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Chaque révolution scientifique et technologique s’accompagne d’un élan de spiritisme romantique, observe Igor Gouline dans les pages du quotidien Kommersant. « Nous savons, par exemple, combien les débuts de la radio étaient étroitement liés aux tentatives pour entendre la voix des morts. » Avant qu’Internet ne soit accessible au grand public, dans les années 1990, l’idée d’un réseau de communication parcourant le monde a travaillé les esprits les plus brillants et les plus farfelus pendant plusieurs décennies, notamment du côté de l’URSS. C’est la thèse du livre « L’archéologie de l’Internet russe », de l’historienne des médias Natalia Konradova. « Les événements [décrits] couvrent pratiquement tout le XXe siècle, des utopies avant-gardistes de la “science universelle de l’organisation” d’Alexandre Bogdanov jusqu’au cosmisme de Nikolaï Fiodorov en passant par les fantaisies de l’écrivain Andreï Platonov sur la capacité de l’électricité à transformer le monde physique. Ces idées presque hérétiques ont eu un impact direct sur les cybernéticiens soviétiques de l’ère du dégel », poursuit le critique. Le plus célèbre d’entre eux, l’académicien Viktor Glouchkov, est le père de l’Ogas, une sorte de version informatisée de la planification socialiste de l’économie qui n’a pas pu être mise en œuvre. Il avait également rêvé à la préservation de l’individu sous forme numérique après sa mort biologique. Autre fait insolite rapporté par Konradova : le détournement de lignes téléphoniques non attribuées par des hippies, des traficoteurs et d’autres marginaux dans les années 1970. Sous le couvert de pseudonymes, ils menaient des discussions interminables et passaient de la musique tout en échappant au contrôle de l’État. 

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La cinéaste Věra Chytilová, figure de proue de la nouvelle vague tchèque, avait l’habitude de parvenir à ses fins. Quitte à faire des scènes mémorables, comme lorsqu’elle interrompit une conférence de presse du chef du département culture du Comité central parce que les communistes l’avaient censurée. Ou encore lorsqu’elle s’invita, menaçante et vociférante, dans le bureau du directeur des studios Barrandov, à Prague, pour tâcher de le convaincre de la laisser travailler. « Grâce à mon mauvais caractère, à ma grande irascibilité, on n’a pas réussi à me briser », affirmait la réalisatrice des Petites Marguerites dans une interview au quotidien Lidové noviny en 2009.
Mais Věra Chytilová est morte en 2014, à 85 ans, sans avoir réussi à mener à bien son grand projet, pour lequel elle s’était battue la moitié de sa vie : réaliser le biopic de l’écrivaine Božena Němcová (1820-1862). Cette femme engagée et émancipée, qui bouscula les idées reçues de son époque, est notamment l’auteure de Babitchka (ZOE, 2008), le premier grand roman de la littérature tchèque, objet d’un véritable culte dans le pays. La ­vallée où se déroule l’intrigue a été rebaptisée la « vallée de Babitchka » et le livre a connu 350 éditions. Que le film n’ait pas pu se faire est vu comme une grande perte pour le cinéma tchèque par les spécialistes et la presse, qui peuvent toutefois se consoler avec le scénario : écrit par Chytilová à la fin des années 1960, il vient d’être publié. 
« Ce livre est une nouvelle occasion de célébrer Chytilová, mais cette fois-ci en tant qu’écrivaine. Elle savait aussi bien exprimer ses points de vue par l’image que par les mots », juge ainsi Radio Praha, célébrant une « œuvre biographique sans pareil ». Au-delà du genre unique de ce « conte cinématographique », marqué selon Radio Vltava par une « mise en scène rapide, au rythme presque infernal », il s’agit surtout d’un jeu de miroirs entre l’auteure et son alter ego. Une « rencontre entre deux personnalités exceptionnelles, deux femmes hors du commun qui ont marqué la société et la culture de leur pays », selon Radio Praha.
Němcová voulait écrire, militer, aimer comme elle l’entendait, n’en déplaise à la morale hypocrite du XIXe siècle. Dans les années 1960, Chytilová aura eu raison, sans même parler des obstacles politiques, d’un monde cinématographique phagocyté par les hommes, les préjugés et la peur de la modernité. 

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Victor Hugo, on le sait, n’était pas seulement un immense écrivain. Il dessinait merveilleusement. Même chose pour Cocteau, qui se défendait presque aussi bien le crayon que la plume à la main. Le grand compositeur Arnold Schoenberg, quant à lui, peignait avec un tel talent que ses toiles furent exposées aux côtés de celles de Kandinsky. Notre époque est à l’hyperspécialisation ; la polymathie y est suspecte. Pourtant, note Christine Brinck dans Die Zeit, « elle n’est pas nécessairement synonyme d’amateurisme », au contraire. Un ouvrage collectif, paru outre-Rhin, rassemble une cinquantaine d’essais sur ces sommités ayant excellé dans plusieurs domaines à la fois. Outre les figures déjà citées, il y est aussi bien question de Goethe, homme universel s’il en fut, que d’Andersen, l’auteur des fameux contes, dont Brinck rapporte qu’il fabriquait avec ses ciseaux « de véritables chefs-d’œuvre de papier découpé ». Loin d’être un handicap, la coexistence de plusieurs talents a tendance à créer des synergies, l’un étayant l’autre. Reste qu’il faut aussi parfois choisir ce que l’on veut privilégier : Angelika Kauffmann hésita longtemps entre la peinture et la musique – un vrai dilemme –, tout comme Ingres, qui faillit ­abandonner le pinceau pour l’archet de son violon. 

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Le sens du mot « apothéose » – l’élévation de quelqu’un au rang de dieu – n’a cessé d’évoluer au fil de l’Histoire. Dans la mythologie grecque, il signifiait l’admission d’un mortel parmi les dieux de l’Olympe ; les Égyptiens vénéraient les pharaons comme des divinités ; et, « dans la Rome antique, l’apothéose était facile, bien que bureaucratique : le Sénat a fait de Jules César un dieu simplement en adoptant une série de lois », observe The New Yorker.
Quid de l’époque contemporaine ? Dans son essai Accidental Gods, la chercheuse Anna Della Subin s’intéresse à l’apothéose depuis les grandes découvertes jusqu’à nos jours. L’exemple le plus connu est celui du navigateur James Cook. En 1779, alors qu’il commande sa troisième expédition en quête du passage du Nord-Ouest, il accoste aux îles Hawaii, après y avoir fait une première escale un an plus tôt. Son arrivée coïncide avec la célébration annuelle du Makahiki, une grande fête donnée en l’honneur du dieu de la fertilité Lono. Y voyant l’accomplissement d’une prophétie, les insulaires l’assimilent à Lono et commencent à lui vouer un culte. Mais cette promotion tourne au vinaigre : les Hawaïens finissent par tuer Cook et, selon l’une des versions, le rôtir. « La question de savoir qui peut créer un dieu est aussi fascinante que celle de savoir qui peut en tuer, et Anna Della Subin tente de répondre aux deux », commente l’hebdomadaire.
Parmi les hommes (et quelques femmes) qui ont été vénérés comme des dieux, on croise au fil des pages d’autres explorateurs (Colomb, Cortés), des administrateurs coloniaux (Horace Cro­cicchia, John Nicholson), le roi d’Éthiopie Haïlé Sélassié, le penseur indien Jiddu Krishnamurti, le général MacArthur… Certains ont protesté contre l’adulation dont ils faisaient l’objet, d’autres ont joué le jeu. C’est le cas du prince Philip, qui apprend dans les années 1970 qu’on lui voue un culte sur l’île de Tanna, dans l’archipel de Vanuatu, alors administré conjointement par la France et la Grande-Bretagne. Il envoie aux villageois des photos dédicacées et accepte en retour des cadeaux cérémoniels, provoquant l’ire des Français qui l’accusent d’exploiter la situation à des fins politiques…
« Bien qu’aucun de ces cultes n’ait évolué vers un mouvement religieux majeur (excepté le rasta­farisme), ils jettent une lumière nouvelle sur la dynamique du colonialisme et les malentendus entre les Occidentaux et les régions du monde qu’ils cherchaient à dominer, ou du moins à comprendre et à contrôler », note The Washington Post. Le quotidien salue une narration habile, non sans émettre un regret : Subin inscrit son ouvrage dans le paradigme cher à Michel Foucault « qui tend à réduire les phénomènes religieux et culturels à une histoire de pouvoir, généralement un pouvoir racialisé ». Ce cadre réducteur ne lui permet pas toujours de répondre aux questions qu’elle soulève, mais invite à une réflexion plus large sur les paradoxes du sentiment religieux. 

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En 1924 surgit à Lhassa, pour Mönlam – la grande fête du Nouvel An tibétain –, une vieille pèlerine accompagnée de son lama de fils. La créature, qui ne paie pas de mine et parle un tibétain rugueux, passe inaperçue dans la foule. C’est pourtant une importante personnalité lamaïste, peut-être même une dakini, l’incarnation d’une divinité féminine ; et son jeune fils serait lui-même un tulkou, c’est-à-dire la réincarnation d’un lama. Mais attirer l’attention, voilà précisément ce que la vieille femme ne souhaite pas : c’est en effet une Parisienne et la première Européenne à mettre les pieds dans la cité interdite de Lhassa, aussi dangereuse d’accès pour les Occidentaux que Tombouctou au siècle précédent. Pour gagner la ville sainte, Louise David, alias Alexandra David-Néel, a effectué un périple épouvantable de plu­sieurs mois par un itinéraire détourné, encore jamais exploré. Malgré quelques chaudes alertes, elle n’a jamais été reconnue, sauf par un lama (un voyant !) qui saura rester discret. Le récit qu’elle donnera de son exploit deviendra un best-­seller1 qui la propulsera directement sur le podium des grandes auteures-exploratrices-aventurières de l’Histoire.
Comment une petite Française quinquagénaire et rondelette, obsédée de propreté au point de ne voyager d’ordinaire qu’avec une minuscule baignoire portative, s’est-elle ainsi retrouvée à Lhassa avec juste la peau sur les os – une peau crasseuse, noirâtre et parcheminée de vieille Orientale ? Comme toujours, par l’effet combiné du hasard et de la nécessité.
Le hasard, c’est lui qui l’entraîne de rencontre en rencontre depuis le conservatoire de Bruxelles jusqu’au casino de Tunis via l’Opéra de Hanoï, avant que, dûment et très dignement mariée, elle ne prenne le chemin aventureux des ashrams de l’Inde puis des lamaseries tibétaines. Car, malgré toute son énergie et un joli filet de voix, Alexandra voit sa carrière de cantatrice plafonner et doit se contenter de la direction artistique d’un casino des colonies. Mais voilà : à la Belle Époque, une femme ne peut parvenir au succès sur scène qu’en manifestant en coulisse toutes sortes de talents, comme Alexandra l’affirme et surtout le démontre, amples détails à l’appui, dans plusieurs ouvrages 2. Or elle-même n’est pas une aventurière dans tous les sens du terme, et le « rut » la dégoûte au moins autant que la « prostitution artistique ». Ardente féministe, elle n’est d’ailleurs pas plus indulgente envers la « prostitution légale », alias la « profession maritale ». Mais, surprise, à Tunis elle sombre à son tour dans l’« esclavage matrimonial » en épousant un riche aristocrate, Philippe Néel de Saint-Sauveur, coureur invétéré de jupons de surcroît. Une fin ? Pas vraiment – à peine une halte de quelques années d’embourgeoisement (et de neurasthénie) avant de s’élancer vers l’Asie, grâce aux subsides de son mari mais sans lui. Une escapade de quatorze ans au total, sans divorce (elle s’y refuse obstinément) et même adoucie d’un torrent de lettres très affectueuses. Car Alexandra aime son mari, mais à distance uniquement.
Quant à la nécessité, c’est ce qui pousse une jeune fille de bonne famille à explorer non seulement les recoins les plus insolites de la planète mais aussi, et surtout, ceux de la pensée humaine. Dès l’enfance, elle cherche à voir plus loin, derrière. Une même énergie anime et maintient en perpétuel mouvement un corps (vigoureux) et un esprit plus vigoureux encore. Celle « qui a su courir avant de marcher » fait sa première fugue a 5 ans – au bois de Boulogne, où elle abandonne sa gouvernante pour partir en quête de « son » arbre. À 15 ans, elle quitte la Belgique – et un foyer confortable mais maussade – pour aller à vélo aussi loin vers le sud que ses fonds le lui permettent (en l’occurrence, jusqu’en Espagne). À 17 ans, elle se lance dans la traversée des Alpes à pied pour voir ce qu’il y a de l’autre côté.
Quant à ses explorations intellectuelles, au moins aussi hardies, elles l’entraînent quasiment vers tous les -ismes qui ont cours à l’époque. Après avoir d’abord adhéré au catholicisme intransigeant de sa mère (jusqu’à lorgner en direction du Carmel) elle fait volte-face et se rallie au protestantisme de son père, un Français d’origine huguenote. Car entre sa mère, riche femme d’affaires belge ardemment monarchiste, et son père, athée, républicain, franc-maçon et pauvre, ce n’est pas le grand amour, et le cœur d’Alexandra est dans le camp paternel. Bientôt, son inépuisable quête spirituelle la pousse vers l’ésotérisme, le spiritisme, le gnosticisme, puis dans l’exploration philosophique – stoïcisme d’Épictète, néoplatonisme, unitarisme –, l’étude du judaïsme et de la Bible (surtout l’Ecclésiaste, mais aussi la Kabbale), et même du Coran ou du soufisme. Elle migre ensuite du mysticisme et de l’ésotérisme au rationalisme sous toutes ses formes : athéisme, matérialisme, scientisme, déterminisme, positivisme, darwinisme… Seul point à peu près fixe parmi toutes ces divagations, une adhésion au syncrétisme des néothéosophes (Helena Blavatsky, Henry S. Olcott) qui lui permet d’amalgamer commodément tout un assortiment de croyances et lui procure l’assise d’un réseau fidèle. Politiquement, Alexandra n’est pas moins ductile, oscillant entre socialisme et anarchisme avant de devenir franc-maçonne, mais toujours animée d’un farouche féminisme, son autre allégeance indéfectible.
À mesure que s’écoulent ses jeunes années, le cerveau et l’âme d’Alexandra se polarisent géographiquement et spirituellement vers l’Orient. Elle suit des cours au Collège de France et ailleurs, se penche sur les grands textes indiens et, pour y accéder sans intermédiaire, apprend le sanskrit et le pali comme jadis le grec et le latin. Elle se rend évidemment en Inde, mais l’hindouisme la déçoit. Ce polythéisme débridé offense son rationalisme émergent, et l’affreuse injustice sociale qu’il entraîne la heurte au plus profond. En revanche, Bouddha, qu’elle rencontre pour ainsi dire en personne via une statue du musée Guimet, va gagner tous ses suffrages. Alexandra devient officiellement son adepte en 1921 et le servira sa longue vie durant avec toute la détermination, la rigueur intellectuelle et la force de travail stupéfiante dont la nature l’a dotée. Bientôt, elle abandonne l’enseignement des orientalistes pour dispenser le sien propre dans un déferlement d’articles, de conférences et surtout de livres.
Puis un nouveau séjour en Inde suscite l’apparition d’un tropisme encore plus précis, cette fois vers le sommet orographique et spirituel de l’Asie : l’Himalaya tibétain. Alexandra y gagne d’emblée l’appui spontané – sans doute est-ce l’effet de ses vies précédentes et exemplaires en Asie – de grandes personnalités spirituelles ou temporelles : le 13e dalaï-lama, qui l’invite à apprendre le tibétain ; le jeune maharadjah du Sikkim, Sidkéong Tulku Namgyal, qui la prend sous son aile (et peut-être dans ses bras) ; et surtout le très vénérable gomchen (abbé) du monastère de Lachen, qui devient son maître spirituel (ils échangent aussi des cours de langue : tibétain contre anglais). Elle passera ensuite plus de deux ans au monastère de Kumbum, en Chine – seule Occidentale parmi près de 4 000 lamas.
En Occident, Alexandra David-Néel est bien vite reconnue comme une lumière du boud­dhisme, en tout cas sa promotrice la plus active. Elle consacre à cette sagesse une bonne trentaine d’ouvrages, sur un total de plus de quarante (sans compter ceux qui n’ont pas encore été publiés). Mais son irrécusable compétence cache aussi – on s’en serait douté – une vision du bouddhisme plutôt personnelle et peut-être même contestable. C’est du moins ce que soutient l’anthropologue Marion Dapsance3, pour qui le bouddhisme laïque, éclectique et « antispirituel » de l’aventurière française reflète surtout un antichristianisme forcené doublé de rationalisme et même d’élitisme. Aux yeux d’Alexandra, et peut-être dans son cœur, deux bouddhismes coexistent en effet.
Celui des grands maîtres, détenteurs d’une sagesse péni­blement acquise dont ils ne partagent le secret qu’avec de rarissimes égaux (dont elle) – une sagesse dégagée de toute transcendance et parfaitement compatible avec la science moderne – n’a rien à voir avec la religion des masses ignorantes d’Asie, pétrie de surnaturel, de superstitions et de ridicules rituels prébouddhiques. Alexandra se situe résolument dans le camp moderniste et rationaliste, même si elle laisse une petite place à l’irrationnel, qu’elle définit comme ce que la science n’a pas encore expliqué. Elle donne ainsi crédit à la métempsychose ou encore à la technique tantrique du toumo, qui permet de transformer la pensée en chaleur, chose bien utile dans les frimas de l’Himalaya.
Mieux encore, poussée par son absolutisme, et peut-être aussi par ses origines protestantes, l’aventureuse néophyte entreprend carrément de réformer le bouddhisme dégradé, imprégné de magie et d’alcool, qu’elle voit sévir autour d’elle en Asie. Au Sikkim, elle allie ses efforts à ceux de son ami Sidkéong Tulku Namgyal ; mais hélas, le maharadjah meurt prématurément, possiblement empoisonné par ses rétrogrades sujets. Ayant échoué à troubler la sérénité du bouddhisme asiatique, la tempétueuse Alexandra se créera un mini-monastère à Dignes-les-Bains, face au « petit Himalaya » des Alpes, depuis lequel, assistée de son fils adoptif Aphur Yongden devenu Albert, elle répandra sur l’Occident un bouddhisme plus conforme à ses goûts. À 100 ans passés, elle fera toutefois renouveler son passeport, au cas où. 

