WP_Post Object
(
    [ID] => 124183
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2022-10-27 07:25:53
    [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:25:53
    [post_content] => 

Sous l’abribus en verre d’un petit bourg, une jeune fille attend. C’est Sofie. Aucun véhicule ni être humain à la ronde. Des oiseaux peints sur la surface vitrée de l’arrêt de bus semblent tournoyer au-dessus de sa tête coiffée d’un chapeau. Cette première image donne le tempo : celui-ci sera lent, voire lentissimo. Nous sommes d’emblée plongés dans un état contemplatif, dans l’engourdissement moelleux d’un rêve éveillé. Nous découvrons pas à pas l’environnement de Sofie : une ancienne ferme, avec des airs de château ou de théâtre, où le temps s’est arrêté il y a deux ou trois siècles. Dans un encombrement savamment orchestré de meubles en bois sombre, de tableaux et d’objets travaillés par la patine, l’héroïne vit sa vie. Elle observe l’abdomen d’un scarabée, se repose dans le foin, traîne avec les amis de son frère Henny, se confectionne une robe de mariée avec un rideau de tulle. 

Meeting Sofie est le premier livre de la Germano-Russe Snezhana von Büdingen-Dyba, issu d’une série de photographies multiprimée. Née à Perm, grande métropole de l’Oural, la photographe arrive en Allemagne en 2008, à l’âge de 23 ans, pour étudier la communication et le marketing. Mais elle se découvre rapidement une attirance pour l’image et entame une formation de portraitiste à la Fotoakademie de Cologne. Snezhana von Büdingen-Dyba réalise son premier projet photographique dans un village de l’oblast de Vladimir, non loin de Moscou, où vient de s’éteindre sa grand-mère. Reportage intime sur un lieu cher à son cœur depuis l’enfance, qui se meurt. Suivent d’autres projets, toujours autour de thèmes qui la touchent au plus profond. Pour Khrushchevka, elle est revenue dans la ville de Perm documenter les immeubles décrépits de l’ère soviétique et leurs habitants livrés à leur sort. Citons aussi la série de portraits intitulée Mother, née d’une séance de photos avec la mère d’un garçon porteur de trisomie 21, dont le témoignage l’émeut. Par ce travail visuel, la photographe cherche à changer le regard des gens sur les enfants touchés par cette anomalie chromosomique congénitale et à les sensibiliser aux mécaniques de l’exclusion. 

Parmi les personnes qui la contactent à la suite  d’un message diffusé sur les réseaux sociaux figure Barbara, la mère de Sofie. Elle tient beaucoup à participer au projet avec sa fille, mais, ne pouvant se déplacer jusqu’au studio, invite la photographe dans sa ferme, près de Leipzig. 

La première visite de trois jours dans la famille de Sofie, en octobre 2017, est un déclic. Baignée d’une splendide lumière naturelle, la propriété du couple – elle est styliste, lui, antiquaire – est un décor rêvé. Le contact avec Sofie est aisé, et les premières prises de vue donnent lieu, entre autres, au magnifique portrait d’elle serrant un coq dans ses bras et à celui de Barbara et Sofie, toutes deux en longues chemises de nuit blanches. La jeune fille adore ses photos, les accroche aux murs de sa chambre. Au cours des quatre années qui suivent, Büdingen-Dyba rend visite à la famille de Sofie tous les mois. Elle délaisse le numérique et travaille avec des appareils argentiques moyen format, un Mamiya 7 et un Hasselblad 500 C/M. « Pour moi, c’est le sujet qui définit le choix de l’appareil », confie-t-elle. Sofie reste longtemps pensive, permettant à la photographe de guetter les microchangements dans le cadre ainsi que ses états émotionnels. 

À travers ces images parfois oniriques, parfois rappelant la peinture hollandaise ou des instantanés plus ancrés dans le quotidien, l’auteure documente les premiers émois amoureux de son héroïne, la tristesse qui suit la rupture, son grand besoin d’être au contact d’autres personnes, sa volonté d’être une jeune femme moderne et sûre d’elle. Le livre se clôt sur une autre image de Sofie à l’arrêt de bus, qui attend. La photographe, elle, compte l’accompagner avec son appareil au fil des années, tant que Sofie en manifestera l’envie. 

E. D.

[post_title] => L’enchantement de Sofie [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lenchantement-de-sofie [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:25:54 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:25:54 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=124183 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 124158
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2022-10-27 07:25:48
    [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:25:48
    [post_content] => 

Les Enfants des riches est un livre hybride, à la croisée du documentaire, de la fiction, de l’enquête et du roman psychologique. Il s’agit d’une commande d’une maison d’édition taïwanaise qui assure l’exploitation d’une œuvre sous toutes ses formes, notamment sous celle de la série ; d’où une intrigue efficace et riche en rebondissements. Dans la revue « Opinions indépendantes », Lin Wei-yün se demande si elle n’aurait pas préféré que « le rythme soit moins rapide, les personnages moins nombreux et l’intrigue moins touffue ». Pas forcément, poursuit-elle, car c’est aussi le moyen pour l’auteure d’aborder des sujets de société : la manière dont l’éducation devient un marché plus concurrentiel que celui du travail, la place des femmes (surtout des mères) dans un environnement toujours marqué par le patriarcat, la course à l’enrichissement… Chen Yunxian, l’héroïne, jongle avec ses rôles de femme active, d’épouse et de mère sans parvenir au résultat escompté. La lucidité qu’elle acquiert lui permet d’identifier les mécanismes dont elle est victime, sans que cela suffise à l’absoudre entièrement. « J’assume et je continuerai à assumer la responsabilité pleine et entière de toute cette histoire » : un constat révélateur du chemin qu’il lui reste à parcourir, à elle et à la société tout entière. 

[post_title] => Éducation ultra-concurrentielle [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => education-ultra-concurrentielle [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:25:49 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:25:49 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=124158 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 124179
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2022-10-27 07:25:43
    [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:25:43
    [post_content] => 

Le déterminisme géographique a certes ses limites, mais, quand on considère la Méditerranée, difficile de ne pas y croire au moins un tout petit peu. Voilà une mer unique au monde avec une histoire unique au monde. Dans la somme qu’il lui consacre, David Abulafia, professeur à Cambridge, a beau tenter de se démarquer de l’inévitable modèle qu’est l’ouvrage culte (et fortement déterministe) de Fernand Braudel et insister sur la dimension « humaine » de son histoire et donc sa part de contingence, il reconnaît lui-même que la Méditerranée est « probablement le lieu d’interaction le plus vigoureux entre différentes sociétés à la surface de cette planète ». Et on voit mal comment le flot d’événements aussi décisifs que spectaculaires qu’il retrace aurait pu se produire ailleurs que sur les pourtours de cette mer assez vaste pour permettre à plusieurs civilisations bien distinctes de s’épanouir, mais aussi assez étroite pour faciliter les échanges entre elles.

À partir du iie millénaire avant notre ère, la Méditerranée, supplantant les vieilles civilisations fluviales de Mésopotamie et d’Égypte, devient le moteur du progrès humain : les Crétois développent des bateaux fiables, les Phéniciens inventent l’alphabet, les Grecs le perfectionnent… « Au fil du temps, la navigation a créé un immense réseau international de commerce de céréales, de minéraux, de bois et de marchandises qui s’étendait de la Syrie à Cadix », relate Tim Whitmarsh dans The Guardian. Abulafia brasse une quantité impressionnante de faits, de personnages, de données. L’un des grands mérites de son livre est d’éviter un trop grand déséquilibre au détriment des périodes plus anciennes. Un sommet en un sens indépassable est atteint assez vite, dès le Ier siècle avant notre ère, quand les Romains, pour l’unique fois dans l’histoire de la Méditerranée, la rassemble tout entière sous une même autorité politique.

Si la Corse n’est guère mentionnée, la Sicile peut prétendre au statut de « vedette incontestée » de l’ouvrage, note Tom Holland dans un autre article du Guardian. Et pour cause, sa position centrale en a fait, « jusqu’à sa relative paupérisation au XVIIIe siècle, la région la plus précieuse de toute la Méditerranée ». D’où quelques récurrences frappantes : « C’est au large de la Sicile que la puissance navale carthaginoise a été brisée à jamais par la marine de Rome, que les Ottomans ont été repoussés par les chevaliers de l’ordre de Saint-Jean et que les forces aériennes de l’Axe se sont heurtées sans succès au rocher de Malte. »

Reste que tout, bien sûr, n’est pas déterminisme. Dans The Telegraph, Jonathan Keates en veut pour preuve Alexandrie, l’une des villes les plus brillantes et importantes à avoir jamais bordé la Méditerranée : « Quel avantage Alexandre le Grand a-t-il tiré de l’implantation, à l’ouest du delta du Nil, d’une métropole projetée sur un étroit éperon calcaire au-dessus d’une étendue de mer notoirement dangereuse ? Alexandrie, qui allait unir le commerce grec de l’huile, du vin et des éponges à celui de l’ivoire et des épices dans l’océan Indien, n’a eu d’autre origine qu’un rêve fait par le conquérant macédonien : il y voyait Homère en personne lui citer un passage de L’Odyssée évoquant la fondation d’une ville sur une île égyptienne. » 

[post_title] => La mer matrice [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-mer-matrice [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:25:44 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:25:44 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=124179 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 124174
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2022-10-27 07:25:39
    [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:25:39
    [post_content] => 

On croit connaître les Vikings. C’est une illusion. Comme tous les peuples sans écriture ou presque (face aux chroniques carolingiennes ou anglaises, les fameuses inscriptions runiques sont bien peu de chose), ce qui nous a été transmis l’a été, pour l’essentiel, par leurs ennemis et victimes. Dès que les peuples scandinaves eurent acquis une écriture commune digne de ce nom, par définition, ils cessèrent d’être des Vikings : ils quittèrent cette zone trouble et dangereuse (surtout pour leurs voisins) qui avait été, avant eux, celle des Celtes, puis des Germains, à la lisière des peuples plus avancés sans en être tout à fait eux-mêmes, et entrèrent résolument dans la civilisation.

