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Stefano Mancuso, botaniste et chercheur à l’université de Florence, où il enseigne la neurobiologie végétale, passionne les lecteurs de tous horizons pour sa discipline. Après L’Intelligence des plantes et La Révolution des plantes (Albin Michel, 2018 et 2019), le voici de retour en librairie avec Nous les plantes. Son essai se présente comme la Constitution de la nation des plantes, déclinée dans huit articles défendant « le respect universel des êtres vivants actuels et de ceux des générations à venir », explique La Repubblica. Les plantes – qui représentent 85 % de la biomasse terrestre, alors que les animaux, hommes compris, ne comptent que pour 0,3 % – n’ont peut-être pas de cerveau, mais elles ont leur intelligence, car « elles résolvent des problèmes, sont capables de s’adapter aux changements climatiques et d’inventer des stratégies pour leur survie », développe Il Manifesto. Le botaniste les imagine voler au secours de l’humanité face au réchauffement climatique : il suffirait d’en planter d’immenses quantités pour faire baisser rapidement le taux de CO2 dans l’atmosphère. Par ailleurs, souligne encore Il Manifesto, les plantes « raisonnent en tant qu’espèce et non en tant qu’individu ; elles privilégient l’adaptation permanente ». Les hommes feraient bien d’en prendre de la graine, suggère l’ouvrage.

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Dans L’Homme sans qualités, les protagonistes préparent les 70 ans du règne de François-Joseph, jubilé prévu pour 1918. Le lecteur sait qu’il n’aura jamais lieu. Et pour cause : en 1918, François-Joseph sera mort, tout comme son empire. Cette ironie dramatique est l’un des charmes du roman de Musil. Elle participe du ridicule qui s’attache à ses personnages : comment n’ont-ils pas vu que l’Autriche-Hongrie était condamnée ? De fait, note Aram Bakshian Jr dans The Washington Post, « la plupart des ouvrages récents qui traitent de la monarchie des Habsbourg tendent à la présenter comme un anachronisme, un patchwork féodal de territoires transmis de génération en génération n’ayant rien d’autre en commun que leur propriétaire – l’empire était donc voué à disparaître avec la montée du nationalisme de la fin du XIXe et du début du XXe  siècle. » Et si cette vision, toute déterministe, était faussée ?

Dans son « histoire inédite » de l’empire des Habsbourg, Pieter M. Judson en propose une « plus nuancée », où il décrit « une entité étatique qui, tout bien considéré, a fait preuve d’une remarquable capacité à se remettre des désastres et à s’adapter à de nouveaux défis au fil de sa longue histoire. »

Le livre de Judson passe vite sur l’ascension des Habsbourg. Il est à peine fait mention de l’événement qui propulsa cette dynastie d’un coin perdu d’Europe centrale sur les devants de la scène internationale : le mariage de Maximilien d’Autriche avec Marie de Bourgogne et la captation de l’héritage de la maison cadette des Valois. Le propos du livre concerne, pour l’essentiel, la période du XVIIIe siècle à 1918. Grâce à la décadence d’un autre empire, celui des Turcs ottomans, l’Autriche est parvenue à s’étendre à l’est. À son apogée, elle coiffe une masse continentale qui va de l’Ukraine à la Belgique actuelles. Judson met en avant l’œuvre de modernisation de ses souverains : la fin du servage et du régime féodal, le développement d’un État de droit et même de la sécurité sociale. Des mesures souvent dictées par l’intérêt : « Ce n’est pas l’altruisme qui a inspiré l’émancipation de la paysannerie et la mise en place d’un système plus égalitaire. La dynastie avait besoin de nouvelles sources de revenus, et une paysannerie émancipée et payant des impôts était une mine d’or. Pour la même raison, l’État avait tout intérêt à améliorer la productivité agricole, ce qui favorisa ensuite les réformes sociales et économiques. L’éducation, pensait-on, améliorerait l’hygiène et la santé (nécessaires pour le service militaire) et préviendrait le risque de dissolution morale dans les communautés paysannes nouvellement libérées », résume Natasha Wheatley dans The London Review of Books.

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«Sortie mondiale », font valoir les éditions du Seuil sur la couverture de ce livre publié en plein Covid. Un bandeau rouge le justifie : « Si j’ai raison, c’est la plus grande découverte de l’histoire de l’humanité. » En 2017, les télescopes Pan-STARRS, perchés sur le volcan Haleakalā, à Hawaii, ont identifié un objet en forme de cigare basculant sur lui-même dont la trajectoire signalait une origine interstellaire. Bientôt évanoui dans le silence des espaces infinis, l’objet a été baptisé Oumuamua, mot hawaïen signifiant « messager venu de loin ». Pour Avi Loeb, « l’explication la plus simple des particularités de cet objet est qu’il a été créé par une civilisation intelligente ». Entre autres titres de noblesse, précise la couverture française du livre, Loeb dirige le département d’astronomie de Harvard et siège au « Comité des conseillers du président des États-Unis sur les sciences et les technologies à la Maison-Blanche » (sic).

