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Dans Ancienne Capitale, l’écrivaine taïwanaise Chu T’ien-hsin choisit de s’adresser à elle-même à la deuxième personne. Profitant d’un contexte géopolitique tendu (1996 est l’année de la troisième crise du détroit de Taïwan), elle explore son rapport à l’île où elle est « née, [a] grandi, donné la vie, élevé [son] enfant et où [elle a] commencé à vieillir ». Aussi complexe que l’histoire du territoire, ce rapport est nourri par un fort sentiment de rancœur lié au rejet dont les continentaux font l’objet de la part des Taïwanais « de souche ». En définitive, comme l’écrit Liu Hsue-chen dans la Revue de littérature chinoise de Tunghai, « cette complexité reflète également l’espoir de l’auteure de voir le discours nationaliste s’ouvrir à d’autres voix ». 

Entre réflexion sur l’identité, récit de souvenirs d’enfance et d’adolescence, précis de botanique, flânerie littéraire et plongée quasi cinémato­graphique dans les rues de Taipei, Ancienne Capitale charme par son style élégant et la densité des problématiques abordées. Il faut simplement veiller à ne pas perdre le fil entre les différentes temporalités, les événements historiques volontairement laissés dans le flou ainsi que les jeux littéraires de répétition et d’échos, ce à quoi veille un appareil critique conséquent. 

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Connaissez-vous Bahreïn ? Probablement pas, de même qu’Emilio Sánchez Mediavilla n’avait jamais entendu parler de cette petite île du golfe Persique avant de s’y installer en 2014. « Bahreïn, écrit-il, est un endroit qui n’est ni le Qatar, ni Dubaï, ni Abu Dhabi, qui ne fait pas non plus partie des Émirats arabes unis, qui n’est pas davantage l’Arabie saoudite, ni aucun des aéroports du Moyen-Orient où tu as fait escale un jour que tu volais vers la Thaïlande. » Au lecteur qui aspirerait à une définition plus positive, on peut dire que Bahreïn est une île semi-désertique peuplée de 1,7 million d’habitants, reliée par un pont à l’Arabie saoudite. Ajoutons que le pays est à majorité chiite, mais qu’il est gouverné par une monarchie sunnite, et qu’il occupe la 167place, sur 180, dans le classement mondial de la liberté de la presse.

C’est donc dans cette contrée pas franchement hospitalière que l’éditeur espagnol Emilio Sánchez Mediavilla a vécu deux ans, sa compagne y ayant décroché un poste. Dans Une datcha dans le Golfe, qui lui a valu le prix Nicolas-Bouvier 2022, il fait la chronique des convulsions du pays et de son quotidien d’expatrié. Il décrit ses difficultés à apprendre l’arabe ; le faste ahurissant de la capitale, Manama, avec son centre financier et ses hôtels de luxe ; les curiosités des coutumes locales (« Tout le petit commerce du Golfe fonctionne comme un drive-in : le client se gare en double file, donne deux coups de klaxon et attend que le commis du magasin sorte noter sa commande et la lui serve ensuite […]. Se garer et marcher avec des sacs à la main était une excentricité d’Européen fraîchement débarqué ») ; les contradictions d’une société où les femmes portent l’abaya avec des talons aiguilles, où l’alcool est proscrit sauf lorsqu’il coule à flots lors de fêtes clandestines qui voient se côtoyer richissimes Saoudiens et prostituées philippines.

« Voilà un récit débordant d’intelligence, émaillé de passages hilarants qui rappellent Un anthropologue en déroute, de Nigel Barley », applaudit le portail Todo Literatura. Et le quotidien El Español de surenchérir, saluant « une prose vivante, un humour fin et délicat ». Pourtant, tout n’est pas drôle dans ce livre, car l’auteur ne manque pas de souligner le traitement discriminatoire réservé aux chiites, la situation de quasi-esclavage dans laquelle se trouvent les nombreux travailleurs asiatiques de l’île, la sévère répression qui étouffe toute voix dissidente. « Il montre le côté sombre de la monarchie régnante – injustement qualifiée de “constitutionnelle” », note El País. Cette même monarchie qui a écrasé dans le sang le soulèvement populaire de 2011 et rasé la place de la Perle, où s’étaient rassemblés les manifestants. Celle-là même qui soigne ses relations publiques en organisant chaque année un prestigieux prix de formule 1 et se targue de la modernité de ses services publics. Autant de paradoxes impitoyablement épinglés par l’auteur : « Ce soir-là, des blindés de la police tireraient à la chevrotine sur des enfants de 14 ans et balanceraient des centaines de bombes lacrymogènes de fabrication brésilienne sur les villages chiites. Mais, à Bahreïn, tu peux faire ton passeport sur Internet. » 

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Voici un roman graphique singulier par bien des aspects. Ici, les personnages ont certes un nom et un prénom, mais pas de corps, de tête ni de membres. Ils sont représentés par des ronds de couleur, et les scènes sont toujours « vues du ciel ». Nous sommes quelque part entre une application de géolocalisation, pour les plans larges, et Les Sims, avec son décor en deux dimensions, pour les scènes situées en intérieur.

L’auteur, Martin Panchaud, n’hésite pas à interrompre le récit avec ce que le cinéma qualifierait d’« arrêts sur image ». Ainsi du pistolet à impulsion électrique, plus communément appelé Taser. Lorsqu’un policier dégaine le sien, Panchaud nous gratifie d’une planche d’explications imagées sur le fonctionnement de cet engin. 

Au détour d’une page, voilà qu’une baleine bleue et la situation de ce cétacé dans le monde – régions d’habitat, flux migratoires, population globale – font soudainement irruption ; une sorte de coq-à-l’âne visuel, pour rester dans le domaine animal. Il faudra attendre la fin de l’histoire pour comprendre l’intrusion de ce mammifère géant dans le scénario.

Ici, pas de personnages valeureux dotés de pouvoirs magiques, d’un courage exceptionnel ou d’un humour ravageur, mais plutôt des gens ordinaires, que l’auteur ne cherche jamais à rendre sympathiques (il est aidé en cela par le fait qu’ils sont désincarnés).

Mais venons-en au récit : Simon (rond orange cerclé de marron) est un adolescent britannique rondouillard maltraité par ses camarades. Un jour, une voyante (rond mauve cerclé de violet) dont il fait les commissions lui souffle le nom du cheval – un outsider – qui gagnera « la troisième de la Royal Ascot », une course prestigieuse, et, en bonus, lui indique le quinté dans l’ordre. Simon vole 1 000 livres dans les affaires de son père, Dan (rond vert clair cerclé de vert foncé), joue et gagne plus de 16 millions de livres… qu’il ne peut pas toucher, étant mineur. Notre héros part donc en quête d’une signature parentale pour encaisser cette somme mirobolante et permettre à sa famille de vivre dans le luxe.

C’est là que les choses se gâtent. De retour chez lui, il y trouve une ambulance et la police : sa mère, Daisy (rond bleu clair cerclé de bleu foncé), gît dans la cuisine, en sang, après avoir pris une sérieuse dérouillée. Elle est dans le coma, et le père de Simon a disparu. Que faire ?

Simon espère d’abord que sa mère va se réveiller. Jour après jour, il quitte le foyer où on l’a placé et va la voir à l’hôpital, mais son état est stationnaire. Il finit par croiser là-bas un homme, un certain Alan Jones (rond marron cerclé de marron foncé), dont il apprend qu’il vient quotidiennement rendre visite à Daisy. C’est avec cet homme qui le prend sous son aile que l’adolescent se met en quête de son géniteur. D’aventure en aventure, Simon découvrira que son père biologique n’est pas Dan mais Alan, ce qui donne lieu à une scène plutôt comique du point de vue du lecteur, qui voit les ronds des deux personnages côte à côte, l’adulte disant à l’adolescent : « Ton père, c’est moi ! Regarde-moi, tu ne vois pas qu’on se ressemble ? » Les codes couleur employés pour ces deux personnages sont certes dans les mêmes tons, mais, pour nous, la « ressemblance » s’arrête là !