— J.-L. M

Extrait :

« Ce n’est pas que les Tibétains, en général, soient dénués de principes moraux, mais leurs principes ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux adoptés dans nos pays. Par exemple, la polyandrie souvent jugée si sévèrement en Occident ne leur paraît nullement blâmable, mais, par contre, le mariage entre parents, alors même que les époux seraient des cousins très éloignés, leur semble la pire des abominations, tandis que nous n’y voyons aucun mal. Si des Tibétains se montrent parfois prodigues d’hommages envers un homme dont les imperfections apparaissent au premier coup d’œil, en bien des cas, leur conduite n’est pas causée par l’aveuglement. Pour bien comprendre leur attitude, il faut se rappeler combien les notions concernant le “moi” qui ont cours en Occident sont différentes de celles auxquelles les Bouddhistes adhèrent. Alors même qu’ils ont rejeté la croyance en une âme immatérielle et immortelle considérée comme leur véritable “moi”, la plupart des Occidentaux continuent à imaginer une entité homogène qui dure au moins de la naissance à la mort. Celle-ci peut subir des changements, devenir meilleure ou pire, mais ces changements ne sont pas supposés devoir se succéder de minute en minute. Ainsi, négligeant d’observer les manifestations qui coupent la continuité de l’aspect habituel de l’individu, l’on parle d’un homme bon, mauvais, austère, dissolu, etc. Les mystiques lamaïstes dénient l’existence de ce “moi”. Ils affirment qu’il n’est qu’un enchaînement de transformations, un agrégat dont les éléments matériels comme mentaux agissent et réagissent les uns sur les autres et sont continuellement échangés avec ceux des agrégats voisins. Aussi, l’individu, comme ils le voient, est semblable au courant rapide d’une rivière ou à un tourbillon présentant de multiples aspects. Les disciples avancés savent reconnaître, parmi cette succession d’individualités se montrant dans leur maître, celle de qui des leçons et des avis utiles peuvent être obtenus. Afin de s’en assurer le bénéfice, ils supportent les manifestations d’ordre inférieur qui leur apparaissent dans ce même lama, tout juste comme ils attendraient patiemment, parmi une foule vulgaire, le passage d’un sage. Un jour, je racontai à un lama l’histoire du Révérend Ekai Kawaguchi qui, pendant son séjour au Tibet, désireux d’apprendre la grammaire, s’était rendu chez un maître de renom. […] Cependant, après être demeuré quelques jours chez lui, l’élève découvrit que son professeur avait transgressé la règle du célibat et était le père d’un petit garçon. Ce fait lui inspira un profond dégoût, il emballa ses livres et ses hardes et s’en alla. Quel benêt ! s’exclama le lama, lorsqu’il eut entendu l’anecdote. Le grammairien était-il moins savant en grammaire parce qu’il avait cédé aux tentations de la chair ? Quel rapport existe-t-il entre ces choses et en quoi la pureté morale de son professeur concernait-elle l’étudiant ? L’homme intelligent glane le savoir partout où il se trouve. N’est-il pas un fou celui qui refuse de prendre un joyau déposé dans un vase malpropre, à cause de la saleté adhérant au vase. Les lamaïstes éclairés envisagent la vénération témoignée au guide spirituel d’un point de vue psychique. En fait, ils considèrent toutes espèces de culte de la même manière. Tout en reconnaissant que la direction d’un expert en matière spirituelle est extrêmement précieuse et utile, beaucoup d’entre eux inclinent à attribuer au disciple lui-même la plus large part de responsabilité dans le succès ou l’échec de son entraînement spirituel. Il ne s’agit pas, ici, du zèle du néophyte, de son attention ni de son intelligence. Leur utilité va de soi. Mais un autre élément est jugé nécessaire et même plus puissant que tout autre. Cet élément est la foi. »

[post_title] => Et c’est ainsi qu’Alexandra rhabilla Bouddha [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => et-cest-ainsi-qualexandra-rhabilla-bouddha [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:18:30 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:18:30 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=120693 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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La première guerre froide avait l’avantage de la simplicité : deux puissances rivales à vocation hégémonique, dont la force relative se mesurait au nombre de têtes nucléaires et de pays « amis ». La nouvelle donne est plus compliquée. On retrouve les deux puissances rivales à vocation hégémonique – sauf que la Chine a remplacé la Russie. Mais le nombre de pays qui disposent de têtes nucléaires s’est accru, et l’ancienne puissance hégémonique qu’était la Russie continue de jouer les trouble-fête. Naguère séparées, les économies sont désormais étroitement imbriquées. De plus, et peut-être surtout, le progrès technique se poursuit à pas de géant, ce qui déplace peu à peu le « nerf de la guerre » du côté de la compétition high-tech.

En 1983, alors que la première guerre froide battait encore son plein, Ronald Reagan prononçait son fameux discours inaugurant ce qu’on a appelé la « guerre des étoiles ». L’ambition était de développer une capacité antimissile pour contrer la menace des missiles balistiques soviétiques et rendre ces armes nucléaires « impuissantes et obsolètes ». On s’est moqué de ce programme, mais la guerre des étoiles est aujourd’hui devenue réalité, créant de nouveaux dangers. 

C’est l’objet de notre premier article. Nous évoquons ensuite les progrès de la cyberguerre et l’état actuel des armements nucléaires. Enfin, deux textes reviennent sur la première guerre froide, pour en rappeler les prodromes et souligner le risque permanent d’une erreur humaine.

Dans ce dossier :

[post_title] => La nouvelle guerre froide [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-nouvelle-guerre-froide [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-04-28 07:34:53 [post_modified_gmt] => 2022-04-28 07:34:53 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=117983 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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    [post_date_gmt] => 2022-04-28 07:30:28
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Fin janvier 2020, sur une orbite située à quelque 640 kilomètres au-dessus de la Terre, deux engins spatiaux russes non habités se sont approchés d’USA-245, un satellite de reconnaissance américain (de type KH-11, valant des milliards de dollars, doté de systèmes d’imagerie aussi performants que ceux du télescope Hubble). À cette altitude, un voyageur aurait vu notre planète comme une courbure verte et brune. Il aurait discerné les crêtes déchiquetées des montagnes, les contours des lacs, notre atmosphère blanche arquée autour de l’astre, virant au bleu sombre puis au noir. Depuis un télescope ordinaire, les satellites s’apparenteraient à de petits scintillements dans la nuit, dont les panneaux métalliques réfléchissent la lumière du soleil tels de lointains pare-brise. Les engins russes s’étaient positionnés inhabituellement près d’USA-245 dans une orbite quasi identique, en synchronisant leur trajectoire avec la sienne de telle sorte que l’un ou l’autre s’en approchait à moins de 20 kilomètres plusieurs fois par jour. Il arrive que deux satellites, s’ils sont sur le même plan, se croisent à une centaine de kilomètres l’un de l’autre, mais pas aussi souvent ! En l’occurrence, les Russes semblaient filer le satellite de reconnaissance états-unien.

Lancé par une fusée Soyouz, le plus gros des deux satellites russes, Kosmos-2542, avait pénétré pour la première fois le plan orbital d’USA-245 fin novembre 2019. Il n’y avait rien là d’exceptionnel, les deux vaisseaux se croisaient une fois tous les onze jours. Mais, le 6 décembre, le satellite russe parut se scinder en deux. Il avait libéré un « sous-satellite », de taille plus réduite. « Un peu comme des poupées russes », avait expliqué en février 2020 le général John William Raymond, chef de la Space Force nouvellement créée. Selon la Russie, Kosmos-2542 était un satellite d’inspection, un type d’engin auquel ont également recours les États-Unis et la Chine. Ces « inspecteurs » sont plus petits et plus maniables que les satellites de reconnaissance, ils se dirigent avec une grande précision et sont surtout employés pour s’approcher d’un vaisseau allié ou s’y arrimer afin de déterminer s’il a besoin de maintenance. Le ministère de la Défense russe affirma que le satellite issu de Kosmos-2542, nommé Kosmos-2543, était lui aussi un inspecteur et qualifia sa naissance « d’expérience » destinée à améliorer l’entretien de la flotte. La Russie précisa que le 2542 était équipé d’appareils photo assez puissants pour photographier la surface terrestre. USA-245 gagna lentement une orbite plus élevée, s’éloignant des engins russes, tandis que Kosmos-2543, le « bébé », virevoltait dans le ciel en changeant « constamment » d’orbite, nota le Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) – une performance exceptionnelle dans l’espace où le carburant est précieux 1

Puis, le 22 janvier, les deux satellites russes s’approchèrent nettement plus près d’USA-245. Deux mois durant, ils le pistèrent de telle sorte qu’il y en avait toujours un se trouvant à moins de 1 000 kilomètres. Un observateur remarqua que leurs trajectoires orbitales étaient synchronisées pour qu’ils soient au plus près du satellite américain quand celui-ci était en plein soleil : idéal pour prendre des photos. Interviewé par le magazine Time, le général Raymond a qualifié cette activité d’« inhabituelle et inquiétante », notant que l’« inspection » d’un satellite par un vaisseau ennemi ne diffère guère d’une approche offen­sive. Le caractère hostile de l’incident ne faisait aucun doute. Mais, selon Kaitlyn Johnson, directrice adjointe du Projet de sécurité aérospatiale au CSIS, pour « inhabituelle » et « abusive » que fût cette manœuvre, elle n’était pas illégale – même s’il s’agissait d’espionnage ou de provocation.