La sortie mondiale du livre a valu à son auteur, ravi, de crouler sous les interviews et d’être contacté en l’espace de quelques semaines par « dix scénaristes et producteurs de films d’Holly­wood ». Dans une interview donnée au mensuel Scientific American, il n’en dénonce pas moins la propension de trop de scientifiques à se laisser mener « par leur ego ». Il avait anticipé le mauvais accueil qu’une bonne partie de ses collègues ont réservé à son livre : « La quête d’une vie extraterrestre n’a jamais été plus qu’une bizarrerie pour la grande majorité des scientifiques. Pour eux, c’est un sujet digne au mieux d’un coup d’œil distrait, au pire de la pure dérision. » Et, pour dénoncer « les préjugés et l’étroitesse d’esprit de la communauté scientifique », il en appelle à un cas célèbre : « Souvenez-vous des clercs qui ont refusé de regarder dans le télescope de Galilée », dit-il au Washington Post, le journal de Jeff Bezos.

Il n’est pas Galilée, et ce n’est pas Jeff Bezos mais Mark Zuckerberg qui contribue à financer le projet Breakthrough Starshot, dont Avi Loeb préside le conseil scientifique. L’objectif ? Envoyer une flottille de microsondes spatiales de la taille d’un timbre-poste à la rencontre d’Alpha du Centaure, le système stellaire le plus proche de notre soleil. Proche, certes, mais tout de même à 4,37 années-lumière. Même si les microsondes voyagent à 20 % de la vitesse de la lumière, ce qui est une gageure, il leur faudra vingt ans pour atteindre leur objectif, relève le mensuel Astronomy. Breakthrough Starshot a été créé en 2017 sous les généreux auspices de l’oligarque russe Iouri Milner, qui en évalue le coût final à 5 à 10 milliards de dollars. Milner finance aussi le projet Breakthrough Listen, qui vise à détecter une vie intelligente extraterrestre.

Dans l’austère London Review of Books, l’astrophysicien Chris Lintott, professeur à Oxford et pilote du projet Planet Hunters (« chasseurs de planètes »), rejette courtoisement mais fermement la thèse de son collègue de Harvard – et dresse, pince-sans-rire, la liste non exhaustive des découvertes en astrophysique qui ont été interprétées comme autant de signes de la présence d’extraterrestres. Quand Jocelyn Bell Burnell observa en 1967 ce qu’on devait appeler ensuite un pulsar, celui-ci fut baptisé officiellement LGM-1 (pour Little Green Men-1, « petits hommes verts-1 »), ce qui l’exaspéra. Quand, plus récemment, on vit une étoile dont la brillance fluctuait considérablement, un article publié dans le très respecté Astrophysical Journal suggéra que c’était en raison d’une flotte de mégastructures orbitant autour d’elle. L’idée était empruntée au roman d’Olaf Stapledon Créateur d’étoiles1. Plus récem­ment encore, la détec­­tion par l’observatoire de Parkes, en Australie, de « sursauts d’ondes radio » de nature incertaine a suscité une grande excitation. L’extraterrestre était un micro-ondes défectueux dans la cuisine de l’observatoire.

Il ne faut jurer de rien, car notre ignorance est grande. Nous n’avons peut-être examiné qu’un quintillionième (10-18) de la Voie lactée, écrit Lintott. Et pourquoi ne pas imaginer que nous vivons dans une réserve naturelle cosmique, mise sous cloche par une civilisation extraterrestre beaucoup plus avancée que la nôtre ?

— O. P.-V.

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L’injonction est aujourd’hui très populaire. La remettre en cause risque fort de déclencher une certaine perplexité, voire de provoquer insultes et menaces (comme j’ai pu le constater personnellement). Après tout, n’est-elle pas l’un des fondements des Lumières, constitutif du « Sapere aude ! » (« Ose savoir ! ») d’Emmanuel Kant ? Qui songerait à dénier non seulement cette capacité, mais ce droit apparemment inaliénable à « penser par soi-même » ?

Eh bien Kant lui-même, en premier lieu. Dans sa Critique de la faculté de juger (1790), il préconise certes, comme première « maxime du sens commun », de « penser par soi-même », c’est-à-dire de façon active et non passive, et sans recours aux préjugés. Mais voici, immédiatement après, sa deuxième maxime : « Penser en se mettant à la place de tout autre. » C’est ce que le philosophe appelle la pensée « ouverte », qui reconnaît donc ses propres limites et insuffisances et qui est appelée, par nécessité, à s’enrichir au contact de la pensée d’autrui afin d’élargir son périmètre restreint et d’atteindre une vision universelle. Finalement, penser uniquement « par autrui » ou penser « par soi-même » tout seul dans son coin, c’est ne pas penser du tout. D’où quelques complications conceptuelles que Kant s’est empressé de mettre de côté.

Bien lui en a pris, d’ailleurs, parce que la réalité est encore pire qu’il ne commençait à le subodorer. Il se trouve que même la déduction logique, qu’on imaginerait le bastion de la pensée « par soi-même », est sociale de bout en bout. C’est l’argument développé magistralement par Catarina Dutilh Novaes, professeure de philosophie à l’Université libre d’Amsterdam et à l’Université de Saint Andrews, en Écosse, dans un livre ambitieux sur les « racines dialogiques de la déduction » 1. Un raisonnement déductif consiste à établir la conclusion qui découle nécessairement de prémisses, typiquement sous la forme d’un syllogisme : tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel. En quoi n’est-ce pas le triomphe même de la « pensée par soi-même » ? En puisant aux sources historiques, cognitives, didactiques, mathématiques et épistémologiques de cette pratique de la déduction, et des obstacles qu’elle rencontre (les fameux sophismes), Dutilh Novaes montre qu’elle n’a d’utilité que dans un contexte antagoniste ou coopératif, c’est-à-dire sous la forme d’un dialogue, quand on pense « ensemble », et non « par soi-même ».