L’un des grands mérites de l’ouvrage de Neil Price est de tenter de reconstituer la manière dont pensaient et sentaient les Vikings, de dire quelque chose de leur énigmatique rapport au monde. Pour ce faire, il dispose d’un atout de poids : l’archéologie. Il a passé plusieurs décennies à mener des fouilles (notamment dans les fosses d’aisance). Bien entendu, le résultat ne peut qu’être limité. Comme le note le spécialiste de la littérature médiévale Tom Shippey dans la London Review of Books, « plus nous en savons sur les Vikings, plus il devient difficile d’affirmer quoi que ce soit de certain à leur sujet. Cela s’applique en particulier au domaine pour lequel nous avons le plus de données archéologiques – les pratiques funéraires ». Impossible d’y dégager aucune règle : les Vikings pratiquaient l’inhumation comme l’incinération, l’enterrement dans des bateaux comme sous des tumulus… Et comment interpréter certains de leurs rituels les plus spectaculaires ? « Enterrer quelqu’un avec deux chevaux pourrait être une sorte d’hommage, mais pourquoi couper les chevaux en deux et intervertir ensuite les moitiés ? » interroge Shippey. Neil Price évite les spéculations hasardeuses : il se contente de constater les limites de ce qu’il est possible de dire. On ne saurait par exemple, reconnaît-il, déduire un système de croyances des mythes nordiques.  

Il est d’autres questions, en revanche, auxquelles l’archéologue peut apporter des réponses plus satisfaisantes, et l’une d’elles est le fascinant mystère des origines du phénomène viking.

Pour l’expliquer, Price remonte loin, aux cataclysmiques éruptions volcaniques de 536, 539-540 et peut-être 547. « La seconde, qui a pris naissance à Ilopango, dans l’actuel Salvador, a projeté dans l’atmosphère environ 90 km3 de poussière, de cendres et d’aérosols, rapporte Tom Shippey. Le monde entier a souffert, mais la Scandinavie, avec sa brève saison agricole et son agriculture, par ailleurs souvent marginale, a été la plus touchée. On estime que la moitié de la population est morte de faim. Au cœur de la mythologie nordique se trouve le Fimbulvetr, trois hivers sans été. » À l’origine de ce mythe, un événement peut-être donc bien réel, et qui bouleversa la société scandinave : « La famine pourrait bien avoir renforcé les élites militarisées post-romaines qui ont laissé leur empreinte dans les tumulus géants et les sépultures de bateaux d’Uppsala et de Valsgärde, ainsi que dans l’énorme salle en bois de Borg, en Norvège, qui, avec ses 270 pieds de long [environ 80 mètres], est aussi grande qu’une cathédrale. » Il semble aussi y avoir eu à un moment donné pénurie de femmes : les puissants pratiquaient la polygynie, tandis que les filles, étant moins bien traitées que les garçons, mouraient davantage (l’étude des squelettes a montré que si environ 7 % des hommes ont souffert de malnutrition dans leur enfance, pour les femmes la proportion montait à 37 %). « Le monopole des élites et les taux de survie différentiels ont dû créer une sous-classe de ce que nous appellerions aujour­d’hui des “incels” [involuntary celibates, des célibataires involontaires], de jeunes hommes mécontents, en colère, désespérés et faciles à recruter. » 

Dans de telles conditions, il ne manquait plus que l’occasion de laisser s’exprimer ces énergies frustrées. Même si les raids vikings ont commencé plus tôt qu’on l’a longtemps cru (non pas avec l’attaque contre le monastère anglais de Lindisfarne en 793, mais sans doute à l’est, contre les Baltes), l’élément déclencheur fondamental fut l’éclatement de l’Empire carolingien et la guerre civile entre les petits-fils de Charlemagne, qui créa comme un immense appel d’air pour les pilleurs de tous horizons (non seulement scandinaves, mais aussi arabes et hongrois). 

Price a calculé que, sur un siècle, les Vikings sont parvenus à extraire 14 % de la production totale de l’Empire. L’Occident ne fut pas leur unique victime : on a découvert en tout plus de 1 million de dirhams d’argent en Scandinavie ou sur les bords de la Baltique. C’est six fois plus que dans l’Orient arabe. 

[post_title] => Dans la tête des Vikings [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => dans-la-tete-des-vikings [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:25:39 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:25:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=124174 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 124066
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2022-10-27 07:25:34
    [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:25:34
    [post_content] => 

Un an après la parution de « Une blessure », un roman-poème dans lequel la narratrice explorait sa relation avec sa mère [voir Books n° 118, mars/avril 2022], Oksana Vassiakina publie « La steppe », un texte consacré au lien paternel. Si les deux livres empruntent la forme d’un récit de voyage, ils diffèrent sur plus d’un point. Dans le premier, l’héroïne transportait les cendres de sa mère, emportée par un cancer, jusqu’à une lointaine bourgade de Sibérie ; c’était un périple-remémoration, émaillé de réflexions sur la féminité, la sexualité et la mort. « La step­pe » fait davantage penser à un road-­movie : absent durant dix années, le père chauffeur routier décide de faire découvrir à sa fille les trajets qu’il effectue habituellement pour livrer ses cargaisons. Pendant plusieurs semaines, ils sillonnent les étendues de la ­steppe russe à bord de son poids lourd. Dans le huis clos de l’habitacle, la narratrice observe son père, questionne le lien de parenté qui les lie. Elle lui ressemble, physiquement et par son caractère, pourtant l’homme à ses côtés lui semble être « un parfait inconnu ». Vassiakina livre un portrait sensible et sans concession de ce quadragénaire vieilli prématurément, tel un arbre frappé par la foudre. Son épiderme est criblé de cicatrices et imprégné de diesel ; ses vêtements sont marqués de circonvolutions blanches laissées par la sueur ; son quotidien nomade est d’un dénuement extrême. Et la narratrice de dévoiler par bribes de souvenirs le passé sombre de cet homme qui a œuvré au sein d’une bande criminelle et fait de la prison. On découvre que c’est un homme violent, y compris avec ses proches. Ainsi, apprenant l’infidélité de sa compagne, il la brutalise, avant de lui ordonner de laver le sang répandu sur le sol. Ancien héroïnomane, il succombera finalement au sida, faute d’une prise en charge appropriée, mais aussi par simple négligence.

À travers la figure de ce père transparaît tout un pan de la société post-soviétique, où la culture carcérale reste très ­prégnante. Comme Vassiakina l’explique dans une interview au site Glasnaya, elle s’est documentée sur l’histoire du crime organisé, a réécouté les chansons populaires et revu les séries télévisées qui exaltent l’univers de la pègre. « C’est un livre sur la Russie, contaminée par le mythe de la masculinité dans lequel le pays reste figé. À sa lecture, on ressent un malaise tant “La ­steppe” résonne avec l’actualité », réagit Elizaveta Podkolzina dans son podcast Polka, consacré aux livres (le roman a été envoyé chez l’imprimeur le 24 février, le jour où l’armée russe a attaqué l’Ukraine). Pour Edouard Loukoïanov, du site Gorky, ce récit pourtant très intime reflète en réalité un dysfonctionnement au niveau collectif, puisque ­« l’intégrité de la société repose sur la coercition, qu’il s’agisse de la subordination répressive au sein de l’armée, de l’ordre dicté par la mafia ou encore des rapports marchands mortifères ». Dans le magazine en ligne Aficha, Andreï Miagkov admire le « regard affûté » de Vassiakina, capable de dénicher « une foule de détails », et salue sa prose aussi maîtrisée et alléchante qu’« une pâte bien levée ». 

[post_title] => Aux origines de la violence [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => aux-origines-de-la-violence [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:25:35 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:25:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=124066 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 124077
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2022-10-27 07:25:28
    [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:25:28
    [post_content] => 

Le 21 octobre 1966, à Aberfan, petit village du pays de Galles, se produit un des pires accidents miniers de l’histoire britannique. Le terril qui surplombe la localité subit un glissement de terrain. En quelques minutes, une école et dix-huit maisons sont ensevelies sous une gigantesque coulée de boue et de gravats. 144 personnes meurent, parmi lesquelles 116 enfants. Alors qu’ambulances, engins de terrassement et journalistes affluent à Aberfan, un certain John Barker, psychiatre à l’hôpital Shelton, près de Shrewsbury, arrive également sur les lieux. C’est un personnage excentrique qui s’intéresse aux troubles mentaux inhabituels et à l’effet nocebo (l’inverse du placebo, l’effet néfaste d’une substance inerte). Sur place, Barker relève plusieurs incidents étranges : les familles endeuillées évoquent les rêves et les pressentiments funestes de leurs enfants peu avant l’effondrement du terril. Le psychiatre décide d’élargir son champ de recherche et de recueillir d’autres prophéties liées à la catastrophe d’Aberfan. Il sollicite Peter Fairley, correspondant scientifique du quotidien Evening Standard, qui publie un appel à témoignages dans sa rubrique, le 28 octobre. Barker reçoit 76 réponses, dont sept particulièrement troublantes. Parmi celles-ci, la lettre de Kathleen Lorna Middleton, qui affirme s’être réveillée haletante le jour de l’accident avec l’impression que « les murs s’effondraient ». Enthousiaste, Barker avance alors l’hypothèse d’un « syndrome pré-catastrophe » touchant une infime frange de la population. En collectant leurs avertissements, il compte être en mesure de prédire les désastres à venir. Le duo parvient à persuader le rédacteur en chef du Evening Standard de créer le Bureau des prémonitions, dans lequel des opérateurs enregistreront les alertes. Le 4 janvier 1967, c’est chose faite. 

Relatée d’abord dans un long article du New Yorker par le journaliste Sam Knight, l’histoire du Bureau des prémonitions a finalement donné lieu à un livre, paru en mai dans les librairies britanniques et américaines. « C’est un récit efficace et truculent, qui met en scène une galerie de personnages plus étranges les uns que les autres, une série de coïncidences troublantes et quelques catastrophes anticipées », résume The New Statesman. Le potentiel cinématographique du livre n’a pas échappé à Amazon Studios, qui en a acheté les droits. La fin de l’expérimentation n’a d’ailleurs rien à envier à un scénario de film bien ficelé. Deux voyants « stars », Middleton et Hencher, se mettent à prédire de façon insistante la mort du psychiatre. Le 18 août 1968, Barker est victime d’une hémorragie cérébrale et décède peu après à l’hôpital, à 44 ans. 