En avril, la Russie testa une arme antisatellite en ascension directe (DA-Asat) – un missile lancé de la Terre et non d’un vaisseau déjà sur orbite. Elle avait déjà testé ce système à de multiples reprises (il est baptisé Nudol, du nom d’une rivière proche de Moscou) 2. De même, les États-Unis, la Chine et l’Inde avaient tous opéré des tests de DA-Asat dans les années précédentes afin de pulvériser certains de leurs satellites obsolètes. L’arme russe semblait destinée à une cible dans l’espace : après avoir parcouru le ciel, elle retomba quelque part en mer des Laptev, dans l’océan Arctique. L’US Space Command publia un communiqué le jour même : cet essai illustrait les menaces croissantes pesant sur les systèmes spatiaux américains ; par ailleurs, il était « hypocrite ». La Russie n’avait-elle pas publiquement appelé à une « démilitarisation complète » de l’espace ? Le communiqué évoquait aussi les « poupées russes ». La Russie « avait conduit des manœuvres à proximité d’un satellite du gouvernement des États-Unis qui seraient considérées comme irresponsables et potentiellement menaçantes dans tout autre milieu ». Et, par une phrase attribuée au général Raymond, le communiqué avertissait que les États-Unis étaient « prêts et déterminés à dissuader toute agression et à défendre la nation, leurs alliés et les intérêts du pays contre tout acte hostile dans l’espace. »

Mais les Russes n’en avaient pas fini. Le 15 juillet, Kosmos-2543, le plus petit des « inspecteurs », relâcha à son tour un plus petit objet. Celui-ci ne s’approcha d’aucun satellite américain, mais les États-Unis comme les Britanniques le qualifièrent d’arme, soutenant que la Russie avait mis un projectile en orbite. Selon Jonathan McDowell, un astrophysicien de Harvard qui observe les satellites, il est clair qu’un objet avait été propulsé à grande vitesse, mais on ne pouvait dire s’il s’agissait de tester une arme ou un système de défense – une distinction difficile à opérer dans l’espace. D’après l’US Space Command, cette manœuvre présentait des « similitudes » avec une opération menée par Moscou en 2017 et « entrait en contradiction » avec l’affirmation selon laquelle ces vaisseaux étaient des « inspecteurs ». Le ministère des Affaires étrangères russe répondit que l’émission du nouvel objet relevait simplement d’une « inspection rapprochée » et, « surtout, qu’elle ne contrevenait à aucune norme ou principes du droit international » ; la présentation des faits par les États-Unis n’était que « propagande » et l’accusation d’hypocrisie leur était retournée : Américains comme Britanniques « gardaient naturellement le silence sur leurs propres recherches et programmes d’armes antisatellites ».

Pour Douglas Loverro, ancien directeur général du Space and Missile Systems Center de l’armée de l’air, ce projectile constituait une « provocation évidente ». En même temps, la Russie avait raison : elle n’avait enfreint aucune loi. Il n’existe pas de règles précises indiquant aux États-Unis, ni à aucun autre pays, comment réagir dans un cas comme celui-ci – pas de code permettant de dire que les satellites russes se sont trop approchés, aucun qui qualifie d’infraction la mise à feu d’une arme non destructive. Aucune manœuvre militaire, estime Loverro, n’aurait pu permettre aux États-Unis de contrer l’opération « poupées russes » sans risquer de provoquer une grave escalade. De fait, la principale source du droit international en ce qui concerne l’espace est un document totalement dépassé datant de 1967, le Traité de l’espace, conçu dans un contexte bien plus simple que le nôtre. En septembre 2019, lors d’un congrès sur la sûreté aérienne, spatiale et informatique, le général Raymond l’avait souligné : « Le Traité de l’espace dispose qu’on ne peut envoyer d’armes nucléaires dans l’espace. C’est à peu près tout. Pour le reste, nous sommes en pleine zone grise. »

Le 8 juillet 1962, juste après 23 heures, le ciel d’Hawaii passa en un instant du noir au cramoisi. Les éclairages urbains s’éteignirent d’un coup, les radios cessèrent de fonctionner. Pendant plusieurs minutes, une boule rouge bordée de mauve et tirant sur le jaune en son centre rendit la nuit claire comme le jour. Puis la lumière se mit à pâlir, à prendre la forme d’aurores multicolores qui laissèrent place à une lueur spectrale, laquelle persista des heures durant et fut visible dans tout le Pacifique. Les États-Unis venaient de faire exploser une ogive nucléaire de 1,4 mégatonne dans l’espace. Lancée depuis l’atoll Johnston, îlot isolé passé du statut de réserve ornithologique à celui de base d’atterrissage puis de site d’essais nucléaires, la bombe à hydrogène avait explosé à 400 kilomètres au-dessus de la surface terrestre. Baptisée Starfish Prime, elle était cent fois plus puissante que celle qui avait été larguée sur Hiroshima dix-sept ans plus tôt. Elle provoqua immédiatement une surtension du réseau électrique, suivie d’une distorsion du champ magnétique terrestre. La ceinture de radiations qu’elle généra se propagea dans l’espace pendant des mois. L’impact électromagnétique fut plus important que l’avaient prévu les scientifiques ; quant aux radiations, elles endommagèrent plusieurs satellites, américains comme soviétiques. Les deux superpuissances testèrent plusieurs autres bombes nucléaires à haute altitude cette année-là, dont deux chacune dans l’espace. L’une des bombes soviétiques provoqua un incendie dans une centrale électrique au Kazakhstan. L’espace, dont l’exploration venait de débuter, était déjà en voie de militarisation. 

Plusieurs de ces essais se déroulèrent en octobre 1962, en pleine crise des missiles de Cuba, laquelle avait rendu horriblement plausible l’hypothèse d’une guerre nucléaire. En août 1963, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique signèrent un premier traité, interdisant de nouveaux essais nucléaires dans l’atmosphère terrestre, sous l’eau ou dans l’espace. Mais les deux superpuissances avaient une autre préoccupation : l’une d’elles allait être la première à se rendre sur la Lune et pourrait décider d’y établir une base militaire. Elles négocièrent donc un deuxième traité pour prévenir ce risque et se servirent de cet accord pour affirmer que l’espace ne connaîtrait pas de compétition territoriale : c’était le Traité de l’espace 3, évoqué plus haut. Il fut signé par les États-Unis, l’URSS et 60 autres États le soir du 27 janvier 1967 dans un salon de la Maison-Blanche. À peine une heure et quart après la ratification, un incendie se déclarait dans le poste de pilotage d’Apollo 1, à Cap Canaveral, lors d’un essai au sol. Les trois premiers astronautes américains du programme Apollo, qui avait pour objectif de mettre un pied sur la Lune, périrent en quelques minutes. Ce désastre et le Traité de l’espace se partagèrent le lendemain la une du New York Times.

La guerre du Viêt Nam battait alors son plein : le village de Ben-Suc venait d’être incendié et rasé par des bulldozers dans le cadre de la plus importante offensive terrestre américaine. À San Francisco, le 14 janvier, quelque 20 000 jeunes avaient convergé vers le parc du Golden Gate pour les concerts et les manifestations du Human Be-In 4. Le Traité de l’espace était l’expression d’une politique tout à la fois engluée dans la guerre et lasse de la faire. Il envisageait l’espace extra-atmosphérique comme une page blanche, certes pleine de dangers, mais susceptible de transfigurer les relations internationales. Son premier article stipule que l’exploration de l’espace « doit se faire pour le bien et dans l’intérêt de tous les pays […] ; elle est l’apanage de l’humanité tout entière ». L’accord établit aussi que l’exploration de l’espace doit se fonder « sur les principes de la coopération et de l’assistance mutuelle ». Tous les astronautes doivent être considérés comme des « envoyés de l’humanité », ils recevront assistance en cas de détresse et seront rapatriés en toute sécurité « en cas d’atterrissage forcé sur le territoire d’un autre État partie au Traité ou d’amerrissage en haute mer ». Le document rend en outre chaque nation responsable des dommages causés par ses vaisseaux 5 et responsable de tout objet lancé de son territoire – cet article VII avait nécessité de longues négociations, car les Soviétiques étaient initialement opposés à la présence d’entités privées dans le cosmos. Aucun État, précise le traité, ne peut revendiquer de souveraineté sur la Lune, les autres corps célestes ou une fraction quelconque de l’espace extra-atmosphérique.

Plus d’un demi-siècle plus tard, ce document rédigé en pleine guerre froide reste la base de tout droit extra-atmosphérique. Il interdit la mise sur orbite d’armes nucléaires et d’armes de destruction massive mais ne dit rien des missiles allant de la Terre à l’espace, ni des missiles allant d’un point de l’espace à un autre ; il ne parle pas non plus des armes cinétiques, ni des formes d’attaque plus subtiles inventées depuis sa rédaction. L’accord ne définit pas ce qu’est un comportement hostile et, s’il affirme que le droit international est valide dans l’espace, il reste difficile de transposer les règles terrestres à un milieu dépourvu de frontières nationales et de gravité, où les plans de conflit potentiel sont innombrables. Avec le temps, alors que d’autres États ont pénétré l’espace à la suite des deux superpuissances et que les technologies astronautiques se sont considérablement développées, les lacunes du traité ont fini par devenir dangereuses.

La Joint Base Andrews, une base arienne située au sud de Washington, accueillit fin décembre 2019 la cérémonie de lancement de la Space Force. Le président Donald Trump a donné son sentiment : « Nous sommes en tête, mais pas suffisamment. » Si l’on en croit les experts en sécurité, il avait raison. Au printemps 2020, tant le CSIS que la Secure World Foundation – groupe de réflexion sur la sécurité dans l’espace – ont publié des rapports concluant que la stabilité spatiale, longtemps induite par la suprématie des États-Unis, était en déclin. « D’autres États nous rattrapent », observe Kaitlyn Johnson, du CSIS. En dépit du grand ramdam médiatique qui a entouré le lancement de la Space Force, et de son incongruité aux yeux du grand public, les experts et haut gradés de l’armée n’étaient divisés que sur un point : était-il opportun de distinguer les missions spatiales de celles de l’US Air Force en leur attribuant une division spécifique ? 6

Depuis 2015, la Russie, la Chine, l’Inde, l’Iran, Israël, la France et la Corée du Nord ont tous lancé des programmes spatiaux militaires. Russes et Chinois talonnent les États-Unis ; d’après la Secure World Foundation, les programmes de technologie offensive américains tournent au ralenti tandis que Pékin et Moscou mettent le paquet. Lors des deux dernières années, l’activité militaire extra-atmosphérique a décuplé. « Nous assistons à une escalade des tensions » dit Jack Beard, ancien avocat au ministère de la Défense et professeur de droit de l’espace.

En mars 2019, l’Inde a testé sa première arme antisatellite en ascension directe et fait exploser l’un de ses engins situé sur une orbite proche de la Terre. En avril 2020, à la suite de l’annonce du lancement de son programme militaire spatial, l’Iran a mis sur orbite son premier satellite de reconnaissance, Nour 1 (« Lumière 1 » en farsi). En septembre de la même année, la Chine a réussi avec succès le lancement de ce que l’on appelle un « vaisseau spatial réutilisable » : une navette capable de voler en orbite basse autour de la Terre puis de regagner sa base en atterrissant à la verticale. (Les États-Unis ont mis au point leur propre vaisseau réutilisable, US X-37B, lancé pour la première fois en 2010, mais ses missions sont classifiées depuis 2004). En mai 2021, la Chine a fait atterrir un véhicule spatial sur Mars et affirmé son intention d’y établir une présence humaine permanente.

Dès 2007, quand la Chine avait testé avec succès une arme antisatellite Asat, le Pentagone y avait vu un avertissement. Et, si seuls la Chine, la Russie, l’Inde et les États-Unis ont à ce jour démontré une aptitude à construire de tels missiles, les satellites sont exposés à de nombreuses formes d’attaques moins spectaculaires. On sait que la Corée du Nord met au point des brouilleurs pour bloquer les transmissions satellitaires ; quant à l’Iran, expert en cyberattaques, il est à même d’intercepter les signaux venus de l’espace et de les déformer. Le Japon lui-même, bien que sa Constitution lui interdise de mener des opérations militaires offensives, se prépare au combat spatial en dotant ses satellites de bras robotiques pour les protéger. Le général Raymond affirme – et les experts sont de son avis – que la Chine a fabriqué des lasers très puissants capables de détruire les capteurs des satellites, ce qui revient à les aveugler 7. La Chine a également démontré sa maîtrise du spoofing, un type de cyberattaque consistant à usurper une identité électronique : le signal d’un satellite, par exemple, est imité par un faux satellite. En juillet 2019, un porte-conteneurs états-unien, le MV Manukai, et plusieurs autres navires se trouvant à proximité du port de Shanghai ont détecté de faux signaux GPS, notamment certains indiquant que des bateaux fantômes étaient en approche rapide. Si le capitaine n’avait pas été en mesure de vérifier à la jumelle que l’information était erronée, cette mystification – que les experts attribuent à l’armée chinoise – aurait pu avoir des conséquences désastreuses. 

Pour beaucoup de scientifiques, il est impossible d’évaluer la probabilité d’une guerre cinétique (des bombes éclatant dans l’espace), mais certains conflits se déroulent déjà de façon plus discrète. « À certains égards, estime Douglas Loverro, une guerre spatiale a déjà eu lieu. » En 2007 et 2008, des pirates informatiques supposément chinois attaquèrent des satellites américains manœuvrés par la Nasa et l’Institut d’études géologiques des États-Unis. Ils prirent le contrôle d’un vaisseau, sans toutefois lui donner d’ordres. On suspecte par ailleurs le gouvernement russe d’avoir régulièrement recours au brouillage des signaux – et notamment d’avoir perturbé des transmissions GPS en 2018 au cours d’un exercice de l’Otan en Scandinavie – ou encore d’avoir mis hors service des drones de surveillance américains en Syrie. Tout cela intervient dans un contexte de forte croissance de l’usage commercial de l’espace. Quand la Russie a lancé son premier satellite artificiel, Spoutnik 1, depuis un cosmodrome de la steppe kazakhe en 1957, la petite sphère d’aluminium pénétra un abysse quasi vierge. Mais les ceintures orbitales entourant notre planète forment aujourd’hui une autoroute encombrée de quelque 7 000 satellites qui peuvent aller jusqu’à 28 000 km/h. Une grande partie de ces appareils sont utilisés à des fins civiles aussi bien que militaires. Environ 3 000 d’entre eux ne sont plus opérationnels et se déplacent parallèlement à 15 000 débris spatiaux assez volumineux pour être vus depuis la Terre : des éclats de satellites explosés, d’anciens propulseurs de fusée, des objets perdus lors de sorties spatiales (un appareil photo, une couverture, une spatule…). Le commandement spatial américain piste ces détritus, en même temps que les satellites, et alerte les exploitants du monde entier quand des objets risquent de se heurter. Si les collisions sont rares, l’armée publie désormais plus de 100 000 avertissements de ce type par jour. Les spécialistes du sujet ont coutume de qualifier l’état actuel de l’espace d’« encombré, disputé et compétitif ».