De fait, une déduction en tant que telle ne nous apprend rien. Si on connaît les prémisses, on connaît pour ainsi dire déjà la conclusion. Pourquoi Socrate est-il mortel ? Parce que c’est un homme, pardi ! Mais alors, si rien n’est jamais découvert suite à une déduction, quel est l’intérêt de déduire quoi que ce soit ?

La véritable fonction d’une déduction est ailleurs. Ses propriétés sont de préserver la vérité de façon nécessaire, d’isoler les différentes étapes d’un argument et de mettre entre parenthèses nos idées préconçues. Avec ces ingrédients, on réalise que la force du raisonnement déductif n’est pas tant de produire des conclusions que d’aligner une discussion sur un socle intellectuel commun. Du moment que le raisonnement est correct, on est forcé d’accepter ses conséquences logiques : sur cette base, on peut alors s’atta­cher à examiner de près la véracité des prémisses, demander des précisions et des développements, corriger des erreurs, désambiguïser des propositions floues, ajouter des éléments, renforcer des faiblesses, dissiper des malentendus…

La déduction est donc avant tout un dispositif communautaire destiné à calibrer différents individus sur une pensée qu’ils puissent partager, ce qu’illustre parfaitement la pratique du dialogue philosophique dans l’Antiquité. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle suscite tant de difficultés lorsqu’on l’enseigne comme un pur raisonnement individuel, et cela explique aussi que ceux qui prétendent « penser par eux-mêmes » aboutissent généralement, hélas, à des conclusions ­désastreuses.

Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).

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Célébrée pour ses œuvres dédiées à la jeunesse, Eléni Katsamà débute avec succès en tant que romancière avec « Vie et morts d’Alexàndra Déllì ». Adolescente des années 1950, Alexàndra vit dans un village isolé, environné d’êtres ­fantastiques. Telles ces femmes qui dialoguent volontiers avec la mort et prévoient son arrivée. Dans un entretien accordé au site Tetragono, l’écrivaine raconte avoir connu « ces femmes infatigables, vers lesquelles elle continue de se tourner ». La revue littéraire Diastixo apprécie le « réalisme magique » qui imprègne le roman et note que « dans cet univers patriarcal, les femmes sont cantonnées à la transcendance ». L’héroïne se trouve arrachée à ce monde à la fois dur et enchanté pour être jetée dans le bruit de la grande ville, illustration de ce passage du monde rural à la pauvreté urbaine que les Grecs nomment l’« émigration intérieure ». Là, Alexàndra vit sous la férule d’un mari terrifiant qu’elle n’a pas choisi. Entre critique frontale et pas de côté vers le surnaturel, le livre emprunte beaucoup à l’univers du conte. Cette forme mixte suscite l’admiration de Lina Pandaleon, critique respectée au quotidien I Kathimeriní : « Ce conte pour adultes regorge de mort et de sang tout en laissant toujours place à l’inattendu », applaudit-elle. 

[post_title] => Un conte pour adultes [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => un-conte-pour-adultes [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-01-05 08:22:35 [post_modified_gmt] => 2022-01-05 08:22:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=114083 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Ce fut l’un des succès de librairie les plus improbables de ces dernières années en Espagne, et Books n’avait pas manqué de s’en faire l’écho 1. Qui aurait prédit, en effet, qu’un pavé de quelque 550 pages sur l’invention et les tribulations des livres dans l’Antiquité, écrit par une spécialiste des lettres classiques, serait réimprimé seize fois en moins d’un an et s’écoulerait à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires ? L’auteur de ces lignes a eu l’occasion de vérifier que l’engouement outre-Pyrénées ne retombait pas. De passage à Barcelone cet automne, il avait emporté la traduction française du livre (en vue de cet article) et s’est fait alpaguer par des inconnus qui, reconnaissant la couverture (identique à celle de la version espagnole originale), voulaient connaître son avis.

Il est assez simple : ce livre est une merveille. Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas rendu l’érudition aussi attrayante. Irene Vallejo est aussi romancière et elle excelle dans la mise en scène des informations, qu’elles soient ultrapointues, déconcertantes ou, au contraire, déjà rabâchées. Ses phrases sont simples, jamais niaises. À son exposé savant, qui ne suit aucun ordre apparent mais reste toujours très clair, elle mêle des réflexions plus personnelles, voire des confidences sur sa vie et celle de sa famille. Avec elle, l’Antiquité prend vie.

Au centre de son ouvrage, la fabuleuse bibliothèque d’Alexandrie, ce projet fou, unique dans l’Histoire, de rassembler à un même endroit tous les livres jamais écrits. Il naquit dans l’esprit mégalomane des souverains grecs d’Égypte au IIIe siècle avant notre ère. Vallejo raconte comment leurs envoyés parcoururent tout le monde connu afin de collecter le maximum de manuscrits. Pour mettre la main sur certains d’entre eux, tous les moyens étaient bons, même le mensonge et l’escroquerie : « Ptolémée III, écrit-elle, désirait ardemment les versions officielles des œuvres d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide conservées à Athènes depuis leur représentation lors des concours tragiques. Les ambassadeurs du pharaon demandèrent qu’on leur prête les précieux rouleaux pour que leurs scribes minutieux en fassent des copies. Les autorités athéniennes exigèrent la garantie exorbitante de 15 talents d’argent, l’équivalent de millions de dollars d’aujourd’hui. Les Égyptiens payèrent, remercièrent platement, jurèrent solennellement de rapporter les œuvres prêtées avant – disons – douze lunes, se vouèrent eux-mêmes à de truculentes gémonies si les livres n’étaient pas rendus en parfait état puis, bien entendu, se les approprièrent, renonçant à leur caution. »