Simon fera nombre de rencontres au fil des pages ; il s’apercevra, par exemple, que l’un des voisins de lit de sa mère, censé être dans le coma, s’est réveillé mais ne veut pas que cela se sache (« Je suis bien mieux ici… Je n’ai de comptes à rendre à personne »). 

Un récit d’initiation ? Dans une certaine mesure, oui. Pour grandir, Simon devra « tuer » ses parents. Le règlement de comptes avec Dan se mue en une scène particulièrement explosive qu’on ne peut révéler plus avant sous peine de la divulgâcher. La tonalité générale de l’album reste assez sombre, et le monde des adultes – fait de violence, de lâcheté et de chantage – est dépeint de façon peu reluisante. Pourtant, le nom de famille de Simon, c’est Hope, « espoir ». Voyons-y un message ! 

— O. C.

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Doù viennent les idées ? Comment se forment-elles, dans la tête d’un physicien théorique comme moi ? Quels types de procédés logiques utilisons-nous ? Je ne veux pas parler exclusivement des grandes idées, celles qui changent l’histoire de l’humanité, l’histoire de la pensée ; je veux plutôt évoquer ce qu’on a appelé la « microcréativité », les petites idées quotidiennes qui sont cruciales pour le progrès de la science. Pour moi, une idée est une pensée inattendue, surprenante, tout sauf banale. 

Je voudrais partir d’Henri Poincaré et de Jacques Hadamard. Ces deux mathématiciens, qui ont vécu au tournant des XIXe et XXe siècles, ont décrit à plusieurs reprises la manière dont leurs idées mathématiques sont nées, avec un point de vue similaire. Tous deux affirment que l’on peut identifier plusieurs étapes dans la démonstration d’un théorème en mathématiques. 

• Une phase initiale de préparation, au cours de laquelle on étudie le problème, on lit la littérature scientifique et on fait les premières tentatives de solution. Après une période qui va d’une semaine à un mois, cette phase se termine car aucun progrès n’a été réalisé. 

• Il y a ensuite une période d’incubation au cours de laquelle le problème est abandonné (du moins consciemment).

• L’incubation se termine brusquement par un moment d’illumination, qui se produit souvent dans une situation sans rapport avec le problème que l’on souhaite résoudre, par exemple en parlant avec un ami, même de contenus très éloignés du sujet. 

• Enfin, après l’illumination qui indique les lignes générales pour aborder le problème, il s’agit effectivement d’en établir la démonstration. Cette dernière étape est parfois très longue : il faut vérifier si l’illumination était fondée, si la route indiquée est vraiment praticable, franchir tous les passages mathématiques obligés jusqu’à obtenir une démonstration explicite. 

Bien sûr, l’illumination se révèle de temps à autre erronée : elle supposait la validité de développements qui ne peuvent être démontrés. Dans ce cas, il faut tout recommencer. 

Cette description est fort intéressante et réserve un rôle déterminant à la pensée inconsciente. Même Einstein était d’accord sur ce rôle : il a en effet souligné à plusieurs reprises l’importance du raisonnement inconscient. Il ne fait aucun doute que le processus consistant à mettre de côté un problème difficile, à laisser les idées se sédimenter, pour l’aborder à nouveau avec un esprit neuf et le résoudre, est très courant. Le proverbe « La nuit porte conseil » existe en de nombreuses langues : Consiliis nox apta ; Night is the mother of counsel ; Die Nacht bringt Rat ; La notte porta consiglio ; Antes de hacer nada, consúltalo con la almohada (l’almohada étant l’oreiller) ; La note xe la mare d’i pensieri

Passant des grands problèmes à des problèmes plus triviaux, je voudrais vous raconter une expérience personnelle. Très souvent, pour mes recherches en physique théorique, je dois écrire des programmes sur ordinateur, une activité que je trouve amusante et relaxante. L’ordinateur est une machine totalement dépourvue de sens commun, qui fait donc exactement ce qu’on lui indique de faire et se tient au sens littéral avec une précision exaspérante. Si vous dites à un humain de prendre une route et d’aller toujours tout droit, il ne sort pas de la route au premier virage, heureusement ; ce comportement serait au contraire naturel pour un ordinateur, à moins que vous ne soyez extrêmement précis en expliquant ce que vous entendez par « aller tout droit ». 

Quels que soient vos efforts, la première fois, ce que vous demandez à l’ordinateur de faire est en général légèrement différent de ce que vous voulez vraiment qu’il effectue. Souvent, un nouveau code, écrit dans l’un des nombreux langages de programmation, ne fonctionne pas : lors de tests simples, il donne des résultats complètement différents de ceux attendus (c’est du moins mon expérience : évidemment, plus le programmeur est doué, plus il vise juste). 

Je ne compte plus les fois où je me suis battu toute une matinée pour essayer de comprendre quelle était l’erreur que j’avais commise : je relisais attentivement le code, je repassais en revue toutes les instructions les unes après les autres, je me demandais si les virgules étaient à leur place, s’il manquait un point-virgule, s’il y avait un signe égal en trop ou en moins, en vain. Puis, alors que je rentrais chez moi en voiture, la solution m’apparaissait à mi-chemin (« Voilà où se cachait l’erreur ! »), et je m’empressais de la vérifier immédiatement arrivé chez moi. 

Ce type d’expérience est très courant. Une seule fois dans ma vie (malheureusement !), j’ai vécu un épisode de même nature, mais plus spectaculaire. J’avais travaillé par le passé avec d’autres collègues sur un problème très difficile ; nous avions essayé de trouver une stratégie pour le résoudre, sans succès. Pendant une longue période (dix à quinze ans), plusieurs approximations ont été proposées ; j’avais quant à moi abandonné la question – trop difficile. Et puis, durant une conférence, à l’heure du déjeuner, l’un de mes amis m’a dit au détour de la conversation : « Tu sais, le problème sur lequel tu avais travaillé est très intéressant, car sa solution aurait une série d’applications qui vont au-delà de celles qui avaient été envisagées. » Je lui ai alors répondu : « Dans ce cas, il faut faire un effort pour le résoudre. Peut-être que tu pourrais essayer de... », et je lui ai exposé pas à pas la stratégie pour parvenir à la solution, stratégie qui s’est avérée être la bonne. 

Pensées et paroles 

Il est facile de reconnaître dans ces épisodes des exemples du processus d’incubation. Je suis convaincu que chacun d’entre nous pourrait raconter des anecdotes similaires. Si l’incubation, qu’il s’agisse de petites ou de grandes choses, est un processus non conscient, nous pouvons toutefois nous demander à quel type de logique elle obéit et dans quelles circonstances elle advient. Très souvent, on considère que la pensée est verbale et que le raisonnement inconscient n’est pas une pensée proprement dite. Einstein n’aurait pas été d’accord, lui qui soutenait que le fait d’être pleinement conscient est un cas limite, qui ne se produit jamais : il y a toujours une part d’inconscient dans la pensée. 

Bien que je ne sois pas un expert en la matière, permettez-moi de vous exposer quelques-unes de mes réflexions sur la pensée consciente et inconsciente. Nous avons l’impression de penser en mobilisant des mots, en formulant des phrases. Cela est vrai non seulement lorsque nous parlons à d’autres personnes, mais aussi lorsque nous réfléchissons en silence. Si quelqu’un nous demandait de creuser un problème sans utiliser de mots, nous nous trouverions complètement démunis : nous sommes incapables de le résoudre dans notre tête sans formaliser le raisonnement par le biais du langage ; ce peut être des mots de n’importe quelle langue, mais ce doit être des mots. 