La grande majorité des satellites se répartissent entre l’orbite terrestre basse (OTB), facilement accessible – elle se situe à partir de 500 kilomètres d’altitude –, idéale pour les télécommunications et l’imagerie ; et l’orbite géostationnaire (GEO), à 36 000 kilomètres de la surface de la Terre, où les satellites se déplacent plus lentement, au rythme de la rotation terrestre, ce qui les rend stationnaires par rapport à des points donnés de la planète – un atout précieux pour la météorologie. Le projet Starlink d’Elon Musk implique de recouvrir la planète d’une mégaconstellation de nouveaux satellites. En mai 2021, Starlink en avait déjà lancé plus de 1 700 en OTB. Ceux-ci constituent désormais plus du quart de tous les satellites opérationnels orbitant autour de la Terre. Selon Hugh Lewis, chercheur en astronautique au Royaume-Uni, ils sont à l’origine d’environ la moitié de tous les croisements inquiétants – ceux où des objets se croisent à moins de 1 kilomètre de distance. SpaceX, l’entreprise de Musk, a lancé en septembre 2021 son premier vol civil dans l’espace, qui s’est placé en orbite à près de 580 kilomètres au-dessus du niveau de la mer – beaucoup plus haut que les vols de ses pairs milliardaires Richard Branson et Jeff Bezos, lesquels se sont l’un et l’autre rendus aux confins de l’atmosphère à l’été 2021. Branson fut le premier, à bord de l’avion spatial VSS Unity, à atteindre 80 kilomètres d’altitude, distance à laquelle l’US Air Force range les voyageurs dans la catégorie des astronautes. Bezos s’est envolé ensuite, dans une fusée réutilisable appelée New Shepard, jusqu’à 100 kilomètres d’altitude – au niveau de la ligne de Kármán, autre limite de référence. Blue Origin, la compagnie de Bezos, et Virgin Galactic, celle de Branson, multiplient les annonces au sujet du tourisme spatial. En quête d’un nouveau type de prestige et de sommes faramineuses, tous trois – Bezos, Branson et Musk – ont recours aux termes les plus nobles pour décrire leurs ambitions interstellaires – Musk entend faire de l’homme une « espèce multiplanétaire ».

La compétition est désormais féroce pour décrocher une place sur les orbites utiles. Cette compétition est à elle seule un avertissement, relève Jack Beard. « Il n’est jamais arrivé, dans l’Histoire, que l’accès à de nouvelles ressources ne sème pas la discorde entre les États. Et, malheureusement, celle-ci débouche souvent sur une intervention militaire. » Ce risque intervient alors que l’importance des satellites dans la vie civile – pour Internet, les signaux cellulaires, la surveillance météorologique, la géolocalisation – est plus cruciale que jamais ; quant à l’armée américaine, elle dépend presque entièrement des satellites. Ses systèmes spatiaux sont au fondement de tout 8 : communications, surveillance, guidage des bombes, commandement des armes nucléaires, etc. Parmi les États explorant l’espace, les États-Unis sont de loin les plus exposés, car ils détiennent plus de la moitié des satellites actifs autour du globe. Le Pentagone s’inquiète de cette vulnérabilité depuis longtemps, explique Laura Grego, ­astrophysicienne auprès de l’Union of Concerned Scientists : « Nous sommes tributaires d’une chose difficile à protéger. » Des attaques cinétiques directes sur les ressources spatiales et les débris en résultant pourraient créer un effet domino qui détruirait les satellites dont nous dépendons. Dans le cas d’une destruction de grande ampleur, la localisation des ouragans, les signaux des balises de sauvetage, les transactions financières et les messages d’alerte, tout pourrait s’interrompre. Les satellites les plus importants, comme ceux qui communiquent les ordres militaires, bénéficient d’une protection renforcée contre les attaques. Dotés de boucliers et de capacités de manœuvre spéciales, ils sont suppléés par des satellites de secours en cas de défaillance. « Il est assez facile de pulvériser un satellite, observe Douglas Loverro. Mais il est plus difficile d’éliminer complètement une fonction. » S’agissant du GPS, il faudrait entre 15 et 20 tirs réussis pour détruire le système. Mais tous les satellites sont vulnérables. « Si un gros débris vous heurte à la vitesse orbitale, prévient McDowell, l’astrophysicien de Harvard, il n’y a rien que vous puissiez faire. » Cela vaut également pour les satellites de commandement et de contrôle nucléaires. Placés en orbite sur la GEO, beaucoup plus éloignée et moins fréquentée, ils disposent d’un certain nombre de duplications. Mais leur meilleure protection, et de loin, reste la dissuasion, souligne Loverro. « Nous savons, comme les Russes, les Chinois et les autres adversaires, que s’attaquer à l’un de ces satellites c’est avoir toutes les chances de déclencher une guerre nucléaire. »

Toutes les ressources militaires sont régies par le principe du « use it or lose it », explique Joan Johnson-Freese, auteure de « La guerre spatiale au XXIe siècle » 9 et professeure au Naval War College des États-Unis. Une fois le conflit initié, tous les lanceurs de missiles sont menacés : il s’agit de tirer tel missile avant que le lanceur soit détruit. « L’armée apprend à supposer le pire et à s’en prémunir, indique-t-elle. Étant donné que les ressources spatiales sont très éloignées et qu’il est très difficile de savoir exactement ce qui se passe, on doit maximiser les risques et les menaces. » On est ici confronté à la « tyrannie de la distance ». Quand les règles sont floues, en temps de paix comme en temps de guerre, chaque situation représente un danger « exponentiel ». Pour Johnson-Freese, si le conflit devait s’aggraver dans l’espace, « les choses pourraient très vite prendre une allure digne du XVIe siècle. » Tout le monde sait que l’espace est le talon d’Achille des États-Unis. « Donc, si la situation se détériorait – mettons entre les États-Unis et la Chine, ou bien entre les États-Unis, la Chine et la Russie, ou même entre n’importe quels pays – et qu’un conflit majeur éclatait, je crois que ce serait un combat à mort, car ce sont les États-Unis qui ont le plus à perdre. »

Selon Laura Grego, « les États commencent à se poser la question » de l’opportunité et de la possibilité d’une guerre. « Si l’on s’approche de mon satellite, à partir de quand puis-je légitimement me défendre ? Quand franchit-on la limite ? Qu’est-ce que l’intimidation ? Quand peut-on parler de menace ? Les États commencent à donner leurs propres réponses à ces questions. » Laura Grego fait partie de l’équipe du Woomera Manual, un projet de recherche indépendant qui réunit des scientifiques, des hauts fonctionnaires et d’autres experts de l’espace et du droit originaires du monde entier. Ils rédigent un code des bonnes pratiques militaires à adopter dans l’espace, y compris en temps de guerre. Ce document vise à clarifier l’articulation entre le droit international et le Traité de l’espace, à définir précisément les contours de la guerre et à établir les règles d’engagement – dont la proportionnalité de l’action. Ses concepteurs espèrent que ce document contribuera à éviter une guerre totale. Une organisation équivalente, le projet Milamos 10, travaille à un guide de bonnes pratiques dans l’espace, mais exclusivement en temps de paix. Aucun de ces documents ne deviendra un traité – ils ne seront ni ratifiés, ni officiellement adoptés, mais feront partie des ressources partagées. Le groupe Woomera emprunte son nom à une installation aérospatiale australienne, laquelle a repris un mot aborigène désignant une tige crochue servant à propulser une sagaie. Ses participants viennent d’Australie, des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, de France, d’Israël, des Pays-Bas, de Suède et de Chine. Il n’y a pas de contributeur russe, absence attribuée à de simples raisons logistiques par les membres du groupe que j’ai interrogés. L’énoncé de mission du projet Woomera indique que l’actuelle imprécision du droit de l’espace ouvre la voie à de dangereux malentendus et permet aux « États qui souhaiteraient mener des opérations spatiales hostiles de le faire dans une zone grise ». La réaction des pays tiers s’en trouve d’autant plus compliquée. Le problème ne vient « pas seulement du vide juridique, estime Laura Grego, mais de l’absence de précédents. » Dans l’espace, « on peut amplifier une crise » parce qu’on ignore comment les autres États réagiront à tel ou tel comportement. C’est pourquoi Woomera et Milamos cherchent à recenser et analyser les incidents antérieurs, assez peu nombreux. Ceux-ci serviront de guide pour l’interprétation du droit existant et l’élaboration d’un nouveau cadre réglementaire. (Ces initiatives traitent de la lex lata, la loi telle qu’elle existe, alors que les concepteurs du Traité de l’espace traitaient de la lex ferenda, la loi telle qu’elle devrait être.)

Certains satellites « sont la clé de voûte de la planète », affirme Jack Beard. L’ancien avocat du ministère de la Défense est le rédacteur en chef du manuel Woomera. Chacun comprend que toute menace sur les satellites de commandement et de contrôle nucléaires est intolérable, explique-t-il. Mais l’article IX du Traité de l’espace emploie un concept nébuleux : les parties devront « engager les consultations internationales appropriées » si une intervention devait causer « une gêne potentiellement nuisible » aux activités pacifiques d’un autre État. Mais qu’est-ce qu’une « gêne potentiellement nuisible » ? L’un des objectifs de Woomera, déclare Beard, c’est de répondre à cette question. Un simple brouillage de signaux ? « C’est de la routine. » Il conclut : « Nous sommes sans cesse confrontés à ce dilemme : est-ce acceptable ou pas ? » Dale Stephens, qui a occupé des fonctions importantes au sein de l’armée australienne, est un professeur de droit spécialiste de l’espace et un membre éminent de Woomera. « Que se passe-t-il si je manœuvre votre satellite ? me dit-il. Je ne détruis rien – je me sers d’une cyberattaque pour l’orienter vers le Soleil et l’éloigner de sa tâche. Est-ce un usage de la force ? » 

Une fois le manuel achevé, tous les pays intéressés seront invités à envoyer des délégués – un groupe de diplomates, de militaires et de représentants des programmes spatiaux civils – pour l’évaluer et en discuter à La Haye, peut-être avant la fin de l’année. Après quoi Laura Grego déclare espérer en voir un exemplaire sur le bureau de « chaque magistrat militaire de chaque pays ». Les manuels Woomera et Milamos ne fourniront pas des solutions clés en main pour chaque situation, nuance Douglas Loverro. Mais ils seront une aide à la réflexion.

En septembre 2020, sur l’estrade d’un petit amphithéâtre du Pentagone voilé de lourdes tentures bleu roi, le général Raymond s’est adressé aux membres de l’Air Force. « Nos adversaires agissent rapidement et avec méthode pour réduire notre avantage. Je ne crois pas que nous puissions remporter la victoire, ni même rivaliser dans un conflit moderne, sans puissance spatiale. Et j’entends bien ne pas avoir à perdre pour en tirer des leçons. » Il était là pour transférer solennellement 300 aviateurs – dont 22 étaient présents – dans la Space Force. Et pour présenter officiellement Spacepower, le document résumant la doctrine militaire de la nouvelle division. Les nouvelles « modalités de la guerre », déclara le général, exigent un « nouveau plan », et l’armée des États-Unis doit « être en mesure de faire face aux menaces tout en réduisant l’avantage de celui qui lancera le conflit ». Le pays doit aussi avoir « la capacité de rendre coup pour coup ». Cette nouvelle doctrine fait de l’espace un vrai théâtre de guerre. La Space Force vise à « détruire, anéantir ou réduire » la menace ennemie, notamment en faisant usage de la dissuasion. Le document s’incline respectueusement devant le Traité de l’espace et le droit international en affirmant que « les forces spatiales militaires doivent faire de leur mieux pour promouvoir des comportements responsables et ainsi permettre à l’espace de rester un environnement sûr et ouvert ». Mais la doctrine est en réalité fondamentalement contraire à l’esprit du traité, dont l’objet était d’envisager l’espace comme une zone de paix. Elle s’oppose explicitement aux espoirs du texte de 1967 : « Dans l’Histoire, il n’est pas de domaine où les êtres humains s’affrontent pour atteindre des objectifs stratégiques qui aient échappé au risque de guerre. » Si les États-Unis doivent « admettre » que l’espace « est destiné à des fins pacifiques », ils doivent se préparer à le défendre, précise une clause, non contre ceux qui voudraient perturber cette paix, mais contre ceux « qui chercheront à saper les objectifs américains dans l’espace ». Au nombre des « principales responsabilités » de la Space Force figurent celles de « préserver la liberté d’action » et de « favoriser l’efficacité et la létalité de la force interarmées. »

J’ai prié le major Brian Green, juriste auprès de la Space Force, de m’éclairer sur la manière dont seraient aplanies les contradictions entre la nouvelle doctrine et le Traité de l’espace. Sans répondre directement à la question, il a observé que la nouvelle doctrine « n’avait certainement pas force de loi » et donc qu’elle ne devait pas prévaloir sur le traité. Certains principes de ce dernier, comme la liberté d’exploration spatiale et le refus de toute appropriation nationale, ont été acceptés « assez rapidement », dit-il. Aujourd’hui, il est toutefois « un peu plus problématique » de savoir comment « ces termes très clairs » s’appliquent à la Lune et aux autres corps célestes. Il note que l’article II du traité dispose que ces corps ne peuvent faire « l’objet d’appropriation nationale […] par aucun moyen ». Or « la position américaine est que l’extraction et l’utilisation de ressources lunaires et d’autres corps célestes ne violent pas ce principe de non-appropriation. » Ces ressources – des morceaux du sol lunaire, en l’occurrence – ne doivent pas être vues « comme la propriété de toute la communauté internationale ».

Lors d’une session de jeux de guerre centrés sur l’espace organisée par le CSIS à l’automne 2020, une quarantaine d’experts se sont réunis, via Zoom, pour effectuer des simulations de conflits. Dans l’un des scénarios, un engin russe dérivait près d’un satellite de l’Otan lié au commandement nucléaire et bloquait parfois ses signaux. La Russie prétendait avoir simplement perdu le contrôle de son vaisseau. Alors que les tensions augmentaient, une explosion détruisit un satellite GPS américain ; et la Russie d’affirmer que cette explosion devait avoir été causée par un défaut du réservoir de carburant. Pour les Américains, il s’agissait d’une mine spatiale russe, un explosif trop petit pour être facilement détecté depuis la Terre. S’il s’agissait d’une mine, elle ne figurait pas sur le registre officiel des objets en orbite. Les participants examinèrent un éventail de réactions possibles : adresser un avertissement officiel à la Russie, brouiller ses liaisons Terre-réseau de mines spatiales, ou encore détruire avec une arme cinétique l’un des satellites du système de navigation russe Glonass. Interrogés par la suite sur les ressources dont ils auraient aimé disposer, les joueurs répondirent qu’ils auraient voulu être mieux informés de ce qui se passait dans l’espace et avoir des règles internationales plus claires.

