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Cest l’un des exploits les plus audacieux de la Seconde Guerre mondiale : la capture par deux agents secrets britanniques aidés d’un groupe de résistants grecs, en Crète occupée par les nazis, du commandant de la principale division de la garnison allemande, le général Heinrich Kreipe. Pendant dix-huit jours, alors que la nasse des troupes ennemies se resserrait autour d’eux, les ravisseurs parvinrent à traverser les montagnes de l’île avec leur prisonnier, puis à le faire embarquer sur une vedette à destination de l’Égypte.

« De toutes les histoires qui se sont produites pendant la guerre, déclarera triomphalement un présentateur radio, voilà celle dont les écoliers du monde entier se souviendront le mieux. » Le numéro deux de l’équipée, William Stanley Moss, a commémoré l’exploit en 1950 dans son livre « Fâcheuse rencontre au clair de lune », porté à l’écran par Michael Powell et Emeric Pressburger en 1957 1.

Le cerveau de l’opération, Patrick Leigh Fermor (interprété par Dirk Bogarde dans le film), deviendra une figure légendaire de la Grande-Bretagne et de la Grèce d’après-guerre, en même temps que l’écrivain de voyage le plus révéré de sa génération. Pourtant, Enlever un général. Coup d’éclat en Crète occupée, le livre dans lequel il relate à son tour toute l’affaire, ne sera publié que plusieurs années après sa mort – un récit hautement dramatique écrit dans un style souvent impeccable, mais qui laisse affleurer de nombreuses questions à demi résolues. Le jeu en valait-il la chandelle ? L’opération a-t-elle eu le moindre impact stratégique ? Et surtout : est-ce pour se venger de l’enlèvement de leur général que les Allemands ont massacré des villages crétois quelque temps plus tard ?

L’œuvre et la vie de Leigh Fermor ont suscité dernièrement un vif regain d’intérêt. Depuis sa mort, en 2011, on a pu lire la belle et minutieuse biographie écrite par Artemis Cooper 2 ; ses archives conservées à la Bibliothèque nationale d’Écosse ont été disséquées pour en extraire de nouveaux éléments ; et deux volumes de ses lettres ont été publiés, dans lesquels Leigh Fermor évoque entre autres ses retours périodiques en Crète 3. Lors de son dernier séjour sur l’île, en 1982, ses compagnons d’armes crétois, qui vivaient toujours dans les cahutes où Leigh Fermor s’était caché pendant la guerre, lui avaient réservé un accueil chaleureux qui l’avait enchanté – et sans doute rassuré. Ces vieillards grisonnants gardaient pourtant de la guerre des souvenirs indélébiles et douloureux. L’occupation nazie de la Crète – de toute la Grèce, en fait – a été particulièrement violente. Quelque 9 % de la population grecque a péri ; presque tous les juifs de Crète sont morts noyés lorsque le navire qui les transportait vers les camps de la mort a par erreur été torpillé par un sous-marin britannique. Des centaines de villages, dont beaucoup en Crète, ont été rasés.

Ces souvenirs amers ont récemment refait surface dans le discours des politiciens grecs. L’Allemagne, ironiquement, est le principal créancier de la Grèce. Le ressentiment des Grecs suscité par le rigorisme allemand face à la dette colossale de leur pays a fait resurgir la vieille question des indemnités de guerre, prétendument réglées par l’Allemagne en 1990. En 2015, les Grecs ont réclamé 303 milliards de dollars supplémentaires en guise de dédommagement pour les crimes de guerre et les infrastructures détruites et en ­remboursement d’un prêt qu’ils avaient dû accorder sous la contrainte à l’Allemagne nazie. L’actuel Premier ministre grec s’est montré moins véhément que son prédécesseur, mais la revendication est toujours présente. Cette rancœur tenace n’aurait guère étonné les agents du Special Operations Executive (SOE) britannique qui agirent sous couverture dans les montagnes crétoises et furent les témoins directs de la haine de la population locale envers ses oppresseurs. Si Leigh Fermor a tenu à raconter dans un livre le kidnapping du général Kreipe, c’est en partie pour rendre hommage au courage sans faille et à la détermination des habitants de l’île.

Pourtant, l’existence de ce récit est le fruit du hasard. En 1966, l’éditeur de « L’histoire de la Seconde Guerre mondiale par Purnell » 4, une anthologie hebdomadaire de témoignages sur le sujet, avait commandé à Leigh Fermor un compte rendu de l’opération en 5 000 mots. Mais Leigh Fermor, qui ne faisait pas dans la demi-mesure, avait rendu, avec presque un an de retard, un texte de plus de 30 000 mots. Une version condensée par un journaliste avait fini par paraître, mais dénuée de la couleur, de la tension et des anecdotes qui faisaient le sel de l’original. On comprend que le texte initial, publié ultérieurement sous le titre Enlever un général, ait vivement agacé l’éditeur de l’anthologie. Car il se lit comme un récit d’aventures foisonnant et pittoresque plutôt que comme un rapport militaire, même si chaque mouvement tactique y est dûment rapporté. 

Nuit du 5 février 1944 : des feux de balisage clignotent sur un étroit plateau crétois tandis que Leigh Fermor saute en parachute d’un bombardier britannique reconverti. D’emblée, les choses vont de travers : les nuages s’épaississant, son acolyte, l’officier Billy Moss, ne peut pas sauter derrière lui. Ce n’est que deux mois plus tard, sur la côte sud de l’île, que Leigh Fermor retrouvera Moss, arrivé d’Égypte en vedette. Leigh Fermor a 29 ans, Moss 22 seulement ; mais tous deux ont déjà une solide expérience des combats. Moss, capitaine dans les Coldstream Guards [un régiment d’infanterie de l’armée britannique], a combattu en Afrique du Nord, sans avoir jamais, toutefois, pratiqué la guérilla. Leigh Fermor, quant à lui, vient de passer quinze mois en Crète, déguisé en berger, pour recueillir des renseignements et organiser la résistance. Il parle couramment le grec et a noué de chaleureuses relations avec les andartes, les guérilleros qui ont pris le maquis.

L’île où ils débarquent est la redoutable Festung Kreta allemande, la « forteresse de Crète », avec sa garnison de quelque 50 000 soldats sans cesse menacée par un hinterland de villages de montagne récalcitrants. La cible initiale des Britanniques était le cruel général Friedrich-Wilhelm Müller (qui sera exécuté pour crimes de guerre en 1947). Mais celui-ci a été muté et vient d’être remplacé par le général Kreipe, un vétéran du front oriental – prise tout aussi valable en termes de propagande.

Un tel enlèvement saperait en effet le moral des forces allemandes, écrit Leigh Fermor ; il ranimerait la résistance (qui avait subi de récents revers) et contrecarrerait les efforts des militants communistes pour diviser la Crète comme ils l’avaient fait en Grèce continentale. Leigh Fermor a suggéré à ses supérieurs du SOE au Caire que l’opération constitue une « action anglo-crétoise » : « Elle pouvait s’effectuer, insistai-je, avec une telle discrétion et un tel minutage que toute effusion de sang et donc toutes représailles seraient évitées. (Je n’avais qu’une vague idée de la méthode appropriée.) À ma stupéfaction, le projet fut accepté. »

Chaque soir, Kreipe est conduit sans escorte – curieuse défaillance de la sécurité allemande – du QG de sa division à sa résidence fortifiée, située à 8 kilomètres de là. Une nuit, Leigh Fermor, Moss et un groupe d’andartes triés sur le volet se postent à un croisement en haut d’une côte, guettant le signal lumineux qu’un complice leur enverra pour les prévenir du départ de la voiture. À l’approche des phares de l’Opel, les deux agents du SOE, vêtus d’uniformes volés de caporaux allemands, lui font signe de s’arrêter avec leur matraque. Côté passager, Leigh Fermor salue et demande en allemand les papiers d’identité des deux hommes, puis il ouvre la portière et extirpe le général de la voiture en le menaçant de son arme. Alors que le chauffeur s’apprête à saisir son revolver, Moss l’assomme et prend sa place derrière le volant. Simultanément, les Crétois menottent le général, le flanquent à l’arrière de l’Opel et traînent le chauffeur inconscient dans un fossé. Tandis que sur la banquette arrière trois andartes gardent leurs pistolets braqués sur Kreipe, Leigh Fermor coiffe le képi du général et Moss prend la direction à laquelle l’ennemi s’attend le moins : celle de la forteresse allemande d’Héra­klion. Le long de la route, puis à l’intérieur des remparts vénitiens qui enserrent la ville, la voiture du général ornée de ses fanions distinctifs passe devant des barrières levées et des sentinelles faisant le salut nazi. Dans ces ruelles non éclairées, l’intérieur de la voiture est quasi invisible. Moss franchit vingt-deux checkpoints. De temps en temps, Leigh Fermor, le visage dissimulé sous le képi du général, répond aux saluts. Puis la voiture quitte la ville par la porte ouest et s’enfonce dans la nuit.

Au cours des dix-huit jours qui suivent, le groupe se sépare et se reforme souvent. L’Opel est abandonnée près d’une baie suffisamment profonde pour laisser croire qu’un sous-marin britannique a embarqué le général. Soucieux d’éviter que les Crétois soient victimes de représailles, Leigh Fermor épingle sur le siège avant une lettre rédigée au préalable :

« Messieurs, 

Votre commandant de division, le général Kreipe, vient d’être capturé par un commando BRITANNIQUE sous notre commandement. Lorsque vous lirez ces lignes, lui comme nous serons en route pour Le Caire. 

Nous voulons souligner avec la plus grande insistance que cette opération a été menée sans l’aide de CRÉTOIS ou de résistants CRÉTOIS ; nos seuls guides ont été des soldats de métier des FORCES DE SA MAJESTÉ HELLÉNIQUE au Moyen-Orient, qui nous accompagnaient. 

Votre Général est un honorable prisonnier de guerre et sera traité avec tous les égards dus à son rang. Toutes représailles contre la population locale seraient donc tout à fait injustifiées et injustes. »

Sous leur signature, ils ajoutent un post-scriptum : « Nous regrettons beaucoup de devoir abandonner cette belle automobile. » D’autres indices de l’implication britannique – des mégots de cigarettes Player’s, un béret de commando, un roman d’Agatha Christie, un emballage de chocolat Cadbury – sont disséminés dans la voiture ou à proximité.

Au lever du jour, le général est caché dans une grotte près du village rebelle d’Anógia. Leigh Fermor est encore en uniforme allemand lorsqu’il entre dans le bourg accompagné d’un andarte. « Pour la première fois, écrit-il, je me rendais compte du traitement infligé à un soldat allemand isolé dans un village de montagne crétois. Toute conversation, tous rires cessèrent au lavoir, les femmes me tournèrent le dos et frappèrent leur linge avec une sonore violence ; des bergers sous leur cape répondirent à nos saluts par un regard vide et muet ; puis ils s’arrêtèrent et nous suivirent des yeux jusqu’à ce que nous disparaissions. Une vieille femme cracha sur le sol. […] Au bout d’un instant, on entendit des voix féminines se plaindre dans les collines : “Le bétail noir s’est égaré dans le blé !” ou “Nos beaux-parents sont arrivés !” – avertissements connus des insulaires signalant l’arrivée de l’ennemi. »

Pourtant, la progression de son groupe prend peu à peu l’allure d’une procession royale. Les résistants et les villageois qui savent de quoi il retourne les accueillent avec chaleur et leur fournissent nourriture, guides et escortes. Mais leur cheminement est très difficile. Des milliers de soldats allemands quadrillent la montagne à leur recherche. Des avions de reconnaissance inondent l’île de tracts menaçants. Le groupe parvient néanmoins à passer entre les mailles du filet nazi, en empruntant des sentiers escarpés et en crapahutant dans des gorges à l’est du mont Ida, dont la masse rocheuse, du haut de ses 2 500 mètres, domine un quart de l’île. Ils en atteignent le sommet dans une neige épaisse.

Le général est un homme corpulent, plutôt terne, qui chemine péniblement avec eux en affichant un air morose mais dénué d’animosité. Ce n’est pas une brute, comme Müller, mais le treizième enfant d’un pasteur luthérien ; au début, son principal souci était d’avoir perdu sa Croix de fer dans l’échauffourée. On lui trouve parfois une mule, mais il fait deux mauvaises chutes. « J’aimerais n’être jamais venu sur cette île maudite, dit-il un jour. Elle était supposée constituer un changement bienvenu après le front russe… »

Un jour à l’aube, sur les pentes de l’Ida où les deux officiers du SOE et le général ont dormi dans une grotte sous la même couverture grouillante de puces, se produit un événement sur lequel Leigh Fermor reviendra quelque trente ans plus tard dans son récit de voyage Le Temps des offrandes 5. Contemplant la crête de la montagne de l’autre côté de la vallée, le général murmure pour lui-même le début d’une ode d’Horace en latin. Leigh Fermor la connaît (il a une mémoire prodigieuse), et il récite les cinq strophes suivantes. « Les yeux bleus du général s’étaient détachés du sommet de la montagne pour se tourner vers les miens, et, quand j’ai eu fini, après un long silence, il a dit : “Ach so, Herr Major !” C’était très étrange. Comme si, pendant un long moment, la guerre avait cessé d’exister. Jadis, nous nous étions abreuvés aux mêmes sources ; et pour le reste du temps que nous passerions ensemble les choses seraient différentes entre nous. » 

Pour l’heure, les troupes allemandes se déploient sur la longue côte sud, d’où le général devrait logiquement être expédié en Égypte à bord d’une vedette ou d’un sous-marin appelé par radio. Mais les mouvements des Allemands forcent les radios et leurs opérateurs clandestins à se déplacer sans cesse ; une pièce cruciale d’un des émetteurs tombe en panne ; et, à mesure que les troupes ennemies prennent position sur les plages éloignées, il devient de plus en plus difficile de transmettre des messages par coureur. Pourtant, le groupe de Leigh Fermor, parfois guidé par les signaux lumineux des andartes, parvient à se faufiler à travers les mailles de plus en plus serrées du filet et trouve refuge dans les villages rebelles de la vallée d’Amarí. Il leur faudra encore huit jours pour dénicher une plage qui ne soit pas contrôlée par les Allemands, loin à l’ouest. Ils entrent alors en contact avec un opérateur radio et le quartier général du SOE au Caire et se voient promettre un bateau pour la nuit suivante. Ultime et grotesque pépin : lorsque Leigh Fermor et Moss tentent d’envoyer dans l’obscurité le signal convenu en morse pour signifier au bateau que la voie est libre, ils ne se souviennent plus du code pour « B » ! Mais un autre membre du groupe le connaît ; la vedette revient et ils embarquent, euphoriques, pour l’Égypte, après avoir donné leurs bottes et leurs armes à leurs camarades restés sur place. 

Peu après sa capture, alors qu’ils venaient de dépasser Héraklion, le général Kreipe, en soldat endurci, avait demandé : « Dites-moi, major, quel est le but de cet exploit à la hussarde ? » Dans Enlever un général, Leigh Fermor met l’accent sur l’effet moral : porter un coup à la confiance des Allemands et conforter la fierté des Crétois et de la résistance. Partageant les émotions politiques des insulaires, Leigh Fermor estimait que le jeu en valait la chandelle. Mais d’autres en seront moins convaincus. Sur le plan stratégique, l’opération était dénuée d’intérêt ; et, lorsque le général Kreipe finira par être interrogé, il ne révélera rien de déterminant. « Kreipe est plutôt insignifiant […]. Quelqu’un d’assez faible et ignorant », conclura le ministère de la Guerre britannique. L’historien Michael R. D. Foot qualifiera l’enlèvement de « formidable plaisanterie », ce qui agacera prodigieusement Leigh Fermor. Avant même que le plan ne soit approuvé, un officier supérieur du SOE au Caire, interrogé sur son opportunité, s’y était déjà opposé : « Je me suis rendu tout à fait odieux en recommandant avec la dernière énergie de ne pas l’autoriser, écrira-t-il. Je pensais qu’un succès n’aurait qu’un seul effet sur l’effort de guerre, celui de dynamiser le moral crétois, mais que le prix en serait sans doute lourd pour les vies des habitants. Ce sacrifice aurait pu être souhaitable durant le sombre hiver de 1941, quand la situation était très mauvaise. Mais l’opérer en 1944, quand tous savaient que la victoire n’était qu’une question de mois, ne me semblait guère valable. » 

Le coût de l’opération se révélera en effet très lourd. Quelque trois mois et demi après l’enlèvement du général, alors que le cruel Müller est redevenu commandant de l’île, les Allemands rasent le village rebelle d’Anógia. L’ordre donné par Müller est sans équivoque. Pour avoir abrité longtemps des résistants et des agents des services secrets britanniques, décimé deux contingents allemands distincts et contribué à l’enlèvement de Kreipe : « Nous ordonnons la DESTRUCTION COMPLÈTE d’Anógia et l’exécution de chaque homme qui se trouvera dans le village ou dans un rayon d’un kilomètre. » Neuf jours plus tard, les villages de la vallée d’Amarí subiront le même sort, avec 164 exécutions. Le journal grec Paratiritis, organe de la propagande allemande, invoquera comme justification la complicité des villageois dans l’enlèvement de Kreipe.

