WP_Post Object ( [ID] => 116232 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-02-24 08:49:01 [post_date_gmt] => 2022-02-24 08:49:01 [post_content] =>L’album est en noir et blanc, mais c’est le noir qui domine. Largement. Le noir d’où surgit, dès la première page, le visage crayonné de Terence Michael Lynch, alias « Monsieur ». Il côtoie, sur une table à dessin, un cendrier débordant de mégots, un paquet de cigarettes, une bouteille de bière à moitié vide faisant office de cendrier secondaire… Au mur, le calendrier publicitaire d’un pub indique l’année : 1988.
D’emblée le ton est donné : notre personnage vit dans le laisser-aller et l’obsession de ce « Monsieur », figure indélébile des souvenirs et de la vie de l’auteur-narrateur. C’est le bien nommé album des Rolling Stones Through the Past, Darkly (« À travers le passé, obscurément »), présent tout au long du récit, qui l’emmène, et nous avec, dans un flash-back.
1971. Glenn a 13 ans, il est nul en maths et, pour le remettre dans le droit chemin, ses parents l’envoient en pension au manoir de Chartwell. L’établissement, tenu par un Anglais, Terence Michael Lynch, est situé à Mendham, dans le New Jersey. Le lieu présente bien – c’est un coquet château à l’allure gothique, tout en briques rouges et pans de bois. Le directeur ne manque pas de superbe non plus : « Exubérant, grandiose, au langage fleuri – presque une parodie de directeur de pensionnat », relate aujourd’hui Glenn Head. Le discours que cet homme tient aux parents est rassurant : ici règnent tout à la fois l’excellence et la discipline.
« Monsieur », comme chacun est tenu de l’appeler, aime ses élèves. Il les aime tellement qu’il se glisse dans leur lit pour les caresser et leur raconter des histoires glauques, il les aime si fort que, lorsqu’il leur assène des claques et des coups de canne ou de ceinture, il les prend ensuite dans ses bras pour leur exprimer son amour ou les assied sur ses genoux, cul nu de préférence.
L’emprise de ce manipulateur est telle que Glenn n’arrive pas à en parler à ses parents – qui n’ont d’ailleurs aucune envie d’entendre quoi que ce soit lorsque leur fils tente timidement d’aborder le sujet…
Au terme de cette année, le jeune garçon passe à autre chose. Mais, au lycée comme plus tard dans sa vie d’adulte, ses tentatives avec les filles puis ses histoires d’amour sont calamiteuses ; la cigarette et l’alcool sont ses complices de chaque instant, les revues pornos sa lecture préférée, les peep-shows sa destination favorite. Glenn se laisse insidieusement glisser vers le néant ; il vivote en travaillant comme coursier alors que son goût, jamais démenti depuis l’enfance, pour le dessin, nourri par les comics qui fleurissaient dans les années 1970, aurait logiquement dû le conduire tout droit vers une carrière de dessinateur. Mais le chemin est sinueux – et accidenté. À 30 ans, Glenn a un sursaut. Il rejoint les Alcooliques anonymes et commence à vendre des illustrations aux journaux. Il apprend que le manoir de Chartwell a fermé, que Lynch, qui hante toujours ses nuits, pourrait être poursuivi. De fait, le directeur déchu doit répondre de 103 cas d’abus sexuels. Il est condamné à quatorze ans de prison.
L’auteur publie les fac-similés de coupures de presse qui relatent le procès, avec des photos du « vrai Lynch ». Car tout est vrai ici, jusqu’à la libération anticipée de Lynch, devenu bénévole dans un centre de désintoxication où il fera des palpations de l’aine pour déceler d’éventuelles hernies et fessera ceux dont les tests urinaires révèlent l’usage de drogues. Réelles aussi, les existences brisées des condisciples de Glenn qui sont devenus délinquants, alcooliques ou qui se sont suicidés.
Si Lynch a marqué au fer rouge la vie de Glenn Head, il est une autre personne qui a eu sur lui une influence énorme – positive, cette fois : c’est Robert Crumb, figure de proue de la bande dessinée underground des années 1960 et 1970. Head marche dans ses pas, avec son dessin très dense, habité par des figures psychédéliques et marqué par le surréalisme. Ce style est le sien depuis ses débuts, et ce dernier album est assurément le plus personnel de tous.
— O. C.
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WP_Post Object ( [ID] => 115957 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-02-24 08:48:42 [post_date_gmt] => 2022-02-24 08:48:42 [post_content] =>L’un des serviteurs de Galilée l’avait dénoncé au motif qu’il n’allait pas régulièrement à la messe. La cancel culture ne date pas d’aujourd’hui ! Mais ses formes actuelles ont de quoi dérouter. Notre dossier fournit un guide pour se repérer dans les méandres du phénomène et donne des clés pour se faire une opinion.
Universitaire spécialiste du totalitarisme soviétique, Anne Applebaum expose en détail pourquoi nous devrions nous inquiéter de voir s’imposer une forme de totalitarisme au sein de nos démocraties. Les exemples qu’elle donne montrent comment une justice populaire se substitue aux procédures régulières et comment s’y plient les institutions les plus prestigieuses. Deux témoignages de victimes de la cancel culture complètent le tableau. Nous rappelons ce qu’est le mouvement « woke », dont la cancel culture est le bras armé. Pour mieux comprendre le phénomène, nous présentons un bref exposé sur la théorie critique de la race et l’indignation en retour d’un Noir américain, ainsi qu’un livre qui y voit un produit dérivé du postmodernisme français. La cancel culture va-t-elle d’ailleurs s’imposer en France comme outre-Atlantique et outre-Manche ?
En contrepoint, deux articles, l’un sur le déboulonnage des statues, l’autre sur la destruction des livres et des bibliothèques, invitent au recul historique. La cancel culture a aussi ses défenseurs ; quel crédit apporter à leurs arguments ? Si elle a un mérite, c’est bien celui de nous alerter sur le risque de formuler des jugements sommaires…
Dans ce dossier :
WP_Post Object ( [ID] => 116183 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-02-24 08:48:32 [post_date_gmt] => 2022-02-24 08:48:32 [post_content] =>La deuxième partie du poème de T. S. Eliot, La Terre vaine, intitulée « Une partie d’échecs », est interrompue par une voix de plus en plus forte et insistante qui répète : « Pressons-nous s’il vous plaît il est l’heure. » La phrase résume bien l’humeur qui régnait dans le monde des échecs au début de 1972. Enfin, la confrontation que la planète attendait allait avoir lieu. [...]
Si Spassky se préparait à l’aide d’un régime à base de bon air, de plats raffinés et d’aussi peu d’échecs que possible, Fischer choisit l’extrême inverse. Claquemuré dans l’enceinte de Grossinger’s, un complexe hôtelier dans le nord de l’État de New York, il n’émergeait de sa chambre que pour se nourrir et faire de l’exercice. Le régime casher de Grossinger’s, qui respectait le sabbat, plaisait à Fischer, dont la secte chrétienne fondamentaliste appliquait à la lettre la Loi mosaïque. Partout où il allait, il emportait avec lui l’énorme dossier sur les parties de Spassky, surnommé le « Grand Livre rouge » (Fischer adorait les plaisanteries anticommunistes), que lui avait compilé R. G. Wade, un maître néo-zélandais, qui avait accompli le même exercice avant chacun des trois matchs précédents. C’était une mission ingrate – en ces temps d’avant Internet, il fallait retrouver les parties d’échecs dans d’obscures publications – qui ne valait aucun remerciement à Wade. Fischer travaillait seul, avec une concentration de tous les instants, en quête de failles dans l’armure de Spassky. Comme l’a dit Euwe, il vivait « dans un monde complètement à part ». La vie nomade d’un maître d’échecs, sans autre foyer que des chambres d’hôtels, convenait parfaitement à Fischer. [...]
La cérémonie d’ouverture du championnat du monde d’échecs étant fixée au 1er juillet 1972, les médias de la planète s’abattirent sur Reykjavík. Chester Fox, brillant entrepreneur new-yorkais, avait acheté les droits exclusifs pour la télévision, tandis que des revues plus élitistes avaient dépêché de grandes plumes amateurs d’échecs, comme Arthur Koestler et George Steiner. Soudain, l’Islande, île de 210 000 habitants, fit l’objet d’une attention de tous les instants. [...]
Fischer imposa sa volonté aux organisateurs. Le temps que débute la première partie, Fischer les avait déjà forcés à changer son fauteuil, l’échiquier, l’éclairage, la table et bien d’autres choses. En outre, il arriva en retard, bondissant sur l’estrade six minutes après que Spassky (qui jouait les blancs) eut effectué son premier coup. La partie se déroula sans incident jusqu’à une finale égale, chaque camp ne disposant plus que de fous et de pions. Dans cette position, Fischer prit un pion avec son fou, qui se retrouva aussitôt pris au piège et fut perdu. Ce coup fit sensation. On pouvait croire qu’il s’agissait d’une erreur de débutant, mais depuis, il fait l’objet de débats incessants. Les Izvestia donnèrent une interprétation idéologique de la capture du fou, y voyant un symptôme de la cupidité capitaliste. Karpov, lui, y vit la démonstration d’un jeu de pouvoir : Fischer aurait sacrifié son fou « sans rime ni raison » pour prouver que Spassky ne pouvait pas le contraindre à accepter un résultat nul. D’autres pensèrent que Fischer avait simplement fait preuve de témérité, qu’il avait cru pouvoir se créer des chances de victoire en semant la confusion. « En gros, c’est à peu près ça », reconnut Fischer lui-même des années plus tard. Mais, à l’époque, il prétendit avoir été distrait par le bruit.
La partie fut interrompue alors que Fischer était dans une position désespérée. Le lendemain, il abandonna. Avant de partir, Fischer lança en russe (qu’il parlait couramment) : « À demain. » Une analyse assistée par ordinateur de la partie a depuis démontré que l’issue était loin d’être jouée. Le grand maître Jon Speelman s’est efforcé de démontrer que Fischer aurait malgré tout dû obtenir l’égalité à la meilleure partie. Kasparov confirme que Fischer a manqué une occasion : « Fischer a eu beaucoup de mal à trouver son rythme. »
Alors survint une deuxième catastrophe, qui faillit compromettre le match dans son ensemble. Fischer rejeta la faute de sa première défaite sur les caméras de télévision et refusa de jouer en leur présence. Chester Fox, qui avait versé une somme respectable pour les droits, menaça d’intenter une action en justice. Les organisateurs s’efforcèrent en vain de parvenir à un compromis. Ils eurent beau dissimuler les caméras, Fischer ne se présenta pas pour la deuxième partie, le 13 juillet à cinq heures, l’après-midi. Les caméras furent donc définitivement retirées. Mais Fischer refusa de se montrer tant que son horloge ne serait pas redémarrée, réclamation qui se heurta à l’opposition de Spassky. Lothar Schmid n’eut donc d’autre choix que de déclarer que Fischer avait perdu par forfait. Toutefois, il savait mieux que tout autre ce qui comptait le plus : « Il faut sauver le match. » Jusqu’à minuit, il négocia pour persuader l’Américain de revenir sur sa décision dans le délai légal de six heures. Mais si la commission du match parvint à la conclusion que cet appel avait été effectué dans les règles, elle n’en statua pas moins que le forfait était maintenu. Tout le monde était désormais certain que Fischer allait repartir drapé dans son indignation.