Par rapport à toutes les autres régions du monde ancien, l’Égypte bénéficiait, en matière de livres, d’un atout décisif : elle était le premier producteur du matériau qui, pendant des millénaires, servit à les fabriquer, le papyrus. Auparavant, en Mésopotamie, on avait utilisé des tablettes d’argile : solides, durables, mais peu pratiques. Les rouleaux de papyrus, qui mesuraient en général entre 13 et 30 centimètres de large pour une longueur de 3 mètres (et parfois beaucoup plus), étaient des « objets flexibles, légers, prêts pour le voyage et l’aventure ».

Cela dit, hormis le rouleau, au moment où fut inaugurée la bibliothèque d’Alexandrie, tout ou presque restait encore à inventer – et d’abord le métier même de bibliothécaire. Démétrios de Phalère s’en chargea : il avait fréquenté à Athènes la première bibliothèque organisée selon un système de classement rigoureux, celle d’Aristote. Il en transplanta le modèle en Égypte. Il eut pour successeurs Aristophane de Byzance et Callimaque de Cyrène. Le premier, renommé pour sa mémoire prodigieuse, était une véritable archive vivante. Le second, comprenant que la fabuleuse collection de la bibliothèque commençait à dépasser les capacités de mémorisation humaine, entreprit d’en ­dresser le catalogue : « Il traça un atlas de tous les écrivains et de toutes les œuvres. Il résolut des problèmes d’authenticité et de fausses attributions. Il trouva des rouleaux sans titre qu’il était nécessaire d’identifier. Quand deux auteurs portaient le même nom, il enquêta sur chacun pour les différencier. Dans certains cas, on avait confondu le nom et le surnom. Par exemple, le véritable nom – oublié – de Platon était Aristoclès. Aujourd’hui, on le connaît seulement par ce qui semble avoir été son surnom au gymnase, Platon, qui en grec signifiait “dos large” – le philosophe devait être très fier de ses talents de pugiliste sur le sable. »

Ce fut à Alexandrie aussi qu’on se rendit compte qu’à force d’avoir été copiés et recopiés les textes de beaucoup d’œuvres s’étaient gâtés, alourdis d’erreurs et de contresens parfois grossiers. On décida d’y remédier. « Les gardiens de la bibliothèque se lancèrent alors dans un travail de quasi-détectives, comparant toutes les versions de chaque œuvre qu’ils avaient à leur portée pour reconstruire la forme originale des textes. Ils cherchaient les fossiles de mots perdus et des strates de signification sous l’absence de sens des couches supérieures. Cet effort fit avancer les méthodes d’étude et d’investigation, et servit d’entraînement à une importante génération de critiques. Les philologues alexandrins préparèrent des exemplaires corrigés et extrêmement soignés des œuvres littéraires qu’ils considéraient comme les plus précieuses. Ces versions optimales étaient à la disposition du public comme matrice pour de futures copies et même pour le marché des livres. Les éditions que nous lisons et traduisons aujourd’hui sont les enfants des chercheurs de mots d’Alexandrie. »

Tant de choses ayant trait aux livres nous semblent aller de soi : qu’ils aient un titre, par exemple. Longtemps, pourtant, ce ne fut pas le cas. On les désignait par leur sujet ou leurs premiers mots : L’Énéide était ainsi « Arma virumque cano ». Et Vallejo rappelle que l’usage s’est perpétué jusqu’à aujourd’hui dans les encycliques papales.

Combien d’ouvrages rassemblait la bibliothèque d’Alexandrie ? On l’ignore. Sans doute des dizaines, des centaines de milliers, peut-être 400 000. Ce que l’on sait, c’est que le catalogue finit par occuper 120 rouleaux, cinq fois plus que tout le texte de L’Iliade. L’un des leitmotivs de L’Infini dans un roseau est l’extrême fragilité des livres et le miracle qu’a constitué la survie de bon nombre d’entre eux pendant des millénaires. À l’époque où les Ptolémées créaient leur grande bibliothèque, Qin Shi Huangdi, le premier empereur de Chine, dressait des bûchers, lui, pour faire disparaître tous les écrits qui s’écartaient de sa nouvelle orthodoxie.

L’Histoire est pleine de ces destructions irrémédiables. La bibliothèque d’Alexandrie n’y échappa d’ailleurs pas, même si les historiens ne s’accordent pas sur le moment où elle aurait eu lieu. Fut-elle réduite en cendres par un incendie qu’avaient allumé les troupes de César et qui se serait propagé par accident à une partie de la ville ? Vallejo en doute. Elle pense que ce qui brûla, ce fut tout au plus des entrepôts du port contenant des rouleaux peut-être vierges. Fut-ce alors la faute des Arabes ? L’anecdote est célèbre : Amr ibn al-As, le conquérant de l’Égypte, demande au calife Omar ce qu’il convient de faire des livres de la bibliothèque d’Alexandrie. La réponse du calife : « Si leur contenu coïncide avec le Coran, ils sont superflus ; sinon, ils sont sacrilèges. Il faut donc les détruire. » Là encore, Vallejo ne croit guère à cette histoire trop romanesque pour être vraie. Elle penche plutôt pour une décadence progressive. Après la chute des Ptolémées, sous l’occupation romaine, les fonds si généreusement dispensés jusqu’ici se tarirent peu à peu. Fini le couvert gratuit pour les savants. On cessa de subventionner leurs travaux, tout comme la restauration des rouleaux usés et l’acquisition de nouveaux. La ruine gagna peu à peu ce qui avait été et reste l’un des projets les plus ambitieux de toute l’histoire humaine. Une fin aussi peu spectaculaire que tragique. 