Leigh Fermor, alors en convalescence dans un hôpital du Caire, est bouleversé par la nouvelle. Pourtant, avec le recul, il constate que près de quatre mois se sont écoulés entre l’opération et les représailles allemandes – une durée sans précédent, les représailles étant d’ordinaire instantanées. Certains historiens soupçonnent que l’enlèvement de Kreipe n’était qu’un prétexte, et que la véritable raison de ce massacre, impossible à invoquer, était que sous deux mois les forces allemandes commenceraient à se replier vers l’ouest de l’île. Or leur retraite impliquait de traverser des régions hostiles comme Amarí. Le colonel Dunbabin, le supérieur de Leigh Fermor, confirmera cette analyse dans son rapport final sur les missions du SOE en Crète, ajoutant que le but de Müller était « d’impliquer les soldats allemands dans des actes barbares pour qu’ils sachent qu’ils seraient traités sans pitié s’ils se rendaient ou désertaient ».

Lorsque Leigh Fermor retournera sur l’île peu après, ses amis crétois le réconforteront en lui disant que les Allemands se seraient vengés de toute façon : « C’étaient là des paroles consolatrices, sans jamais un mot de reproche. Je les avais bues sur leurs lèvres à l’époque et les retranscris aujourd’hui avec la même ardeur. »

Ces réflexions et souvenirs, Leigh Fermor les a consignés plusieurs années après les faits. Lors de leur rédaction, en 1966-1967, il avait déjà publié un roman, une brève étude sur la vie monastique et trois récits de voyage, dont deux belles descriptions de la Grèce, Mani. Voyages dans le sud du Péloponnèse et Roumeli. Voyages en Grèce du Nord 6. Son Enlever un général constitue non seulement un document intéressant sur le plan historique, mais aussi – c’est même son principal attrait – un récit de voyage gorgé d’action, pimenté d’anecdotes et de formidables apartés. Les faits militaires se mêlent à l’évocation des personnes et des paysages. Une tempête qui menace convoque l’image d’un déchaînement céleste s’abattant sur des falaises friables et des gorges sillonnées d’éclairs – une phrase d’une complexité proustienne compte 138 mots ! Et la description d’une grotte dans laquelle le groupe se cache pendant une journée va bien au-delà du simple exposé de ses avantages tactiques : « C’était une insondable caverne naturelle qui s’enfonçait en garennes et en ramifications dans les rochers puis s’affaissait, niveau après niveau, vers des cachots stalagmitiques privés de lumière et presque d’air, jonchés de squelettes de bêtes cornues qui y étaient tombées et mortes de faim au cours des siècles passés : une tanière lugubre, tapissée de millénaires de déjections de chèvres, humide comme un tombeau. »

La seconde partie du livre, plus courte, reproduit des rapports de guerre rédigés par Leigh Fermor à la même époque. Le plus intéressant d’entre eux relate une autre exfiltration. En septembre 1943, l’Italie fasciste capitule et passe du côté des Alliés. Le général Angelo Carta, commandant la division italienne de Sienne, forte de 32 000 hommes et qui occupe l’est de la Crète, est alors pourchassé par les Allemands. Avec l’aide de Franco Tavana, l’officier responsable du contre-espionnage qui lui a transmis des plans détaillés des défenses italiennes, Leigh Fermor organise la fuite rocambolesque du général vers l’Égypte.

Même ces rapports-là sont émaillés de péripéties haletantes. Lors d’une visite clandestine à Tavana, Leigh Fermor se glisse sous un lit pour échapper aux Allemands qui viennent de faire irruption – « J’ai passé une demi-heure désagréable, à serrer mon revolver et avaler quantité de poussière et de toiles d’araignée. » Accroupi dans la cave d’un abbé orthodoxe, alors qu’il se cache d’une patrouille ennemie – « Il s’en est fallu de très peu » –, il aperçoit à travers les lattes du plancher les bottes des Allemands à quelques centimètres au-dessus de sa tête. Ailleurs, il décrit comment, déguisé en berger crétois, il montre à un trio de sergents ivres de la Wehrmacht comment danser le pentozali grec. On découvre aussi avec horreur que tout agent allié arrêté sur l’île était abominablement torturé, puis fusillé.

Le courage, la générosité et la bonne humeur de Leigh Fermor lui ont valu une popularité légendaire auprès des Crétois. Il chantait, dansait et buvait avec eux. D’un naturel bienveillant, il présente presque chaque montagnard comme un modèle de robustesse et de bravoure : « Originalité et invention de la conversation, vitalité explosive […]. Il y avait quelque chose d’à la fois patricien et bohème dans leur approche de la vie » (on dirait sa propre description !). « Nous n’aurions pas tenu un jour sans le soutien passionné des insulaires. » Parmi les Crétois que Leigh Fermor admirait le plus, il y avait un jeune homme mince et plein d’entrain du nom de Geórgios Psychoundákis (il était surnommé affectueusement Changebug, « changeur-de-fréquence-radio »), que le SOE utilisait comme coureur pour transporter des messages à travers les montagnes. Ce berger pauvre qu’un concitoyen de Leigh Fermor, Xan Fielding, qualifiait de « Crétois le plus naturellement sage et le plus instinctivement savant que j’aie jamais rencontré », crapahutait dans ces terrains accidentés à la vitesse de l’éclair, quoique vêtu de loques et de bottes tellement usées qu’il les fermait avec du fil de fer. Après la libération, Psychoundákis est emprisonné par erreur pour désertion, puis il travaille comme charbonnier pour subvenir aux besoins de sa famille. C’est à cette époque – dans sa cellule puis dans une grotte surplombant le lieu où il fabrique son charbon de bois – que Psychoundákis entame la rédaction d’un livre qui deviendra « Le coureur crétois » 7 et que Leigh Fermor traduira après avoir retrouvé la trace de son auteur. Ce récit, qui émane – phénomène rare – du plus bas échelon de la résistance grecque, est écrit par un homme à peine instruit qui relate ses quatre années passées à porter des dépêches à travers le relief tourmenté de la Crète occidentale. Psychoundákis réceptionnait parfois des armes britanniques qui avaient été parachutées ou guidait jusqu’à la mer des soldats alliés en fuite, échappant à ses poursuivants grâce à sa vivacité d’esprit, son ingéniosité et son intime connaissance du terrain. Il écrit : « Ma stratégie consistait à connaître peu de gens pour que peu me connaissent, même s’ils étaient “des nôtres” et de bons patriotes. Je restais coi avec tous, jusqu’à en paraître idiot, et cela m’a protégé jusqu’à la fin. »

Le livre décrit les tribulations de Psychoundákis au jour le jour, dans un style simple et direct qui ne tombe dans la grandiloquence que si le sujet (le patriotisme, les morts) lui semble l’exiger. Des années plus tard, ce prodige autodidacte traduira L’Iliade et L’Odyssée dans son dialecte crétois, en utilisant la métrique de l’épopée du XVIIe siècle Erotókritos – un travail salué par l’Académie d’Athènes. 

C’est par amour de la culture crétoise et respect pour Psychoundákis que Leigh Fermor s’est lancé dans la traduction de cette œuvre difficile. Mais sa propre immersion dans l’île a eu de lourdes conséquences. L’un de ses rapports de guerre revient sur cette nuit terrible où il tira accidentellement sur son grand ami Yanni Tsangarakis, causant sa mort. Cette tragédie marquera à jamais Leigh Fermor. Et sans doute n’a-t-il jamais vraiment cessé de regretter que l’opération Kreipe – pour brillante et courageuse qu’elle ait été – ait pu causer du tort à l’île qu’il aimait. 

— Colin Thubron est un romancier et auteur de récits de voyages britannique. — Cet article a été publié par The New York Review of Books le 11 mars 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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«Non, ce n’était vraiment pas moi ! » Cette phrase, combien de fois, adolescente, n’ai-je pas dû la prononcer ? Non pour me disculper, mais parce qu’on me confondait souvent avec d’autres. « Je t’ai vue hier à la boulangerie, mais tu as détourné le regard d’un air agacé. » Ou bien : « Depuis quand vas-tu à la ferme le samedi ? On t’a aperçue avec un loubard en blouson de cuir ! » Ou encore : « Tu t’es fait tatouer les bras et tu ne nous as rien dit ? » La boulangerie, cela restait plausible, mais le loubard en cuir ? La ferme ? Les tatouages ? Ce n’était pas moi ! Est-ce que j’avais un double ?

Depuis qu’enfant j’ai lu Deux pour une, d’Erich Kästner, et Deux Jumelles, d’Enid Blyton, j’ai toujours souhaité avoir une sœur jumelle. Mais lorsque j’ai soupçonné pour la première fois que je pouvais avoir un double, cela ne m’a plus semblé si excitant. J’ai grandi dans la forêt de Thuringe, en Allemagne. La grande ville la plus proche compte 30 000 habitants – comment, dans une région aussi peu peuplée, quelqu’un peut-il se promener avec mon propre visage ? D’autant que mon père affirmait que j’avais la dentition typique de sa famille et que ma mère m’appelait affectueusement « petit nez insolent » parce que, selon elle, la forme de mon nez correspondait très bien à mon caractère. « Mais qu’est-ce que c’est que cette bonne femme qui se promène avec ma figure ? » pensais-je à l’époque. Comme s’il existait une sorte de droit à ne pas être confondu et que le caractère unique d’une personne devait se lire sur son nez, ses yeux, sa bouche. Lorsque j’ai passé l’examen du Code de la route, je me suis assise dans la même pièce qu’une fille qui me ressemblait de façon stupéfiante. Nous nous sommes regardées et avons crié en même temps, figées d’effroi : « Toi ? ! » Elle aussi avait dû se débattre depuis longtemps avec les conséquences de mon existence en tant que jumelle de visage. C’était indéniable : nous avions les mêmes yeux bleu-gris, le même nez et le même front haut sous une crinière blonde. Un visage, deux étrangères.

Selon une étude menée en 2015 par la faculté de médecine d’Adélaïde, en Australie, la probabilité de rencontrer un sosie est de un sur 1 milliard, c’est-à-dire presque nulle. Les chercheurs avaient mesuré environ 4 000 visages issus d’une base de données anthropométriques de l’armée américaine selon huit caractéristiques biométriques et avaient cherché à savoir si parmi eux se trouvaient des visages complètement identiques. Résultat : non. D’autres études portant sur un échantillon plus grand ont également démontré que la répartition des caractéristiques faciales est si unique qu’elle permet d’identifier un individu de façon aussi précise qu’une empreinte digitale. Si on lit les visages de manière strictement biométrique – qu’on mesure donc la distance entre certains points –, ils sont si impossibles à confondre que la reconnaissance faciale est désormais utilisée pour déverrouiller les téléphones portables, payer et s’identifier lors des contrôles aux frontières. Si l’on réduit le nombre à seulement quatre caractéristiques biométriques identiques, la probabilité de trouver un jumeau est nettement plus élevée, mais toujours infime : environ un sur 1 million. Et pourtant, comme je n’ai pas tardé à le découvrir, la fille du Code de la route n’était que le premier de mes sosies.

Lorsque j’ai quitté ma campagne pour Leipzig, puis Berlin et Hambourg avant de revenir à Leipzig, ces expériences ont continué. Pendant un certain temps, mes amis me voyaient très souvent sur la Helmholtzplatz, à Berlin, même si je ne vivais déjà plus dans la capitale à cette époque. Une fois de plus, il m’a fallu me justifier : « Ce n’était pas moi ! » Un jour, j’étais à une fête du solstice dans le Brandebourg et je bavardais avec un hippie qui, après une demi-heure d’épanchements, a soupiré : « Ah, Marie ! » – il me prenait pour sa guérisseuse, une sorte de psychothérapeute spirituelle. Je me souviens de discussions passionnées en Grèce, où un homme a essayé de me convaincre qu’il me connaissait, ou du moins ma sœur jumelle, depuis toujours. Un videur m’a même interdit d’entrer dans une boîte de nuit parce que j’avais soi-disant causé des ennuis la dernière fois. J’ai protesté que ce n’était pas possible, puisque c’était la première fois que je venais, mais il m’a répondu en haussant les épaules : « C’était quelqu’un dans ton genre, alors ! » Aujourd’hui encore, à 37 ans, je suis confondue au moins une fois par mois et je dois ­m’expliquer : je est la plupart du temps une autre.

Désormais, lorsque cela m’arrive, je demande toujours à mes interlocuteurs s’ils connaissent mon double et, si c’est le cas, de me donner son nom ou carrément ses coordonnées. C’est ainsi qu’est née toute une liste de sosies que j’ai recherchés et contactés via Facebook ou Instagram, ou que j’ai même appelés pour leur proposer de me rencontrer. Je n’ai pas pu les retrouver tous : une vendeuse de plage à la Gomera, dans les Canaries, ne m’a plus donné signe de vie après un bref échange de mails ; une chanteuse de jazz canadienne m’a renvoyée vers son agent, mais le contact n’a pas été établi ; une clown ne m’a pas répondu du tout – peut-être trouvait-elle l’affaire trop risible. Sur une douzaine de sosies, il en restait cinq qui souhaitaient faire ma connaissance. Toutes ces femmes, je le savais déjà avant d’entreprendre mon voyage à travers ­l’Allemagne, ont des caractéristiques sociodémographiques très différentes. Elles vivent dans des villages, des banlieues, des petites villes ou des métropoles, ont des familles nombreuses ou juste un compagnon. Elles ont entre 27 et 54 ans, et parmi elles on trouve une journaliste de droite connue et une militante de gauche.

Lorsque je me rends chez mon premier double, cela fait longtemps que je n’ai pas fait face à un étranger ni observé son visage. Dans le monde pandémique, les inconnus ont disparu derrière des masques. Moi-même masquée, je monte dans le train pour Berlin, où je prends le RER jusqu’à la limite de la ville : Berlin-Frohnau, ses jardins à l’avant des maisons avec leurs pins et leurs clôtures de bois jusqu’à la lisière de la forêt, derrière laquelle commence le Brandebourg. Mes amis disent que j’aurais dû naître dans une région comme celle-ci, tant j’aime ce sol sablonneux, le doux parfum des arbres et la lumière mordorée.

Une haute clôture, juste à côté de l’arrêt de bus. Je sonne à la porte. Un terrier irlandais hirsute accourt vers moi et détourne mon attention de ce moment important que j’ai attendu si longtemps. C’est de propos délibéré que je n’ai pas cherché sur le Net à quoi ressemblait cette femme, je voulais être surprise. Lorsque je lève la tête, Antje Gellert se tient devant moi, une femme de taille moyenne, d’âge moyen, aux cheveux d’un blond moyen. Nous nous examinons brièvement. « Eh bien, oui, peut-être », bégayons-nous ensemble. « Les yeux ! » dis-je. « La bouche ! » ajoute-
t-elle. Bon, sa bouche est un peu plus petite que la mienne, mais nous avons tout de même des paupières similaires. En vérité, nous ne sommes ni l’une ni l’autre totalement convaincues. Ce qui nous lie, c’est une « certaine manière d’être, merveilleusement ouverte », m’avait prévenue un de mes amis – Antje et lui étaient en couple il y a des années. Il jurait que j’étais « tout à fait comme elle. Mais vraiment à 100 % ! ». Ce n’est que plus tard que je le remarque sur les photos que nous prenons de nous ce jour-là : quand nous rions, nous nous ressemblons effectivement beaucoup. Antje Gellert, 41 ans, est chargée de clientèle au service commercial de la Deutsche Bahn [les chemins de fer allemands]. Elle a une fille, et son compagnon deux autres enfants. Celui-ci l’a prise pour une folle d’accepter de me laisser entrer comme ça, raconte-t-elle. Je voulais sûrement lui refourguer quelque chose. « Mais je trouve ces idées folles amusantes. » Une nature joyeuse ! Elle m’emmène sur sa terrasse, le café est fumant sur la table. Elle se met à bavarder comme si je venais tous les mardis depuis des années tailler une bavette.

