WP_Post Object ( [ID] => 119910 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:24:49 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:24:49 [post_content] =>Lorsque Marina Galkina boucle son sac en prévision de l’une de ses grandes expéditions, chaque gramme compte. « Quelle charge pourrai-je porter ? La réponse à cette question [est] le point de départ de ma stratégie de voyage », écrit-elle dans son livre « Seule au bout du monde », publié en 2002, dans lequel elle narre sa traversée du sud au nord de la Tchoukotka, la région la plus orientale de la Russie. Elle poursuit : « Je ne peux pas porter un sac à dos de 45-55 kilos sur des terrains accidentés comme le font les hommes. […] J’avance vite avec un chargement de 25 kilos – 27 peut-être. 30 est mon maximum. »
Avec une tente, du matériel pour camper et pêcher, trois petites bouteilles de gaz et le strict nécessaire de nourriture pour évoluer pendant plusieurs semaines dans la toundra arctique inhabitée, son paquetage atteint rapidement une quarantaine de kilos. Alors, quand on ne peut pas porter, la solution est de tirer. La technique de Galkina consiste à suivre le lit d’une rivière à bord d’un kayak démontable. Lorsque le cours d’eau n’est pas navigable ou disparaît sous les pierres, elle s’harnache pour tracter son embarcation derrière elle, voire effectue le trajet en deux fois, la première pour porter le sac à dos, la seconde pour récupérer le kayak.
Née en 1968 et diplômée en biologie, Marina Galkina est surtout connue au sein du cercle des passionnés de sports extrêmes. Journaliste, animatrice de stages de survie en milieu naturel, elle est quintuple championne du monde de rogaining [ou rogaine en français], une course d’endurance et d’orientation qui a vu le jour en Australie. Son fils devenu grand, elle passe désormais presque cinq mois par an à sillonner le nord-est de la Russie : la Tchoukotka, la Iakoutie, la région de Khabarovsk. Cette baroudeuse se dit attirée depuis toujours par les contrées les plus reculées et les plus préservées de la civilisation moderne, ainsi que par les modes de vie des peuples nomades de Sibérie. Autant de terres isolées où le climat est particulièrement rude. La Tchoukotka est balayée par des vents glacés toute l’année. La température moyenne en été ne dépasse pas les 10 °C ; il peut neiger à la mi-août. La végétation arctique – arbustes, lichens, rares bouleaux d’Erman ou aulnes – ne permet pas toujours d’allumer un feu pour se réchauffer. Sans compter les assauts de myriades de moustiques pendant le court été polaire, ou encore les ours. « Lorsque vous rencontrez un ours, l’essentiel est d’éprouver de la bonté en vous, de ne pas lui communiquer d’agressivité. Le plus souvent, les ours s’enfuient dès qu’ils sentent notre odeur. Il ne faut pas établir de contact visuel avec eux, ni s’enfuir », préconise la voyageuse dans une vidéo retraçant son périple à travers la péninsule de Kamtchatka, au cours duquel elle a croisé une cinquantaine de ces plantigrades. Une nuit, elle s’est même retrouvée à chantonner une berceuse sous sa tente pour calmer un ours particulièrement énervé par sa présence sur son territoire. L’animal a fini par partir.
« Mon seul véritable ami pendant le voyage, [c’est] mon kayak », lit-on dans « Seule au bout du monde ». Dans les années 1990, l’aventurière fabrique son embarcation elle-même, pour la rendre le plus légère possible. L’époque est aux pénuries. Elle utilise alors des cerceaux de gymnastique en guise de membrures (la structure transversale de la coque). « Mon kayak est léger et spacieux, insubmersible et facile à transporter, ce qui garantit mon autonomie. Mais surtout, il me procure la sensation de voler. Il me permet de faire corps avec le courant rapide d’une rivière tumultueuse et de ressentir son caractère », explique-t-elle. C’est également sa planche de salut si les choses venaient à mal tourner : elle s’allongerait dedans pour se laisser porter par les flots.
Marina Galkina a vécu une foule d’aventures exceptionnelles (comme patiner sur le lac Baïkal en 2016 ou skier sur le lac Lybalakh par – 50 °C en 2021), mais son voyage le plus éprouvant reste sa traversée de la Tchoukotka, en 1998. Gelée et affamée, disposant de moins d’un kilo de nourriture pour les 500 kilomètres qu’il lui reste à parcourir, elle tombe alors par chance sur les yarangas (tentes) des éleveurs de rennes tchouktches. Chez ses hôtes, elle peut enfin se réchauffer près du feu, manger à sa faim, dormir emmitouflée dans des peaux de renne, puis reprendre la route, nantie de généreuses provisions.
— Cet article a été écrit pour Books par Ekaterina Dvinina.
[post_title] => La femme qui murmurait à l’oreille des ours [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-femme-qui-murmurait-a-loreille-des-ours [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:24:51 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:24:51 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=119910 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 119915 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:24:43 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:24:43 [post_content] =>En 1887, deux ans après avoir adressé une « réponse à un phallocrate paternaliste » 1 qui a donné le coup d’envoi à sa carrière et deux ans avant de s’embarquer dans un tour du monde afin de battre le record de quatre-vingts jours du roman de Jules Verne 2, la journaliste victorienne Nellie Bly réalise l’un des exploits les plus courageux de l’histoire du journalisme d’investigation : feignant la folie, elle se fait interner à l’asile psychiatrique pour femmes de Blackwell’s Island, à New York, afin d’attirer l’attention de l’opinion publique sur la brutalité et la négligence épouvantables dont sont victimes les patientes. Son compte rendu, à l’origine publié sous forme d’une série d’articles dans le New York World, a ensuite paru sous le titre Dix Jours dans un asile. Non seulement ce récit vaut à Bly, jeune femme d’une vingtaine d’années dans un environnement médiatique dominé par les hommes, une réputation de journaliste brillante et intrépide, mais il donne lieu à une enquête menée par le grand jury de New York, qui se conclura par une augmentation de 1 million de dollars du budget de la ville alloué à la prise en charge des malades mentaux.
En apparence, le plan est simple : Bly va « mimer les symptômes de la folie au point de [duper] les médecins », puis écrira « un récit clair et sans fard sur le traitement des patientes et les méthodes de prise en charge », une mission qu’elle sait à la fois délicate et difficile. Ce qu’elle découvre une fois sur place – les bains froids, la privation de nourriture, les passages à tabac, la crainte permanente d’une agression sexuelle et une atmosphère générale qui tient davantage du camp de concentration que de l’établissement de santé – constitue une parabole tragique et intemporelle de ce qui se produit lorsque des circonstances en grande partie arbitraires placent un groupe d’individus à la merci d’un autre. Bly assiste à une mise en application glaçante et grandeur nature de l’expérience de Stanford, qui révèle toute la cruauté dont les humains sont capables lorsqu’ils exercent une autorité, si minuscule soit-elle, sur des êtres plus faibles. Son témoignage est avant tout une leçon d’humilité qui nous rappelle que la véritable puissance ne se mesure pas à l’habileté avec laquelle nous parvenons à imposer notre volonté, mais à la bonté et à la compassion dont nous sommes capables de faire preuve à l’égard des personnes vulnérables.
Malgré la violence dont elle est à la fois le témoin et la victime, Bly garde foi en l’humanité et ne manque pas de souligner, au milieu de cet enfer, la gentillesse des quelques individus ayant choisi de s’élever au-dessus de l’atmosphère viciée qui transforme les autres en monstres. « Dès mon entrée dans l’asile de l’île, écrit-elle dans son introduction, je me suis départie de mon rôle de démente. Je parlais et me comportais en tout point comme d’ordinaire. Mais, chose étrange, plus je parlais et me comportais normalement, plus les médecins étaient convaincus de ma folie, à l’exception d’un homme, dont la bonté d’âme et la courtoisie restent gravées dans mon souvenir. »
Bly commence par s’entraîner à imiter le comportement des fous (« Ayant lu en divers endroits que l’on reconnaît un fou à ses yeux hébétés, j’ouvris grands les miens et étudiai un moment mon reflet sans cligner les paupières » ; « Je [mimais] la moue extatique des jeunes filles que l’on voit sur les tableaux intitulés Dreaming ou Far-away ») et se présente à la pension pour femmes située au no 84 de la 2e Avenue, à New York. Son stratagème est le suivant : simuler une dépression, prétendre n’avoir aucun parent ni ami et faire en sorte que la directrice la fasse interner dans un service psychiatrique, où elle convaincra les médecins que sa place se trouve dans l’asile de Blackwell’s Island.
L’incursion de Bly dans la vie des plus défavorisés commence à peine qu’elle fait déjà l’expérience du manque de considération et de respect que subissent au quotidien les citoyens de seconde zone. Elle décrit ainsi son arrivée à la pension pour indigentes : « Après avoir traversé une petite cour pavée, je me trouvai face à l’entrée de la pension. Je sonnai une cloche tonitruante comme le carillon d’une église, et attendis nerveusement que quelqu’un m’invite à entrer. La porte s’ouvrit brutalement ; une blondinette de treize printemps, haute comme une botte, apparue sur le seuil.
“Est-ce que la propriétaire de la pension est là ? demandai-je à mi-voix.
– Elle est occupée. Allez l’attendre au salon, à l’arrière”, tonna la fille, sans qu’aucune émotion transparaisse sur son visage trop mûr.
J’obéis à ces instructions abruptes et pris place dans une pièce peu accueillante. Vingt minutes s’étaient écoulées quand une femme mince, vêtue d’une robe simple de couleur sombre, s’avança vers moi.
– “Eh bien ?” »
Malgré l’antipathie de la directrice et de son personnel, Bly fait la connaissance d’une gentille correctrice de Boston, Mrs Caine – « sa bonté n’avait d’égale que son courage ». Lorsqu’on l’interroge sur les circonstances qui l’ont conduite à se présenter à la pension, Bly s’en tient à son plan, riant sous cape de l’absurdité des attentes de la société de l’époque envers les femmes : « “Tout est si triste, fis-je, en m’efforçant de prendre un air absent.
– Allons, allons, il ne faut pas se tracasser. On a toutes nos petits soucis, mais il y a une solution à tout. Quel genre de travail recherchez-vous ?
– Je ne sais pas. Je suis si lasse.
– Est-ce que ça vous plairait de vous occuper d’enfants et de porter une jolie coiffe et un joli tablier blancs ?”
Je portai mon mouchoir aux lèvres pour dissimuler un sourire et répondis, la voix étouffée par le morceau de tissu :
“C’est que je n’ai jamais travaillé de ma vie.” »
À celles qui la questionnent, Bly raconte qu’une terrible migraine lui a fait perdre la mémoire. La première nuit, pour mieux jouer son rôle de « pauvre fêlée », ainsi que la surnomment bientôt les autres femmes, elle se force à rester éveillée. L’élégance de sa prose et la finesse de son esprit, qui font écho à la déclaration de Susan Sontag selon laquelle « un écrivain est quelqu’un qui prête attention au monde – un observateur professionnel », transparaissent lorsque Bly décrit avec un mélange de curiosité et d’humour comment elle s’occupe pendant cette nuit blanche : « En captivité, Robert Bruce passait le temps de façon la plus agréable qui soit en observant l’illustre araignée tisser sa toile. Je ne disposai pas d’une vermine aussi noble, mais je crois bien avoir fait quelques découvertes dignes d’intérêt pour l’histoire naturelle. J’étais sur le point de sombrer une fois pour toutes quand un petit bruit attira mon attention : quelque chose avait atterri sur la courtepointe. C’était l’occasion ou jamais d’étudier ces curieuses bestioles, des cafards sortis prendre leur petit déjeuner. Sans doute déçus de voir que le plat principal manquait à l’appel, ils parcouraient l’édredon en tous sens, puis s’entretenaient un moment. Après l’un de ces conciliabules, ils s’en allèrent chasser ailleurs, me laissant pensive – car j’avais été grandement étonnée de les voir si grands et si agiles. »
Si elle est capable de s’amuser de ces premiers désagréments, Bly se retrouve bientôt empêtrée dans une situation beaucoup moins comique. Le lendemain matin, la directrice appelle la maréchaussée, et la « pauvre fêlée » est emmenée au palais de justice par deux robustes policiers. À son grand désarroi, elle se retrouve face à un agent qu’elle a interrogé dix jours plus tôt dans le cadre de son travail de journaliste et craint instantanément qu’il ne se souvienne d’elle et la dénonce. Mais elle est déjà devenue invisible, de cette façon insidieuse qui frappe les membres les moins privilégiés de la société : le policier ne la reconnaît pas et ne voit devant lui qu’une folle sans visage. Bien qu’elle commence à comprendre la négligence profonde et même le mépris avec lesquels les « pauvres malheureux » sont traités par le système judiciaire et la société en général, Bly ne manque pas de remarquer la bonté lorsqu’elle la croise, à l’instar de celle du juge chargé de son affaire : « Le juge Duffy siégeait derrière un bureau surélevé, semblant distribuer en abondance le lait de la tendresse humaine. Je craignis que la gentillesse qui se lisait sur chaque trait de son visage ne joue en ma défaveur. »
Cependant, plus Bly s’enfonce dans la spirale infernale des soins psychiatriques, plus elle prend conscience de l’épaisseur de l’obscurité dans laquelle sont jetés les malheureux happés par le système. À son arrivée à l’hôpital Bellevue, troisième étape du processus qui doit la conduire jusqu’à l’asile de Blackwell’s Island, elle est affectée au « pavillon des aliénées », le service psychiatrique de l’hôpital, et y est traînée sans ménagement : « Face à mon silence obstiné, on ordonna de me conduire dans le pavillon des aliénées. Un solide gaillard me saisit si fermement le bras que j’en éprouvai une vive douleur. Mon sang ne fit qu’un tour : “Comment osez-vous me toucher ?” Il desserra sa prise et je le secouai avec une force insoupçonnée. “Je ne suivrai personne d’autre que cet homme, dis-je en pointant le médecin de l’index. Le juge m’a confiée à ses soins.” Celui-ci m’offrit son bras et nous suivîmes notre butor à travers la salle des malades. »
Elle dresse un tableau lugubre de l’endroit, plus proche d’une prison que d’un établissement de soins : « Un grand hall, au sol nu et aux murs briqués, à la blancheur typique des institutions publiques. À l’arrière, plusieurs portes blindées cadenassées. Des bancs et quelques chaises d’osier pour tout ameublement. De part et d’autre, deux rangées de portes qui, je le découvrirais plus tard, menaient aux chambres. Deux pièces supplémentaires flanquant chaque côté du hall : à droite, un salon, à gauche, un petit réfectoire. Robe noire, coiffe et tablier blancs, une infirmière montait la garde, armée d’un trousseau de clés. »
Fidèle à son optimisme sans faille, Bly est capable de détecter de la bienveillance même dans cet environnement sinistre : « Les patientes, puisqu’on leur donne ce nom, pouvaient compter sur la gentillesse et le dévouement de la bonne à tout faire, une vieille Irlandaise prénommée Mary. »
Il n’y a que trois autres patientes dans le service, dont une jeune femme de chambre hospitalisée ici à la suite d’une dépression causée par le surmenage. Bly la trouve pourtant parfaitement saine d’esprit : pour la première fois, elle se rend compte que dans ces institutions, la frontière entre les fous et les gens normaux, loin d’être nette, est tracée de manière plutôt arbitraire et artificielle par des médecins qui ne prêtent pas attention à leurs patients et refusent d’écouter leurs protestations rationnelles.
