de rares incursions dans l’intérieur des terres, Dumas étend, lui, sa zone de chalandise jusqu’au Caucase. C’est d’ailleurs de cette région extrême à tous points de vue qu’il rapporte son récit le plus ébouriffant, gorgé d’aventures vécues et d’anecdotes remarquables. Du super-Dumas, l’authenticité (présumée) en sus.

En 1859, après une épique traversée en diagonale de l’inaccessible Russie par des moyens de plus en plus rustiques, Dumas finit par atteindre le Grand Caucase, le contourne par la Caspienne et arrive en Géorgie. Voilà un pays vraiment à sa (dé)me­sure : massifs impénétrables, paysages grandioses et peuplades sauvages aux mœurs singulières mais essentiellement violentes. L’exposé qu’il fait de son séjour est à la hauteur des montagnes traversées et des dangers encourus. L’écrivain-voyageur, écrit Dumas, doit manier dans ses récits « la plume et le pinceau », mais il tient bien mieux la première que le second. Ses descriptions des paysages tombent en effet vite dans la grandiloquence, mais il croque les gens et les situations avec verve et précision. Et abreuve le lecteur de formules chocs : « Un Géorgien tient à grand honneur d’être cité comme ivrogne de première force » ; « Le ronflement de quelques-uns des dormeurs témoignait de la conscience qu’ils mettaient à s’acquitter de cette douce occupation »… Dumas pratique volontiers le remplissage, voire le plagiat, mais il a des excuses : plus de texte veut dire plus d’argent, et s’il voyage c’est pour regonfler ses finances en racontant son expédition – afin de pouvoir à nouveau voyager. Sous la pression commerciale, il multiplie donc les digressions historiques, prétextant que l’auteur doit « toujours procéder comme s’il savait ce que les lecteurs ne savent pas ».

Ce n’est pas que Dumas fasse bon marché de l’Histoire – au contraire, il la vénère et prend plaisir à restituer à très grands coups de brosse l’immense connaissance qu’il en a. Mais de façon très personnelle, en laissant le maximum de place aux légendes et surtout aux anecdotes – à tout ce qui frappe l’esprit et raconte l’humain et ses croyances. D’où des dissertations sur Prométhée, enchaîné trente mille ans sur le mont Kazbek, le foie dévoré par un aigle ; ou sur Mithridate, qui parlait les 24 langues des 24 peuples qui lui étaient soumis. Ou encore pas moins de quatre chapitres sur le rapt de la famille Tchavtchavadzé par le terrible imam Chamil. N’escomptez pas de fines analyses géopolitiques, mais plutôt des jugements à l’emporte-pièce du type : « Un jour, la Russie prendra Constantinople, c’est fatalement écrit ; la race blonde a toujours été la race conqué­rante ». Ou encore : « Il en est des fleuves russes comme de la civilisation russe : de l’étendue, pas de profondeur ».

D’ailleurs, chez Dumas voyageur, l’histoire dérive vite vers l’anthropologie, dont il est une sorte d’impertinent précurseur. Il multiplie les précisions comme : « La race ossète s’étend entre la grande Kabardah et le mont Kasbek. Elle se divise en 21 familles et donne 27 339 individus. » Mais, face à ce grouillement de peuplades volontiers hostiles qui parlent toutes d’impénétrables langues non indo-européennes saturées de consonnes (sauf les Ossètes, avec leur variété de persan), il va au plus pittoresque. Et, tandis que le cliché tient souvent lieu d’analyse (« En général, dans le Caucase et dans les provinces qui en dépendent, ce sont les Arméniens qui font tout. […] En général, la réputation de l’Arménien n’est pas très bonne »), il emploie des pages et des pages à décrire les concours de têtes coupées, les rapts sauvages avec victimes traînées à l’arrière des chevaux, les pendaisons dans des sacs de cuir pour que le condamné souffre davantage.

Même la religion n’est considérée par Dumas que d’un point de vue historico-anthropologique. Il s’attarde peu sur les nuances doctrinales : « Les Ingouches ne sont ni mahométans ni chrétiens ; ils ont une religion très simple. Ils sont déistes. » En revanche, il décrit avec gourmandise la violence des cultes en lutte les uns contre les autres, et plus encore leurs extravagances. La palme ici va aux scoptes, « l’une des soixante et douze hérésies de la religion grecque », qui, « après un premier enfant […], se mutilent et stérilisent leurs femmes à l’aide d’opérations presque aussi douloureuses sur un sexe que sur l’autre ». Même la religion de sa chère Géorgie n’éveille guère sa curiosité. Pourtant, dans cet avant-poste très avancé et très isolé de la chrétienté en terre d’islam, les surprises abondent – par exemple ce pèlerinage annuel à la cathédrale d’Alaverdi, tout près de Tsinandali où Dumas a pourtant séjourné, qui (à ce jour encore) réunit chrétiens, yézidis, chaldéens, zoroastriens et musulmans pour la célébration… des vendanges.

En fait, l’activité principale de Dumas en voyage consiste à rencontrer des gens – toutes sortes de gens, des plus insignes au moins recommandables. Comme c’est un snob invétéré, il ne passe pas à portée d’un prince géorgien ou d’un grand-duc russe sans l’accrocher dans sa galerie de portraits. Mais il s’intéresse tout autant aux malfrats, aux ivrognes, aux aubergistes – à n’importe qui susceptible d’alimenter son moulin à anecdotes ou de justifier une description savoureuse.

Le personnage qui intéresse pourtant le plus l’auteur – et probablement les lecteurs –, c’est Dumas lui-même. Quel étonnant, incroyable voyageur ! Dumas en mouvement, c’est un Dumas surmultiplié : plus enthousiaste, plus énergique (à 56 ans), plus travailleur, plus égocentrique, plus vantard. Il se met constamment en scène et signale méticuleusement tous les hommages reçus, toutes les occasions où il est « spontanément » reconnu. Sa célébrité s’étend en effet jusqu’au tréfonds du Caucase et lui vaut certains privilèges – comme ce passeport impérial qui lui permet de circuler et même d’être assisté en route comme un « vrai général » et qu’il accepte sans étonnement ni vergogne. Mais il passe ses journées à cheval ou plutôt en tarantass (car peu de montures supportent son poids), sous un soleil de plomb comme dans un froid polaire, traversant des étendues de sable, de neige ou de boue. La nuit, il dort dans une mauvaise auberge ou un caravansérail sale « à faire reculer un Kalmouk », voire à la belle étoile. Il ne mange, lui, l’éternel affamé, que ce qu’il aura arraché à grands cris à l’aubergiste ou tué en cours de route, comme lorsqu’il était enfant dans la forêt de Retz. S’il y a des chambres, il installe ses deux acolytes – l’interprète Kalino et surtout le peintre Moynet, sa caméra ambulante – dans l’une et garde la meilleure pour lui, car il va passer des heures à consigner ses observations du jour. Et s’il n’y a pas de chambres, tant pis : « Si gênante que soit la position, quelque angle que fasse mon corps, je dors cinq minutes, et, au bout de cinq minutes, je me réveille assez reposé pour me remettre immédiatement au travail. »

Dumas parcourt ainsi « quelque chose comme 3 000 verstes 1 dans des chemins où une voiture de France ne ferait pas dix pas sans se briser », défiant l’inconfort mais plus encore le danger. Les contrées qu’il traverse grouillent en effet de kidnappeurs plus sauvages les uns que les autres, Lesguiens, Tchétchènes, Ingouches, Tatars, Avars… « Sur ce chemin-là tout est danger : on ne peut pas dire “l’ennemi est ici, ou l’ennemi est là” ; l’ennemi est partout. » Quoiqu’une troupe de cosaques l’accompagne souvent d’un relais à l’autre, il se fait tout de même tirer dessus, ce qui l’enchante. Et, quand il en a l’occasion, il ajoute encore du risque au risque, en se lançant par exemple dans une ascension du mont Kazbek au début de l’hiver (il devra rebrousser chemin après avoir failli mourir de froid) ou en obtenant d’accompagner ses cosaques dans une embuscade nocturne, ce qui nous vaut quelques pages dignes de ses meilleurs romans. « Le danger est une chose étrange, note-t-il ensuite avec une insolite modestie, on commence par le craindre, puis on le brave, puis on le désire […]. J’ai bien peur que le courage ne soit qu’une affaire d’habitude. » Une chose est sûre, Alexandre Dumas aime le « boum-boum », comme disent les reporters de guerre ; et il aime plus encore le décrire, avec un sens hollywoodien du spectaculaire sanglant. L’écrivain aux 38 ouvrages est plus à son affaire dans les ­steppes grouillantes de bandits que parmi les vestiges sacrés de l’Antiquité. 

— J.-L. M.

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«Sortie mondiale », font valoir les éditions du Seuil sur la couverture de ce livre publié en plein Covid. Un bandeau rouge le justifie : « Si j’ai raison, c’est la plus grande découverte de l’histoire de l’humanité. » En 2017, les télescopes Pan-STARRS, perchés sur le volcan Haleakalā, à Hawaii, ont identifié un objet en forme de cigare basculant sur lui-même dont la trajectoire signalait une origine interstellaire. Bientôt évanoui dans le silence des espaces infinis, l’objet a été baptisé Oumuamua, mot hawaïen signifiant « messager venu de loin ». Pour Avi Loeb, « l’explication la plus simple des particularités de cet objet est qu’il a été créé par une civilisation intelligente ». Entre autres titres de noblesse, précise la couverture française du livre, Loeb dirige le département d’astronomie de Harvard et siège au « Comité des conseillers du président des États-Unis sur les sciences et les technologies à la Maison-Blanche » (sic).

La sortie mondiale du livre a valu à son auteur, ravi, de crouler sous les interviews et d’être contacté en l’espace de quelques semaines par « dix scénaristes et producteurs de films d’Holly­wood ». Dans une interview donnée au mensuel Scientific American, il n’en dénonce pas moins la propension de trop de scientifiques à se laisser mener « par leur ego ». Il avait anticipé le mauvais accueil qu’une bonne partie de ses collègues ont réservé à son livre : « La quête d’une vie extraterrestre n’a jamais été plus qu’une bizarrerie pour la grande majorité des scientifiques. Pour eux, c’est un sujet digne au mieux d’un coup d’œil distrait, au pire de la pure dérision. » Et, pour dénoncer « les préjugés et l’étroitesse d’esprit de la communauté scientifique », il en appelle à un cas célèbre : « Souvenez-vous des clercs qui ont refusé de regarder dans le télescope de Galilée », dit-il au Washington Post, le journal de Jeff Bezos.

Il n’est pas Galilée, et ce n’est pas Jeff Bezos mais Mark Zuckerberg qui contribue à financer le projet Breakthrough Starshot, dont Avi Loeb préside le conseil scientifique. L’objectif ? Envoyer une flottille de microsondes spatiales de la taille d’un timbre-poste à la rencontre d’Alpha du Centaure, le système stellaire le plus proche de notre soleil. Proche, certes, mais tout de même à 4,37 années-lumière. Même si les microsondes voyagent à 20 % de la vitesse de la lumière, ce qui est une gageure, il leur faudra vingt ans pour atteindre leur objectif, relève le mensuel Astronomy. Breakthrough Starshot a été créé en 2017 sous les généreux auspices de l’oligarque russe Iouri Milner, qui en évalue le coût final à 5 à 10 milliards de dollars. Milner finance aussi le projet Breakthrough Listen, qui vise à détecter une vie intelligente extraterrestre.