Il arrive également à Antje d’être prise pour une autre. Elle me montre des photos de ses « jumelles » sur Facebook. Si l’on jette un coup d’œil rapide, elles me ressemblent aussi un peu. Est-ce parce que, sur les réseaux sociaux, les gens prennent toujours les mêmes poses et ont ainsi tendance à se ressembler ? Ou avons-nous toutes un visage passe-partout ?

« Effectivement », me répond Brad Duchaine, psychologue cognitif au Dartmouth College, dans le New Hampshire, qui mène des recherches sur la reconnaissance faciale. « Je suppose que vous avez un visage biométriquement moyen », m’écrit-il – bien qu’il ne l’ait jamais vu. Les chercheurs savent depuis longtemps que les gens se souviennent plus facilement des visages marquants. Un individu doté de sourcils très fournis ou d’un gros grain de beauté sera plus rapidement reconnu. Dans le cas contraire, on aura davantage tendance à le confondre avec d’autres. Les personnes dont les caractéristiques biométriques sont particulièrement moyennes laissent une trace moindre dans la mémoire. « Mais voyez le bon côté des choses, glisse Duchaine après coup, de tels visages sont en général perçus comme plus attrayants. » Je prends un selfie d’Antje Gellert et de moi-même afin de superposer nos deux visages à l’aide d’une application de morphing.

La thèse selon laquelle les visages moyens sont plus beaux que la moyenne a été émise par l’anthropologue Francis Galton dès 1878, lorsqu’il a surimprimé plusieurs clichés de criminels sur une même plaque photographique afin de représenter un « criminel typique ». Presque incidemment, il a remarqué que, de son point de vue, les visages composites ainsi obtenus avaient souvent meilleure mine que les originaux. L’anthropologue viennois Karl Grammer a toutefois nuancé cette conclusion : seuls les visages moyens de femmes semblaient plus attrayants. Les visages masculins passe-partout ne sont pas forcément plus séduisants. Je regarde la photo de l’être composite formé par Antje Gellert et moi : les caractéristiques marquantes ressortent davantage, j’ai des sourcils plus épais, elle a une bouche plus pleine. Je ne peux pas évaluer objectivement si nous sommes plus belles ensemble que chacune séparément. Pour ma part, je ne trouve pas que les visages artificiellement lisses et archétypaux sont plus beaux que ceux qui présentent des singularités.

Mon deuxième sosie est Charlotte – elle ne veut pas révéler son nom de famille ici –, étudiante en biologie et en art, militante de la gauche alternative, pas d’enfants. Elle a dix ans de moins que moi et est assise en tailleur, vêtue d’un jean court délavé et d’un débardeur, sur la pelouse du parc Lene-Voigt de Leipzig où nous nous sommes donné rendez-vous. Autour de nous, des hipsters, des bobos, des grunges. L’avantage d’être sœurs de visage, c’est qu’au milieu de la foule nous nous reconnaissons tout de suite, même si ses cheveux sont plutôt blonds-roux et les miens plus ébouriffés. Sous ses yeux, il y a des taches de rousseur, sous les miens, des cernes. Il existe des similitudes, mais elles ne sont pas frappantes. Je suis un peu flattée que, un an plus tôt, un étudiant m’ait confondue avec elle dans la rue et fait de grands signes. Après avoir freiné net sur mon vélo, j’ai dissipé le malentendu et je lui ai demandé leurs deux numéros : le sien et celui de mon double. En même temps, je m’agace de ce réflexe qui consiste à vouloir paraître plus jeune : comment parler d’émancipation après ça ?

Je lui demande : « Est-ce que tu te soucies souvent de l’effet que tu produis sur les autres ? » Elle répond : « Plus le contexte est important pour moi, plus j’y fais attention. » Mais cela ne signifie pas se faire belle pour des inconnus. Aucun des vêtements qu’elle porte n’a été acheté, et ils passent de main en main au sein de la maison qu’elle partage avec 21 autres personnes à l’est de Leipzig. Là-bas règne un mode de vie féministe, orienté vers le développement durable et une consommation réduite au minimum. Ce qui nous unit, elle et moi : nous ne nous maquillons presque pas, la plupart de nos habits viennent de marchés aux puces, de dons ou d’échanges, notre mode de vie est écolo, féministe et roots. Son existence m’est donc très familière.

Mon futur visage me regarde par une fenêtre du deuxième étage d’un immeuble ancien de Weimar en criant : « Hou-hou ! » Mon sosie numéro trois est nettement plus âgé que moi. Je suis en bas dans le jardin avec mon pote Josa. Il a un rire incertain, mais, après tout, c’est lui qui s’est mis dans cette situation. « Tu es ma mère tout craché ! » m’avait-il déclaré il y a quelques années, ce qui m’avait agacée. « Eh, c’était un compliment », avait-il rétorqué.

À quoi fait-on attention quand on regarde quelqu’un ? Le psychologue cognitif Duchaine – celui qui m’a renvoyée au caractère pitoyablement commun de mes traits – dit que la capacité à reconnaître les visages varie d’un individu à l’autre. Certains ne parviennent pas toujours à les identifier immédiatement, même s’ils leur sont familiers. Et d’autres n’oublient jamais un visage. À quelle fraction Josa appartient-il ? Malheureusement, il n’est pas si facile de savoir si son interlocuteur est extrêmement physionomiste ou pas du tout, m’a expliqué Duchaine. « L’autoévaluation n’est pas fiable. » 

Je regarde vers la fenêtre – et ne me reconnais pas tout de suite en Sibylle, la mère de Josa. Mais il émane d’elle une gaieté juvénile et une grande franchise. Josa ne nous a probablement pas comparées comme on compare deux photos. Les visages vivants sont constamment en mouvement, ils traduisent les émotions, les sentiments et la personnalité. Regarder la figure d’une personne, c’est apercevoir son essence.

Lorsque j’ai demandé à Josa, avant la visite, comment il décrirait sa mère, il a marmonné quelque chose comme « Allemande de l’Est, pragmatique, facile à vivre » et « grande, blonde, femme formidable ». Bien que, de tous les visages du monde, celui de sa mère soit sans doute celui qu’il a regardé le plus longtemps et grâce auquel il a appris à reconnaître les autres visages, il a eu du mal à le décrire.

Sibylle Mania a 54 ans, elle est artiste. Mariée deux fois et mère de trois fils, elle me fait visiter sa vie : le jardin sauvage (« Je ne m’en occupe pas du tout ! »), l’atelier de céramique de son mari, au deuxième étage (« Il est professeur à l’école d’art de Halle »), sa pièce consacrée à la photographie – elle fait aussi de la photo –, les bureaux, la salle à manger remplie de peintures à l’huile, d’assiettes décoratives, de gravures à l’eau-forte (« Je viens juste de m’y mettre »), les chambres des enfants, le grenier plein d’antiquités. Les autoportraits ou même les œuvres d’art représentant des gens sont rares. Nous feuilletons un livre récent composé de photos d’ateliers prises par Sibylle Mania. Selon elle, les espaces en disent long sur les créateurs. C’est peut-être un truc d’artiste : elle pense que c’est dans son travail, dans son œuvre que l’on peut le mieux discerner son essence – en quelque sorte son visage artistique, coulé, gratté, dessiné, façonné dans la matière. Le voilà, son visage, regardez ! 

Les visites à mes doubles me donnent rapidement l’impression d’aller voir des amies. Il n’y a qu’un seul nom sur la liste qui suscite chez moi de l’appréhension. Il s’agit d’Ellen Kositza, 48 ans, journaliste, mère de sept enfants, qui vit à Schnellroda, en Saxe-Anhalt. Elle est mariée à Götz Kubitschek, et tous deux sont considérés comme les principaux représentants de la Nouvelle Droite. Elle fait partie du comité de lecture de la maison d’édition Antaios, qui publie également ses propres livres, et est surveillée de près par l’Office fédéral de protection de la Constitution.

C’est une écrivaine que j’apprécie beaucoup qui, lors d’une foire du livre, m’a comparée à Kositza. Cette ressemblance supposée a représenté un vrai dilemme. Certains de mes amis m’ont dit que je ne devais pas aller la voir. Parce qu’on ne parle pas à « des gens comme ça ». Parce qu’il ne faut pas les normaliser dans les médias. Parce que c’était peut-être même dangereux de se rendre dans un repaire de l’AfD [Alternative pour l’Allemagne, parti d’extrême droite]. Mais ces arguments ont eu l’effet inverse. Kositza est le visage féminin de la droite européenne – et il paraît qu’elle me ressemble comme deux gouttes d’eau.

Toute la famille « raffole des sosies », m’écrit Kositza dans un mail. Sa fille a recouvert un mur entier de la cuisine avec des photos de personnalités ressemblant aux membres de sa famille. Son mari, par exemple, est la réplique de l’acteur Heino Ferch. Il y a plusieurs années, à la foire du livre de Francfort, Kubitschek a aussi été confondu par un fan avec l’écrivain Benjamin von Stuckrad-Barre, au point qu’il a dû lui signer un autographe en tant que tel. Kositza elle-même s’est retrouvée récemment dans un épisode de la série policière Tatort sous les traits de l’actrice Tina Seydel. « Quand on se découvre un sosie, cela peut vraiment devenir une obsession », m’écrit-elle. Je suis invitée.

Et c’est ainsi que je me rends à Schnellroda, que j’entre dans la ferme peinte en jaune avec des fenêtres grillagées au premier étage. Le soleil brille au-dessus de la table abritée par les arbres, la chatte dort dans son panier avec ses minuscules chatons, les enfants gambadent dans le jardin, le maître de maison vient discuter. Tout est si idyllique – pourtant, derrière mon front sourd la pensée qu’il ne s’agit pas d’une table normale mais d’un des centres intellectuels de l’extrême droite.

« Aimiez-vous aussi monter à cheval ? demande Kositza. Et nager ? Êtes-vous Sagittaire ? Votre élément est-il aussi le feu ? Vos ancêtres viennent-ils aussi de Silésie ? Ne vous êtes-vous pas beaucoup rebellée dans votre jeunesse ? » Nous ne nous ressemblons que très peu sur ces points, à ceci près que Kositza pose des questions tout aussi énergiques et répond aussi ouvertement que moi. Il est facile de s’identifier à d’autres femmes qui écrivent, remarque-t-elle, car on partage un certain sens de l’observation et de l’expression.

Il lui arrive de façonner en pensée une jumelle secrète : une variante d’elle-même. Qui serait-elle si elle n’avait pas sept enfants, si elle n’avait pas bifurqué à droite pendant ses études, si elle n’avait pas coédité les écrits intellectuels du mouvement identitaire dans la revue Sezession et aux éditions Antaios de son mari ? « J’aimerais bien écrire un jour un de ces reportages sur les jumeaux, confie-t-elle. Simplement aller partout et parler aux gens. Mais je ne peux pas faire ça. Où que j’aille et quoi que je fasse, je suis toujours d’abord l’extrême droite. Je suis cantonnée à mes thèmes et à mon public. » Ma compassion est aussi limitée que son repentir. Kositza est-elle ma jumelle autoritaire secrète, celle qui se cache dans chaque Allemand et chaque Allemande ?

Nous nous regardons ; bien que Kositza ait dix ans de plus que moi, elle me ressemble étonnamment. « Nous avons des têtes de cheval », dit-elle, et nous rions. Elle est sérieuse cependant. Elle est une « lookiste » avouée, c’est-à-dire qu’elle déduit le caractère d’une personne de son apparence. La plupart des personnes à fossettes qu’elle connaît sont par exemple très matérialistes. Les chercheurs en sciences humaines marchent souvent les pieds tournés vers l’intérieur, comme elle.

Aristote avait déjà développé des considérations de ce genre, et, au Moyen Âge, les astrologues défendaient ce principe : si quelqu’un avait un visage de lion, il était courageux ; s’il avait l’air d’un bouledogue, il était persévérant, et ainsi de suite. À la fin du XVIIIe siècle, cette théorie a été poussée plus loin encore par le pasteur zurichois Johann Caspar Lavater, qui, en s’appuyant sur les traits du visage d’un individu, entendait mettre au jour son essence. Lèvres fermes, caractère ferme. Front haut, haute intelligence. De là est née plus tard la pseudoscience de la physiognomonie, qui fonda une biologie raciste sur des faits douteux.

« Je trouve ce domaine très intéressant, m’explique Kositza. Non pas pour pratiquer un quelconque tri génétique, mais anthropologiquement parlant. » Cette façon pernicieuse de sélectionner et d’interpréter les visages est à nouveau en vogue depuis quelques années en psychologie expérimentale. Le psychologue américain Paul Ekman a écrit une espèce de guide des sept émotions de base, grâce auquel les ordinateurs peuvent lire nos sentiments. La reconnaissance des émotions et des visages dans l’espace numérique détermine désormais si nous sommes considérés comme solvables ou si nos intentions sont honnêtes.

Par exemple, le système automatisé de contrôle aux frontières EasyPass permet aux voyageurs de s’autocontrôler dans les aéroports allemands à l’aide de scanners faciaux au lieu de se faire scruter par un agent frontalier. En 2018, la police fédérale a testé la fiabilité de la reconnaissance faciale dans l’espace public à la gare Südkreuz de Berlin. Le ministère de l’Intérieur y a vu « une importante plus-value pour le travail de la police ». En Chine, enfin, le métro de la ville de Shenzhen teste actuellement le paiement automatique avec des caméras qui identifient le visage des usagers.

Le marché connaît une croissance énorme : s’élevant à 3,2 milliards de dollars en 2019, il devrait, estime-t-on, atteindre 7 milliards de dollars en 2024. D’année en année, le visage numériquement reconnaissable prend donc de la valeur. Je m’interroge : les algorithmes vont-ils eux aussi me confondre ?

Je télécharge ma photo sur Google et j’effectue ce qu’on appelle une recherche inversée. Le moteur de recherche trouve plus de 200 photos – la plupart me montrent moi, les autres visages sont apparus sur au moins un site Web en même temps que ma photo. Apple aussi connaît désormais si bien mon visage que personne n’est mal classé dans les dossiers créés automatiquement sur mon iPhone. Ce n’est que sur Facebook, qui trie également les photos sans aide extérieure, que je trouve une erreur d’attribution d’une de mes photos : j’ai été confondue avec Martina Weber, 34 ans, auteure de radio, pas d’enfants – et ma voisine préférée. Elle habite dans le centre de Leipzig, une rue plus loin, et nous nous voyons souvent.

Je lui envoie une capture d’écran, elle me renvoie un smiley avec des yeux en forme de cœur et le message suivant : « La preuve, enfin ! Same same [les mêmes] ! » Ce n’est qu’alors que je m’aperçois à quel point nous nous ressemblons : Martina aussi a une tête de cheval – pour reprendre la comparaison d’Ellen Kositza. Sauf qu’elle me ressemble encore plus. Il nous arrive même d’échanger nos vêtements, comme le font Charlotte et ses colocataires. Et Martina vit dans mon ancien appartement – l’expression élargie de soi, comme je l’ai appris de Sibylle, l’artiste de Weimar. Nos visages sont très similaires – et c’est justement une machine qui s’en est aperçue.

Après mon enquête, je suis allée à une rave avec des amis. Un inconnu se tenait à côté de nous. Il m’a dit : « Tu te souviens de moi ? J’ai déjà été dans ta cuisine ! » Une sensation de chaud et froid m’a envahie. Qui était-il et pourquoi ne m’en souvenais-je pas ? Fête improvisée chez moi ? Trop d’alcool ? J’ai d’abord fait semblant de me rappeler, mais rien de ce qu’il disait ne m’évoquait quoi que ce soit. « La cuisine avait-elle un papier peint à fleurs ? » ai-je demandé à tout hasard. Il a hoché la tête. « Alors ce n’était pas moi. Tu étais avec l’un de mes doubles, Martina. » Soulagement. Mes amis ont ri – ils avaient déjà connu ce genre de situation. L’homme semblait gêné.