— B. T.

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Ils fracassèrent les crânes à coups de masse et de marteau en bois de prunier. Ils percèrent les chairs de leurs lances, de leurs épées, de leurs poignards, bandèrent leurs arcs et firent pleuvoir des flèches du ciel. Puis les corps ensanglantés furent abandonnés dans la boue. Certains furent emportés par le courant ou coulèrent au fond de la rivière, qui s’appelle aujourd’hui la Tollense et serpente dans le même lit qu’il y a trois mille trois cents ans.

Ce massacre de l’âge du bronze survenu dans le Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, dans l’est de l’Allemagne, constitue l’un des grands mystères de la préhistoire. Plus de 12 000 fragments de squelette ont été exhumés depuis 1996, et l’on en découvre de nouveaux presque chaque semaine. L’une des trouvailles les plus impressionnantes est un crâne dans lequel est fichée une pointe de bronze.

Nulle part en Europe n’existent des preuves plus anciennes d’un massacre d’une telle ampleur. Est-il possible que la première guerre de notre continent se soit déroulée près du petit village de Weltzin, que l’on peut rejoindre par un paisible chemin de campagne ?

Les découvertes faites sur les berges de la rivière, dont des armes, des bijoux et des os de chevaux, ont fait sensation dans le monde entier. Elles ont donné lieu à des centaines d’essais, d’articles et de reportages télévisés, ainsi qu’à une exposition très courue qui a contribué à promouvoir la théorie selon laquelle les rives de la Tollense auraient été le théâtre de la toute première guerre. Mais aujourd’hui des doutes s’élèvent : il n’est plus si sûr que le récit d’un affrontement entre deux « armées » tienne encore la route. Cette remise en question vient, excusez du peu, de Detlef Jantzen, directeur du service régional d’archéologie du Mecklembourg-Poméranie-Occidentale. Il prend ses distances par rapport au scénario guerrier si médiatisé et privilégie désormais une autre théorie : selon celle-ci, la confrontation sanglante survenue au bord de la Tollense n’était pas une bataille entre deux armées. Il s’agissait d’un raid sur un important convoi de marchandises, perpétré par des voleurs qui ont agi avec une extrême brutalité puisque les morts se comptent par centaines.

Avec cette nouvelle théorie, Jantzen a ouvert un débat sur l’une des plus importantes découvertes de l’histoire archéologique allemande. La question n’est pas simplement de savoir ce qui s’est passé dans la vallée de la Tollense, mais aussi, de façon plus générale, de comprendre jusqu’où les archéologues peuvent aller dans leur interprétation des os et autres vestiges qu’ils mettent au jour.

S’il s’avérait que les protagonistes de l’affrontement n’étaient « que » des voleurs et des commerçants, et non des armées, la dimension spectaculaire de ces fouilles s’en trouverait sensiblement réduite. Après tout, une guerre indiquerait l’existence de structures organisationnelles inconnues jusqu’alors en Europe à l’âge du bronze – peut-être une sorte d’empire avec à sa tête une puissante maison régnante, qui, au bord de la Tollense, aurait voulu défendre son territoire et sa souveraineté. En revanche, un raid ne fournirait qu’une énième preuve du fait bien connu qu’il y a trois mille trois cents ans existait déjà un vaste commerce du cuivre, de l’étain, de la laine et d’autres marchandises, non seulement en Égypte et en Mésopotamie, mais aussi sur le continent européen. Ce sont notamment les résultats de nouvelles recherches menées à Mayence qui ont mis la puce à l’oreille de notre archéologue. Des chercheurs de l’université Johannes-Gutenberg ont examiné des restes provenant de victimes du massacre de la Tollense. Au fil du temps, les squelettes enfouis dans le limon s’étaient désagrégés sous l’effet de la putréfaction et du courant, si bien que l’on n’a retrouvé que des fragments épars impossibles à associer entre eux.

Lors de précédentes enquêtes anthropologiques, la plupart des ossements avaient été attribués à des hommes âgés de 18 à 40 ans. Or les analyses ADN effectuées à Mayence ont montré que certains débris provenaient en fait de squelettes féminins. Une découverte déconcertante. A-t-on affaire à des amazones, à des guerrières chevronnées qui maniaient elles-mêmes l’épée ? Ou s’agissait-il plutôt de commerçantes appartenant à une caravane ? Selon Jantzen, certaines traces sur les ossements vont, elles aussi, à l’encontre de l’hypothèse d’une guerre. Celles-ci suggèrent que beaucoup des morts de la Tollense étaient habitués de leur vivant à faire de longues marches et à porter de lourds bagages – mais pas à tirer à l’arc ni à combattre à l’épée. L’archéologue considère donc que l’affirmation selon laquelle ce sont des guerriers morts sur les rives de la Tollense est « scientifiquement infondée ». D’autant que les épées, massues et couteaux trouvés dans la vallée ne peuvent être attribués à aucune des personnes tuées.