La forme verbale n’épuise cependant pas la façon dont nous pensons ; lorsque nous commençons à réfléchir ou à prononcer une phrase, en réalité, nous savons déjà où nous allons. Il existe des règles de grammaire que nous devons suivre. Par exemple, nous ne commençons pas une phrase par le mot « ne » pour nous arrêter immédiatement après sans savoir que dire, car dès que le mot « ne » nous vient à l’esprit, nous savons déjà quel est le verbe qui va suivre, et probablement le reste de la phrase. S’il en va effectivement ainsi, la phrase entière doit être présente dans notre esprit sous forme non verbale avant d’être exprimée en mots. 

Formaliser ses pensées à travers le langage est extrêmement important ; les mots sont puissants, ils s’enchaînent les uns aux autres et s’attirent entre eux. Ils ont au fond la même fonction que l’algorithme en mathématiques. De même que l’algorithme incarne presque à lui seul le raisonnement mathématique, les mots ont une vie propre, ils évoquent d’autres mots, nous servent à formuler des abstractions, des déductions, à déployer la logique formelle. La formulation consciente de la pensée en mots est sans doute également utile pour mémoriser ce que nous avons conçu : faute de mots, se souvenir du fruit de nos pensées semble plus délicat. Quoi qu’il en soit, la pensée verbale doit être précédée d’une pensée non verbale. Cette affirmation n’est pas si étrange quand on considère que la pensée est historiquement beaucoup plus ancienne que le langage : si celui-ci est probablement apparu il y a quelques dizaines de milliers d’années, il est difficile de croire que les humains, avant cette étape, ne pensaient pas (et aussi que les animaux ou les enfants qui ne parlent pas encore ne disposent d’aucune forme de pensée). 

Malheureusement, il est très difficile de comprendre quel type de logique suit la pensée non verbale, notamment parce que la logique se réfère au langage et qu’il est presque impossible d’étudier la pensée non verbale à l’aide des mêmes outils du langage. Et pourtant, la pensée inconsciente est cruciale pour la formulation de nouvelles idées : elle est non seulement à l’œuvre pendant la longue période d’incubation mentionnée par Poincaré et Hadamard, mais elle est également à la base du phénomène plus général de l’intuition mathématique à première vue, qui présente des caractéristiques surprenantes. 

Normalement, la démonstration d’un théorème se déroule en plusieurs étapes, qui s’enchaînent et finissent par conduire à la solution, déduction après déduction. Toutefois, à de très rares exceptions près, ce n’est pas ainsi que le théorème est démontré la première fois. En général, l’énoncé est formulé en premier ; puis, lorsqu’on sait d’où l’on part et où on doit arriver, les passages intermédiaires sont identifiés et reliés entre eux par les démonstrations nécessaires, jusqu’à aboutir à la démonstration complète. C’est un peu comme la construction d’un pont : vous décidez d’abord quels sont les points que vous voulez relier, puis vous creusez les fondations des piles intermédiaires et vous posez en dernier le tablier. Vous ne construisez pas un pont en réalisant entièrement la première travée, pour concevoir ensuite le reste. Vous risqueriez fort de découvrir que vous ne pouvez pas poser les fondations de la pile suivante. 

D’une certaine façon, de même qu’une phrase doit être présente dans son intégralité avant d’être formalisée en mots, une démonstration doit être présente dans l’esprit du mathématicien, au moins dans ses grandes lignes, avant de passer à la phase déductive. 

Cette façon de procéder explique pourquoi il y a tant de théorèmes valides dont la première démonstration présentée était fausse. Souvent, le mathématicien, après avoir formulé correctement le théorème et identifié une voie possible, commet une erreur dans la démonstration d’une étape. Si l’intuition était à peu près juste, il y a alors deux possibilités : soit il existe une autre manière correcte de démontrer le passage difficile, soit il existe une autre façon, plus ou moins différente, d’arriver au même résultat. Les mathématiciens parlent souvent du « sens » d’un théorème, un sens qui est énoncé dans un langage informel, le plus souvent fondé sur des analogies, des similitudes, des métaphores ou des intuitions. Mais il n’y a généralement plus aucune trace de ce sens dans les textes mathématiques qui utilisent un autre langage : le sens justifie en quelque sorte l’intuition originale, mais, comme il ne peut pas être formalisé, il est ressenti comme quelque chose d’imprécis, susceptible d’être discuté entre amis mais certainement pas d’être inclus dans un texte rigoureux. 

 […]

Connaître la conclusion 

Je voudrais maintenant présenter un dernier argument qui suggère que notre mode de raisonnement est plus complexe que nous le pensons. J’ai toujours été frappé par la difficulté de parvenir à démontrer la véracité ou l’inexactitude d’une affirmation lorsque nous n’avons aucune idée du résultat final. S’il existe de solides arguments heuristiques impliquant qu’une affirmation est vraie (ou fausse), il est souvent – mais pas toujours – beaucoup plus facilede trouver la démonstration. Dans le cas contraire, celui où nous n’avons pas d’indices sur le résultat, on pourrait penser qu’il suffit d’employer deux fois plus de temps pour arriver au même résultat : vous commencez par raisonner comme si vous saviez que le résultat était vrai, puis comme si vous saviez qu’il était faux. Or c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire : dans la pratique, la personne essaye de trouver des arguments pour prouver la véracité de l’affirmation ; si elle n’y arrive pas, elle tente alors de prouver qu’elle est fausse et oscille entre les deux positions sans avancer dans son raisonnement. Nous avons beau tenter de passer consciemment d’une hypothèse à l’autre, notre inconscient reste indécis. 

Le rôle déterminant d’une petite information supplémentaire s’incarne dans un épisode dont j’ai été témoin et qui m’a laissé sans voix. Une propriété très intéressante (je l’appellerai X par commodité) avait été vérifiée dans le contexte de modèles extrêmement simplifiés, et il était crucial pour le développement de la théorie de savoir si elle pouvait être démontrée pour des systèmes réalistes. Mes amis et moi en parlions depuis des années : personne n’avait la moindre idée de la manière d’aborder cette démonstration, et nous nous demandions même si la propriété était effectivement démontrable, en admettant qu’elle fût vraie. 

Un jour, mon ami Silvio Franz me raconta qu’avec Luca Peliti, il avait démontré la propriété X grâce à une idée élémentaire quoiqu’extrêmement astucieuse. J’étais ravi ; je me rendais à Paris et, au cours d’une conférence, j’ai déclaré que j’étais très confiant quant à la possibilité de démontrer la propriété X. Je n’ai toutefois pas annoncé le résultat, car je voulais attendre que Silvio et Luca aient écrit la démonstration. Après mon intervention, un autre ami, Marc Mézard, m’a abordé sur les marches de l’École normale supérieure : « Excuse-moi, Giorgio, mais pourquoi as-tu dit que tu étais sûr que la propriété X était démontrable ? Tu sais très bien que nous n’avons aucun moyen de la démontrer. » Je lui ai répondu : « Marc, la propriété X vient d’être démontrée par Silvio Franz et Luca Peliti : ils m’ont décrit la démonstration et elle est correcte. » À ma grande surprise, Mézard a instantanément réagi : « Ah ! oui, je vois comment ils ont fait », et sans attendre, sur le perron, il m’a exposé dans ses grandes lignes la bonne démonstration. La simple information que la propriété X pouvait être démontrée à partir de connaissances communes lui avait suffi pour parvenir à la démonstration tant recherchée en moins de dix secondes. 