Pour la première fois, j’ai compris à quel point c’était génial d’avoir un visage passe-partout. Je peux toujours dire : « Ce n’était pas moi » – et, dans de nombreux cas, c’est même vrai. De plus, je ne ressens plus comme une insulte personnelle le fait de partager mon visage avec d’autres. Au contraire, cela me rappelle que j’ai quelque chose en commun avec toutes ces femmes. Y compris dans notre essence, dans nos expériences. Lors de toutes ces rencontres, au bout de quelques minutes seulement, l’apparence devenait secondaire et nous entrions dans des conversations profondes. Je reste en contact avec toutes ces femmes. Le voyage n’est pas encore terminé et ne le sera probablement jamais.

Si nous y regardons de plus près, nous reconnaissons chez la plupart des gens quelque chose de familier – dont il est bon de se souvenir à l’heure où nos sociétés sont divisées. Nous ne sommes pas seuls avec notre physionomie singulière et nos problèmes, nous nous ressemblons plus que nous ne le pensons. Il nous suffit de le reconnaître. Peut-être devrions-nous tous un jour nous lancer à la recherche de nos doubles. 

— Greta Taubert est journaliste et essayiste. Elle collabore à Die Zeit, Das Süddeutsche Zeitung Magazin ou Vice. On lui doit notamment l’ouvrage Apokalypse jetzt ! (Bastei Entertainment, 2014). — Cet article a été publié par Die Zeit le 18 août 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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Christo Grozev est membre de Bellingcat, un collectif de journalistes d’investigation qui travaillent à partir de contenu librement accessible en ligne. En novembre 2020, il a téléphoné à Alexeï Navalny, le leader de l’opposition russe. Trois mois plus tôt, Navalny était tombé gravement malade lors d’un vol entre Tomsk (en Sibérie) et Moscou. Il avait été évacué, dans le coma, à Berlin, où la substance qui avait failli le tuer avait été identifiée : un agent neurotoxique de type Novichok, un poison de fabrication soviétique dont l’utilisation semblait incriminer directement le Kremlin. Lorsque Grozev a appelé Navalny, celui-ci était en convalescence à Ibach, une bourgade de la Forêt-Noire. « Je pense que j’ai peut-être trouvé les personnes qui ont essayé de vous tuer », a-t-il déclaré.

Aujourd’hui âgé de 52 ans, Grozev est originaire de Bulgarie et a passé une grande partie de sa vie à créer des stations de radio indépendantes en Russie. Il rejoint Bellingcat à la suite d’enquêtes qu’il avait publiées sur son blog : elles documentaient des opérations secrètes menées par les Russes en Bulgarie, en Grèce et en Ukraine. Au moment de son appel à Navalny, Grozev venait de terminer une enquête pour Bellingcat sur l’Institut de médecine militaire expérimentale de Saint-Pétersbourg, rattaché au ministère de la Défense. Selon lui, cet institut jouait un rôle central dans le programme Novichok, tenu secret par Moscou. Après l’empoisonnement de Navalny, Grozev a épluché de nombreuses métadonnées téléphoniques – des relevés d’appels émis depuis des numéros de téléphone portable russes qui avaient fuité – et a découvert une série de communications passées entre des personnalités de haut rang de l’Institut et des numéros attribués au FSB, le service de renseignement russe.

Au cours de leur conversation téléphonique, Gro­zev a demandé à Navalny de lui fournir des informations sur ses récents déplacements en Russie, que Grozev et d’autres pourraient recouper avec les données qu’ils avaient collectées sur les mouvements des agents du FSB. Un mois plus tard, les résultats de l’enquête sur l’empoisonnement de Navalny étaient publiés sur le site de Bellingcat : à l’aide des métadonnées téléphoniques et des enregistrements de vols, Grozev a démontré que plus d’une douzaine d’agents du FSB, dont beaucoup avaient une expérience des poisons neurotoxiques, avaient suivi Navalny lors de trente-sept de ses voyages, y compris son séjour fatidique en Sibérie. « Ces agents se trouvaient à proximité du leader de l’opposition pendant les jours et les heures qui ont précédé son empoisonnement avec une arme chimique de type militaire », affirme le compte rendu d’enquête. L’un des agents du FSB, stipule ce document, a par mégarde allumé son téléphone portable la nuit où l’empoisonnement a probablement eu lieu, ce qui a permis d’identifier l’antenne-relais la plus proche de sa position : à quelques centaines de mètres au nord de l’hôtel où séjournait Navalny 1

Bellingcat avait décrypté l’opération du FSB sans même lancer un satellite espion, mettre une ligne téléphonique sur écoute ni déployer un seul agent sur le terrain. « Nous avons découvert la vérité simplement en analysant les données disponibles, à des milliers de kilomètres de distance », m’a expliqué Grozev. L’un des mérites de ce collectif d’enquêteurs a été de montrer que le panoptique de l’ère numérique fonctionne en fait dans les deux sens. « Les données sont le grand égalisateur entre l’individu et l’État, pointe Grozev. Le système est bien plus symétrique que ce que les agents des services secrets imaginent : ils pensent que toutes ces informations que l’on dissémine en permanence permettent d’améliorer leurs capacités de surveillance et de contrôle, mais ils n’ont pas encore compris à quel point elles les exposent, eux aussi. »

Dans son nouveau livre, We Are Bellingcat, le fondateur du collectif, Eliot Higgins, décrit Bellingcat comme « un service de renseignement au service du peuple ». « Nous ne sommes pas exactement des journalistes, ni des militants des droits de l’homme, ni des informaticiens, ni des archivistes, ni des chercheurs universitaires, ni des enquêteurs criminels, reconnaît-il. Mais nous sommes au carrefour de toutes ces disciplines. » Les membres de ce collectif peu structuré, écrit Higgins, sont des « obsessionnels du détail » qui ont passé « des années formatrices rivés à leur ordinateur, hypnotisés par la puissance d’Internet. Mais nous avions suffisamment de sens moral pour ne pas nous égarer dans des pratiques comme le trollage et le piratage ».

Lorsque j’ai téléphoné à Higgins, il se trouvait dans sa maison de Leicester, en Angleterre. C’est là que, en 2012, il a créé le blog Brown Moses, qui doit son nom à une chanson de Frank Zappa. Fasciné par le Printemps arabe, il s’est mis à passer des heures à décortiquer les images des soulèvements, notamment en Syrie. Higgins ne parlait pas arabe et n’était pas un expert reconnu de la région – son créneau, c’était plutôt ce que l’on pourrait appeler la « criminalistique » numérique à distance. De nombreuses personnes partageaient des photos et des vidéos postées sur les réseaux par des civils depuis les zones de combats, mais rares furent celles qui examinèrent les étranges marques présentes sur les débris des bombes pour tenter de déterminer qui les avait larguées, et d’où. En 2013, Higgins a été parmi les premiers à faire le lien entre des roquettes utilisées lors d’une attaque chimique à la Ghouta, dans la banlieue de Damas, et le régime de Bachar al-Assad. La même année, un article du Times s’appuyant sur la méthode de Higgins pour identifier les armes de fabrication yougoslave révélait que l’Arabie saoudite avait acheté des armes à la Croatie pour les expédier aux rebelles anti-Assad. Mon confrère du New Yorker, Patrick Radden Keefe, a ensuite rédigé un portrait de Higgins pour le magazine, dans lequel il le décrit comme « l’un des plus grands experts en matière de munitions utilisées pendant le conflit syrien ». « Il scrute chaque jour jusqu’à 300 vidéos sur YouTube avec la patience d’un ornithologue », notait Keefe.

À l’été 2014, Higgins a lancé Belling­cat. « Un prolongement de mon hobby », m’a-t-il raconté. Trois jours plus tard, un Boeing assurant le vol 17 de la Malaysia Airlines (MH17), qui relie Amsterdam à Kuala Lumpur, était abattu ­au-­dessus du Donbass, une région de l’est de l’Ukraine. Les 298 personnes à bord furent tuées. Les milliers d’images postées presque immédiatement en ligne – photos prises d’un balcon avec un téléphone portable, vidéos de la caméra embarquée d’une voiture fonçant sur l’autoroute – fournirent des indices sur ce qui s’était passé. Au premier rang des suspects, les forces séparatistes du Donbass, soutenues par la Russie dans la guerre qui les oppose à l’État ukrainien. Dans plusieurs vidéos qui ont fait surface, on aperçoit un lanceur de missiles Buk, un système de défense antiaérien de fabrication russe, traversant un territoire contrôlé par les rebelles quelques heures avant le crash du vol MH17. Bellingcat a rassemblé d’autres éléments probants, comme une photographie du lanceur Buk rentrant en Russie avec seulement trois de ses quatre missiles. En octobre 2015, Bellingcat a publié une enquête qui retrace le parcours du Buk depuis la 53e brigade antiaérienne russe basée à Koursk, dans l’ouest de la Russie, jusqu’à un champ situé à proximité de la ville ukrainienne de Snijné. Un carré de terre brûlée, visible sur des photos satellite, marquait l’endroit d’où le missile a probablement été lancé.

L’un des principes fondamentaux de Bellingcat est que ses enquêtes doivent être transparentes et reproductibles – « une sorte de méthode scientifique appliquée au journalisme », écrit Higgins dans son livre. Dans son rapport sur le crash du vol MH17, toutes les vidéos, images et données utilisées dans l’enquête sont dévoilées, ainsi que la manière dont chaque élément a été géolocalisé ou horodaté. Bellingcat ne travaille pas à partir de sources secrètes ou d’informations qui auraient fuité. Il s’agit d’une forme rare de journalisme d’investigation, dans la mesure où elle ne s’appuie pas sur la confiance aveugle du public : les lecteurs férus de technologie peuvent corroborer eux-mêmes les thèses avancées par Bellingcat à partir des données mises à leur disposition. Higgins a également partagé son rapport avec la joint investigation team (JIT) – équipe plurinationale chargée de recueillir des preuves pour une enquête criminelle – créée après le drame et chapeautée par les Pays-Bas. « C’est plutôt un processus à sens unique, estime-t-il. Ils disent merci et c’est à peu près tout. » Une personne de la JIT a exprimé son admiration pour le travail de Bellingcat : « Nous n’imaginions pas que tant d’informations étaient disponibles sur les réseaux sociaux, ­m’a-t-elle confié. Nous avons été surpris par la profondeur de leurs enquêtes et, à bien des égards, elles ont servi de points de départ aux nôtres. »

Il n’y a pas que la Russie qui soit dans le collimateur de Bellingcat. Une série de rapports publiés par ce collectif sur la vente d’armes du Royaume-Uni à l’Arabie saoudite et sur l’utilisation de ces mêmes armes lors de frappes aériennes au Yémen a été citée dans le cadre d’une procédure devant le Parlement britannique visant à suspendre les licences d’exportation d’équipements militaires à destination de la coalition arabe. Un autre rapport a révélé que Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, avait chassé des bateaux de migrants hors des eaux européennes en direction de la Turquie. Plus récemment, le collectif a joué un rôle dans l’identification de plusieurs individus qui avaient participé à l’attaque du Capitole. « J’aimerais vivre dans un monde dans lequel nous n’aurions plus à écrire sur la Russie, m’affirme Higgins. Mais nous ne pouvons tout simplement pas fermer les yeux sur quelque chose comme un ­programme secret d’agents neurotoxiques. »

En septembre 2018, six mois après l’empoisonnement au Novichok de Sergueï Skripal – un ex-espion russe devenu agent double pour le compte du Royaume-Uni – et de sa fille Ioulia à Salisbury, dans le sud-ouest de l’Angleterre, le parquet britannique a inculpé deux agents russes sous couverture pour tentative de meurtre. Leurs noms d’emprunt –Alexan­der Petrov et Ruslan Boshirov – ont été dévoilés, ainsi que leurs photos, tirées d’images de caméras de surveillance et de leur passeport. « Nous avons immédiatement relevé le défi », raconte Grozev.

Les sources ouvertes n’ayant pu fournir aucune information sur l’identité réelle des deux agents, Bellingcat les a démasqués en grande partie grâce à des données achetées sur le vaste marché gris du probiv, un terme russe signifiant « taper quelque chose dans un moteur de recherche ». « Aujourd’hui, explique Ben Smith dans une récente chronique du New York Times, cette pratique permet d’acheter, pour quelques dollars sur la messagerie cryptée Telegram ou quelques centaines sur le darknet, les relevés téléphoniques, la géolocalisation du téléphone portable ou le listing des voyages aériens de n’importe quelle personne que vous voudriez surveiller en Russie. »

L’enquête de Grozev pour Bellingcat sur l’empoisonnement de Navalny repose essentiellement sur des données issues du marché du probiv – les enregistrements de ses déplacements aériens ont montré que des officiers du FSB formés aux armes chimiques étaient à bord des mêmes avions que Navalny ; les fichiers d’immatriculation des voitures des agents sous couverture ont permis de remonter jusqu’à des bureaux et des instituts scientifiques liés au FSB ; et les relevés téléphoniques montrent que l’équipe de tueurs à gages est restée en contact avant et après la tentative d’assassinat. L’incursion de Bellingcat dans le monde du probiv pose une « question morale complexe », reconnaît Higgins. « Ces données ne devraient pas être disponibles, ajoute-t-il, mais elles le sont. » En fin de compte, les enjeux étaient trop élevés pour négliger des informations potentiellement décisives pour l’enquête : « La Russie semblait mener un programme illégal d’agents neurotoxiques, et je ne vois pas comment nous aurions pu le prouver autrement. »

À un certain moment, cependant, les contacts de Grozev ont mystérieusement cessé de lui envoyer les données qu’ils lui avaient promises. Lorsque Grozev a demandé la liste des passagers du vol Tomsk-Moscou, à bord duquel se trouvait, selon lui, l’équipe d’intervention du FSB qui s’apprêtait à rentrer au bercail, il n’a pas vu leurs noms. Pourtant, il les a trouvés plus tard dans une version archivée du même document. Il en a conclu que le marché du probiv avait été expurgé des données compromettantes. « À ce moment-là, nous savions qu’ils savaient », raconte Grozev à propos du FSB.

Ces derniers mois, la police russe a arrêté plusieurs officiers de grade intermédiaire qui, selon elle, utilisaient leur accès aux bases de données gouvernementales pour vendre du probiv. « Le marché des métadonnées téléphoniques a pris un coup dans l’aile », observe Grozev. Beaucoup des vendeurs restants s’inquiètent de ce qu’il appelle la « toxicité » des individus sur lesquels il enquête : par exemple, si une recherche sur Google suggère que la personne en question est quelqu’un d’important aux yeux du Kremlin plutôt qu’un partenaire financier avec qui on se serait brouillé ou une ex-femme sur laquelle on aurait encore des vues, l’affaire tourne court.

Mais les autorités russes ne peuvent pas tout faire disparaître : Bellingcat détient des centaines de bases de données contenant probablement des informations sur d’innombrables agents secrets – et leurs missions – qui, puisqu’elles ont été téléchargées, ne peuvent plus être manipulées ni effacées. Et les piliers jumeaux du système Poutine – autoritarisme et corruption – impliquent que le marché du probiv ne disparaîtra jamais complètement. « L’État, que ce soit par le biais du FSB ou de toute autre agence gouvernementale, essaie de garder un œil sur ses citoyens en collectant une énorme quantité de données sur eux, observe Roman Dobrokhotov, fondateur du site d’information The Insider, qui collabore régulièrement avec Bellingcat. Et puis, en parallèle, les agents de ce même État vendent ces données à la sauvette pour se faire de l’argent. »

Le marché du probiv, qui contient principalement des données destinées à rester privées ou secrètes, n’est donc pas, à proprement parler, une source ouverte. Son rôle croissant dans les enquêtes de Bellingcat a poussé le collectif à adopter certaines stratégies des services de renseignement traditionnels et des consortiums de journalistes – ceux-ci, à des degrés divers, font appel aux motivations individuelles de leurs informateurs. Dans certains cas, cela a joué en faveur de Bellingcat. Si quelques sources ont effectivement disparu du paysage, relève Grozev, d’autres sont de plus en plus désireuses d’aider leurs enquêtes. « Si la grogne s’intensifie à l’intérieur du système, l’assèchement du marché n’aura guère d’importance. » Lorsque j’ai discuté avec Higgins, il m’a raconté que l’un de ses interlocuteurs du marché du probiv, qui lui a vendu des données pour l’enquête sur l’empoisonnement de Navalny, a pris contact avec lui après la publication de son livre. « Nous savons maintenant qui vous êtes, a-t-il déclaré, et nous sommes heureux de pouvoir vous aider. » « En fait, c’était assez touchant », s’est amusé Higgins.