Très vite, Bly est également confrontée à l’inconfort et à la douleur physique pure et simple, infligés par un personnel négligent et souvent délibérément malveillant. Sa première mauvaise expérience survient à la tombée de la nuit : « Le vent s’engouffrait par les fenêtres ouvertes du hall, mettant au supplice ma nature sudiste. Le froid devint à ce point insupportable que je m’en plaignis à miss Scott et miss Ball. Elles répliquèrent sèchement que je ne pouvais pas attendre davantage d’un endroit comme celui-ci. Je n’étais manifestement pas la seule à souffrir de ces températures, mais les infirmières portaient, elles, d’épais vêtements qui les gardaient bien au chaud. Je leur demandai la permission d’aller me coucher. “Certainement pas !” répondirent-elles en chœur. Miss Scott secoua un vieux châle pour en faire partir les mites et me le tendit.
“Il est en bien piteux état, commentai-je.
– Il y en a qui auraient la vie plus facile si elles ne faisaient pas tant les fières, rétorqua miss Scott. Quand on vit de la charité, on ne fait pas de caprices.”
Je me couvris les épaules avec le châle mangé aux mites, puis m’assis sur une des chaises d’osier. L’ayant ramené sur ma tête pour me réchauffer le nez, je me laissai gagner par la torpeur. »
À peine Bly s’est-elle enveloppée à contrecœur dans le châle miteux qu’une infirmière le lui arrache. Elle est accompagnée d’un médecin qui, après avoir examiné Bly et insinué que c’était probablement une prostituée, la déclare « démente, sans aucun doute ». Bly passe à nouveau une nuit blanche, sa première à Bellevue. Cette fois-ci, elle est maintenue éveillée contre son gré par les infirmières qui se font la lecture à voix haute toute la nuit sans se soucier des patientes.
Le lendemain matin, elle doit enfin être emmenée à l’asile psychiatrique de Blackwell’s Island. Ce léger avant-goût du sort réservé aux malades mentaux provoque chez Bly une sourde inquiétude quant à ce qui l’attend, malgré les dispositions qu’elle a prises : « J’avais foi en ma santé mentale et en mes chances de sortir très prochainement, pourtant mon cœur se serra lorsque la porte de l’asile se referma derrière nous. Imaginez un peu, vivre derrière les barreaux et les verrous impitoyables d’un asile, au milieu de démentes bruyantes et incontrôlables ! Dormir, manger à leurs côtés, être considérée comme une des leurs : ma position était difficilement tenable. »
Pourtant, elle met son plan à exécution. Une fois à Blackwell’s Island, elle vit un véritable cauchemar éveillé – un cauchemar dont les vrais patients du système psychiatrique, ceux qui ne sont pas en mission d’infiltration, ne peuvent se réveiller. Ce qui suit est d’autant plus choquant que, dès son arrivée sur l’île, Bly cesse de feindre la folie et se comporte comme la personne saine d’esprit qu’elle est, pour finalement se rendre compte que les médecins ne font pas la différence. De quoi remettre en question la légitimité de l’internement d’une bonne partie des autres femmes déclarées « folles ».
Le premier repas de Bly dans cette institution lui laisse présager les violences qui l’attendent. Après avoir attendu quarante-cinq minutes debout dans le couloir, les femmes sont emmenées au réfectoire, où elles prennent place sur des bancs disposés de part et d’autre d’une longue table occupant toute la pièce. On leur sert d’épaisses tranches de pain avec du beurre rance et cinq pruneaux chacune, ainsi que des bols « remplis d’un liquide rosâtre » – du thé « aussi insipide que de l’eau, avec un petit goût de métal ». Une infirmière mal disposée lance à Bly sa tartine de pain beurré, laquelle est si infecte que, malgré ses deux jours de privations, elle est incapable d’en avaler une bouchée.
Lors d’un autre repas, du bœuf avarié est servi sans couverts, obligeant les patientes à ronger les morceaux de viande coriace comme des sauvages. Ce genre de pratiques, qui contraignent même les femmes saines d’esprit – et Bly va en rencontrer beaucoup – à se comporter comme des aliénées, est monnaie courante à l’asile. Ce système sape toute résistance psycho-émotionnelle chez les patientes et transforme les faux diagnostics de démence en prophéties autoréalisatrices.
Pourtant, ce qui suit donne à l’épisode du souper des allures de joyeux pique-nique. Bly décrit la brutalité des bains froids auxquels les patientes sont régulièrement soumises : « Nous suivîmes miss Grupe jusque dans une salle de bains froide et humide où je reçus l’ordre de me dévêtir. Ai-je protesté ? Eh bien, je dois dire que je n’ai jamais déployé autant d’énergie pour me soustraire à une obligation. Les infirmières menacèrent d’employer la manière forte si je n’obéissais pas. Je remarquai alors qu’une des patientes les plus atteintes de l’asile se tenait près de la baignoire, un linge délavé dans la main, pérorant pour elle-même avec un petit rire diabolique. Un frisson de terreur me parcourut lorsque je compris ce qui allait se passer. Les infirmières finirent par me retirer mes vêtements l’un après l’autre. Quand il ne me resta sur le dos qu’un seul de mes dessous, je déclarai, non sans véhémence : “Celui-là, je le garde.” Vaine tentative de ma part. Je jetai un regard à mes compagnes qui se tenaient à la porte, avant de sauter dans la baignoire avec plus d’énergie que de grâce.
L’eau était glaciale. J’insistai pour qu’on me laisse sortir, suppliai qu’au moins les autres patientes s’en aillent. Peine perdue ! Je fus forcée au silence pendant que la démente me récurait, je ne trouve pas de terme plus approprié. Après avoir pris un peu de savon dans une coupelle en étain, elle me frotta tout le corps, y compris le visage et les cheveux, bien que j’eusse insisté pour qu’elle épargne ma coiffure. À ce stade de l’opération, j’étais incapable de voir ni de dire quoi que ce soit. Frotte, frotte, frotte, chantonnait la vieille femme. Je claquais des dents sous l’effet du froid. J’eus droit à trois seaux d’eau déversés coup sur coup sur ma tête – le liquide m’emplit le nez, la bouche, m’aveugla. Je ressentis probablement ce qu’éprouve une personne qui se noie lorsque les infirmières me sortirent de la baignoire, suffoquant et tremblant de tous mes membres. Pour la première fois, je devais avoir vraiment l’air d’une folle ! Témoins de mon calvaire, mes voisines affichaient un air effaré ; elles savaient à présent ce qui les attendait. À l’idée du grotesque spectacle que je leur offrais, j’éclatai d’un rire sonore. Sans m’avoir donné le temps de me sécher, les infirmières me firent enfiler une combinaison de flanelle au bas de laquelle était brodé en grandes lettres noires : “Asile d’aliénées B I, H 6” pour Blackwell’s Island, Hall no 6. »
Traumatisée par cette expérience, Bly se retrouve ensuite incapable de fermer l’œil de la nuit. Elle s’occupe en réfléchissant aux conséquences dévastatrices que pourrait avoir l’élément naturel opposé : le feu. L’asile est conçu de telle sorte que, si un incendie venait à se déclarer, les patientes seraient condamnées à une mort certaine et atroce. (Ce constat est loin d’être nébuleux : en 1948, plus d’un demi-siècle plus tard, Zelda Fitzgerald perdra la vie dans l’incendie d’un hôpital psychiatrique.) Bly étudie ce scénario certes hypothétique mais effroyablement plausible : « Ce seul bâtiment abrite quelque trois cents femmes, réunies en chambrées d’une à dix personnes. Impossible de s’en échapper, à moins qu’on ne leur ouvre la porte de l’extérieur. Un incendie n’est pas à exclure, c’est même chose fréquente. Étant donné les mauvais traitements infligés aux patientes – dont j’aurai à parler bientôt –, il est probable que les gardiens et les infirmières prendraient leurs jambes à leur cou s’il y avait le feu. Et les patientes qui auraient la vie sauve se compteraient sur les doigts d’une main. Quant aux autres, il ne leur resterait qu’à rôtir jusqu’à ce que mort s’ensuive. Même si les infirmières étaient bienveillantes, ce qu’elles ne sont pas, braver les flammes au péril de sa vie pour libérer plusieurs centaines d’aliénées requiert une présence d’esprit qui leur fait bien souvent défaut. Si rien ne change, un drame sans précédent semble inévitable. »
Outre le choc physique et psychologique dû aux bains froids et le risque permanent d’une mort par les flammes, Bly observe – et subit – des manquements sidérants à l’hygiène la plus élémentaire. Autant de négligences que les infirmières s’efforcent de cacher aux visiteurs et aux fonctionnaires de la santé publique. Les femmes sont toutes séchées avec la même serviette, celles qui ont une peau saine comme celles qui présentent des infections ou de graves éruptions cutanées, et peignées avec un « peigne commun ». Les bains eux-mêmes sont la plus scandaleuse des atrocités en matière d’hygiène : « Le jour du bain, les patientes se lavaient successivement dans la même eau jusqu’à ce qu’elle en devienne trouble. La baignoire était alors vidée puis directement remplie, sans avoir été nettoyée. Les patientes au corps sain réclamaient à grands cris de pouvoir se laver dans une eau propre, mais elles étaient obligées de se soumettre aux ordres d’infirmières aussi paresseuses que tyranniques. Les robes ne sont guère lavées plus d’une fois par mois. Quand une patiente recevait de la visite, il n’était pas rare que des infirmières lui en fassent enfiler une autre afin de préserver les apparences. »
Ces atteintes à la dignité humaine suffisent à faire de l’asile psychiatrique une abomination, mais Bly n’est hélas pas au bout de ses peines. Ce n’est que lorsqu’elle est témoin des « soins » réellement prodigués aux « aliénées » qu’elle saisit toute l’étendue de la brutalité du système. Dans la cour, elle est confrontée à un spectacle qu’elle n’oubliera jamais, celui des « encordées » : cinquante-deux femmes sont attachées les unes aux autres par une longue corde nouée aux larges ceinturons de cuir enserrant leur taille ; toutes sanglotent, pleurent ou crient, chacune affichant son délire intime aux yeux de tous. Les autres patientes, celles qui, comme Bly, se montrent moins démentes ou violentes, sont forcées de rester assises sur des bancs du matin au soir, réprimandées et battues pour avoir bougé ou parlé. De façon générale, les internées sont traitées comme des automates sans âme auxquels ne sont accordées ni dignité ni compassion. Un sentiment d’impuissance et de désespoir enveloppe ces femmes, conscientes que se plaindre aux médecins des mauvais traitements qu’elles subissent ne ferait que les exposer davantage aux coups des cruelles infirmières.
C’est ici que Bly présente son argument le plus important : « Mis à part la torture, quel autre traitement vous conduirait plus vite à la folie ? Ces femmes sont envoyées dans cet endroit afin d’être guéries. Je conseille à ces mêmes experts qui m’ont envoyée à l’asile – une décision qui a prouvé leur valeur – d’enfermer n’importe quelle femme en bonne santé et saine d’esprit, de la forcer à rester assise sur des bancs à dossier droit de six heures du matin à huit heures du soir, de la priver de lecture et d’accès au monde extérieur, de lui donner pour toute récompense des coups et une nourriture infecte, et de voir combien de temps cela prendra pour qu’elle devienne folle. »
Avec tristesse, elle note combien cet enfer est éloigné de ce que l’on peut concevoir dans la vie normale : « Personne ne peut se douter à quel point ce sont de longues et lentes heures que celles que l’on passe à l’asile. Les patientes accueillent avec joie tout événement susceptible de nourrir les bavardages ou de les distraire un peu. »
Par une succession d’exemples épouvantables, Bly illustre les extrémités auxquelles les infirmières en viennent pour se divertir : « Une jeune fille nommée Urena Little-Page fut internée peu de temps après mon arrivée. Elle était simple d’esprit mais, comme beaucoup de femmes sensées, elle se froissait dès qu’on parlait de son âge. Elle clamait auprès de qui voulait l’entendre qu’elle avait dix-huit ans, se mettant dans une colère noire quand on la contredisait. Les infirmières eurent tôt fait de découvrir son talon d’Achille, matière à bien des railleries dont elle faisait les frais.