Il est stupéfiant de constater que parfois, un infime élément d’information suffit pour réaliser des progrès substantiels dans un domaine qui a fait l’objet d’une réflexion approfondie. Einstein raconte ainsi qu’en 1907, plongé dans d’intenses réflexions sur la gravité, il a eu un jour « l’intuition la plus heureuse de sa vie » : lorsque nous tombons en chute libre, nous ne ressentons plus la force de gravité, la gravité s’annule autour de nous ; elle dépend donc du référentiel, si bien qu’en choisissant un référentiel approprié, il est possible de l’annuler, au moins localement. En partant de cette observation, il construisit la théorie de la relativité générale, qui est sans doute sa contribution la plus profonde et la plus en avance sur son temps. 

On dit qu’Einstein a eu cette intuition après un incident curieux (je ne suis pas sûr que l’histoire soit vraie, mais si elle ne l’est pas, elle est bien trouvée). Au troisième étage de l’immeuble du savant, un peintre en bâtiment travaillait sur un échafaudage, assis sur une chaise. Un jour, le voilà qui se penche trop, perd l’équilibre et bascule dans le vide non sans rester assis sur la chaise, ne se cassant heureusement que quelques os. Quelques jours plus tard, en discutant avec un voisin, Einstein se demande à quoi pouvait bien penser ce pauvre peintre durant sa chute. Le voisin lui répond : « Je lui ai parlé et il m’a dit qu’alors qu’il tombait, il n’avait plus l’impression d’être assis sur sa chaise, comme si la gravité n’existait plus. » Einstein se saisit de l’observation du peintre et part de là pour formuler la théorie de la relativité générale. Et il est remarquable de constater que l’origine des théories de la gravitation est toujours liée à la chute de quelque chose, pour Newton une pomme, pour Einstein... un peintre. 

— Giorgio Parisi @Flammarion 2022

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Le multimilliardaire Andrew Carnegie n’était pas vraiment un tendre, mais la vie, dans sa jeunesse du moins, n’avait pas été tendre avec lui. Petit Écossais dont la famille avait émigré en Amérique en 1848 pour fuir la famine, il s’était formé et instruit comme il avait pu, devenant ouvrier dans une filature, puis télégraphiste dans une compagnie de chemin de fer dont il avait rapidement gravi les échelons. Il avait alors investi ses émoluments croissants dans le secteur ferroviaire en pleine expansion, dont il connaissait tous les secrets. Délits d’initié, corruption, pots-de-vin judicieusement distribués, innovations géniales et coups tordus : sa fortune s’était vite arrondie. Après la guerre de Sécession, il s’était tourné vers la production de rails, puis d’acier, dont la demande explosait. Il produisait des poutrelles pour les derricks et les gratte-ciel, des blindages pour les cuirassés, des canons, des obus – et cela en portant une attention toute spéciale à la maîtrise des coûts (notamment salariaux), à l’intégration verticale, aux innovations et aux ententes entre producteurs (il misait à fond sur la synergie acier/chemin de fer, fournissant des rails livrés grâce au train). Carnegie n’était pas très porté sur le dialogue social, et son refus d’autoriser un syndicat dans l’une de ses usines à Homestead (Floride), en 1892, avait déclenché une longue grève matée dans le sang. Mais il deviendrait peu à peu le roi de l’acier américain, l’homme le plus riche du pays et peut-être du monde. Voilà pour le versant ascensionnel et plutôt sombre de sa vie.

Heureusement, il y en a un autre, radicalement différent. Au fil des ans, le capitaliste implacable que la guerre avait considérablement enrichi s’était mué en philanthrope hypergénéreux qui, avant sa mort, en 1919, se serait défait de 90 % de son immense fortune, estimée à plus de 6 milliards de dollars actuels. Les traductions concrètes de ses dons constellent encore les États-Unis et son Écosse natale : bibliothèques, écoles, salles de concert (le Carnegie Hall, à New York), musées (les quatre Carnegie Museums de Pittsburgh), universités (dont la Carnegie-Mellon, à Pittsburgh)… Il finançait également la recherche scientifique (via la Carnegie Institution), des laboratoires, des télescopes et même l’achat d’un squelette de dinosaure. Si bien que l’image qui nous reste de lui n’est pas tant celle d’un « baron voleur » sans scrupules que celle du fondateur de la philanthropie moderne.

Pourtant, Carnegie était tout sauf un béni-oui-oui, et sa générosité ne reposait pas sur des bons sentiments, encore moins sur des convictions religieuses. C’était un positiviste darwinien pur et dur, qui ne finançait les écoles qu’à la condition qu’elles soient dégagées de toute affiliation confessionnelle. C’était même un « darwinien social », comme son ami Herbert Spencer, pour qui les lois de l’évolution s’appliquent dans la société comme dans la jungle pour encourager les plus aptes à réussir. Carnegie pensait en effet que la société dépendait pour sa prospérité du talent de quelques êtres supérieurs capables de catalyser les potentialités économiques de l’époque. Certes, ces êtres-là vivraient dans le luxe et les palais. Mais ce n’était pas – ou ne devait pas être – leur objectif premier (« Quelle idole plus abjecte que l’argent ? »). Les heureux favorisés par la sélection « naturelle » devaient reconnaître « qu’ils n’étaient que les gérants de la fortune due aux pauvres » et ne se contenter pour eux-mêmes que d’un revenu plafonné – 50 000 dollars de l’époque par an dans son propre cas, une somme tout de même plus que rondelette. Quant aux moyens de faire fortune, tout était bon sauf une chose : la spéculation, qui était l’antithèse du business (« impossible d’être à la fois un honnête businessman et un spéculateur »). Il fallait qu’il y ait création de valeur industrielle, de quelque chose dont tous puissent bénéficier : « Le capital et le travail étant des alliés, et non des forces antagonistes, l’un ne peut pas prospérer sans l’autre. » La preuve : « Les profits des milliardaires augmentent quand les salaires sont élevés ; plus ils sont hauts, plus les profits des employeurs sont importants. » En théorie, du moins. En pratique, le traitement que Carnegie infligeait à ses ouvriers indignait Herbert Spencer.

Oui, mais voilà : plus les gens sont pauvres, plus ils sont incités à tout faire pour s’extraire de la pauvreté. C’est la sélection darwinienne poussée au paroxysme de son expression sociale, avec tout de même un correctif : pour encourager l’émergence de futurs milliardaires, il faut améliorer les conditions d’hygiène et de santé, et surtout faciliter l’accès de tous à l’instruction. Les chanceux ayant réussi dans les affaires ont le devoir de promouvoir ces objectifs par leurs actions philanthropiques, car leur succès procède moins de leurs talents que des opportunités que la société leur a offertes. Il convient donc de restituer à celle-ci l’essentiel des richesses accumulées grâce à elle. Évidemment, c’est en partie à cela que sert l’impôt, et d’ailleurs Carnegie défendait l’idée d’une taxe sur les successions voisine de 100 %. Mais l’impôt a un gros défaut : l’État qui collecte l’argent a aussi la charge de le dépenser, et Carnegie ne se fiait guère à l’État, dont il ne connaissait que trop les faiblesses morales ou techniques. « Sur 1 000 dollars dépensés pour le bien public, soutenait-il, probablement 950 sont gaspillés et contribuent à encourager les maux qu’ils entendent soulager ou minimiser. » Mieux valait faire confiance aux compétences des riches : s’ils avaient été assez malins pour amasser une fortune, ils étaient sans doute les mieux placés pour la dépenser intelligemment et efficacement, c’est-à-dire en aidant les gens à s’aider eux-mêmes, pas en encourageant leur indolence. 