[post_title] => Prophètes de malheur [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => prophetes-de-malheur [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:25:29 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:25:29 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=124077 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 124062
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2022-10-27 07:25:23
    [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:25:23
    [post_content] => 

Hannah Koppelman est la dernière des cinq enfants d’une famille juive polonaise immigrée au Danemark. Elle grandit à Copenhague où son père est tailleur. Dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale, ses quatre frères, tous doués pour la musique, aspirent à s’intégrer à la société danoise. Ils épousent des femmes du cru, contre l’avis de leur mère, qui va alors tout faire pour qu’Hannah, elle, perpétue les traditions juives. Quitte à ce qu’elle doive renoncer à sa passion, le piano, et à Aksel, le jeune communiste danois qu’elle aime. Après son exil vers la Suède fin 1943, avec près de 7 000 autres juifs danois, Hannah prend la route de Paris où l’attend ce futur époux dont elle ne veut pas. « Annas Sang est un roman impressionnant, dans la tradition classique, sur la vie d’une femme sacrifiée pour sa famille », juge le quotidien danois Information. « De nombreux fils s’entrelacent pour composer l’intrigue d’un récit à la fois grave et drôle, à la trame riche en nuances », estime Politiken. L’histoire est ouvertement inspirée de la vie d’une grand-tante de l’auteur, Benjamin Koppel, saxophoniste de jazz, dont c’est le premier roman. L’ouvrage « constitue aussi un aperçu d’une famille de grands musiciens danois, les Koppel, qui ont contribué à la vie culturelle » du royaume scandinave, se félicite le site Litteratursiden.dk.  

[post_title] => Sérénade interrompue [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => serenade-interrompue [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:25:23 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:25:23 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=124062 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 124072
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2022-10-27 07:25:17
    [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:25:17
    [post_content] => 

« Mes ancêtres étaient nazis. J’essaie d’y faire face en écrivant. » Le tabou de l’expulsion des Allemands des Sudètes avait déjà volé en éclats dans la littérature tchèque, mais Alice Horáčková est allée plus loin, comme elle l’explique sur le site Aktuálně.cz : c’est à sa propre histoire qu’elle s’attaque dans son best-seller « Une maison divisée », celle d’une famille tchéco-allemande déchirée par l’histoire des Sudètes (cohabitation entre Allemands et Tchèques, montée en puissance des pronazis et expulsion d’environ 2 millions d’Allemands à l’issue de la guerre). Depuis 1945, la famille de Horáčková est donc coupée en deux – une partie expulsée en Allemagne, l’autre restée dans les monts des Géants –, et la guerre a été effacée de la mémoire familiale. Alors pour faire un sort aux non-dits, l’écrivaine a interrogé les survivants, fouillé dans les archives. Elle a découvert, par exemple, que son arrière-grand-père a fini nazi ; ou que le frère de celui-ci était proche de Heydrich. Mais cela en valait la peine, assure Vogue, qui applaudit « un grand roman familial ». Lequel « se lit en un souffle, dit à iRozhlas l’écrivain Jaroslav Rudiš. Dans les monts des Géants, on parlait allemand et tchèque, les destins familiaux s’entremêlaient. Et tout cela se ressent dans ce livre extraordinaire ». 

[post_title] => Une famille des Sudètes [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-famille-des-sudetes [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:25:18 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:25:18 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=124072 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 124019
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2022-10-27 07:24:52
    [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:24:52
    [post_content] => 

Lamélioration des liens diplomatiques [du Népal] avec les pays occidentaux était plus qu’excitante pour les alpinistes du monde entier. L’Himalaya et le Karakoram comptent quatorze montagnes de plus de 8 000 mètres, dont huit se trouvent au Népal en tout ou partie. Si un certain nombre de grimpeurs avaient dépassé cette altitude, aucun des pics n’avait été atteint avant 1950 et toutes les cimes népalaises restaient hors d’atteinte. En 1960, ce n’était plus le cas que d’une seule. En 1956, sept des huit népalaises étaient vaincues. Ce fut une véritable orgie d’alpinisme. Plusieurs, tant avant qu’après guerre, avaient souhaité que des grimpeurs de pays divers puissent s’associer pour escalader ces géants. Cela ne se produisit pas. Une seule équipe internationale s’était attaquée à l’une des cimes de 8 000 mètres, le Dhaulagiri, septième sommet du monde. Les personnes privées ne pouvaient se permettre ces escalades qui nécessitaient l’intervention d’associations sportives nationales, seules capables de réunir les financements et de triompher des difficultés diplomatiques pour les permis officiels. Les nations européennes avaient trop besoin de rebâtir leur prestige national pour négliger ces occasions. 

Les Français furent les premiers à s’engouffrer dans l’ouverture. À son retour à Katmandou en 1949, [l’alpiniste et explorateur britannique Bill] Tilman accosta le maharajah Mohan Shumsher, indiqua le massif de l’Annapurna sur une carte de l’ouest du Népal et lui demanda la permission de s’y rendre. Mais lorsque le permis fut octroyé, une expédition française occupait déjà le terrain. Elle éclipsa tout ce qu’eût pu faire celle de Tilman : une éblouissante ascension de l’Annapurna, le premier sommet de 8 000 mètres et le seul à avoir été gravi du premier coup. Deux raisons évidentes l’expliquaient : l’alpinisme français, on pouvait le soutenir, disposait alors du plus solide cadre de jeunes alpinistes de son histoire avec des Louis Lachenal, Lionel Terray et Gaston Rébuffat ; toutes les grandes organisations d’alpinisme français, à commencer par le Club alpin français, étaient gérées par le même homme, un autocrate imposant, Lucien Devies, qui mena le projet avec une infatigable énergie. 

Le troisième avantage de la France, qu’on a eu tendance à oublier depuis, était diplomatique. À l’ambassade de France de Delhi se trouvait un jeune alpiniste et héros de la résistance, Francis de Noyelle. Sachant qu’on venait d’envoyer Daniel Levi comme premier ambassadeur à Katmandou, Noyelle lui demanda d’intriguer auprès du gouvernement de Mohan Shumsher pour que la première tentative sur un pic de 8 000 mètres népalais fût française. Pour le récompenser, on fit de Noyelle l’officier de liaison de l’expédition ; il finirait sa carrière comme ambassadeur de France au Népal. On octroya le permis pour deux montagnes, le Dhaulagiri et l’Annapurna, qui se dressent sur 5 kilomètres ou plus de part et d’autre de la gorge de la Kali Gandaki. Le Dhaulagiri, selon Lionel Terray, s’avéra « diaboliquement difficile », aussi les Français se concentrèrent-ils sur l’Annapurna, jusqu’alors invisible. En avoir un aperçu s’avéra étonnamment rare. À la mi-mai, alors que la mousson approchait, l’équipe avait peu progressé. Maurice Herzog, chef à l’ambition intense, convoqua un conseil de guerre au camp de base dans le village de Tukche. À une vitesse extraordinaire, les grimpeurs tentèrent d’abord l’éperon nord-ouest avant d’atteindre une impasse. Puis, avec méthode et célérité, ils ouvrirent une voie et une série de camps sur la face nord. Ang Tharkay, le vieil ami d’Eric Shipton, avait dirigé les sherpas : on lui offrit démocratiquement une place dans l’équipe du sommet, ce qu’il déclina poliment. Terray et Herzog s’étaient avérés les plus résistants et les mieux acclimatés, mais, quand la chaîne d’approvisionnement s’interrompit, Terray renonça à sa place pour le sommet afin d’apporter des vivres à un camp d’altitude. Son camarade Louis Lachenal le remplaça au camp supérieur pour le dernier effort. 

Lachenal et Herzog portaient des bottines de cuir insuffisamment isolées. Lachenal, qui vivait de son activité de guide de montagne, s’inquiétait pour ses pieds. Que ferait Herzog s’il tournait bride ? lui demanda-t-il. « Je continuerais seul », répondit son chef. « Alors, je vais te suivre. » Ils atteignirent le sommet à 2 heures de l’après-midi le 3 juin. (On s’interroge depuis quelques années pour savoir s’ils étaient sur le vrai sommet de l’Annapurna.) La descente fut un véritable cauchemar, car Herzog perdit ses gants et souffrit d’épouvantables engelures. Il lui faudrait six semaines pour rentrer au pays : ses mains le faisaient souffrir le martyre et à ce stade ses pieds nécrosés étaient infestés de vers. Mais sa photo sur le sommet tenant le drapeau tricolore fit vendre plus d’exemplaires à Paris Match que tout autre de son histoire : on l’appelait « notre héros numéro 1 ». Le président Vincent Auriol assista à la première du film de l’expédition. À la fin, en guise de salut pour les applaudissements, Herzog brandit ses mains détruites. Son livre se vendit à 11 millions d’exemplaires, record absolu pour un livre d’alpinisme. À la fin de la décennie, il était entré au gouvernement et avait épousé la fille du duc de Brissac. Lachenal avait beaucoup souffert des engelures, lui aussi, mais sa vie d’après fut moins heureuse. Il mourut à l’âge de 34 ans en tombant dans une crevasse alors qu’il skiait dans la vallée Blanche au-­dessus de Chamonix. 

Le succès français redoubla les efforts des autres nations d’alpinistes. Les Suisses eux aussi avaient un cadre de montagnards expérimentés, tels ceux qui avaient emmené Tenzing Norgay au Garhwal, André Roch et René Dittert, qui connaissaient mieux l’Himalaya que les Français. Ils disposaient également d’une arme diplomatique secrète, l’auteure de récits de voyages Ella Maillart, qui se trouvait à Katmandou et put plaider la cause de ses compatriotes afin qu’ils obtiennent leur permis avant les Anglais pour une première tentative sur l’Everest. Ils disposaient en outre d’un organisme, la Fondation suisse pour l’exploration alpine, capable de financer non pas une mais deux tentatives sur l’Everest en 1952, avant et après la mousson. Lors de leur première tentative, les Suisses résolurent ce qu’on tenait pour la difficulté critique pour atteindre les pentes supérieures de l’Everest depuis le côté sud, la cascade de glace. Cet amas d’énormes séracs est dû au débordement du glacier du Khumbu sur un dénivelé abrupt : il s’y fracture et présente aux grimpeurs un labyrinthe mortel. Plusieurs alpinistes avaient pensé qu’il n’y avait pas de voie et qu’en tout cas elle ne valait pas la prise de risque. Une fois au-dessus de cette barrière, les grimpeurs atteignirent la Western Cwm (combe ouest), vaste « vallée du silence » suspendue, observée par George Mallory lors de sa reconnaissance par la face nord en 1921. Les Suisses avaient escaladé la pente raide, la dominant pour atteindre le col Sud, qui ouvrait sur les derniers 800 mètres. Au cours de la tentative de printemps, Raymond Lambert et Tenzing Norgay tentèrent d’atteindre le sommet depuis un camp situé sur l’arête sud-est, au-dessus du col Sud, mais leur équipement d’oxygène ne valait pas son poids et au bout de cinq heures ils n’avaient parcouru que 200 mètres. Ils étaient à 300 mètres du sommet, à peu près l’altitude atteinte par Edward Norton lors de l’expédition de 1924, soit le dernier record connu. 