Qu’est-ce qui l’en empêcha ? En partie le fait que son handicap de 2 points, presque insurmontable dans un match de championnat, était en quelque sorte un gambit psychologique. Ayant résisté aux exigences de Spassky, qui réclamait qu’il soit déclaré forfait pour la première partie, Fischer était en réalité en train de lui dire : tu peux l’avoir, ce point, et prends-en donc un deuxième avec ! Il pouvait se le permettre. Sa défaite inutile, suivie d’un forfait encore plus inutile, trahissait une forme de condescendance cavalière face à l’homme qui l’avait battu trois fois et que lui n’avait encore jamais vaincu. Plus d’une fois, Fischer avait assuré : « Quiconque s’y connaît vaguement aux échecs sait que je suis champion du monde sous tous les aspects sauf en titre, depuis dix ans. » Son comportement apparemment autodestructeur durant la première phase du match encouragea chez Spassky le développement d’un complexe d’infériorité. Les inhibitions du champion quant au rôle politique qui lui était échu ne firent que renforcer ses propres doutes à propos de son jeu.
À ce moment décisif, Fischer entendit de nouveau la voix de l’Amérique. Henry Kissinger l’appela depuis la Californie, où il se trouvait pour des pourparlers informels avec l’ambassadeur soviétique Anatoli Dobrynine. Un des cameramen de Chester Fox prétendit avoir entendu Henry Kissinger dire à Fischer : « Vous êtes notre homme face aux cocos. » Compte tenu de l’attitude de Fischer vis-à-vis de Fox et de ses caméras, cela paraît peu probable, mais Kissinger galvanisa son protégé et le poussa à se jeter une fois encore dans la mêlée. Peut-être Fischer fut-il flatté d’être convié à discuter de géostratégie avec le champion du monde de la realpolitik. En tout cas, il ne renâcla pas. Si le New York Times consacra un éditorial à « la tragédie de Bobby Fischer », aux yeux de beaucoup, l’affaire prenait des allures de farce. Comme quelque deus ex machina, Kissinger était apparu pour résoudre les complexités du drame. Fischer fut prompt à déclarer à la BBC : « En fait, c’est le monde libre contre les Russes menteurs, tricheurs, hypocrites [...] cette petite histoire entre Spassky et moi. C’est un microcosme de l’ensemble de la situation politique mondiale. » Ce fut seulement alors que la compétition commença véritablement. Fischer était prêt à se battre pour la guerre froide. Spassky, lui, ne l’était pas.
Il était plus que temps. Le monde en général et son microcosme réuni à Reykjavík s’étaient retournés contre Fischer. Quand il ne se présenta pas pour la deuxième partie et fut déclaré forfait, Spassky fut ovationné. « Il est la pièce la plus forte du gouvernement soviétique sur l’échiquier de la guerre froide », délira le bulletin du match. L’ambiance était délétère : non seulement anti-Fischer, mais aussi antiaméricaine. Fischer recevait des « milliers » de messages et de lettres, la plupart le suppliant, quelques-uns d’une hostilité cinglante. L’intervention de Kissinger n’avait pas mis un terme à la guerre d’usure psychologique qu’il livrait. Il continuait à réserver des vols pour l’Amérique chaque jour ; refusait de céder d’un pouce sur les caméras, bien qu’aucun équipement n’ait pu détecter le moindre son audible ; continuait d’aligner les exigences, réclamant que les feux de circulation soient mis au vert pour lui, ou que la partie suivante soit jouée dans une petite pièce isolée, loin des spectateurs. Ce caprice-là fut difficile à avaler pour les Islandais, qui avaient vendu les billets à l’avance, mais Schmid comprit que c’était le seul espoir de voir Bobby Fischer revenir sur l’échiquier. Il soumit l’idée au champion. Sans consulter son équipe, Spassky, étonnamment, accepta : « Ça me va [...] mais seulement pour cette partie. »
Ce fut l’ultime concession et, semblait-il, la plus insignifiante, mais elle s’avéra fatale. « Spassky aurait dû refuser. S’il avait campé sur ses positions, ç’aurait été fini ! écrivit Kasparov. Ce n’est pas tant que Fischer avait bouleversé les conditions du match, mais plutôt qu’il avait tout simplement brisé Spassky. Il avait commencé à imposer ses conditions autour de l’échiquier, puis sur l’échiquier lui-même ! » Le champion avait oublié les avertissements de Larsen et Petrossian, qui l’avaient enjoint de ne pas céder aux exigences de Fischer. Une fois n’est pas coutume, Karpov partage l’avis de Kasparov sur ce point : Spassky « le philosophe » fut mis en échec hors de l’échiquier par la forfaiture de Fischer, un « coup de génie » dont il mit dix parties à se remettre. [...]
Juste après le début de la troisième partie, la tension se mua en une dispute ouverte entre les joueurs. Fischer commença à chercher maladivement des caméras, à actionner des interrupteurs et à hurler. Quand Schmid l’invita poliment à se tenir tranquille, il lui cria de se taire, et Spassky menaça de quitter la pièce. Schmid, au mépris des règles, dut arrêter l’horloge de Spassky tandis qu’il calmait les deux hommes et tentait de les convaincre de se rasseoir. Spassky, un instant, envisagea tout simplement de sortir et de déclarer forfait. Ce qui aurait retourné la situation et aurait laissé Fischer « dans une terrible position psychologique », expliqua-t-il vingt-cinq ans plus tard. Dans ce cas, il en était sûr, il aurait remporté le match. Mais c’était juste faire preuve d’esprit d’escalier. Les deux hommes se calmèrent, la partie reprit et, au onzième coup, elle s’anima lorsque le cavalier de Fischer lança une attaque sur le flanc. Ce coup avait déjà été employé, mais Fischer pariait sur le fait que Spassky ne saurait comment réagir. Krogius révéla par la suite que même si les Russes avaient préparé un plan, au bout de trente minutes de réflexion, Spassky était incapable de se souvenir de l’analyse. Peu à peu, Fischer consolida son avantage sur les deux côtés du plateau, mais la position restait incertaine, jusqu’à ce que Spassky commette une erreur juste avant le contrôle de temps. Quand la partie reprit le lendemain, Spassky comprit aussitôt que Fischer tenait le coup gagnant. Il abandonna au bout de cinq minutes, avant même l’arrivée de Fischer. Spassky insista pour qu’à l’avenir les parties aient lieu dans l’auditorium, mais il était trop tard. C’en était fait de sa réputation d’invincibilité. Après le match, il reconnut : « J’idéalisais Fischer en tant qu’homme, et j’ai voulu me mettre à son niveau. Mon idéalisme a volé en éclats au cours de la troisième partie, et Fischer a commencé à m’énerver. » Non seulement il avait été battu, mais il avait été dépassé sur le plan intellectuel, et il le savait.
Le fait de savoir qu’il avait permis à Fischer de le blesser pour la première fois lui était pénible, et le démoralisa. Soudain, le champion perdit son calme olympien. Ceux qui, haletants, suivaient les coups de la troisième partie, transmise directement à un studio de télévision à Londres – réponse sans précédent à une exigence sans précédent –, surent que cela allait cependant beaucoup plus loin. Tout comme Zeus fit pencher la balance en faveur d’Achille contre Hector, le sort fit de même avec Spassky. Il eut beau lutter, à partir de la troisième partie, rien n’alla plus pour lui. Quant à Fischer, ses prétentions à la suprématie ne pouvaient plus être taxées de rodomontades. Il avait fait ses preuves.
Pour Spassky, il était vital de contre-attaquer immédiatement. En comptant le forfait, le score lui était toujours favorable. Mais il n’y avait qu’en remportant une victoire convaincante qu’il pourrait rétablir l’ordre naturel des choses. L’occasion se présenta dès la partie suivante, la quatrième, qui se déroula de nouveau devant le public, mais sans caméras. Jouant les noirs, Spassky s’essaya à la défense sicilienne, invitant Fischer à adopter son plan de bataille habituel. L’Américain décida d’en prendre le risque. Au treizième coup, Spassky le prit en embuscade grâce à un nouveau coup, sacrifiant un pion pour avoir l’initiative. Ce que Fischer, téméraire, accepta. La partie se déroulait conformément à l’analyse russe, ce qui aurait dû donner aux noirs de bonnes chances de l’emporter, même si Fischer jouait avec rapidité et assurance. Au vingt et unième coup, Spassky s’abîma dans ses réflexions pendant quarante-cinq minutes. Quand il bougea enfin, ce fut pour diverger de ce qui avait été prévu. Il pensait avoir trouvé un coup plus puissant, et tout au fond de lui, il nourrissait la crainte, issue de la paranoïa soviétique, que son analyse secrète n’ait été victime de fuite. Tandis que Spassky poursuivait son attaque en force, Fischer lui opposait une défense tenace. « J’ai eu la possibilité de gagner, se souvint Spassky par la suite. Mais c’est là que j’ai craqué. » La partie s’enlisa et s’acheva sur un match nul. [...]