Dans l’austère London Review of Books, l’astrophysicien Chris Lintott, professeur à Oxford et pilote du projet Planet Hunters (« chasseurs de planètes »), rejette courtoisement mais fermement la thèse de son collègue de Harvard – et dresse, pince-sans-rire, la liste non exhaustive des découvertes en astrophysique qui ont été interprétées comme autant de signes de la présence d’extraterrestres. Quand Jocelyn Bell Burnell observa en 1967 ce qu’on devait appeler ensuite un pulsar, celui-ci fut baptisé officiellement LGM-1 (pour Little Green Men-1, « petits hommes verts-1 »), ce qui l’exaspéra. Quand, plus récemment, on vit une étoile dont la brillance fluctuait considérablement, un article publié dans le très respecté Astrophysical Journal suggéra que c’était en raison d’une flotte de mégastructures orbitant autour d’elle. L’idée était empruntée au roman d’Olaf Stapledon Créateur d’étoiles1. Plus récem­ment encore, la détec­­tion par l’observatoire de Parkes, en Australie, de « sursauts d’ondes radio » de nature incertaine a suscité une grande excitation. L’extraterrestre était un micro-ondes défectueux dans la cuisine de l’observatoire.

Il ne faut jurer de rien, car notre ignorance est grande. Nous n’avons peut-être examiné qu’un quintillionième (10-18) de la Voie lactée, écrit Lintott. Et pourquoi ne pas imaginer que nous vivons dans une réserve naturelle cosmique, mise sous cloche par une civilisation extraterrestre beaucoup plus avancée que la nôtre ?

— O. P.-V.

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L’injonction est aujourd’hui très populaire. La remettre en cause risque fort de déclencher une certaine perplexité, voire de provoquer insultes et menaces (comme j’ai pu le constater personnellement). Après tout, n’est-elle pas l’un des fondements des Lumières, constitutif du « Sapere aude ! » (« Ose savoir ! ») d’Emmanuel Kant ? Qui songerait à dénier non seulement cette capacité, mais ce droit apparemment inaliénable à « penser par soi-même » ?

Eh bien Kant lui-même, en premier lieu. Dans sa Critique de la faculté de juger (1790), il préconise certes, comme première « maxime du sens commun », de « penser par soi-même », c’est-à-dire de façon active et non passive, et sans recours aux préjugés. Mais voici, immédiatement après, sa deuxième maxime : « Penser en se mettant à la place de tout autre. » C’est ce que le philosophe appelle la pensée « ouverte », qui reconnaît donc ses propres limites et insuffisances et qui est appelée, par nécessité, à s’enrichir au contact de la pensée d’autrui afin d’élargir son périmètre restreint et d’atteindre une vision universelle. Finalement, penser uniquement « par autrui » ou penser « par soi-même » tout seul dans son coin, c’est ne pas penser du tout. D’où quelques complications conceptuelles que Kant s’est empressé de mettre de côté.

Bien lui en a pris, d’ailleurs, parce que la réalité est encore pire qu’il ne commençait à le subodorer. Il se trouve que même la déduction logique, qu’on imaginerait le bastion de la pensée « par soi-même », est sociale de bout en bout. C’est l’argument développé magistralement par Catarina Dutilh Novaes, professeure de philosophie à l’Université libre d’Amsterdam et à l’Université de Saint Andrews, en Écosse, dans un livre ambitieux sur les « racines dialogiques de la déduction » 1. Un raisonnement déductif consiste à établir la conclusion qui découle nécessairement de prémisses, typiquement sous la forme d’un syllogisme : tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel. En quoi n’est-ce pas le triomphe même de la « pensée par soi-même » ? En puisant aux sources historiques, cognitives, didactiques, mathématiques et épistémologiques de cette pratique de la déduction, et des obstacles qu’elle rencontre (les fameux sophismes), Dutilh Novaes montre qu’elle n’a d’utilité que dans un contexte antagoniste ou coopératif, c’est-à-dire sous la forme d’un dialogue, quand on pense « ensemble », et non « par soi-même ».

De fait, une déduction en tant que telle ne nous apprend rien. Si on connaît les prémisses, on connaît pour ainsi dire déjà la conclusion. Pourquoi Socrate est-il mortel ? Parce que c’est un homme, pardi ! Mais alors, si rien n’est jamais découvert suite à une déduction, quel est l’intérêt de déduire quoi que ce soit ?

La véritable fonction d’une déduction est ailleurs. Ses propriétés sont de préserver la vérité de façon nécessaire, d’isoler les différentes étapes d’un argument et de mettre entre parenthèses nos idées préconçues. Avec ces ingrédients, on réalise que la force du raisonnement déductif n’est pas tant de produire des conclusions que d’aligner une discussion sur un socle intellectuel commun. Du moment que le raisonnement est correct, on est forcé d’accepter ses conséquences logiques : sur cette base, on peut alors s’atta­cher à examiner de près la véracité des prémisses, demander des précisions et des développements, corriger des erreurs, désambiguïser des propositions floues, ajouter des éléments, renforcer des faiblesses, dissiper des malentendus…

La déduction est donc avant tout un dispositif communautaire destiné à calibrer différents individus sur une pensée qu’ils puissent partager, ce qu’illustre parfaitement la pratique du dialogue philosophique dans l’Antiquité. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle suscite tant de difficultés lorsqu’on l’enseigne comme un pur raisonnement individuel, et cela explique aussi que ceux qui prétendent « penser par eux-mêmes » aboutissent généralement, hélas, à des conclusions ­désastreuses.

Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).

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En 1973, Roger Deakin, écrivain et écologiste britannique, acquit un corps de ferme en ruine aux abords du petit village de Mellis, dans le Suffolk, et entreprit de le retaper. Il restaura les murs de pierre et refit la toiture. L’une des particularités de la Ferme du Noyer (le nom de sa maison) sont ses douves profondes alimentées par une source souterraine. Elles n’entourent pas la demeure, comme dans un château fort, mais ont été creusées à même la terre en deux lignes à peu près parallèles à l’avant et à l’arrière de la propriété. À l’origine, au XVIe siècle, elles faisaient office de réserve d’eau, de glacière et de signe extérieur de richesse. Au fil du temps, les douves tombèrent en désuétude et se remplirent de feuilles mortes et de racines d’arbres vermoulues. Deakin les fit draguer jusqu’à 3 mètres de profondeur, installa une échelle en bois près d’un saule et se mit à nager régulièrement dans leurs eaux froides et verdâtres. Il acquit ainsi ce qu’il appelait une « perception batracienne du cycle des saisons » et une certaine familiarité avec les créatures qui peuplaient les douves – des libellules aux tritons. Au milieu des années 1990, inspiré par le héros de la nouvelle « Le nageur », de John Cheever 1, qui traverse son quartier résidentiel en allant de piscine en piscine, Deakin entama un voyage aquatique à travers l’Angleterre, le pays de Galles et l’Écosse, se baignant dans les mers, les rivières, les étangs et les lacs. Il consigna son aventure dans un livre, À la nage, qui est devenu un classique du nature writing britannique. Sa prose est sensuelle : « Dans les eaux algueuses de Kimmeridge, je me mêlai aux mulets trop indolents pour bouger. » Et son humour, caustique : une sangsue, observe-t-il, change sans cesse de forme dans l’eau, elle « étire et tord son corps semblable à un bas noir, comme le font les femmes quand elles veulent tester la qualité des collants chez Marks & Spencer ». Le livre est aussi d’une réjouissante érudition : quand Deakin décrit son bain au large de l’île quasiment inhabitée de Jura, dans les Hébrides écossaises, il note que c’est là que George Orwell s’est retiré pour écrire 1984.

À la nage est subtilement politique. Deakin tenait à remettre en question la privatisation d’eaux jadis publiques. « Le droit de se promener librement au bord d’une rivière et de s’y baigner ne devrait pas plus s’acheter ou se vendre que le droit de randonner en montagne ou de nager dans la mer qui borde nos plages », écrit-il. Dans un passage particulièrement marquant, il se dispute avec des gardes forestiers trop zélés lui reprochant de s’être baigné dans un fleuve poissonneux, l’Itchen, qui traverse le terrain d’un pensionnat d’élite : « Je me sentais déjà requinqué par ce bain de première qualité, je me sentis encore mieux après cette mise au point formidable. » Pour Deakin, nager en eaux libres est un acte subversif : une manière de se réapproprier un espace balisé par le capitalisme et de « renouer avec ce qui est ancien et sauvage dans nos îles Britanniques ».

Deakin est mort d’une tumeur au cerveau en 2006. Un an plus tard, la Ferme du Noyer a été rachetée par un couple, Jasmin et Titus Rowlandson, qui a perpétué son combat pour un mode de vie simple et rustique. Il n’y a toujours pas de chauffage central, la maison est chauffée par un poêle Aga et un gigantesque foyer ouvert où l’on fait généralement mijoter le dîner. Depuis l’année dernière, Titus, qui restaure des automobiles de collection dans la grange, et Jasmin, joaillière et peintre, louent à la nuit les deux cabanes de la propriété qu’ils ont rénovées. Début novembre, j’ai pris le train de Londres jusqu’au Suffolk pour nager dans la douve de Deakin. Une pluie diluvienne tombait depuis le matin, ruisselant sur les fenêtres du train tandis qu’il longeait le port d’Ipswich. Le livre de Deakin s’ouvre sur la description extatique d’un bain dans l’une des douves sous une pluie d’été, parmi les gouttes d’eau « semblables à d’étincelantes épingles dressées à la surface ». Ce jour d’automne frileux et humide me semblait considérablement moins enchanteur.

La pluie cessa néanmoins avant que je n’atteigne la Ferme du Noyer, et une lumière rasante et orangée de fin d’après-midi filtra entre les nuages effilochés et les branches nues des arbres détrempés. Après m’être installée dans la cabane que je louais (joliment décorée avec du mobilier d’antan, un poêle à bois et une bibliothèque choisie avec soin), j’enfilai mon maillot de bain, des chaussons et des gants en Néoprène et me dirigeai, la tête haute, vers la douve du jardin. Longue de 20 mètres, sa surface noire et scintillante était parsemée de feuilles mortes comme autant de disques dorés sur un bijou terni. Je descendis l’échelle branlante puis me propulsai dans l’eau, nageant jusqu’à la zone la plus profonde, au milieu de la douve, pour ne pas m’empêtrer dans les algues et les racines qui tapissaient le fond. J’étais transpercée par le froid. Je sentais les muscles de mon dos se contracter. Mes clavicules et mes côtes semblaient prêtes à se briser, et mes orteils et mes doigts commencèrent à s’engourdir, malgré mon équipement sophistiqué. Je fis quelques longueurs, essayant de m’imprégner au mieux de la perception batracienne de Deakin, mais, si je pouvais effectivement m’identifier à une grenouille, c’était à une grenouille qui, à l’inverse de celle de la fable, se trouvait dans une casserole d’eau dont on abaissait doucement la température pour voir si elle est capable d’en sortir avant de mourir congelée.

Malgré le froid – et malgré les deux heures qu’il me fallut pour me réchauffer une fois sortie, bourrant le poêle de bûches et buvant autant de thé que je le pouvais –, ma courte baignade dans la douve fut une expérience merveilleuse. Je me sentais extraordinairement bien. Deakin nageait dans la douve presque tous les jours, sauf quand elle était gelée, et je compris aisément comment il était devenu accro.