La tension existant entre la doctrine dite Spacepower et le traité de 1967 montre que ce dernier a perdu de son autorité. Le centre de gravité du risque international s’est déplacé. Comme à l’époque de la guerre froide, les États-Unis sont à nouveau impliqués dans une « compétition entre grandes puissances ». La différence, pointe Oriana Skylar Mastro, professeure de relations internationales à Stanford, est qu’aujourd’hui on observe « une asymétrie considérable en termes de vulnérabilité, compte tenu de la croissance de la puissance chinoise et de la plus grande exposition des États-Unis. La plupart de mes interlocuteurs constatent qu’il n’existe aucune appétence pour de nouveaux traités internationaux contraignants ». « Les États rechignent à limiter leur propre arsenal pour renforcer la stabilité mondiale, note Kaitlyn Johnson, du CSIS. Cela résulte d’un manque de confiance – il y a un déficit de bonne volonté. » Chaque État voit les activités des autres sous le jour le plus menaçant, tout en qualifiant les siennes, même belliqueuses, d’innocentes. Lors d’une réunion de la Secure World Foundation en mai 2019, un diplomate indien a mis à profit le temps des questions-réponses pour prononcer un discours visant à justifier les tests de missiles antisatellites de son pays : ceux-ci étaient purement défensifs et avaient été menés avec toutes les précautions. Quand un vaisseau russe, Luch-Olymp (« le Rayon d’Olympe »), s’est dangereusement approché en 2017 d’un satellite militaire de télécoms franco-­italien, l’Athena-Fidus, la France y a vu une provocation. La ministre des Armées, Florence Parly, a accusé les Russes de mener « une petite guerre des étoiles ». Puis, en juillet 2019, quand la France a dévoilé son nouveau commandement spatial militaire en déclarant son intention de pourvoir ses satellites de mitrailleuses, le ministère de la Défense a toutefois affirmé que le pays ne se livrait pas à une course à l’armement spatial, mais qu’il procédait seulement à « une militarisation raisonnable ».

« La question qui se pose toujours, estime Johnson-Freese, c’est de savoir ce que pourrait bien faire la Chine, dans l’espace, que les États-Unis ne jugeraient pas menaçant ? La réponse, c’est bien sûr “rien”. » Pékin a fait valoir que la simple création de la Space Force américaine était « une grave violation du consensus international sur l’usage pacifique de l’espace ». Selon Moscou, cette force pourrait constituer la première étape d’une dénonciation du Traité de l’espace par les États-Unis. Les deux États voient dans leurs propres forces spatiales des obligations défensives. Et ils ont chacun proposé un projet de traité de régulation des armes spatiales, lequel interdirait théoriquement tout type d’armes dans l’espace 11. Un diplomate américain, s’exprimant au nom de son pays, a qualifié les deux versions de « fondamentalement déficientes », citant l’absence de moyens de vérification et l’autorisation tacite des missiles antisatellites. Tom Ayres, un ancien de l’Air Force qui a supervisé le projet de législation à l’origine de la Space Force, juge aussi que de tels traités désavantageraient son pays. « Nous autres, Américains, entendons respecter le droit. Mais il y a des États qui adoreraient voir mettre en place ces règles spatiales très strictes pour ensuite les bafouer complètement – tout comme ils le font concernant le droit de propriété intellectuelle ou le droit de la mer. » 

Aux Nations unies, le Comité sur l’usage pacifique de l’espace s’attache à établir des lignes de conduite pour limiter la prolifération de débris spatiaux. Niklas Hedman, secrétaire de ce comité, considère que tout nouveau traité contraignant est « impossible » dans l’actuel contexte géopolitique. Green, l’avocat de la Space Force, juge de nouveaux traités « improbables pour l’instant ». Selon Mike Hoversten, principal conseiller juridique au Commandement des opérations spatiales, « il faudra malheureusement que survienne un événement majeur dans l’espace » pour que la communauté internationale accepte un nouveau traité. Douglas Loverro redoute que ces constats d’infaisabilité ne deviennent une prophétie autoréalisatrice : « Si l’on affirme qu’il n’y a aucune chance de trouver un accord, alors ce sera bel et bien le cas. » Il est persuadé qu’un nouveau traité interdisant les armes cinétiques « serait vraiment dans l’intérêt des États-Unis » : « Nous ne devons jamais oublier que nous avons le droit et le devoir de négocier des traités à notre avantage. Quelle qu’en soit la difficulté. »

Lors de son discours de septembre 2020 au Pentagone, le général Raymond avait déclaré aux nouvelles recrues de la Space Force : « Si la dissuasion échoue, la guerre qui commencera ou s’étendra dans l’espace sera menée à des distances considérables et à des vitesses terrifiantes […]. Les missiles antisatellites peuvent atteindre l’orbite terrestre basse en quelques minutes. Les cyberattaques et les armes à énergie dirigée [comme les lasers] vont à la vitesse de la lumière ; les forces en orbite se déplacent à des vitesses dépassant 28 000 km/h. Pour préparer une guerre à cette vitesse et à ces distances, nous devons adopter une formation légère, nous devons être agiles et nous devons être rapides. » Lors d’un discours similaire, l’année précédente, il avait clairement énoncé l’objectif : « Nous voulons gagner cette bataille avant même qu’elle ne commence. Nul ne la gagnera si elle s’engage dans l’espace ou s’y propage. »  

— Rachel Riederer est une journaliste américaine. Elle est notamment corédactrice en chef du magazine culturel Guernica. — Cet article a été publié dans le numéro de novembre 2021 de Harper’s. Il a été traduit par Guillaume Villeneuve.

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En 2020, un groupe anonyme de pirates informatiques – on pense à présent qu’ils travaillaient pour les services secrets russes – s’est introduit par effraction dans les systèmes numériques gérés par SolarWinds, une société technologique du Texas, et a inséré un programme malveillant dans l’un de ses produits. Quand SolarWinds a envoyé, quelque temps plus tard, la mise à jour habituelle de ses logiciels, elle a transmis le virus à son insu à plus de 18 000 de ses clients, notamment des multinationales et des institutions américaines comme le Pentagone, le département d’État, le département de la Sécurité intérieure ou le ministère des Finances. Le piratage est resté inaperçu pendant des mois, jusqu’à ce que des victimes se rendent compte que d’immenses quantités de leurs données, certaines très sensibles, avaient été volées. Cette cyberattaque pourrait bien avoir été la plus importante de ce type jamais menée contre les États-Unis. Mais il ne s’agit pas d’un acte isolé, loin de là. Au cours des cinq ou six dernières années, les multinationales américaines ont perdu de ce fait des milliards de dollars. En 2019 et 2020, plus de 600 municipalités et comtés ont été touchés par des attaques de pirates exigeant une rançon et mettant hors service les réseaux informatiques, entre autres, d’hôpitaux et de services de police. Les adversaires des États-Unis que sont la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord ont désormais totalement infiltré les systèmes informatiques qui gèrent certaines des principales infrastructures du pays, réseaux électriques, barrages et centrales nucléaires. 

Pourquoi de telles attaques continuent-elles à se produire ? Après tout, les États-Unis représentent non seulement la puissance militaire la plus redoutable et la plus impressionnante du monde, mais aussi la cyberpuissance la plus sophistiquée. Son arsenal conventionnel s’est révélé particulièrement efficace pour dissuader les assaillants potentiels. Alors, pourquoi la même logique ne s’applique-t-elle pas au domaine informatique ? Washington ne pourrait-il pas facilement infliger un châtiment terrible à quiconque lui porterait atteinte ?

La première raison, c’est qu’il s’avère beaucoup plus compliqué de prévenir une cyberattaque qu’une attaque conventionnelle. En dépit de leur force de frappe considérable, les États-Unis – l’une des nations les plus connectées de la planète – sont davantage exposés à de telles attaques qu’un grand nombre de leurs ennemis, moins connectés 1. Par ailleurs, les cyberattaques ont un coût relativement peu élevé, alors que la cyberdéfense est onéreuse et laborieuse. La deuxième raison, c’est qu’il faut pouvoir identifier les pirates. Or les cyberattaques sont souvent difficiles à déceler – rappelons que le piratage de SolarWinds n’a été découvert que des mois plus tard –, et pour faire leur sale besogne les pays ont tendance à s’en remettre à des pirates privés, qui n’entretiennent que des liens ténus avec les États. Il peut donc être très difficile de savoir contre qui exercer des représailles. Les missiles nucléaires sont estampillés ; les pirates informatiques, eux, laissent rarement leur carte de visite. Dans son livre This Is How They Tell Me the World Ends, Nicole Perlroth fournit une explication supplémentaire. Washington, en se précipitant aveuglément pour régner en maître dans ce domaine, a créé et subventionné un marché « gris » extrêmement lucratif et dépourvu de réglementation : des pirates privés mettent au point des armes numériques particulièrement dangereuses et les vendent au plus offrant. Les États-Unis ne sont qu’un client parmi d’autres.

Journaliste au New York Times, où elle couvre les questions de cybersécurité, Nicole Perlroth raconte dans le détail, en s’appuyant sur de nombreuses sources, l’émergence de ce marché, son expansion et la course mondiale aux cyberarmes qui s’est ensuivie. « C’est l’histoire de notre immense vulnérabilité numérique, écrit-elle, de ses causes, de la manière dont elle se manifeste, de son exploitation par les gouvernements qui l’ont rendue possible et des enjeux qu’elle représente pour nous tous. » Ce n’est pas une simple chronique aseptisée. Écrit dans le style enlevé et trépidant d’un roman d’espionnage, ce livre s’emploie à nous donner des sueurs froides pour nous inciter à ouvrir les yeux. Et il y parvient, du moins en ce qui me concerne. Narratrice accomplie, Perlroth alpague son lecteur, telle une Cassandre courroucée qui aurait passé les sept dernières années de sa vie (ce qui correspond à la durée de sa carrière au New York Times et, plus ou moins, au temps qu’elle a passé à travailler sur ce livre) à identifier les signes annonciateurs d’un désastre imminent. Et pourtant, nous continuons d’ignorer ses avertissements.

Pour Perlroth, il n’y a guère de doute quant à l’identité des principaux responsables de la cyber­insécurité actuelle, qui fait de chacun de nous une cible et implique que la technologie dont nous – les individus, le gouvernement, les fournisseurs d’eau et d’électricité, etc. – dépendons subisse les incursions répétées d’acteurs étrangers. Bien sûr, les pirates qui mettent au point ces dispositifs malveillants puis les vendent au plus offrant – sans poser de questions – sont les premiers responsables. De même, il est certain que les États étrangers qui utilisent ces outils contre nous ou contre leur propre population sont coupables, eux aussi. Mais rien de tout cela ne serait arrivé, selon Perlroth, si Washington n’avait décidé, il y a des années, de négliger sa cyber­défense pour payer des informaticiens dans le monde entier afin qu’ils identifient des failles dans les logiciels existants et les transforment en armes de destruction massive. Dans le jargon de la cyberdéfense, ces failles sont appelées « zero-day », car, lorsqu’une société technologique en découvre une dans ses logiciels ou son matériel informatique, elle dispose de zéro jour pour y remédier. Si le péché originel de Washington a consisté à favoriser ce marché, une seconde erreur catastrophique, selon Perlroth, a été de concevoir Stuxnet, le virus informatique que les États-Unis auraient utilisé pour détruire un cinquième des centrifugeuses de l’usine d’enrichissement d’uranium de Natanz, en Iran, en 2009-2010 2. Ce virus, qui représentait une avancée technologique spectaculaire, a certes désamorcé une attaque israélienne contre l’Iran, donné un coup d’arrêt au programme nucléaire iranien et conduit les mollahs à la table des négociations, mais il a aussi fait voler en éclats un principe fondamental : c’était la première fois qu’un gouvernement infiltrait numériquement les réseaux d’un autre État et qu’il profitait de cet accès non pas pour espionner – ce qui est monnaie courante – mais pour faire des ravages. Cette règle tacite ayant été enfreinte, les ennemis des États-Unis estiment désormais que tous les coups sont permis pour tenter de leur rendre la pareille. Ce n’est plus qu’une question de temps, conclut Nicole Perlroth, avant que nous ne soyons confrontés à un Pearl Harbor numérique.

Tout cela est fascinant, et Perlroth démontre, données à l’appui, qu’il est urgent d’agir. Écrire ce livre au cœur de la Silicon Valley lui a procuré de nombreux avantages : elle a pu entrer en contact avec des programmeurs, des pirates, des marchands de cyberarmes, des experts en sécurité et des sociétés de technologie de pointe qui jouent un rôle central dans ce récit et dont elle brosse les portraits à grand renfort de détails. Elle maîtrise aussi les aspects techniques du sujet, qu’elle sait expliquer avec une admirable clarté. J’aurais toutefois apprécié qu’elle passe plus de temps sur la côte Est, à Washington, qui semble souvent à des années-lumière de son récit. En savoir davantage sur les raisons qui ont motivé les choix du gouvernement et sur les processus de prise de décision – pourquoi la Maison-Blanche a agi ou, au contraire, s’est abstenue – nous permettrait de mieux comprendre quels types de solutions envisager pour l’avenir. 

— Jonathan Tepperman est un journaliste américain spécialisé dans les affaires internationales. Il a été rédacteur en chef de Foreign Policy de 2017 à 2020. — Cet article a été publié par The New York Times le 9 février 2021. Il a été traduit par Béatrice Murail.

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À 8 h 15, par le beau matin clair du 6 août 1945, le monde a changé à jamais. Une bombe d’une puissance équivalente à plus de 12 kilotonnes de TNT, incroyablement plus destructrice que toutes les armes utilisées précédemment, pulvérisait la ville japonaise d’Hiroshima et déclenchait une colossale tempête de feu. Entre 70 000 et 80 000 personnes moururent sur le coup et autant furent blessées. Les hôpitaux furent détruits ou gravement endommagés, et plus de 90 % des médecins et des infirmières de la ville figurèrent parmi les morts ou les blessés. À la fin de l’année, plusieurs milliers d’autres personnes – 40 % de la population de la ville – avaient succombé aux brûlures et aux radiations. Le champignon atomique est devenu l’emblème de l’horreur absolue. Comme l’expliquent Michael D. Gordin et G. John Ikenberry dans « L’ère d’Hiroshima » 1, il a ensuite fallu concevoir des façons radicalement nouvelles de penser la guerre et la paix et d’appréhender l’interconnexion du monde. Qu’il s’agisse de géopolitique, de technologie ou de culture, « très peu d’aspects de la vie ont été épargnés », écrivent-ils. Et pas juste parmi les superpuissances, mais dans le monde entier. 