“Urena, les médecins affirment que vous avez trente-deux ans, pas dix-huit”, lui lança un jour miss Grady dans un concert de ricanements. Elles ne cessèrent de la tourmenter que lorsque la malheureuse éclata en sanglots, hurlant qu’elle voulait rentrer chez elle. Les infirmières lui commandèrent sèchement de se taire. Mais Urena devint hystérique, et les infirmières se jetèrent sur elle, la giflèrent, lui donnèrent des coups répétés sur la tête. À ce stade, la pauvre créature était dans tous ses états ; elles n’hésitèrent alors pas à l’étrangler. Oui, vous avez bien lu. Elles la traînèrent ensuite jusque dans un placard, d’où nous parvenaient ses gémissements étouffés. Au bout de plusieurs heures d’enfermement, Urena retourna au salon, son cou portant encore les marques des doigts de ses assaillantes. »
Certaines des femmes que Bly rencontre à l’asile sont des étrangères en pleine possession de leurs facultés intellectuelles : elles sont enfermées là pour la seule raison qu’elles ne parlent pas assez bien l’anglais pour expliquer leur situation aux médecins, policiers, juges et autres inspecteurs croisés au cours de la descente aux enfers qui les a conduites à Blackwell’s Island. L’une d’elles, une jeune femme ne parlant que l’hébreu, a été internée à la demande de son mari, jaloux qu’elle ait accordé ses faveurs à d’autres hommes.
Les sévices les plus effroyables, cependant, se produisent dans un endroit de l’asile surnommé de façon trompeuse « la Retraite ». Une des femmes que Bly rencontre, Mrs Cotter, y a été envoyée pour avoir adressé la parole à un homme lors d’une promenade. Elle raconte à Bly les exactions dont elle a été victime : « Pour punir mes pleurs, les infirmières m’ont frappée avec un balai et m’ont sauté dessus, me blessant à l’intérieur pour que je ne puisse jamais m’en remettre. Après, elles m’ont attaché les mains et les pieds, et rabattant un drap sur ma tête l’ont enroulé autour de ma gorge pour m’empêcher de crier, puis m’ont jetée dans une baignoire d’eau glacée. Elles m’ont maintenue sous l’eau jusqu’à ce que je perde conscience. D’autres fois, elles m’attrapaient par les oreilles et me cognaient la tête contre le mur ou le sol. Puis elles m’arrachaient des cheveux à la racine afin qu’ils ne puissent pas repousser. »
Une autre femme décrit son séjour à la Retraite, où elle s’est retrouvée « encordée » : « La violence qui règne là-bas est à peine croyable. On me tirait les cheveux, m’étranglait ou me rouait de coups de pied. Les infirmières ordonnaient à une patiente de rester postée à la fenêtre pour les prévenir si un médecin approchait. Ça ne servait à rien de se plaindre auprès des médecins, ils répondaient toujours que c’était le fruit de l’imagination de nos cerveaux malades, et en plus ça nous aurait valu d’autres coups des infirmières. Elles maintenaient les patientes sous l’eau et les menaçaient de les laisser se noyer si elles ne promettaient pas de garder le silence. Nous promettions toutes, parce que nous savions que les médecins ne nous aideraient pas et nous voulions à tout prix éviter les coups. […] Une fois, les infirmières m’ont cassé deux côtes en me sautant dessus à pieds joints. »
Aux violences physiques s’ajoute un traitement chimique, et Bly note que les infirmières injectent aux patientes suffisamment de morphine et de chloral pour rendre folles même les personnes les plus sensées. Au cœur de son exposé réside une idée glaçante : si caricaturale que puisse paraître sa description de l’asile de Blackwell’s Island, cette institution a sûrement des équivalents ailleurs dans le pays et se révèle emblématique du traitement que la société réserve à ses membres les plus vulnérables – le moindre signe de faiblesse fournit un prétexte à la domination, la moindre difficulté socio-économique peut donner lieu à l’exercice d’un pouvoir cruel, le moindre aveu de fragilité semble autoriser les comportements barbares.
Alors que son infiltration de dix jours dans l’antre de la folie touche à sa fin 3, Bly part, le cœur gros d’abandonner à leur sort ces « pauvres malheureuses » internées à perpétuité : « L’asile d’aliénées de Blackwell’s Island est une souricière à taille humaine. Il est facile d’y entrer mais, une fois à l’intérieur, impossible d’en sortir. [...] Je désirais plus que tout partir de cet horrible endroit, pourtant, une fois libre et à même de profiter des divins rayons du soleil, je ressentis une certaine douleur. J’avais été l’une des leurs dans leur infortune, et, sottement, il me semblait égoïste de les abandonner. Tel Don Quichotte, j’éprouvais le besoin de les aider par ma seule présence et ma compassion. Mais ce sentiment ne dura qu’un temps. Une fois les barreaux disparus, la liberté me sembla le sentiment le plus doux qui soit. »
Malgré l’inconfort atroce qu’il procure, Dix Jours dans un asile vaut la peine d’être lu dans son intégralité, non seulement pour la prose et la vivacité d’esprit de Bly, mais aussi parce qu’il nous rappelle une chose : il suffit d’un rien pour que les structures de pouvoir se muent en une machine aveugle qui persécute les groupes marginalisés. Il est donc crucial, à titre individuel et collectif, de trouver en nous et d’incarner la Nellie Bly qui dénonce l’injustice, fait bouger les lignes en faveur des plus défavorisés et, plus important encore, sait apercevoir des lueurs de bonté même au cœur des réalités les plus sombres.
— Maria Popova est une critique d’origine bulgare habitant aux États-Unis. Elle dirige seule le blog The Marginalian, dans lequel elle publie ses chroniques sur l’art et la littérature depuis 2006. — Cet article a été publié sur le blog The Marginalian. Il a été traduit par Charlotte Navion.
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WP_Post Object ( [ID] => 119932 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:24:33 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:24:33 [post_content] =>Au commencement, il y eut un naufrage. Le capitaine Leif Erikson transportait à son bord du bois de construction, du raisin et trente-cinq hommes ; avec sa précieuse cargaison, il avait laissé derrière lui cette côte qu’il avait été le premier Européen à fouler et à explorer peu de temps auparavant. Là-bas, les vagues s’échouaient sur les rives d’un continent qui, des siècles plus tard, s’appellerait l’Amérique. Sur le chemin du retour vers le Groenland, les marins voyaient déjà les sommets glacés de l’île se dresser au-dessus de la mer agitée lorsque, à en croire une légende très ancienne, ils aperçurent un navire en perdition.
Leif réussit à recueillir quinze personnes sur son voilier, mais la plupart moururent peu après au Groenland. Parmi les rares qui reprirent des forces et restèrent en vie, on ne connaît qu’un seul nom, celui d’une jeune fille d’environ 15 ans, originaire d’Islande : Gudridur.
Gudridur devait devenir en grandissant l’une des femmes les plus originales de son époque. Dans un monde dominé par les hommes, son courage et son goût de l’aventure lui valurent le surnom de Vidförla, la grande voyageuse.
Les distances que Gudridur de Laugarbrekka aurait parcourues sont en effet étonnantes : selon les sagas islandaises, elle aurait traversé huit fois la mer du Nord et se serait installée quelque temps dans le Nouveau Monde de Leif Erikson. Plus tard, elle aurait parcouru la moitié de l’Europe jusqu’à Rome, dans le cadre d’un pèlerinage. Les Islandais la vénèrent comme l’ancêtre d’une famille importante, dont sont issus de nombreux évêques. En Amérique, Gudrigur accoucha de son fils aîné – le premier enfant né de parents européens sur ce continent.
Se retrouver naufragé sur un rocher, comme la jeune Gudridur aux alentours de l’an 1000, faisait partie, aux yeux des Vikings de l’époque, des aléas de la vie. Selon la Saga des Groenlandais, le drakkar de marchandises sur lequel elle se trouvait était parti de Norvège pour transporter du bois de construction vers la colonie islandaise du Groenland. Car, sur cette île immense recouverte en grande partie de glaciers, les arbres permettant de construire des maisons et des bateaux ne poussent pas.
Chaque traversée de la mer du Nord pouvait être la dernière, et les habitants de ces côtes balayées par de nombreuses tempêtes savaient à quoi s’attendre. On ne plaisantait pas avec Margygr, la géante des mers, ou le terrible Hafgerdingar, qui érigeait des vagues hautes comme des montagnes. Aujourd’hui encore, les navigateurs parlent avec effroi des innombrables icebergs et autres blocs de glace qui parsèment les eaux du Groenland, du brouillard insondable ou des rafales hurlantes en plein été, de l’humidité pénétrante et de leurs longues insomnies.
Les hommes du Nord avaient un mot pour désigner l’errance en mer, hafvilla. C’est ce dont Gudridur fait l’expérience dans la Saga d’Erik le Rouge, qui, comme la Saga des Groenlandais, décrit le voyage au cours duquel la jeune fille a été sauvée par Leif Erikson. Pourtant, certains détails diffèrent.
D’après cette seconde version, la jeune fille aurait dérivé tout l’été à travers l’océan, alors qu’elle venait de Norvège et accompagnait son père au Groenland, à bord d’un bateau transportant les poutres nécessaires à la construction d’une maison. La moitié de l’équipage aurait perdu la vie dans les tourments de la hafvilla, avant que le navire, à l’approche de l’hiver, n’atteigne enfin la pointe sud de l’île.
Alors, naufrage ou hafvilla ? Quelle variante de la jeunesse de Gudridur est la bonne ? Personne ne le sait plus depuis longtemps. Les différences et les contradictions entre la Saga des Groenlandais et la Saga d’Erik le Rouge resteront sans doute irrésolues. Ces épopées islandaises n’ont été mises par écrit que deux siècles après les évènements relatés.
Dans les deux versions, l’horreur en mer débouche sur une fin heureuse pour Gudridur. Une telle alternance de similitudes et de différences est caractéristique d’une longue tradition orale qui repose très probablement sur un fond de vérité. La vie aventureuse de Gudridur peut être reconstituée à peu près comme suit à partir des deux sagas : après son sauvetage, elle épousa un marchand norvégien du nom de Thorir dans la colonie islandaise du Groenland. Mais Thorir mourut de maladie pendant l’hiver, et Leif Erikson devint le tuteur de Gudridur. Il la donna en mariage à son jeune frère Thorstein Erikson.
L’été venu, les époux réunirent un équipage pour naviguer vers la rive la plus occidentale du monde connu, le Vinland – la terre que Leif avait découverte et colonisée. Vinland est généralement traduit par « terre de la vigne », mais pourrait également signifier « terre de pâturage ».
Le voyage de Gudridur et Thorstein devait durer neuf jours, mais ils se retrouvèrent dans une hafvilla, peut-être par manque d’expérience ou à cause du mauvais temps. Pendant des semaines, ils errèrent sans repère sous un ciel d’été lumineux avant de débarquer finalement à Lysufjord, au sud-ouest du Groenland, où ils s’installèrent dans la solitude. Thorstein tomba rapidement malade et mourut. Gudridur, qui n’avait pas encore 20 ans, était déjà veuve pour la deuxième fois.
Elle eut plus de chance avec son troisième époux, le marchand islandais Thorfinn Karlsefni. Ensemble, ils parvinrent à rejoindre le Vinland et y restèrent trois ans. Thorfinn était riche : selon la Saga des Groenlandais, le couple voyageait avec 160 personnes et des bêtes réparties sur trois bateaux ; Gudridur commandait l’un d’eux.
Avant de quitter le Groenland, Thorfinn demanda si Leif Erikson lui laisserait les bâtiments qu’il avait construits au Vinland. « Je te les prêterai », telle est la réponse qui nous est parvenue. Enceinte pendant la traversée, Gudrirur donna là-bas naissance à un fils, qu’ils appelèrent Snorri, dans l’une des longues maisons couvertes de gazon typiques de l’habitat viking.
Tous les doutes quant à la présence de Vikings en Amérique ont été levés en 1961 par une découverte spectaculaire sur l’île canadienne de Terre-Neuve. Un couple d’archéologues norvégiens a mis au jour les vestiges de onze maisons, d’une forge et de nombreux artefacts parmi lesquels figurait une quenouille, preuve qu’au moins une femme aurait séjourné dans le village. Certains experts pensent que cette quenouille appartenait à Gudridur, mais il est toutefois impossible de le prouver. Le site a été par la suite baptisé l’anse aux Meadows.
Parmi les épisodes les plus singuliers rapportés par ces sagas se trouve la rencontre entre les nouveaux arrivants et les indigènes, que les Islandais avaient baptisés Skrælingar – terme que certains spécialistes traduisent par « les faibles », d’autres par « ceux qui sont vêtus de cuir ». Un jour, les Islandais offrent du lait aux Skrælingar et reçoivent des fourrures en échange ; un autre, Gudridur est en train de bercer son petit Snorri lorsqu’une étrangère s’approche d’elle, « avec un ruban autour de la tête et de grands yeux, des yeux plus grands qu’on n’en a jamais vu sur une figure humaine ». L’Islandaise lui dit : « Je m’appelle Gudridur. » Et l’indigène répète ces mots après elle : « Je m’appelle Gudridur. » Un moment de rapprochement, prudent mais plein d’espoir, entre deux femmes issues de mondes fondamentalement différents. Quand, tout à coup, un tumulte éclate. L’un des hommes de Thorfinn tue un autochtone qui voulait s’emparer des armes des Islandais. Les Nordiques parviennent à prendre le dessus mais décident de repartir, ayant compris que la terre qu’ils cultivent appartient déjà à d’autres.