Du fait de l’évolution de ses méthodes, Bellingcat se trouve désormais davantage exposé à l’ire du Kremlin. Au lendemain des révélations sur les Skripal, Alexander Yakovenko, alors ambassadeur de Russie au Royaume-Uni, a qualifié Bellingcat d’« instrument de l’État profond ». Sommé de justifier ses propos, il a répondu : « Je ne peux pas vous présenter de preuves […]. Nous avons une intuition. » La même année, le ministère russe des Affaires étrangères a publié une déclaration dans laquelle il taxait les membres de Bellingcat de « pseudo-enquêteurs qui, comme chacun sait, diffusent de fausses informations ». En décembre 2020, Poutine a réagi au rapport de Bellingcat sur l’empoisonnement de Navalny : « Il ne s’agit pas d’une enquête, a-t-il déclaré. C’est la mise en circulation d’informations fournies par les services de renseignement américains. »

Si Poutine dénigre ainsi Bellingcat, c’est probablement parce qu’il doute fortement qu’un site Web géré par une poignée de personnes équipées de simples ordinateurs portables parvienne systématiquement à percer à jour ses opérations secrètes. « Et heureusement pour nous, estime Dobrokhotov. Si le Kremlin savait que Bellingcat et moi sommes véritablement capables de faire tout cela, nous serions traqués. » Il ajoute : « Ces derniers mois, j’ai eu l’impression que la situation était en train de changer. » « Ça ressemble moins à un passe-temps qu’auparavant, juge pour sa part Grozev. J’ai d’ores et déjà adopté certaines mesures de sécurité, et à l’avenir nous devrons procéder à de nombreux autres ajustements d’importance. Ces types ont la mémoire longue. »

Higgins, qui débat régulièrement avec les sceptiques sur Twitter, m’a dit : « Bizarrement, j’ai l’impression que c’est la suite logique de ce que je faisais quand j’ai commencé : me chamailler avec des gens sur Internet et utiliser des données libres d’accès pour leur prouver qu’ils ont tort. La seule différence, c’est que maintenant je fais ça avec l’État russe. » 

— Joshua Yaffa est le correspondant du New Yorker à Moscou et l’auteur de Between Two Fires: Truth, Ambition, and Compromise in Putin’s Russia (Tim Duggan Books, 2020). — Cet article a été publié par The New Yorker le 31 mars 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Nous traversons la vie accompagnés. Certains de ces compagnons, comme nos parents, sont présents dès notre naissance ; d’autres croisent notre route plus tard, à l’école ou au travail, et deviennent nos amis ou notre conjoint(e). Ces êtres ont une influence sur notre comportement et nos émotions, ils contribuent à notre santé physique et mentale. Mais, comme le montrent Alessio Fasano et Susie Flaherty dans Gut Feelings, nous vivons aussi avec un compagnon invisible : le microbiome, ces milliards de microbes (bactéries, champignons, virus, voire protozoaires et parasites) qui résident dans notre tractus gastro-intestinal [notre tube digestif], nos voies respiratoires supérieures et notre peau. Les chercheurs pensent que l’activité de ces micro-organismes modifie le fonctionnement de nos gènes (un phénomène appelé « épigénétique ») et de nos organes vitaux.

Le microbiome est introduit chez le nouveau-né lors de l’accouchement, via les microbes vaginaux de la mère, puis par l’allaitement. Sa composition peut varier : il peut favoriser la croissance, l’équilibre émotionnel et le développement cognitif, ainsi que la maturation des défenses immunitaires. Il peut également présenter des anomalies et contribuer à l’apparition de troubles inflammatoires comme la maladie de Crohn, voire, spéculent certains, de syndromes neuropsychiatriques comme la dépression et l’autisme. Le microbiome semble jouer un rôle crucial dans notre fonctionnement biologique, et pourtant nous sommes nombreux à traverser la vie sans nous en douter.

Gut Feelings est un état des lieux détaillé et rigoureux de nos connaissances scientifiques sur le sujet. Alessio Fasano est gastro-entérologue pédiatrique à l’Hôpital général du Massachusetts ; il enseigne à la faculté de médecine de l’université Harvard et à l’École de santé publique T. H. Chan (également rattachée à Harvard). Susie Flaherty, elle, est directrice de la communication au Centre de recherche et de traitement de la maladie cœliaque (intolérance au gluten) de l’Hôpital général du Massachusetts. Dans leur livre, Fasano et Flaherty passent scrupuleusement en revue les nombreuses études sur le microbiome et la santé humaine, à grand renfort de conditionnels et de précautions oratoires. Ils avertissent le lecteur que les résultats d’expériences menées sur des rongeurs peuvent ne pas être transposables à l’homme, et que des corrélations observées au sein de populations humaines ou chez des patients isolés peuvent au bout du compte ne rien prouver du tout. Leur livre, par sa prudence, se distingue des ouvrages de vulgarisation sur la nutrition qui regorgent d’exagérations – par exemple sur la façon dont la manipulation du microbiome pourrait soigner diverses maladies. Gut Feelings, au contraire, donne aux lecteurs une idée plus claire de l’état actuel des connaissances médicales.

En février dernier, deux articles publiés dans la revue Science ont permis à la recherche sur le microbiome de faire un grand pas en avant. L’un provenait du Centre médical Chaim Sheba, en Israël, l’autre du Centre Hillman sur le cancer de l’université de Pittsburgh. Les deux concernaient des essais cliniques sur la manipulation du microbiome chez des patients atteints de mélanome métastatique. Jusqu’à récemment, un mélanome dont les métastases s’étaient propagées dans le corps était presque toujours mortel. Mais, au cours de la dernière décennie, une nouvelle thérapie a été développée pour inciter les cellules immunitaires à attaquer les cellules cancéreuses, permettant la survie de 20 à 40 % des patients – les chercheurs à l’origine de ce traitement par immunothérapie ont reçu le prix Nobel de médecine en 2018. Ce chiffre implique toutefois que 60 à 80 % des patients atteints de mélanome traités par immunothérapie n’en tirent aucun bénéfice. Pour bon nombre d’entre eux, les médecins ne peuvent pas faire grand-chose.

Des études antérieures ont révélé que le microbiome intestinal agissait sur la maturation et le fonctionnement du système immunitaire des rongeurs ; des recherches plus approfondies ont suggéré que le microbiome pourrait en quelque sorte rendre les souris plus réceptives à l’immunothérapie contre les cancers. Chez les patients humains, certains groupes de bactéries intestinales ont été identifiés comme favorisant une meilleure réaction à l’immunothérapie – mais ces résultats varient de façon contradictoire d’une étude à l’autre. Des travaux portant sur la transplantation de microbiote fécal (TMF) – soit le transfert de microbes intestinaux d’un hôte à un autre – ont montré que l’immunothérapie était plus efficace chez les souris ayant reçu une TMF de patients qui étaient atteints de mélanome et avaient réagi au traitement que chez les souris ayant reçu une TMF de patients résistant au traitement. Les souris de laboratoire utilisées dans de telles expériences sont généralement consanguines et dotées de patrimoines génétiques similaires ; elles ont le même âge et n’ont connu ni maladie ni traumatisme. Les patients humains ont des patrimoines génétiques et des âges divers, ils présentent de nombreuses différences physiologiques, dont certaines résultent de traumatismes antérieurs (une intervention chirurgi­cale, par exemple), de pathologies concomitantes ou de traitements invasifs comme la chimiothérapie. Est-ce qu’agir sur le microbiome de certains d’entre eux pourrait venir à bout de leur résistance à un traitement susceptible de leur sauver la vie ? 

Les équipes de chercheurs d’Israël et de Pittsburgh ont mené des essais cliniques sur la TMF chez des patients atteints de mélanome qui n’avaient pas réagi à des traitements répétés d’immunothérapie. Dix patients ont participé à l’étude israélienne, seize à l’étude américaine. Même si les protocoles des deux expériences comportaient quelques différences, leur démarche était similaire : prélever des échantillons du microbiome intestinal de personnes ayant très bien réagi à l’immunothérapie contre le mélanome, puis transférer leurs microbes à des patients résistant au traitement. 

En Israël, un patient s’est retiré de l’étude ; sur les neuf autres, une personne a vu toutes ses métastases disparaître et deux ont constaté une régression significative de leur cancer mais pas sa disparition complète. Les cellules immunitaires de ces trois patients, qui avaient reçu une TMF du même donneur, s’attaquaient activement à leurs métastases, signe que désormais la thérapie fonctionnait. À Pittsburgh, le cancer d’un des seize participants a complètement disparu après la TMF, les cancers de deux autres ont considérablement régressé, et, chez trois autres, le cancer n’a pas diminué mais il a cessé de croître. Plus de douze mois après l’expérience, aucune rechute n’a été observée. La TMF n’a porté préjudice à aucun des patients.

Malgré le nombre relativement faible de participants à ces études, celles-ci laissent supposer qu’un microbiome d’un certain type peut vaincre la résistance d’un patient à un traitement par immunothérapie susceptible de lui sauver la vie. Pour les chercheurs, les prochaines étapes sont claires : prendre en charge un plus grand nombre de patients atteints de ce genre de mélanome ; affiner les protocoles pour maximiser leur efficacité ; chercher à savoir si la TMF peut vaincre la résistance à l’immunothérapie chez des patients atteints d’autres types de cancers, comme le cancer du poumon et les lymphomes ; et essayer d’identifier lesquelles des centaines de bactéries composant le microbiome stimulent le système immunitaire d’un patient atteint d’un cancer pour l’aider à réagir à la thérapie. 

Environ deux mois après la publication de ces articles dans Science, des chercheurs ont fait une nouvelle découverte d’importance sur le microbiome. Il s’agissait cette fois-ci d’aider les enfants souffrant de malnutrition sévère dans les pays en développement. Le professeur Jeffrey Gordon et son équipe de la faculté de médecine de l’université Washington de Saint Louis, dans le Missouri, ont étudié les microbiomes d’enfants malnutris dans l’espoir de comprendre comment un microbiome « endommagé » limitait leur croissance et leur développement. En avril, The New England Journal of Medicine a publié les résultats d’un essai randomisé mené dans le quartier de Mirpur, à Dhaka, au Bangladesh. Cette étude, dirigée par l’équipe de Gordon, a comparé les effets de deux aliments thérapeutiques. L’un, nommé « prêt à l’emploi », est le complément alimentaire actuellement administré aux millions d’enfants qui souffrent de malnutrition dans le monde. Il contient du riz, du lait en poudre et des lentilles. L’autre était une préparation expérimentale composée de pois chiches, de bananes, de farine de soja et d’arachides. L’équipe de Gordon avait précédemment montré que cette mixture pouvait favoriser la croissance de souris rachitiques dont les intestins avaient été colonisés par un échantillon d’excrément provenant d’un enfant malnutri. De tels résultats laissaient penser que cet aliment à lui seul pouvait remédier à la déficience du microbiome de l’enfant, sans recourir à une TMF. Au cours de l’étude menée à Dhaka, des enfants souffrant de malnutrition modérée ou sévère ont reçu de manière aléatoire soit l’aliment thérapeutique « prêt à l’emploi », soit la préparation conçue pour agir sur le microbiome, qui avait eu des effets positifs sur les rongeurs. Cent dix-huit enfants ont participé à cette étude jusqu’au bout. Parmi les enfants de 12 à 18 mois, deux critères de croissance se sont révélés nettement supérieurs chez ceux qui avaient reçu la préparation expérimentale. En outre, des analyses de sang ont montré que ces enfants avaient des niveaux plus élevés de protéines plasmatiques, qui jouent un rôle dans la croissance osseuse et le développement du système nerveux central. D’importantes questions subsistent néanmoins, notamment celle de savoir si cet effet bénéfique sur la croissance des enfants perdurera, si l’amélioration prévue de leur développement neuronal se produira bel et bien, et quels sont exactement les composants du microbiome qui réagissent au nouveau complément alimentaire. Malgré tout, on peut en tirer la conclusion suivante : le microbiome intestinal joue un rôle dans la malnutrition infantile – l’un des problèmes de santé publique les plus urgents –, et les traitements diététiques actuels pourraient être beaucoup plus efficaces.

Gut Feelings retrace les précédents historiques sur lesquels s’appuient les articles récemment publiés dans Science et dans The New England Journal of Medicine : 

« Le recours à une TMF pour traiter différentes maladies humaines, principalement des troubles gastro-intestinaux, remonte à la Chine du IVe siècle, où l’on buvait une “soupe jaune” en cas d’intoxication alimentaire grave et de diarrhée. Au XVIe siècle, les Chinois avaient mis au point divers produits dérivés de matières fécales pour soigner les troubles gastro-­intestinaux et ses symptômes systémiques tels que la fièvre et la douleur. Certains témoignages suggèrent par ailleurs que des tribus de Bédouins consommaient les excréments de leurs chameaux comme remède contre la dysenterie bactérienne. L’anatomiste et chirurgien italien Hieronymus Fabricius Acquapendente (1537-1619) s’est fondé sur ce principe pour développer son concept de “transfaunation”, c’est-à-dire le transfert du contenu gastro-intestinal d’un animal sain à un animal malade. Depuis, cette pratique s’est largement diffusée dans le domaine de la médecine vétérinaire. Il est intéressant de noter que de nombreuses espèces animales pratiquent naturellement la coprophagie, une sorte de TMF autoadministrée, ce qui permet à leur intestin d’abriter une plus grande diversité de micro-organismes. »

La TMF a été reconnue pour la première fois par la médecine occidentale en 1958. À l’époque, elle servait à traiter la colite pseudomembraneuse, cette forme grave de diarrhée causée par la bactérie Clostridium difficile. Ce traitement n’était autre que l’application logique des pratiques de TMF qui existaient depuis des siècles. Jusqu’en 2021, on ne connaissait pas en Occident d’autre utilisation possible de la TMF. Les résultats empiriques suggèrent que l’incidence croissante, dans les pays développés, de troubles inflammatoires, comme la maladie de Crohn, et des allergies alimentaires pédiatriques pourrait être liée à des changements dans le microbiome. « Le microbiome intestinal des résidents de pays industrialisés semble contenir 15 à 30 % d’espèces en moins par rapport au microbiome intestinal des personnes non occidentales », indiquent Fasano et Flaherty. Une explication possible de ce phénomène nous vient du professeur Martin Blaser, éminent spécialiste des maladies infectieuses de l’université Rutgers, dans le New Jersey. Selon lui, notre usage extensif des antibiotiques aurait fait disparaître certaines espèces bactériennes de notre microbiote ancestral. Et cela entraverait notre développement immunologique, métabolique et cognitif, ouvrant la voie à des troubles inflammatoires chroniques. Blaser postule en outre que l’interaction entre notre microbiome et nos gènes influe sur la capacité de notre organisme à lutter contre les maladies inflammatoires lorsqu’elles apparaissent. Ceci, ajoutent Fasano et Flaherty, « expliquerait pourquoi, parmi les personnes qui ont une prédisposition génétique à une maladie donnée, certaines déclareront effectivement la maladie et d’autres pas ». En dehors des antibiotiques, le régime alimentaire joue aussi un rôle dans la composition de notre flore intestinale, comme le montrent certaines études qui comparent des populations de chasseurs-cueilleurs avec des citadins consommant beaucoup d’aliments transformés. Fasano et Flaherty soulignent cependant que les hypothèses de Blaser reposent sur des bases scientifiques ­fragiles, aussi se gardent-ils d’embrasser sa théorie :

« Peut-être ne parviendrons-nous jamais à régler la question de la disparition des microbes anciens, à déterminer si cette disparition est liée à nos modes de vie contemporains. Il est toutefois clair que le microbiome intestinal des populations rurales qui ont un mode de vie durable, c’est-à-dire qui ne vivent que des produits de leur environnement naturel immédiat, est substantiellement différent de celui des personnes vivant dans des pays industrialisés. Déterminer si ces différences sont la cause de l’épidémie actuelle de maladies inflammatoires chroniques, ou la conséquence de ces maladies, ou simplement un épiphénomène, reste l’un des défis les plus stimulants auxquels sont confrontés les scientifiques qui s’intéressent à l’influence du microbiome humain sur la santé et la maladie. »