Le Himalayan Committee, qui avait remplacé le Comité pour l’Everest, avait été scandalisé que le gouvernement de M. P. Koirala préfère les Suisses. On ne pouvait mieux illustrer la perte d’influence anglaise après le départ des Rana. Au surplus, il faut dire que les Anglais n’étaient pas tout à fait prêts. Tandis que les Suisses se trouvaient sur l’Everest, Eric Shipton mena une expédition sur le pic voisin du Cho Oyu, le sixième plus haut. Bien qu’elle échoue, l’équipe avait conduit d’importantes recherches sous le regard d’un physiologiste franc-tireur, Griffith Pugh. Le Comité avait du même coup opté pour un pragmatisme brutal, limogé Eric Shipton à la tête de la tentative prévue en 1953 pour lui substituer John Hunt, surnommé « John le Pousseur » pour son ambition et son dynamisme. Politiquement, Hunt était bien plus à gauche que ses prédécesseurs, plus social-­démocrate qu’aventurier impérialiste, accordé à l’ère du Commonwealth. Le choix de l’équipe optimale pour le sommet, le Néo-Zélandais Ed Hillary et Tenzing Norgay en autochtone, reflétait cette nouvelle optique. 

Une fois que le gouvernement de M. P. Koirala eut donné sa permission, une petite armée de porteurs – des centaines – quitta Katmandou par étapes avec de l’équipement pour la douzaine de grimpeurs étrangers et les vingt-huit sherpas que Hunt prévoyait d’engager. Hillary et Norgay n’avaient jamais grimpé ensemble avant que l’expédition arrive à la Western Cwm. C’est Hillary qui avait ouvert l’itinéraire à travers la cascade de glace. Tous deux songeaient au sommet ; Hillary supputa que Hunt n’avait peut-être pas envie que les deux Néo-Zélandais, lui et George Lowe, soient associés pour le sommet. Hillary s’intéressait à Tenzing qui avait alors plus d’expérience de la montagne que tout autre. « Bien qu’il ne fût peut-être pas remarquable, du point de vue technique, dans la maîtrise de la glace, il était très fort, déterminé et parfaitement adapté. Surtout, en ce qui me concernait, il était prêt à aller vite et dur. » 

Il eut vite motif de remercier Tenzing. Descendant en courant vers le camp de base depuis la Western Cwm, d’abord pour relever un pari avec George Lowe, il dégringola dans une crevasse. Tandis que le Néo-Zélandais tentait de se maintenir entre ses parois, Tenzing surlia la corde autour de son piolet, derrière ses bottines, et maintint son partenaire de manière exemplaire. Sans cesse, les deux hommes faisaient assaut de force en altitude. Hunt tenait évidemment le duo comme son meilleur atout pour battre la main formidable de l’Everest. Quand l’avance vers le col Sud fut stoppée et que l’expédition parut compromise, Hunt les envoya pour remonter le moral et débloquer les choses. Ce qui fit la différence avec les Suisses, c’est que l’équipe anglaise était en mesure de transporter beaucoup plus de réserves d’oxygène, de combustible, d’équipements et de vivres jusqu’au col Sud. 

La paire britannique formée par Charles Evans et Tom Bourdillon fit une première tentative le 26 mai en utilisant un appareil d’oxygène « fermé », qui était plus efficace et productif que le système « ouvert » mais susceptible de se détériorer. Ils avançaient rapidement, mais, quand ils s’arrêtèrent pour changer de bouteilles, l’appareil d’Evans se détraqua et il était déjà 13 heures quand ils atteignirent le sommet sud de la montagne, le point le plus haut que quiconque eût jamais atteint sur l’Everest. Poursuivre aurait été déraisonnable : ils tournèrent bride et redescendirent en toute sécurité. Grâce à l’effort d’approvisionnement considérable au col Sud, une seconde tentative vers le sommet put commencer avec Hillary et Tenzing, qui se servirent du système d’oxygène « ouvert », plus fiable. Une équipe de grimpeurs de soutien aida le duo à établir un camp intermédiaire entre le col Sud et le sommet, ce qui augmentait les chances de succès. Ils quittèrent ce camp à 6 h 30 le 29 mai et, malgré une neige qui tracassait Hillary, ils atteignirent le sommet en bon ordre cinq heures plus tard. « Mon premier sentiment fut de soulagement, écrivit Hillary, soulagement que la longue épreuve fût achevée. » Celui-ci fit vite place au contentement. « Je me retournai et regardai Tenzing. Même sous son masque à oxygène et les glaçons pendus à ses cheveux, je voyais son sourire communicatif de pur ravissement. » Hillary tendit la main, mais cela ne suffisait pas à Tenzing qui l’étreignit : tous deux s’administrèrent des claques sur le dos pour se féliciter. 

Grâce à la direction de Hunt, à l’expertise de Pugh, à une excellente logistique, à deux grimpeurs très ambitieux, l’Everest était enfin gravi, nouvelle qui arriva juste à temps pour le couronnement d’Élisabeth II. Comme en France, la nature et l’échelle de ce succès correspondaient à une nouvelle atmosphère d’espérance après l’austérité de l’immédiat après-guerre. Dans l’Himalaya, que Tenzing Norgay ait été l’un des vainqueurs eut d’immenses conséquences politiques, immensément compliquées. Un Asiatique d’origine modeste se trouvait mondialement célèbre du jour au lendemain. Certains journalistes indiens demandèrent que la montagne portât son nom. 

À Darjeeling, quand la radio diffusée dans toute l’Inde annonça la nouvelle de son succès, son ami Rabindranath Mitra fit placarder sa photo par toute la ville. Mitra était du Bengale, né à Calcutta, mais d’une famille locale ayant repris une plantation de thé en déshérence. Il avait lancé un journal de langue népalaise intitulé Sathi, c’est-à-dire « ami ». Il avait publié une série d’articles sur la communauté des Sherpas, car il estimait trop négligée leur contribution à l’alpinisme. Il les encouragea aussi à s’organiser seuls en cessant de s’en remettre à l’Himalayan Club et ses relents coloniaux. C’est Mitra qui avait donné un drapeau indien à Tenzing pour le sommet. On commença à dire dans la presse indienne, de « sources proches de l’expédition », que Tenzing avait atteint le sommet en premier et hissé Hillary derrière lui. L’idée n’émanait pas du tout de l’intéressé, qui était encore en train de redescendre de la montagne, mais elle trouvait un écho dans l’Inde postcoloniale. Inder Malhotra, alors tout jeune journaliste mais futur rédacteur en chef du Times of India, déclara : « L’idée que c’est l’homme blanc qui dirige, oh non, foutaises ! Cette fois nous avons réussi, les nôtres ont réussi, Tenzing a réussi et pourquoi faudrait-il que cette fierté soit confisquée par d’autres ? » Tel était le sentiment général. 

Le problème, c’était de savoir qui étaient « les nôtres » : Tenzing était né au Tibet, avait vécu au Khumbu puis à Darjeeling durant les vingt dernières années. Durant ce laps de temps, un empire s’était effondré et de nouvelles nations étaient nées. Le Népal, hypersensible aux interférences indiennes, n’était pas moins enclin à revendiquer Tenzing comme l’un des siens. Le journal népalais Gorkhapatra reprit l’histoire indienne selon laquelle Tenzing était le premier arrivé au sommet. Dharma Raj Patra, poète qui travaillait comme producteur de radio au Népal, se trouvait avec Mitra à Darjeeling quand ils apprirent la nouvelle. Il composa aussitôt une ballade commençant par Hamro Tenzing Sherpa le, « notre Sherpa Tenzing ». Il se rendit ensuite à Calcutta pour l’enregistrer avec musique. La chanson fut un immense succès, qui exprimait le même message : Tenzing avait guidé Hillary, mais cette fois elle exprimait le nationalisme népalais, pas indien. L’éditeur Kamal Mani Dixit, alors étudiant en 1953, se rappelait : « Où que fussent les Népalais, ils chantaient cette chanson. Les chansons népalaises sur 78 tours étaient nouvelles. L’idée d’une nationalité népalaise était nouvelle. » Plus encore, Tenzing était né pauvre et pourtant voici qu’il était universellement connu. Dans un endroit aussi hiérarchique que Katmandou, où caste et classe vous définissaient, c’était vraiment révolutionnaire. « Pour les pauvres, disait Dixit, le succès de Tenzing était un formidable moteur. À un moment, il fut plus populaire que le roi Tribhuvan. » Au retour de l’expédition dans la capitale, l’atmosphère était un « mix de cirque et de meeting électoral », comme le rapporte James Morris. Tenzing quitta la ville dans l’avion privé du roi pour être embrassé par le pandit Jawaharlal Nehru. « Dès le tout début, Panditji fut comme un père pour moi. Il fut chaleureux et gentil, et, à la différence de tant d’autres, il ne pensait pas à la manière dont il pourrait m’utiliser. » Si la remarque de Tenzing paraît naïve, il est vrai que Nehru s’intéressait vraiment au Sherpa dont le succès proclamait ce qu’il espérait pour son pays : les personnes ordinaires pouvaient s’épanouir. L’éclat de son attention procurerait à Tenzing un passeport indien et le sens d’une mission. « Si Nehru m’avait dit que j’étais indien, remarqua Ed Hillary, je l’aurais cru. » 

— Ed Douglas @Nevicata 2022

[post_title] => Comment l’Annapurna et l’Everest furent vaincus [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => comment-lannapurna-et-leverest-furent-vaincus [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:24:53 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:24:53 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=124019 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 123966
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2022-10-27 07:24:46
    [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:24:46
    [post_content] => 

Par une agréable journée du printemps dernier, une étudiante de 28 ans attend à un carrefour de Cambridge pour raconter, au cours d’une promenade, une histoire qui semble si fantomatique qu’on a de prime abord du mal à y croire. Pourtant, cette histoire est vraie, elle peut être attestée par des documents et des témoignages. C’est l’histoire de son père. Elle se déroule en Angleterre, en Suède, en Thaïlande, en Chine, à Hongkong, en Allemagne, dans de nombreux endroits du monde, et parle d’un éditeur de livres, un homme subtil qui écrit des poèmes. Cet homme s’appelle Gui Minhai, il a 58 ans. Il est, certes, né en Chine, mais il est suédois depuis trente ans, comme le prouve son passeport. Sa fille l’a vu en personne pour la dernière fois en décembre 2014. Ce père a été enlevé par des agents secrets, emmené en Chine, probablement torturé. 