Gudridur et son mari regagnent le Groenland sans encombre et s’installent finalement en Islande. On raconte que Thorfinn partit l’été suivant pour la Norvège à bord d’un bateau rempli de richesses comme on n’en avait jamais vu, dont des fourrures venues d’Amérique, probablement du castor, du vison et de l’hermine, et peut-être de l’ivoire provenant de défenses de morses du Groenland.
Mais, comme les deux précédents époux de Gudridur, Thorfinn ne vécut pas très vieux. L’Islandaise ne se remaria plus ; elle dirigea une vaste ferme du nom de Glaumbær et devint une personnalité respectée dans son pays. Après le mariage de son fils Snorri, elle partit pour la première fois vers le sud, à Rome. On ne dispose d’aucun détail sur ce pèlerinage. On raconte seulement qu’à partir de là la pieuse chrétienne vécut chez elle comme une nonne. Puis on perd la trace de la courageuse Gudridur, qui avait tant voyagé.
— Dietmar Pieper est un journaliste travaillant à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel. Il a participé à la rédaction de plusieurs ouvrages d’histoire, dont le dernier en date est consacré à la dynastie des Habsbourg. — Cet article a été publié dans le supplément Histoire du Spiegel le 26 juillet 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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WP_Post Object ( [ID] => 119937 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:24:24 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:24:24 [post_content] =>La grande exploratrice de l’Afrique que fut Mary Kingsley mettait un point d’honneur à arborer une mise impeccable sur les photos et lors de ses apparitions publiques, comme si elle voulait donner l’impression qu’elle avait passé sa vie tranquillement assise dans un boudoir. Et pourtant, même sur la photo ci-dessus, où elle prend la pose avec raideur, on sent à son regard qu’elle est ailleurs. Mary Kingsley avait pagayé dans des mangroves, affronté des animaux sauvages et des anthropophages et réalisé une première en alpinisme ; quand elle se sentait en confiance avec quelqu’un, il lui arrivait même de se décrire comme un « broussard ». On lui doit la découverte de nouvelles espèces de poissons, comme le ctenopoma de Kingsley (Ctenopoma kingsleyae). Plus généralement, elle a contribué à démystifier l’Afrique et, malgré ses propres convictions profondément impérialistes, probablement participé à l’accélération du processus d’indépendance des nations du continent.
Dans un discours qu’elle prononça à l’occasion d’un dîner d’auteures organisé peu après le décès de Mary Kingsley, Mrs Humphry Ward, romancière, évoqua « l’héritière d’un grand nom, qui a su le rendre plus grand encore ». Mary était la nièce de Charles Kingsley, qui a décrit dans Les Bébés d’eau 1 un monde sous-marin fantastique reflétant l’intérêt qu’il portait à la biologie marine. Un autre de ses oncles, le romancier Henry Kingsley, avait passé plusieurs années en Australie, où il avait travaillé dans les mines d’or sans toutefois parvenir à faire fortune. Le père de Mary, George, était lui aussi attiré par l’inconnu et le merveilleux. Médecin à Londres, il accompagnait régulièrement des gens aisés dans leurs périples à l’étranger : il leur apportait une assistance médicale tout en assouvissant sa « faim insatiable de nouveaux horizons et d’expériences », note Katherine Frank dans sa biographie de Mary Kinglsey 2. Au fil du temps, il avait accumulé un grand nombre de guides de voyage et constitué une étonnante collection de curiosités.
Comme beaucoup de jeunes filles de l’époque victorienne, Mary Kingsley n’avait jamais fréquenté l’école. D’ailleurs, son quotidien était encore plus étriqué que celui de la plupart des filles de son âge. Sa mère, Mary Bailey, avait été la gouvernante de George. Elle s’était retrouvée enceinte de lui, et il s’était senti obligé de l’épouser. Seule pour s’occuper de deux enfants en bas âge, elle était rapidement tombée très malade au point de devoir rester alitée, laissant à la jeune Mary le soin de tenir la maison. Néanmoins, avec une bibliothèque aussi fournie et aussi insolite à sa disposition, la jeune fille put nourrir sa curiosité pour ce monde extérieur qui passionnait tant son père. Plus tard, elle eut l’occasion de se frotter à de nouvelles idées quand son frère, Charles, bien moins doué qu’elle mais qui avait évidemment suivi une scolarité coûteuse, partit faire son droit à Cambridge [où le reste de la famille le rejoignit].
Mary Kingsley n’avait jamais voyagé à l’étranger, excepté une semaine passée à Paris en 1888 en compagnie d’une vieille amie de la famille. Elle s’était occupée religieusement de ses parents malades jusqu’à leur mort, survenue relativement tôt. Puis, après avoir mis leurs affaires en ordre (découvrant probablement au passage, en accomplissant les formalités d’usage, qu’ils ne s’étaient mariés que quatre jours avant sa naissance), elle fut enfin libre de partir.
Mue à la fois par son esprit d’aventure et, peut-être, par le désir d’échapper au carcan et aux mensonges de son passé, elle choisit d’abord les Canaries, puis visa plus loin : l’Afrique, la région du monde qui la fascinait le plus. Elle s’y prit de façon méthodique et s’équipa pour pouvoir collecter des échantillons d’espèces rares d’insectes, de poissons, de plantes, etc. Elle écrivit aussi à des missionnaires, marchands et autres fonctionnaires anglais qui se trouvaient sur place pour les prévenir de son arrivée. En août 1893, elle mit les voiles en direction de Freetown, en Sierra Leone, pour sa première grande expédition. À l’époque, c’était une entreprise extraordinaire pour une femme célibataire, non accompagnée, d’autant plus que beaucoup d’Européens tombaient malades en Afrique de l’Ouest et n’en revenaient jamais. Mais elle rentra saine et sauve en décembre, pour mieux repartir un an plus tard, fin décembre 1894, avec l’intention cette fois d’écrire un livre tout en recueillant des spécimens de la flore et de la faune locales.
Au cours de ces deux voyages, portant toujours le deuil de ses parents (même si elle mentionne à deux reprises un foulard de soie rouge), elle affronta tous les dangers – la maladie, les anthropophages, des rapides tumultueux en pirogue – pour mener à bien son projet naturaliste dans des régions où aucun Européen n’avait jamais mis les pieds. Elle fut probablement la première femme – et, indiscutablement, la première Européenne – à gravir le plus haut sommet d’Afrique de l’Ouest, le mont Cameroun. Lors de cette expédition, seuls deux membres de sa petite équipe avaient accepté de l’accompagner pour la dernière étape, et aucun n’était arrivé jusqu’au bout – l’un d’eux tentait pourtant l’ascension pour la troisième fois. Pour la journaliste Dea Birkett, la réussite de Kingsley est « de l’ordre de l’exploit héroïque » 3.
Au cours de ses voyages, Kingsley dut relever d’autres défis, qui n’étaient liés ni au terrain ni aux éléments : la faune sauvage, par exemple. Certains insectes étaient minuscules, mais si nombreux qu’ils vous rendaient la vie pratiquement impossible. « Jamais je n’ai vu un nombre aussi effarant de phlébotomes et de moustiques ! » s’étonne-t-elle un jour avec sa malice habituelle. Non seulement ces insectes sont exaspérants, mais ils peuvent aussi être porteurs de maladies potentiellement mortelles si elles ne sont pas soignées (les leishmanioses et le paludisme, par exemple). Mary Kingsley dut également faire face à des prédateurs de plus grande taille, qui représentaient une menace beaucoup plus immédiate. On a fait grand cas, par exemple, du jour où un énorme crocodile tenta de se hisser dans sa pirogue. Après lui avoir asséné « un coup sur le museau avec [sa] pagaie », ainsi qu’elle le raconte dans Une odyssée africaine, elle s’éloigna en pagayant frénétiquement. Dans le même ouvrage, elle évoque un autre prédateur, l’un des plus redoutés, qui l’a fascinée autant qu’effrayée. Elle s’était laissé surprendre par une tornade dans la forêt équatoriale quand elle se retrouva quasiment nez à nez avec un léopard : « Les grands arbres grinçaient et craquaient sous le vent ; les lianes sifflaient en claquant, tels des fouets. De temps à autre, un éclair accompagné d’une détonation aussi violente qu’un coup de fusil réduisait à néant un arbre et ses amarres : ils avaient lutté et combattu en vain. La pluie se mit à tomber en grondant, hachant menu les feuilles et les fleurs, inondant tout sous un véritable déluge. Je me débattais avec peine : pour échapper au torrent où je venais de me noyer à demi, j’escaladai des rochers. Arrivée presque au sommet, j’avisai de profil, à un mètre peut-être, pas davantage, un énorme léopard. Il était accroupi par terre, la tête, magnifique, rejetée en arrière, les yeux fermés. Il gardait les pattes avant étendues devant lui et battait l’air de sa queue. […] À peine avais-je aperçu l’animal que je me fis toute petite derrière les rochers, en me rappelant avec soulagement que les léopards sont, dit-on, dépourvus d’odorat. Cependant, j’entendais ses observations sur le temps qu’il faisait et le battement de sa queue sur le sol. À intervalles réguliers, je jetais un œil par-dessus la crête rocheuse : il ne bougeait pas. Je crois bien qu’il demeura ainsi une douzaine de mois : à la vérité, en y repensant, il dut rester là vingt bonnes minutes. Finalement, regardant de nouveau avec précaution, je me rendis compte qu’il était parti. […] J’étais ravie d’avoir pu admirer une aussi imposante créature. De toute évidence, le léopard était confondu et enragé par le tumulte, aveuglé par l’avalanche d’éclairs qui balayaient les moindres recoins de la forêt. L’espace d’un instant, on distinguait tous les détails infimes des brindilles, branches, feuilles et pierres du décor ; une seconde après, on était plongé dans une semi-obscurité, jusqu’à l’éclair suivant. Conjugué au grondement simultané du vent, de la pluie et du tonnerre, le spectacle avait de quoi étonner tout être vivant. »
Après avoir exprimé son « ravissement » à voir de près un animal aussi majestueux et la compassion qu’elle avait éprouvée pour le félin terrorisé, elle ajoute : « Je n’ai jamais blessé intentionnellement de léopard. En règle générale, je ne fais aucun mal aux animaux. » Bien consciente qu’on la lit dans les salons, elle précise à l’intention de ce lectorat qu’elle s’est toujours comportée de la manière qui convient à son sexe, même en brousse. « Je trouve, écrit-elle, que se servir d’un revolver n’est pas un geste très féminin. »
Quand cette aventurière intrépide et déterminée séjournait en Afrique, elle jouissait incontestablement du sentiment d’autorité qui allait de pair avec le pouvoir colonial (masculin). Il lui était par conséquent difficile de conserver une image féminine, aussi décida-t-elle de se comporter comme un « homme blanc », non seulement en pratiquant l’alpinisme, mais aussi en faisant du commerce. Cette dernière activité lui permettait de subvenir à ses besoins et de se faire accepter par les populations indigènes. « J’acquis quelques bracelets en poil d’éléphant auprès de l’épouse d’un chef contre mon foulard de soie rouge, et deux ou trois autres babioles », raconte-t-elle dans Une odyssée africaine. Il semble pourtant qu’elle se soit identifiée aux négociants pour des raisons qui ne sont pas uniquement liées à ses origines sociales (lesquelles étaient modestes du côté maternel), comme on a pu le dire ; elle était de toute évidence fière de ces échanges commerciaux. À propos des marchands, elle écrit dans un ouvrage ultérieur, paru en 1899 : « On compte sur les doigts d’une main ces hommes que l’impérialisme néglige en toute impunité. Pour l’heure, on nous qualifie de “marchands”, même si le système colonial ferait mieux de s’excuser pour cette appellation. Je dis “nous” parce que je me targue, depuis mon retour, d’avoir été classée dans la catégorie des marchands de Liverpool par un éminent fonctionnaire. » 4
Kingsley renouait avec sa féminité notamment en s’habillant sobrement (quand elle ne portait pas de foulards cramoisis !), en faisant allusion à son sexe de manière directe – elle employait par exemple des termes comme ladylike (« féminin », « convenable pour une dame ») – et en affichant une sorte d’autodérision à la limite de l’autoparodie, selon la géographe Alison Blunt. « Qu’est-ce qui m’avait pris d’aller faire le zouave dans les marais ? » ironise la voyageuse dans Une odyssée africaine. Elle minimise sa capacité à diriger une pirogue, par exemple. « Je jouissais déjà d’une certaine réputation de navigatrice avant que je ne quitte le Gabon », dit-elle, avant d’expliquer que cette réputation était en fait particulièrement mauvaise : « J’avais déjà fait passer mon beaupré à travers une verrière et rayé la peinture sur tout un côté d’un hôpital antivariolique, sans parler de mes tentatives répétées pour faire grimper mes embarcations aux arbres. Mais, à mon retour, je me suis surpassée en réussissant à coincer complètement mon grand mât et en découvrant suffisamment de nouveaux bancs de sable et de hauts fonds dans la baie de Corisco et autour du cap Estérias pour remplir une nouvelle édition du West African Pilot [« Guide de navigation en Afrique de l’Ouest »]. »
Voilà pour ce qui concerne ses compétences en matière de navigation. Quant à son courage, là encore, elle fait profil bas. Par exemple quand elle raconte, dans Une odyssée africaine, dans quelles circonstances elle tomba sur un autre léopard. Elle dit avoir jeté deux tabourets et une cruche en direction du fauve, mais elle s’empresse d’ajouter, avec un soupçon de fausse modestie : « N’allez pas croire que je fis preuve en cette occasion d’une exceptionnelle bravoure ! Je n’avais même pas imaginé qu’il pût s’agir d’un léopard quand j’entrai dans la bagarre. »
Pourtant, elle ne fut pas désavantagée par sa féminité. Au contraire, c’était un atout, et elle en fit bon usage. Son profil détonnant lui permit d’être plus proche des populations indigènes. Elle était par exemple à même de prodiguer des soins, compétences qu’elle avait acquises auprès de ses parents malades, ce qui faisait d’elle un modèle de femme nourricière. Même la farouche tribu des Fang, qui vivait dans la forêt tropicale, finit par lui faire confiance. Comme le soulignent certains commentateurs, c’est son expérience de première main de la vie tribale – plutôt que les préjugés impérialistes qui avaient cours à l’époque – qui a influencé sa pensée. Dans le cas de sa rencontre inopinée avec le léopard, sa capacité à observer les autres et à se mettre à leur place a été salvatrice : elle a ainsi pu juguler sa peur, sa méfiance et, surtout, ses idées reçues sur ces animaux.