Bien que Fischer ait joué pour gagner, surtout avec les blancs, cette fois, il était satisfait d’être parvenu à l’égalité. Il était tombé dans un piège préparé par la puissance combinée de l’école soviétique des échecs, et il avait survécu ! Certes, il lui fallait développer un nouveau moyen de contrer la défense sicilienne, mais il avait dans sa manche un atout qui lui éviterait de s’en soucier. Quand la cinquième partie commença, Spassky était toujours en tête. Quand elle prit fin, son triomphe initial semblait ne plus être qu’un lointain souvenir. Fischer tenta une ligne de la défense nimzo-indienne qu’il n’avait encore jamais jouée. Spassky joua sans assurance : « J’avais cessé de travailler trop tôt. » Fischer fixa les faibles pions de son adversaire, bloqua ses fous et se prépara à un long siège. Spassky, toutefois, lui épargna cette peine : au vingt-septième coup, il commit l’une des pires erreurs de sa carrière, et fut promptement défait. La foule se mit à scander : « Bobby ! Bobby ! » Bien qu’ayant entre-temps demandé à Cramer, son homme à tout faire, à la patience d’ange, de soumettre aux organisateurs une nouvelle liste de quatorze exigences, dont quelques-unes d’une mesquinerie embarrassante (davantage d’argent de poche, une meilleure voiture, etc.), il n’était plus le sale gosse de Brooklyn mais un champion en devenir. Le monde prenait conscience de l’importance du revirement. Time et Newsweek se bousculèrent pour louer Fischer, dont « la victoire triomphale et écrasante dans la cinquième partie signifie que la sentence de Spassky a déjà été prononcée ». Face à cette exultation médiatique, Moscou s’inquiéta, en proie à la fois à la dépression et à l’indignation. Le ministre des Sports Pavlov convoqua dans son bureau l’élite soviétique des échecs, dont trois anciens champions du monde. Si chacun des experts avait une opinion quant au moment où Spassky avait commis une erreur, aucun ne pouvait dire pourquoi.
Pour le camp soviétique, le pire était à venir. La sixième partie fut la première au cours de laquelle Fischer fit la démonstration de sa véritable force – cette forme impressionnante qui avait brisé le moral de Taïmanov, Larsen et Petrossian. Ce fut une sensation dès le premier coup. À la télévision, les commentateurs furent surpris quand Fischer, contrairement à toutes ses habitudes, opta pour un gambit de la reine. Spassky, qui avait rejeté le plan d’urgence concocté par Krogius précisément pour faire face à une telle surprise en déclarant : « Jamais Fischer ne jouera ça », maudit probablement sa propre complaisance. Après être passé à côté de la suite logique au vingtième coup, Spassky rata l’occasion de riposter deux tours plus tard. Les forces du Russe furent débordées, étape par étape, jusqu’à ce que l’Américain soit prêt à lancer l’assaut final. Alors, à l’aide d’un sacrifice soigneusement calculé, Fischer perça. Ses positions en ruine, le mat n’étant plus qu’une question de temps, Spassky abandonna. L’enfer se déchaîna. La délégation soviétique, qui avait été rejointe par le vice-président du Comité des sports Viktor Ivonine, un apparatchik de plus haut rang, fut horrifiée par le spectacle du champion qui, manifestant sa magnanimité, se joignait aux applaudissements en l’honneur de son adversaire.
Avec cette victoire, Fischer prit la tête et ne fut plus jamais rattrapé.
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WP_Post Object ( [ID] => 116172 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-02-24 08:48:24 [post_date_gmt] => 2022-02-24 08:48:24 [post_content] =>Ce n’est sans doute pas le rôle d’un Premier ministre de résoudre des paradoxes métaphysiques, mais il semble bien que Jean Castex ait malencontreusement ajouté cette lourde tâche à son agenda déjà bien rempli. Évoquant le projet de loi sur le pass vaccinal, et afin de lutter contre les justificatifs frauduleux qui ont proliféré lors de la pandémie de Covid-19, il a ainsi indiqué que les gérants d’établissements recevant du public, comme les restaurateurs, « auront la possibilité, en cas de doute avéré, de vérifier eux-mêmes les identités ».
Intéressant concept que celui de « doute avéré »… Y aurait-il des doutes plus fiables que d’autres ? Des doutes moins douteux pour ainsi dire, à moins qu’il ne faille plutôt parler de doutes davantage douteux ? Faut-il alors envisager des perplexités certaines, des hésitations absolues, des affres incontestables et des embarras en béton, pour les distinguer de leurs cousins moins résolus ? Bref, Jean Castex semble dire qu’il faut être sûr d’avoir un doute avant de procéder à un contrôle d’identité. Après tout, c’est un geste qui n’a rien d’anodin sur les plans légal et éthique, aussi vaudrait-il mieux, effectivement, s’assurer d’être véritablement au clair quant à l’exactitude de son indétermination.
On se rapproche dangereusement d’un sketch de Raymond Devos, d’accord, mais il se trouve que le doute avéré est également un objet scientifique, et même un thème très à la mode dans les laboratoires de sciences cognitives. Les chercheurs appellent cela la « métacognition », c’est-à-dire la capacité de penser à ses propres pensées. On peut même la mesurer très précisément. Imaginez par exemple qu’on vous demande de mémoriser une liste de mots. Un expérimentateur facétieux pourrait ensuite vous demander d’estimer combien de ces mots vous serez capable, à votre avis, de restituer une heure plus tard. Pas si facile ! On trouve typiquement que certaines personnes se sous-estiment – elles parviennent à se souvenir de plus de mots qu’elles ne l’envisageaient –, tandis que d’autres, à l’inverse, se surestiment, et cela à des degrés divers. Aux extrêmes, il y a les gens qui ne réalisent pas du tout qu’ils ont une excellente mémoire et ceux qui n’ont aucune conscience de leur incompétence mnésique. Mais rares sont les individus qui se situent exactement au milieu du spectre, qui sont capables d’évaluer ou d’anticiper très précisément leurs performances réelles. Ceux-là semblent disposer d’un pouvoir remarquable : ils savent ce qu’ils savent et ce dont ils sont capables, et ils savent aussi ce qu’ils ne savent pas et ce dont ils ne sont pas capables. On peut en déduire qu’ils savent aussi quand ils doutent.
La métacognition est rarement calibrée à la perfection, et c’est bien ce qui rend le concept si passionnant. C’est l’image familière d’une conscience à deux étages, l’Homo duplex de Buffon, en somme : en bas l’expérience directe et spontanée, en haut le regard critique et plongeant, mais passablement déformé, sur cette même expérience. Philosophes et neuroscientifiques tentent aujourd’hui de clarifier les mécanismes et implications de cette étrange dualité, notamment dans les domaines de l’éducation, de la prise de décision, de la pathologie mentale et même de l’idéologie politique 1. Ne pas être en mesure de se connaître soi-même, ou refuser obstinément de le faire, voilà peut-être l’écueil qui explique bon nombre de nos déboires personnels et sociaux.
La métacognition est donc notre boussole interne, qui gouverne notre navigation mentale en nous orientant tant bien que mal entre l’ignorance et la certitude. On doit simplement à Jean Castex d’avoir inventé la méta-métacognition : si votre opinion fait l’objet d’un doute, à charge d’une partie encore inconnue de votre cerveau de vérifier l’authenticité de ce doute. Et, si ce doute se révèle bel et bien avéré, il reste encore à espérer qu’il soit fondé : d’où la vérification des papiers d’identité. Simple, non ? Et dire qu’il y en a qui doutent de la politique sanitaire du gouvernement…
— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).
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WP_Post Object ( [ID] => 116167 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-02-24 08:48:16 [post_date_gmt] => 2022-02-24 08:48:16 [post_content] =>En février s’est tenu à la Bibliothèque nationale de France un nouveau festival littéraire qui a couronné de deux prix, dans les catégories fiction et non-fiction, des ouvrages publiés par des auteurs officiellement « engagés ». Précisons que je n’ai aucune idée de l’identité des heureux lauréats, pour la simple raison que la rédaction de cette chronique précède l’événement dont il est ici question (magie de la presse écrite). Ce texte n’a donc pas vocation à raconter par le menu le déroulement de cette journée, ni à proposer une vague critique de livres lus en diagonale. Non, il s’agit plutôt de s’interroger sur la pertinence d’un tel événement et, une fois n’est pas coutume, d’être de mauvaise humeur.
Intitulé « Aux livres citoyens ! 1 », ce festival, promu par Marlène Schiappa dans les semaines qui ont précédé sa première édition, se veut avant tout une célébration populaire. La ministre déléguée chargée de la Citoyenneté exposait ainsi, lors d’une interview accordée au Parisien le 16 janvier, son ambition d’en faire un événement « loin de tout snobisme culturel ». L’objectif était de décloisonner la littérature et la lecture, alors que cette dernière a été désignée par le gouvernement « grande cause nationale » de 2022. De fait, un rapide coup d’œil à la courbe du nombre de lecteurs sur ces dernières décennies a de quoi plonger dans une profonde neurasthénie n’importe quel acteur des métiers du livre 2.
Mais nous sommes une terre de paradoxes, et, malgré cette désaffection tendancielle, les Français aiment écrire. Certes pas autant que les Islandais, dont le quart s’est déjà lancé dans la production d’une somme au cours de sa vie, mais tout de même. La crise du Covid-19 a d’ailleurs été l’occasion de nous le rappeler, puisque 5 millions de manuscrits ont été recensés dans l’Hexagone à l’issue du premier confinement. Cet engouement tient peut-être à l’aura particulière qui nimbe la figure de l’écrivain dans notre pays. Les grandes personnalités des lettres – engagées, flamboyantes ou maudites – sont en effet des marqueurs de notre imaginaire collectif. La pop culture a elle aussi contribué à promouvoir l’image d’un écrivain pour papier glacé ou écran de cinéma – souvent échevelé, emporté par la fièvre de l’inspiration, avant d’être acclamé ou d’aller noyer son spleen dans des piscines de champagne. De quoi stimuler la fibre créatrice de bon nombre de personnes qui décident de sauter le pas (et il faut s’en réjouir), puis se heurtent à l’âpreté de l’écriture et aux murs des maisons d’édition.
Ainsi, le festival devait réunir des professionnels reconnus, éditeurs et écrivains, susceptibles de donner quelques clés aux participants désirant pénétrer ce milieu particulier et relativement fermé. Pour Marlène Schiappa, le problème de ces jeunes auteurs en puissance est en effet qu’ils « n’ont pas les codes pour tenter leur chance ». Au-delà de ces « codes », les aspirants écrivains gagneraient, selon moi, à avoir en tête quelques éléments quant à la vie d’auteur. Pour une grande majorité, l’écriture se fait tard le soir, le week-end, pendant les vacances : clairement, on n’écrit pas pour gagner de l’argent, et l’acte d’écrire est en soi un engagement. Le dernier rapport sur la situation économique et sociale des auteurs du livre (2013) relevait par exemple que seuls 12 % d’entre eux touchaient l’équivalent d’un salaire de 8 000 euros par an. À l’heure où je rédige cette chronique, nous célébrons par ailleurs le deuxième anniversaire du rapport Racine, portant sur les conditions de travail des créateurs et remis en janvier 2020 au ministère de la Culture. Il soulignait la faiblesse de la rémunération du travail des auteurs et particulièrement des écrivains, l’iniquité de la répartition des recettes entre les différents acteurs des milieux professionnels concernés, et insistait sur le fait que les jeunes et les femmes sont les plus exposés aux difficultés socio-économiques inhérentes à ces métiers. On ne peut pas dire que la situation se soit améliorée au cours des deux dernières années. Alors, plutôt que de voir une secrétaire d’État créer un « festival du livre citoyen » et encenser la figure de l’écrivain, les acteurs du livre (et en particulier les plus précaires) auraient sans doute préféré voir le gouvernement s’engager à leurs côtés pour leur permettre de faire dignement leur métier.