Le microbiome est d’une redoutable complexité : non seulement il varie d’une personne à l’autre, mais il évolue tout au long de la vie. Chaque individu possède quelque 23 000 gènes, mais, écrivent Fasano et Flaherty, « nous sommes le produit de la coévolution de notre génome avec le métagénome (l’ensemble des gènes de notre microbiome), qui contient 100 à 150 fois plus de gènes que nous ». L’expression de ces gènes peut être affectée par ce que nous mangeons et par notre environnement, ce qui rend très difficile de saisir précisément comment le microbiome interagit avec le reste de notre corps et comment on peut le manipuler. De plus, Fasano et Flaherty soulignent la complexité de notre microbiome en remettant en cause l’idée qu’il existerait une population « normale » d’organismes gastro-intestinaux :

« Tenter de déterminer ce qu’est un microbiome “normal” en séquençant les micro-organismes présents dans n’importe quelle partie du corps humain, par exemple l’intestin, est probablement vain. De nombreux spécialistes du microbiome sont maintenant convaincus qu’il n’existe pas de microbiome normal. Le temps de terminer le séquençage, l’écosystème de la zone analysée aura peut-être changé, sous l’influence de facteurs environnementaux et d’autres facteurs. »

Notre intestin abrite des virus, expli­quent les auteurs, et ces virus peuvent transférer des gènes d’une bactérie à une autre, créant « encore plus de variabilité dans la fonction du microbiome d’une partie du corps donnée, même si la composition du microbiome ne change pas au cours du temps ». On ne peut pas dire que cette biologie complexe, et tout ce qui nous reste encore à découvrir sur elle, constituent un frein pour les fabricants de remèdes « naturels » comme les probiotiques – ces aliments riches en bactéries, comme le yaourt et le kombucha 1, censés doper le fonctionnement du microbiome. Les probiotiques représentent une industrie de plusieurs milliards de dollars, et la désinvolture avec laquelle ces produits sont commercialisés est scandaleuse. Fasano et Flaherty font valoir les arguments avancés par Claudio De Simone, un pionnier dans le domaine des probiotiques, qui affirme que les régulateurs de l’UE et des États-Unis ne tiennent pas compte de la composition complexe des produits probiotiques. Ceux-ci renferment des microbes vivants et donc biologiquement dynamiques, qui varient considérablement selon les espèces et les souches, et peuvent interagir différemment les uns avec les autres. Ces préoccupations remettent en question la sécurité et la fiabilité des probiotiques, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit de « populations vulnérables » – des patients dont le système immunitaire est affaibli ou dont le traitement pourrait être rendu moins efficace par les probiotiques.

« Il est devenu rare de voir en consultation des enfants qui n’ont pas été exposés aux probiotiques », observent les auteurs (en s’appuyant sans doute sur l’expérience de Fasano en service pédiatrique). Ils nous mettent en garde :

« L’utilisation généralisée de probiotiques, sans prescription claire, peut compromettre l’efficacité de cet outil susceptible de modifier la composition et le fonctionnement du microbiome de manière à stimuler le système immunitaire et à renforcer la barrière intestinale, voire traiter des processus ­inflammatoires spécifiques. […] Parce que les êtres humains ne sont pas génétiquement et biologiquement égaux, on ne peut pas généraliser l’utilisation d’une formule probiotique donnée et affirmer qu’elle est bénéfique pour la santé de tous. »

Les critiques de Fasano et Flaherty reposent sur plusieurs études rigoureuses. Deux articles publiés dans le numéro du 22 novembre 2018 du New England Journal of Medicine présentaient les résultats d’essais cliniques sur les probiotiques. L’une des deux études portait sur le cas d’enfants amenés aux urgences à cause d’une diarrhée infectieuse et concluait que l’administration d’un probiotique n’empêchait pas le développement d’une gastro-entérite modérée voire sévère dans les quatorze jours. L’autre étude s’intéressait à une préparation probiotique disponible en vente libre aux États-Unis. Elle montre que ce produit n’apportait aucun bénéfice par rapport à un placebo : il ne réduisait pas la diarrhée ni les vomissements, n’influait pas sur le nombre de consultations médicales ou la présence à la garderie. « Bien que ces résultats ne puissent pas être étendus à d’autres souches et à d’autres préparations probiotiques, écrivent Fasano et Flaherty, ils montrent que nous sommes loin d’avoir élucidé quels probiotiques pourraient être bénéfiques à quels patients et dans quels contextes cliniques. » 

L’attrait des probiotiques par rapport aux traitements médicamenteux traditionnels est évident : ils agissent de façon a priori naturelle et vraisemblablement non toxique, et pourraient répondre aux besoins spécifiques des patients. Certains vont jusqu’à affirmer que l’on pourrait utiliser le microbiome pour traiter l’autisme ou les dépressions sévères – autant d’allégations dépourvues de réels fondements scientifiques. Les microbes intestinaux produisent des molécules comme la sérotonine et la dopamine qui agissent sur le cerveau, mais cela ne signifie pas que l’on puisse facilement exploiter ce phénomène de façon thérapeutique. Toujours est-il que de nombreuses sociétés de biotechnologie ont été créées dans l’objectif de mettre au point des thérapies exploitant les bactéries intestinales pour soigner des troubles allant de la schizophrénie à la maladie de Parkinson. 

Récemment, la société de biotechnologie Seres a annoncé l’échec d’un essai clinique portant sur une thérapie par microbiome destinée à traiter une maladie inflammatoire de l’intestin, la colite ulcéreuse. Ce fut une profonde déception et une vraie douche froide pour les acteurs du secteur. Les patients et leurs familles sont – et c’est tout naturel – désespérément à l’affût de nouvelles approches pour traiter ces pathologies, ce qui les rend vulnérables aux discours peu scrupuleux vantant les mérites de transplantations fécales dont l’efficacité n’a pas été prouvée par des essais cliniques rigoureux.

Fasano et Flaherty estiment que chaque individu est le produit de deux génomes évoluant en parallèle, mais ils reconnaissent à juste titre que les facteurs socio-économiques, « comme les inégalités en matière de santé ou d’accès aux soins », peuvent avoir des répercussions négatives sur le microbiome. Selon eux, trop de maladies sont mises sur le compte d’un déséquilibre de la flore microbienne ; c’est oublier que la pauvreté, la discrimination, la pollution de l’air, le manque d’accès à des aliments sains et d’autres maux sociétaux influencent l’alimentation et le comportement. Tous ces éléments jouent un rôle majeur dans l’apparition de maladies chroniques comme l’obésité et l’asthme, lesquelles touchent de manière disproportionnée les populations défavorisées.

Comment faire progresser l’étude du microbiome ? Fasano et Flaherty répondent à cette question en commençant par présenter les écueils actuels :

« La progression de la recherche pâtit de la focalisation étroite des études individuelles, de la petite taille des échantillons, du manque de standardisation et, surtout, de l’élaboration d’études transversales qui comparent des patients atteints d’une maladie donnée à des sujets en bonne santé. »

Comparer le microbiome des patients, insistent-ils encore une fois, repose sur l’hypothèse que « les sujets sains abritent forcément un microbiome “normal” vers lequel il faudrait tendre pour être en bonne santé. Or il reste très difficile de définir ce qu’est un microbiome “normal” ». Chaque personne développe son microbiome ; ce qui est sain pour elle peut ne pas l’être pour quelqu’un d’autre. Si tel est le cas, alors chercher à traiter des troubles inflammatoires chroniques comme la maladie de Crohn en intervenant sur le microbiome devra se faire de manière individualisée, au cas par cas.

Les études menées sur les patients atteints d’un mélanome et sur les enfants souffrant de malnutrition ont été publiées après la rédaction de Gut Feelings. Et elles sont porteuses d’espoir. Elles montrent que, malgré la redoutable complexité des phénomènes biologiques à l’œuvre, des essais cliniques bien conçus, fondés sur une compréhension même incomplète du microbiome, peuvent déboucher sur des thérapies efficaces contre la maladie. Tous les essais cliniques ne réussiront pas, si bien conçus soient-ils : le progrès de la science repose souvent sur des échecs. Mais les résultats de ces études – vaincre la résistance à un puissant traitement contre le cancer et favoriser la prise de poids chez des enfants souffrant de malnutrition sévère – montrent tout ce que l’on peut gagner à considérer le microbiome comme un allié de notre santé et de notre bien-être. 

— Jerome Groopman est professeur de médecine à la faculté de médecine de Harvard. Il couvre le domaine de la biologie pour The New Yorker depuis 1998. — Cet article a été publié par The New York Review of Books le 21 octobre 2021. Il a été traduit par Frédéric Ogée.

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Le 16 avril 2021, Raúl Castro a quitté ses fonctions de Premier secrétaire du Parti communiste cubain. La plupart des commentateurs ont souligné que c’était la première fois depuis soixante ans qu’aucun des principaux postes politiques de l’île n’était occupé par un Castro. Ce départ a marqué l’arrivée d’une nouvelle génération : l’actuel président et premier secrétaire du Parti, Miguel Díaz-Canel Bermúdez, auquel Raúl Castro a confié les rênes du gouvernement en avril 2018, n’était même pas né en 1959, l’année de la révolution. Sous peu, le système fondé par le Mouvement du 26 juillet 1 de Fidel Castro aura survécu à ses fondateurs. Cette longévité, qui a fait mentir les nombreux oiseaux de mauvais augure lui prédisant une fin prochaine, aurait dû battre en brèche la vieille idée selon laquelle le système socialiste cubain n’est qu’une survivance de la guerre froide. Après tout, n’a-t-il pas vécu dans le monde de l’après-1989 plus longtemps que dans celui d’avant ? On persiste néanmoins à considérer Cuba comme le dinosaure d’une ère révolue, sans voir que cet État n’a cessé d’évoluer à son rythme.

L’histoire moderne de l’île est un sujet notoirement clivant où le seul choix des mots exprime des sympathies politiques opposées. Ce que la plupart des Américains appellent « l’embargo » – c’est-à-dire l’arrêt total du commerce entre les États-Unis et Cuba imposé en 1962 et plusieurs fois renouvelé –, les Cubains l’appellent el bloqueo, « le blocus ». Le premier terme renvoie à des restrictions commerciales, le second implique une guerre économique totale. Idem avec le mot « révolution » : il désigne soit un événement unique survenu en 1959, soit, pour les partisans du modèle cubain, un processus toujours en cours. Selon le point de vue, les visions de Cuba semblent relever d’univers parallèles.

Le livre « Les Cubains » 2 présente les histoires d’un échantillon d’habitants de Guanabacoa, une ville située de l’autre côté de la baie de La Havane. Anthony DePalma, ancien correspondant du New York Times, y décrit ce que plusieurs de ses interlocuteurs considèrent comme des acquis de la révolution, sans cacher les frustrations et les déceptions de leur vie d’aujourd’hui. Il met notamment en scène Caridad Ewen, une Afro-Cubaine originaire d’une région rurale et pauvre de l’est de l’île, devenue vice-ministre du Commerce ; son fils Oscar Matienzo, qui appartient à la nouvelle génération d’hommes d’affaires cubains ; Arturo Montoto, peintre dissident naguère exilé mais revenu à Cuba pour sa lumière extraordinaire ; et Jorge García, critique implacable du régime depuis que les garde-côtes cubains ont coulé le bateau qui emmenait deux de ses enfants aux États-Unis. L’émigration, vers la Floride en particulier, est centrale dans les histoires de DePalma, comme pour toutes les familles cubaines. « Les Cubains » repose sur de nombreuses heures d’entretiens et des années de recherche. Ce n’est ni exactement du journalisme, ni de l’histoire orale : l’auteur adopte le point de vue omniscient propre aux romans écrits à la troisième personne et s’immisce souvent dans la tête de ses personnages. On ne sait pas toujours à qui attribuer les pensées et les opinions exprimées. Tel ou tel de ses interlocuteurs reste fidèle à la révolution, mais l’histoire que DePalma choisit de raconter est surtout celle des illusions perdues. Ce désenchantement remonte pour l’essentiel aux privations des années 1990, époque que les autorités cubaines ont baptisée « période spéciale ». La perestroïka et l’effondrement de l’URSS avaient alors privé Cuba de sa principale source de revenus : les Soviétiques achetaient son sucre (qui constituait 80 % des exportations de l’île) trois fois le prix du marché. Pénuries et rationnement s’ensuivirent. Les États-Unis donnèrent un tour de vis supplémentaire en renforçant l’embargo par le Cuban Democracy Actde 1992 et la loi Helms-Burton de 1996 3. Les pharmacies n’étaient plus à même de fournir les médicaments essentiels ; la faim et la malnutrition se généralisèrent. On recyclait ou on transformait le moindre déchet : on faisait des repas à partir d’écorces de pamplemousse frites ou de peaux de banane. Aujourd’hui encore, les Cubains emploient sans cesse les mots luchar, « lutter », et resolver, « résoudre un problème ».

D’après DePalma, c’est la débrouillardise des Cubains ordinaires qui a permis au système de subsister. Mais cette débrouillardise a aussi constitué une « faiblesse paralysante » : « Au lieu d’investir la Plaza de la Revolución pour exiger des changements ou de s’allier aux dissidents pour agir sur la triste réalité cubaine, la plupart des Cubains se contentent d’accepter la dernière privation et de s’y adapter. » L’État cubain est implicitement assimilé à un monolithe immuable, analogue à ceux qui ont été renversés en Europe de l’Est en 1989. Si l’hypothèse de l’auteur – un changement de régime réglerait les problèmes de Cuba – est répandue aux États-Unis, il détaille à la fin de l’ouvrage les raisons personnelles qui fondent ce jugement : son épouse est une Cubaine dont la famille s’est exilée peu après la révolution. Mais, en expliquant la survie du modèle cubain par cette seule raison – un régime tyrannique face à une population asservie et passive –, DePalma nous laisse sur notre faim, comme la plupart des récits de la guerre froide qui refusent d’accorder la moindre légitimité à l’État sans même l’avoir étudié. Il affirme sans rougir qu’il a travaillé « sans prendre contact avec aucun représentant du gouvernement ». Il ne se soucie pas de comprendre le fonctionnement réel du système.

Le postulat d’Helen Yaffe est à l’opposé de celui d’Anthony DePalma : au lieu d’insister sur l’antagonisme entre l’État et sa population, elle qualifie leurs rapports d’« extrêmement perméables ». Elle soutient que les citoyens sont directement impliqués dans le système de gouvernance et qu’ils contribuent à l’adapter en dépit des pressions extérieures. Là où DePalma décrit la stagnation et une population soumise, elle voit la participation populaire et une réinvention constante. Son recours aux sources du gouvernement cubain et aux données officielles pourra contrarier certains lecteurs, tout comme son soutien assumé au modèle cubain. Mais son hypothèse directrice est que, à un degré tout à fait unique, les Cubains sont l’État. Pour écrire We Are Cuba! elle a rencontré des hauts fonctionnaires, des diplomates, des travailleurs sociaux, des syndicalistes étudiants, des économistes, des écologues et des immunologues, qu’elle qualifie tous de « personnes “ordinaires” auxquelles le système cubain donne la possibilité d’accomplir des choses extraordinaires ». Elle fournit en outre quantité d’informations en général absentes des autres exposés. Dans un ouvrage
antérieur, Che Guevara: The Eco­nomics of Revolution 4, Helen Yaffe avait abordé certains des questionnements qui préoccupaient le Che et ses camarades : comment concilier croissance et justice sociale ? Comment trouver un juste équilibre entre la planification et l’économie de marché ? Quelles formes de propriété sont compatibles avec une économie socialiste ? Yaffe suggère que ces questions n’ont rien perdu de leur pertinence et expose les diverses solutions adoptées par l’État cubain, ainsi que la façon dont il s’est adapté aux bouleversements économiques et géopolitiques. L’auteure, qui a séjourné un an à Cuba au milieu des années 1990, ne dissimule pas les nombreuses privations subies par la population pendant la « période spéciale ». Elle étaye son propos en citant des chiffres : « Le PIB s’est effondré de 35 % en trois ans, un phénomène d’ordinaire associé à une guerre, une famine ou une catastrophe naturelle. » Le gouvernement a réagi en diminuant de moitié les dépenses militaires tout en augmentant les dépenses de santé et les pensions de retraite. Le prix des biens de première nécessité a été encadré. Mais, les importations se réglant en devises, les finances du pays se sont fatalement détériorées. Pour la plupart des Cubains, les années 1990 ont été catastrophiques : entre 1989 et 1993, les salaires réels ont diminué de moitié ; la consommation des ménages a baissé d’un tiers, ainsi que l’apport calorique moyen. Le désespoir a poussé des milliers de personnes à s’exiler aux États-Unis à bord de radeaux de fortune. En août 1994, le Malecón, la fameuse avenue de La Havane qui longe le front de mer sur près de 10 kilomètres, a été le théâtre de la première grande manifestation antigouvernementale en plus de trois décennies. Cuba était certes parvenue à éviter l’hyperinflation et le chômage massif qui ont accompagné le passage à l’économie de marché dans la plupart des pays d’Europe de l’Est, mais la population ne voyait pas comment la situation aurait pu être pire. Si Yaffe aborde brièvement la grogne populaire, elle ne rend pas réellement compte de l’ampleur ni de l’impact de l’émigration. Entre 1995 et 2015, quelque 650 000 Cubains ont afflué aux États-Unis ; des milliers d’autres ont rallié l’Espagne et différents pays d’Amérique latine. Il s’agit là de chiffres considérables pour une île peuplée de 11 millions d’habitants.