Près d’un siècle s’est pourtant écoulé sans que les armes nucléaires aient à nouveau été utilisées dans un conflit – l’effet pour une part de leur force de dissuasion, de la peur qu’inspire leur puissance destructrice et du tabou grandissant contre leur utilisation, mais aussi tout simplement par chance. Les États-Unis et l’Union soviétique ont survécu à la guerre froide, mais ces années passées sur le fil du rasoir les ont poussés à accumuler plus de 30 000 armes nucléaires. C’est plus qu’il n’en faut pour anéantir toute forme de vie sur la planète. Avec le recul, grâce à la déclassification des documents et aux témoignages des personnes impliquées, et ainsi que l’expose Fred Kaplan dans son brillant récit « La bombe » 2, on s’aperçoit que cette compétition reposait (côté américain du moins) sur une logique aberrante : on produisait des armes de plus en plus puissantes destinées à des cibles toujours plus nombreuses, la multiplication de ces cibles entraînant elle-même la production de toujours plus d’armes. Et cela sans que les tentatives des administrations successives pour définir une politique plus sensée aient le moindre effet. Kaplan raconte que, deux semaines après l’arrivée aux affaires de l’administration Kennedy, le secrétaire à la Défense Robert McNamara s’est rendu au siège du Strategic Air Command (SAC) à Omaha pour son premier briefing sur la bible de la guerre nucléaire, le Single Integrated Operational Plan (Siop). Il découvre alors que l’une des milliers de cibles répertoriées était une station radar de défense aérienne en Albanie. La bombe sélectionnée pour la détruire était environ 300 fois plus puissante que celle qui avait pulvérisé Hiroshima – et nous n’étions qu’au début de la course aux armements. « Monsieur le secrétaire, déclara le général à la tête du SAC, j’espère que vous n’avez pas d’amis ni de relations en Albanie, parce que nous allons devoir anéantir le pays. » L’Albanie, minuscule État, était alors communiste mais ne dépendait pas politiquement de Moscou.

Des décennies plus tard, la même philosophie – si l’on ose dire – prévalait toujours. L’administration Carter, afin de réduire les conséquences d’une éventuelle guerre nucléaire, avait ajouté à la liste des cibles à frapper celles « que constituent les leaders soviétiques eux-mêmes », dans l’idée que cela aurait sur eux un puissant effet dissuasif. Le Siop a donc été révisé pour inclure non seulement les ministères, mais aussi les résidences et les datchas de chaque ministre, à Moscou et dans tous les oblasts de Russie. Larguer une bombe de plusieurs mégatonnes afin de supprimer un individu impliquait, bien sûr, que plusieurs centaines de milliers d’autres personnes soient également tuées.

La guerre froide a pris fin pacifiquement, et les arsenaux nucléaires russes et américains ont été réduits de près de 90 %. Mais nous ne sommes pas plus en sécurité pour autant, bien au contraire. En effet, la Chine, après des décennies passées à fabriquer juste assez d’armes pour dissuader toute attaque, s’est mise à moderniser et agrandir vigoureusement son petit arsenal nucléaire 3. La Russie et les États-Unis ont aussi développé le leur et mis au point des catalogues entiers d’armes nouvelles. L’exploration de l’espace en a fait une extension du champ de bataille mondial. Les progrès dans la technologie des missiles et des armes conventionnelles font s’entremêler les scénarios de guerre nucléaire et non nucléaire, interdisant toute prévision crédible. Le risque de cyberattaque sur les systèmes de commandement militaire ajoute une nouvelle couche d’incertitude, tandis que les avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle augmentent la probabilité d’accidents tels que l’utilisation involontaire d’armes nucléaires. Les accords qui avaient considérablement ralenti la course aux armements entre les États-Unis et l’Union soviétique ont été dénoncés l’un après l’autre. Enfin, en raison des efforts russes pour déstabiliser l’Amérique en menaçant sa démocratie via les réseaux sociaux, du bellicisme chinois en mer de Chine méridionale, de la répression à Hongkong ou encore des impulsions erratiques de la politique étrangère américaine, la méfiance entre superpuissances n’a cessé de croître et de s’accentuer.

Et pourtant, personne ne s’en alarme. On ne semble même pas se rendre compte qu’une deuxième course aux armements nucléaires a débuté – une course potentiellement plus dangereuse que la première. Les décennies passées à craindre une guerre nucléaire qui n’a finalement pas eu lieu ont peut-être induit le sentiment trompeur que cette menace appartenait au passé. En 1982, 1 million de personnes s’étaient rassemblées dans Central Park, à New York, pour demander la fin de la course aux armements – la plus grande manifestation politique de l’histoire des États-Unis. On ne songeait presque plus à la possibilité d’une catastrophe nucléaire [jusqu’à ce que les Russes envahissent l’Ukraine]. L’ère nucléaire aux États-Unis n’aura consisté qu’en une longue et vaine tentative de répondre à trois questions imbriquées.

La question numéro un, c’est : quel résultat faut-il attendre d’une guerre nucléaire ? Pour les militaires, la réponse était claire : « La victoire. » Mais, chez les dirigeants politiques, les points de vue étaient beaucoup plus variés. Le président Eisenhower était favorable aux armes nucléaires parce qu’elles coûtaient moins cher que les forces conventionnelles, mais il avait tout de même déclaré aux chefs d’état-major que l’objectif en cas de guerre nucléaire générale devait être de ne pas « essuyer plus de pertes que nécessaire ». Le secrétaire à la Défense Harold Brown, en quête d’une bonne formule pour le président Carter, avait dit que cet objectif était de mettre fin à une guerre « dans des conditions réalisables et aussi favorables que possible », mais sans définir ce qu’il entendait par « réalisable » et « favorable ». Quant à Ronald Reagan, il a écrit dans ses Mémoires que ceux qui croyaient que l’on pouvait gagner une guerre nucléaire étaient « cinglés », oubliant apparemment qu’il avait lui-même signé un programme de politique nucléaire stipulant que les États-Unis « devaient l’emporter ».

Cette question simple en apparence – à quoi ressemblerait une victoire ? – est au cœur du problème. Au début des années 1960, on avait demandé au SAC combien de Russes, de Chinois et d’Européens de l’Est mourraient en cas d’application de son plan d’attaque tous azimuts. Le chiffre alors avancé était presque inconcevable : 275 millions de victimes, juste par l’explosion des bombes. La chaleur, le feu, la fumée et les radiations tueraient des dizaines de millions de personnes supplémentaires – mais, comme leur nombre varierait selon le vent et la météo, le SAC ne les avait pas comptabilisées. Les présidents et leurs conseillers jugeaient difficile voire impossible de déterminer dans quelles conditions ils pourraient déclencher un tel holocauste. Il n’y avait que dans les sous-sols du quartier général du SAC – où les « cibleurs » assis à leur bureau passaient leurs journées à apparier armes et cibles sans se préoccuper de considérations politiques – que l’on pouvait affronter le problème. « Écoutez ! avait hurlé le commandant du SAC, le général Thomas Power, à un expert de Washington qui le pressait de concevoir un plan impliquant moins de pertes, si à la fin de la guerre il ne reste que deux Américains et un Russe, c’est nous qui aurons gagné ! »

La question numéro deux est celle de la dissuasion : de quelles armes et de quel type de forces les États-Unis ont-ils besoin pour dissuader un ou plusieurs ennemis de les attaquer ? Malheureusement, il est impossible de mesurer le degré de crédibilité d’une dissuasion. Les réponses sont entièrement subjectives, et l’on peut facilement produire des arguments plaidant pour l’augmentation des armements. En revanche, ce qui est indéniable, c’est que les États-Unis ont toujours fixé le seuil minimal requis pour dissuader l’ennemi beaucoup plus haut que ce qui, dans la pratique, a suffi à les dissuader eux-mêmes. L’ancien secrétaire à la Défense William J. Perry écrit dans « Le bouton » 4 qu’au moment de la crise des missiles de Cuba les États-Unis disposaient d’environ 5 000 ogives contre 300 pour les Soviétiques, mais que, « même avec une supériorité numérique de dix-sept contre un, l’administration Kennedy ne pensait pas être capable d’ouvrir les hostilités ». Malgré l’énorme écart entre les deux arsenaux (qui n’a jamais été aussi important depuis), le risque d’une contre-attaque soviétique avait dissuadé Washington.

La troisième question, étroitement liée à la précédente, a trait à ce qui se passerait dans le cas où la dissuasion échouerait. Les armes nucléaires pourraient-elles alors servir à faire la guerre à défaut de la prévenir ? Les présidents veulent naturellement disposer d’une flexibilité maximale, donc d’armes et de plans de bataille adaptés aussi bien à une guerre totale qu’à des conflits régionaux, dans des contextes impliquant différents enjeux géopolitiques. Le problème est que se munir d’armes et de plans adaptés à toutes les situations – notamment d’armes moins puissantes et de plans de guerre nucléaire limitée – peut être perçu par l’ennemi (ou par les opposants à l’intérieur du pays) comme des préparatifs guerriers. « La logique, écrit Kaplan, exigeait que les adversaires soient convaincus que la bombe atomique serait effectivement utilisée en cas d’agression ; ce qui impliquait de s’autoconvaincre de son utilisation, et donc de construire les types de missiles et d’élaborer les plans correspondant à l’utilisation de l’arme nucléaire. Si bien que, sans qu’on s’en aperçoive, la stratégie de dissuasion nucléaire était devenue synonyme de stratégie pour mener une guerre nucléaire. »

De nombreux plans de guerre nucléaire limitée ont été élaborés sur le papier, mais ils soulèvent aussitôt cette autre question majeure : la guerre nucléaire limitée est-elle seulement concevable ? Un oui ferme suppose que l’on croie pouvoir clairement indiquer ses intentions à l’adversaire (« Je vous attaque, mais avec une puissance de feu bien moindre que celle que j’aurais pu utiliser »), que celles-ci seront correctement interprétées par lui, et qu’il saura garder la tête froide et réagir de façon proportionnée (« Je riposte, mais bien plus légèrement que j’aurais pu le faire »). Pour toutes sortes de raisons techniques, c’est là un pur fantasme. Un expert américain a par exemple découvert que les systèmes de défense aérienne russes ne pouvaient distinguer plus de 200 missiles arrivant à la fois ; au-delà, tous se fondraient en une seule tache sur l’écran radar. Or, à l’époque, la plus petite forme d’offensive prévue par le Siop impliquait le lancement de 1 000 missiles, ce qui, pour les Russes, ne pouvait se différencier d’une déclaration de guerre totale.

Mais les arguments les plus puissants contre la possibilité d’une guerre nucléaire limitée sont à mon avis ceux que fournit l’étude de l’Histoire, l’analyse de la façon dont nous agissons lorsque nous sommes sous pression et l’expérience du pouvoir. Dans son roman d’anticipation « Le rapport 2020 de la Commision sur l’attaque nucléaire nord-coréenne contre les États-Unis », où il imagine une offensive nucléaire contre son pays, Jeffrey Lewis décrit de façon convaincante un enchaînement de circonstances fortuites débouchant sur une guerre nucléaire. Les leçons du livre vont bien au-delà des spécificités du contexte coréen. Lewis s’inspire d’événements réels et retrace toute une série de mauvais calculs, de décisions malheureuses, de coïncidences, de pressions intérieures et d’erreurs d’interprétation des intentions de l’adversaire. Le roman commence par l’abattage involontaire d’un avion de ligne sud-­coréen par la Corée du Nord et se conclut par une guerre nucléaire impliquant les deux Corées, le Japon et les États-Unis. Chaque étape vers le désastre est plausible. Après une riposte limitée de la Corée du Sud à la suite du crash de son avion, dont Séoul choisit de ne pas prévenir son allié américain, le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un découvre que son téléphone ne marche plus. C’est simplement dû à une saturation du réseau téléphonique, mais après coup l’un des assistants de Kim Jong-un déclarera aux membres de la commission d’enquête sur les causes de la guerre que les Nord-Coréens avaient abouti à une conclusion sensiblement différente : « Nous avons supposé qu’il s’agissait d’une cyberattaque américaine. Vous auriez pensé la même chose, non ? »

Dans le monde réel, la dernière mouture des débats incessants sur la guerre limitée et les armes qu’elle requiert fut la décision de l’administration Trump d’armer les sous-marins américains Trident d’ogives de faible puissance. C’était une réponse à la mise en service en Russie de nouvelles ogives tactiques de faible puissance pointées sur l’Europe. La Russie avait-elle détecté une faille dans la force de dissuasion américaine et jugé pouvoir l’exploiter avec ces armes ? « L’Amérique ne devrait-elle pas lui rendre la pareille ? » ont demandé les promoteurs des nouvelles ogives. Leurs contradicteurs ont fait valoir que, si les Russes s’étaient tournés vers les ogives nucléaires, c’était parce qu’ils s’inquiétaient des avancées américaines en matière d’armes conventionnelles à longue portée : le rapport de force était à l’avantage des Américains, pas des Russes. Qui plus est, Moscou serait incapable de faire rapidement la distinction entre une de ces ogives de faible puissance tirée d’un sous-marin et l’une des nombreuses ogives stratégiques de plusieurs mégatonnes qui équipaient ce même sous-marin, et donc ne pourrait pas distinguer immédiatement une frappe limitée d’une attaque en règle. Ce sont pourtant les partisans des ogives de faible puissance qui l’ont emporté ; celles-ci ont été dûment déployées, renforçant la position de ceux qui pensent que les guerres nucléaires peuvent être menées et gagnées.

En 2010, le président Obama a conclu un marché funeste pour obtenir du Sénat l’approbation du traité New Start, un accord conclu avec la Russie sur la limitation des armements. Il a autorisé en contrepartie une massive remise à niveau du vieillissant complexe nucléaire américain, centrales et laboratoires compris, pour un coût très critiqué de près de 100 milliards de dollars. Ce fut le point de départ d’un programme de modernisation qui s’est étendu depuis pour inclure les systèmes de commande et de contrôle, ainsi que tous les dispositifs de la « triade nucléaire » : bombardiers, missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) et sous-marins. Les ogives existantes ont été remises à neuf, et une nouvelle gamme d’ogives et d’armes nucléaires a été développée. Ce besoin de modernisation résulte pour partie du vieillissement des systèmes qui doivent être remplacés, mais aussi, selon un schéma bien familier, de la supposée nécessité de ne pas se laisser distancer par les Russes. Moscou avait en effet lancé au début des années 2000 un vaste programme de modernisation pour rivaliser avec les avancées américaines et compenser la faiblesse de ses forces conventionnelles. Pour Rose Gottemoeller, l’ancienne secrétaire générale déléguée de l’Otan et la négociatrice en chef du traité New Start, le véritable objectif du programme russe, qui comprenait des armes exotiques telles qu’un drone nucléaire sous-marin et un missile de croisière à propulsion nucléaire, était davantage politique que sécuritaire. Ces armes étaient destinées, selon elle, à souligner « les prouesses scientifiques et militaires russes à un moment où le pays n’avait pas grand-chose d’autre à mettre en avant ».