— Floriane Zaslavsky est sociologue. Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).
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WP_Post Object ( [ID] => 116160 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-02-24 08:48:05 [post_date_gmt] => 2022-02-24 08:48:05 [post_content] =>Il y a quelques années, quand j’ai entendu de plus en plus de jeunes adultes dire « je ne le calcule pas », « j’ai buggé », ou encore conjuguer l’expression « être en mode » à toutes les sauces, je me suis dit que, une fois encore, chaque nouveau symptôme de la mainmise de la technique sur les corps se manifestait dans le saccage de la parole. Certes, cette dernière est toujours l’exception au sein d’un océan langagier où domine essentiellement la langue comme instrument de communication, véhicule conventionnel permettant aux locuteurs de se faire comprendre les uns des autres. Et nous savons aussi comment, à grand renfort d’euphémismes et de noyades de poissons dans une novlangue de bois, les lexiques de l’économie, du management et du marketing ont contaminé le langage courant et contribué à modifier la perception des strates de réalité qui nous entourent.
Avec la numérisation intégrale de la vie quotidienne, une nouvelle étape de la tournure apocalyptique de l’histoire humaine est franchie. La fourniture incessante d’identifiants, de mots de passe, de logins, de codes alphanumériques pour simplement pouvoir continuer à vivre alors que nous devons simultanément cocher la case « je ne suis pas un robot » n’est qu’un aspect du ravage en cours. L’intériorisation du « langage machine » qui en découle en est un autre, assez bien relevé ces jours-ci par le psychanalyste Yann Diener dans LQI. Notre langue quotidienne informatisée 1, carnet de notes inspiré par LTI, la langue du IIIe Reich 2, réflexion pionnière sur le langage totalitaire due au fameux sémiologue Victor Klemperer.
« Je suis déconnecté de ma famille » ; « j’ai mon disque dur qui sature » ; « je dois faire l’interface entre mon père et ma mère » ; « je n’arrive pas à débrancher » : à force d’entendre ces expressions sur son divan, Diener s’est interrogé sur l’avenir de son métier, fondé sur la parole. Et a enquêté. Notamment sur l’histoire méconnue de l’informatique (contraction d’« information » et d’« automatique »), « fondatrice de notre époque d’obscurantisme high-tech ». Rappelant comment l’informatique – nouvelle religion, selon lui – est née et s’est développée dans le champ du langage et à quel point son vocabulaire (d’« ordinateur » à « présentiel ») emprunte à la sphère théologique, il s’inquiète de la prophétie d’Elon Musk selon laquelle le langage humain deviendra obsolète dans quinze à vingt ans grâce à l’implantation de microprocesseurs dans le cerveau et à l’interface entre ordinateurs et neurones. Il livre aussi deux ou trois idées fécondes à creuser.
La première, c’est la référence généralisée à l’autisme et l’attribution croissante de l’étiquette « Asperger » dans le monde contemporain. Lié à l’évitement de la parole – et donc de l’engagement affectif –, l’« autisme informatique », qui s’accommode si bien de l’aplatissement et de la neutralité des propos, congédiera par conséquent l’équivoque, la polysémie, les malentendus et l’humour.
Deuxième intuition : « Notre usage massif d’identifiants est contemporain d’une crispation identitaire. » À force d’établir des profils numériques sur des outils clivants, la logique binaire se renforce dans un contexte de réduction à la fois algorithmique et communautariste, culminant dans l’expression « je suis non binaire » (c’est-à-dire ni homme ni femme, ou un mélange des deux). Enfin, last but not least, nul hasard à ce que cette langue technico-machinique et fonctionnelle truffée de « process », de « traçage », de « gestion » et autres « évaluations » produise ses désastres majeurs dans les deux domaines les plus chers aux cœurs des êtres humains et aujourd’hui les plus menacés : l’éducation et la santé. C’est ainsi que tout se tient – capital et langage, mécanique et biologique – pour exproprier l’humanité de ce qui fait son essence. Comme d’habitude, seuls s’en esbaudiront les éberlués de la science et du marché. Les autres ? Ils méditeront la sentence du philosophe Franz Rosenzweig qui affirmait que « la langue est plus que le sang. »
— Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le Grand Prix de la critique de l’Académie française.
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WP_Post Object ( [ID] => 116074 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-02-24 08:47:57 [post_date_gmt] => 2022-02-24 08:47:57 [post_content] =>Jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, il était impossible d’obtenir un doctorat aux États-Unis. P. 13
L’enseignement à distance ne bénéficie qu’à ceux qui sont déjà les meilleurs. P. 14
Quand Pline le Jeune parle des statues, il semble aussi enfiévré qu’un militant de Black Lives Matter. P. 32
La théorie du genre rend caduc le féminisme centré sur les femmes et les filles. P. 34
Les parchemins de la bibliothèque d’Alexandrie servirent de combustible pour chauffer l’eau de bains locaux. P. 35
La désinvolture avec laquelle les probiotiques sont commercialisés est scandaleuse. P. 52
Pour Kurt Gödel, les concepts et les objets mathématiques sont dotés d’une réalité objective. P. 68
Avec Internet, la ludification tend à envahir tous les champs de la vie. P. 74
La Suisse est le pays du monde où la démocratie et la décentralisation sont les plus poussées. P. 91
L’homme est l’animal qui subit en vieillissant les métamorphoses physiques les plus spectaculaires. P. 96
L’État est impuissant à maîtriser le nombre des naissances. P. 98
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WP_Post Object ( [ID] => 115803 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-02-24 08:47:32 [post_date_gmt] => 2022-02-24 08:47:32 [post_content] =>Vous venez de consacrer un ouvrage à l’histoire de l’enseignement dans les universités américaines. Comment jugez-vous la performance actuelle de cet enseignement ? Est-il globalement de bon niveau ?
Vous voulez une réponse honnête ? Triste et honnête ? Nous n’en savons rien. Le système est conçu de telle sorte qu’il est presque impossible de répondre à votre question. Quiconque fait des généralisations se trompe nécessairement. D’abord, il y a un nombre colossal d’universités aux États-Unis – plus que nulle part ailleurs. Leurs tailles et leurs objectifs sont très différents. On compte plus de 4 000 institutions où l’on peut obtenir un bachelor of arts, l’équivalent d’une licence. À titre de comparaison, en Grande-Bretagne on en recense 50 seulement (et, en France, un peu plus de 70). Surtout, il n’existe rien qui permette d’évaluer l’enseignement de manière professionnelle, comme nous évaluons la recherche. C’est un paradoxe : l’enseignement universitaire est un acte éminemment public qui est resté essentiellement privé. Des millions d’Américains ont enseigné dans notre gigantesque système universitaire, mais nous ne disposons pas de normes communes ni même de vocabulaire pour décrire ce qu’ils font. Eux-mêmes n’en parlent pas en général. La recherche scientifique repose sur l’évaluation par les pairs et d’autres pratiques collectives établies de longue date. Mais, lorsqu’il s’agit d’enseigner, nous sommes pour ainsi dire livrés à nous-mêmes. Nous restons des amateurs.
Traiter les enseignants d’amateurs, n’est-ce pas un peu insultant ?
Qu’on me comprenne bien : quand je dis que les enseignants sont des amateurs (et je m’inclus parmi eux), je ne dis pas qu’ils sont nécessairement mauvais. Les amateurs peuvent être très bons. Quand j’étais enfant, tous les athlètes qui participaient aux jeux Olympiques étaient des amateurs, les professionnels y étaient interdits. La meilleure gymnaste du monde s’appelait Nadia Comăneci. C’était une amatrice, et elle était fantastique. Amateur, cela ne signifie donc pas mauvais, ni bon d’ailleurs. Ce que cela signifie pour l’enseignement universitaire, c’est que nous n’avons aucun critère établi pour définir ce qui est « bon » ou « mauvais ».
Vous dites qu’il n’existe pas de système d’évaluation des enseignants, mais, dans la plupart des universités américaines, les étudiants évaluent leurs professeurs.
Oui, c’est ce qu’on appelle le student survey, un questionnaire que remplissent les étudiants à propos du cours qu’ils ont suivi. C’est important, nécessaire même, mais ce n’est pas suffisant. On va y apprendre si l’enseignant est ponctuel, s’il corrige les copies correctement, s’il se rend disponible en dehors des cours. Les étudiants sont les mieux placés pour évaluer ces choses-là. Mais est-ce un cours de bon niveau ? Ils ne connaissent pas assez le sujet pour le dire. Si je me rendais à un cours de physique à mon université, je ne pense pas que je pourrais en être un bon examinateur. Peut-être pourrais-je donner quelques conseils au professeur, mais en aucun cas formuler une évaluation professionnelle : je n’en sais pas assez sur la physique. De la même manière, mes élèves n’en savent pas assez sur l’histoire de l’éducation pour m’évaluer.
Vous pensez qu’il faudrait professionnaliser davantage l’enseignement ?
On le pourrait. Cela supposerait que ceux qui aspirent à enseigner suivent une vraie formation. Pour obtenir son doctorat, il ne s’agirait plus simplement de démontrer ses compétences dans un domaine de recherche ; il faudrait aussi démontrer des compétences pédagogiques. Et, par la suite, cet enseignement serait régulièrement soumis à un examen par les pairs, comme on le fait pour la recherche. Ce serait possible, mais cela coûterait très cher. Et la question est : sommes-nous prêts à y mettre le prix ?
À lire votre livre, on a l’impression que, depuis les débuts de l’université aux États-Unis, les mêmes problèmes ne cessent de se poser. En premier lieu, celui de la qualité de l’enseignement. Chaque génération propose ses propres solutions, qui ne sont jamais satisfaisantes ni définitives. Dans quelle mesure, cependant, l’enseignement à l’université a-t-il changé depuis les deux derniers siècles ?