En incitant les milliardaires à distribuer leur argent de leur vivant, Carnegie sait qu’il prive leurs rejetons des héritages escomptés. Mais il s’en justifie en expliquant que les fortunes transmises et non acquises sont toxiques : elles créent des générations d’héritiers dépourvus d’énergie, incapables de prolonger le succès originel, et même de dépenser convenablement le pactole reçu. Les récipiendaires tendent à gaspiller leur legs, soit pour eux-mêmes, soit en se laissant aller à la facilité de la charité mal ciblée et partant contre-productive, car « seul l’homme sage sait dépenser sagement ». S’adressant aux étudiants de ses universités, Carnegie avait coutume de célébrer « ceux qui avaient la bonne fortune d’être nés dans la pauvreté », sans le handicap « d’un riche père ou, pire encore, d’une riche mère, susceptible si nécessaire de les entretenir dans leur oisiveté. Tandis que, quand on n’a pas de gilet de sauvetage, on nage ou on coule ».

Fort bien, mais reste tout de même un problème : pour légitime qu’elle soit, cette redistribution privée est entièrement soumise à l’arbitraire du redistributeur et à ses lubies. Dans le cas de Carnegie, celles-ci étaient plutôt innocentes, voire estimables. Il aimait la musique, donc il avait couvert les États-Unis de salles de concert et offert plus de 700 orgues. Il devait son ascension de self-made-man à la bibliothèque d’un généreux érudit, d’où pléthore de bibliothèques Carnegie. Il aimait le grand air et la nature, et avait en conséquence parsemé les villes de parcs et de jardins publics. Bien que fabricant de canons, il était pacifiste et avait financé la construction du palais de la Paix à La Haye, qui abrite aujourd’hui la Cour internationale de justice. (Il était aussi anti-impérialiste et avait proposé en vain de l’argent aux Philippines pour que le pays puisse se dégager de la mainmise américaine.) Et, oui, il avait également institué un fonds de pension pour ses ouvriers. L’évangile que prêche Carnegie est d’abord, écrit John Steele Gordon dans The New York Times, « un manuel pratique à destination des millionnaires », plein de judicieux conseils philanthropiques. Mais, comme tous les évangiles, celui-ci peut in fine se réduire à un grand précepte moral – en l’occurrence, celui-ci : « Quiconque trépassera en laissant derrière soi des millions de dollars de richesse disponible mourra dans l’indifférence, le dédain, le déshonneur. » Peut-être même le milliardaire inconséquent finira­-t-il en enfer, lequel ne devrait pas être trop différent d’une aciérie Carnegie au XIXe siècle. 

— J.-L. M.

Extrait :

« Pourquoi donc faudrait-il léguer de grandes fortunes à ses enfants ? Si on le fait par affection, n’est-ce pas une affection mal avisée ? L’observation nous apprend que, d’une façon générale, il n’est pas bon d’infliger à ses enfants un tel fardeau. À l’État non plus. Il faut juste assurer à l’épouse et aux filles un revenu modéré, et aux fils une allocation très modique voire nulle. Au-delà, on provoque des dommages. Car il ne fait désormais plus aucun doute que les legs importants sont plus nocifs que bénéfiques pour les récipiendaires. Les sages ont rapidement réalisé qu’abandonner de tels héritages entre les mains des membres de sa famille ou de l’État constitue un mauvais emploi de leur fortune […]. On trouve certes des exemples de fils de millionnaires que la richesse n’a pas corrompus et qui, bien que riches, continuent à rendre de grands services à la communauté. Ceux-là sont le sel de la terre – mais hélas, comme lui, aussi précieux que rares. L’homme plein de sagesse doit s’en tenir à dire : “Je préférerais léguer à mon fils une malédiction plutôt que des dollars...”, tout en reconnaissant que ces legs énormes ne sont pas inspirés par le souci du bien des enfants mais par l’orgueil familial. »

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En juillet 1997, lors de la rétrocession de Hongkong à la Chine, Chris Patten, le dernier gouverneur britannique, tint un discours optimiste. Selon le principe énoncé en 1984 par Deng Xiaoping, « un pays, deux systèmes », « le peuple de Hongkong va pouvoir gouverner. C’est la promesse, et c’est la destinée, que rien ne viendra ébranler ». Mais, comme l’atteste son journal, il n’y croyait pas lui-même. D’après l’accord de 1984, Hongkong devait garder son autonomie pendant cinquante ans après la rétrocession, donc jusqu’en 2047. Cependant, la loi fondamentale annexée aux accords sino-britanniques ne laissait en réalité qu’une faible marge de manœuvre aux Hongkongais. Toutes les nominations importantes devaient être approuvées par Pékin. Le mouvement de plus en plus pressant en faveur du suffrage universel se heurta à un mur, provoquant en 2014 la « révolution des parapluies ». En juin 2019, pour protester contre un projet de loi prévoyant de juger en Chine continentale les personnes soupçonnées de visées subversives, plus de 1 million de Hongkongais ont manifesté pacifiquement en formant de longues chaînes humaines. Et, en mai 2020, Pékin a imposé une loi sécuritaire permettant d’emprisonner tout suspect. Depuis lors, pratiquement tous les démocrates qui ont fait parler d’eux sont en prison ou en exil. En juillet 2022, John Lee, ancien responsable de la police et tête pensante des vagues de répression, a été nommé chef de l’exécutif. 

Du point de vue chinois, les choses sont relativement simples. Après avoir été partie intégrante de la Chine pendant plus de deux mille ans, l’île de Hongkong a été cédée en 1842 à l’Empire britannique au terme de la première guerre de l’Opium, déclenchée par la Chine pour tenter d’empêcher les trafiquants britanniques d’y écouler la drogue, qui avait créé une addiction d’ampleur nationale. Au lendemain d’une seconde guerre de l’Opium, Londres a resserré son emprise en acquérant, au nord de l’île, la péninsule de Kowloon. Après quoi les Anglais obtinrent en 1898 un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans sur ce qu’on appelle les Nouveaux Territoires, au nord de Kowloon. C’est ce bail qui arrivait à expiration en 1997. L’accord négocié en 1984 par Deng Xiaoping entérinait le désengagement progressif de la puissance coloniale des trois territoires. Les Nouveaux Territoires étaient devenus le poumon de l’expansion économique de Hongkong, et les Britanniques, jugeant que l’île et la péninsule ne seraient pas viables à elles seules, s’étaient laissé convaincre de lâcher le tout.

Si, pour les Chinois, la récupération de Hongkong relevait d’une nécessité historique, du côté britannique le problème très tôt posé était celui du degré de démocratie dont l’ancienne colonie allait pouvoir continuer à bénéficier. Le suffrage universel n’avait pas cours, mais la presse était libre et la justice indépendante. Ce que montrent le journal de Patten et la postface que l’ancien gouverneur a rédigée, c’est la constante complaisance d’une bonne partie des décideurs et chefs d’entreprise britanniques à l’égard des autorités chinoises. Au moment de son départ, en 1997, Patten a découvert des documents montrant que, dix ans plus tôt, l’ex-ambassadeur britannique à Pékin Percy Cradock était parvenu à manipuler un projet de réforme électorale afin de satisfaire les Chinois. D’anciens Premiers ministres comme Edward Heath et James Callaghan ont fait pression sur Patten pour qu’il modère son appétit de réformes et se concentre sur les opportunités pour le monde des affaires. Il ne se passait pas une semaine sans qu’il fasse l’objet de pressions de la part des grands groupes présents à Hongkong, comme HSBC, Swire ou Cable & Wireless. Tout récemment, relève The Economist, les plus grands groupes présents sur place, « comme HSBC, Standard Chartered, Swire et Jardine Matheson, ont publié des communiqués de soutien à la loi sécuritaire. HSBC, la plus grande banque européenne, a gelé les comptes des politiciens prodémocratie et des organisations civiles. Les quatre plus grands cabinets d’audit financier mondiaux, Deloitte, EY, KPMG et PwC, ont publié des pages de publicité dans les journaux pro-Pékin afin d’adresser leurs félicitations à John Lee pour sa nomination à la tête de l’exécutif. » 

— O. P.-V.