Malheureusement, ce programme de modernisation a coïncidé avec la présidence d’un leader américain qui adorait les armes nucléaires. Lors d’une désastreuse séance d’information organisée pour Donald Trump à l’été 2017 dans la salle de réunion sécurisée du Pentagone, connue sous le nom de Tank, les chefs d’état-major lui avaient présenté un tableau illustrant le succès de la réduction des arsenaux russes et américains, passés de plus de 30 000 ogives chacun à environ 6 000 (dont, dans les deux pays, 2 500 ogives retirées du service et en attente de destruction). « Pourquoi ne sommes-nous pas plutôt en train de remonter jusqu’à 30 000 ? », s’était insurgé Trump dans un accès de colère, avant de traiter les dirigeants militaires et civils présents de « crétins » et de « gamins ». Le secrétaire à la Défense Mark Esper n’a pas laissé place au moindre doute : la modernisation de l’ensemble de la force nucléaire stratégique était bien la « priorité numéro un » du président. À ce plan de modernisation sont en effet venus s’ajouter une nouvelle flotte de sous-­marins lanceurs de missiles balistiques, un nouveau bombardier furtif, de nouveaux missiles balistiques intercontinentaux, un nouveau type d’ogive nucléaire (le premier depuis plus de trente ans), un missile de croisière naval et un nouveau missile de croisière pouvant être lancé d’un avion. L’estimation du coût sur les vingt-cinq prochaines années s’élevait à 1 700 milliards de dollars (en supposant, contre toute logique, qu’il ne subirait pas de dépassements) – soit dix-sept fois l’investissement initialement prévu par Obama. Cette politique était à l’exact opposé du plan d’Obama visant à « réduire le rôle des armes nucléaires dans notre stratégie de sécurité nationale », plan que son vice-président Joe Biden avait vigoureusement soutenu. 

Un minimum de modernisation était nécessaire, mais il ne fait aucun doute que ce programme allait très au-delà. Les entreprises du secteur de la défense avaient pris la main, et personne n’avait suffisamment de poids pour y mettre le holà. Des moyens d’économiser des centaines de milliards de dollars sans nuire à la sécurité nationale existaient pourtant. Pendant des décennies, l’organisation des forces nucléaires était censée reposer sur cette fameuse triade : missiles, sous-marins, bombardiers. Et cette supposée nécessité de disposer des trois vecteurs était tellement ancrée dans les esprits qu’on a complètement oublié qu’elle ne procédait pas d’un besoin stratégique mais de la rivalité féroce entre les armées de terre, de mer et de l’air – en particulier entre l’armée de l’air et la marine, qui souhaitaient chacune disposer de ses propres armes nucléaires. Des trois composantes de la triade, les missiles ICBM basés au sol constituent à la fois les armements les plus menaçants pour l’ennemi, en raison de leur nombre et de leur énorme puissance, mais aussi les plus vulnérables, car logés dans des silos fixes faciles à prendre pour cible. Ce sont des armes dites « use it or lose it » : il faut tirer ces missiles dès l’annonce d’une attaque avant qu’ils ne soient détruits par les missiles adverses. Cela signifie qu’un président dispose d’environ dix minutes – moins que le temps requis pour confirmer qu’une attaque a bien eu lieu – pour prendre une décision de vie ou de mort pour le pays et probablement pour la planète. Plutôt que de dépenser quelque 150 milliards de dollars pour remplacer ces missiles, il aurait mieux valu les retirer du service. Les sous-marins lanceurs de missiles balistiques, appuyés par des bombardiers et des missiles de croisière ou hypersoniques lancés à partir de navires et d’avions, peuvent fournir la puissance de feu et l’impact stratégique requis pour une dissuasion à toute épreuve et permettre une contre-attaque dévastatrice.

Dans le futur, les décisions les plus contestables que l’on retiendra de la présidence de Trump seront le retrait total d’accords internationaux, la « non-signature » de traités et les coups portés aux organisations internationales. Dans le domaine militaire, cela comprend la remise en cause de l’accord sur le nucléaire iranien, le refus de ratifier le Traité sur le commerce des armes, mais aussi et surtout des dérobades en ce qui concerne le nucléaire. L’hostilité de l’administration Trump à l’égard du contrôle des armements était clairement visible dans la « Nuclear Posture Review » de 2018 5 : Les États-Unis « resteront ouverts à de futures négociations sur le contrôle des armements si les conditions le permettent ». Ces accords ont leurs défauts : les négociations prennent des années et des années, les parties acceptent souvent de renoncer à des armes dont en réalité elles ne veulent plus, les violations sont monnaie courante et, pour satisfaire les faucons nationaux, il n’est pas rare que les deux parties développent ensuite de nouvelles armes pour compenser celles qu’elles ont consenti à abandonner. Néanmoins, sur plus de trois décennies, les administrations républicaines et démocrates s’étaient efforcées d’élaborer une série d’accords qui avaient permis d’instaurer la confiance entre l’Occident et la Russie, d’instituer un degré de transparence sur leurs activités réciproques et d’interdire ou de fortement limiter les types d’armes les plus déstabilisants, comme les missiles à têtes multiples. Au fil du temps, ces accords avaient ralenti la course aux armements, passée du galop au petit trot. Sans eux, les deux parties détiendraient peut-être encore 65 000 ogives à elles deux au lieu de 13 000.

Le démantèlement de ces accords a commencé en 2001, avec le retrait du président George W. Bush du traité ABM sur les missiles antibalistiques. Puis Trump a fait table rase de presque tout ce qui subsistait encore. En 2018, il a annoncé que les États-Unis se retireraient du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI). Cette décision était inéluctable – et justifiée, au vu des multiples violations de cet accord par Moscou, lesquelles ont longtemps été niées par les autorités russes. Néanmoins, le retrait d’un accord donne toute liberté à l’autre partie. Peu de temps après l’annonce de cette décision, les Américains ont testé un missile interdit par le traité, ce qui suggère que Washington était impatient de s’en dégager. L’administration Trump a ensuite dénoncé le traité Ciel ouvert, un accord multilatéral de 1992 qui autorisait les signataires à effectuer des vols d’observation non armés au-dessus du territoire des autres membres afin de recueillir des données sur les forces déployées et les activités militaires. Pour les superpuissances, l’usage de satellites avait diminué l’intérêt de cet accord ; mais, pour les pays européens, il restait important et avait largement contribué à la stabilité stratégique 6.

La seule restriction encore en vigueur en matière d’armes nucléaires est le traité New Start, qui a été prolongé par accord mutuel pour cinq années supplémentaires dès l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche. Le traité limite chaque partie à 1 550 têtes nucléaires déployées et à 700 lanceurs. L’administration Trump voulait conditionner la prorogation du traité à l’inclusion de la Chine. Étant donné que la Russie et les États-Unis disposaient d’environ cinq fois plus d’ogives que cette dernière (qui pourrait cependant doubler son arsenal au cours des dix prochaines années), Pékin n’avait à ce stade aucune raison de participer aux pourparlers américano-russes et l’avait fait savoir à de nombreuses reprises 7. Et, même si l’administration Trump en parlait depuis deux ans, elle n’avait pris aucune mesure diplomatique – plans, propositions, soumission d’avant-projets – pour faire avancer les choses. La position américaine avait tout d’un prétexte conçu pour entraîner l’abandon du traité New Start tout en travestissant la cause de cet abandon. 

Par-dessus le marché, des informations avaient filtré – peut-être intentionnellement – selon lesquelles des membres de l’administration Trump envisageaient la dénonciation du moratoire sur les essais nucléaires en vigueur depuis 1992. L’idée serait de se servir d’un essai nucléaire pour faire pression sur la Russie et la Chine afin qu’elles acceptent la position de Washington sur le traité New Start. Cette dénonciation-là serait à placer en tête de la très longue liste des mesures autodestructrices prises par l’administration Trump. Un essai nucléaire n’aurait pas effrayé Moscou et Pékin au point qu’ils se plient aux souhaits des États-Unis, mais il aurait considérablement sapé les efforts internationaux de non-prolifération, aurait ostracisé le pays et l’aurait privé d’un avantage important. Les États-Unis avaient déjà effectué plus d’essais nucléaires que n’importe quel autre pays – plus de 1 000 contre 45 pour la Chine, par exemple. Si les essais avaient repris, toutes les autres puissances nucléaires y auraient beaucoup plus gagné que les États-Unis. 

La première mesure qui pourrait entraîner un véritable changement de politique, tant au niveau national qu’international, serait l’approbation officielle par les cinq plus grandes puissances nucléaires – les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France et la Chine – du principe Reagan-Gorbatchev, formulé conjointement par les deux dirigeants lors du sommet de Genève en 1985. Ce principe stipule simplement qu’« une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée ». L’adoption de ce principe au niveau international indiquerait à la fois que les puissances nucléaires reconnaissent les dangers croissants que représenterait une guerre nucléaire et la nécessité de ne plus disposer de forces nucléaires autrement qu’à des fins de dissuasion. Les mots, comme les principes, ont du poids. À terme, ces treize mots pourraient sous-tendre les prochaines négociations sur le contrôle des armements, renforcer le régime mondial de non-prolifération et contribuer à tuer dans l’œuf une deuxième course aux armes nucléaires. 

— Jessica T. Mathews a présidé entre 1997 et 2015 le think tank de la Fondation Carnegie pour la paix internationale. Elle fait partie de la gouvernance de l’université Harvard. — Cet article a été publié par The New York Review of Books le 20 août 2020. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou. 

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La conférence de Potsdam devait commencer durant la troisième semaine du mois de juillet 1945, cinq mois après la rencontre de Staline, Churchill et Roosevelt à Yalta. Cette précédente conférence avait éprouvé Roosevelt, et les observateurs avaient été choqués de voir combien il semblait affaibli à son retour en Amérique. Il continua de suivre de près l’évolution de la situation en Europe, et fut scandalisé d’apprendre que Staline brisait déjà toutes les promesses faites à Yalta. Son indignation était telle qu’il envoya au leader soviétique une protestation cinglante. En réponse, le maréchal accusa le président de négocier secrètement une paix séparée avec Hitler. Roosevelt le prit très mal : « J’avoue, dit-il, ne pas pouvoir m’empêcher d’en vouloir amèrement aux personnes, quelles qu’elles soient, qui vous ont trompé de façon aussi malveillante sur mes actions ou celles de mes collaborateurs de confiance. »

Ce fut le dernier échange entre le président américain et Staline. Le 12 avril, Roosevelt se plaignit d’un violent mal de tête. Peu après, il tomba sans connaissance, et il mourut quelques heures plus tard d’une hémorragie cérébrale. Il avait 63 ans.

Harry S. Truman, qui n’était vice-président que depuis quatre-vingt-deux jours, prit sa succession. Ni le peuple américain, ni les alliés de l’Amérique ne savaient l’orientation qu’il comptait donner à sa politique extérieure. Truman n’avait aucune expérience des affaires étrangères et n’était sorti qu’une seule fois de son pays, et encore, à bord d’un bateau de guerre en 1918. Churchill fut tellement inquiet de ce bouleversement survenu à la tête de l’État qu’il envoya Anthony Eden sonder les opinions du nouveau président.

Eden fut impressionné par la connaissance des affaires européennes démontrée par Truman et par sa conviction que l’Europe d’après-guerre ne devait être dominée par aucune puissance hostile à la démocratie. « Nous aurons en lui un partenaire de confiance, commenta Eden après cette rencontre, et je suis très rassuré par cette première conversation. » Mais l’endurance du nouveau président allait être mise à rude épreuve par les seize jours de la conférence de Potsdam.

[…]

Pour les délégations, menées par Staline, Churchill et Truman, l’enjeu était bien plus important que les fois précédentes, car les dirigeants des trois pays ne se rencontraient plus en tant qu’alliés de guerre. Potsdam inaugurait entre eux une concurrence sans pitié, dont l’enjeu était le contrôle de vastes régions d’Europe, soit par possession directe, soit par le biais de sphères d’influence. […]

La diplomatie est toujours influencée par la personnalité de ceux qui la mènent, et cela se vérifia particulièrement à Potsdam. Staline fit une arrivée triomphale, en maître incontesté de Berlin. Il venait de s’attribuer le titre de « généralissime » et s’habillait en dictateur d’opérette « comme l’empereur d’Autriche dans une mauvaise comédie musicale, veste beurre frais avec col à galon doré, pantalon bleu à bandes rouges sur le côté », écrivit un membre de la délégation britannique. 

Truman était plus élégant : chemise blanche, nœud papillon à pois et costume croisé de couleur sombre, porté avec des chaussures d’été bicolores. « Il ressemblait au président d’un conseil d’administration », remarqua un témoin, ce qui n’était pas faux. Truman se conduisit à cette conférence comme s’il était à la tête d’une multinationale. 

Quant à Churchill, il fit son apparition une canne à pommeau d’argent à la main, vêtu de sa tenue militaire fétiche, veste à boutons cuivrés et casquette haute sur la tête. Il était suivi par une cohorte de gens du Foreign Office, « so British » dans leur costume trois-pièces de hauts fonctionnaires, avec porte-documents, parapluie et homburg, semblant tout droit sortis de leur banlieue chic et fraîchement descendus du train de Sevenoaks pour aller au bureau. 

Chacun des dirigeants avait soigneusement orchestré son arrivée à Potsdam pour en tirer le meilleur effet. Le président Truman fit une entrée en scène très présidentielle : « Un immense cortège composé d’une avant-garde de motards, puis de jeeps blindées, suivies de la voiture présidentielle que protégeaient des agents du FBI perchés sur les marchepieds, et clos par une arrière-garde d’hommes armés prêts à tirer tous azimuts, filant à vive allure, toutes sirènes hurlantes. » 

L’arrivée de Staline ne fut pas moins théâtrale. Sa peur de l’avion l’avait obligé à traverser en train la Russie occidentale, la Lituanie et la Prusse orientale. Le spectacle valait le déplacement, car il avait fait tirer de leur musée quatre opulents wagons du train impérial qu’on avait attelés à une locomotive soviétique. Étant arrivé à Potsdam avec le faste d’un prince du sang, il termina le trajet dans une voiture blindée, salué au bord de la route par des gardes en armes. La surenchère était telle qu’on était bien en peine de savoir qui avait le plus marqué les esprits. 

Comme à Yalta, les moyens de Churchill étaient beaucoup plus modestes. Le premier jour des travaux, il arriva au palais de Cecilienhof accompagné d’un seul policier en civil. Un coup habile qui coupa l’herbe sous le pied du président américain et du généralissime soviétique. Le message était clair : il n’avait pas besoin d’apparat pour asseoir son pouvoir. 