Je ne fus pas la seule lectrice de Deakin à me laisser ainsi séduire. À la nage a contribué à l’émergence de ce qu’on appelle désormais en Grande-Bretagne la « nage sauvage », un mouvement dont les adeptes préfèrent patauger brièvement ou crawler inlassablement en plein air plutôt que de faire des longueurs dans une piscine couverte. D’après les derniers chiffres de Sport England, un organisme qui encourage l’activité physique, quelque 500 000 Anglais s’adonnent régulièrement à la nage sauvage – soit presque deux fois plus qu’il y a trois ans. Beaucoup affirment que c’est non seulement amusant, mais aussi bon pour le moral. Les charmes de ce sport peuvent être difficiles à imaginer pour ceux qui associent la natation en plein air au soleil, à l’eau chaude, au sable fin et à un roman de plage à lire sur sa serviette. La Grande-Bretagne abonde en « espace bleu », un terme qu’utilisent, pour décrire les rivières, les étangs et les mers, ceux qui soutiennent qu’y avoir accès est bon pour la santé. Il y a près de 40 000 lacs en Grande-Bretagne, et on estime que personne, au Royaume-Uni, ne se trouve jamais à plus de 100 kilomètres d’un littoral. Mais les eaux britanniques sont incontestablement froides. La température de la mer grimpe rarement au-dessus de 20 °C, et les eaux douces d’Angleterre, qui sont souvent alimentées par des sources souterraines, tendent à être encore plus glaciales. En 2019, à la mi-octobre (période qui marque pour la plupart des gens la fin de la saison de nage en extérieur), la température du Serpentine Lido – un lac de Hyde Park, à Londres, où la baignade est autorisée – est descendue sous la barre des 10 °C. Les nageurs sauvages les plus courageux continuent d’aller y barboter même quand l’eau se retrouve en dessous de 0 °C. Outre une serviette en microfibre et un thermos de thé, ils emportent une hache, pour briser la glace.

La mode de la nage en extérieur a été alimentée, en partie, par Internet. On récolte facilement des likes quand on poste une photo de soi immergé jusqu’à la taille dans l’eau d’un loch inhospitalier. La presse britannique répertorie les meilleurs endroits où aller se baigner en amoureux. The Guardian s’extasiait récemment sur un lac au pied du mont Snowdon, au pays de Galles : « Piquez une tête, et vous nagerez avec des ombles arctiques, une espèce rare de la famille des salmonidés qui existe depuis l’ère glaciaire. »

Dans les librairies britanniques, des rayons entiers sont consacrés à ce sport. Un des guides les plus populaires est « Nage sauvage » 2, de Kate Rew : richement illustré, il regorge de bons plans pour les nageurs qui n’auraient pas de douve à eux. Pourquoi ne pas goûter au lac le plus profond d’Angleterre, Wastwater, dans le Lake District, dont la profondeur équivaut à peu près à la hauteur de Big Ben ? Un nageur s’est fait photographier dans le Blue Lagoon, à Abereiddy, dans le Pembrokeshire, et, en faisant abstraction de sa combinaison de plongée, on pourrait croire que ces eaux turquoise sont celles de la mer Égée.

En 2006, Rew a fondé la Société de nage en plein air, qui compte aujourd’hui près de 80 000 membres. « Nager, c’est comme prendre des vacances condensées, m’a-t-elle dit récemment. C’est comme si on était transporté loin du quotidien, et tout ce qui se passe après ça, c’est du bonus. » Le site de l’association évoque l’éthique du nageur sauvage (« Prenez garde à votre impact sur les autres usagers des eaux, comme les pêcheurs, les plaisanciers ou les oiseaux nicheurs ») et prodigue des conseils de sécurité – que faire, par exemple, quand on se retrouve pris dans des algues (« Ralentissez et tentez la nage du petit chien pour vous extirper délicatement sans donner de coups de pied ni vous débattre »). Rew m’a confié qu’elle n’aime pas avoir froid et qu’elle considère la température des eaux britanniques comme un inconvénient, certes, mais pas forcément rédhi­bitoire : « Bien sûr, ce n’est pas idéal. Le froid peut vous couper le souffle et vous empêcher de rester aussi longtemps que vous le voudriez. Mais on apprend à faire avec. » Elle décrit avec humour ces aficionados de la nage sauvage qui utilisent des synonymes guillerets de l’adjectif « froid », tels que « fortifiant » ou « revigorant », pour donner à leur activité « un côté rassurant plutôt qu’inhibant ».

La nage sauvage se pratique à différents degrés d’implication. Ainsi, pour les triathlètes, nager dans un lac peut être considéré comme un défi supplémentaire dans leur quête de dépassement de soi, un peu comme une piste de VTT très pentue. Tandis que, pour les nageurs plus modestes, une courte baignade automnale dans la mer est une bonne raison de se retrouver autour d’une part de gâteau ou d’un petit verre de whisky une fois l’exploit accompli. « Beaucoup d’amateurs de nage sauvage ne nagent en fait presque pas, souligne Rew. Ils entrent dans l’eau et barbotent un peu. Ce qui est fantastique, c’est de pouvoir nager comme on veut, à condition de ne pas juger les autres. »

La natation est mentionnée pour la première fois dans des récits de la conquête romaine de la Grande-Bretagne, au Ier siècle. Tacite raconte que des soldats romains nageaient avec leur armure. Et Jules César était, dit-on, un excellent nageur. D’après Susie Parr, auteure d’une passionnante « Histoire de la natation » 3, les manuels d’entraînement militaire qui circulaient au Moyen Âge insistaient sur l’utilité de savoir nager.

En 1587, sir Everard Digby, un théologien de Cambridge, a écrit un traité sur la natation, De arte natandi, dans lequel il expliquait comment flotter et comment entrer et sortir de l’eau en toute sécurité. Le texte, écrit en latin puis traduit en anglais quelques années plus tard, était accompagné de gravures représentant des nageurs nus exécutant une série de mouvements parfaitement saugrenus aujourd’hui. L’une des nages présentées requérait de mettre en même temps un bras et une jambe hors de l’eau ; une autre, que le nageur soit sur le dos et batte des pieds comme une grenouille, les mains posées sur ses parties génitales. Les nages que nous connaissons aujourd’hui, du crawl à la brasse, n’ont été normalisées qu’à partir du XIXe siècle, quand l’Angleterre a introduit la natation comme sport de compétition.

Le bain de mer s’est popularisé au XVIIIe siècle. Dans des stations balnéaires comme Weymouth, dans le Dorset, on faisait traverser la plage aux baigneurs dans de petites cabines de bois montées sur roues dont ils descendaient les marches pour entrer dans l’eau, aidés par des personnes – le plus souvent des femmes – appelées « trempeurs » ou « trempeuses ». Avec l’avènement du mouvement romantique, la nage devint – comme les promenades dans les collines couvertes de jonquilles – une activité qui, pensait-on, promettait une rencontre avec le sublime. À l’époque victorienne, le développement des chemins de fer a favorisé l’essor de nombreuses stations balnéaires, dont Ramsgate, dans le Kent, à propos de laquelle un journaliste observait : « Les hommes gambadent dans le plus simple appareil et les femmes s’ébattent dans des costumes de bain d’un goût douteux à quelques mètres d’eux. »
Au XXe siècle, de nombreux nageurs sont passés aux piscines chlorées. Les formules bon marché all inclusive, qui permettaient de passer ses vacances dans les stations balnéaires d’Espagne, où l’eau est chaude et le soleil indéfectible, ont achevé d’éloigner les Britanniques de leurs eaux locales. De toute façon, la plupart des lacs et des côtes étaient devenus trop pollués. Dans son histoire de la natation, Parr rapporte que, en 1980, aucune des eaux intérieures britanniques n’était conforme aux normes environnementales de la Directive sur les eaux de baignade de la Communauté économique européenne. Depuis, la qualité de l’eau s’est considérablement améliorée, ce qui a contribué au renouveau de la nage sauvage. La prudence reste néanmoins de mise : une enquête du London Times a montré que 86 % des fleuves et rivières anglais présentaient des niveaux de pollution supérieurs aux critères actuels de l’UE. Un autre facteur explique la popularité de la nage sauvage : son faible coût. Une combinaison de plongée peut certes coûter une centaine d’euros, mais le seul équipement vraiment indispensable est un maillot de bain. Certains puristes prétendent d’ailleurs – avec cette pointe de masochisme propre aux écoles d’élite anglaises – que la nage sauvage se pratique mieux nu.

Beaucoup de passionnés adhèrent à un club, comme le Club de natation de Brighton (le plus vieux du pays, fondé en 1860). Ils peuvent ainsi nager en groupe, ce qui représente un gage de sécurité, notamment quand la mer est agitée. Les clubs offrent aussi des douches chaudes, une perspective réjouissante lorsque vous venez de traverser clopin-clopant, avec la chair de poule, une plage de galets fouettée par le vent pour regagner les vestiaires. D’autres nageurs se rassemblent de manière plus informelle. Les Oiseaux de mer salés, un collectif peu structuré et majoritairement féminin, organise des rencontres quotidiennes à Brighton via Facebook. Ses membres descendent sur la plage dans leurs bottes Ugg et leurs ponchos Dryrobe flottant au vent, telles des mouettes multicolores. Après s’être rapidement mises en maillot, elles entrent dans l’eau et se retrouvent bientôt immergées jusqu’au menton.
D’autres préfèrent faire cavalier seul, considérant que la natation est une activité méditative par excellence. Rien n’affûte autant l’esprit que de nager dans une eau tellement froide que, si l’on n’y prend pas garde, on peut en avoir le souffle littéralement coupé. Celui qui saute ou plonge dans une eau glacée, plutôt que d’y entrer graduellement en gardant la tête hors de l’eau, risque d’ailleurs l’hydrocution.
Quand j’ai emménagé, il y a environ trois ans, dans un quartier du nord de Londres, près du parc d’Hampstead Heath, des voisins m’ont demandé si j’allais aller nager dans les étangs qui y ont été creusés aux XVIIe et XVIIIe siècles afin de servir de réservoirs. Ceux-ci sont très vite devenus des lieux de baignade informels. Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, un étang a été réservé aux hommes et un autre aux femmes. Ces bassins non mixtes sont alimentés par la rivière Fleet, qui traversait jadis Londres mais a été canalisée et enterrée au XIXe siècle. Ouverts toute l’année, ce sont de véritables institutions qui inspirent une ferveur presque religieuse à leurs usagers. (Un troisième étang, mixte, de l’autre côté du parc, n’est accessible qu’en été.) Un recueil de textes sur l’étang des Femmes, « À l’étang » 4, a été publié récemment. Il contient une contribution de la romancière Margaret Drabble, qui a fréquenté l’étang dans les années 1970 avec une amie lesbienne plus âgée, une nonne cistercienne défroquée. « Je ne crois pas qu’elle aimait nager, mais elle appréciait l’ambiance, avec son mélange étrange de licence et de pureté », écrit Drabble. Dans un autre texte, l’écrivaine Deborah Moggach raconte, à propos de l’étang, que de « se glisser dans ses eaux c’est se glisser dans le bonheur ». L’étang des Femmes a été célébré avec un peu moins de révérence par un compte Twitter parodique, Bougie London Literary Woman [« Femme de lettres londonienne et bourgeoise »] : « Suite à une brasse exagérément vigoureuse, l’étang a englouti mon pendentif. Il ira se déposer dans la vase, peut-être près de mon cœur, que j’ai abandonné à ces troubles profondeurs il y a longtemps déjà. »

J’ai appris à nager dans la piscine extérieure non chauffée de mon école primaire. J’ai grandi près de la mer, dans la station balnéaire favorite du roi George III, Weymouth, qui donne sur une large baie bien abritée mais où j’allais rarement me baigner dans mon enfance (seulement quand le soleil était suffisamment chaud pour compenser les brises marines omniprésentes). Je suis plutôt une bonne nageuse, mais j’ai dû attendre d’avoir 30 ans et d’emménager à Brooklyn (à quelques stations de métro de Brighton Beach) pour découvrir les plaisirs de la nage en plein air. J’ai troqué une ville balnéaire pour une autre, au cœur de New York. Lorsque j’en avais marre de barboter, je me retranchais dans un petit restaurant russe sur la promenade, où l’on servait du poisson fumé et de la bière tchèque. Mais, même à Brighton Beach, je ne nageais qu’en été, quand la ville devenait une telle étuve que je choisissais d’ignorer les eaux troubles et les bouts de polystyrène que je voyais flotter près de moi.