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À sa mort en 1928, à 49 ans, le Tchèque Ladislav Klíma laissa derrière lui des centaines de pages manuscrites, des notes, des journaux, des lettres... Car, de son vivant, celui qui est désormais considéré comme l’un des plus grands écrivains tchèques du XXe siècle avait peu publié. Idem dans les années qui ont suivi sa mort : à part une poignée d’inconditionnels, le milieu universitaire dénonçait des écrits provocateurs, à l’image de leur auteur, libertaire, nietzschéen et schopenhauerien, « solipsiste, égoïste et volontariste », selon le site Aktualne.cz, et chantre de ce qu’il appelait la « suréthique », concept qui invite à « faire systématiquement ce qui est interdit » : insulter les Habsbourg, par exemple, ce qui lui valut une exclusion scolaire à 16 ans.

« Durant les années où d’autres s’échinaient à passer des examens et à se lancer dans une carrière, écrit-il dans son autobiographie, je n’eus d’autres occupations que de me promener sans fin dans les futaies à la recherche de nymphes et de châteaux hallucinatoires, me roulant tout nu dans la mousse et dans la neige, menant des combats terribles avec un Dieu qui s’était mis en tête de vivre à l’état de veille, en tant qu’homme. » Il gardait toutefois des accointances terrestres, gagnant sa vie comme conducteur de machine à vapeur, gardien d’usine, dramaturge ou journaliste. Pas de quoi ravir celui qui disait être « un noir monstre métaphysique », « une synthèse de Napoléon et de Nietzsche » voire « Dieu », mais de quoi refléter le « dialogue interne permanent entre Klíma le dogmatique et Klíma le vivant, dans lequel il s’excuse auprès de lui-même pour ses compromis par rapport à l’idéal élevé de la volonté absolue, quand il se rabaisse à écrire pour de simples mortels », note le philosophe Martin Hybler dans le quotidien Lidové noviny.

Il aura fallu attendre les années 1970 pour que la traductrice et écrivaine française Erika Abrams vienne mettre de l’ordre dans tout cela. Un travail colossal abattu pour reconstituer des œuvres monumentales – et en tirer des Œuvres complètes, dont les quatre premiers volumes ont été publiés en tchèque et en français (Éditions de la Différence), puisqu’Abrams est allée jusqu’àtraduiredans notre langue les œuvres qu’elle avait éditées en tchèque. 

Némésis la glorieuse, qui vient de paraître aux éditions du Canoë, fait partie des œuvres déjà publiées par la Différence. Il s’agit d’une nouvelle édition revue par Erika Abrams d’après les manuscrits originaux. Conte métaphysique, roman fantastique, histoire d’amour et d’horreur, de vampires et de sanatorium, de fantômes et de vengeance, nouvelle noire et satirique, textes aussi symbolistes qu’expressionnistes, aussi poétiques que vulgaires... Némésis permet de découvrir le monde de Klíma, écrivain affranchi des frontières de genre, sans scrupules vis-à-vis de ses héros ni de ses lecteurs, à jamais égarés entre le rêve, la réalité et la folie.   

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Vous avez entre les mains le cent vingtième numéro de Books. Pour un titre culturel haut de gamme, une telle longévité est une performance. Nous la devons à l’intérêt désintéressé d’Adrian Diaconu, un homme discret mais à qui il faut rendre hommage, car sans lui nous aurions disparu. Un double hommage, car il se fait une vertu de laisser la rédaction entièrement libre de ses choix. Books continue, donc, tel qu’en lui-même, tous les deux mois. La crise du Covid étant passée par là, divers problèmes logistiques restent à régler, dont certains d’entre vous se sont fait l’écho : site Internet défaillant, anciens abonnés oubliés, encore peu de visibilité en kiosque et sur les réseaux sociaux, absence en librairie, pas de promotion. Tout cela va s’améliorer peu à peu, l’équipe et la volonté sont là, l’ambition aussi.

Le concept de Books est unique : ni tout à fait une revue, ni tout à fait un magazine, fondé sur les livres mais par l’intermédiaire de journaux et de périodiques, ­privilégiant les publications étrangères mais bien ancré en France et dans les pays francophones, passionné de littérature mais laissant la part du lion aux livres d’idées, politiquement inclassable et soucieux de l’être, distrayant mais sérieux, attaché au papier et à la lecture longue à l’heure du virtuel et du zapping…

Chaque numéro de Books évoque une centaine de livres parus dans le vaste monde. Chaque article traduit est une surprise, chaque dossier est une découverte. Les thèmes s’enchaînent de façon volontairement hétéroclite : les grandes aventurières suivent la nouvelle guerre froide, la cancel culture, nos préjugés et les vôtres, la croyance en Dieu, Napoléon, l’optimisme… et seront bientôt suivies par la passion du traumatisme (surprise !) et l’avenir de la démographie mondiale. Notre péché mignon ? Tout nous intéresse…

Mais nos lecteurs le savent : ce désordre apparent repose sur une philosophie. Nous entendons promouvoir l’ouverture au monde, le croisement des regards, le point de vue inattendu (serait-il à même de fâcher). Nous recherchons ce que l’on ne saurait voir dans la presse française. Notre mot d’ordre ? Le bon usage de ­l’esprit critique ; un esprit critique bienveillant mais sans concession, animé par une saine méfiance à l’égard des conformismes de toute espèce. Nous n’entrons pas dans le moule – pas plus que les femmes surprenantes présentées dans ce numéro.    

— Olivier Postel-Vinay

Pour joindre le service abonnement :
Tél. : 03 21 79 56 86 
de 10 heures à 18 heures
du lundi au vendredi

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Encore récemment, le mot « aventurière » était pris en mauvaise part – comme d’ailleurs son équivalent masculin. Au Moyen Âge, l’aventurier est celui qui va à la guerre sans solde, mais du coup sans être assujetti à la discipline militaire. « Celui qui cherche les aventures et surtout les aventures de guerre, et qui n’a d’attache nulle part », nous dit le Littré. Au XVIIe siècle, le mot a désigné des mercenaires et des corsaires. Au XVIIIe siècle, le chevalier (ou la chevalière) d’Éon, agent secret travesti, est le type même de l’aventurier. Le terme s’étend à la recherche d’aventures amoureuses ou financières, pour des motifs douteux.
Au XIXe siècle, il peut s’appliquer à « celui, celle qui n’a pas de moyens d’existence connus ». Une pièce d’Émile Augier intitulée L’Aventurière, montée en 1848 à la Comédie-Française, met en scène une actrice courtisane. Vers 1900, le Larousse parle d’« une personne qui s’abandonne à une vie d’intrigue ou de hasard ». La connotation péjorative reste présente dans les dictionnaires actuels : « Personne qui cherche l’aventure, par curiosité et goût du risque, sans que les scrupules moraux l’arrêtent », nous dit Le Petit Robert.