La théorie d’une attaque contre des marchands relativement sans défense est également corroborée par le fait que la route qui traverse la vallée de la Tollense était, selon toute probabilité, une voie importante pour le commerce à longue distance : lors des fouilles, les archéologues ont trouvé les restes d’un pont de bois. Une analyse dendrochronologique a révélé que la structure avait au moins 500 ans au moment du massacre et qu’elle avait été réparée à plusieurs reprises.

Le pont a été découvert par Joachim Krüger, archéologue et historien à l’université de Greifswald, qui participe depuis de nombreuses années aux recherches sur la Tollense. Par un jour brumeux de début novembre, cet homme de 49 ans gare sa voiture sous un vieux chêne du village de Weltzin pour rencontrer Ronald Borgwardt. Ce conservateur bénévole de sites archéologiques et amateur de plongée se rend presque tous les jours dans la « vallée de la mort », comme il l’appelle. Il tombe sans cesse sur des ossements et autres souvenirs du massacre. Les deux hommes se dirigent vers la rivière en foulant l’herbe humide. Ici, le courant est fort, et la Tollense atteint parfois 4 mètres de profondeur. Au bout de vingt minutes, Krüger et Borgwardt arrivent près d’un vaste pâturage. Juste à côté passait l’ancienne voie de communication, large d’environ 3 mètres – suffisamment pour les charrettes et les animaux de bât comme les chevaux. « Cet endroit a été un point stratégique pour le commerce pendant des siècles », estime Krüger. Néanmoins, il pourrait ne pas adhérer à la théorie du raid chère à son confrère Jantzen.

Pour Krüger, c’est surtout le nombre d’ossements qui plaide en faveur d’une bataille. Les restes de squelette découverts jusqu’à présent peuvent être attribués à au moins 144 individus, mais le nombre de personnes réellement tuées est sans doute beaucoup plus élevé. Un quart, tout au plus, du champ de bataille potentiel a été exploré à l’heure actuelle. En outre, seuls les restes des corps qui ont été enfouis dans le sous-sol marécageux ou qui ont fini dans la rivière ont été préservés. Les dépouilles des personnes tuées loin des berges ont d’abord été mangées par des animaux, puis elles se sont décomposées en quelques années. Il est par ailleurs possible qu’un certain nombre de corps aient été enterrés dans d’autres endroits, encore inconnus.

Les modélisations qui ont été réalisées indiquent que 4 000 personnes pourraient avoir été impliquées dans les événements de la Tollense – et que plus de 1 000 d’entre elles sont mortes. Les traces de blessures spécifiques trouvées sur les os suggèrent qu’une grêle de flèches a fait un grand nombre de victimes. Krüger ne croit pas à la présence de nombreuses femmes, comme l’ont supposé certains médias après les analyses de Mayence.

Les ossements qui ont été livrés à l’université Johannes-Gutenberg pour y être soumis à une analyse ADN appartenaient à 14 individus au moins. Or on avait délibérément inclus dans ce lot les deux seuls crânes ayant été identifiés comme « probablement féminins » lors des examens précédents. Le fait que cette évaluation ait pu être confirmée en laboratoire témoigne de l’œil exercé de l’anthropologue qui les a étudiés. Il est cependant délicat, d’un point de vue statistique, d’extrapoler à partir de ces résultats ADN et d’en déduire la présence de nombreuses femmes.

Quant aux marques sur les os laissant supposer que les victimes se déplaçaient lourdement chargées, notre historien les considèrent elles aussi comme un « argument faible ». Un bon nombre des arcs connus de l’âge du bronze avaient, selon lui, un poids de traction d’à peu près 20 kilos, tandis que les épées étaient extrêmement légères (environ 1 kilo). Manier les deux armes ne requérait, par conséquent, aucun effort particulier. Leur usage régulier n’a « probablement » pas eu d’effet sur le squelette. Pour Krüger, que les études anthropologiques aient mis en évidence le fait que certains individus marchaient apparemment beaucoup et portaient de lourdes charges ne veut pas dire grand-chose. Il est tout à fait possible que les guerriers n’aient pas fait que se battre, qu’ils aient aussi beaucoup marché.

Thomas Terberger, 61 ans, qui a enseigné à l’Université de Greifswald et travaille aujourd’hui à l’Université de Göttingen et à l’Office national de conservation des monuments de Basse-Saxe, est du même avis. Avec Krüger et plusieurs autres auteurs, ce préhistorien est à l’origine d’un livre très réussi, Tollensetal 1300 v. Chr. « Je ne vois aucune raison de rejeter notre théorie d’une grande bataille entre deux groupes », soutient Terberger. Toutefois, il appelle à approfondir les recherches pour identifier enfin les protagonistes de l’affrontement et leurs motivations. Y avait-il deux camps qui se disputaient le pont ? Était-ce l’accès aux matières premières ou la possibilité de percevoir une taxe de passage qui était en jeu ? Un conflit local entre une poignée d’agriculteurs semble exclu au vu des découvertes et des dimensions du champ de bataille. Il est beaucoup plus probable que des personnes venant de régions éloignées aient également participé à l’événement.