Avec les étangs d’Hampstead Heath, ce fut une autre histoire. Un jour ensoleillé du mois de mai, je me suis rendue pour la première fois à l’étang des Femmes de Kenwood. Il n’y avait que quelques semaines que les maîtres-nageurs avaient enlevé la ligne de bouées qui barre le plan d’eau en hiver, empêchant les nageuses d’aller au-delà d’une petite zone autour du ponton. La ligne est installée dès que la température de l’eau descend au-dessous de 12 °C, généralement fin octobre. Elle reste là jusqu’à ce que le mercure repasse au-dessus de ce seuil. Je me suis changée dans un bel édifice d’aspect scandinave, construit il y a quelques années, où l’on trouve des douches chaudes. Il remplace une vieille baraque dont certaines habituées de longue date pleurent la disparition, considérant les douches comme un signe de décadence. La plupart des autres femmes présentes à l’étang ce jour-là avaient la cinquantaine ou plus. On aurait pu imaginer sans problème que certaines y venaient déjà dans les années 1970 avec Margaret Drabble. Une ardoise au bord de l’étang indiquait que la température de l’eau était montée à 14 °C. Un panneau rappelait aux visiteuses que l’eau est froide et profonde, et que la baignade est réservée aux nageuses expérimentées. L’un des deux maîtres-nageurs de service toute l’année scrutait la surface d’un œil attentif depuis la cabine vitrée, près du ponton. Je suis entrée dans l’eau en empruntant l’échelle métallique. Je n’ai pas pu m’empêcher de haleter pendant plusieurs minutes. J’ai essayé de me concentrer, non sur mon cœur qui tambourinait ni sur la sensation de picotement au niveau de mes extrémités, mais sur les bourgeons des arbres qui entourent l’étang et procurent aux nageuses, en été, une intimité verdoyante.

Les scientifiques qui étudient la réaction du corps lorsqu’il est plongé dans l’eau froide (généralement définie comme telle au-dessous de 15 °C) ont identifié les différentes étapes de notre réponse physiologique. Pendant les trois premières minutes, la peau se refroidit, vous éprouvez une sensation de brûlure ou de picotement. Cela peut être stressant, mais le risque le plus grave survient plus tard, quand le froid commence à devenir presque tolérable. Vient alors le stade du refroidissement neuromusculaire superficiel, qui peut engendrer une « incapacité due au froid » : vos membres, notamment vos bras (qui ont un rapport surface/masse élevé), semblent trop faibles pour bouger et vos mains trop engourdies pour agripper un ponton ou le barreau d’une échelle.

Les nageurs redoutent parfois l’hypo­thermie, qui provoque un ralentissement de la circulation sanguine, des fonctions neurologiques et du métabolisme cellulaire – jusqu’à entraîner une perte de conscience. Cependant, dans des eaux au-dessus de 15 °C, l’hypothermie ne survient qu’au bout de trente minutes, soit plus qu’il n’en faut à un nageur expérimenté pour rejoindre la rive. Évidemment, dans des eaux plus froides, l’hypothermie apparaît beaucoup plus vite. La règle, c’est de passer à peu près autant de minutes dans l’eau que sa température en degrés Celsius. (Dans une eau à 10 °C, par exemple, mieux vaut ne pas barboter plus de dix minutes.) Le risque toutefois est moins de sombrer lentement dans l’engourdissement, les lèvres bleues et les doigts crispés sur un morceau de bois tel Leonardo DiCaprio dans Titanic, que de souffrir d’un choc thermique (le nageur se met à hyperventiler, il avale et inhale de l’eau et commence à se noyer). Quand le choc thermique se combine à d’autres changements physiologiques, notamment ceux qui surviennent quand on plonge dans de l’eau glaciale, certains peuvent faire de l’arythmie, ce qui, s’ils sont cardiaques, peut s’avérer fatal. Des noyades surviennent parfois à Hampstead Heath ; l’une d’elles a eu lieu au printemps 2019 dans l’étang des Hommes. L’autopsie a révélé que la victime, un architecte du coin, avait une maladie coronarienne non diagnostiquée. Il a fait une crise cardiaque dans l’eau. Un de ses proches a déclaré à la presse qu’il était conscient des dangers de la baignade en eau froide, et que « la dernière chose qu’il aurait voulue soit qu’on mette en place des mesures de sécurité supplémentaires ».

Je suis allée nager à l’étang des Femmes pendant tout le printemps 2019. Les autres nageuses et moi-même étions accompagnées dans nos tours de bassin par une maman canard suivie de ses canetons duveteux en file indienne. En revanche, le héron qui venait parfois se poser lourdement sur les branches d’un arbre penché au-dessus de l’eau nous ignorait. Petit à petit, la température de l’étang a augmenté. Fin juillet, elle atteignait 20 °C. Les habituées qui viennent toute l’année toléraient l’arrivée des nouvelles venues à la belle saison : des jeunes femmes en Bikini taille haute qui hurlaient en entrant dans l’eau, puis allaient lézarder dans un pré adjacent où le bronzage seins nus est autorisé. (S’il est rare que l’on vous réclame les 2 livres sterling vous donnant le droit d’accéder à l’étang, les maîtres-nageurs et les autres nageuses défendent bec et ongles l’interdiction de prendre des photos.)

Quand, en septembre et en octobre, la température de l’eau a commencé à baisser, j’ai sorti mes chaussons et mes gants en Néoprène. J’ai adopté le bonnet de bain en silicone plutôt que le bonnet de laine porté par de nombreuses femmes de l’étang. À mesure que le froid automnal s’installait, les liens de notre petite communauté se sont resserrés. Le jour d’Halloween, peu après le lever du soleil sur une aube grise, je me suis jointe aux membres de l’Association de l’étang des Femmes de Kenwood qui se retrouvaient, pour l’occasion, autour d’une ­baignade et d’un petit déjeuner. Nous nous sommes regroupées sur le ponton pendant que Jane Smith, une sauveteuse qui travaille depuis longtemps à l’étang, nous rappelait qu’en ce 31 octobre la frontière qui sépare les vivants des morts est particulièrement ténue. Elle nous a invitées à imaginer les générations de femmes qui avaient nagé là avant nous et nous a exhortées à nager avec elles. Certaines sont entrées dans l’eau en maillot de bain et chapeau de sorcière, faisant des brasses tels des corbeaux qui se seraient soudain métamorphosés en oiseaux aquatiques.

Bien que se baigner les jours de fête soit une tradition à Hampstead Heath et ailleurs (des milliers de personnes participent chaque premier de l’an au « plongeon des ours polaires », à Coney Island, dans l’espoir de faire passer leur gueule de bois), les nageurs chevronnés recommandent de se mettre à l’eau au moins trois fois par semaine pour que le corps conserve ses facultés d’adaptation. Au début du mois de novembre, mes chaussons en Néoprène sont devenus indispensables pour me protéger du froid qui me transperçait les pieds comme des couteaux lorsque je marchais sur le ponton en béton. Par mesure de précaution, j’ai acheté une combinaison en Néoprène sans manches et zippée sur le devant, avec une coupe cintrée digne d’une James Bond girl. Mais, même quand l’ardoise indiquait que la température de l’eau était descendue à 5 °C, je n’ai jamais jugé utile de la mettre. Ces jours-là, je faisais rapidement le tour de l’étang en écartant les feuilles mortes qui n’avaient pas réussi à résister aussi longtemps que moi à l’automne. Je restais juste assez pour ressentir ce qu’on pourrait appeler une « bouffée de suffisance » : ce sentiment de satisfaction que l’on ressent quand on accomplit, et même apprécie, quelque chose que la plupart des gens trouveraient absolument rebutant.

Les promoteurs de la nage en eau froide s’attardent moins sur ses risques que sur ses bienfaits. On entend souvent dire que nager dans de l’eau glacée stimule le système immunitaire, et les passionnés affirment que cette pratique a un réel impact sur leur moral. Dans un documentaire sur les étangs d’Hampstead Heath diffusé par la BBC, certains nageurs évoquent l’effet euphorisant de leurs bains quotidiens, d’autres la façon dont la nage sauvage les a aidés à lutter contre le cancer ou à faire le deuil d’un proche. En réalité, peu de recherches ont été menées sur les bénéfices de ce sport pour la santé mentale. Mark Harper, médecin à l’Hôpital universitaire de Brighton et du Sussex, souligne toutefois que se plonger régulièrement dans l’eau froide permet de réduire l’inflammation, laquelle peut entraîner des douleurs, voire une dépression. Harper, lui-même adepte de la nage en eau froide, explique : « Plus vous vous habituez au stress causé par le froid, moins votre réponse à ce stress est marquée : votre pression artérielle n’augmente plus autant et votre rythme cardiaque ne s’accélère plus comme avant. L’avantage, c’est que vous réagirez moins au stress dans la vie de tous les jours. » Selon Harper, mettre la tête sous l’eau apporterait même des bienfaits supplémentaires.

Pour un scientifique, il est beaucoup plus difficile de mesurer empiriquement les bienfaits de la baignade en eau froide pour le corps et l’esprit que de mesurer, mettons, ceux de la course à pied, activité que l’on peut pratiquer sur un tapis de course en laboratoire.

Hannah Denton, psychologue à Brighton, a surmonté ces difficultés pratiques en fixant un magnétophone à une bouée pour pouvoir interroger in situ une demi-douzaine de nageurs volontaires. Les interviewés étaient tous convaincus que la baignade en eau froide était essentielle à leur bien-être, mais ils ont aussi reconnu avoir parfois traversé des moments de panique. « À l’instant T vous vous sentez bien, et une minute après vous vous dites : “Merde, j’ai trop froid, j’aurais dû sortir”, raconte l’un d’eux. Et, là, c’est littéralement : “Nage ou crève.” »

Les personnes interrogées par Denton ont aussi affirmé que le sentiment d’un contact étroit, et potentiellement dangereux, avec la nature explique également leur attrait pour cette activité. « Tous vos sens sont complètement bouleversés, explique un nageur. Ça vous éclaircit les idées. » Pour les personnes ayant vécu un traumatisme, la concentration que requiert la nage en eau froide peut générer, paradoxalement, un sentiment de quiétude et de maîtrise. Pour d’autres, l’eau froide peut offrir ce que Nicky Mayhew, une des coprésidentes de l’Association de l’étang des Femmes de Kenwood, appelle l’attrait du « danger en toute sécurité » : une excursion hors de sa zone de confort, chose appréciable lorsqu’au quotidien on a la chance de n’être que rarement confronté à des situations extrêmes.