Il y a eu des changements parce que les institutions elles-mêmes ont changé. Au xixe siècle, du moins avant la guerre de Sécession, n’allaient à l’université que des hommes blancs, en très petit nombre. Et le système d’enseignement était presque entièrement fondé sur la répétition : on devait mémoriser de longs textes, en général en latin et en grec, qu’on récitait par cœur, sans nécessairement bien les comprendre. Si j’essayais de faire ça avec mes élèves, il y aurait une révolution ! Le cours magistral est chez nous une importation venue d’Allemagne, car c’est là-bas que, pendant longtemps, la plupart des universitaires américains sont allés se former. Il faut savoir que jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle, il était impossible d’obtenir un doctorat aux États-Unis. On se rendait donc en Europe, principalement en Allemagne, et on en a rapporté certaines innovations : outre le cours magistral, qui reste la forme d’enseignement la plus répandue aujourd’hui, le modèle de l’enseignant-chercheur. En revanche, on s’est abstenu de faire dépendre, comme c’était le cas dans les universités allemandes, le salaire de l’enseignant du nombre d’élèves qu’il réussissait à attirer dans ses cours ! Tout cela pour dire que oui, bien sûr, il y a eu des changements. Là où vous avez raison, en revanche, c’est qu’au-delà de tous ces changements on observe des schémas récurrents, des leitmotivs à propos de l’enseignement universitaire. L’un d’eux peut se formuler ainsi : nous avons besoin de meilleurs enseignants. Un autre : nous devons mieux les former. Un troisième, paradoxalement : nous devons les remplacer.
Mais par quoi peut-on remplacer les enseignants ?
Par des machines, par exemple. Nous avons une expression aux États-Unis : « Build a better mousetrap ». Elle signifie que la technologie fournira la solution, qu’il suffit d’inventer une meilleure machine pour que tout s’arrange. Les champions de l’innovation technologique ont pu ainsi défendre l’idée que la télévision allait résoudre le problème des mauvais enseignants à l’université. En écrivant mon livre, j’ai eu la surprise de découvrir que les cours sur Zoom, qui se sont développés pendant la pandémie de Covid-19, n’étaient pas vraiment une nouveauté : dans les années 1950 et 1960, la « télévision scolaire » a connu un réel, mais bref, engouement. À la fin des années 1950, une centaine d’universités dispensaient des cours à près d’un demi-million d’étudiants via la télévision. Dans certaines universités, un quart des élèves suivait au moins un enseignement télévisé ! Ces cours étaient diffusés en circuit fermé ou sur des chaînes locales, où on pouvait les suivre pour obtenir des crédits (moyennant des frais et des modalités d’examens variant d’une université à l’autre) ou simplement pour nourrir sa curiosité. L’exemple le plus marquant est le Sunrise Semester, une série éducative télévisée proposée par l’Université de New York sur la chaîne locale de CBS à partir de 1957. Le premier épisode était un cours de littérature comparée dispensé par le professeur Floyd Zulli, qui « déambulait dans un décor attrayant tapissé de livres », notait un journaliste, tout en discourant sur Stendhal et Balzac. Il a déclenché une ruée vers les librairies de New York, où les romans des deux auteurs ont vite été épuisés ! La logique sous-jacente était puissante : nous savons que des centaines de milliers d’élèves vont suivre un cours dans telle ou telle matière, mettons l’algèbre. Au lieu d’avoir un millier de professeurs d’algèbre différents, pourquoi ne pas trouver le meilleur du pays et le faire enseigner à tout le monde grâce à la télévision ? Le président de l’université Johns-Hopkins et frère du président des États-Unis de l’époque, Milton Eisenhower, pensait que la télévision permettrait aux universités de remplacer les professeurs médiocres par les plus grands professeurs d’histoire, de mathématiques, de sciences et de médecine. Sur le papier, la logique était imparable. Dans la pratique, ça n’a pas fonctionné.
Comment expliquez-vous cet échec ?
Les élèves n’aimaient pas ça, tout simplement. De même qu’ils n’ont pas aimé les cours en distanciel pendant la pandémie. La raison est à chaque fois identique : que ce soit à la télévision ou par Internet, ils trouvent cet enseignement impersonnel. C’est là un autre point essentiel : je ne crois pas que l’on puisse reproduire à l’aide d’un quelconque dispositif technique ce qui se passe dans une salle de cours et, plus généralement, ce qui se passe quand des gens sont réunis dans une pièce. Pourquoi va-t-on à l’église, à la synagogue ou à la mosquée alors qu’on peut prier seul chez soi ? Pourquoi est-on prêt à payer 200 euros pour assister, depuis les gradins, à un match de football alors qu’on peut voir le même match à la télévision, sur un écran haute définition, et distinguer chaque brin d’herbe de la pelouse ? Parce que quelque chose a lieu, quelque chose se passe dans la salle, dans l’église, dans le stade, en présence des autres, ce qu’Émile Durkheim appelle l’« effervescence collective ». Aucune machine ne pourra jamais rivaliser avec ça.
Votre livre raconte d’autres tentatives pour révolutionner l’enseignement à l’université, grâce à la technologie ou à des méthodes nouvelles. Je pense en particulier à la Teaching Machine, conçue par le psychologue de Harvard B. F. Skinner, ou au Personalized System of Instruction (PSI). Autant de fiascos. Pourquoi, selon vous ?
C’étaient deux choses différentes, mais toutes deux ont tenté de créer des méthodes pédagogiques qui faisaient l’économie du professeur en permettant de travailler et de progresser seul. Le paradoxe du PSI, c’est que, en dépit de son nom, il n’était pas suffisamment personnalisé : il l’était au sens où chacun pouvait l’utiliser de façon autonome, individuelle, mais, par ailleurs, il n’impliquait aucun contact humain, en particulier entre le professeur et les élèves. D’autres élèves vous faisaient passer des tests, mais le professeur ne servait à rien.
A-t-on besoin d’un professeur pour apprendre ?
À vrai dire, non. On peut lire les ouvrages de référence, s’entraîner soi-même et passer les examens. Mais ce qu’on a découvert avec le PSI et, plus récemment, avec les cours sur Zoom, c’est que, si vous avez déjà de bonnes bases, ces méthodes vous seront profitables, parfois autant que l’enseignement en présentiel. En revanche, si vos acquis sont fragiles, si vous n’avez pas bénéficié d’une bonne formation au préalable, vous n’en tirerez rien. La recherche sur l’apprentissage en ligne le montre : pour les gens qui ont déjà des prédispositions à l’étude, cela peut donner de très bons résultats. Pas pour les autres. Donc, si l’on se soucie d’équité, on ne peut que s’inquiéter de cet enseignement impersonnel. Il ne bénéficie qu’à ceux qui sont déjà les meilleurs. C’est paradoxal, car on vante souvent l’enseignement à distance comme un moyen de réduire les inégalités. L’université est tellement chère, tellement hors de portée de tant de gens : les cours en ligne, plus accessibles, ne sont-ils pas la solution ? C’est vrai qu’ils sont moins chers. Mais ils ne permettent pas de rattraper son retard.
Nous avons donc besoin de professeurs en chair et en os face à nous dans une pièce. Et nous avons besoin, si possible, de bons professeurs. Mais comment les définiriez-vous ?
Ce sont ceux qui impliquent activement les élèves dans les grandes questions de leur discipline. Qui leur permettent, à eux qui, au départ, n’y connaissent rien ou pas grand-chose, de commencer à recomposer le puzzle. Il existe d’innombrables façons de le faire. Le problème, c’est que nous n’avons toujours pas mis au point des méthodes qui, de manière systématique et professionnelle, favorisent les « bonnes pratiques », comme c’est le cas pour la recherche.
On en revient au fameux couple recherche-enseignement. Au-delà de la dissymétrie dans les méthodes d’évaluation, vous semble-t-il bien assorti ? Fonctionne-t-il ?
Non, il ne fonctionne pas. Toutes les institutions reposent sur des mythes, des histoires qu’elles se racontent à elles-mêmes. En l’occurrence, ce que nous nous racontons, c’est que, si nous mettons l’auteur d’un excellent livre dans une salle de classe, il va se révéler aussi un excellent professeur. Or la recherche et l’enseignement ont des objectifs très différents et mettent en jeu des qualités qui n’ont rien à voir. Quand j’écris un livre, comme celui que vous avez lu, j’essaie de développer mon propre point de vue et de l’étayer par des arguments. J’espère que ceux que j’avance sont bons, voire meilleurs que ceux qui ont déjà été avancés. Mon objectif, lorsque j’enseigne, est tout autre : c’est d’aider les élèves à développer leurs idées, ce qu’ils pensent, eux ; de les initier aux grandes questions, afin qu’ils parviennent à leurs propres réponses. Ce n’est pas de mettre en avant mes conclusions.
Pourquoi, alors, les universités des États-Unis, de France ou d’ailleurs favorisent-elles la recherche plutôt que l’enseignement quand il s’agit de recruter des professeurs ?
La réponse remonte à ce qu’on appelle l’ère progressiste, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, quand a émergé une société fondée à bien des égards sur l’expertise. Songez à la théorie des germes : Pasteur, Koch… C’est génial, et ce n’est pas du tout intuitif. Il y a quarante ans, j’ai servi dans le Peace Corps, au Népal, dans une région où il n’y avait ni eau courante ni sanitaires. Je traitais mon eau avec des pastilles de purification. Les gens se rassemblaient autour de moi et me demandaient pourquoi je faisais ça. Je leur répondais qu’il y avait des petits animaux dans l’eau, qui allaient dans les intestins et rendaient malade. Eux scrutaient l’eau et ne les voyaient pas. Il fallait que je leur explique que ces animaux étaient si petits qu’on ne pouvait les voir qu’avec un instrument spécial. Ils voulaient alors savoir si je les avais déjà vus. Ce n’était pas le cas. « Comment alors savez-vous qu’ils sont là ? » me disaient-ils. Eh bien, la raison pour laquelle je sais qu’ils sont là, c’est parce que l’expertise fonctionne. Dans certains quartiers de New York, avant Pasteur et la théorie des germes, la mortalité infantile était de 35 % – un tiers des enfants mouraient avant d’avoir 5 ans. Quand je vivais au Népal, soit dit en passant, c’était 25 %. Tout cela à cause de l’eau et des maladies qu’elle peut véhiculer. Les biologistes, les biochimistes, les médecins ont démontré le pouvoir de l’expertise au tournant du xxe siècle et ont conféré un immense prestige à la recherche. D’où la préférence que lui ont accordée les universités. D’ailleurs, c’est l’un des facteurs qui ont contribué à imposer le cours magistral. Il faut se rappeler que les travaux d’un Pasteur étaient tout à fait nouveaux et ne se trouvaient souvent dans aucun livre. Le cours magistral était le meilleur moyen de les diffuser comme d’en prendre connaissance.
Cette prééminence accordée à la recherche est-elle néfaste, selon vous ?