Les trois dirigeants arrivaient chacun avec un atout en poche, ce fut du moins l’avis des observateurs. Le point fort de Staline était son armée, qui avait déjà pris possession d’immenses portions de territoire à l’est de l’Europe – des conquêtes qui s’étaient encore accrues depuis la précédente conférence. C’était comme s’il avait déjà obtenu ce qu’il voulait avant même d’avoir commencé les négociations. 

Le coup gagnant de Truman était encore top secret et pouvait lui permettre de l’emporter, mais il n’était pas encore sûr de la faisabilité du projet. Tout dépendrait d’un télégramme codé venant d’Amérique qu’il attendait avec impatience. 

La carte maîtresse de Churchill était la flotte de navires de guerre allemands qui avait été prise dans son intégralité par les Britanniques. Mais le Premier ministre comptait aussi sur autre chose, une qualité plus personnelle et impondérable : sa grande expérience, l’étendue de ses connaissances et sa capacité à discourir sur n’importe quel sujet au débotté. Dans son équipe, certains étaient plutôt d’avis que ce talent pourrait lui nuire. Quand Churchill se laissait emporter par la passion, comme à Yalta, il devenait vite imprévisible et irrationnel. 

Le véritable point faible de Churchill, et dont il avait parfaitement conscience, était l’issue des élections législatives britanniques. Le vote avait eu lieu le 5 juillet, mais le parti vainqueur ne serait pas connu avant le 26 juillet, neuvième jour de la conférence, un retard dû au temps nécessaire pour décompter les bulletins envoyés par le personnel militaire en poste sur les théâtres extérieurs. Churchill oscillait entre de grands espoirs et un fort pessimisme. Le résultat étant très incertain, il s’était fait accompagner à Potsdam par Clement Attlee, le chef de l’opposition, qui prendrait sa place en cas de défaite. 

[…]

L’inauguration officielle de la conférence eut lieu le 17 juillet, mais le travail préparatoire commença la veille au matin par une visite de Churchill au président Truman dans sa villa des bords du lac de Babelsberg – sa « petite Maison-Blanche », comme il la surnomma. Churchill était perpétuellement épuisé, du moins était-ce l’impression de son méde­cin personnel, lord Moran, qui accompagnait le Premier ministre comme il l’avait fait à Yalta. Le docteur décrivit l’arrivée de Churchill dans sa propre résidence : « Sans enlever sa casquette, Winston s’écroula sur une chaise de jardin flanquée de deux grands bacs d’hortensias bleus, roses et blancs. Il semblait terrassé par la fatigue. » Après avoir repris son souffle, il aboya : “Où est passé Sawyers ? Je veux un whisky.” » 

Il était de meilleure humeur lors de sa visite à Truman, qu’il avait déjà croisé une fois à Washington. Truman avait fixé l’heure de la réunion à 11 heures, ce qui fit dire joyeusement à Mary, la fille de Churchill, présente ce matin-là, que son père « ne s’était pas levé aussi tôt depuis des années ». Truman consigna cette information dans son journal, commentant sèchement : « Moi, j’étais levé depuis quatre heures et demie. » 

Churchill savait que, pour réussir, il devait absolument nouer une relation chaleureuse avec le président américain, aussi se lança-t-il dans une entreprise de séduction en abreuvant son hôte de compliments et d’aimables propos. En dépit du sourire chaleureux qu’affichait Truman, on peut lire dans son journal que ce visage affable dissimulait une grande méfiance. « Il a voulu m’embobiner en me disant que mon pays était formidable, et qu’il avait adoré Roosevelt, et qu’il allait m’adorer aussi, etc., etc. » Truman trouvait Churchill intelligent et sympathique, mais trop démonstratif et flagorneur. « Je pense, conclut-il, que nous pourrons nous entendre à condition qu’il arrête de me cirer les bottes. » 

Lord Moran ayant plus tard demandé à Churchill ce qu’il pensait de Truman, le Premier ministre dit qu’il l’admirait parce qu’il ne craignait pas d’avancer en terrain délicat. « Et pour illustrer son propos, le Premier ministre a fait un petit bond sur le parquet et est retombé fermement sur ses pieds nus. » 

Le président américain et le Premier ministre britannique visitèrent Berlin dans l’après-midi, chacun de leur côté, une expérience qui marqua profondément Truman. […]

Lorsque Truman retourna à sa résidence dans l’après-midi, on lui remit le télégramme qu’il attendait : TOP SECRET. URGENT. POUR LES YEUX DU COLONEL KYLES [sic] SEULEMENT. Le message était aussi énigmatique et bizarre que son intitulé. OPÉRÉ CE MATIN. LE DIAGNOSTIC N’EST PAS ENCORE DÉFINITIF MAIS LES RÉSULTATS SONT SATISFAISANTS ET DÉPASSENT DÉJÀ LES ATTENTES. Truman savait parfaitement de quoi il s’agissait. L’« opération » en question concernait les essais sur la bombe atomique à Alamogordo, au Nouveau-Mexique, et le « diagnostic » annonçait un succès. L’Amérique devenait une puissance nucléaire, et Truman avait ainsi une carte maîtresse pour les négociations. 

Le lendemain, il accueillit Staline à sa villa, le généralissime arrivant accompagné de son ministre des Affaires étrangères, Viatcheslav Molotov, et de Pavlov, l’interprète qui avait aussi officié à Yalta. Un conseiller de Truman a dressé un portrait très parlant de Staline à cette époque, décrivant sa petite taille, sa vilaine peau et la tunique trop large qui pendait sur ses épaules comme un sac. « Des dents brunes et une moustache maigre à gros poils grisonnante complétaient le tableau. Avec ses yeux de félin jaunes et son visage troué par la variole, il ressemblait à un vieux tigre marqué par les combats. »

Après les civilités d’usage, les deux dirigeants discutèrent de l’ordre du jour de la conférence, mais Truman pensait encore à sa visite de Berlin et demanda au dirigeant soviétique comment il croyait que Hitler était mort. 

La réponse de Staline révèle qu’il était décidé à ne pas jouer franc-jeu : il dit à Truman qu’il « pensait que Hitler était toujours vivant et qu’il avait fui en Espagne ou en Argentine ». C’était faux, bien sûr. Le dirigeant soviétique disposait de la preuve formelle que Hitler était mort à Berlin. Devant l’insistance de Truman, il réitéra sa conviction que « le Führer s’était échappé et se cachait quelque part ». Il ajouta que « les recherches minutieuses des enquêteurs soviétiques n’avaient pas permis de trouver trace des restes de Hitler, ni aucune autre preuve convaincante de sa mort ». L’article des Izvestia rapportant les propos de Staline va encore plus loin, affirmant que le dirigeant soviétique pensait que Hitler et Eva Braun vivaient dans un château en Westphalie, dans la zone d’occupation britannique de l’Allemagne. Une accusation indigne, comme le souligne le correspondant américain de Newsweek, James O’Donnell. Une fois de plus, Staline « médisait d’un allié qui [avait] combattu Hitler dès le premier jour de la guerre ». En effet, ce détail insidieux donné par le dirigeant soviétique « les accusait virtuellement d’abriter un Hitler bien vivant ». 

Truman avait été surpris par l’information donnée par Staline, car on lui avait assuré que Hitler était mort, mais son impression générale de cette première rencontre fut positive. « Je vais pouvoir traiter avec Staline, écrivit-il. Il est honnête – mais vraiment très malin. » 

[…]

Staline prit d’emblée le contrôle de la conférence en nommant Truman président de séance, mais en imposant aussitôt un ordre du jour. Un membre de la délégation britannique, Walter Monckton, estima la prestation magistrale. Staline « avait souvent de l’humour, n’était jamais agressif, bien que direct et inflexible ». Il gardait le cap, déterminé à ne pas se laisser détourner de ses objectifs par ses rivaux alliés. 

Les discussions les plus sérieuses tournèrent une fois de plus autour du sort de l’Allemagne et de la Pologne, la frontière polonaise s’avérant un sujet aussi difficile qu’à Yalta. Staline avait l’avantage, car son armée contrôlait déjà une grande partie du territoire qu’il convoitait. Il s’était emparé d’environ cent quatre-vingt mille kilomètres carrés de la Pologne orientale et avait donné en échange au gouvernement polonais consentant les anciens territoires allemands qu’étaient la Prusse orientale, la Silésie, la Poméranie et la partie orientale du Brandebourg. Les populations allemandes de ces régions étaient expulsées vers les zones occidentales, des déplacements qui causaient un énorme casse-tête logistique aux Britanniques et aux Américains. 

Staline ayant réclamé sa part de la flotte navale allemande, toujours aux mains des Britanniques, Churchill lui répondit que « les armes de guerre étaient des choses terribles et que les navires capturés devraient être coulés ». Les yeux de Staline pétillèrent de malice lorsqu’il lança sa riposte : « Partageons-les, dit-il en souriant. […] Si M. Churchill le ­souhaite, il peut faire couler la part qui lui revient. »

Les conseillers de Churchill furent sidérés par la piètre prestation de leur Premier ministre. Eden n’en crut pas ses oreilles en l’entendant céder la flotte allemande, son seul avantage tangible. « [Je] l’ai exhorté de ne pas abandonner les seules cartes que nous avions sans rien obtenir en échange, écrivit-il, mais il est retombé sous le charme de Staline. Il ne cessait de répéter : “J’aime bien ce type.” » Sentiment curieux de la part d’un homme qui, quelques mois plus tôt, planifiait encore l’opération « Impensable » 1

[…]

Sir Alexander Cadogan, lui aussi consterné par l’attitude de Churchill, écrivit une lettre désespérée à sa femme : « Depuis qu’il a quitté Londres, le Premier ministre refuse de travailler et de lire quoi que ce soit […] s’il ne sait rien du sujet dont on discute, il devrait se taire ou demander à son ministre des Affaires étrangères de parler à sa place. » Mais Churchill demandait rarement à Eden de s’exprimer pour lui. « Au lieu de quoi, il préfère intervenir à chaque fois dans le débat, raconte les pires âneries et laisse deviner nos intentions sur tous les points. »

Par comparaison, Cadogan trouvait Truman « rapide et efficace », capable de traiter tous les sujets avec concision. Truman avait ses raisons pour accélérer ainsi le traitement des questions à l’ordre du jour. « Je me refuse à rester dans cet horrible endroit tout l’été juste pour écouter des discours », écrivit-il dans son journal.

Les discours en question étaient essentiellement ceux de Churchill. Dès que Truman finissait de parler, Churchill se lançait invariablement dans un long monologue. « Chaque fois qu’un nouveau sujet était abordé, Winston intervenait et seuls les efforts conjugués de Truman et Anthony [Eden] parvenaient à contenir sa logorrhée. » 

Le comportement de Churchill était si imprévisible qu’il devint un grand sujet de conversation à la conférence. Il interrompait les autres, divaguait et ne saisissait pas ce que disait Staline, peut-être à cause des grandes quantités d’alcool qu’il buvait. « Fatigué et en mauvaise forme, jugeait sir William Hayter, membre de la délégation britannique. Il était persuadé de tout savoir et estimait pouvoir se dispenser de lire les notes de synthèse. » Si Truman déclarait une séance close, nota Cadogan, Churchill, « qui aurait voulu continuer à dire tout ce qui lui passait par la tête, était très déçu – comme un enfant à qui l’on retire un jouet. »

La concurrence entre les grandes puissances continuait lors des soirées organisées tous les jours après les débats. Lors d’une réception donnée par Truman dans sa villa au bord du lac, de la musique classique fut jouée par un pianiste et un violoniste qu’on avait spécialement fait venir de Paris par avion. Staline, dont c’était le tour de recevoir le lendemain soir, mit un point d’honneur à faire venir de Moscou deux pianistes et deux violonistes qui jouèrent du Chopin, du Liszt et du Tchaïkovski. Truman les félicita pour leur jeu, sans pouvoir s’empêcher de noter plus tard qu’ils « avaient la peau grasse […] et les filles étaient des grosses dondons ». Il estima leur poids à environ cent kilos chacune. […]

Churchill, s’ennuyant ferme à la soirée musicale de Staline, approcha discrètement de Truman et lui chuchota à l’oreille : « Vous comptez bientôt partir ? » Mais le président américain passait enfin un bon moment et n’avait aucune intention de s’en aller. Alors Churchill but et fuma des cigares tout en préparant sa revanche. Il promit à l’amiral Leahy qu’il « leur revaudrait ça » le lendemain soir. Il tint parole. Lors du banquet britannique, il ordonna à la fanfare de la RAF de faire retentir ses cuivres pendant tout le dîner, assour­dissant les convives avec des danses irlandaises et écossaises, The Skye Boat Song et d’innombrables autres airs. Il eut raison même de la patience de Staline, qui le supplia de faire jouer de la musique plus douce. 

De retour dans la salle de conférences, le président Truman se préparait à abattre ses cartes, déterminé à choisir le moment avec soin. Et ce fut à la fin de la séance du 24 juillet, après en avoir averti Churchill au préalable, qu’il décida d’annoncer à Staline que l’Amérique avait réussi à faire exploser une bombe d’une puissance formidable, qui allait changer du tout au tout les règles de la géopolitique.

« Je m’étais posté peut-être à cinq mètres d’eux, écrivit Churchill, et j’ai suivi avec la plus grande attention cet entretien capital. Je savais ce que le président allait faire. L’essentiel était d’observer l’effet que la nouvelle aurait sur Staline. »

Truman s’adressa au dirigeant soviétique à voix basse. « L’air de rien, j’ai glissé à Staline que nous avions une nouvelle arme d’une puissance de destruction inégalée. » La réaction de Staline fut étrange. « [Il] n’a pas bronché. Il a simplement dit que c’était une bonne chose, et qu’il espérait que nous en ferions bon usage contre les Japonais. » Truman se demanda si Staline avait compris qu’il parlait d’une bombe atomique. Churchill était d’avis que non. « J’étais sûr que [Staline] n’avait aucune idée de l’importance de ce qu’on lui annonçait. »

Churchill se trompait, si l’on en croit le récit du même incident livré par le maréchal Joukov. Il se souvenait de Staline rentrant à sa villa ce soir-là, et rapportant exactement ce que le président américain avait dit. Molotov, très attentif, avait répondu sans hésiter : « Il va falloir parler de ça à Kourtchatov. » Joukov avait immédiatement compris de quoi il s’agissait, ce nom étant celui du scientifique chargé du programme nucléaire russe : « J’ai su qu’ils parlaient de la recherche sur la bombe atomique. » 

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