Une méthode courante pour déterminer l’origine géographique d’un individu dont on a retrouvé la dépouille consiste à mesurer la teneur en strontium de ses os, de ses dents, de ses ongles ou de ses cheveux. Le strontium est stocké dans l’organisme selon des rapports isotopiques différents, en fonction du lieu de vie et du type de nourriture qu’on y trouve. Les analyses ont montré que certaines personnes étaient probablement originaires de la région, mais que d’autres avaient dû grandir ailleurs. Ces résultats pourraient corroborer la thèse de guerriers indigènes contraints de se défendre contre une armée étrangère. Cependant, l’analyse isotopique du strontium a aussi ses inconvénients. On a pu le voir récemment avec le cas de la « fille d’Egtved », qui a vécu un peu plus tôt que les victimes des bords de la Tollense. Les résultats des analyses de laboratoire racontaient une histoire passionnante, celle d’une adolescente qui avait voyagé à plusieurs reprises de la Forêt-Noire jusqu’à ce qui est maintenant le Danemark. La raison de ces longs trajets a fait l’objet de vives spéculations dans le monde scientifique et dans les médias. Jusqu’à ce qu’il s’avère que l’agriculture moderne pouvait avoir une influence considérable sur la signature isotopique en strontium des sols – et que la jeune fille n’avait peut-être jamais quitté le Danemark.

Les analyses ADN effectuées à Mayence étaient censées lever le voile sur l’origine des victimes de la Tollense, mais les résultats se révélèrent décevants. Les chercheurs ont seulement constaté que les individus examinés venaient vraisemblablement de quelque part en Europe centrale ou du Nord.

Pour ce qui est du massacre de la Tollense, la « bonne vieille typologie » est beaucoup plus pertinente que les méthodes archéométriques et génétiques modernes, affirme le préhistorien Terberger. La soixantaine de pointes de flèche en bronze et les quelques fibules découvertes sur le champ de bataille potentiel sont plutôt atypiques pour le nord de l’actuelle Allemagne. Des modèles similaires ont été découverts dans la région de moyennes montagnes qui va du Rhin aux monts Métallifères, par exemple. Des hommes originaires de ce qui est aujourd’hui la République tchèque et la Pologne ont-ils participé au massacre de la Tollense ? Étaient-ils des guerriers ou des voleurs ? Ou s’agissait-il de commerçants inoffensifs qui voulaient proposer leurs marchandises dans ce qui est devenu le Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale ?

Peut-être tomberons-nous un jour sur les vestiges d’une forteresse ou d’une tombe, estime Joachim Krüger. Peut-être en surgira-t-il des indices de l’existence d’un prince de l’âge du bronze qui avait le pouvoir de mener plusieurs centaines d’hommes au combat, et, pourquoi pas ? contre des envahisseurs venus du sud-est. « La vérité pourrait être encore enfouie sous terre », spécule Krüger lors d’une promenade sur les rives de la Tollense. Ne reste qu’à la trouver.

Guido Kleinhubbert est journaliste à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. — Cet article est paru dans le Spiegel le 4 décembre 2020. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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Jusqu’à sa mort, en 2006, Stanislas Lem n’a jamais su se servir d’un ordinateur, affirme Janusz R. Kowalczyk sur Culture.pl. Et pourtant, le critique l’assure : dans les années 1960, l’auteur polonais de science-fiction avait déjà inventé Internet, les audio­livres et les ebooks, Google, les smartphones, mais aussi l’impression 3D, la réalité virtuelle, la post-vérité, le transhumanisme, les biotechnologies et, tant qu’à faire, même Les Sims et Matrix

À l’instar de Kowalczyk, la presse polonaise a profité de cette année 2021, centenaire de la naissance de Stanislas Lem, pour célébrer un auteur à part dans le pays : romancier, philosophe, essayiste, humaniste, il est devenu, avec des traductions dans plus de 40 langues, l’un des écrivains de SF les plus lus et reconnus au monde. Même chez les Américains, qui le nommèrent membre honoraire de la Science Fiction & Fantasy Writers of America – lui-même dénigrait la SF américaine, à part Philip K. Dick, ce même Dick qui le dénonça au FBI comme agent de Moscou… Les adaptations de plusieurs de ses œuvres, comme Solaris et Le Congrès de futurologie, furent par ailleurs des succès au cinéma (ces deux romans viennent d’être réédités en France chez Actes Sud).

« Lem était un maître, mais un maître atypique, explique Kowalczyk. En tant que scientifique, il possédait de grandes connaissances dans le domaine des mathématiques, de la robotique, de l’astronomie et de la physique. » Résultat : son univers ne sent pas le carton-pâte. Les décors sont ultraréalistes, les inventions comme surtestées en laboratoire, les personnages font corps avec leur combinaison, l’accélération de la pesanteur est calculée au gramme près, les astres cartographiés au millimètre. De quoi créer un sentiment de vraisemblance, de normalité, voire de routine unique dans ce genre littéraire.

Et c’est, selon Culture.pl, dans Les Aventures du pilote Pirx que ce réalisme se déploie avec le plus d’efficacité. Ce recueil de nouvelles, s’il vient de sortir en France, a été publié en 1968 en Pologne, au nez et à la barbe d’un régime communiste peu suspicieux en matière de SF – des histoires qui se passent très loin et dans très longtemps, et qui surtout subliment un progrès technologique après lequel le régime lui-même courait. Dans ces dix nouvelles, le Système solaire est en effet apprivoisé, la Galaxie démystifiée (la Terre « ressemblait à une minuscule rognure d’ongle bleuie »), les voyages interstellaires sont d’une banalité absolue (« les vols de patrouille étaient comparés, non sans raison, à un séjour dans une salle d’attente, la seule différence étant que le dentiste n’arrivait pas »). Mais, dans chaque nouvelle, l’ordinaire est bousculé par des événements qui ne le sont pas. Et c’est le héros Pirx qui va en faire les frais.