Non, il ne s’agit pas de dévaloriser la recherche ni l’expertise, surtout à l’heure où celle-ci est confrontée à une inquiétante vague de scepticisme. Mais il s’agit de trouver le moyen d’élever l’enseignement. Le principe fondateur de la recherche, c’est que l’on s’évalue les uns les autres. Pasteur a pu élaborer sa théorie des germes grâce aux échanges qu’il a eus avec d’autres savants dont les idées étaient différentes. La microbiologie est devenue un domaine d’expertise parce que des spécialistes ont débattu à son propos. Nous pourrions procéder de même avec l’enseignement. Quand j’enseigne, d’autres historiens pourraient venir examiner ce que je fais, regarder mon programme, les tests que je fais passer. On pourrait transformer cela en un domaine professionnel. Mais on a préféré ne pas le faire.
Pour des raisons budgétaires, parce que cela coûterait trop cher, comme vous le disiez précédemment ?
Oui. Parce que, pour le dire autrement, ce n’est pas un problème éducatif, c’est un problème politique. La plupart des questions liées à l’éducation sont somme toute assez simples. Si l’on voulait améliorer l’enseignement, on le pourrait. On sait même comment le faire. Mais on choisit de s’en abstenir. Par manque de volonté politique.
— Propos recueillis par Baptiste Touverey.
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WP_Post Object ( [ID] => 116066 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-02-24 08:47:26 [post_date_gmt] => 2022-02-24 08:47:26 [post_content] =>La vieillesse n’a pas vraiment bonne presse. Mais puisque près de 20 % des Français ont plus de 65 ans, la question mérite d’être regardée bien en face et de près. Pas besoin d’aller pour autant enquêter dans les Ehpad : la lecture, certes éprouvante, du compendium de 600 pages de Simone de Beauvoir suffit. En 1970, soit vingt ans après Le Deuxième Sexe, c’est au « tabou » du troisième âge, dont à 62 ans elle s’approchait dangereusement, que la romancière-philosophe-féministe s’est en effet attaquée. Hélas, cette nouvelle charge contre une « conspiration du silence » n’a connu ni le succès ni le retentissement de la précédente. Le sexe est plus glamour que la sénescence.
Un sujet auquel Simone de Beauvoir a consacré une place conséquente dans son immense bibliographie 1, et qu’elle a scrupuleusement étudié sur le terrain comme dans les livres. Le sien, intitulé La Vieillesse, est une somme gorgée de citations épatantes et de formules étincelantes. De la vieillesse, elle s’est forgé une vision qu’on peut résumer ainsi : ce n’est pas formidable (sauf exceptions), mais beaucoup de sociétés, la nôtre en particulier, sont coupables d’avoir transformé un phénomène déplaisant en une authentique tragédie.
La vieillesse est en effet le plus souvent mal vécue : « Un naufrage » et « une disgrâce » pour Chateaubriand, par exemple, qui avait interdit qu’on le représente vieux ; une tare pour Tourgueniev (« Savez-vous quel est le plus grand de tous les vices ? Avoir plus de 55 ans ») ; un phénomène qui déclenche des éruptions de passions négatives allant de la résignation dépressive à l’amertume, au déni grotesque, au rejet méprisant de l’époque (voyez Clemenceau) ou carrément à la jalousie face « au spectacle du bonheur des générations nouvelles » (Chateaubriand encore). Et, quoique redoutée, la vieillesse demeure jusqu’à ce qu’on en fasse l’expérience « une notion abstraite », dit Proust qui l’a beaucoup examinée. On ne sait même pas quand la faire commencer. Après 35 ans, âge de la perfection du corps pour Aristote ? À 45 ans, comme le pensait Dante ? À 56 ans précisément, comme l’avait décrété le pointilleux Hippocrate ? À l’âge de la retraite, quel qu’il soit ?
Serait-il plus facile de définir la vieillesse par ce qu’elle n’est pas – la bonne santé, par exemple ? Mais la vieillesse n’est pas forcément synonyme de maladie : c’est un « état anormalement normal », au mieux « à mi-chemin entre la santé et la maladie » (Galien), au pire « une infirmité résumée » (Péguy). La vieillesse n’est pas non plus équivalente à la mort, ne serait-ce que parce que la mort est un phénomène relativement bref et surtout prévisible – « on contient sa mort comme le fruit son noyau » (Rilke) –, alors que la vieillesse nous prend au dépourvu et peut durer fort longtemps. Elle n’est pas non plus une borne au bonheur, au désir voire au plaisir, ni même à la procréation. À la créativité non plus, comme tant d’artistes l’ont prouvé en parachevant leur carrière dans le « sublime sénile » 2 de leurs œuvres tardives. En revanche, aucun doute : la vieillesse est bien synonyme de lâchage du corps (« 80 ans ! Plus d’yeux, plus d’oreilles, plus de dents, plus de jambes, plus de souffle ! » gémit Claudel).
De tous les animaux, signale Simone de Beauvoir, c’est bien l’homme qui subit en vieillissant la métamorphose physique la plus spectaculaire. Elle en inflige au lecteur une implacable description qui fait froid dans le dos. Sur le plan de l’intellect, les choses sont un tantinet moins tragiques. Certes, le vieillard se « dénourrit », ses vaisseaux s’atrophient, sa consommation d’oxygène baisse et l’efficacité de son cerveau avec. D’où gâtisme, pathologies mentales, déclin de la curiosité et de la présence au monde… Mais beaucoup d’artistes et d’intellectuels saluent néanmoins l’effet inverse, jugeant comme Joseph Joubert que « le soir de la vie apporte avec lui sa lampe ». Si les facultés du corps périclitent, celles de l’esprit prennent le relais : « Mon corps décline, ma pensée croît ; dans ma vieillesse, il y a une éclosion », se félicite Victor Hugo. Mais cette vision angélique ne fait pas l’unanimité. Sainte-Beuve dit drôlement qu’en vieillissant « on durcit par places, on pourrit à d’autres, on ne mûrit jamais ». Et même ceux qui reconnaissent que le grand âge stimule l’intelligence et favorise la sagesse y voient une source de frustrations : « Malheureuse condition des hommes ! À peine l’esprit est-il parvenu au point de sa maturité, le corps commence à s’affaiblir ! » (Montesquieu).
Voilà sans doute une des grandes caractéristiques du phénomène : impossible de s’accorder sur les effets de la vieillesse, encore moins sur la meilleure façon d’y faire face et de la prolonger dans des conditions optimales. Ne comptez pas trop sur le progrès, dit Simone de Beauvoir : ni sur le progrès scientifique – Bogomoletz et son sérum, Voronoff et ses greffes de testicules de singe – ni sur le progrès technique, par-delà cannes et béquilles, fausses dents, sonotones. Comme palliatifs aux soins palliatifs, la philosophe mise davantage sur les moyens psychologiques voire pratiques permettant de desserrer le carcan de l’âge. Elle cite Solon, qui exalte le plaisir d’apprendre encore et toujours, et surtout les objurgations enthousiastes de Sénèque : « Faisons bon accueil à la vieillesse, chérissons-la ; elle abonde en douceurs si on sait tirer parti d’elle. Les fruits n’ont toute leur saveur qu’au moment où ils passent. […] L’âme est en sa verdeur et s’épanouit de n’avoir plus avec le corps grand commerce. » Soit. La vieillesse libère des passions désastreuses ou pénibles que suscite le corps. Elle libère aussi de certaines angoisses, de croyances toxiques, des contraintes sociales – parfois jusqu’au scandale (« la vieille dame indigne »). La vieillesse modifie aussi la présence au monde et la perception du temps, qui semble s’accélérer au fil des ans. C’est Ionesco que Simone de Beauvoir cite à ce propos : « Je suis à l’âge […] où une heure ne vaut que quelques minutes, où l’on ne peut même plus enregistrer les quarts d’heure. […] L’habitude polit le temps, on y glisse comme sur un parquet trop ciré. » À titre personnel, elle ne penche quant à elle ni du côté du déni, ni – on s’en serait douté – du côté de la résignation ou de la démission. Ces attitudes « moins fatigantes » conviennent à ceux et celles qui, « ayant de tout temps choisi la médiocrité, n’ont pas beaucoup de mal à se ménager, à se réduire ». Elle privilégie l’attention au monde et surtout l’écriture (« la seule issue ») – ou, mieux encore, l’écriture de combat.
Mais à vrai dire, en bonne existentialiste, elle voit dans la vieillesse, comme dans la féminité, un fait tant culturel que biologique, et les approches individuelles des problèmes l’intéressent moins que les attitudes collectives. Elle en décrit plusieurs, dans des sociétés très éloignées dans le temps comme dans l’espace, et distingue deux grands pôles (avec bien sûr des échelons intermédiaires) diamétralement opposés : soit on se débarrasse des vieux avec plus ou moins de cérémonie, parce qu’ils gênent, sont malheureux ou symbolisent le déclin de la tribu ; soit on les vénère pour leur expérience et leur sagesse. L’anthropologue Leo Simmons, rappelle Simone de Beauvoir, « indique que, sur 39 tribus étudiées, la négligence et l’abandon des vieillards étaient ordinaires dans 18, non seulement chez les nomades mais dans les sociétés sédentaires ». Notre société capitaliste à nous penche clairement du côté de l’abandon. Elle témoigne envers les anciens d’un mépris rare et les met précocement au rebut, c’est-à-dire à la retraite – « le mot le plus répugnant de la langue » selon Hemingway, qui pour son compte préférera le suicide. Le retraité perd en général toute fonction sociale (« Le rôle du retraité c’est de n’en plus avoir », dit Anthony Burgess) et toute assise financière (« Vieux et pauvre constitue presque un pléonasme », déplore Simone de Beauvoir). La retraite, qui n’était en 1970 encore qu’un problème philosophique, révèle l’inconséquence de la société tout entière : « Les gérontologues déplorent que les gens âgés soient condamnés à une inactivité qui hâte leur déchéance. Cependant les syndicalistes s’opposent à ce qu’on élève l’âge de la retraite et même demandent qu’on l’abaisse. » Or, « par le sort qu’elle assigne à ses membres inactifs, la société se démasque » ; notre cruelle indifférence « manifeste l’échec de notre civilisation », assène l’impitoyable de Beauvoir.
Elle-même ne tranche pourtant pas tout à fait entre la valorisation des vieux et de leur expérience, et les risques qu’entraîne leur racornissement. Elle reconnaît que « la ruine des États a toujours été le fait de gens jeunes » mais concède qu’Einstein, à la fin de sa vie, « a gêné le progrès de la science plus qu’il ne l’a servi ».
— J.-L. M.