Si vous demandez à sa fille s’il est encore vivant, elle vous regarde longuement sans rien dire, déglutit et répond : « Je pense que oui. Mais je ne sais pas. » Cela fait plusieurs années que Gui Minhai n’a pas donné signe de vie. Il est – d’après ce que l’on sait des étrangers détenus dans des prisons chinoises – le seul citoyen de l’Union européenne à être emprisonné en République populaire de Chine pour des raisons politiques. Notre Suédois a publié des livres, notamment de la littérature de commérage dans laquelle la vie privée des dirigeants politiques chinois était étalée. Le régime y a vu une provocation. 

Quiconque suit cette affaire ne peut que constater la décontraction avec laquelle la Chine impose sa loi, celle du plus fort – et la faiblesse de nos démocraties. Le gouvernement suédois s’abandonne à une impuissance qu’il a lui-même choisie et se laisse prendre au piège du principe de précaution. Le cas de Gui Minhai est aussi une leçon sur les faux égards en politique – et sur la paralysie de ceux qui se pensent respectables. 

Ce serait, bien sûr, se fourvoyer que de voir en Gui Minhai un héros sans tache. Mais l’injustice dont est victime cet éditeur n’est pas moindre sous prétexte qu’il n’est pas exempt de fautes. S’il est un héros, c’est un héros brisé, l’un de ceux auxquels il n’est pas toujours facile de s’identifier. C’est aussi pour cela que c’est un cas particulier. Dans quelle mesure devons-nous faire preuve de solidarité envers quelqu’un qui a certes subi des violences mais qui a aussi des côtés douteux ? 

Angela Gui, qui prépare une thèse de doctorat d’histoire de la médecine à l’Université de Cambridge, se promène dans un parc avec son chien Peggy, un bouledogue français, s’assoit sur un banc et raconte, se lève de nouveau, cherche une place dans le jardin d’hiver d’un restaurant, continue de raconter. Trois heures après, son récit est loin d’être terminé. On se croirait dans un thriller d’espionnage, à cela près que tout est vrai. 

Son père a disparu le 17 octobre 2015. Jeune homme, il avait émigré en Suède, puis s’était essayé à l’écriture et aux affaires dans plusieurs autres pays. Il dirigeait depuis une maison d’édition florissante à Hongkong, qui comprenait également une librairie. Mais, le jour de son enlèvement, Gui ne se trouve pas à Hongkong, où il fait rénover son appartement par des ouvriers. Pour échapper au bruit des travaux, il s’est envolé pour Pattaya, en Thaïlande. Il y possède un luxueux appartement de vacances au 17e étage d’une tour, avec une vue époustouflante sur le golfe de Thaïlande, comme le montrent photos et vidéos. Fenêtres panoramiques, balcons, carrelage en marbre… Beaucoup de Suédois ont acheté ici des appartements dans lesquels ils comptent plus tard s’installer de manière permanente. La Thaïlande est un paradis pour les retraités européens. 

La résidence est surveillée, équipée de courts de tennis et de piscines – les affaires marchent bien pour l’éditeur. C’est ici qu’il veut travailler sur une pile de manuscrits. Il publie jusqu’à cinquante livres par an, dont beaucoup traitent de l’élite du Parti communiste chinois. 

Lorsque Angela, sa fille, discute avec lui par Skype depuis l’Angleterre, ils parlent de la rénovation de l’appartement de Hongkong, de la couleur de la cuisine – et de leur volonté de fêter Noël ensemble. Angela est son unique enfant, ils sont très attachés l’un à l’autre. La seconde épouse de l’éditeur, également d’origine chinoise, vit dans la banlieue de Düsseldorf, où le couple possède une maison. Voyageant souvent à travers le monde, Gui Minhai fait régulièrement la navette entre Hongkong et l’Allemagne ; il voit rarement sa femme. 

Ce qui se passe ce jour d’automne 2015 à 13 h 15, des caméras de surveillance l’ont filmé. Les amis de Gui analyseront plus tard les enregistrements vidéo. Après avoir fait des courses, l’éditeur rentre chez lui au volant de sa voiture, une Honda blanche, lorsqu’un homme en polo rayé, qui le guettait, l’aborde devant le parking souterrain. Gui sort, demande à un employé de la sécurité d’apporter les sacs de fruits et de légumes dans l’appartement. Il lui donne les sacs, se rassoit au volant, fait demi-tour. L’inconnu s’installe ensuite à côté de lui dans la voiture et ils partent ensemble. Quelques heures plus tard, Gui appelle de nouveau l’immeuble et demande à une employée de fermer les fenêtres de son appartement et de mettre les fruits au réfrigérateur. 

Au téléphone, Gui dit à sa femme, en Allemagne, de ne pas s’inquiéter, qu’il doit partir en voyage pour raisons professionnelles, que tout va bien. C’est ce que rapporte Bei Ling, l’un des amis de Gui, un poète chinois critique à l’égard du régime et qui vit aujourd’hui en exil à Taïwan. Bei Ling est intervenu dès qu’il s’est douté que quelque chose avait pu arriver à son ami suédois. Il a fait part de ses soupçons à la femme de l’éditeur, à Düsseldorf, qui a répondu : « Il m’a appelée. » Il serait « en sécurité ». Son mari lui aurait toutefois demandé de ne rien raconter aux personnes extérieures. Rien là de bien rassurant. 

Quelques jours après la disparition de Gui, quatre hommes, dont deux parlent chinois, réussissent à entrer dans l’appartement de vacances en Thaïlande grâce à une ruse. L’éditeur disparu appelle d’abord la gérante de l’immeuble et lui annonce la visite d’étrangers, qu’il appelle « mes amis ». Amis qui s’emparent de son ordinateur et copient probablement toutes sortes de documents. 

Les pièces du puzzle de cet enlèvement tortueux, que les confrères écrivains de Gui assembleront plus tard, révèlent que les ravisseurs le conduisent dans une ville chaotique, réputée pour ses casinos : Poipet, située dans une zone franche à la frontière avec le Cambodge. De là, on ne sait pas comment Gui se rend jusqu’en Chine. Il n’existe rien d’officiel sur ce voyage, aucun document de sortie du territoire, rien. Ce qui est clair, c’est que, le 13 novembre 2015, l’éditeur se trouve déjà en Chine. Ce jour-là, il envoie enfin un message par Skype à sa fille, qui a plusieurs fois tenté en vain de le joindre. D’habitude, il lui écrit en suédois ; après tout, Angela a grandi à Göteborg. Mais cette fois-ci, il opte pour leur autre langue commune, l’anglais – ce qui indique que des policiers sont présents et veulent comprendre chaque mot. Gui écrit qu’il va bien. Don’t worry. Plus tard, il appelle sa fille et lui dit en anglais : « C’est papa. Je ne vais pas pouvoir venir te voir pendant un moment. N’en parle à personne. » 

Fin 2015, alors que le Suédois Peter Dahlin, qui vit à Pékin et a fondé le petit groupe de défense des droits de l’homme China Action, met tout en œuvre pour reconstituer l’enlèvement de l’éditeur à l’aide des documents disponibles et ébruiter l’affaire, des agents de sécurité chinois lui tombent dessus à son domicile. Lui aussi se retrouve en prison. Il passe vingt-trois jours dans un endroit lugubre dont on ne lui dit rien. Dahlin peut facilement s’imaginer ce que vit l’éditeur. Dans cette prison, où deux fonctionnaires ne le quittaient jamais des yeux, on l’a torturé en le privant de sommeil et en l’interrogeant sans cesse, parfois avec l’aide d’un détecteur de mensonges. Depuis, Dahlin a déménagé au Portugal, mais il sursaute toujours la nuit lorsqu’il entend des bruits inhabituels provenant de l’extérieur. Pendant des années, il a gardé un couteau sur sa table de nuit. « Les images ne sortent pas de ma tête », confie-t-il. 

À cette époque, en Chine, plusieurs libraires de Hongkong sont arrêtés, mais tous sont libérés l’un après l’autre. Une exception : le Suédois Gui Minhai, que les autorités chinoises considèrent apparemment comme le chef d’une bande de dissidents. 

Un citoyen de l’UE enlevé – en Thaïlande, hors de Chine – par des hommes de main du régime et envoyé dans une prison chinoise : c’est, en soixante-treize ans d’histoire de la République populaire de Chine, un cas unique, un événement monstrueux. Si cela arrive à un éditeur suédois dans une station balnéaire de Thaïlande, à qui cela arrivera-t-il ensuite ? À un détracteur italien de la Chine, à un directeur de théâtre allemand dans le collimateur du régime ? Qui est encore protégé contre de tels crimes d’État ? 