Un autre problème avec l’étude des effets de la nage en eau froide est que tous ceux qui s’y adonnent l’ont clairement voulu, ce qui les prédispose sans doute à penser que cela leur fait du bien. Comme l’observe Sarah Atkinson, professeure de géographie et d’humanités médicales à l’Université de Durham, dans « Espace bleu, santé et bien-être » 5 : « Selon leur degré d’implication, les amateurs de nage sauvage peuvent décrire leur expérience de façon très différente. »

Un dimanche matin de la mi-­novembre, peu après le lever du soleil, je retrouve Gilly McArthur, une illustratrice qui vit à Kendal, dans le Lake District, une région du nord de l’Angleterre très prisée des poètes romantiques et des nageurs sauvages. McArthur se baigne régulièrement dans le lac Windermere – même si elle préfère de loin les lacs de montagne gelés –, et elle m’a proposé de me joindre à elle. Pendant notre trajet en voiture, McArthur a sorti son téléphone pour me montrer une photo d’elle prise au mois de janvier précédent, quand elle s’était mis en tête de nager dans la glace tous les jours. Sur la photo, on la voit portant des lunettes et un bonnet de laine, immergée jusqu’au nez dans un mélange grisâtre d’eau et de glace. Elle fait partie d’un petit cercle de nageurs, le Club de la bouée 13, nommé d’après une balise amarrée à 150 mètres du rivage. Pendant que nous traversons la forêt qui borde le lac, elle m’explique qu’il n’y a généralement qu’une demi-douzaine de nageurs. Ce week-end, cependant, a lieu le Mountain Festival de Kendal, consacré aux sports et activités en plein air, et pas moins de quarante lève-tôt se pressent près du hangar à bateaux et sur le ponton au bord de l’eau. Certains sont déjà en maillot. D’autres sont emmitouflés dans des peignoirs moelleux. Il bruine, et la température extérieure dépasse à peine 4 °C. Je me déshabille couche par couche, j’enfile mes chaussons et mes gants en Néoprène et je rejoins les dizaines de nageurs qui commencent à entrer dans l’eau noire et calme. « Au moins, il n’y a pas de vent », note McArthur avec entrain alors que nous entamons notre brasse vers la bouée. La température de l’eau est d’à peu près 6 °C, un poil plus chaude que ce à quoi j’avais été habituée à l’étang des Femmes. Le paysage autour de nous est spectaculaire : sous un ciel de plomb, on peut voir le lac s’étendre vers le nord jusqu’aux reliefs bruns de la chaîne des Langdale Pikes avec, au loin, des sommets coiffés de neige. Je continue de nager tout en bavardant avec McArthur, mais, à une dizaine de mètres de la bouée, je préfère ne pas en faire trop et je l’invite à poursuivre sans moi.

En faisant demi-tour, je réalise que je me suis beaucoup éloignée du ponton. Je ne me sens pas faible, je n’ai même pas particulièrement froid, mais une angoisse me saisit et me pousse à nager plus vite. Je me rends compte que j’ignore la profondeur de l’eau noire qui m’entoure. Je n’ai rien à quoi m’accrocher, et seuls mes bras et mes jambes peuvent me maintenir à la surface. Il n’y a personne autour de moi. Quelle façon idiote de mourir, me dis-je, puis je réalise que c’est sûrement ce qu’on pense juste avant de subir les conséquences d’une décision imprudente et irrévocable. Une femme avec un bonnet en tricot surmonté d’un pompon nage vers moi en direction de la bouée. Lorsqu’elle arrive à mon niveau, j’en profite pour lui demander si elle veut bien me raccompagner jusqu’à la rive. Un homme qui est déjà allé jusqu’à la bouée nous rejoint. « Je vais nager avec vous », me propose-t-il gentiment. À chaque mouvement, je sens l’angoisse refluer. « Et voilà », dit-il en souriant quand j’ai de nouveau pied. Je sors de l’eau, grelottante et encore secouée, mais infiniment reconnaissante envers cet homme, même si, comme aiment à le dire les nageurs, je ne le reconnaîtrais pas si je le croisais habillé.

Une heure plus tard, mon mal au cœur s’est atténué et mes dents ont cessé de claquer. Je me joins aux nageurs du Club de la bouée 13 qui se rendent à la mairie de Kendal pour écouter la conférence du Mountain Festival sur la natation en plein air. La salle où a lieu l’événement, organisé par le magazine Outdoor Swimmer, est pleine à craquer : quelque 300 festivaliers sont assis dans un décor victorien. La scène est équipée d’un pupitre et d’un écran de projection. Le premier intervenant, Fenwick Ridley, est un homme grand et robuste, avec une abondante barbe rousse et des épaules particulièrement larges. Ridley raconte comment il a remonté à la nage le fleuve Tyne, dans le nord-est de ­l’Angleterre, de Newcastle jusqu’à Kielder Water – un grand lac de barrage. Il nous montre le court-métrage qu’il a tiré de ses sept jours de périple, filmé avec une caméra GoPro. On le voit lutter contre le courant jusqu’à l’épuisement et, dans des moments plus détendus, tremper sa barbe dans la mousse créée par les tourbillons de l’eau. Ridley reconnaît avoir eu quelques frayeurs : les courants étaient forts, et les capitaines de bateaux ne s’attendaient pas à croiser la route d’un nageur. « J’étais très angoissé, mais aussi surexcité à l’idée de voir ce qui se cachait derrière chaque méandre. »

Après lui, c’est au tour d’un habitant de Kendal du nom de Ben Dowman, qui a parcouru en une journée 150 kilomètres à vélo à travers le Lake District et 10 kilomètres à la nage dans quatre lacs différents. Il a dû prévoir l’assistance d’une équipe technique avec un van, car, s’il pouvait porter sa combinaison de plongée sur son vélo, il ne pouvait pas porter celui-ci pendant qu’il nageait dans sa combinaison. L’aventure s’est terminée par une traversée à la nage de Rydal Water, un joli lac qu’affectionnait beaucoup le poète romantique William Wordsworth. À la fin de son parcours, Dowman a rampé, éreinté, jusqu’à la rive. Il décrit ainsi ce dernier tronçon : « J’avais des crampes aux jambes et j’étais étendu à plat ventre au bord de l’eau à me demander pourquoi mon équipe n’arrivait pas. Ils pensaient que je voulais profiter du moment, alors qu’en fait j’étais en train de sombrer lentement dans l’hypothermie. »

La dernière intervenante est une femme appelée Lindsey Cole qui, à la fin de l’année 2018, a descendu la Tamise à la nage déguisée en sirène. Elle était équipée d’une monopalme, du genre de celles qu’utilisent les apnéistes pour une propulsion optimale. Un fourreau en Nylon d’un bleu-vert irisé allait de sa taille jusqu’à la palme. Elle portait une combinaison couleur chair – assortie à son teint – pour se protéger du froid.

Sa traversée, réalisée dans le but de sensibiliser le public aux déchets plastiques et autres détritus qui polluent la Tamise, a commencé à proximité de la source du fleuve, dans la chaîne de collines des Cotswolds. Le voyage s’est révélé épuisant, raconte-t-elle, mais aussi étrangement sympathique : des gens surgissaient parfois des roseaux et lui demandaient s’ils pouvaient nager à ses côtés. La nuit, elle dormait dans des pubs. Alors qu’elle traversait l’Oxfordshire, Cole aperçut ce qu’elle prit d’abord pour un morceau de plastique flottant à la surface de l’eau avant de réaliser que le plastique meuglait. Elle alerta les autorités, qui aidèrent l’animal à rejoindre la rive. (« Une vache sauvée de la noyade par une sirène », titra The Sun.) Nageant jusqu’à six heures par jour, Cole a mis plus de trois semaines à accomplir son exploit. Alors que son périple touchait à sa fin, elle fut accueillie à Teddington, dans la banlieue de Londres, par un groupe de nageurs qui se glissèrent dans l’eau glaciale pour barboter à ses côtés. Un large sourire aux lèvres, Cole explique à l’assistance : « C’était la première fois que je découvrais le monde merveilleux des nageurs en plein air. »

En février dernier, raconte toujours Cole, elle est partie à vélo du Devon, dans le sud de l’Angleterre, jusqu’au Loch Tay, au centre de l’Écosse, pour les championnats écossais de nage hivernale. En chemin, elle s’est arrêtée une douzaine de fois pour faire trempette en compagnie de nageurs sauvages venus d’Angleterre et d’Écosse. À Clevedon, près de Bristol, elle s’est mêlée aux habitants du coin pour une petite baignade, suivie de ce qu’ils appellent le « débrief » : une longue discussion autour d’un bon vin chaud dans un pub. À l’aube, près de Sheffield, elle s’est baignée avec une dizaine de femmes dans le fleuve Derwent pendant qu’une autre jouait de la flûte. Par une nuit d’encre à Skipton, dans le Yorkshire, elle s’est baignée nue avec des inconnus. À Newcastle, elle a fait quelques brasses au côté d’une nageuse sauvage débutante qui espérait que l’eau de mer glacée l’aiderait à se remettre du décès récent de son père. Cole a nagé auprès de milliers de nageurs en traversant la Grande-Bretagne – et, dans les Shetland, au bord de la plage la plus septentrionale d’Écosse, elle s’est même baignée avec des phoques.

De temps en temps, le chemin de Lindsey Cole a croisé celui qu’avait emprunté Roger Deakin vingt ans plus tôt. Son périple aquatique s’est achevé dans les îles Scilly, au large de la pointe ouest des Cornouailles, là où Deakin avait entamé le sien. Dans À la nage, il décrit son « émerveillement face à l’éclat de la nature » de ces îles : le sable blanc, les rochers scintillants de quartz et de mica. Avec son sens de la formule, il qualifie le bruit des mouettes de « cornemuse de la nature. »

Le voyage de Roger Deakin à travers le Royaume-Uni et son attachement à sa parcelle d’espace bleu dans le Suffolk l’ont poussé à réfléchir au goût des Britanniques pour l’insularité. « Nous sommes un peuple endouvé, méfiant vis-à-vis de l’Europe et peu convaincu par le tunnel sous la Manche », écrit-il. Et pourtant, les gens que Lindsey Cole a rencontrés n’étaient pas repliés sur eux-mêmes, mais ouverts. Leur communauté accueillait tout le monde – à condition qu’on aime avoir la chair de poule. Ces nageurs sauvages étaient aussi des gens civilisés, qui tiraient le meilleur parti de ce qu’ils avaient : une île entourée d’une eau froide et inquiétante en guise de foyer. Comme Deakin, Cole a appris à apprécier le charme discret de son pays. « Mon trek jusqu’aux Shetland n’a pas été de tout repos, mais c’était vraiment romantique, raconte-t-elle. La nature était si sauvage, si rude. Et Scilly… Le sable des îles Scilly scintille. Il étincelle. C’est vraiment magique. La Grande-Bretagne est assez magique. »

Rebecca Mead est une journaliste et écrivaine britannique. — Cet article est paru dans The New Yorker le 20 janvier 2020. Il a été traduit par Lucile Pouthier.