L’économie cubaine s’est redressée au cours de la décennie suivante : entre 2002 et 2007, la croissance du PIB s’est établie à 7 % en moyenne, soit près du double de celle de l’Amérique latine prise dans son ensemble. On en attribue souvent le mérite au soutien apporté par le gouvernement d’Hugo Chávez – comme si l’île avait troqué sa dépendance au régime soviétique contre une dépendance à la révolution bolivarienne. Mais le pétrole vénézuélien ne fournit qu’une partie de l’explication. Durant les années 1990 et 2000, l’économie cubaine s’est transformée en cessant de reposer sur l’industrie sucrière. Produit d’exportation jadis dominant, le sucre ne représentait plus que 12 % des recettes de l’État en 2004. Cuba a trouvé d’autres sources de revenus grâce aux investissements réalisés bien avant la « période spéciale ». La planification à long terme avait posé les bases de la reprise économique.

Toutes les nouvelles sources de revenus n’ont pas profité à l’ensemble de la population. Longtemps méfiant à l’égard du tourisme en raison des inégalités et de l’exploitation qu’il engendre, le gouvernement a malgré tout été contraint de miser massivement sur ce secteur dans les années 1990. En 1994, confrontées au besoin urgent d’augmenter les recettes de l’État, les autorités ont créé un peso convertible en dollars afin d’attirer les devises étrangères. Efficace, cette mesure a aussi scindé l’économie cubaine en deux : le secteur public sinistré payait les salaires et les pensions en monnaie « nationale », tandis que les travailleurs du secteur privé s’enrichissaient en gagnant des pesos convertibles. Les déséquilibres sautaient aux yeux. Des enclaves prospères, hors de portée de la plupart des Cubains, se mirent à fleurir sur une île par ailleurs passablement délabrée. Cependant, d’autres sources de revenus étaient disponibles, grâce à d’anciennes décisions du gouvernement révolutionnaire – notamment celle d’investir massivement dans la médecine. Cuba dispose aujourd’hui d’un système de santé gratuit pour tous, de 8 docteurs pour 1 000 habitants – près de trois fois plus qu’au Royaume-Uni – et de facultés de médecine qui attirent des étudiants du monde entier. Les médecins du pays sont à la fois une source de revenus et un atout diplomatique : durant l’année 2020, on les a dépêchés dans plus de 40 pays sévèrement touchés par le Covid-19. Le secteur des biotechnologies, qui a émergé dans les années 1980, s’est développé rapidement. Rien que pour l’année 2007, les exportations pharmaceutiques ont rapporté 350 millions de dollars – la deuxième source de revenus du pays après le nickel. Des vaccins contre la méningite et l’hépatite B, ainsi qu’un vaccin prometteur contre certaines formes de cancers, comptent parmi les innovations du secteur. Cuba est le seul pays d’Amérique latine à avoir mis au point des vaccins contre le Covid-19. Deux d’entre eux, Soberana 02 et Abdala, sont désormais distribués dans toute l’île ; trois autres en sont aux phases finales des essais cliniques. Le gouvernement a entamé des pourparlers avec plusieurs pays en vue d’une production de masse pour l’exportation. Une fois de plus, Cuba est porteuse d’espoir pour les pays en voie de développement tandis que les nations riches veillent à protéger les brevets des entreprises pharmaceutiques.

Cuba continue de donner la priorité au progrès social à long terme plutôt qu’à la croissance immédiate. En 2017, un plan sur cent ans a été dévoilé pour faire face à l’impact du changement climatique sur l’île. Mais la réflexion à long terme et le court-termisme convergent parfois, comme en 2005-2006, lorsque le réseau électrique cubain a été décentralisé pour améliorer son efficacité énergétique et réduire sa vulnérabilité aux catastrophes naturelles ou au sabotage. Dans le cadre de cette même « révolution énergétique », des dizaines de milliers de travailleurs sociaux ont remplacé plus de 9 millions d’ampoules à incandescence par des ampoules basse consommation au cours d’une campagne de six mois. C’est un bel exemple de l’approche cubaine : se donner des buts ambitieux que l’on atteint à peu de frais grâce à la mobilisation des masses.

Cependant, une question vive demeurait : comment un pays dont l’économie est largement contrôlée par l’État, où les salaires sont bas et la productivité faible, pouvait-il s’en sortir dans un marché mondial hyperconcurrentiel sans renoncer aux acquis égalitaires de la révolution ? À quoi s’en ajoutait une autre : « Quand les pionniers, les socialistes de la première heure, commenceront à disparaître au profit de nouvelles générations de dirigeants, que ferons-nous et comment ? » Telle était la question posée par Fidel Castro en novembre 2005. Quelques mois plus tard, on annonçait sa maladie et le transfert du pouvoir à son frère Raúl, ministre des Forces armées révolutionnaires depuis 1959 et vice-président depuis 1976. Il ne s’agissait pas exactement d’un profond renouvellement. Mais, une fois au pouvoir, Raúl a supervisé une série de réformes qui ont marqué une nouvelle étape dans l’évolution du modèle cubain. Le cœur de ces réformes était un ensemble de 300 « directives » (lineamientos) visant à remodeler la politique sociale et économique. Ébauchées fin 2010, elles ont été amendées après une consultation publique à laquelle des millions de Cubains ont participé. (Anthony DePalma n’y voit qu’un gadget sans intérêt.) Elles annonçaient des changements dans tous les domaines : les coopératives agricoles, le commerce extérieur, le budget de l’éducation, l’octroi de licences dans la restauration, la rémunération des ministres, les conditions de vente des appartements et des voitures. Dans l’ensemble, elles marquaient le passage d’une économie contrôlée par l’État à une société où coexistent secteurs public et privé, planification et économie de marché. Il s’agit d’une transformation majeure. Les rares tentatives de libéralisation recensées, telles les coentreprises à capitaux étrangers, n’étaient auparavant tolérées qu’à titre exceptionnel.

Les lineamientos étaient différents : leur préambule attribuait les difficultés économiques de Cuba au poids excessif du secteur public et prônait l’assouplissement des restrictions imposées aux auto- et petites entreprises. Les processus de libéralisation amorcés en Chine et au Vietnam dans les années 1980 – dans le but de créer une « économie de marché socialiste », ou « d’obédience socialiste » dans le cas du Vietnam – ont souvent été comparés aux réformes cubaines. Certains économistes de l’île interrogés par Yaffe se sont d’ailleurs inquiétés des analogies, en soulignant notamment les inégalités actuelles de la société chinoise et en mettant en garde contre une attention excessive portée à l’économie. Les autorités cubaines semblent partager certaines de ces inquiétudes : après 2016, le rythme des réformes s’est ralenti. L’élection de Trump y a contribué, dans la mesure où l’attitude des États-Unis s’est faite plus hostile. La Maison-Blanche a durci les sanctions et rétabli certaines restrictions sur les voyages et les transferts de fonds à destination de l’île. S’ajoutait à cela un certain malaise devant l’émergence soudaine d’une nouvelle couche d’entrepreneurs, soit l’embryon d’une bourgeoisie. Mais, pour Helen Yaffe, le rythme saccadé des réformes ne traduit aucune hésitation : on doit surtout y voir la volonté de protéger los logros (« les acquis ») de la révolution. Certaines réformes cruciales pouvaient entraîner des effets collatéraux délétères : c’était un véritable exercice d’équilibriste.

En février 2019, après une série de consultations populaires, une nouvelle Constitution a été approuvée par référendum. Elle insiste toujours sur la nature socialiste du régime cubain et sur la primauté du Parti communiste, mais elle comporte des différences significatives avec la version de 1976. Elle lève certains des obstacles juridiques à la mise en œuvre des directives de 2011 et prend également en compte les grandes évolutions de la société. L’article 42 interdit toute discrimination sur la base du sexe, du genre, de l’origine ethnique, de la couleur de peau ou de la religion ; quant à l’article 81, il protège la famille « quelle que soit son organisation ». Il s’agit là d’une version très édulcorée d’un projet d’article qui aurait reconnu le mariage homosexuel : ce projet a été retiré au cours du processus de consultation sous la pression conjointe de la vieille garde du Parti et des Églises catholiques et évangéliques. Ces dernières, qui reçoivent des fonds généreux (non soumis à l’embargo) des États-Unis, sont de plus en plus influentes sur l’île. Mais le changement ne s’arrête pas là : un nouveau Code de la famille est sur le métier, qui pourrait légaliser le mariage des couples de même sexe. La nouvelle Constitution a également réorganisé le système politique. Le pouvoir était naguère entre les mains du Conseil d’État et plus particulièrement de son président – Fidel Castro durant trente-deux ans, puis son frère. Il est désormais exercé conjointement par un président, un Premier ministre et le premier secrétaire du Parti communiste. Actuellement, les fonctions de président et de premier secrétaire du Parti sont occupées par la même personne, Miguel Díaz-Canel, tandis que le poste de Premier ministre est confié à l’ancien ministre du Tourisme, Manuel Marrero Cruz. Le président n’est ni tout-puissant ni inamovible : il ne peut exercer plus de deux mandats de cinq ans et doit avoir moins de 60 ans lors de son arrivée au pouvoir. Le renouvellement des générations fait désormais partie intégrante du système.

Mais de nouvelles tensions sont apparues. L’une des premières mesures du président Díaz-Canel, après sa prise de fonctions en 2018, a consisté à approuver le décret 349, qui renforce le contrôle de l’État sur les arts. Les artistes du pays ont aussitôt protesté contre cet « instrument de censure ». Leur campagne a débouché sur la formation du Mouvement San Isidro, un collectif d’artistes qui a fédéré la contestation populaire, en particulier lors d’une manifestation en novembre 2020, la première depuis le Maleconazo de 1994. Les anticastristes chevronnés s’y sont ralliés, ce qui a permis au gouvernement de prétendre que les événements avaient été orchestrés par Washington. Mais beaucoup d’autres citoyens se sont associés à la contestation (dont des rappeurs suivis par de nombreux abonnés sur la Toile). Cette convergence hétéroclite est sûrement éphémère, mais elle traduit un profond mécontentement.

La pandémie a porté un rude coup à l’économie. Le système de santé cubain est certes parvenu à limiter le nombre de contagions et de décès – moins de 13 000 cas ont été recensés pour l’ensemble de l’année 2020 –, mais le tourisme a baissé de 90 % sur l’année. La décision de l’administration Trump d’interdire les transferts de fonds vers l’île a en outre privé nombre de familles cubaines d’une ressource vitale et encore aggravé une situation économique déjà catastrophique. Au beau milieu de cette crise, le gouvernement cubain a lancé une vaste série de réformes économiques et monétaires. Depuis longtemps promises mais plusieurs fois différées, elles sont entrées en vigueur le 1er janvier 2021, le « jour zéro ». Jusqu’alors, il existait une différence notable entre le peso convertible (CUC) et le peso cubain (CUP) : le premier était aligné sur le dollar américain – 1 peso convertible égale 1 dollar – mais valait 24 pesos cubains. Il en résulte que le secteur convertible était largement surévalué, les exportations pénalisées et le secteur public cantonné aux faibles revenus et à une productivité médiocre. Pendant ce temps, le gouvernement devait payer les biens importés – dont les denrées alimentaires, qui s’y taillent la part du lion – à leur prix sur le marché international, puis les subventionner, dans la mesure où aucun salarié rémunéré en pesos cubains n’aurait pu se les acheter. Tout cela exerce une forte pression sur l’économie cubaine depuis des années ; l’unification des monnaies était déjà l’un des objectifs définis par les directives de 2011. Mais les effets redoublés des sanctions états-uniennes ajoutés à ceux de la pandémie ont rendu cette mesure urgente. Sans envois de fonds ni touristes, le flux de devises s’est trouvé drastiquement réduit, et le gouvernement dépourvu de marge de manœuvre budgétaire. En 2020, le PIB a chuté de 11 % et les pénuries qui affectaient déjà presque toute l’île se sont aggravées. Si la conjoncture avait été meilleure, on aurait pu imaginer unifier graduellement les deux monnaies via des dévaluations périodiques. Mais la crise a poussé le gouvernement à abandonner complètement le CUC et à le remplacer par une monnaie unique au cours officiel de 24 pesos pour 1 dollar. La demande de dollars a explosé après l’annonce de la réforme, et l’on a vu sa valeur grimper en flèche – 1 dollar valait jusqu’à 2 CUC au marché noir.

Pour couronner le tout, les cas de Covid-19 se sont mis à augmenter début 2021. Au 15 juin, le nombre total de contaminations enregistrées sur l’île dépassait 160 000, dont la moitié environ à La Havane, avec plus de 1 100 décès – soit quelque 1 400 cas et 10 décès pour 100 000 habitants. Ces chiffres sont sensiblement plus élevés qu’en 2020. Cependant, ils restent meilleurs que ceux des voisins caribéens de Cuba : en Jamaïque et en République dominicaine, le taux de mortalité lié au Covid est presque quatre fois supérieur ; à Porto Rico, il est huit fois plus élevé. Et les chiffres cubains soutiennent aisément la comparaison avec ceux de nombreux pays bien plus riches : songeons aux 188 morts pour 100 000 habitants du Royaume-Uni – près de vingt fois le taux cubain. Les vaccins développés sur l’île devraient faire baisser rapidement le nombre de cas, mais la situation économique reste peu engageante. Le président Biden ne s’est jusqu’ici guère écarté de la politique de son prédécesseur vis-à-vis de Cuba : il ne paraît pas désireux de revenir au « dégel » de l’époque Obama. Les sanctions vont probablement perdurer.

La manière dont Cuba abordera l’avenir dépend des facultés d’adaptation de son système particulier. Ainsi, les réformes du « jour zéro » tiennent à la fois de l’improvisation et d’un pari à long terme sur la croissance économique. L’unification des monnaies vise à stimuler la production intérieure et les exportations. Les salaires du secteur public, le salaire minimum et les pensions de retraite ont été augmentés pour permettre à la population d’affronter l’inflation et préparer en parallèle la suppression progressive des subventions. Or l’unification des monnaies se met en place avec plus ou moins de bonheur selon le secteur économique. Une partie des fonctionnaires du secteur public va se tourner vers le privé, mais y trouveront-ils tous un emploi ? Le président Díaz-Canel refuse de voir dans ces réformes une « thérapie de choc », mais on peut craindre qu’une nouvelle série d’épreuves n’attende ses compatriotes à mesure que s’instaurera un nouvel équilibre entre planification et économie de marché, fondé sur un modèle hybride inédit (un socialisme de marché version cubaine ?). Les Cubains usent souvent d’une autre formule : « No es fácil » (« ce n’est pas facile »). En général, ils la prononcent d’un air déterminé, en l’accompagnant d’un hochement de tête. 