On aurait pu s’attendre à ce que le gouvernement suédois fasse de ce scandale l’une de ses priorités, mais c’est tout le contraire. Autant les Chinois se montrent brutaux, autant les Suédois réagissent avec prudence. Le cas de Gui Minhai n’est même pas évoqué publiquement par le ministère suédois des Affaires étrangères au cours des premières semaines. Angela appelle l’ambassade suédoise à Londres mais se heurte à un mur. « Mon père a disparu dans des circonstances suspectes », explique-t-elle. « Pourquoi nous appelez-vous ? » lui répond un employé de l’ambassade. Lorsqu’un ami de Gui décrit l’enlèvement dans le détail au service des affaires consulaires du ministère suédois des Affaires étrangères, il reçoit une réponse lapidaire par courriel : « Merci beaucoup pour ces renseignements. » 

À Pékin, des diplomates d’autres pays européens s’étonnent de l’attitude des Suédois, de leur extrême réserve qui frise le lâchage de leur ressortissant. Des collaborateurs de l’ambassade d’Allemagne proposent à leurs homologues suédois de les aider à lutter pour la libération de Gui. L’ambassadeur allemand en personne est prêt à le faire. Mais les fonctionnaires suédois à Pékin ont les mains liées. Ils ne doivent pas intervenir, cette directive vient de Stockholm. « Ne pas envenimer les choses », c’est la phrase qu’entend souvent l’un des diplomates. Le gouvernement de Stockholm pense encore qu’il ne faut pas mécontenter la Chine en se montrant trop entreprenant. Il faut être patient. 

En janvier 2016, Gui Minhai paraît pour la première fois en public depuis son enlèvement. Il est présenté à la télévision nationale chinoise. S’ensuit ce qui a déjà été pratiqué à plusieurs reprises par la Chine dans d’autres cas : des aveux forcés. Contenant ses larmes, Gui Minhai explique qu’il est venu en Chine de son plein gré. Il veut répondre d’un délit commis il y a treize ans, un accident de voiture dans lequel une jeune femme a perdu la vie. Un accident mortel, est-ce possible ? Cela fait partie des questions non résolues de cette affaire. Les Chinois n’apportent aucune preuve et s’en tiennent à de vagues accusations. Il faut un prétexte, c’est certain. 

Le gouvernement suédois assiste, impuissant, à la diffusion en Chine de ces scènes manipulées. Au lieu d’annoncer que Gui a été enlevé, il laisse faire les Chinois. Il pourrait menacer d’expulser des diplomates chinois ou de restreindre l’exportation de technologies vers la Chine. Mais il ne fait rien de tel. Le silence peut aussi être politique. 

Le militant suédois des droits de l’homme Peter Dahlin, emprisonné en Chine et qui voulait faire la lumière sur l’enlèvement de Gui, est sorti au bout d’un peu plus de trois semaines de détention, après que le gouvernement de Stockholm a informé l’opinion publique. Une pression politique s’est immédiatement exercée – contrairement à ce qui s’est passé dans le cas de Gui Minhai. 

Margot Wallström, la ministre suédoise des Affaires étrangères, se fend d’un maigre communiqué. Elle y fait part de sa « grande inquiétude pour le citoyen suédois Gui Minhai, retenu en captivité » : « Nos efforts pour clarifier sa situation et lui permettre de recevoir des visites se poursuivent sans relâche. » 

La ministre se fait certes un nom en tant qu’inventrice de la politique étrangère féministe et ­s’exprime volontiers à ce sujet. Mais elle refuse encore aujourd’hui de parler de l’affaire Gui, qui l’a accompagnée durant son mandat. Année après année et jusqu’à aujourd’hui, le cas de Gui Minhai n’est évoqué dans aucune des déclarations de Margot Wallström ni dans celles de sa successeure au ministère suédois des Affaires étrangères. Toutes deux sont des sociales-démocrates. Et, s’il est un parti qui se targue de porter haut le thème des droits de l’homme, c’est bien le Parti ouvrier social-démocrate de Suède, l’une des principales formations politiques d’un pays qui s’est social-démocratisé jusque dans ses moindres recoins. Le ministère suédois des Affaires étrangères n’a pas accordé d’interview personnelle au Zeit sur le cas de Gui Minhai. Même un entretien informel, que les journalistes n’auraient pas eu le droit de citer, n’était pas possible. Les questions devaient être envoyées par courriel. Pourquoi pas d’entretien ? Le ministère n’a pas répondu à cette question. 

Mais on découvre les dessous de l’affaire en s’abouchant, à Stockholm, avec des personnes qui ont déjà leur carrière de diplomate derrière elles et connaissent bien l’histoire de l’éditeur enlevé. Aucune d’entre elles ne veut voir son nom cité dans le journal. 

On rencontre ces personnes dans des pièces hautes sous plafond, tapissées d’imposantes bibliothèques remplies de livres. Des escabeaux reposent contre les rayonnages, des pas résonnent sur le carrelage patiné, un feu de cheminée crépite, des horloges murales font tic-tac. Ces diplomates se distinguent par un anglais impeccable, un art consommé de la pondération et la capacité de ­placer, avec une stupéfiante exactitude, des chaises rembourrées à égale distance les unes des autres. 

Si l’on résume ces entretiens, l’image qui en ressort est claire : les Chinois ont dicté les règles et les Suédois s’y sont pliés. Une collaboratrice de l’ambassade suédoise à Pékin est autorisée à rendre visite au détenu dans une prison hors de la ville. Elle a droit à quatre-vingt-dix secondes, une minute et demie. Gui prononce quelques mots qui semblent aussi insignifiants que contraints : « Don’t bother. » Ne vous donnez pas cette peine. À croire qu’il a inventé un titre ironique à sa propre tragédie. 

Jamais auparavant les Chinois n’avaient refusé de recevoir le représentant le plus haut placé de la Suède à Pékin, l’ambassadeur, malgré sa demande d’entretien. C’est pourtant ce qui s’est passé dans l’affaire Gui. Au ministère de Stockholm, on prend de plus une décision tout aussi inhabituelle : l’ambassade de Suède à Pékin doit se tenir à l’écart, l’affaire sera traitée en toute discrétion, en Suède uniquement – en collaboration avec l’ambassade de Chine à Stockholm. Mais rien ne bouge, pendant des années. « Le gouvernement suédois ne voulait pas ouvrir les yeux, dit aujourd’hui l’un des diplomates impliqués. Il ne voulait pas voir le vrai visage de la Chine. » 

Quand on rencontre à Stockholm l’éditeur suédois Martin Kaunitz, qui a publié un ouvrage contenant des textes de Gui Minhai, il déclare : « Le plus tragique dans tout cela, c’est que Gui se sent très lié à la Suède – alors que le gouvernement suédois ne se sent pas lié à lui. S’il avait eu les yeux bleus et les cheveux blonds et s’était appelé Lars Svensson, il serait déjà de retour. S’il ressemblait à la plupart des gens d’ici, il aurait sa propre émission de télévision et de juteux contrats de livres. La Suède se serait alors beaucoup plus mobilisée pour lui. Je ne vois personne au gouvernement qui le fasse. » 

Serait-ce donc cela : une variante raciste de la diplomatie qui s’exprimerait par une indifférence politique à l’égard d’une personne qui a l’air moins suédoise que la majorité de la population ? Y aurait-il des victimes d’enlèvement de première et de deuxième classe ? 

Gui Minhai, qui a grandi dans la ville chinoise de Ningbo, a besoin de grosses lunettes depuis tout petit. Il ne peut que rarement sortir de chez lui, il ne faut pas risquer d’endommager les verres coûteux. Chez lui, il lit et écrit avec ardeur ; c’est un garçon rondouillard et solitaire, qui bouge beaucoup en imagination. Toute sa vie, il détestera être pris en photo, il se trouve trop gros. 

Dans les années 1980, il étudie l’histoire à Pékin et se lie avec d’autres jeunes gens qui se qualifient de « poètes clandestins ». C’est ainsi que le décrit l’écrivain Liao Yiwu, qui vit aujourd’hui à Berlin et a récemment publié Wuhan, sur les origines du Covid 1. Il dit de Gui : « Il était contre tout. Mais, à l’époque, nous étions presque tous comme ça. » Selon lui, il était alors courant parmi les jeunes auteurs de rejeter la culture chinoise et de prendre ses distances avec la République populaire dans de longs poèmes. « Parfois, la police se présentait chez l’un d’entre nous, mais il ne se passait rien. Nous n’avions pas de problèmes. » 

Gui voyage beaucoup, frappe à la porte d’autres étudiants, passe la nuit chez eux ; ensemble, ils imaginent des pamphlets contre les dirigeants politiques. Gui rédige un poème qu’il appelle « Nostalgie de la Grèce ». Il imagine un voyage là-bas. 

En 1988, avant le massacre de la place Tiananmen à Pékin, il quitte la Chine et se rend à Göteborg. L’université locale propose un programme d’études attrayant dont il a entendu parler. Gui monte dans le Transsibérien pour Moscou, prend ensuite un train pour Helsinki, puis un ferry pour Stockholm. C’est ce que nous raconte Tommy Svensson dans sa maison près de Göteborg. Ce professeur émérite est un spécialiste de l’histoire asiatique, il a dirigé le mémoire de ­master de Gui, « Le féodalisme dans l’historiographie marxiste chinoise », 67 pages, en anglais. 

Gui est une personne exceptionnellement ambitieuse. Il parle mieux l’anglais que les autres Chinois de son cursus, s’intéresse aux principes des sociétés occidentales, aux raisons de leur succès. Il vit dans une résidence universitaire à Göteborg et fait la connaissance de nombreux universitaires suédois en ­cuisinant pour eux. Régulièrement, le professeur Svensson l’emmène au marché aux poissons le matin faire les courses pour le soir. Gui passe ensuite des heures chez son tuteur, à cuisiner et à servir les invités. « Il n’avait pas besoin de recettes, il avait tout appris de sa mère, explique Svensson. C’étaient d’excellents dîners. » 

Gui est très fier de réussir à obtenir la nationalité suédoise en 1992. Le voilà définitivement arrivé à l’Ouest. Désormais, il est suédois et non plus chinois. Il fait venir sa petite amie de Chine à Göteborg et l’épouse. Leur fille, Angela, naît en 1994. Gui devient le tuteur et le modèle d’autres étudiants, il se rend en Chine pour sa thèse de doctorat et se plonge dans les archives afin de décrire pour la première fois les compagnies européennes des Indes orientales du XVIIIe siècle d’un point de vue chinois. Mais c’est un échec, ce travail restera inachevé. 