Cet aspect est très important, car les anecdotes de Kingsley sur les crocodiles ou les léopards sont généralement rapportées en lien avec la place qu’ils occupent dans la culture tribale. Elle a notamment étudié les nombreux fétiches associés à cette faune, si étranges aux yeux des Européens. Ainsi l’universitaire Gerry Kearns la présente-t-il d’abord comme une anthropologue et, plus précisément, comme une ethnographe [puisqu’elle se rend sur le terrain] compétente et respectable. En cela, elle poursuivait l’œuvre de son père, qui l’avait autrefois associée à des recherches pour un projet de livre sur les rites sacrificiels. Mais le travail de Mary présentait davantage d’intérêt que celui de son géniteur puisqu’il s’agissait de véritables enquêtes de terrain, menées auprès des personnes avec qui elle faisait du commerce et chez qui elle séjournait, qu’elle a pu longuement observer, avec lucidité et bienveillance. Un travail, de plus, décrit avec minutie, qui sera abondamment analysé et commenté par la suite.
Kingsley a rapporté de ses voyages en Afrique des spécimens rares, comme ce poisson qui porte son nom et un reptile qu’elle confia au zoo de Londres. Plus important encore, elle a publié ses observations ethnographiques dans deux livres instructifs et captivants – Une odyssée africaine, paru en 1897, et « Études ouest-africaines », en 1899. Ces ouvrages contenaient des récits inédits à propos de « ce système élaboré présent en Afrique et que nous appelons sorcellerie, fétiche ou juju », notamment des descriptions des cérémonies d’initiation, des parures corporelles, etc. Ils étaient en outre émaillés de nombreuses considérations originales propres à susciter une réflexion sur l’entreprise coloniale, ce qui la catapulta certes sur un terrain glissant, mais fit aussi d’elle une porte-parole de l’Afrique – et des femmes – sur la scène politique.
Mary Kingsley critiquait ouvertement l’œuvre des missionnaires et l’action de l’administration coloniale. Elle estimait en effet que toutes deux s’immisçaient dans des modes de vie traditionnels qui avaient évolué pour s’adapter au contexte africain. Elle pouvait par exemple comprendre que la polygamie et l’esclavage domestique répondent à des besoins spécifiques. Au sujet de la polygamie, elle avance l’argument suivant : « Il est impossible pour une femme d’accomplir tout le travail domestique : s’occuper des enfants, faire à manger, préparer le caoutchouc et le porter au marché, aller chercher l’eau, cultiver le jardin… » Elle s’est impliquée à corps perdu dans deux débats qui faisaient rage à l’époque. Le premier concernait les taxes sur les alcools qui, soutenait-elle, étaient davantage motivées par l’appât du gain que par le souci de mettre un frein à la consommation : « Je n’hésite pas une seconde à dire que, dans toute l’Afrique de l’Ouest, il n’y a pas en une semaine le quart de l’ébriété que l’on voit en l’espace de deux heures, le samedi soir, sur Vauxhall Road [à Londres] », s’insurge-t-elle dans Une odyssée africaine. Le second débat était lié à l’impopulaire hut tax, une taxe d’habitation instaurée en Sierra Leone au bénéfice direct de l’administration coloniale. Or Kingsley estimait que cet impôt était franchement injuste, car il transgressait le droit à la propriété garanti par le droit coutumier.
L’aventurière a fait valoir ces idées à la fois dans ses livres et dans le cadre des conférences qu’elle donnait dans tout le pays. Les deux premières eurent lieu devant la Société royale écossaise de géographie et la Société de géographie de Liverpool : elle était assise à la tribune tandis qu’un homme, membre de la Société, lisait à haute voix le texte qu’elle avait rédigé. Mais elle s’affirma plus tard en devenant la première femme à s’adresser aux chambres de commerce de Liverpool et de Manchester. Elle s’est aussi exprimée devant 2 000 personnes à Newcastle et 1 800 à Dundee.
Une fois encore, elle dut se livrer à un exercice délicat : d’un côté, elle s’habillait, comme à l’accoutumée, en « vieille fille » ; de l’autre, elle disait ce qu’elle pensait avec l’assurance que lui conféraient ses connaissances incomparables, acquises sur le terrain. Pour citer l’historien Christopher J. Lane, « elle a très bien su se faire entendre », grâce non seulement à ses deux premiers livres et à ses conférences, mais aussi à d’autres publications : un ouvrage plus court, « Histoire de l’Afrique de l’Ouest » ; une compilation des notes de son père assortie des Mémoires qu’elle avait écrits sur lui, « Notes sur le sport et le voyage » ; et une série d’articles publiés dans des revues majeures comme The Cornhill Magazine et The Spectator 5.
À de nombreux égards, Mary Kingsley était indubitablement une femme de son temps. Elle ne contestait pas l’impérialisme en tant que tel. En fait, elle était fière que la Grande-Bretagne fût une puissance coloniale. Elle estimait par ailleurs faire partie des « impérialistes de la vieille école ». Ce qui la dérangeait, c’était la manière dont le pouvoir colonial était exercé. À en juger par ses travaux ethnographiques, elle voyait les Africains comme habitant un monde spirituel plutôt que matériel, dépourvus d’« aptitudes en mécanique ». Jamais elle n’aurait pu imaginer les bouleversements qui les feraient entrer dans la modernité. Aujourd’hui, tout cela met le lecteur mal à l’aise. Néanmoins, elle souhaitait que l’approche britannique fût fondée sur la justice et le respect des institutions locales plutôt que sur l’imposition d’un système étranger – une démarche qui aurait reposé non sur l’exploitation, mais sur une coopération profitable aux deux parties. Suggérant la mise en place de ce qui deviendrait l’indirect rule 6, elle préconisait un « gouvernement de l’Afrique par les Africains ». Surtout, son travail a grandement contribué à démystifier le continent.
Il lui arrivait pourtant de faire preuve de maladresse. On pourrait par exemple croire qu’elle plaisante quand, dans Une odyssée africaine, elle défend l’anthropophagie comme s’il s’agissait d’une simple affaire de goût : « Les Fang ne pratiquent pas le cannibalisme pour des motifs sacrificiels. Pour eux, c’est tout naturel. La chair humaine est délicieuse, disent-ils ; d’ailleurs, ils aimeraient beaucoup vous y faire goûter. » De même, comme on aura pu le déduire de son attachement à donner une image féminine d’elle-même, Kingsley ne remettait nullement en cause la place des femmes dans la société victorienne. D’ailleurs, à l’instar de Mrs Ward et d’autres femmes de l’époque qui jouissaient d’une grande notoriété, elle rejetait totalement le mouvement des suffragettes, en dépit de ses propres incursions dans les univers exclusivement masculins qu’étaient ceux de l’exploration, du commerce et du débat politique. Les femmes, à l’entendre, étaient différentes, comme les Africains étaient différents. Elle ne jugeait pas nécessaire que la gent féminine fût admise au sein de la Société royale britannique de géographie, ce qui à ses yeux n’aurait eu pour effet que d’« entraver le débat scientifique ». Au mieux, ces dames pouvaient espérer créer leur propre mouvement, sous son égide. Avec le temps, « Kingsley s’est mise à établir des liens et des parallèles entre la condition des Africains et celle des femmes ».
Pâtissait-elle d’un « manque fondamental de leadership », comme le suggère sa biographe Katherine Frank ? C’est possible. Mais, encore une fois, peu importe les causes qu’elle soutenait ou non : c’est ce qu’elle a fait qui compte. Sa singularité, son indépendance, son courage, sa ténacité et ses convictions ont démontré la force dont une femme pouvait être capable. Avant tout, elle a prouvé par ses conférences et ses écrits qu’une voix féminine pouvait se faire entendre et avoir un véritable impact. Elle a eu l’idée d’une société africaniste, ce qui a conduit à la création de la Royal African Society, fondée par son amie Alice Stopford Green en 1900 et qui continue, aujourd’hui encore, de promouvoir les intérêts de l’Afrique. Elle appelait de ses vœux un « commerce équitable » avec les travailleurs africains, d’où la notion de kingsleyism, qui a contribué à rassembler les détracteurs des politiques coloniales. Son influence « est allée grandissant au fil des décennies qui ont suivi sa mort », observe Dea Birkett. Paradoxalement, sa vie et son œuvre sont aujourd’hui devenues une cible pour certaines féministes, qui peuvent certes s’abstenir de faire son éloge mais pas nier que Mary Kingsley est une « figure majeure dans l’historiographie de la géographie ».
Kingsley partit une dernière fois pour l’Afrique en mars 1900. Avant de pouvoir rejoindre la partie occidentale qu’elle aimait tant, elle mourut à Simon’s Town, en Afrique du Sud. Comme si elle voulait faire amende honorable pour ses prises de position impérialistes, elle y soignait des hommes faits prisonniers par les Britanniques lors de la guerre des Boers. « Préoccupée et lassée » par le conflit qui faisait rage en elle entre le « broussard » et la « femme d’intérieur », résume Katherine Frank, elle suivait son cœur, quitte à faire don de sa personne. Les hommes qu’elle soignait bénévolement mouraient en grand nombre de la typhoïde qui circulait dans les tranchées, et elle eut tôt fait de la contracter à son tour. Elle n’avait que 37 ans, et elle était si célèbre que sa mort provoqua une onde de choc et un sentiment de consternation dans toute la Grande-Bretagne. Il semble en fin de compte qu’elle ait réussi son exercice d’équilibriste. Le magazine The Graphic lui a d’ailleurs rendu hommage de cette manière : « Elle faisait montre de la fougue et de l’indépendance de la Femme nouvelle 7 tout en incarnant les vertus exceptionnelles de la femme traditionnelle – l’humilité, l’amour du foyer et de la famille. » On a salué chaleureusement sa féminité : « Une femme si féminine dans tous les sens du terme », a écrit Edmund D. Morel, un autre spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, admirant l’adresse avec laquelle elle parvenait à « faire ressortir ce qu’il y avait de meilleur chez un homme, par la magie de sa sincérité ». Remplacez « un homme » par « la nature humaine », et cet hommage prend une dimension universelle et intemporelle.
— Jacqueline Banerjee est rédactrice en chef du portail The Victorian Web et l’auteure de plusieurs livres sur la littérature anglaise. — Cet article a été publié sur The Victorian Web le 23 septembre 2013. Il a été traduit par Béatrice Murail.
[post_title] => Une lady chez les mangeurs d’hommes [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-lady-chez-les-mangeurs-dhommes [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:24:31 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:24:31 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=119937 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 119957 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:23:38 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:23:38 [post_content] =>Ses portraits la montrent souvent les cheveux courts, à la garçonne, le visage parfait. La photographe Marianne Breslauer, qui réalisa certains de ces clichés, évoque dans ses Mémoires « la plus belle créature [qu’elle ait] jamais rencontrée ». On connaît le surnom que lui avait donné Roger Martin du Gard : « l’ange inconsolable ». On sait moins que Thomas Mann recourut lui aussi un jour à la même métaphore. Sous sa plume, la Suissesse Annemarie Schwarzenbach était un « ange désolé ». À l’époque, la jeune femme, ex-amoureuse éconduite d’Erika, la fille aînée de l’écrivain, et égérie des nuits berlinoises (de ses clubs destinés aux travestis, en particulier), était devenue accro à la morphine.