Si toutes les aventurières que nous présentons dans ce numéro ne sont pas des modèles de vertu, leur passion pour la liberté a quelque chose de grisant. Par-delà l’extrême diversité des itinéraires et des situations, c’est probablement en effet le désir farouche de liberté qui les caractérise. « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire », écrit le général Lyautey à propos d’Isabelle Eberhardt, qui se déguisait en homme pour mieux frayer avec les populations arabes. « Le grand avantage d’être une femme, et peut-être le seul, c’est qu’on peut toujours se montrer plus stupide qu’on ne l’est sans que personne ne s’en étonne », écrit Freya Stark, qui a pénétré dans les harems du Yémen. L’aviatrice Amelia Earhart, dont la photo illustre ce numéro, tient à préciser sa position à la veille de son mariage : « Je ne t’imposerai pas de code médiéval de fidélité à mon égard et je ne me considérerai pas non plus liée à toi. […] Je garderai un endroit où me rendre quand bon me semblera, parce que je ne peux garantir de supporter en permanence le confinement d’une cage, même agréable. »

Certaines n’ont laissé que peu de traces, ouvrant ainsi la voie à l’imagination. D’autres nous livrent de véritables pages d’histoire – sur la société dont elles se sont échappées et sur celles qu’elles ont découvertes. Jusqu’à l’histoire politique, car, à travers la figure de Gertrude Bell, c’est toute la problématique de l’Irak qui se déroule sous nos yeux et entre en résonance avec les événements les plus récents. Occasion aussi de quelques surprises : comment comprendre que cette Gertrude Bell, qui refusait de se couvrir la tête en pays arabe, ait milité contre le vote des femmes ? Bonne lecture. — Books

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Lhistoire des femmes combattantes est longue et riche en légendes. Il se disait ainsi qu’une troupe de soldats romains pouvait être défaite par un seul Gaulois pour peu qu’il soit aidé de sa femme, qui, « le cou gonflé, grinçant des dents et brandissant ses énormes bras pâles [...], fait pleuvoir des coups comme autant de projectiles lancés par une catapulte ». Toutefois, malgré la taille de leurs biceps ou la circonférence de leur cou, ces amazones si agressives étaient presque toujours victimes de leur sexe : elles finissaient séduites, violées, abandonnées ou mariées. Ce n’est pas l’existence même de guerrières qui émoustille tant le public (il faut être vraiment borné pour douter que les femmes soient capables de courage sur le champ de bataille), mais plutôt le fait que certaines d’entre elles optent pour des vêtements masculins et s’intègrent à une armée ou à une société en se faisant passer pour des hommes. Leur recours au travestissement afin d’accéder à des positions qui ne leur sont pas destinées semble avoir exercé une fascination particulière au XVIIIe siècle et à la fin du XIXe, et cela pour de multiples raisons. 

Cette idée d’endosser le costume de l’autre convoque l’érotisme de la guerre et de la discipline martiale pour aboutir à une enivrante combinaison de nar­cissisme féminin et militaire. Les autobiographies de combattantes regorgent de descriptions amoureuses d’uniformes masculins – et l’aspect théâtral entre large­ment en ligne de compte. Ce n’est pas un hasard si le phénomène a connu son apogée lorsque les rôles de travesti faisaient les beaux jours de la scène : retournées à la vie civile, certaines femmes-­soldats du XVIIIe siècle, telle Hannah Snell, ont interprété leur propre rôle sur les planches. Les qualités d’acteur de la personne travestie ajoutent à son pouvoir dans la vie réelle, en lui conférant la possibilité de jouer à tout instant la grande scène de la révélation. Ainsi, durant les guerres napoléoniennes, une femme surnommée Sans-Gêne [qui inspira en partie la pièce Madame Sans-Gêne] attendait le moment propice où elle pourrait, telle une Myra Breckinridge 1, couper la chique à ses ennemis en ôtant soudain ses habits. 

Plusieurs de ces transgenres reconnaissent avoir utilisé des accessoires, mais il reste difficile de comprendre comment ces femmes, dotées de tous les attributs de leur sexe, pouvaient partager l’intimité de leurs camarades masculins dans la promiscuité des navires ou sous la tente, durant des années, sans être démasquées. Lorsque les hommes sautaient de leur selle afin d’aller satisfaire une envie pressante, ces dames avaient-elles une vessie d’une capacité illimitée ou parvenaient-elles toujours à trouver un buisson pour se dissimuler, jusque dans les steppes de l’Asie centrale ? Les hommes étaient-ils vraiment dupes, et, s’ils avaient compris depuis le début quel était le véritable sexe de leur soi-disant compagnon, comment se comportaient-ils ? Une femme habillée en homme paraît plus jeune, et nombre de travesties, même d’un certain âge, se faisaient passer pour des adolescents : ne couraient-elles pas certains risques dans des troupes peu réputées pour leur délicatesse ou leur maîtrise de soi ? 

Et cela pose aussi des questions d’ordre psychologique. Dans les ballades et les contes populaires, la femme travestie suit souvent l’homme qu’elle aime. Dans les faits, ce n’était pourtant pas la situation la plus courante. Souvent, ces femmes cherchaient surtout à fuir la pauvreté et les créanciers, comme Charlotte Charke, une actrice britannique du début du XVIIIe siècle, ou à assouvir des désirs lesbiens qu’elles ne pouvaient exprimer dans leur milieu d’origine. Des couples composés d’une transgenre et de son épouse pouvaient mener des existences tout à fait satis­faisantes tant que la loi ne s’en mêlait pas. Certaines ont sans doute dû s’habiller en homme pour un motif impérieux et ont continué à le faire lorsqu’elles n’en ont plus eu besoin. D’autres, probablement mieux placées sur l’échelle sociale, ont choisi ­d’endosser le costume masculin pour profiter des privilèges et de la liberté qui allaient avec : voyager comme elles l’entendaient et bénéficier de nombreuses possibilités interdites à une femme des classes moyennes. Dans ce dernier cas, il est intéressant de se demander à quel point l’air du temps, l’excitation née de l’ambiguïté de genre et la fascination pour le travestissement au théâtre et dans les œuvres de fiction pouvaient influencer une jeune femme perméable à son environnement culturel. 

Les Mémoires de Nadejda Dourova et d’Isabelle Eberhardt témoignent de leurs qualités littéraires et de leur sens de la mise en scène. La première a combattu l’armée napoléonienne en Russie ; dès ses exploits initiaux, le tsar apprit qu’elle était une femme, mais Dourova a toujours affirmé qu’il était le seul à connaître son secret. La seconde, une Russe de Genève, a adopté la façon de se vêtir des hommes (et parfois des femmes) arabes et décidé de s’impliquer dans les affaires politiques et religieuses de l’Afrique du Nord. Tout imprégnée de littérature gothique et sentimentale, Dourova se projetait dans les aventures de la romancière britannique Ann Radcliffe et s’imaginait arpentant les routes en compagnie du protagoniste du Voyage sentimental à travers la France et l’Italie de Laurence Sterne. Eberhardt, très fin de siècle, baignait dans une mélancolie orientalisante proche de l’univers de Pierre Loti et se plaisait à conférer une aura romantique à son histoire familiale peu ordinaire : elle était la fille illégitime d’une aristocrate et d’un sombre précepteur anarchiste féru de cactus. 

En s’habillant en homme, ces deux femmes semblent avoir démultiplié un sentiment qui caractérisa toute leur existence, celui de jouer un rôle. Alors qu’elle servait encore dans l’armée, Dourova entendait fréquemment des récits imaginaires de ses frasques, et il lui est même arrivé d’apprendre la nouvelle de sa propre mort. Dans ses Mémoires 2, rédigés après son retour à la vie civile, l’idée qu’elle se fait d’elle-même en tant que femme s’accommode difficilement de l’identité de jeune homme qu’elle a endossée. Plus tard, comme romancière, elle s’inspirera largement de son vécu. Quant à Isabelle Eberhardt, elle a accentué son côté obsessionnel et mélancolique dans ses journaux intimes. Pour séduire les lecteurs parisiens, son éditeur donnera une tonalité exotique à sa courte vie (elle meurt à 27 ans en Algérie, emportée par une crue soudaine), tandis que les directeurs de théâtre succomberont à son image d’androgyne du désert. 