EXTRAIT
« L’apparence de l’individu se transforme et permet à quelques années près de lui assigner un âge. Les cheveux blanchissent et se raréfient ; on ne sait pas pourquoi : le mécanisme de la dépigmentation du bulbe capillaire reste inconnu ; les poils blanchissent aussi cependant qu’en certains endroits – par exemple au menton des vieilles femmes – ils se mettent à proliférer. Par déshydratation et par suite de la perte d’élasticité du tissu dermique sous-jacent, la peau se ride. Les dents tombent. En août 1957, on comptait aux USA 21,6 millions d’édentés, soit 13 % de la population. La perte des dents amène un raccourcissement de la partie inférieure du visage, si bien que le nez – qui s’allonge verticalement à cause de l’atrophie de ses tissus élastiques – se rapproche du menton. La prolifération sénile de la peau amène un épaississement des paupières supérieures, cependant que des poches se creusent sous les yeux. La lèvre supérieure s’amincit ; le lobe de l’oreille grandit. Le squelette aussi se modifie. Les disques de la colonne vertébrale se tassent et les corps vertébraux s’affaissent : entre 45 et 85 ans le buste diminue de dix centimètres chez les hommes, de quinze chez les femmes. La largeur des épaules se réduit, celle du bassin augmente ; le thorax tend à prendre une forme sagittale, surtout chez les femmes. L’atrophie musculaire, la sclérose des articulations entraînent des troubles de la locomotion. Le squelette souffre d’ostéoporose : la substance compacte de l’os devient spongieuse et fragile ; c’est pourquoi la rupture du col du fémur, qui supporte le poids du corps, est un accident fréquent. Le cœur ne change pas beaucoup mais son fonctionnement s’altère ; il perd progressivement ses facultés d’adaptation ; le sujet doit réduire ses activités afin de le ménager. »
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WP_Post Object ( [ID] => 116056 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-02-24 08:46:33 [post_date_gmt] => 2022-02-24 08:46:33 [post_content] =>À l’Institute for Advanced Study de Princeton, Albert Einstein avait pour meilleur ami Kurt Gödel. À ses yeux, il était « le plus grand logicien depuis Aristote ». Pour le prolifique mathématicien John von Neumann, il était « une classe à lui seul », quelqu’un d’« absolument irremplaçable ». Sa réputation de génie tient à deux théorèmes de logique qu’il a démontrés en 1931 et qui sont de toute première importance en philosophie des mathématiques. Mais Kurt Gödel était aussi connu pour les bizarreries de son caractère, son comportement parfois déroutant et les sérieux problèmes de santé mentale dont il souffrait. On sait désormais qu’il avait toutes sortes d’idées étranges. Hypocondriaque, introverti et discret, voire secret, il n’a publié qu’une petite partie de ses travaux. Des milliers de pages de notes personnelles qu’il a laissées à sa mort sont rédigées dans une écriture sténographique que peu savent lire. Avec le temps, on a appris à mieux le connaître. Aux témoignages de ceux qui l’ont côtoyé à Vienne ou aux États-Unis sont venus s’ajouter deux recueils de souvenirs du logicien et philosophe Hao Wang, qui a eu de nombreuses conversations avec lui durant les dernières années de sa vie 1. Les travaux et les lettres de Gödel ont été édités, une grande partie de ses notes ont été déchiffrées. En 1997 paraissait une première biographie, substantielle, par John W. Dawson 2, bientôt suivie par plusieurs essais biographiques 3. Publiée l’an dernier, la nouvelle biographie de Stephen Budiansky est facile d’accès, bien documentée, correcte sur le plan scientifique et fait une large place à sa vie privée et à sa psychologie.
Kurt Gödel est né en 1906 à Brünn (aujourd’hui Brno), en Moravie, une région de la République tchèque qui faisait alors partie de l’Empire austro-hongrois. Comme beaucoup d’habitants de la ville, ses parents étaient germanophones. Son père, un homme énergique et doté d’un esprit pratique, était un industriel du textile. De tempérament plus intellectuel, sa mère était une personne lettrée et cultivée. Il lui était très attaché et resta proche d’elle toute sa vie, entretenant avec elle une abondante correspondance. C’était un enfant vif et curieux, studieux et de santé fragile. À 8 ans, il souffrit d’une grave crise de rhumatisme articulaire que son frère aîné Rudolf, devenu médecin, considéra à l’origine de son hypocondrie. Adolescent intellectuellement précoce, il s’intéressait surtout aux mathématiques et à la philosophie. Entré à l’Université de Vienne, il commença par étudier la physique. Au bout d’un certain temps, trouvant que cette discipline manquait de précision, il se tourna vers les mathématiques et la logique. Depuis ses années d’école à Brünn, bien que n’étant pas juif lui-même, il avait surtout des juifs pour amis. En marge de l’université, où étudiants et professeurs juifs se heurtaient à l’antisémitisme, existaient à Vienne de nombreux cercles de discussion philosophique. Sur l’invitation de son directeur de thèse, Hans Hahn, qui en faisait partie, Gödel rejoignit le plus prestigieux d’entre eux, le Cercle de Vienne. Il réunissait principalement des philosophes des sciences, comme Moritz Schlick, son fondateur, ou encore Otto Neurath et Rudolf Carnap. La philosophie du Cercle était l’empirisme (ou positivisme) logique. Pour ses tenants, la connaissance, lorsqu’elle ne se réduit pas à la simple application des lois de la logique, ne saurait provenir que de l’observation et de l’expérience. Une conception très différente de celle de Gödel, pour qui, dans l’esprit de la philosophie de Platon, les concepts et les objets mathématiques sont dotés d’une réalité objective, directement accessible à l’intelligence. Pour la même raison, il ne partageait pas la fascination de ses collègues pour la pensée de Ludwig Wittgenstein, selon laquelle les mathématiques, à l’instar du langage, ne sont qu’un outil, un ensemble de règles fondées sur des conventions. Socialiste comme la plupart des membres du Cercle, il n’appréciait guère les efforts d’Otto Neurath, le plus radical d’entre eux, pour politiser son activité. Même si Gödel n’intervenait pas souvent, les discussions du Cercle de Vienne ont nourri sa réflexion.
En 1928, il se lia avec une Viennoise un peu plus âgée que lui et séparée de son mari, Adele Nimbursky. Ancienne danseuse de cabaret, elle gagnait sa vie en travaillant comme masseuse et esthéticienne. Ses amis et sa famille furent choqués, la trouvant peu éduquée et bavarde. Peu à peu, ils apprirent à apprécier ses qualités domestiques, mais aussi sa vivacité d’esprit. Le divorce n’étant pas autorisé dans la très catholique Autriche, Gödel ne l’épousa qu’en 1938, lorsqu’avec l’annexion du pays par l’Allemagne nazie de nouvelles lois sur le mariage et le divorce entrèrent en vigueur. L’économiste Oskar Morgenstern, qui allait devenir l’un de ses meilleurs amis à Princeton, affirma un jour qu’Adele avait « sauvé la vie » de Gödel. Il avait à l’esprit la dévotion qu’elle lui témoigna lors du dernier et plus grave des trois épisodes de troubles psychiatriques qu’il traversa durant les années qui suivirent leur rencontre. Les deux premiers avaient pris la forme d’accès d’anxiété et d’indécision, de dépression et d’hypocondrie. En 1936, Gödel fut la proie d’une vraie crise de paranoïa. Persuadé que ses médecins le droguaient secrètement et voulaient l’empoisonner, il refusa de s’alimenter. Adele parvint à le convaincre d’absorber un peu de nourriture en goûtant chaque cuillerée devant lui.
Entre-temps, Gödel avait accédé à la célébrité en apportant une contribution décisive à la réflexion sur les fondements des mathématiques qui agitait le monde savant à cette époque. Au tournant du XXe siècle, des paradoxes avaient été découverts dans la théorie des ensembles de Georg Cantor – le plus connu étant : l’ensemble des ensembles qui ne se contiennent pas eux-mêmes se contient-il lui-même ? Cela incita philosophes et mathématiciens à chercher le moyen d’asseoir le savoir mathématique sur des bases solides. Comme Euclide l’avait fait pour la géométrie dans l’Antiquité, il s’agissait d’établir l’arithmétique, considérée comme la pierre angulaire de tout l’édifice mathématique, sur un socle d’axiomes, de définitions et de règles.
Dans le prolongement des travaux pionniers des mathématiciens Giuseppe Peano, Gottlob Frege et Ernst Zermelo, Bertrand Russell et Alfred North Whitehead proposèrent des solutions qui permettaient de résoudre certains problèmes mais en laissaient subsister d’autres – quand ils n’en créaient pas de nouveaux. Dans le but d’éliminer tout doute au sujet de la solidité des mathématiques, l’Allemand David Hilbert suggéra une nouvelle approche, dont la mise en œuvre est connue sous le nom de « programme de Hilbert ». Elle consistait à considérer les propositions mathématiques en fonction non de leur contenu mais de leur structure, et à vérifier par des moyens eux-mêmes de type mathématique que leur articulation formait un ensemble cohérent. Un système d’axiomes est cohérent (ou consistant) s’il n’est pas contradictoire : on ne peut pas y démontrer à la fois une proposition et son contraire. Il est complet s’il ne contient aucune proposition « indécidable » (on ne peut ni la démontrer ni la réfuter).
Gödel, dans sa thèse de doctorat, prouva la complétude d’un système formel assez simple appelé « logique du premier ordre ». Dans la foulée, il découvrit que le programme de Hilbert n’était pas réalisable. Après s’en être ouvert en privé à Carnap, il rendit cette conclusion publique en 1930, lors d’un congrès de plusieurs sociétés savantes allemandes à Königsberg. L’année suivante, il en publiait la démonstration sous la forme d’un « premier théorème d’incomplétude », qui peut s’énoncer de la manière suivante : « Tout système cohérent d’axiomes assez puissant pour qu’on puisse y formaliser l’arithmétique (par exemple les Principia Mathematica de Russell et Whitehead) contient nécessairement au moins une proposition indécidable. » Pour l’établir, Gödel avait très ingénieusement converti en nombres tous les symboles logiques et transformé une proposition énonçant sa propre indémontrabilité en une formule mathématique dont on pouvait montrer qu’elle était à la fois vraie et indémontrable dans le système considéré.