[post_title] => Certains l’aiment froide [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => certains-laiment-froide [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2023-01-17 08:19:03 [post_modified_gmt] => 2023-01-17 08:19:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=113645 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Carolina Maria de Jesus, née en 1914, est l’une des premières écrivaines noires du Brésil à avoir vécu une grande partie de sa vie dans la favela du Canindé, au nord de São Paulo. Elle subvenait à ses besoins et à ceux de ses trois enfants en ramassant des papiers qu’elle revendait pour acheter de la farine ou des haricots. Son livre Le Dépotoir, paru en 1960 (en français chez Stock en 1962), qui relate son quotidien de femme noire dans la misère de la favela, a été un phénomène littéraire exceptionnel au Brésil et au-delà. Elle écrivait pendant que le dîner mijotait, une fois les tâches quotidiennes terminées. Fréquemment interrompue, elle commentait une bagarre, la musique s’échappant d’un autre baraquement, les cris de plaisir des voisins. Le manque d’intimité gênait la concentration nécessaire à l’écriture. Le 21 juillet 1955, elle note dans son journal : « J’ai lu un peu. Je ne sais pas m’endormir sans lire. J’aime feuilleter un livre. Le livre est la meilleure invention de l’homme. »

La chercheuse Fernanda Miranda et les éditions Companhia das Letras viennent de rééditer Casa de alvenaria, ses journaux intimes en deux volumes, enrichis de manuscrits inédits dans lesquels l’auteure raconte les changements survenus dans sa vie après le succès du Dépotoir. De Jesus quitte la favela, réalise son rêve de vivre dans une « vraie maison » et évoque le racisme, une barrière à sa reconnaissance comme femme de lettres. Pour la célèbre écrivaine brésilienne Conceição Evaristo, qui a préfacé ses livres, « on lit encore Carolina Maria de Jesus comme le témoignage d’une réalité, au détriment de considérations sur son désir […] de produire une œuvre d’art et sur sa subjectivité de femme noire », rapporte Stephanie Borges dans la revue Quatro Cinco Um.

[post_title] => Écrire le vacarme des favelas [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ecrire-le-vacarme-des-favelas [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-01-05 08:21:33 [post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:21:33 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=114137 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Ted Sarandos n’est pas du genre à éluder les controverses qui façonnent le présent et l’avenir de l’empire qu’il a contribué à bâtir ces dernières années. Chaque fois que le directeur des contenus de Netflix est interrogé par des cinéastes, des critiques de cinéma et des artistes sur les dommages que le streaming aurait causés au secteur de l’exploitation cinématographique, il aime répondre par une autre question : où ont-ils vu pour la première fois les films qui ont fait d’eux les cinéphiles qu’ils sont aujourd’hui ?

La réponse, sans surprise, est rarement « dans une salle de cinéma », mais « à la maison », grâce à un magnétoscope, un lecteur de DVD ou, pour les plus jeunes, grâce à la télévision par câble et aux plateformes de vidéo à la demande (VOD). « Pourquoi, alors, présenter Netflix comme le méchant de l’histoire ? » pointe Sarandos.

C’est une question complexe. Certains cinéphiles soutiennent mordicus que voir un film en salle est une expérience quasi mystique qui doit être préservée et rejettent presque par principe l’idée qu’une telle expérience puisse être vécue chez soi – encore moins lorsqu’il s’agit d’une série ou d’une émission de télé. D’autres affirment qu’à une époque caractérisée par l’omniprésence des écrans, ce débat n’a pas de sens. Selon eux, la seule différence entre un film et une série, c’est la durée. On pourrait considérer que chaque long-métrage Marvel est un épisode de deux heures, et qu’une saison d’American Crime Story ou de Fargo est un film de huit à dix heures. David Lynch souligne, par exemple, que la dernière saison de Twin Peaks n’est pas une série de dix-huit épisodes mais un film de dix-huit heures. Et il fait valoir que c’est ainsi qu’il l’a tournée, d’une traite, comme Rainer Werner Fassbinder lorsqu’il avait réalisé Berlin Alexanderplatz pour la télévision allemande en 1980.

Au-delà de la controverse, ce qui est certain, c’est que la pandémie de Covid-19 a sapé l’hégémonie des salles de cinéma comme principales vitrines d’exposition. Lorsque les cinémas ont dû fermer pour des raisons sanitaires, la traditionnelle fenêtre de trois mois qui leur garantissait l’exclusivité des nouvelles sorties s’est volatilisée. L’avenir de l’exploitation cinématographique ressemble de plus en plus à celui du théâtre de Broadway : un circuit réservé aux franchises de plusieurs millions de dollars, conçues pour être diffusées dans des multiplexes high-tech où le prix du billet est élevé. Les autres films, y compris les œuvres que nous qualifions pompeusement de « cinéma d’auteur », seront diffusés presque exclusivement en streaming et à la télévision. Ben Fritz, journaliste au Wall Street Journal et auteur de The Big Picture: The Fight for the Future of Movies, revient dans cet entretien sur la fascinante métamorphose d’Hollywood au XXIe siècle et sur ce qui attend l’industrie du cinéma à l’ère du contenu illimité.

Sommes-nous vraiment confrontés à la mort des salles de cinéma ?

Les observateurs de l’industrie du divertissement ont tendance à exagérer. La télévision, les magnétoscopes et les lecteurs DVD n’ont pas tué le cinéma, mais ils ont eu un impact sur son développement. Les salles de cinéma ont certes rouvert, mais la pandémie a porté un coup considérable à leur fréquentation, qui était déjà en baisse avant la crise sanitaire. Si certains films comme Sans un bruit 2 et Godzilla vs Kong ont bien marché, ils ont toutefois fait moins d’entrées que ce qu’ils auraient pu faire il y a deux ans. Les gens ont développé de nouvelles habitudes de consommation. Non seulement la traditionnelle sortie au cinéma a cédé la place aux séries regardées sur son canapé, mais aujourd’hui les téléspectateurs s’attendent à pouvoir profiter chez eux des mêmes films que ceux qui sortent en salles, comme ce fut le cas pour Mulan, Wonder Woman 1984 et les films Pixar. L’exploitation en salles représente une part de plus en plus réduite de l’industrie cinématographique. Avant la pandémie, un Américain allait en moyenne au cinéma entre six et huit fois par an ; aujourd’hui, il n’y va peut-être plus que trois ou quatre fois. Ce n’est pas un coup fatal, mais cela redéfinit les règles du jeu : réduction du nombre de sorties en salles, faillite des sociétés d’exploitation, hausse du prix des billets. Seules les superproductions à gros budget, qui font partie d’une franchise dont la rentabilité est assurée, seront diffusées au cinéma. Les films à budget moyen – les comédies romantiques, les drames et même les thrillers avec des acteurs connus – seront exclusivement destinés au streaming. Regardez ce qui s’est passé aux Oscars en avril : presque tous les films nommés dans les principales catégories ont été diffusés uniquement en streaming, et personne n’a semblé s’en soucier outre mesure. On trouvera toujours des cinéphiles pour soutenir le contraire, mais à mon sens on peut difficilement prétendre que des films comme Nomadland ou Sound of Metal sont des œuvres dont la qualité ne peut être réellement appréciée qu’en salle. D’autre part, dans le cas des superproductions issues de franchises à succès où les explosions et les effets spéciaux abondent, il y a cette idée que l’expérience sera maximisée par le grand écran et par le son spatialisé. Cette tendance est là pour durer.

Est-il vrai que les adultes ne souhaitant voir ni films pour enfants ni films de super-héros vont de moins en moins au cinéma ? Et comment l’expliquer ?

À l’exception des comédies et des films d’horreur à petit budget, tous les films qui n’appartiennent pas à une franchise populaire sont une espèce en voie de disparition pour les grands studios de production hollywoodiens. C’est encore plus vrai aujourd’hui qu’il y a trois ans, lorsque j’ai abordé le sujet dans mon livre. Cela s’explique par deux facteurs. Le premier, c’est que les investisseurs rechignent désormais à risquer de l’argent dans des films qui, aujourd’hui, seraient l’équivalent du Parrain dans les années 1970. Investir dans une franchise est un pari sans risque qui sera toujours plus rentable. Par conséquent, la plupart des films qui restent en marge des franchises ont perdu une certaine ambition technique et visuelle. Aujourd’hui, on ne produit presque plus de drames à gros budget. Le second facteur, c’est le degré de sophistication atteint par la télévision au cours des dernières années. Autrefois, il y avait une asymétrie technique flagrante entre les programmes que l’on pouvait voir à la télévision et les films hollywoodiens projetés en salles. Les téléviseurs étaient de mauvaise qualité, l’image manquait de netteté, le budget des émissions était limité, etc. La meilleure télévision américaine ne pouvait offrir une expérience esthétique équivalente à celle du cinéma. Aujourd’hui, en revanche, les téléviseurs nous permettent de bénéficier d’une image haute définition et d’un son de pointe. La qualité des programmes s’est également améliorée. La raison en est technologique : les téléspectateurs qui voulaient regarder un programme précis étaient auparavant tributaires de la date et de l’heure auxquelles la chaîne le diffusait. Il était donc absurde de produire des récits compliqués qui exigeaient de ne manquer aucun rendez-vous hebdomadaire pour pouvoir suivre l’intrigue. La série dite « bouclée » était la norme : les épisodes pouvaient être regardés indépendamment les uns des autres. La technologie a balayé ces contraintes et fait évoluer les attentes des spectateurs, permettant l’avènement de programmes qui ont façonné ce que l’on appelle « le nouvel âge d’or de la télévision ».

Personne ne renoncera à aller au cinéma pour regarder l’épisode de New York, police judiciaire qui passe à la télé ce jour-là. En revanche, à quoi bon sortir quand je peux regarder chez moi une saison complète de Mad Men ou de Game of Thrones ? Cette nouvelle réalité a rendu les studios plus frileux et les a encouragés à orienter leurs financements vers des films destinés au grand public. Ironiquement, ce sont les plateformes de streaming, désireuses d’augmenter le nombre de productions originales de leur catalogue, qui financent désormais les films à budget moyen destinés aux adultes. La conséquence de cela, c’est que l’ambition formelle d’antan est absente de nombre de ces œuvres, qui ne sont plus destinées à être projetées sur grand écran. Presque toutes les fictions américaines pour adultes ont vocation à être diffusées en VOD. Ces films sont de bonne facture mais n’offrent pas une expérience esthétique éblouissante comme dans les années 1970. Dans certaines séries d’aujourd’hui, on sent davantage cette obsession d’égaler le cinéma que dans bien des longs-métrages.

Produire une série comme The Man­dalorian (inspirée de Star Wars) coûte moins cher qu’un film de la saga ; pourtant, la marionnette de Bébé Yoda (un personnage de la série) est devenue plus célèbre que le dernier Star Wars

Chaque épisode de The Manda­lorian coûte entre 10 et 15 millions de dollars, de sorte qu’une saison de dix épisodes représente un coût de production similaire à celui d’un film, à savoir 150 millions de dollars. La différence, c’est qu’un film peut générer des pertes bien plus importantes qu’une série. Un flop comme celui de Solo: A Star Wars Story est plus lourd de conséquences que la réception en demi-teinte d’une série, qui dispose de plus de temps pour trouver un public et devenir rentable. Tout est relatif, mais le streaming constitue d’ores et déjà un élément fondamental de ce que nous appelons l’univers cinématographique. Pour Marvel, des séries comme WandaVision, Falcon et le Soldat de l’hiver et Loki sont aussi précieuses que n’importe quel film.

En fait, la valeur des actions de la société Disney est davantage conditionnée par le nombre d’abonnés à sa plateforme Disney+ que par le succès au box-office de ses films. Pour Wall Street, le carton de la série The Mandalorian est un indicateur plus pertinent que le nombre d’entrées du prochain Star Wars. L’argent et l’énergie créative sont concentrés sur le streaming, pas sur les productions destinées au cinéma. Un producteur comme Kevin Feige, à la tête de Marvel Studios, ne s’intéressait guère à la télévision. Il se moquait pas mal des séries produites par Marvel pour la chaîne ABC et Netflix, comme Marvel : les Agents du SHIELD ou Daredevil. Aujourd’hui, les choses ont changé.