On voyage souvent pour fuir quelque chose, et, ce que l’on fuit avec le plus d’acharnement, c’est en général sa famille. Celle d’Annemarie Schwarzenbach, qui avait fait fortune dans la soie, admirait Hitler. Elle, pas du tout. D’ailleurs, son premier grand voyage date de 1933 et ce n’est pas un hasard : cette année-là, l’arrivée au pouvoir des nazis rend impossible la poursuite d’une vie de bohème en Allemagne. Pendant près de dix ans, Annemarie Schwarzenbach va parcourir quatre continents et en tirer environ 300 reportages. « Ce travail compte parmi les pages les plus impressionnantes de son œuvre, estime Alexis Schwarzenbach, son petit-neveu, dans Die Zeit. En y ajoutant près de 5 000 photographies, on obtient un panorama d’une diversité et d’une qualité fascinantes. Elle publie ses premiers reportages dans une série intitulée Was nicht im Baedeker steht [phrase qu’on pourrait traduire par “ce qu’on ne trouve pas dans le guide Michelin”]. Mais ce titre espiègle trahit une intention sérieuse : tous ses textes sont marqués par la recherche intensive de ce qu’il y a de l’autre côté, de la vérité derrière les apparences. Plutôt que d’admirer Ankara, la capitale nouvelle d’Atatürk, Annemarie Schwarzenbach préfère visiter le cimetière d’un village anatolien. Au lieu de livrer les reportages obligatoires sur New York ou Hollywood, elle explore la face cachée des villes industrielles américaines ou photographie une casse à Athens, dans le Tennessee. En Afrique, elle documente la vie misérable des mineurs congolais ; en Irak, elle fait le portrait des hamals de Bagdad, ces porteurs kurdes qui “n’ont pour vêtements qu’une chemise courte et une blouse déchirée”. »
Sa destination de prédilection : l’Iran, où elle se rend quatre fois. Elle y épouse un diplomate français, Achille Clarac, lui aussi homosexuel. Son périple le plus célèbre : celui qu’elle effectue en compagnie d’une autre grande écrivaine voyageuse suisse, Ella Maillart. En juin 1939, les deux femmes s’élancent depuis Genève à bord d’une Ford Roadster Deluxe tout-terrain en direction de l’Orient. « Pour financer leur aventure à travers les Balkans, la Turquie et la Perse jusqu’en Afghanistan et aux Indes britanniques, elles ont conclu des contrats avec une agence de presse et de photographie suisse, une maison d’édition et plusieurs journaux, qui leur ont versé des avances. Dans leurs bagages, elles emportaient des machines à écrire, des appareils photo et une caméra. Schwarzenbach prévoyait également de participer aux fouilles de la Délégation archéologique française en Afghanistan », rapporte Corina Kolbe dans Der Spiegel.
Maillart et Schwarzenbach sont sans doute les premières femmes à parcourir en automobile la route qui mène d’Hérat à Kaboul, dans le nord de l’Afghanistan. Ce pays fascine Schwarzenbach. Elle l’évoque dans Où est la terre des promesses ? Nulle part ailleurs, confiera-t-elle, elle ne s’est sentie aussi loin de la civilisation occidentale.
C’est pourtant là que les événements qui se déroulent au même moment en Europe les rattrapent : le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale chamboule tous leurs plans. « L’Afghanistan, explique Corina Kolbe, entretenait alors des relations étroites avec le régime hitlérien et les puissances de l’Axe, l’Italie et le Japon. La Wehrmacht avait réorganisé l’armée, la police et les services secrets du pays. Le secteur agricole, l’industrie et la construction des routes étaient essentiellement soutenus par l’Allemagne. »
Bien que le gouvernement ait déclaré sa neutralité au début de la guerre, la suite du voyage est compromise. D’autant que Schwarzenbach replonge dans la drogue, ce qui exaspère Maillart. Les deux femmes finissent par se séparer. Ella Maillart gagne l’Inde, tandis qu’Annemarie Schwarzenbach s’embarque pour l’Europe et les États-Unis. Plusieurs dépressions et tentatives de suicide plus tard, elle fait une chute de vélo. Mal soignée, elle décède peu après. Elle avait 34 ans.
— Cet article a été écrit pour Books par Baptiste Touverey.
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WP_Post Object ( [ID] => 119963 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:23:32 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:23:32 [post_content] =>Nadejda Andreïevna Dourova – ce nom, même ceux qui n’ont pas lu Cavalière du tsar 1 le connaissent. Aussi appelée Alexandre Andreïevitch Alexandrov, officier de l’armée impériale russe engagé dans les combats de la guerre patriotique de 1812 contre les troupes de Napoléon, Dourova est l’un des personnages féminins de l’histoire russe ayant inspiré le plus de légendes. Dès l’origine, l’auteure a été assimilée à l’héroïne de son livre, longtemps demeuré la source quasi unique d’informations sur sa vie. Ekaterina Nekrassova, qui a publié plusieurs essais sur les écrivaines du XIXe siècle, assure qu’il comporte « peu de fiction. L’auteure y relate essentiellement ce qui lui est arrivé : ces Mémoires constituent une magnifique autobiographie égrainant lieux, noms et événements ». Nekrassova ne met pas en doute ce qui est raconté et y voit un matériau où il est commode d’aller puiser, permettant de présenter Nadejda Dourova sous différents aspects, au choix : la patriote, combattante des campagnes contre Napoléon ; l’aventurière, qui s’enrôle dans l’armée pour retrouver celui qu’elle aime ; ou encore Alexandre Andreïevitch Alexandrov, trans et prisonnier de son genre.
L’ouvrage d’Elena Prikaztchikova, docteure en philologie, aborde la vie et l’œuvre de Nadejda Dourova comme un tout et tente de dissiper les légendes forgées autour de celle que l’on surnommait « la demoiselle-cavalier ». L’un des mythes les plus coriaces, qu’elle a bâti elle-même, est celui du rejet dont sa mère (qu’elle ne nomme d’ailleurs pas une seule fois dans ses Mémoires) aurait fait preuve à son égard : « Dourova insiste beaucoup sur la surveillance stricte et permanente exercée par sa mère, qui ne lui aurait autorisé aucun des “plaisirs de la jeunesse” », écrit l’universitaire. Or, en se plongeant dans l’histoire familiale, elle découvre que cette mère était une « beauté petite-russienne 2 qui avait, par amour pour un officier ni riche ni noble [Andreï Dourov], tourné le dos à une existence privilégiée, comblée d’honneurs, à l’abri du besoin ». À 16 ans, elle part avec lui, mais ne tarde pas à être déçue par sa nouvelle vie. Après des années d’incessants déplacements au gré des tribulations militaires, le couple s’installe à Sarapoul, ville dont Dourov, désormais retraité de l’armée active, devient le gouverneur. Entre-temps, le caractère de son épouse, souvent malade, qui a vu mourir plusieurs de ses enfants et qu’il a pris l’habitude de tromper, s’est effectivement endurci. Dans ses Mémoires, Nadejda affirme que, jusqu’à l’âge de 6 ans, elle a été confiée à l’ordonnance de son père, un dénommé Astakhov, qu’elle considérait comme son « tonton ». Elle explique ainsi la genèse de cette situation : « Un jour, ma mère se trouvait de fort méchante humeur, je ne l’avais pas laissée dormir de toute la nuit, on s’était mis en marche à l’aube, et maman s’apprêtait à s’endormir dans la voiture quand je me mis de nouveau à pleurer et, malgré tous les efforts de ma nourrice pour me consoler, je hurlai d’heure en heure davantage. Cela passa les bornes de la patience de ma mère : hors d’elle, elle m’arracha des bras de la fille et me jeta par la fenêtre ! Les hussards poussèrent un cri d’effroi, sautèrent de cheval et me relevèrent tout en sang et ne donnant aucun signe de vie ; ils allaient me rapporter à la voiture quand mon père accourut à eux au galop, me prit de leurs mains et, en larmes, me posa en selle contre lui. »
Selon Prikaztchikova, « c’est à partir de là que la jeune Dourova commencera à acquérir les manières de hussard qui vont tant exaspérer sa mère et contribuer à déterminer sa vie de “demoiselle-cavalier” ». En analysant les documents relatifs à son enfance et en les comparant à ses Mémoires, la chercheuse conclut que « l’on ressent dans ses écrits un désir obstiné de faire converger les faits marquants de sa vie pour qu’ils aboutissent tous à justifier une seule et même décision, celle de son départ pour l’armée. C’est flagrant dans sa manière de décrire ses premières années comme une suite ininterrompue de souffrances imposées par le despotisme de sa mère. » On s’en aperçoit dès les premières lignes de Cavalière du tsar : « Ma mère souhaitait passionnément avoir un fils et durant tout le temps de sa grossesse elle s’abandonna aux rêves les plus flatteurs. “J’aurai un fils, beau comme un amour ! se disait-elle, je l’appellerai Modeste, c’est moi qui le nourrirai, c’est moi qui l’élèverai et lui ferai la classe, et mon fils, mon Modeste adoré, sera la joie et la consolation de toute ma vie...” Ainsi rêvait ma mère, mais le terme approchait […]. On la saigna, et bientôt après je vins au monde, pauvre créature dont la naissance détruisait tous ses rêves et renversait toutes ses espérances. […] Hélas ! ce n’était point un fils beau comme un amour ! c’était une fille, et une fille taillée en géant ! J’étais d’une taille extraordinaire, j’avais d’épais cheveux noirs et je criais à gorge déployée. Ma mère me repoussa et se tourna vers le mur. »
Dans ce passage, Dourova souligne qu’elle n’était pas le garçon tant désiré sans correspondre non plus à ce que devait être une fille, puisqu’elle était beaucoup trop costaude. Elle semble ainsi indiquer que, dès sa naissance, son destin était scellé. Prikaztchikova pointe par ailleurs un détail intéressant : ce qu’elle dit de sa mère n’empêche pas Dourova de la considérer comme une rebelle romantique. « Le récit de son enfance “débute et se clôt sur la révolte d’une femme qui se sauve de la maison familiale”. C’est tout d’abord sa mère qui s’échappe pour unir sa destinée, contre la volonté paternelle, à celle d’Andreï Dourov, et dans un second temps c’est Nadejda Andreïevna elle-même qui s’enfuit pour ne pas subir le sort traditionnellement réservé aux femmes, qui lui fait horreur. »
La deuxième légende démentie dans le livre est celle qui voudrait que Dourova ait rejoint l’armée pour suivre un iessaoul, capitaine d’un escadron de Cosaques dont elle serait tombée amoureuse. Elle prétend s’être enfuie à l’âge de 16 ans, ce qui ne correspond pas à la réalité. À 16 ans, Dourova mène la vie rangée d’une jeune fille à marier, qui épousera bientôt un certain Vassili Stepanovitch Tchernov, gentilhomme siégeant au tribunal du zemstvo 3 de Sarapoul. Leur fils Ivan voit le jour en 1803, mais « leur union est un échec dès le départ. Tchernov n’est pas du tout celui qu’il a prétendu être auprès de sa future femme. À Sarapoul, redoutant les foudres de son beau-père, il prenait garde à se maîtriser, mais, détaché pour une longue période à Irbit, où son épouse l’a accompagné, il semble avoir décidé de la forcer à une soumission totale. Il est même possible qu’il l’ait battue, comme cela arrive à l’héroïne d’une de ses nouvelles, “Elena, une beauté de la ville de X” [non traduit en français]. [...] Dourova n’a sans doute pas tardé à entrer en guerre contre son époux. » Ce n’est qu’après avoir perdu ses illusions sur ce mariage que la future demoiselle-cavalier « commence à penser sérieusement à changer d’état-civil et à mener une existence sociale sous un autre genre ». Le 17 septembre 1806, jour de son 23e anniversaire, elle quitte la maison de ses parents, profitant de la présence aux environs de Sarapoul d’un régiment cosaque dépêché pour lutter contre des bandes de brigands. Afin de couper court à l’avalanche de rumeurs que sa fuite ne va pas manquer d’engendrer, elle met en scène sa noyade en abandonnant sa robe sur une berge de la Kama. C’est ce départ avec les Cosaques qui a donné lieu à toutes sortes d’hypothèses plus ou moins fantaisistes, dont celle d’une fuite amoureuse.
L’idée qu’elle s’est engagée dans l’armée par pur sentiment patriotique s’est aussi imposée dans l’imaginaire collectif, mais Prikaztchikova précise qu’il s’agissait surtout d’un amour pour la chose militaire et d’un désenchantement face au type d’existence assigné aux femmes. Dourova a ainsi exploré une voie originale, car il existait d’autres options pour celles qui ne souhaitaient pas se marier et satisfaire les attentes de la société : elles pouvaient soit rester vieilles filles, soit envisager une solution plus radicale et entrer au couvent, comme Lise Kalitine dans Nid de gentilhomme, de Tourgueniev 4.
Au début de son livre, Dourova s’adresse à ses lectrices, qu’elle plaint : « Vous, jeunes filles de mon âge, vous seules pouvez comprendre mon ravissement. Vous seules pouvez connaître le prix de mon bonheur ! Vous, dont chaque pas est compté, vous à qui l’on défend de parcourir deux toises 5 sans surveillance ni escorte, qui, du berceau à la tombe, vous trouvez en perpétuelle dépendance et sous perpétuelle protection, Dieu sait pour vous défendre de qui et de quoi ! Vous seules, je le répète, pouvez comprendre le sentiment de joie qui emplit mon cœur au spectacle des forêts immenses, des champs à perte de vue, des montagnes, des vallées, des torrents, et à l’idée que je puis courir tous ces lieux sans rendre de comptes à personne ni craindre l’interdiction de la part de quiconque. Je saute de joie en imaginant que jamais plus je n’entendrai dire : “Tu es une fille, reste à la maison. Il n’est point décent que tu partes seule en promenade !” »
Même de son vivant, on pensait que Dourova n’avait écrit qu’un seul livre, Cavalière du tsar. Il s’agit certes de son œuvre la plus connue, mais elle en a signé d’autres. Ses Mémoires occupent une place à part – due au caractère exceptionnel des événements relatés –, et le fait que Pouchkine en personne ait joué un rôle dans leur publication a assuré leur renommée. Mais, si ce premier ouvrage a suscité un grand intérêt, cela ne lui a pas épargné les critiques, parfois féroces. Ainsi, Denis Davydov 6 « parle de Nadejda Andreïevna, avec un mépris consommé, comme d’une femme ayant osé faire intrusion dans un monde militaire profondément masculin et, pire, ayant osé exprimer ses sentiments, purement féminins, sur ce monde ». Prikaztchikova cite plusieurs de ses remarques qui ne portent pas sur le livre, mais sur la personne même de Nadejda Dourova : « Par la suite [en 1812], je l’ai vue sur le front, dans la garde montée devant l’ennemi, en un mot, dans tout le dur service de l’époque, mais je m’en suis peu occupé, j’avais autre chose à faire que de chercher à distinguer si elle était homme ou femme. »
La carrière littéraire de Dourova s’est en réalité étalée sur cinq ans : « La première publication d’un extrait de ses Mémoires, portant sur la campagne de Russie, a eu lieu en 1836 dans Sovremennik [“Le contemporain”], la revue littéraire et politique fondée par Alexandre Pouchkine. Ses nouvelles “Le trésor”, “Un coin” et “Iartchouk, le chien qui parlait aux esprits” ont été publiées en 1840 et accueillies par des mots acerbes de Vissarion Bielinski, le grand critique de l’époque ».