Le premier à comprendre les implications de ce théorème fut John von Neumann. Peu après la conférence de Königsberg, il écrivit à Gödel pour lui annoncer qu’il avait découvert et prouvé une conséquence importante de sa démonstration : aucun système cohérent ne peut démontrer sa propre cohérence, la proposition qui l’énonce étant, précisément, une des propositions indécidables dans le système. Un système d’axiomes suffisamment puissant ne peut donc être à la fois cohérent et complet. À sa grande déception, Gödel lui répondit qu’il était lui-même déjà arrivé à cette conclusion et était sur le point d’en publier la preuve. Elle deviendra son « second théorème d’incomplétude ». Von Neumann n’avait pas l’habitude d’être pris de vitesse. Mais ses regrets furent atténués par la grande estime dans laquelle il tenait Gödel, dont il resta un ami fidèle. Les deux théorèmes ruinaient le programme de Hilbert, sans que cela ait été leur objectif. Ils n’empêchèrent pas les connaissances mathématiques, dont la plus grande partie est indépendante de la question de leurs fondements, de continuer à progresser. Ni Zermelo, ni Russell, ni Wittgenstein ne semblent avoir compris la signification et la portée des théorèmes de Gödel. « Plus de choses inexactes ont probablement été dites à leur sujet [...] que de n’importe quel autre théorème mathématique dans l’Histoire », relève Budiansky. On a ainsi soutenu qu’ils établissent l’existence de vérités inconnaissables ou indémontrables, ou qu’on ne peut rien connaître avec certitude. Gödel les présentait en termes bien plus modestes : « Mes théorèmes montrent uniquement que la mécanisation des mathématiques […] est impossible. […] Je n’ai pas démontré qu’il existe des questions mathématiques indécidables pour l’esprit humain, mais seulement qu’il n’y a pas de machine (ou de formalisme aveugle) qui puisse décider de toutes les questions de théorie des nombres. » Des philosophes et des scientifiques ont voulu étendre la portée de ces théorèmes au-delà du champ des systèmes formels. Stephen Hawking et Freeman Dyson (qui reconnut son erreur) les ont indûment invoqués pour contester la possibilité d’une « théorie du tout » en physique. Les idées de Gödel ont été appliquées par analogie et de manière métaphorique à des questions politiques, sociales ou théologiques, avec une légèreté qu’ont dénoncée Alan Sokal et Jean Bricmont et, à leur suite, Jacques Bouveresse 4.
En 1937, dans un article sur « les nombres calculables et le problème de la décision », Alan Turing fournissait une démonstration à la fois plus générale et plus précise des théorèmes de Gödel. Pour arriver à ce résultat, il avait imaginé une machine théorique (dite aujourd’hui « machine de Turing universelle ») capable de simuler son propre fonctionnement et constituant un équivalent mécanique du dispositif logique de Gödel. Découle-t-il de sa démonstration que l’esprit humain peut avoir accès à des vérités indémontrables par une machine ? Certains l’ont soutenu (le mathématicien Roger Penrose, par exemple), sans en fournir de preuve convaincante. Tout indique que Gödel le pensait lui-même, mais il ne l’a jamais affirmé publiquement. Dans une conférence donnée en 1951, il laissait la question ouverte sous la forme d’une alternative : soit l’esprit surpasse la machine, soit il existe des problèmes théoriques concernant les nombres qui sont insolubles.
Tout au long des années 1930, le climat politique en Autriche ne cessa de se dégrader. En 1936, Moritz Schlick était abattu par un de ses anciens étudiants. La condamnation de son assassin donna lieu à une vague de dénonciations des scientifiques « athées » du Cercle de Vienne et, par association, des juifs. La montée en puissance du parti nazi autrichien facilita le rattachement du pays à l’Allemagne. Mis en danger par ses liens avec les intellectuels juifs et menacé d’être enrôlé dans l’armée allemande, Gödel, qui avait effectué trois séjours à Princeton au cours des années précédentes, se décida à suivre l’exemple de ses amis et à quitter le pays. Après de nombreuses péripéties administratives, grâce aux efforts et à l’habileté de John von Neumann, qui était sur place, il obtint un visa pour les États-Unis. N’étant pas autorisé à traverser l’Atlantique, il dut prendre le Transsibérien jusqu’au Japon avant d’embarquer sur un bateau pour San Francisco. Lors de son premier voyage aux États-Unis, il avait fait la connaissance d’Einstein. Rapidement, ils devinrent très proches. On ne pouvait imaginer deux hommes plus différents : Gödel vêtu en permanence avec le plus grand soin, Einstein pieds nus dans ses chaussures et affublé de pantalons informes tenus par des bretelles. « Einstein sociable, joyeux et plein de bon sens, note son assistant Ernst Straus, […] Gödel extrêmement solennel, très sérieux, assez solitaire, méfiant à l’égard du sens commun […]. » Mais tous les deux, ajoute-t-il, allaient directement aux questions fondamentales. Moitié en plaisantant, Einstein dit un jour à Morgenstern que, s’il se rendait tous les jours au bureau, son travail ne le stimulant plus guère, c’était « pour pouvoir [...] rentrer chez lui en marchant avec Gödel ». Selon ce dernier, si Einstein prenait tant de plaisir à converser avec lui, c’était entre autres parce que ses opinions étaient souvent en désaccord avec les siennes et qu’il ne s’en cachait pas.
Au cours de leurs promenades, ils parlaient de physique, de philosophie et de politique. Gödel admirait Franklin Roosevelt et, comme Einstein, détestait Harry Truman. Mais il révérait aussi Dwight Eisenhower, pour qui il vota en 1952, ce qui surprit beaucoup Einstein. Pour obtenir la nationalité américaine, il avait soigneusement préparé le test d’aptitude. Interrogé par le juge sur la possibilité que les États-Unis deviennent une dictature, le logicien, qui pensait avoir trouvé une faille dans la Constitution, répondit : « Oh oui, je peux le prouver. » Le juge, Einstein et Morgenstern le firent immédiatement taire.
En guise de contribution à un ouvrage d’hommage à Einstein, Gödel rédigea un article proposant, sur la base de solutions inédites aux équations de la relativité générale, un modèle cosmologique d’univers stationnaire en rotation dans lequel les voyages dans le passé sont possibles. Il se débarrassait des paradoxes liés à la violation des règles de la causalité à l’aide de l’argument, très faible, que de tels voyages, théoriquement envisageables, étaient en pratique irréalisables. Tout en reconnaissant la valeur de cette contribution à la réflexion cosmologique, Einstein était d’avis qu’il fallait vérifier s’il ne convenait pas d’écarter ce modèle d’univers « sur la base de considérations physiques ». Cette position est celle de la plupart des physiciens. « Le modèle cosmologique de Gödel, résume l’épistémologue espagnol Jesús Mosterín, est compatible avec la relativité générale mais incompatible avec le monde réel 5. »
À Princeton, Gödel frappait par son comportement curieux et ses idées singulières. Persuadé que son frigo et les radiateurs produisaient des émanations toxiques, il fit changer le premier à plusieurs reprises, déménagea souvent et, dans un des appartements qu’il occupa, se débarrassa carrément des radiateurs. La manière dont il interprétait l’Histoire et l’actualité était souvent déconcertante. Des coïncidences dans les dates de décès de personnalités connues lui semblaient grosses de significations ; il mettait en doute les versions officielles de certains événements. Il étonnait aussi par ses goûts simples, très éloignés de ceux, plus sophistiqués, de ses collègues. Il aimait les dessins animés, plus particulièrement Blanche-Neige, les contes pour enfants, les valses viennoises, la musique populaire, les histoires sentimentales illustrées. Il contemplait avec fierté, dans son jardin, le flamant rose en ciment d’un kitsch achevé que lui avait offert Adele. Il lisait des romans classiques mais ne découvrit Kafka que sur le tard.
Dans la dernière partie de sa vie, il consacra beaucoup de temps à la philosophie. Il étudia les œuvres d’Edmund Husserl, pensant trouver chez lui des idées étayant ses positions platoniciennes, ainsi que la philosophie de Leibniz, qui l’inspirait par son rationalisme extrême et dont il s’employa à adapter la preuve ontologique de l’existence de Dieu. Il développa à son propos des idées conspirationnistes, prétendant que des pans entiers de son œuvre avaient été délibérément occultés. Jamais il ne fit ouvertement état de ses vues en philosophie. « Gödel, remarque le philosophe des mathématiques Solomon Feferman, était extrêmement réticent à l’idée de rendre publiques ses convictions philosophiques lorsqu’il ne parvenait pas à produire des arguments inattaquables en leur faveur 6. » En lisant ses carnets de notes et sa correspondance, on a découvert qu’il croyait aux esprits, aux démons, aux fantômes, au diable, aux médiums et à la vie après la mort 7.
Ses dernières années furent pénibles. La mort d’Einstein, qui le dévasta, fut bientôt suivie par celle de von Neumann. Lorsque celui-ci était à l’agonie, Gödel l’interrogea dans une lettre au sujet de ce que l’on appelle aujourd’hui le « problème P vs NP » : la solution d’un problème dont on peut rapidement vérifier l’exactitude peut-elle être trouvée rapidement ? Von Neumann était bien trop malade pour répondre. La santé de Gödel se détériora, en grande partie par sa faute. Atteint d’une hypertrophie de la prostate, il refusa de se faire opérer, s’administrant lui-même des antibiotiques pour combattre les risques d’infection. Plus hypocondriaque que jamais, se méfiant des médecins, il prenait sa température plusieurs fois par jour et absorbait de grandes quantités de laxatifs et d’autres médicaments. Convaincu que l’institut de Princeton voulait le supprimer, imaginant qu’on lui faisait des injections dans son sommeil comme, pensait-il, autrefois dans les hôpitaux psychiatriques de Vienne, craignant à nouveau d’être empoisonné, il mangeait de moins en moins. Une première hospitalisation d’Adele, malade elle aussi, le laissa désemparé. Une seconde puis la mort de Morgenstern précipitèrent sa fin. Au début de l’année 1978, il mourut de malnutrition et d’inanition.
On peut être déconcerté par la coexistence, chez lui, d’idées scientifiques de grande valeur, d’opinions philosophiques et religieuses discutables, de croyances superstitieuses et de troubles pathologiques. Mais tout cela est lié. Gödel était persuadé que rien ne pouvait se produire sans raison et par accident. Une telle conviction, observe Budiansky, est à la fois l’expression d’un rationalisme extrême et un terreau fertile pour la paranoïa. Elle pourrait aussi expliquer, paradoxalement, son attrait pour le surnaturel et l’occulte. Son perfectionnisme et son obsession maniaque de l’ordre et de la précision pouvaient être paralysants et l’ont souvent conduit à une prudence excessive. D’un autre côté, c’est cette tournure d’esprit qui lui a permis de résoudre des problèmes qui étaient dans l’air mais que personne n’avait jamais réussi à formuler avec autant de justesse que lui. Et ces qualités étaient appréciées. Gödel, souligne Budiansky, étudiait et commentait les travaux des autres avec la méticulosité dont il témoignait dans les siens, « un souci d’exactitude et une conscience professionnelle élevée que beaucoup de ses amis reconnaissaient comme un de ses traits de caractère les plus admirables ».
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour Books.
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