L’atomisation des spectateurs semble avoir mis fin aux rituels collectifs. La définition même de « populaire » est devenue floue.

À quelques exceptions près – le final de Game of Thrones, par exemple –, l’un des aspects déterminants du streaming est le défi que représente la création de moments référentiels qui déterminent l’orientation de la culture. Avec autant de contenu diffusé en continu, il est difficile de réunir les différents publics potentiels au même moment. C’est l’une des forces des films projetés au cinéma : les productions hollywoodiennes parviennent encore à capter l’attention des médias et du public au cours de leur première semaine d’exploitation. Dans le contexte de la reprise post-pandémie, la sortie du neuvième volet de Fast and Furious s’est muée en un véritable événement. Aujourd’hui, seules les franchises semblent pouvoir donner lieu à des phénomènes culturels de ce type.

Le film Get Out, de Jordan Peele, constitue un cas intéressant. Ce film est sorti il y a presque cinq ans et, grâce au bouche-à-oreille, il est devenu l’un des succès du box-office en 2017. S’il était produit aujourd’hui, je suis presque sûr que Get Out serait destiné exclusivement aux plateformes de streaming. Dans ces conditions, il n’aurait pas pu susciter suffisamment d’intérêt pour devenir le phénomène culturel qu’il a été en 2017. La projection en salles conserve une certaine capacité à déterminer le goût du jour. L’idéal serait de voir émerger un modèle hybride, où certaines salles de cinéma continueraient à servir de vitrines pour les films destinés aux adultes – à l’instar des enseignes de mode qui utilisent des showrooms pour présenter leurs créations : l’essentiel des ventes se fait en ligne, mais l’exposition physique du produit génère des attentes et des conversations. Miramax, la société de production fondée par les frères Harvey et Robert Weinstein, avait l’habitude d’organiser des avant-premières réservées à certaines salles pour promouvoir des films comme The Crying Game ou Pulp Fiction. Peut-être qu’à l’avenir quelque chose de semblable se mettra en place, bien que cela ne semble pas aller dans le sens de l’évolution du contexte économique actuel.

Peut-on recycler à l’infini les œuvres du passé ou allons-nous assister à l’émergence de nouvelles franchises ?

C’est le cœur du problème : d’où viendront les nouvelles histoires ? Le modèle qui prévaut aujourd’hui permet à des franchises sans grand intérêt de perdurer, en vertu du principe que, dans le pire des cas, elles rapporteront plus d’argent qu’un drame au succès modéré. C’est le cas de la franchise Terminator. Six films et une série télévisée ont été produits à partir de l’idée de James Cameron, mais de combien d’entre eux nous souvenons-nous réellement ? Les trois derniers étaient de vrais navets, mais les studios continuent à les produire à la chaîne, convaincus que miser sur le plaisir qu’auront les spectateurs à retrouver un univers familier comporte moins de risques que de ­financer une création originale. Cette position n’est pas sans fondement. Prenez par exemple les 50 films les plus rentables de la dernière décennie : pour l’essentiel, ce sont des suites, des films de super-héros ou des adaptations de sagas littéraires destinées aux adolescents et aux jeunes adultes. D’un point de vue économique, les studios ont adopté une approche pragmatique. Tout l’enjeu à présent est de créer de nouvelles licences.

Aujourd’hui, Hollywood ne court plus après les stars ou les cinéastes de renom, mais après les personnes capables de dénicher de nouvelles propriétés intellectuelles et de les exploiter au maximum pour en tirer des films, des séries à voir en streaming et des produits dérivés. Des sortes de showrunners [directeurs de série qui supervisent celle-ci de l’écriture à la réalisation en passant par la production] de franchises à succès. C’est ce qu’a réussi à faire Kevin Feige avec Marvel : il a élevé la franchise au rang d’univers cinématographique. Deux ou trois films reliés par un même arc narratif sortent chaque année, engendrant à leur tour d’autres films. Chaque opus constitue une « bande-annonce » du film suivant, et les fans les regardent tous. Pourquoi se risquer à produire d’autres types de contenu ? On ne change pas une équipe qui gagne.

Les franchises ont tué les stars de cinéma. Aujourd’hui, presque tous les acteurs se réfugient dans le streaming.

Aucun acteur n’a le palmarès de Tom Cruise au box-office. Il ne sera probablement jamais égalé. À 59 ans, Tom Cruise a un temps de rentabilité limité, mais des franchises comme Fast and Furious, Harry Potter, Star Wars ou Marvel pourront, elles, générer des millions de dollars de recettes pendant des années. Le public n’est plus fidèle aux acteurs mais aux univers cinématographiques. Bien sûr, le bon acteur dans le bon rôle peut attirer l’attention, mais ce n’est pas comparable à l’engouement généré par les franchises. Personne n’y est irremplaçable, et pour cause : la star, c’est la franchise, pas l’acteur. Autrefois, les studios déboursaient des sommes considérables pour choyer leurs acteurs et s’assurer leur loyauté. L’industrie ne fonctionne plus ainsi.

Pour autant, cela ne veut pas dire que les stars adulées par des légions de fans sont désormais mises au rancart. Un studio n’a certes aucun intérêt à financer un film avec Adam Sandler, lequel va coûter plusieurs dizaines de millions de dollars et n’attirer en salles qu’un nombre limité de spectateurs. Mais, pour Netflix, c’est le contraire : avoir Adam Sandler en exclusivité est un vrai plus. Le public de Sandler n’est pas prêt à payer 10 dollars pour voir son dernier film au cinéma, mais il ne se privera pas d’en profiter sur Netflix si le film est ajouté au catalogue. C’est pour cette raison que beaucoup d’acteurs tentent désormais de conclure des contrats avec des plateformes de streaming. Mais seuls ceux qui disposent d’un public captif seront en mesure d’obtenir des accords juteux.

Qui va gagner la guerre du streaming ?

Aujourd’hui, Netflix est le leader incontesté. Il a été le pionnier, il dispose d’une assise financière solide et d’un catalogue de productions originales qui l’ont placé en pole position. Netflix, c’est le Kleenex de la VOD : tout comme on dit « un Kleenex » pour « un mouchoir en papier », Netflix est synonyme de streaming dans l’imaginaire populaire. Cependant, Disney+ connaît une croissance rapide et, à mon avis, finira par le détrôner. La force de Disney+ réside dans le vaste éventail de licences dont il détient la propriété intellectuelle. Sur le long terme, je ne pense pas que Netflix puisse gagner la bataille contre Disney, surtout depuis que celui-ci a décidé de diffuser ses productions exclusivement sur sa plateforme, comme il l’a fait récemment avec les films Pixar 1. Disney sera le géant à abattre, non seulement pour Netflix, mais aussi pour Amazon Prime Video, AppleTV+, HBO Max et tous ceux qui parviendront à survivre à ces années de concurrence féroce.

Le streaming permet d’accéder à des récits du monde entier. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de contenus internationaux sur les plateformes de VOD ? Le streaming a-t-il contribué à améliorer la représentation des minorités dans les productions culturelles américaines ?

A priori, rien n’empêche les œuvres étrangères de trouver un public aux États-Unis, en particulier parmi les communautés immigrées qui sont susceptibles de s’y reconnaître. Ce sont les Latino-Américains qui vont le plus au cinéma aux États-Unis. Ils représentent un marché énorme. Cependant, ceux de la deuxième génération et des suivantes, qui ont été élevés sur le sol américain et ne connaissent pas leur pays d’origine, ne semblent pas s’intéresser aux produits culturels conçus spécifiquement pour eux. Ce n’est pas le cas de la communauté afro-américaine. Et c’est curieux, parce que, si vous regardez la part de Latinos dans la population américaine et que vous la comparez à la représentation des Latinos dans les films grand public, que ce soit au cinéma ou à la télévision, la disproportion est flagrante. La communauté hispanique est clairement sous-représentée. Les franchises dont les rôles-titres sont tenus par des Latinos bénéficient habituellement d’une forte audience latino – c’est le cas, par exemple, de Fast and Furious. Mais les films qui présentent un casting entièrement latino ont tendance à essuyer des échecs au box-office, à l’instar du film D’où l’on vient, sorti à l’été 2021. Le public hispanique ne l’a pas autant plébiscité que prévu. Ce phénomène mérite sans doute une analyse plus approfondie. Il nous reste encore beaucoup à décrypter. 

Mauricio González Lara est un journaliste mexicain, spécialiste de la culture et des médias. Il prépare actuellement un livre sur la série américaine Mad Men. — Cet article est paru dans le mensuel Letras libres le 1er août 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Déconfinement : les salles de cinéma se remplissent à nouveau, et les ventes de livres déclinent. Événements connectés ? Sans doute. Évolution fâcheuse ? Sans doute aussi. Car la lecture d’un livre n’est pas juste l’équivalent, en termes de loisirs, du visionnage d’un film. Littérature et cinéma ont certes partie liée depuis la naissance (récente) du second. « Le cinéma a tant besoin d’histoires », écrit un spécialiste 1 – et où en trouver sinon dans les romans ? En 2014, plus de 700 ouvrages français avaient déjà été adaptés pour le cinéma, sans compter la télévision ; certains classiques, comme Madame Bovary, l’avaient même été jusqu’à dix fois 2 ! La porosité entre le cinquième art (la littérature) et le septième prend d’ailleurs d’autres formes. Nombre d’écrivains ont sauté le pas de leur table d’écriture aux plateaux de tournage – Guitry, Giono, Pagnol, Cendrars, Cocteau, Genet, Malraux, Beckett, Robbe-Grillet et il faut en passer… D’autres, encore plus nombreux sans doute, se sont impliqués de près dans la transposition de leur œuvre sur pellicule. Le marché encourage d’ailleurs cette confraternité : les films tirés de romans rapporteraient au moins 50 % de plus que ceux qui sont issus d’un scénario original 3 ; et les éditeurs savent bien qu’un roman porté à l’écran voit soudainement ses ventes considérablement boostées.

Et pourtant… Un livre n’est pas un film. Ce serait même le contraire. Au cinéma, le spectateur bien calé dans son siège ingurgite passivement la potion que le réalisateur lui a préparée. Le lecteur en revanche est le cocréateur du livre, qu’il réinvente à chaque lecture. C’est lui qui fait tout le travail, Roland Barthes l’a déclaré, et Borges l’a prouvé à travers son personnage de Pierre Ménard, cet érudit qui réécrivit mot à mot Don Quichotte pour produire un texte « verbalement » identique à celui de Cervantès mais, dixit Borges, « infiniment plus riche ». Marguerite Duras, elle, a été claire sur la question : « Le cinéma arrête le texte, frappe de mort sa descendance : l’imaginaire. C’est là sa vertu même : de fermer. » 4 Et même avant le cinéma, Flaubert s’indignait à l’idée qu’on puisse juste dessiner Emma Bovary, ce qui la ferait ressembler à une femme, alors que « la femme écrite fait rêver à mille femmes ». Le lecteur paie peut-être son livre un peu plus cher qu’une place de cinéma, mais il gagne au change sur la durée. En tout cas, inutile pour lui de proclamer, comme la petite souris de la blague alors qu’elle ronge une pellicule de film : « C’est bien meilleur que le livre ! » Il ne s’agit tout simplement pas de la même substance.