— Maria Nesterenko est une journaliste et philologue spécialisée dans l’histoire de la littérature féminine en Russie. Elle contribue aux sites culturels Gorky et Colta, ainsi qu’aux revues Novy mir et Oktiabr. — Cet article a été publié par le portail Gorky le 16 janvier 2019.
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Il a été traduit par Natalie Amargier.
WP_Post Object ( [ID] => 119984 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:23:25 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:23:25 [post_content] =>Le concert donné le 13 juin 1857 au palais de la reine de Tananarive, à Madagascar, aurait difficilement pu être plus bizarre. Une petite Européenne nerveuse était assise à proximité d’une porte donnant sur la cour intérieure ; elle frappait sur un piano pour en tirer une mélodie. La tâche n’était pas aisée : l’instrument était désaccordé, de nombreuses touches étaient bloquées – et la soliste n’avait pas joué depuis plus de trente ans. Elle s’appelait Ida Pfeiffer et n’était pas musicienne, mais c’était probablement la plus célèbre voyageuse de son temps. La reine Ranavalona Ire l’avait invitée à lui jouer quelque chose sur le piano qu’elle avait reçu en cadeau d’un homme d’affaires français. La souveraine était assise bien au-dessus de Pfeiffer, au balcon, et écoutait les fausses notes. Pfeiffer s’efforçait sincèrement d’exécuter des valses et des marches ; malgré sa prestation effroyable, elle fut applaudie. Elle ne pouvait se douter que la reine lui imposerait bientôt un voyage qui n’avait qu’un seul but : la tuer.
Les aventures de Pfeiffer avaient commencé quinze ans plus tôt par un mensonge. Lorsqu’elle avait pris congé de ses parents et amis le 22 mars 1842 à Vienne, sur un quai des bords du Danube, ceux-ci pensaient qu’elle partait rendre visite à une amie à Constantinople. Ils avaient essayé de l’en dissuader, un tel voyage étant jugé indécent et bien trop dangereux pour une femme seule, quand bien même celle-ci aurait, comme Pfeiffer, 44 ans et deux fils adultes. Elle n’avait donc pas révélé sa véritable destination : Jérusalem. Car la Viennoise voulait tout quitter – sa ville, sa société, sa vie.
Enfant déjà, cette fille d’industriel avait ressenti l’appel du large. « Si je croisais une voiture de voyage, je m’arrêtais instinctivement et la suivais des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu, écrivit-elle plus tard dans l’un de ses livres. J’enviais même le postillon, car je pensais qu’il avait fait tout le grand voyage. » 1
Il lui fallut toutefois attendre des décennies avant de marcher dans les pas de ses modèles, les grands naturalistes comme Alexander von Humboldt ou les navigateurs comme Fernand de Magellan. Pour la société bourgeoise de l’époque, la femme idéale était une mère au foyer, les cheveux crêpés, qui s’active devant les fourneaux – pas une femme armée d’un pistolet qui se fraye un passage à travers la forêt amazonienne, les cheveux coupés courts pour plus de confort.
Pfeiffer resta quelques jours à Constantinople puis partit pour la Palestine, réalisant ainsi son rêve de fervente chrétienne. À Jérusalem, elle visita tous les sites bibliques, se rendit ensuite à Nazareth, au lac de Tibériade, et poursuivit sa route jusqu’à Damas, Beyrouth, l’Égypte.
Lorsqu’elle revint à Vienne neuf mois plus tard avec une bouteille d’eau du Jourdain et un épais journal de voyage, la brave ménagère était devenue une voyageuse expérimentée qui s’était affirmée au fil de son périple, avait gravi la pyramide de Khéops et appris à monter à cheval toute seule. Au cours des seize années qui suivirent, Pfeiffer allait entrer dans l’Histoire en tant que globe-trotteuse, traverser cinq continents et parcourir près de 300 000 kilomètres.
À son retour, néanmoins, son ancienne vie eut tôt fait de la rattraper. Un éditeur lui proposa de publier ses notes sous forme de livre, mais elle fit machine arrière peu avant la parution car sa famille, craignant pour sa réputation, exigeait un droit de regard. La femme qui avait pris chaque jour des décisions en toute indépendance devait de nouveau se plier aux directives de son mari, Anton Pfeiffer, dont elle était séparée depuis de nombreuses années après qu’il eut dilapidé l’héritage de son père et sombré dans la dépression.
« Voyage d’une Viennoise en Terre sainte » put finalement paraître en 1844 – avec quelques coupes et sous couvert d’anonymat. Ce n’est que lors de la quatrième édition, en 1856, que Pfeiffer osa mettre son nom sur la couverture. Le livre devint rapidement un best-seller, car l’auteure brillait autant par ses descriptions précises des paysages et des villes que par le récit, plein d’autodérision, de ses tribulations passionnantes et souvent amusantes.
Les cinq ouvrages dans lesquels la Viennoise raconte ses expéditions furent particulièrement bien accueillis par les lectrices. Fascinées, elles la suivaient dans les endroits les plus exotiques, où parfois aucune Européenne n’avait encore mis les pieds. Ces livres rencontrèrent un tel succès qu’ils furent traduits en anglais, en français, en néerlandais, en russe et même en malais. La Viennoise devint l’une des auteures de récits de voyage les plus populaires de son époque – et elle sut en tirer doublement parti.
D’abord, la célébrité lui ouvrit les plus hautes sphères. La Malgache Ranavalona Ire n’était pas la seule à vouloir la rencontrer : plusieurs grands de ce monde la reçurent, comme la reine de Suède, Desideria, ou le couple royal prussien, Frédéric-Guillaume IV et Élisabeth. Lorsqu’elle était en voyage, d’autres personnalités pourtant moins haut placées jouèrent des rôles encore plus importants : gouverneurs, consuls et autres notables lui procurèrent plus d’une fois un hébergement grâce à leurs lettres de recommandation et lui permirent d’accéder à des zones dangereuses en bénéficiant d’une certaine sécurité.
Pour Pfeiffer, ses livres représentaient en outre une importante source de revenus, susceptible de couvrir une grande partie de ses frais de voyage. Les notes qu’elle prenait en route étaient donc sa plus grande richesse ; c’est pourquoi elle les envoyait parfois chez elle avant d’entamer une étape risquée. Lorsque, après son premier tour du monde, une partie de celles-ci tardèrent à arriver à Vienne, elle les guetta fébrilement. « Les feuillets sur l’ensemble de mon voyage en Inde ont disparu. On envoie des avis de recherche de la part de tous les ministères », écrivit-elle à une connaissance en 1849. Ce n’est qu’au bout d’un an et demi que les notes arrivèrent enfin. Pfeiffer put publier son livre et payer ses dettes.
Si l’aventurière était célèbre pour ses écrits, elle faisait aussi sensation en raison d’une autre passion, tout aussi inhabituelle chez une femme de l’époque : sa collection d’objets ethnologiques et de produits naturels exotiques. Plantes, crabes, insectes, mollusques – rien n’échappait à Ida Pfeiffer. Elle prélevait et conservait tout ce qu’elle trouvait grâce aux techniques qu’elle avait apprises au cabinet des sciences naturelles de la cour impériale et royale de Vienne.
La voyageuse vendit un grand nombre de ses trouvailles à des musées d’Europe, remplissant ainsi sa tirelire en prévision de futurs voyages. À l’issue de son deuxième tour du monde, elle avait déjà livré environ 2 500 objets au cabinet des sciences naturelles de la Cour. Ce qu’elle ne vendait pas, elle l’exposait dans un cabinet de curiosités privé qu’elle avait ouvert à Vienne « pour tous les curieux et les scientifiques ». Les visiteurs pouvaient par exemple frissonner devant un panier tapissé de cheveux humains – l’œuvre des Dayaks de Bornéo qui y avaient transporté la tête coupée d’une victime sacrificielle.
Pfeiffer n’aurait jamais osé se présenter comme naturaliste : elle ne disposait pas des bases scientifiques nécessaires. Et pourtant, elle a reçu les éloges de beaucoup de grands noms de ce domaine. Même le grand Alexander von Humboldt se serait plusieurs fois exclamé : « Vous avez réalisé des choses incroyables ! » lorsqu’elle lui raconta, à Berlin, son premier voyage autour du monde. En témoignage de sa reconnaissance, le savant lui dédia plus tard le quatrième volume de son Cosmos, une description des phénomènes physiques de l’Univers, et se démena pour que Pfeiffer soit la première femme à être nommée membre honoraire de la Société de géographie de Berlin.
Ce qui liait la ménagère viennoise à Humboldt et à d’autres explorateurs, c’était une insatiable curiosité de l’ailleurs : les paysages, les animaux, les hommes, les cultures. Rien ou presque de ce qui lui était étranger ne lui semblait inintéressant. Chutes d’eau ou déserts, hôpitaux ou prisons, mines de diamants ou de n’importe quoi d’autre : Ida Pfeiffer voulait tout voir – et allait parfois un peu trop loin.
À Jaffa, poussée par la curiosité, elle pénétra dans une maison où quelqu’un venait de mourir pour pouvoir observer les pleureuses ; sur l’île indonésienne de Céram, elle encouragea le rajah à « recourir à la force » pour faire sortir de leurs huttes les habitants d’un village de chasseurs de têtes et ainsi jeter un coup d’œil sur ces êtres farouches. Elle se promena ensuite comme si de rien n’était dans leurs habitations. « Les enfants se mirent à fuir en criant et en poussant des hurlements, comme si on en eût voulu à leur vie. Les filles adultes elles-mêmes ne me tendirent la main en signe de salut que sur les encouragements réitérés du rajah », nota-t-elle 2. Elle attribua ces réactions à la peur d’une attaque ennemie et non à son attitude intrusive.
Pfeiffer, en revanche, supportait mal que des étrangers s’approchent trop près d’elle. Lorsque des femmes d’un village près de Kirkouk, dans l’Irak actuel, l’examinèrent avec curiosité et tâtèrent ses vêtements, elle obtint qu’on la laisse tranquille par un « acte d’autorité ». « J’en saisis une vivement par le bras et, lui faisant faire un demi-tour sur elle-même, je la mis si vite à la porte qu’elle se trouva dehors avant qu’elle eût eu le temps de se reconnaître. Je fis comprendre aux autres que pareille chose les attendait », relata-t-elle 3.
Si l’Autrichienne aimait découvrir les pays lointains, elle n’en évaluait pas moins les individus et les cultures locales à l’aune des critères européens – et son jugement était souvent impitoyable. Il n’était pas rare qu’elle trouve laide l’apparence des étrangers ; ses vertus cardinales qu’étaient le travail, l’économie et la propreté lui manquaient quand elle était loin de chez elle.
Elle fronçait par exemple le nez – sans doute un peu par jalousie – devant la prétendue paresse des habitants de Tahiti, qui, grâce à l’abondance de fruits délicieux et de cochons apprivoisés, n’avaient rien d’autre à faire que de cueillir les uns et d’abattre les autres. Notre prude catholique était encore plus dérangée par la morale sexuelle décontractée des insulaires, en particulier des femmes. « Tant qu’une fille n’est pas mariée, elle vit d’une manière tout à fait dissolue, et, même mariées, les femmes ne passent pas pour être des épouses fidèles », peut-on lire dans le récit de son premier tour du monde.
Mais, bien que Pfeiffer se soit généralement adressée aux autochtones avec ce sentiment de supériorité propre aux Européens cultivés et qu’elle les ait souvent traités avec condescendance, elle ne montra aucune complaisance envers le racisme d’État tel qu’elle le vit pratiqué aux États-Unis. Confrontée à des comportements choquants dans les salles de jeux et les diligences du pays, elle demanda de manière rhétorique « s’il fallait juger les hommes d’après la couleur de leur peau ou bien d’après leur conduite ».
De même, la visiteuse n’avait de cesse de critiquer les régimes coloniaux qui réduisaient les autochtones en esclavage et exploitaient les ressources locales. « Je suis convaincue qu’il n’y a pas eu jusqu’à présent un seul gouvernement qui ait pris possession d’un pays dans le but philanthropique de faire le bonheur d’un peuple soumis à son pouvoir… La seule question a été et sera toujours : “Quelle utilité peut-on retirer du pays et de ses habitants ?” » écrivit-elle au cours de son second voyage autour du monde. D’un autre côté, la voyageuse a volontiers fait appel aux officiers coloniaux, qui l’ont souvent accueillie chez eux ou lui ont trouvé une auberge, ou encore fourni des chevaux, des chameaux, des bateaux et parfois une escorte.