Dourova et Eberhardt avaient beaucoup en commun : un visage aux traits juvéniles, une fascination pour les vêtements masculins et les uniformes, le même désir de voyager et d’agir à leur guise. Toutes deux avaient été encouragées par leur père, durant leur enfance, à porter des habits de garçon : celui de Dourova jugeait ses aptitudes dignes d’un fils ; celui d’Eberhardt appréciait la liberté offerte par le vêtement masculin, cette même liberté qu’il réprimait impitoyablement au sein de sa propre famille. Toutes deux avaient eu des mères distantes (et à l’esprit curieusement insondable) qui refusaient de se consacrer à la vie domestique. La déception de donner naissance à une fille avait été si cruelle pour la mère de Nadejda Dourova qu’elle avait complètement renié ce bébé, allant jusqu’à le jeter par la fenêtre d’une calèche ; couverte de sang, à moitié morte, la petite avait été ramassée par son père. D’après la biographe d’Isabelle Eberhardt, sa mère était dépourvue de sentiments maternels, même si, étrangement, sa fille l’a par la suite considérée comme une grande force spirituelle à laquelle elle pouvait se mesurer et se confronter. Dourova comme Eberhardt décrivent la sensation de liberté procurée par le fait d’être habillée en homme, permettant d’être l’observateur (et même le voyeur) au lieu de l’observée, d’échapper aux injonctions de la féminité telles que se comporter en petit être fragile et se vouer aux travaux d’aiguille. Par-dessus tout, cela leur permettait de partir à l’aventure, d’aller errer la nuit dans les cimetières pour Dourova la romantique ou dans les bars et les bordels pour Eberhardt la fin de siècle. Dourova mentionne le plaisir qu’elle éprouve à être saluée, et, sur certaines photographies, on peut les voir l’une et l’autre assises avec une décontraction toute masculine. Bien que brouillant les frontières entre les genres, elles n’ont en revanche jamais renié leur appartenance de classe : « On ne saurait concevoir que mes supérieurs ne puissent me distinguer des soldats du commun », s’offusquait Dourova, tandis qu’Eberhardt ne manquait jamais de se présenter comme la fille d’une Russe de la noblesse. 

Pour autant, les ressemblances s’arrêtent là. Leur tempérament et les circonstances de leur vie sont très différents. Eberhardt avait la réputation d’afficher une sexualité flamboyante et désinhibée, tandis que Dourova, dont les récits se déroulent au début du XIXe siècle, veille à éviter toute allusion sexuelle et à décourager toute spéculation sur les ambiguïtés de sa condition. Bien plus qu’Eberhardt, surtout préoccupée d’elle-même, Dourova interroge implicitement les diverses facettes du rôle masculin, suggérant le ridicule de certaines attitudes machistes qu’elle doit pourtant adopter : « Il convient cependant d’avouer que je me fatigue mortellement à manœuvrer la lourde pique – surtout lors de cet exercice parfaitement inutile qui consiste à la faire tournoyer au-dessus de sa tête ; plusieurs fois déjà je me suis heurté le crâne. De même, je ne suis guère tranquille quand je manie le sabre : j’ai sans cesse l’impression que je vais finir par me couper. Cela dit, je préférerais m’estropier plutôt que trahir la moindre faiblesse. » Dans le même temps, sa façon de se mettre en scène l’empêche de bafouer complètement l’image de la féminité. Lorsqu’elle raconte sa participation aux batailles, elle a tendance à décrire non les tactiques et les assauts, mais les événements du quotidien et les moments de compassion. Bien qu’obsédée par la notion de courage et ulcérée par la lâcheté, elle prend soin de préciser qu’elle n’a jamais donné la mort, si ce n’est à une oie, dont le sang versé continue de la hanter. À l’exception du tsar, à qui elle est passionnément dévouée, il n’y a qu’envers les animaux qu’elle se montre sensible, et c’est sur la tombe d’un cheval qu’elle connaît un moment d’émotion extrême. 

Les Mémoires des deux femmes soulèvent des questions psychologiques et pratiques auxquelles on ne trouvera pas vraiment de réponse, que ce soit dans la préface des journaux de Dourova rédigée par Mary Fleming Zirin ou dans la biographie d’Eberhardt par Annette Kobak 3. À propos de Dourova, il aurait pourtant été intéressant de se demander ce qui se joue dans la tête d’une femme d’âge mûr, mère d’un enfant, qui se fait passer pour un adolescent – mais Mary Fleming Zirin n’en dit pas grand-chose. Jusque dans ses écrits les plus tardifs, Dourova se prétendra jeune et célibataire. La biographie d’Eberhardt comporte beaucoup de commentaires d’ordre psychologique, mais si peu subtils que les personnages ne s’incarnent pas : c’est surtout à travers ses propres citations que l’on voit se profiler une Isabelle autoritaire et nombriliste. Ainsi, bien qu’il soit plutôt agréable à lire, cet ouvrage n’apporte rien de neuf par rapport à celui, plus romancé, qu’est Le Destin d’Isabelle Eberhardt 4. Son auteure, Cecily Mackworth, présente au moins l’avantage de partager la fascination de son héroïne pour le Sahara. Dans les biographies des deux aventurières, les mères demeurent des silhouettes énigmatiques. Celle d’Eberhardt, censée être complètement soumise et faible, se rend pourtant en Afrique du Nord, où elle se convertit à l’islam. Celle de Dourova, que sa fille dépeint comme un monstre, donne naissance à un enfant après l’autre avant de s’apercevoir que son mari lui est ­infidèle, et instruit sa fille tout à la fois sur les contraintes et les horreurs de la féminité. 

Il convient malgré tout de rendre hommage aux deux biographes pour avoir attiré l’attention sur les qualités d’écriture de leurs sujets, qu’il s’agisse des Mémoires de Dourova ou de Trimardeur 5, le roman d’Eberhardt, traduit en anglais par Annette Kobak. Bien que peu fiable sur quantité de points, le récit de Dourova est truffé de passages marquants, aussi bien sur l’étrange hiérarchie des armes que sur l’amour des chevaux, sur l’importance des différents uniformes (de hussard ou de uhlan, le nombre de leurs galons et la composition de leur plumet) ou l’excitation que l’auteure ne peut partager lorsque, pour attirer l’attention d’une langoureuse comtesse, tout un régiment s’asperge de parfum, se baigne dans du lait, fait tinter ses éperons et rentre le ventre. Quant au Trimardeur d’Eber­hardt, cette œuvre vous reste longtemps à l’esprit, tant elle évoque les douleurs et problèmes communs à l’humanité, au-delà du travestissement et du genre. C’est une fable psychologique dont le héros, tel un personnage des premières œuvres de Camus, ne cesse de se heurter à la vacuité de tout. Il endosse, à l’instar d’Eberhardt, différents habits – celui de l’étudiant, de l’ouvrier, du légionnaire – afin de voir si l’un d’eux permet d’accéder à une liberté véritable ou si tous ne sont finalement que des uniformes qui vous rendent prisonnier. 

Ce récit est souvent étrange, notamment dans sa première partie, qui aspire au réalisme et oppose d’un côté l’amour d’une femme pure et le dévouement à la cause révolutionnaire, de l’autre la déchéance à travers le sexe, l’alcool et le sordide. Lorsque le héros quitte le milieu révolutionnaire étudiant pour devenir ouvrier à Marseille, vagabond et enfin légionnaire, le livre devient plus charnel. Dans ces pages-là, Eberhardt parvient parfois à restituer les charmes de la vie nomade et sa violence – le meurtre et le viol y surgissent comme des expressions de « simple virilité ». Elle nous fait ressentir le plaisir de quitter encore et encore amours et foyers, de prendre le chemin de l’exil et de couper les ponts, mais aussi la haine du travail routinier et des règles de la collectivité. Et la conclusion, pour le héros comme pour l’auteure, semble être que vivre sans attaches est incompatible avec quelque uniforme que ce soit, ­masculin ou féminin.  

— Janet Todd est une critique britannique, auteure de plusieurs livres sur les femmes dans la littérature. — Cet article a été publié par la London Review of Books le 8 décembre 1988. Il a été traduit par Natalie Amargier.

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