— Tony Wood est professeur d’études latino-américaines à l’Université de Princeton, dans le New Jersey. — Cet article a été publié par la London Review of Books le 1er juillet 2021. Il a été traduit par Guillaume Villeneuve.

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Dun bras doré, tout contre son sein, elle tient l’enfant potelé. Les yeux baissés sur la petite tête duveteuse qu’elle effleure du menton, elle sourit. Une lumière chaude baigne les deux corps nus. La photographie, en couverture du livre de Lisa Sorgini, exhale la douceur des peintures du Quattrocento, de même que les 34 clichés de cette série intitulée Behind Glass. La photographe y interroge l’expérience de la maternité dans son espace le plus intime, la maison. De quelles émotions est chargé ce temps où la femme est également mère ?

Au premier regard, la réponse s’impose. Une beauté éthérée irradie de chaque image : ces femmes aux corps moelleux, vêtues d’une chemise ou d’un simple slip, protègent, portent, offrent leur sein à la chair de leur chair ; les bambins sont des angelots qui tètent, enlacent, s’élancent sur la pointe de leurs pieds dodus en des gestes gracieux, joueurs, rêveurs. Là, tout n’est que calme et volupté…

Trop calme. Au fil des pages, le doute infuse. Ici, la vie n’est-elle pas en suspens, figée à la façon de ces natures mortes de la Renaissance d’où semble s’être échappée cette tranche de pastèque d’un rouge éclatant ? Et les regards, pourquoi sont-ils si absents, comme perdus dans le vague ? Quant à la volupté, voilà que les tendres étreintes corps contre corps paraissent des corps-à-corps étouffants : un enfant, deux, trois, quatre, cinq parfois se pressent contre leur mère qui les enveloppe de ses grands bras tandis que son visage trahit une expression de lassitude, indicible peut-être. Invisible, pour sûr, s’il n’y avait eu la transparence d’une fenêtre fermée, et de l’autre côté de la fenêtre, postée dans le jardin, la photographe.

Behind Glass. « Derrière la vitre. » La force du travail de Lisa Sorgini sur le lien maternel tient d’abord au détournement du lieu commun de l’art pictural, la fenêtre. De Dürer à Rothko, elle est, avec son cadre, l’instrument par excellence de multiples mises en abyme : du quadrillage (outil de la perspective), du tableau, voire de l’acte créateur qui ouvre sur le monde. Lisa Sorgini, elle, se place dans le monde pour capter l’intimité domestique. Parodie de paparazzi : hors l’éclairage, rien n’est naturel ni pris sur le vif. Les scènes sont construites comme des tableaux où l’on voit poindre, en deçà des strates gracieuses de l’amour maternel, des enfermements enchâssés comme des matriochkas. Les fenêtres closes en sont le symbole ; les regards égarés, le symptôme.

Ces femmes vouées à leurs petits, happées par ce lien nouveau qui les unit, immobiles – nulle frénésie domestique ici, ni changement de couche ni préparation du dîner –, sont coupées du monde bien vivant, arbres, feuillages, nuages, dont les reflets s’agitent à la surface des vitres. Elles sont, qui plus est, cloîtrées, car c’est dans les premières semaines de la pandémie, en mars 2020, que Lisa Sorgini réalise cette série. Sa bourgade de South Golden Beach, à 800 kilomètres de Sydney, vise comme toute l’Australie le « zéro Covid ». Le confinement, le premier d’une longue série, sera des plus sévères : sorties restreintes, isolement social quasi total. Elle a alors 39 ans et un bébé de 7 mois. 

Dans une série précédente intitulée In-Passing, Lisa Sorgini a déjà interrogé le lien maternel, qu’elle-même avait découvert dans des circonstances tragiques : « Au cours de la même année, il y a cinq ans, je suis devenue mère de mon premier enfant, puis j’ai perdu ma mère. Cela a mis en lumière l’intensité de cette relation », expliquait-elle alors dans Time. Elle reprend donc le fil de son questionnement dans le contexte de surcroît de solitude imposé par le confinement. Elle contacte par téléphone, par e-mail ou via les réseaux sociaux une trentaine de jeunes mères. Celles-ci poseront avec leurs chérubins, en petite tenue – gage d’intimité –, souriant aux anges derrière la vitre, émouvants tableaux. Behind Glass signifie aussi, dans le langage de l’encadrement, « sous verre ». 

— C. Bn.

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«Les contributeurs sont tenus de ne pas par­ti­ciper à une guerre d’édi­­tion sous peine de blocage », annonçait Wikipédia dans un bandeau rouge coiffant la page consacrée à Éric Zemmour. Ce dernier est un juif d’ascendance arabe ou berbère (berbère, préfère-t-il dire), dont la famille algérienne avait reçu la nationalité française en 1870. Ayant bénéficié, si l’on ose dire, de la colonisation française, ses parents sont partis pour la « métropole » en 1952. Il est donc un produit de l’immigration nord-africaine, qu’il dénonce sur son site officiel (un « podium des titres de séjour délivrés en un an » place en tête le Maroc, suivi de l’Algérie et de la Tunisie).

En 1885, un réfractaire allemand sans le sou arriva à New York. Les États-Unis n’imposaient à l’époque aucune restriction à l’immigration. Il fut enregistré sous le nom de Friedrich Trumpf. Profession : sans. On devine la suite : c’était le grand-père de Donald Trump – lequel, nul ne l’ignore, est aussi viscéralement hostile à l’immigration qu’Éric Zemmour.

On peut rapprocher ce comportement de celui des membres du Parti des Américains natifs, qui, dans les années 1850, militaient contre l’immigration des catholiques allemands et irlandais pour préserver la prééminence des protestants nés sur le sol américain (comme s’ils n’étaient pas eux-mêmes les rejetons d’immigrés venus s’installer sur les terres d’autres « natifs »). Le politologue français Jean-Yves Camus l’a fait remarquer : pour désigner ce type d’attitude, mieux vaudrait employer le mot « nativiste » plutôt que « xénophobe » ou « raciste » 1. Le politologue néerlandais Cas Mudde plaide aussi pour le mot « nativiste », en usage dans le monde anglo-saxon. Il désigne, au-delà d’une réaction venue des « tripes », une conception de l’État selon laquelle celui-ci doit réguler les entrées sur le territoire afin de préserver une identité fondée sur la culture de ceux qui y sont nés (ou dont les parents y sont nés) 2. Autrement dit, ce n’est pas seulement de la xénophobie mais d’abord une forme de nationalisme culturel.

Une illustration récente en a été donnée par une lettre envoyée au Financial Times. Elle portait sur un article publié par Giles Merritt, auteur d’un livre expliquant pourquoi « nous avons besoin de plus d’immigrés ». Merritt faisait valoir que, dans les vingt-cinq prochaines années, l’Europe verra sa force de travail passer de 230 à 207 millions de personnes et que la plupart des études montrent l’importance décisive de l’immigration pour la prospérité des pays d’accueil. Réaction du lecteur : « Cette position n’a rien de neuf, et les riches électeurs occidentaux ont régulièrement fait savoir que ce type de changement démographique (et culturel) ne justifie pas le profit économique escompté […]. Le monde occidental est certes confronté à des défis démographiques – peut-être structurels –, et l’argument économique en faveur de l’immigration a beau être “évident”, nous devons développer des réflexions plus novatrices. Et peut-être, aussi, faire plus d’enfants ! »

L’expérience ayant montré que l’État est impuissant à maîtriser le nombre de naissances 3, il resterait à inventer, pour les natalistes, des solutions « plus novatrices ». Faute de quoi les moins excités d’entre eux devront bien, tôt ou tard, se ranger à l’avis de la grande majorité des historiens et économistes qui soulignent, comme Merritt, la nécessité d’accueillir plus d’immigrés pour assurer la prospérité des « natifs ». Loués chaleureusement par The Economist – qui n’est pas ancré à gauche –, deux autres ouvrages récents plaident en ce sens : celui de Philippe Legrain, un ancien dudit journal qui fut le conseiller en chef de José Manuel Barroso à la Commission européenne, et celui d’Alex Nowrasteh et Benjamin Powell, respectivement du Cato Institute et de la Texas Tech University 4. Eux non plus ne sont pas de gauche. Alex Nowrasteh vient de récidiver avec un autre ouvrage intitulé « Les arguments les plus courants contre l’immigration et pourquoi ils sont faux » 5

— O. P.-V.

[post_title] => Seriez-vous nativiste ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => seriez-vous-nativiste%e2%80%89 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-02-24 08:45:18 [post_modified_gmt] => 2022-02-24 08:45:18 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=115891 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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On doit au génie de la langue anglaise d’avoir inventé l’expression cancel culture – culture de l’annulation, de l’effacement, de l’oblitération, de l’annihilation… Elle est née, semble-t-il, en 2019 d’une épidémie de messages sur les réseaux sociaux visant à ostraciser des personnes ayant pignon sur rue qui avaient écrit ou tenu des propos jugés soit racistes, soit désobligeants à l’égard de tel ou tel groupe pouvant se considérer comme une victime de la société ou de l’Histoire.

Antérieur à l’expression, le phénomène se traduit par diverses formes d’exclusion entraînant le licenciement ou la démission des personnes visées. Née aux États-Unis, où elle a pris l’ampleur d’une épidémie, la cancel culture est maintenant bien établie au Royaume-Uni et tend à se répandre en France et ailleurs.

Que les sociétés malades désignent des boucs émissaires et, faute de les tuer, les emprisonnent ou les ostracisent pour les gommer du paysage, il n’y a là bien sûr rien de neuf. C’est une caractéristique des régimes autoritaires, et les démocraties ne sont pas en reste. Athènes, la première d’entre elles, a condamné Socrate parce que ses idées étaient jugées dérangeantes. Et comment peut-on oublier la « chasse aux sorcières » du maccarthysme ? Même lorsque la liberté d’expression est reconnue, protégée et encadrée par la loi, les individus dont la pensée s’écarte des flux dominants sont souvent marginalisés, au point qu’on ne découvre parfois leur originalité que longtemps après leur mort. Des institutions entières développent une culture d’exclusivité, écartant d’emblée le risque d’accueillir des voix dissidentes.

En quoi la cancel culture serait-elle alors un phénomène inédit ? On en impute la nouveauté aux facilités d’expression offertes par les réseaux sociaux. Mais, dans son roman La Tache, Philip Roth exploitait déjà le cas d’un professeur de la prestigieuse université Princeton, un sociologue spécialiste des relations interraciales, qui fut l’objet d’une « investigation » diligentée par son employeur en raison d’un mot jugé, à tort, déplacé. C’était en 1985, avant le Web et Twitter.

La nouveauté tient à la conjonction de deux facteurs : la vitesse avec laquelle le virus s’est propagé (ce qu’en effet les réseaux sociaux favorisent) et la facilité avec laquelle il a contaminé les institutions les plus prestigieuses – universités d’élite, grands journaux, sociétés savantes, musées, célèbres maisons d’édition, agences littéraires, etc. Lorsqu’un collaborateur se voit pris dans la tourmente d’accusations visant à l’ostraciser, il est désormais courant de céder à la pression.

Une telle veulerie institutionnelle ne serait pas possible si le mouvement de la cancel culture ne coïncidait pas avec l’émergence d’un courant à vocation dominante, sinon hégémonique. Trois exemples tout récents. En Angleterre, l’université de Northampton alerte désormais ses étudiants sur le fait que le roman 1984 d’Orwell contient des « passages explicites » qu’ils pourraient juger « offensants et dérangeants ». Le Parlement écossais a voté en mars 2021 une « loi sur le crime de haine » (Hate Crime Act) qui introduit une peine allant jusqu’à sept ans de prison pour des propos considérés comme insultants, même s’ils sont tenus à domicile. En octobre, la Commission européenne a publié un document en anglais de 32 pages – retiré depuis – invitant ses agents à respecter les normes de la « communication inclusive » : des mots comme workman (car exclusivement masculin) ou Christmas (car chrétien) se voyaient rayés du vocabulaire,  « cancellés », comme on disait autrefois en français.

En dépit, ou peut-être en raison, de la formidable élévation du niveau d’instruction, la sottise collective est-elle en progrès ?  

Olivier Postel-Vinay

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Pour nous, Français, l’épopée des Hohenzollern, cette dynastie qui a fait de la Prusse une grande puissance, s’achève brutalement en 1918 : face à la défaite et à la révolution qu’elle entraîne, l’empereur Guillaume II abdique et fuit avec sa famille aux Pays-Bas. Fin de l’histoire, vraiment ? En réalité, les Hohenzollern, s’ils ont perdu leur trône depuis un siècle, continuent d’exercer en Allemagne une influence non négligeable. Ils persistent toujours à réclamer une indemnisation pour les biens expropriés par les Soviétiques en 1945 : argent, tableaux, châteaux. Une loi de 1994 leur en donne le droit, à la seule condition de ne pas avoir soutenu le régime nazi. Or l’attitude des Hohenzollern en la matière n’a rien de bien glorieux, comme le narre l’historien Stephan Malinowski.
Ce dernier fait partie des quelques experts à qui avait été demandé dans les années 2010 d’évaluer le degré d’implication de l’ex-prince héritier Guillaume de Prusse avec les nazis. Contrai­rement à certains de ses collègues qui le dédouanaient, voire lui prêtaient un rôle de résistance active, lui insistait sur sa contribution déterminante dans l’ascension du Führer. Son livre, paru à l’automne outre-Rhin et qui est vite apparu dans les listes des meilleures ventes, « développe et met en perspective ses conclusions de 2014 », note Lothar Müller dans la Süddeutsche Zeitung. Au centre de l’ouvrage, et en dépit du titre, on ne trouve pas « la collaboration avec les nazis, mais ses racines, l’antirépublicanisme des Hohenzollern, plus ancien que l’appel du prince héritier à soutenir Hitler en 1932, plus ancien que l’adhésion de son frère au NSDAP et au SA [le parti nazi et sa formation paramilitaire], plus ancien que le soutien de son épouse à l’État nazi ». Jamais la dynastie déchue ne fit la paix avec le nouveau régime démocratique. Même après que Gustav Stresemann eut permis le retour de l’ex-prince héritier en Allemagne, en 1923, on ne désarma pas. Et l’on bafoua allègrement la condition à ce retour : ne pas se mêler de politique.
Peu importe pour Malinowski que l’ex-prince héritier n’ait été qu’un coureur de jupons faisant les choux gras de la presse. En vertu de son statut d’ex-prince héritier, il disposait d’un charisme s’exerçant encore sur des millions d’Allemands, et donc d’une responsabilité. L’historien Christopher Clark avait lui aussi réalisé une expertise en 2011 sur ces questions et conclu que l’ex-prince héritier n’était qu’une figure secondaire, trop méprisée pour avoir eu une influence déterminante. Dans Die Zeit, il avoue que l’ouvrage de Malinowski l’incite à réviser sa vision des événements. 

[post_title] => Toujours coupables [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => toujours-coupables [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-02-24 08:44:35 [post_modified_gmt] => 2022-02-24 08:44:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=116498 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Dans ce roman clairement autobiographique, Linn Ullmann évoque une relation ambiguë entre Karin, mannequin norvégienne de 16 ans, et un photographe de mode américain, de trente ans son aîné. Une relation dont on devine qu’elle n’a pas toujours été consentie par la jeune fille. Que s’est-il vraiment passé entre eux en cette année 1983 ? « Ce livre de souvenirs est exceptionnel, brutal et sans pitié. À l’égard des hommes mûrs qui salivent sur des adolescentes comme sur des morceaux de viande. Mais aussi à l’égard de la narratrice, d’autant qu’Ullmann ne fait rien pour cacher qu’il s’agit d’elle », explique Dagbladet. Ladite narratrice dialogue avec celle qu’elle était dans son adolescence, fait des allers-retours dans le temps, pense à sa propre fille de 16 ans, essaie de se projeter en elle pour revivre ce qu’elle a vécu. « Le texte fonctionne comme la mémoire, par fragments et dans le désordre », avance Verdens Gang, conquis par la forme et le fond, à l’instar des autres journaux d’Oslo. Certains d’entre eux dressent un parallèle avec Le Consentement de Vanessa Springora, traduit en norvégien, même si Ullmann, elle, ne révèle pas l’identité de l’homme. « Mais, note Aftenposten, les deux auteures décrivent comment elles ont passé des années à tenter de se réconcilier avec les adolescentes honteuses et précoces qu’elles avaient été. » 

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