Au début, Pirx est un apprenti pilote au visage poupin, c’est le « cadet Pirx », motivé mais pas forcément doué, distrait et surtout malchanceux – une mouche qui crée un court-circuit dans un vaisseau en se posant sur deux fils dénudés ! « Et il est isolé socialement », note le quotidien Gazeta Wyborcza, résumant : « On dirait aujourd’hui que c’est un geek. » Puis, au fil des nouvelles, il va passer de cadet à pilote d’un « patrouilleur où il y avait juste la place de faire un large sourire », puis d’un monstre de 19 000 tonnes avec « l’impression d’être un vieux loup du cosmos, un routier du vide galactique ». Une réussite attribuée à « son intuition, qui lui permet d’agir de façon non schématique, à son sang-froid et à une conception du monde pleine de bon sens », juge la Gazeta Wyborcza.

Mais l’approche drôle et grotesque propre à ce recueil ainsi que sa vision optimiste de l’être humain s’étioleront au fil de l’œuvre de Lem, obsédé par les problèmes éthiques liés à la science et aux conséquences du développement technologique pour l’humanité. À la fin, ce n’est pas cette dernière qui gagne : « Le mythe du progrès et de l’expansion joyeuse, conclut Culture.pl, est irrémédiablement supplanté par des récits soulignant le côté obscur de l’humanité. »

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À Gênes, le mois de juillet 2021 a été celui d’un anniversaire particulier : vingt ans se sont écoulés depuis le G8 de 2001, marqué par la répression violente des mani­festants altermondialistes venus du monde entier et par la mort d’un contestataire italien, Carlo Giuliani, âgé de 23 ans. Ces débordements policiers, dont un assaut nocturne de l’école Armando-Diaz, qui servait de dortoir à 300 militants, ont valu à l’Italie plusieurs condamnations par la Cour européenne des droits de l’homme. Si le G8 de Gênes a représenté à la fois l’apogée et le début du déclin du mouvement altermondialiste qui se développait depuis la fin des années 1990, les questions posées par ce mouvement « restent toutes d’actualité », souligne Il Manifesto.

Les événements de Gênes ont eu un impact très fort sur la jeunesse de l’époque, et c’est bien ce que montre l’ouvrage du chercheur en histoire contemporaine Gabriele Proglio, qui dresse en creux « le portrait d’une génération marquée par une expérience brutale ». Mêlant témoignages et récit médiatique fait au moment des événements, le livre « réussit à pénétrer là où le déluge d’images n’était pas arrivé ». Cette enquête, menée vingt ans après les faits, dit encore Il Manifesto, donne à lire « une narration encore à chaud mais épurée des excès de l’immédiateté ». 

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Chroniqueur au Financial Times, Simon Kuper est un amoureux du FC Barcelone depuis toujours et l’auteur de deux ouvrages de référence sur l’univers du ballon rond. Dans son nouveau livre, Barça, il retrace l’histoire de ce club mythique. « Il a pu puiser dans ses “plus de 200 carnets” compilés depuis 1998 et a interviewé la plupart des personnes associées au club », souligne The Spectator, qui salue un livre « incisif et fascinant ». Le magazine poursuit : « Pour comprendre l’âge d’or du Barça (2008-2015), Kuper s’est focalisé sur le triumvirat Johan Cruyff, Pep Guardiola et Lionel Messi. » Idole des supporters néerlandais et catalans, moins connu ailleurs, Cruyff a joué au Barça dans les années 1970 avant d’en prendre la direction. « Il est extrêmement rare qu’un joueur de génie soit aussi un fin stratège. C’était le cas de Cruyff. Ajoutez à cela “une dose quasi pathologique de confiance en soi” et vous aurez une idée de l’atmosphère qui régnait sur le terrain pendant les années où il a entraîné le FC Barcelone (1988-1996) », relève The New Statesman. Sa maxime « Avant de faire une erreur, je ne la fais pas » est devenue célèbre.

Mais c’est en 2008, sous la houlette de Pep Guardiola, disciple de Cruyff, que le club catalan a atteint des sommets à la fois techniques, tactiques et esthétiques. Cruyff a « construit la cathédrale », comme Guardiola aimait à le dire, et ce dernier « allait la restaurer, la mettre en valeur, lui donner une nouvelle lumière et une aura », poursuit The New Statesman. Kuper s’attarde sur l’importance de La Masia, ce centre de formation qui s’est imposé partout dans le monde comme une référence. En 2010, les finalistes du Ballon d’or – Lionel Messi, Xavi Hernández et Andrés Iniesta – y ont tous les trois fait leurs classes. « La montée en puissance du Barça a eu la chance de coïncider avec l’émergence de Messi », souligne The Spectator, à qui Kuper consacre le troisième volet du livre. Celui-ci finit pourtant sur une note plus sombre. Départ de Messi pour le PSG, dette abyssale de 1,2 milliard d’euros, transferts ratés, conséquences de la pandémie : le club iconique est aujourd’hui dans une situation compliquée. La cathédrale Barça tremble sur ses fondations. 

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