Pfeiffer comptait sur une aide similaire en 1857, lorsqu’elle entreprit son dernier grand voyage à Madagascar. Elle avait tenu à se rendre sur cette île, située au sud-est de l’Afrique, entre autres parce qu’elle abritait une faune et une flore magnifiques. Humboldt et d’autres l’avaient pourtant mise en garde avec insistance : la situation politique du pays était trop dangereuse. La reine conservatrice Ranavalona Ire avait chassé les commerçants et les missionnaires européens, interdit le christianisme et instauré sur l’île un régime de terreur. Un certain M. Lambert, homme d’affaires français, avait malgré tout réussi à obtenir une audience auprès de Ranavalona Ire – pour lui et pour Ida Pfeiffer. C’est ce même Lambert qui avait autrefois offert à la reine le fameux piano. Au cours du voyage, Pfeiffer découvrit le projet du Français : renverser la reine avec l’aide du fils de celle-ci, Radama. Le coup d’État devait avoir lieu quelques jours après le concert, mais le complot échoua. « Si la malheureuse conjuration n’était pas venue se jeter à la traverse, j’aurais peut-être eu le bonheur de devenir la pianiste en titre de Sa Majesté la reine de Madagascar ! » nota Pfeiffer, pince-sans-rire 4. Or, parce qu’elle avait accompagné Lambert, voilà qu’elle se retrouvait en danger de mort.
Au lieu de les exécuter sur-le-champ, la reine bannit les Européens et leur ordonna de regagner la ville portuaire de Tamatave, où ils embarqueraient à bord d’un bateau. Depuis leur arrivée sur l’île, Pfeiffer et Lambert souffraient tous deux de violentes poussées de fièvre ; la longue et pénible marche qui les attendait devrait les achever lentement et douloureusement, espérait Ranavalona Ire.
Pendant cinquante-trois jours, les condamnés se traînèrent à travers les marécages de la forêt tropicale en faisant de nombreux détours, sous haute surveillance et régulièrement secoués par des accès de fièvre. « Nous arrivâmes à Tamatave. Malgré la fièvre, nous n’avions ainsi, ni M. Lambert ni moi, donné à la reine Ranavalona le plaisir de nous voir mourir », écrivit Pfeiffer.
Il fallut encore presque un an à la Viennoise pour atteindre sa ville natale, le 15 septembre 1858. Elle y mourut peu après, à l’âge de 61 ans, probablement des suites du paludisme qu’elle avait dû attraper autrefois en Asie du Sud-Est.
Le cimetière Sankt Marx ne fut pourtant pas sa destination finale. En 1892, sur proposition de l’Association pour l’éducation des femmes, la dépouille de l’aventurière légendaire fut transférée au cimetière central de Vienne et placée dans une tombe d’honneur – une première pour une femme. Ce fut le tout dernier voyage d’Ida Pfeiffer.
— Torben Müller est un journaliste allemand qui a notamment collaboré aux magazines Stern, Geo et Brand eins. — Cet article a été publié dans
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le supplément Histoire du Spiegel le 26 juillet 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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J’avoue que la lecture de ce premier jet de 250 feuillets – autant dire un brouillon – m’a stupéfiée tant je l’ai trouvé, malgré ses quelques répétitions et maladresses bien compréhensibles, surpuissant par ses trouvailles d’instinct et son sens inné du rythme. Un exemple ? « C’est un saligaud, toujours saoul d’oubli le passé, un vrai sournois qu’a vomi sur toutes vos vieilles affaires, rangées déjà, empilées c’est-à-dire, dégueulasses, tout au bout râleux des jours, dans votre cercueil à vous-même, mort hypocrite. » Un autre ? « J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. Passons. »
Tout a été dit de la rocambolesque saga des 5 300 feuillets disparus en 1944, réapparus en 2005 et vendus à Gallimard par les héritiers de Céline en 2021. Rumeurs, imbroglio juridique, gros sous : ce vernis « spectaculaire » de l’affaire permit aux médias de toute obédience d’en faire leurs choux gras, tout en laissant croire qu’ils se passionnaient pour la résurrection d’un manuscrit tellement « capital » d’un écrivain tellement « important », sans jamais expliquer en quoi ces épithètes s’appliquaient. Par ailleurs, l’inévitable promo de cet increvable « salopard antisémite », de ce « collabo raciste et misogyne » usant des mots « nègre » et « bicot », « pouffiasse » et « grognasse », donna lieu à de savoureux tortillements d’embarras devant ce nouveau paradoxe embêtant. Quoi ? Ce qu’il est désormais interdit d’écrire et de publier peut se lire fraîchement sorti des presses, tiré à 80 000 exemplaires, et de surcroît sans censure ? Décidément, on vit une époque formidable de tartufferie.
Plus sérieusement, lisant les journaux et écoutant la radio, j’ai eu l’impression d’assister à un remake affadi de la réception critique de Voyage au bout de la nuit (Denoël et Steele, 1932). D’autant que, écrit en 1933-1934, Guerre le prolonge dans son constat halluciné de l’aliénation humaine et par sa défense bec et ongles de la part maudite. Je m’explique : aujourd’hui comme hier, la communauté veut lire chez Céline une dénonciation de l’angoisse, de la souffrance, de l’horreur bouchère de la guerre – cette « saloperie d’aventure », comme il dit. Une obsession de la mort, aussi. Et du sexe, bien sûr. Mais sans jamais comprendre que, si Céline est irrécupérable, et même impardonnable, ce n’est pas en raison d’un tempérament personnel aimanté par la noirceur, le cynisme et tout le clavier des mauvais sentiments, mais parce que sa littérature ravage toute idée de communauté, défrise toute illusion à son sujet, fracasse toutes les valeurs dont elle se berce. Poilus rescapés des tranchées, gradés, médecins, parents du narrateur de Guerre : tous se mentent et se mentiront, indécrottables refouleurs de réalité et de négativité. Seule trouée possible dans l’escroquerie des propagandes ? Le corps des femmes (en l’occurrence, ceux d’une infirmière nymphomane et d’une prostituée démoniaque), prétexte à des scènes d’une telle crudité lubrique qu’aucun média ne les a citées, soi-disant pour ne pas offenser la pudeur publique, alors que, par son refus d’idéaliser le sexuel (ce que la communauté nomme « l’amour »), Céline fait son vrai « salut ». « Je devais plus rien à l’humanité, du moins celle qu’on croit quand on a vingt ans avec des scrupules gros comme des cafards qui rôdent entre tous les esprits et les choses. » Les esprits, les choses : matière et sujet de toute littérature.
— Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le Grand Prix de la critique de l’Académie française.
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WP_Post Object ( [ID] => 119996 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:23:10 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:23:10 [post_content] =>Ah, enfin l’été. Or qui dit été dit vacances, et donc – vous n’y couperez pas – photos de vacances. Les plus de 20 ans se souviennent forcément de l’excitation qui précédait le développement d’une pellicule, avant de découvrir dans une pochette Kodak l’accumulation de paysages mal cadrés, de vêtements à fleurs, de coups de soleil et de sourires crispés. À l’heure du numérique et des réseaux sociaux, les règles ont changé. Pour le dire rapidement, les photos de vacances se sont professionnalisées. D’abord parce que, à l’ère d’Instagram, une grande partie d’entre elles sont désormais destinées à un public susceptible de « liker » ces publications estivales. Ensuite parce qu’une poignée d’individus – désignés dans le langage courant par le terme « influenceurs » – ont transformé leur mise en scène en activité lucrative afin de constituer une base croissante d’abonnés à monétiser. Dans cette optique, tout compte : la lumière, le cadre, la pose, les accessoires. Or, quel meilleur accessoire qu’un livre ?
Notre époque a du talent, et elle a par conséquent décidé de répondre à cette question par un nouveau métier : book stylist, en anglais dans le texte. C’est en mai dernier, dans un article édifiant du New York Times, que j’ai découvert l’existence de ce conseil en image d’un nouveau genre, etles bras m’en sont tombés 1. Alors qu’ils roulaient sur le sol de mon appartement, j’ai appris dans ce même papier que, pour un ticket allant de 500 à 200 000 dollars (j’imagine que tout dépend de la taille de votre salon), vous pouvez désormais faire appel à un couple de stylistes de bibliothèque new-yorkais pour harmoniser vos livres à la décoration de votre intérieur. On savait déjà que certains oligarques étaient susceptibles de commander à des libraires des ouvrages au poids, voire au mètre. Ils pourront désormais aller au bout de leur logique en proposant à leurs invités une splendide bibliothèque d’apparat, dont les couleurs s’accorderont de surcroît à un mobilier hors de prix. Mais revenons à nos book stylists. Sur un yacht, à la sortie d’un défilé de mode ou sur une plage paradisiaque, leur mission est simple : permettre à leurs clients de glaner un peu de capital symbolique tout en complétant leur tenue. La cible ? Des mannequins paparazzables et des influenceurs en vacances sponsorisées, dont chaque publication est scrutée par des millions de personnes.
Dans l’une de ses plus célèbres mythologies, intitulée « L’écrivain en vacances », Roland Barthes consacrait quelques pages à un reportage photo du Figaro présentant des plumes célèbres en villégiature 2. Avec la publication de ces images dans un journal à grand tirage, il s’agissait selon lui de « joindre au loisir banal le prestige d’une vocation que rien ne peut arrêter ni dégrader ». Aujourd’hui, la logique est à la fois comparable et inversée. Si « Gide lisait du Bossuet en descendant le Congo », le mannequin Gigi Hadid lisait peut-être du Camus sur une plage de Cabo. Car, ici, peu importe que le livre mis en avant soit lu, il sera vu, et le monde de l’édition ne crachera pas sur cette possibilité de doper les ventes. À ceux qui seraient tentés de pousser des cris d’orfraie face à cette tendance qui va à l’encontre de la sacralité de l’écrit et de l’intimité de la lecture, une jeune consultante interviewée par le New York Times oppose : « On peut toujours se moquer et se demander si ces personnes lisent réellement ces livres ou si elles se contentent de se faire photographier avec. Personnellement, j’adore lire, et je m’en fiche. Au lieu de faire semblant de lire, elles pourraient tout aussi bien ne pas lire, et par-dessus le marché ne jamais parler de livres à qui que ce soit. » Et d’ajouter, évoquant les nouvelles rentrées d’argent possibles pour les éditeurs : « Vous pouvez poser la question à n’importe quel auteur : ils souhaitent tous être lus, mais ce qu’ils veulent avant tout c’est pouvoir continuer à écrire. » Malheureusement, à cela il n’y a rien à redire.
— Floriane Zaslavsky est sociologue. Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).
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À suivre les controverses politiques et sociales, on pourrait en effet avoir l’impression que personne n’a jamais dit ce qu’on lui fait dire, et c’est peut-être là un problème au cœur de nos difficultés à discuter et à nous entendre. La charge porte même un nom en rhétorique, c’est le fameux « argument de l’homme de paille ». La technique consiste à déformer l’argument d’un opposant afin d’en faire un propos faible ou ridicule, évidemment plus facile à réfuter. Tous les manuels de logique, d’argumentation et d’éducation à l’esprit critique tancent ce stratagème, jugé irrationnel, malhonnête et improductif. Et pourtant, il est omniprésent : nous passons un temps fou à disqualifier des idées qui ne sont soutenues et avancées par personne. Il est peut-être temps de se demander pourquoi !
Les philosophes Scott Aikin et John Casey, respectivement de l’université Vanderbilt et de la Northeastern Illinois University (NEIU), aux États-Unis, se sont récemment attelés au problème dans un livre entièrement consacré à « l’homme de paille » 1. Il en ressort une analyse étonnamment complexe : il semble, ironiquement, que l’homme de paille ait été assez mal caractérisé jusqu’à présent.
Les gens se plaignent fréquemment que leurs propos ont été déformés, sortis de leur contexte, tronqués ou même inventés de toutes pièces. L’homme de paille prend donc déjà plusieurs formes, qui peuvent aller de la légère altération d’un argument à sa fabrication complète, d’où les répliques variées qu’il suscite : « Ce n’est pas ce que j’ai dit ! », « Vous m’avez mal compris ! », « Je n’ai jamais dit ça ! ». Pourtant, ce n’est pas dans la méreprésentation d’un argument que réside le caractère fallacieux de l’homme de paille. Il est en effet légitime, et même nécessaire, de reformuler, compléter, résumer ou recadrer les arguments d’autrui dans un débat, et cela peut même aider à mieux s’accorder. Les hommes de paille, d’autre part, sont inévitables quand on présente des idées complexes, quand on choisit un angle particulier ou quand on s’efforce d’être didactique.
Quel est le problème, alors ? Toute la perversité de l’homme de paille réside dans sa fonction méta-argumentative. Il est fallacieux dans le sens où il présente l’adversaire comme plus mauvais qu’il ne l’est réellement, ce qui permet de clore le débat prématurément. Il s’adresse d’ailleurs rarement à la personne ciblée, qui perçoit naturellement que les propos qu’on lui présente ne sont pas les siens, ce qui le rend immédiatement inefficace (à moins, comme le font les manipulateurs, de convaincre la personne qu’elle a dit ce qu’elle n’a pas dit). Un homme de paille sert essentiellement à signifier au public, et en particulier à un public déjà acquis à notre cause, que nos adversaires ont des arguments tellement grotesques et honteux qu’ils ne méritent même pas d’être discutés. On coupe ainsi court à la discussion raisonnée, dans la mesure où « on ne discute pas » avec des gens aussi bornés et immoraux.
L’homme de paille ne déforme pas simplement un argument, il disqualifie l’orateur et ferme donc la discussion. Mais on peut aussi s’auto-empailler ! Celui qui s’écrie « Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! » a très bien pu dire ce qu’on lui fait dire, et c’est alors lui qui produit un homme de paille en se présentant comme un homme de paille... Et il en va ainsi de la majorité de nos débats, qui tardent rarement à devenir des métadébats où des hommes de paille s’éventrent mutuellement, sans espoir d’avancer vers la vérité.
— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).
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