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Difficile d’évoquer le dernier Robert Harris sans le divul­gâcher. Nous sommes en 1468. Un jeune prêtre se rend dans un village isolé du sud-ouest de l’Angleterre pour y célébrer des funérailles. Jusque-là, rien que de très normal : Harris est un auteur bien connu de romans historiques. Mais des éléments discordants ne tardent pas à semer le trouble, comme cette église vieille de plus d’un millénaire et demi (dans l’Angleterre de 1468 !). Enfin, dans les affaires du défunt, notre jeune prêtre tombe sur un petit objet rectangulaire portant, au dos, un étrange symbole représentant une pomme croquée : un iPhone. En fait, résume William Skidelsky dans le Financial Times, « nous ne sommes pas du tout dans le passé mais dans un futur lointain, au calendrier bizarre, où la qualité de vie a drastiquement décliné et où les objets courants d’aujourd’hui sont des vestiges archéologiques. » Que s’est-il passé ? À travers les découvertes du protagoniste, la vérité sur la catastrophe qui a submergé le monde refait peu à peu surface. « Que notre civilisation puisse s’effondrer semble tout à fait plausible, remarque Skidelsky, mais tout le savoir-faire accumulé disparaîtrait-il avec elle ? Et la société régresserait-elle jusqu’à devenir si moyenâgeuse ? Toute l’habilité de Harris consiste à rendre ce scénario vraisemblable. » 

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À la une du site Sortir à Paris, le 29 novembre dernier : The Power of the Dog, de Jane Campion. Sauf que, pour le voir, inutile de sortir de chez soi ! La réalisatrice néo-zélandaise avait passé un contrat d’exclusivité avec Netflix, qui annonçait pour le 1er décembre la sortie mondiale du film sur sa plateforme de streaming, réservée à ses 214 millions d’abonnés. Omar Sy, le brillant acteur d’Intouchables et de la série Lupin, diffusée par Netflix, venait, lui, de signer avec la plateforme un contrat pluriannuel d’exclusivité estimé à 15 millions de dollars. Autrement dit, les meilleurs producteurs et les meilleurs acteurs sont désormais achetables par une industrie qui permet de ne pas aller au cinéma.

C’est la fin d’une époque, et le début d’une autre. Est-ce pour autant la fin du cinéma ? Bien sûr que non, si par « cinéma » on entend le septième art. En quoi The Power of the Dog n’est-il pas du cinéma, et du bon, et en quoi le fait de le diffuser d’emblée à 214 millions de personnes serait-il un mauvais coup asséné au septième art ? Réagissant à une jérémiade de Martin Scorsese parue récemment dans Harper’s, qui exploitait l’exemple de Fellini pour dire que le cinéma, désormais acculé à servir les goûts d’une demande mondiale, est « réduit à son plus petit dénominateur commun », un lecteur lui faisait observer qu’il avouait lui-même avoir vu pour la première fois La Strada à la télévision. Mis à part les superprivilégiés qui habitent Paris, ville sans égale, beaucoup d’entre nous n’ont pas une salle de cinéma au coin de leur rue et sont heureux de pouvoir regarder chez eux à peu près tous les films produits depuis les frères Lumière. D’autre part, les blockbusters n’ont pas attendu le streaming pour user des ressorts du « plus petit dénominateur commun ». Si l’on se place du point de vue des pratiques culturelles, avec en tête l’idée que la mauvaise culture, comme la mauvaise monnaie, risque de chasser la bonne, la question de l’avenir du cinéma se résume en fait à deux préoccupations de nature toute différente. La première est de savoir si les plateformes de streaming, qui se multiplient (Amazon, Disney et Apple sont dans la course), vont porter atteinte à la production de films dits d’auteur, de films originaux destinés à un public exigeant. La réponse est moins évidente que semble le penser Scorsese, car la demande exercée par le public « cinéphile » n’est nullement négligeable, surtout à l’international, et aussi parce que les États sont en mesure de négocier avec les plateformes pour qu’elles contribuent à financer les productions locales. La seconde question est de savoir si les jours du cinéma projeté en salles sont comptés. Il me manque une boule de cristal, mais je suis tenté de penser que là aussi la demande, celle qui est induite par le plaisir de sortir de chez soi pour se concentrer sur un spectacle diffusé sur grand écran, en compagnie d’inconnus, dans un lieu épargné par les odeurs de cuisine et protégé de la tentation du portable, va trouver sa place dans les différents canaux de la demande globale. 

Olivier Postel-Vinay

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L’entrée dans l’ère numérique à partir des années 2000 a marqué une étape décisive pour le cinéma. A-t-elle, à terme, signé son arrêt de mort ?

Permettez-moi de replacer cette révolution numérique dans le temps long. Contrairement à ce que vous semblez suggérer, et à l’instar de ce qui s’est produit dans toutes les autres industries, le numérique ne s’est pas imposé du jour au lendemain dans chacune des étapes de la fabrication des films. La numérisation remonte, en fait, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et elle est loin d’être terminée. Elle s’est introduite dans le cinéma via la télévision, dont le balayage des images par l’écran cathodique supposait un encodage électronique à l’aide d’une machine appelée « télécinéma ». Le son a suivi : il a été enregistré en Dolby Stereo avec des effets spéciaux, le tout étant bricolé avec l’image argentique. Après quoi il y a eu le montage : on tournait en 35 millimètres, puis on faisait une copie numérique basse définition sur laquelle on copiait-collait les images sans colle ni ciseaux : finie, la manipulation gantée de la pellicule argentique. Une fois le film monté, on replaçait mécaniquement chaque image de la copie argentique du film. Par la suite, l’étalonnage numérique a demandé un nouvel aller-retour entre argentique et numérique, avant qu’il ne soit enfin possible de projeter dans les salles des copies numériques de très haute qualité grâce à des appareils dont la technologie avait évolué. Nous étions alors dans les années 2005-2006. Les caméras de prise de vues ont depuis été perfectionnées, et la chaîne entière s’est numérisée. De son côté, la télévision, depuis le télécinéma, n’a cessé, elle aussi, de se numériser, jusqu’au streaming et à la vidéo à la demande. Avec pour conséquence que l’écart qui existait entre petit et grand écran a eu tendance à se réduire, et la spécificité du cinéma à se perdre.

Cette convergence entre télévision et cinéma résulte-t-elle uniquement d’une convergence technique ?

Non. Chaque pays, au gré de son histoire industrielle mais aussi du cadre juridique et institutionnel dans lequel l’audiovisuel s’est développé, a connu une articulation différente du cinéma et de la télévision. La télévision américaine a intégré des films dans ses programmes bien avant la France, car ils attiraient les téléspectateurs après avoir acquis une notoriété lors de leur sortie en salles. Ces films, cependant, étaient charcutés par de nombreuses coupures publicitaires. Contrairement aux téléfilms, ils n’étaient pas conçus pour inclure des plages de pub, et ils en étaient très affectés.

Sans ce contexte très spécifique, on ne saurait comprendre le succès des chaînes payantes, dont HBO, lancée en 1972, constitue le modèle. Financée par ses abonnés, elle a pu créer des fictions pensées spécifiquement pour la télévision mais débarrassées de toute contrainte publicitaire, et elle a inventé des récits audiovisuels d’un genre nouveau : les grandes séries comme Six Feet Under, Les Soprano ou The Wire. Celles-ci se déploient sur plusieurs saisons et autorisent une trame narrative beaucoup plus dense, subtile et complexe, une psychologie des personnages bien plus fouillée que tout ce que peut proposer un film d’une heure et demie. Une génération de scénaristes, de showrunners et de réalisateurs s’est engouffrée dans ce créneau inédit, qui a donné son meilleur entre 1995 et 2010 environ.

Vous évoquez une trajectoire différente en France. En quoi ?

Le système français a utilisé le cinéma pour exalter la télévision. C’était le concept de Canal+. Le cinéma jouissait d’un « protocole éditorial » spécifique, autrement dit d’un cadre symbolique associé à un lieu, la salle de cinéma. Un peu comme la peinture à fresque se montrait dans les églises avant l’invention du tableau. Il bénéficiait, à ce titre, d’une certaine sacralité. Le pari médiatique de l’audiovisuel français a été de trouver une articulation entre la télévision et le cinéma : celui-ci enrichit la télévision, laquelle, en échange, finance la production des films. Cela a duré à peu près de 1984 à 2002. Ensuite, avec la banalisation du cinéma à la télévision, la multiplication des chaînes et la concurrence d’autres fictions et de divertissements comme la téléréalité, l’audience du cinéma sur petit écran a baissé. Conséquence : le cinéma s’est dégradé en France pour devenir de plus en plus un sous-produit de la télévision. À partir de là, télévision et cinéma ont commencé à se nuire mutuellement.

Les grandes plateformes de streaming comme Netflix ou Amazon Prime Video, qui ont repris en partie le modèle d’HBO, concurrencent férocement le cinéma. Ne risquent-elles pas de le faire disparaître ?

La génération de la Nouvelle Vague, déjà, considérait le cinéma comme le septième art dans une hiérarchie qui s’arrêtait à sept ou huit. Pour autant, la littérature et les arts plastiques sont-ils morts ? Le cinéma va continuer à être regardé en salles, puis vu et revu sur d’autres supports. La série a connu un âge d’or avec la découverte, que j’évoquais plus haut, de cette nouvelle formule inaugurée par HBO et des récits qu’elle permettait de construire. Mais elle n’échappera pas à la banalisation. Parallèlement, des récits spectaculaires ou intimistes attireront toujours des spectateurs en salles, surtout s’ils prolongent des univers balisés. Marvel est une franchise dérivée de la bande dessinée. Mission impossible est une franchise adaptée de la télévision. Un film viendra clore la série Peaky Blinders après la diffusion de la sixième saison sur Netflix…

Le cinéma se réinvente avec la technologie (magnétoscopes, DVD, etc.), c’est entendu. Mais est-ce également vrai du numérique ?

Encore une fois, prenons un peu de distance. Le cinéma est une industrie fondée sur une technologie de capture de l’image animée, inventée en France par les frères Lumière. Couplé à l’invention du projecteur, il fait surgir un art forain visant un public populaire. Ses débuts ont été marqués par une question cruciale : devait-il être un prolongement de la photographie, des arts plastiques, d’une sorte de poétique de l’image ? Devait-il, au contraire, être centré sur un schéma narratif issu du roman, du récit ou de l’histoire séquentielle ? La seconde voie l’a finalement emporté. Cependant, dès les premiers films, on voit apparaître des innovations destinées à créer une illusion à la fois optique et narrative. C’est le cas de L’Arrivée du train en gare de La Ciotat, de Louis Lumière (1896 pour la première projection publique), où le spectateur a l’impression que le train va l’écraser. Les effets spéciaux sont inhérents au développement du cinéma. À mesure qu’ils se sont développés, ils se sont intégrés au récit cinématographique. Le numérique ne fait pas exception.

La pandémie de Covid-19 est tout de même venue compliquer un peu plus les choses. Quels effets a-t-elle eus sur le cinéma ?

Les mêmes que sur la restauration, l’hôtellerie ou les croisières. Les gens ont pris la mesure du danger du rapprochement social et ont intégré les normes de distance, les gestes barrières, jusqu’à la réclusion. Depuis que le danger recule, les pratiques de socialisation reviennent. On convole en justes noces, on retourne voir des matchs de foot et des concerts, qui sont autant d’occasions réjouissantes de se réunir. Il faudra du temps pour que les spectacles plus intimistes ou plus austères retrouvent du public. N’empêche : on ira toujours au cinéma, au théâtre, à l’Opéra, comme on ira toujours au restaurant. 

— Propos recueillis par Laurent Ottavi.

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