D’ailleurs, ce n’est pas la seule chose à capoter dans sa vie. Son mariage se brise en 1998, alors qu’Angela a 4 ans. Gui quitte sa famille, divorce, et quitte également la Suède. D’une certaine manière, il se fuit lui-même. Il est impliqué dans un scandale à l’université de Göteborg : on l’accuse d’avoir détourné l’argent d’étudiants. Plus tard, une commission juridique découvrira que Gui était innocent. Mais, pour l’heure, les apparences sont contre lui. Gui part en Chine, y fonde une entreprise de purification d’air, mais l’époque n’est pas encore mûre pour de telles idées. Nouvel échec. Il semble ne plus savoir où aller. Il fait donc la navette entre l’Est et l’Ouest, indécis. 

Lorsqu’il arrive à Berlin, en 2004, il trouve un appartement ancien dans le quartier de Wedding où il s’installe avec sa seconde épouse – elle aussi originaire de Chine –, qui se fait appeler Jennifer. Quand Angela le rejoint à Berlin pendant les vacances scolaires suédoises, il lui apprend des mots d’allemand – scheiße, krank, kaputt (« merde », « malade », « cassé »). Lorsque son ami de longue date Maiping Chen, un écrivain chinois en exil, lui rend visite, il ne comprend pas très bien de quoi Gui vit réellement. Du commerce de livres ? Gui se targue d’être associé à une entreprise qui commercialise à grande échelle de petites capsules de médicaments. Depuis toujours, il a le sens des affaires. À Göteborg déjà, il vendait des livres ­scolaires chinois à des sinologues. 

À Berlin, il cherche des auteurs pour une maison d’édition qu’il veut fonder à Hongkong, là où l’on peut diffuser des textes interdits en Chine continentale. Il pourrait fonder une maison d’édition en Suède ou en Allemagne, mais il vise des affaires plus lucratives. Son ami Maiping voudrait-il devenir l’un de ses auteurs ? « J’ai refusé, rapporte aujourd’hui l’intéressé. Gui voyait les choses en grand. Il voulait des livres à scandale, écrits par des auteurs sous pseudonyme. Il voulait la fortune, une grande maison en Allemagne, il voulait qu’Angela étudie dans une université connue en Grande-Bretagne. Il parlait souvent d’elle. Elle devait réussir ce que peu d’enfants suédois réussissent. » 

Gui emménage avec sa femme dans une maison à Düsseldorf. C’est là que prennent place toutes les maquettes de bateaux qu’il bricole pendant son temps libre. Il a également un faible pour les théières anciennes et se constitue une vaste collection. Il montre fièrement à ses amis son cabinet de travail, dans lequel il passe des nuits entières. Il écrit un texte qui parle de son lieu de prédilection, la Forêt-Noire. Et pourtant, même en Allemagne, il ne se sent pas « arrivé ». 

En 2012, il fonde à Hongkong la maison d’édition Mighty Current. Son créneau : les potins sur la vie privée des dirigeants communistes en Chine. Qui a séduit qui à quel moment, qui a caché sa fortune et où ? Ces écrits, bricolés à la hâte à partir d’histoires vraies ou inventées sur Internet et publiés la plupart du temps sous pseudonyme, se vendent à Hongkong comme des petits pains. Gui s’adonne lui aussi à ce genre de littérature, sous son nom de plume Ah Hai. De nombreux autres éditeurs publient des textes similaires, mais Gui devient rapidement le leader incontesté du marché, le roi des ragots. Les visiteurs venus de Chine continentale se voient proposer ces livres à la pelle, sur les éventaires des vendeurs ambulants, aux arrêts de bus, partout. 

Les autorités de sécurité chinoises ont dû être informées que Gui travaillait sur un projet particulier : les maîtresses du chef d’État chinois Xi Jinping. La vie amoureuse de ce dernier était censée faire l’objet d’une nouvelle publication. Mais cela n’aura pas lieu, car l’éditeur est enlevé avant d’avoir pu mener son projet à bien. 

Quelques années plus tard, un tel livre est effectivement publié en chinois, par un auteur sous pseudonyme. Si l’on se fait traduire les chapitres consacrés à Xi Jinping, on y découvre par exemple une scène embarrassante où le président chinois confesse à ses parents ses relations extraconjugales. On apprend aussi que, avant de faire l’amour, les partenaires du grand dirigeant lui demandaient, paraît-il : « As-tu bien pris tes médicaments ? » Et avec quelle passion il jetait l’une de ses maîtresses sur un grand lit. Si graveleux que tout cela puisse paraître, c’est inoffensif. Des histoires triviales et sordides, pas de pornographie, bien trop fade pour être dangereux, bien trop apolitique. Et pourtant, il y a quelque chose de rebelle dans ces écrits, une tentative de déconsidérer le pouvoir de l’État et de toucher ainsi à l’intouchable. 

Après la disparition de son père, Angela se démène pour faire connaître le scandale. Et sa diplomatie est tout sauf silencieuse. Elle s’exprime devant le Parlement britannique, devant le Congrès américain, devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Elle donne des interviews, informe des éditeurs, des écrivains, des artistes, rencontre des hommes politiques. Parmi eux, l’Allemand Reinhard Bütikofer, député vert au Parlement européen, est un spécialiste de la Chine. Avec d’autres parlementaires, il publie des résolutions qui font référence, entre autres, à l’éditeur enlevé. « Il ne faut pas que les Chinois croient que l’affaire est close », dit-il. Mais jamais aucun diplomate suédois ne l’a félicité pour ses initiatives. Les Suédois restent muets. Bütikofer doit donc veiller à ne pas les poignarder dans le dos par inadvertance. S’il s’engage fortement, les Suédois pourraient considérer cela comme une ingérence inadmissible. Les Suédois sont susceptibles. 

Le royaume entretient de nombreuses relations économiques avec la Chine. Le groupe Volvo, fleuron de l’industrie suédoise en grande difficulté, a été racheté en 2010 par le groupe chinois Geely. Les Chinois ont sauvé Volvo. Par la suite, l’entreprise a pris une participation dans le groupe allemand Daimler. Pour le groupe de téléphonie mobile suédois Ericsson, la Chine est un marché important. Si l’on regarde les chiffres des échanges commerciaux entre la Suède et la Chine au cours des vingt dernières années, on découvre des courbes en constante augmentation. Les membres de l’influente famille d’industriels Wallenberg, qui contrôle une grande partie de l’économie suédoise, échangent régulièrement avec des dirigeants politiques chinois. 

Les Suédois ont observé chez leur voisin norvégien ce qui peut se passer lorsque la Chine se sent attaquée. Après que l’écrivain et militant des droits de l’homme Liu Xiaobo a été emprisonné en Chine, le prix Nobel de la paix lui a été décerné en son absence à Oslo en 2010. La Chine a alors rompu ses relations avec la Norvège : six ans de glaciation. La Suède doit-elle se laisser entraîner par Gui Minhai dans une situation similaire ? 

En 2017 se produit quelque chose d’étonnant. Gui est autorisé à quitter sa prison, il est placé en résidence surveillée près de sa ville natale, Ningbo. Sa femme Jennifer a le droit de le rejoindre depuis Düsseldorf. Mais sa fille Angela, qui s’entretient plus souvent avec lui par Skype, sent immédiatement que ses conversations sont surveillées. Son père s’exprime de manière étrange. Il affirme avoir trouvé de « nouveaux amis » qui font beaucoup de choses avec lui. Ces amis l’accompagnent souvent en promenade. Sur l’écran de l’ordinateur, il montre des photos prises dans un parc, sur lesquelles on le voit rire. 

Angela remarque que son père a du mal à bouger la main, comme si ses muscles étaient paralysés. Ce genre de choses arrive lorsque la main est restée longtemps dans la même position parce que maintenue de force. Il lui manque également une canine. Son père a-t-il été torturé ? 

Le 20 janvier 2018, après trois mois d’assignation à résidence, Gui est accompagné par deux diplomates suédoises du consulat général de Shanghai lors d’un voyage en train vers Pékin. Là-bas, il doit se faire examiner par un médecin de confiance, un Suédois. Mais il n’arrivera jamais à Pékin. Pendant le trajet, des policiers chinois font irruption dans le compartiment et arrêtent Gui. Retour à la case prison. Une fois de plus, il fait une déclaration sous la contrainte lors d’une apparition devant les médias chinois : il aurait fait entrer en contrebande des livres interdits en République populaire de Chine. D’abord un prétendu accident de voiture, puis des livres : tout devient de plus en plus confus. Gui demande au gouvernement suédois de ne pas s’en mêler. Il a l’impression d’être un « pion » sur l’échiquier diplomatique. 

Jennifer, l’épouse de Gui, rentre en Allemagne, mais reste muette sur tout ce qu’elle a vécu en Chine. Que se passerait-il si elle parlait ? Quiconque dénonce de l’étranger la situation en Chine doit s’attendre à ce que ses proches restés au pays subissent des pressions. L’un des amis de Gui, l’écrivain Bei Ling, alerte un cadre supérieur du ministère des Affaires étrangères à Berlin. Voici ce qu’on lui répond : l’épouse du détenu doit jouer le jeu, sinon on ne peut rien faire. 

Angela Gui est elle aussi victime d’intimidations. En 2016, alors qu’elle se rend à la Foire du livre de Francfort pour parler du sort de son père, elle est photographiée par des inconnus à la fin d’un trajet en taxi. Lorsqu’elle descend de voiture, les hommes sautent dans une camionnette avec leurs appareils photo et disparaissent. Lors d’un séjour à Stockholm, un étranger ouvre la porte de l’appartement qu’elle loue, crie « Sorry ! » et disparaît rapidement. Aujourd’hui, Angela affirme : « On veut que j’aie peur. » Les mesures de sécurité qu’elle a prises, elle les garde pour elle. 

Des manifestations ont désormais lieu régulièrement devant l’ambassade de Chine à Stockholm, rassemblant parfois vingt personnes, parfois cinquante. « Free Gui Minhai » (Libérez Gui Minhai), tel est le slogan des participants. Un parlementaire du Parti de gauche suédois propose de nommer Angela pour le prix Nobel de la paix. On collecte des signatures auprès d’intellectuels suédois, qu’on publie dans des journaux. L’un des signataires est Fredrik Fällman, qui enseigne le chinois à l’Université de Göteborg. Ce professeur et quelques autres personnes ayant soutenu la candidature d’Angela ont été invités à dîner par des diplomates chinois. À cette occasion, ils ont été informés que celui pour lequel ils prenaient fait et cause était un criminel. 

Plus les acteurs culturels suédois se mobilisent pour sa libération, plus l’ambassadeur de Chine à Stockholm réagit avec colère à ces revendications démocratiques. De la colère, l’ancienne ministre de la Culture, l’écologiste Amanda Lind, en ressent elle aussi. C’est le seul membre du gouvernement à avoir osé s’engager publiquement en faveur de Gui. En son absence, elle est montée sur scène pour présenter le prix Tucholsky que la section suédoise de l’association d’écrivains PEN a décerné à l’éditeur disparu. L’ambassadeur chinois a ensuite déclaré que l’apparition de la femme politique était une « grave erreur ». Dans une interview à la radio, il compare la Suède à un boxeur poids plume qui ose défier un poids lourd – la Chine. L’ambassade de Chine n’a pas souhaité répondre aux questions du Zeit sur cette affaire. 

En lisant les courriels que l’ambassadeur écrit aux journalistes suédois, on peut se faire une idée de l’arrogance de Pékin. Le diplomate chinois s’en est pris tout particulièrement au journal à sensation Expressen, qui évoque régulièrement l’affaire Gui Minhai. Il a envoyé à Karin Olsson, la rédactrice en chef adjointe, de longs messages dans lesquels il l’accuse, ainsi qu’un de ses collaborateurs, de « mensonges ». La journaliste aurait « perdu la raison ». Au sujet d’autres de ses confrères, il affirme qu’ils ont « l’esprit dérangé ». 

En janvier 2019, un entretien lourd de conséquences a lieu à Stockholm. Anna Lindstedt, l’ambassadrice de Suède à Pékin, a demandé à rencontrer la fille de l’éditeur. L’entrevue se déroule dans l’un des salons carrelés de marbre de l’hôtel Sheraton, où Angela et la diplomate sont rejointes par deux hommes d’affaires chinois qui ont annoncé pouvoir faire sortir l’éditeur de prison. Mais d’autres personnes sont également présentes, parmi lesquelles des sinologues suédois connus. Qu’est-ce que c’est que cet événement douteux ? 

Le soir, Angela est censée retrouver le journaliste Kurdo Baksi, qui organise à Stockholm la mobilisation contre l’incarcération de Gui. Mais les Chinois font comprendre à Angela qu’elle ne doit en aucun cas quitter l’hôtel. Elle doit faire venir le journaliste ici. C’est ainsi que Kurdo Baksi devient lui aussi un témoin de la rencontre. « Dès le début, tout m’a semblé très suspect », dira-t-il plus tard. 

L’un des hommes d’affaires se vante de la propriété qu’il possède dans la station balnéaire espagnole de Marbella et de ses bonnes relations avec le Parti communiste chinois. L’autre se glisse dans le rôle du négociateur offensif qui propose une marchandise précieuse : la liberté du père. Dans un premier temps, il flatte Angela : elle pourrait faire beaucoup de choses avec son potentiel, décrocher un emploi très convoité. Mais elle doit immédiatement cesser de défendre son père. Elle doit se taire, couper tout contact avec les médias. « Faites-moi confiance, lui aurait dit l’inconnu, sinon vous ne reverrez plus jamais votre père. » 

Angela est perplexe. Est-ce là un rendez-vous officiel ? Elle entraîne à l’écart son accompagnatrice, l’ambassadrice de Suède, et demande : « Que se passe-t-il ici ? » L’ambassadrice aurait répondu : « C’est la meilleure option qui nous reste. En suivant la ligne qu’il a choisie, le ministère des Affaires étrangères n’a guère de marge de manœuvre. » 

Comme Angela ne veut pas accepter le marché, les étrangers passent aux menaces. On le fera payer à son père si elle ne coopère pas. L’un des entrepreneurs lui reproche de ne rien comprendre à la culture chinoise. « Vous êtes une banane, Angela – jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur. » La jeune femme finit par quitter précipitamment l’hôtel, en larmes, et rend l’incident public. Le ministère suédois des Affaires étrangères déclare ne pas avoir été informé de ce qui s’est passé à l’hôtel : ce ne serait que l’initiative solitaire d’une diplomate isolée, menée à l’insu de ses supérieurs. 

Ce qui s’est passé à l’hôtel, c’est le constat d’une faillite politique. Après qu’une ambassadrice a compris qu’elle n’avait plus rien à attendre de son propre gouvernement, elle s’est acoquinée avec des entrepreneurs louches afin d’obtenir la libération de Gui. Elle s’est retrouvée dans une situation d’urgence diplomatique, un no man’s land de la politique étrangère. Elle a prêté plus de pouvoir aux deux Chinois qu’à son propre gouvernement. Cela en dit long sur le désespoir qui peut naître lorsqu’une démocratie se retranche derrière la loi non écrite de la retenue et reconnaît ainsi implicitement la ­supériorité des régimes autoritaires. 

Les procureurs de Stockholm interviennent alors, et le service de renseignement suédois (Säpo) rédige un rapport de 800 pages sur l’incident de l’hôtel. L’ambassadrice Anna Lindstedt doit répondre devant un tribunal de Stockholm de « collusion lors de négociations avec une puissance étrangère ». Un diplomate sur le banc des accusés – la dernière fois que cela s’est produit en Suède, c’était en 1794, lorsqu’un homme d’État avait été condamné pour conspiration. Lindstedt est cependant acquittée. Le tribunal lui reconnaît une importante marge de manœuvre en tant qu’ambassadrice. 

En février 2020, le début de la crise du Covid captive le monde, il n’y a plus d’autre sujet. Dans le flux d’informations, on remarque à peine que le prisonnier Gui Minhai est condamné à dix ans de prison en Chine – pour avoir livré des secrets à l’étranger. D’abord un prétendu accident, puis des livres de contrebande, et tout à coup la divulgation de secrets. Tout est bon pour charger Gui. L’essentiel est qu’il reste en prison. 

Le gouvernement suédois demande aux Chinois une copie de la décision de justice, sans succès. Les autorités chinoises ont déclaré que Gui voulait redevenir chinois et allait demander à renoncer à sa nationalité suédoise. Une telle demande n’arrivera certes jamais à Stockholm, mais les Chinois insistent sur le fait que Gui n’est plus un citoyen européen. Désormais, il leur appartient. 

En mai 2020, la fondation Palm, une institution reconnue d’utilité publique du Bade-Wurtemberg, annonce qu’elle attribue son Prix pour la liberté d’expression et la liberté de la presse à l’éditeur emprisonné. Par la suite, la directrice de la fondation reçoit un appel du consulat général de Chine à Francfort. Son interlocutrice évoque une « ingérence dans les affaires internes de la Chine ». Elle se demande si la fondation veut mettre en péril les bonnes relations du Land de Bade-Wurtemberg avec la Chine. « Nous l’avons ressenti comme une tentative d’intimidation », raconte aujourd’hui la directrice, Annette Krönert. 

Entre-temps, la ministre suédoise des Affaires étrangères a demandé sans équivoque la libération de Gui, mais, lorsque son chef de gouvernement s’exprime devant l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2020, il n’évoque pas le cas de l’éditeur enlevé. 

Le silence s’épaissit autour de Gui Minhai. 

L’année 2022 arrive, l’ambassadeur de Chine à Stockholm change. Le nouveau venu est un homme qui se contrôle – pas de courriels furieux, pas d’interviews. « Voilà un bon moment que je n’ai pas été insulté par l’ambassade de Chine, déclare le journaliste Kurdo Baksi de Stockholm. Ça me manque vraiment. » 

Le gouvernement suédois décide de ne pas envoyer de délégation politique aux jeux Olympiques en Chine – en raison de la crise du Covid. Le cas de Gui Minhai n’a rien à voir avec cette décision. L’un des champions olympiques suédois, le patineur de vitesse Nils van der Poel, s’envole pour Cambridge et remet sa médaille d’or à Angela Gui. 

Angela est déçue par les dirigeants de son pays. Elle déclare : « Le gouvernement suédois a démontré qu’il manquait d’esprit de suite. Sur le fond, il a échoué. » À Londres, elle rencontre Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants américaine. 

Anna Lindstedt, l’ambassadrice acquittée, n’est plus diplomate. Elle s’occupe de promouvoir une économie durable au ministère des Affaires étrangères. Une commission doit examiner les actions du gouvernement dans l’affaire Gui Minhai. Cette commission ayant besoin de plus de temps pour faire son travail, le délai est prolongé jusqu’en octobre 2022. Les élections législatives suédoises ont eu lieu en septembre. 

« Le pays est fier de son ouverture d’esprit. Mais le gouvernement traite le cas de Gui Minhai comme une boîte noire », déclare Hans Wallmark, porte-parole pour les affaires étrangères du parti conservateur, qui a remporté les élections. 

Les poèmes que Gui a écrits en prison et transmis à sa fille par Skype pendant son assignation à résidence sont publiés en allemand, un livre conçu avec amour. 

On y lit : 

« Triste, je pleure dans la nuit sombre des larmes noires. 

Pourquoi la lueur de vos bougies ne trouve-t-elle pas le chemin de mes yeux ? 

Peut-être parce que mon nom vient de loin. 

Peut-être parce que ma peau paraît trop jaune. » 

Le ministère suédois des Affaires étrangères a tout de même fini par réagir aux questions écrites du Zeit. Les réponses sont si vagues qu’il n’est pas utile de les citer en détail. On y dit que la mobilisation en faveur de Gui se poursuit. Il est toujours considéré comme un citoyen suédois. La dernière fois qu’il a été examiné par un médecin suédois, c’était en août 2018. Mais depuis, les Chinois ont décrété que le prisonnier était l’un des leurs. « Nous prenons ce point de vue très au sérieux. » 

Quelle est sa situation aujourd’hui ? 

Pas de réponse. 

Est-il encore en vie ? 

Pas de réponse. 

— Stefan Willeke a fait l’essentiel de sa carrière au Zeit, où il s’occupe de la rubrique « Dossier », qui propose chaque semaine de longs reportages ou des enquêtes approfondies. — Cet article est paru dans Die Zeit le 29 mai 2022. Il a été traduit par Baptiste Touverey. 

[post_title] => Pourquoi Gui Minhai est-il toujours en prison ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => pourquoi-gui-minhai-est-il-toujours-en-prison%e2%80%af [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:24:47 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:24:47 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=123966 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )