WP_Post Object ( [ID] => 121870 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:29:05 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:29:05 [post_content] =>En 2017, les journalistes Mikhaïl Fishman et Vera Kritchevskaya réalisaient le documentaire « L’homme qui était trop libre », consacré à Boris Nemtsov, homme politique russe de premier plan assassiné le 27 février 2015. Cinq ans plus tard, ce film a donné lieu à un livre fouillé de plus de 600 pages, signé par Fishman. Sa parution en avril était pourtant incertaine, dans le contexte de la guerre menée par le Kremlin en Ukraine. En dépit de la censure qui sévit, la biographie de ce farouche adversaire de Vladimir Poutine est distribuée dans les librairies. « Ce livre est un voyage à travers l’histoire de la Russie, qui embrasse tous les événements clés depuis la perestroïka de Gorbatchev, lorsque Nemtsov est entré en politique, jusqu’à son assassinat sur le pont Bolchoï Moskvoretski, à Moscou. Fondé sur des centaines d’entretiens et de documents d’archives, il raconte comment la Russie est devenue un pays libre et comment elle a perdu, pas à pas, sa liberté nouvellement acquise », souligne le site Polit.ru.
Né en 1959, ce physicien de formation connaît une ascension fulgurante à partir de 1986. Gouverneur réformateur de la région de Nijni Novgorod, au centre de la Russie européenne, il entre au gouvernement sur l’insistance de Boris Eltsine en 1997, comme ministre de l’Énergie, puis vice-président du gouvernement. Costume sans cravate, chaussettes blanches, Nemtsov est grand, beau, téméraire, excellent orateur et un véritable tombeur. Connu pour son franc-parler, il n’aime rien tant que le contact direct avec les gens et se montre toujours à l’aise, qu’il ait en face de lui Thatcher, Eltsine ou des mineurs en grève. Eltsine le bichonne comme un fils et voit en lui son successeur, avant d’opter… pour un officier du KGB, toujours en poste. L’ère est aux privatisations sauvages et Nemtsov le paiera au prix fort. Lors du scandale lié à la vente de la compagnie de télécommunications Svyazinvest, il se met notamment à dos les oligarques Boris Berezovsky et Vladimir Goussinski qui mènent alors le bal et déclenchent, dans les médias qu’ils détiennent, une cinglante campagne de dénigrement visant Nemtsov.
Dès lors commence sa lente éviction des cercles du pouvoir, alors que la Russie, sous la houlette de Vladimir Poutine, s’éloigne du modèle démocratique. Ce même Poutine que Nemtsov soutiendra pourtant en tant que chef de file du parti libéral Union des forces de droite, avant de devenir son détracteur le plus acerbe.
[post_title] => Boris Nemtsov, symbole d’une époque [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => boris-nemtsov-symbole-dune-epoque [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:29:06 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:29:06 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121870 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121874 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:28:59 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:28:59 [post_content] =>Vus d’Europe, les marbres du Parthénon ou les Cyclades évoquent peu l’empire du Milieu. Et pourtant, mondialisation oblige, les Chinois ont depuis quelques années une place importante en Grèce – qu’ils soient touristes, immigrés ou investisseurs. Il existe un quartier chinois à Thessalonique, et le port du Pirée appartient aujourd’hui à l’armateur chinois Cosco. Cette présence de plus en plus affirmée a conduit le journaliste Andónis Iordánoglou à se pencher sur ce nouvel « autre » en rassemblant en un ouvrage plusieurs péripéties chinoises en Grèce, toutes issues de faits réels. Cette somme a attiré l’attention du quotidien national de centre droit I Kathimeriní, qui y voit « comme une tentative d’anthropologie amateur qui se pencherait sur les Chinois, dont les aventures en Grèce ont quelque chose d’à la fois tendre et humoristique ». Entre autres histoires, citons celle d’un couple dont la visite de Santorin tourne au cauchemar, ou encore celle d’un guide égaré entre le mandarin et le grec moderne…
Dans ces récits de voyage inversés, les Grecs se demandent : « Comment peut-on être chinois ? » – et réciproquement. Tout repose sur l’ambivalence des rapports entre les deux peuples, à l’image du titre, jouant sur la polysémie du terme μαρτύρια, à la fois « témoignage » et « calvaire, martyre ». Lui-même guide touristique, l’auteur note que « les voyageurs chinois vivent de petites odyssées en Grèce, sans comprendre quoi que ce soit à notre pays, à sa culture et à ses habitants ».
[post_title] => Odyssées chinoises [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => odyssees-chinoises [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:29:00 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:29:00 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121874 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121878 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:28:54 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:28:54 [post_content] =>La Suède, modèle de la lutte contre les inégalités sociales ? Si cette idée, fondée sur une réalité apparue après-guerre, persiste, y compris dans un certain discours politique suédois, la lecture de cet essai a de quoi lui tordre le cou. La démonstration est d’autant plus frappante qu’elle est l’œuvre d’un journaliste ayant travaillé pour plusieurs journaux clairement pro-capitalistes avant de rejoindre Aftonbladet, quotidien proche du Parti social-démocrate, actuellement au pouvoir.
« Si l’on exclut certains paradis fiscaux, la Suède est le pays qui compte le plus de super-riches par habitant au monde », constate Svenska Dagbladet (SvD, conservateur). De 28 milliardaires (en dollars) en 1996, on est passé à 542 en 2021. « Aucun pays n’a autant fait pour ces dieux richissimes que la Suède, renchérit Dagens Nyheter (DN, libéral). Nous avons supprimé les impôts sur les successions, les donations et les biens immobiliers. La Banque centrale a gonflé les prêts en ramenant les taux d’intérêt à un niveau négatif. Et les inégalités économiques se sont creusées à une vitesse record », ce que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont souligné.
Oubliez le dicton qui veut que « le travail acharné paie », lance Aftonbladet. « Andreas Cervenka montre que rien n’est plus rentable que de posséder des capitaux et des actifs financiers, d’endetter son entreprise, d’acheter des actions puis de les oublier pendant plusieurs années. » En outre, reprend SvD, « nous avons sauvé à plusieurs reprises les banques en crise. L’État et le capital sont dans le même bateau ». Et ce, à l’image de ces leaders sociaux-démocrates ou conservateurs qui « ont ouvert la voie » en contribuant à la déréglementation de pans entiers de l’économie suédoise avant de « devenir eux-mêmes multimillionnaires », assène DN.
Pour Dagens Industri, le quotidien économique qui naguère employait Cervenka, cet ouvrage est « ambitieux ». Mais il oublie un peu trop vite que les riches sont des entrepreneurs qui prennent des risques. « Bien sûr, notre capitalisme a beaucoup de défauts », admet-il. Mais « la plupart s’accordent à dire que l’économie suédoise s’est beaucoup mieux développée ces dernières décennies que depuis longtemps et que, contre toute attente, nous avons bien géré les crises récentes. En outre, le pouvoir d’achat s’est renforcé », du moins jusqu’à la crise née de l’invasion de l’Ukraine.
« D’une certaine manière, Cervenka prend la défense du capitalisme, estime Aftonbladet. En effet, bien que ce système semble complètement absurde dans son livre, il continue à rêver qu’il pourrait fonctionner. » Et le journal de regretter que « la menace climatique soit à peine mentionnée, car, même pour le “bon capitalisme” de Cervenka, la croissance reste l’objectif. Et comment pourrait-il en être autrement ? »
[post_title] => La Suède, bercail des super-riches [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-suede-bercail-des-super-riches [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:28:55 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:28:55 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121878 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121743 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:28:49 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:28:49 [post_content] =>Pour la critique littéraire du Zeit Iris Radisch, c’est « peut-être son meilleur roman ». Dans Der Spiegel, l’écrivaine Eva Menasse ne tarit pas non plus d’éloges à propos du dernier ouvrage de Yasmina Reza, Serge, paru en Allemagne au début de l’année et qui s’y est très vite hissé en tête des meilleures ventes. « Il faut cacher la profondeur. Où ça ? À la surface », disait Hugo von Hofmannsthal, cité par Menasse. Reza, à l’en croire, y excelle. D’un côté, son livre est « léger comme une plume » et semble parler « de tout et de rien ». De l’autre, il s’agit d’« un coup de tonnerre existentiel qui ne capte rien de moins que le sentiment de vie d’au moins deux générations européennes d’après-guerre ». Reza s’y révèle aussi une maîtresse de l’ambivalence, marque des plus grands romanciers, selon Menasse : « Le tour de force consiste à présenter des conflits banals de telle sorte qu’on suit leurs rebondissements avec fascination et que l’on ne peut choisir son camp, car subjectivement, tout le monde a raison, bien sûr. » Le roman aborde un sujet délicat, puisqu’en son centre on trouve une visite des principaux protagonistes à Auschwitz. « Ce serait pourtant une erreur de le cataloguer comme un roman sur Auschwitz, avertit Menasse. Il y est question d’autre chose, plus subtil. » Auschwitz y est plutôt une simple « toile de fond ».
[post_title] => Profondeur de la surface [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => profondeur-de-la-surface [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:28:50 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:28:50 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121743 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121747 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:28:44 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:28:44 [post_content] =>Edgar Degas était-il un vieux pervers ne peignant que des prostituées, des baigneuses dénudées et ces jeunes personnes aussi légères de corps que de mœurs, les danseuses ? Ou bien était-il un grand bourgeois limite aristo qu’un vif sentiment de culpabilité sociale incitait à focaliser son talent sur la classe des travailleurs ? Ces questions et bien d’autres semblent tarauder le monde anglo-saxon de l’art, à en juger par l’impressionnante quantité d’ouvrages en anglais consacrés au plus mystérieux des impressionnistes 1. Peut-être parce que Degas a passé quelques mois à La Nouvelle-Orléans. À moins que ce ne soit parce qu’il incarne les débuts de l’impressionnisme, auquel les Américains portent un vif intérêt, et les à-côtés de la (pas si) Belle Époque… Quoi qu’il en soit, la récente publication d’une édition bilingue de 1 240 lettres écrites par Degas dans les années 1850 et 1860 va permettre d’assouvir (partiellement) la curiosité des uns et des autres. Ce luxueux ouvrage bardé d’annotations, qui a coûté vingt ans de travail au spécialiste américain Theodore Reff, comporte pourtant de nombreux trous. Comme le fait remarquer Colin Bailey dans The New York Review of Books, la correspondance de Degas fait petit bras par rapport à celle d’autres impressionnistes, épistoliers frénétiques (on connaît plus de 2 000 lettres de Pissarro, 3 000 de Monet, 1 700 de Renoir). Mais l’on peut espérer que les missives encore enfouies dans des archives familiales resurgiront tôt ou tard pour venir s’agréger au site web que Theodore Reff entend leur consacrer.
En attendant, que révèlent ces 1 240 lettres-là ? D’abord, que Degas était tout sauf l’érotomane misogyne de la légende. Célibataire endurci, quoique avec quelques regrets tardifs, il a entretenu avec certaines femmes des amitiés durables, et avec Mary Cassatt une connivence professionnelle qui traverse les décennies. Hélas, la correspondance Cassatt-Degas, certainement très fournie, n’a pas été retrouvée ; en revanche, celle qu’il a échangée avec une autre grande amie, Hortense Howland, permet de constater que « cet homme intensément privé » (dixit Colin Bailey) se livrait plus volontiers à ses amies qu’à ses amis.
On ne trouve rien dans ce recueil sur les frasques supposées de Degas – juste une demande adressée à Giovanni Boldini pour qu’il se munisse, en prévision d’un voyage que les deux confrères allaient faire en Andalousie, de préservatifs de chez Milan, « maison que Degas semblait fort bien connaître », note Colin Bailey. Le lecteur à l’affût de grivoiseries devra s’en tenir à ce que Van Gogh écrivait à Émile Bernard en 1888 : « Pourquoi dites-vous que Degas a du mal à avoir des érections ? Il vit comme un notaire et dédaigne les femmes, sachant que s’il les aimait et les baisait beaucoup, il deviendrait malade du cerveau et serait incapable de peindre. » Qu’on se rassure pourtant : on connaît au fameux misogyne au moins une liaison de jeunesse – avec une danseuse !
Degas n’était pas non plus ce patricien surprivilégié qu’en a fait la légende, en raison des opulentes origines créoles de la famille « de Gas ». En réalité, Edgar s’était vite brouillé avec son grand bourgeois et banquier de père ; et, pour financer une vie de bohème à peu près confortable, il lui fallait absolument vendre ses « articles », d’où le vif souci de ses intérêts économiques qui traverse toute sa correspondance. Lorsque les revenus de sa peinture commenceront à devenir conséquents, il devra en utiliser une partie pour secourir ses proches ruinés par la faillite de la banque familiale.
Riche ou pas, Degas possédait une vive sensibilité sociale. Sa peinture « réaliste » fait la part belle aux petites mains et aux laissés-pour-compte du capitalisme naissant – prostituées, lavandières, vendeurs, artisans –, et lui-même se considérait comme l’un des leurs. Pourtant, son image d’élitiste lui collera à la peau jusqu’à la fin de sa vie, quand il ne sera plus qu’un vieillard solitaire, pauvre et dépenaillé. Et cette impression sera renforcée par la complexité de son art, jugé inaccessible au tout-venant.
Degas n’était pas non plus un théoricien de la peinture, et ses lettres le révèlent aussi « intensément privé » sur ces questions-là que sur sa vie personnelle. Même s’il était l’un des fondateurs de l’impressionnisme, il ne s’appliquait jamais le qualificatif à lui-même, préférant se décrire comme « réaliste », « naturaliste », ou encore « indépendant ». Ses principes artistiques, tels qu’il les exprima dans une lettre à son ami Henri Rouart, demeuraient assez vagues : « Je rêve de créer quelque chose de bien fait, un tout bien ordonné (dans le style de Poussin) ou comme Corot dans sa vieillesse » ; « Si je ne refais pas dix fois les personnages au premier plan, que Dieu me damne. » Colin Bailey le décrit comme « un perfectionniste compulsif » qui prônait « la répétition du même sujet dix fois, cent fois. En art, rien ne doit paraître accidentel, même pas le mouvement ». Comme Balzac reprenant ses textes jusque chez l’imprimeur, Degas voulait continuellement retoucher les toiles déjà exposées ou vendues : on raconte qu’Henri Rouart avait fait visser un tableau au mur afin qu’Edgar, qui dînait souvent chez lui, ne puisse le reprendre subrepticement pour le retravailler.
Peu prolixe sur son art ou sa vie, Degas l’était beaucoup plus sur ses opinions – un antisémitisme débridé (doublé d’un étrange antiprotestantisme) et un anti-étatisme viscéral. Le premier le conduira au moment de l’affaire Dreyfus à rompre des amitiés anciennes, notamment avec la famille Halévy, chez qui il dînait chaque semaine depuis quinze ans. Même l’un de ses vendeurs, Bernheim, se verra enseveli sous les invectives (« Comment peut-on bavarder avec des gens comme ça ? Voyons, avec un juif belge naturalisé français ! »). Il faut dire que Degas avait été financièrement éprouvé par le krach, en 1882, de l’Union générale, supposément provoqué par les spéculations des banques juives… Tout aussi fantasmagorique était sa haine de l’État, notamment lorsque celui-ci se mêle d’éducation, d’art (les Salons officiels !) ou des deux à la fois. Degas s’étranglera en découvrant que le commandement militaire entendait faire visiter le Louvre à de jeunes recrues parisiennes conduites par un officier – une initiative « honteuse », bien entendu imputable aux juifs et aux protestants… Comment, donc, s’étonner qu’ait épaissi au fil des ans sa réputation de vieux ronchon misanthrope, misogyne et un peu cinglé !
Pourtant, ronchon, Degas avait quelques raisons de l’être. En vieillissant, il deviendrait photophobique, au point de ne plus pouvoir peindre en extérieur, puis perdrait la vue d’un œil et finirait avec un embryon de vision périphérique d’un seul œil… Dans ses dernières années, ses problèmes oculaires le rendraient amer, dépressif et suicidaire. Claude Monet et Mary Cassatt connaissent eux aussi l’épreuve de la cécité progressive, la plus grande tragédie pour un peintre. Comment y faire face ? En multipliant les opérations inutiles et pénibles, comme Cassatt ? En s’y refusant, comme Monet, qui ne cédera que sous les objurgations de Clemenceau ? (Mais il refusera de porter des lunettes, car cela le ferait peindre, plaidait-il, « comme Bouguereau ».) Degas préférera finasser : lunettes noires, confinement en atelier… La cécité provoque chez « les trois peintres impressionnistes une réaction artistique différente, résume le site thearticle.com : Cassatt abandonnera la peinture, Monet dissoudra la sienne dans l’abstraction et Degas altérera sa technique ».
Degas avait heureusement plus d’une corde à son arc : la sculpture, qui lui permettait d’utiliser ses mains pour détailler ses modèles ; la photographie, pour laquelle il s’était enflammé, comme pour la gravure. Et enfin, encouragé par ses amis Stéphane Mallarmé et Paul Valéry, la poésie. Ces diversifications procuraient un exutoire à sa créativité et à ses émotions, et lui offraient la possibilité de continuer à rendre compte d’un monde que, visuellement, il ne percevait presque plus. Mais sa correspondance, elle, se tarira au fil des décennies : il lui était de plus en plus difficile d’écrire, et il avait de moins en moins de gens à qui écrire. Ces 1 240 lettres permettent tout de même, résume Tobias Grey dans The Wall Street Journal, « de découvrir Degas sous un nouvel angle. Un épistolier aussi passionné ne pouvait pas être le misanthrope grognon dont on a gardé l’image ». On doit respirer mieux dans les musées d’outre-Atlantique.
— J.-L. M.
[post_title] => Degas par lui-même [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => degas-par-lui-meme [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:28:45 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:28:45 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121747 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121752 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:28:38 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:28:38 [post_content] =>Hormis peut-être Cléopâtre, aucune femme n’a autant ni aussi durablement fasciné poètes, romanciers et cinéastes. Aliénor d’Aquitaine serait née « vers 1122 » et, à l’occasion de cet anniversaire approximatif, la critique Elisabeth von Thadden a déployé dans Die Zeit un panégyrique en règle. Celle qui fut deux fois reine (en épousant d’abord le roi de France Louis VII, puis, quelques semaines après son divorce, le roi d’Angleterre Henri II Plantagenêt) et donna naissance à deux rois (Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre) – voire trois si l’on compte Henri le Jeune, couronné mais mort avant son père – a aujourd’hui la réputation d’une grande protectrice des arts. Pour Thadden, qui s’appuie notamment sur la biographie de référence signée Ralph Turner, celle-ci tiendrait en partie du mythe : « C’est son grand-père, Guillaume IX, surnommé le Troubadour, qui est devenu célèbre grâce à son œuvre littéraire ; c’est aussi son mari, plutôt qu’elle-même, qui a fait prospérer les arts à la cour d’Angleterre ; c’est enfin sa fille, Marie de Champagne, qui, en tant que mécène, a inspiré le sujet de Lancelot au premier romancier français Chrétien de Troyes (entre 1176 et 1181). » Reste un point sur lequel le mythe tient bel et bien la route : « son don pour le pouvoir », qui ferait d’elle, selon Thadden, la digne « héritière des grandes reines carolingiennes ».
[post_title] => Une femme de pouvoir [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-femme-de-pouvoir [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:28:38 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:28:38 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121752 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121757 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:28:02 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:28:02 [post_content] =>Connaissez-vous Marie Aymard ? Il y a peu de chances. Elle vivait à Angoulême au XVIIIe siècle et ne quitta jamais cette ville. Elle eut huit enfants. Si elle a attiré l’attention de l’historienne de Cambridge Emma Rothschild, c’est parce qu’en 1764 elle se rendit chez un notaire afin que l’on enquête sur le sort de son mari, parti aux Caraïbes onze ans plus tôt et qui y aurait fait fortune avant d’y mourir. « Marie Aymard, nous apprend Lynn Hunt dans The New York Review of Books, ne reçut jamais d’héritage, mais elle laissa derrière elle une longue lignée de descendants dont les destins variés constituent cette “histoire infinie” » (titre de l’ouvrage d’Emma Rothschild). Ce qui fascine Hunt, c’est la manière dont une famille on ne peut plus ordinaire et provinciale peut se retrouver propulsée dans le vaste monde. « L’époux de Marie ne fut pas le seul à aller tenter sa chance au loin ; son plus jeune fils quitta Angoulême avec sa femme en 1777 et ouvrit un magasin à Haïti. En 1795, après des années de révoltes d’esclaves, il revint en métropole, ruiné. À l’autre bout de la ligne narrative, l’arrière-arrière-petit-fils de Marie, Charles Martial Allemand-Lavigerie, fut nommé archevêque d’Alger en 1867, puis cardinal en 1882 et archevêque de Carthage en 1884. »
[post_title] => Une famille pas si ordinaire [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-famille-pas-si-ordinaire [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:28:03 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:28:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121757 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121762 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:59 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:59 [post_content] =>Si, pour Victor Hugo, le grand modèle fut Chateaubriand (« Je veux être Chateaubriand ou rien »), pour Émile Zola, ce fut assurément Balzac. Comme lui, il se lança dans l’écriture d’un grand cycle de romans connectés entre eux, avec pour ambition de rendre compte de tous les aspects d’une époque (Balzac s’était intéressé à la Restauration, lui voulut reconstituer le Second Empire). Il prit tout de même soin de distinguer son approche de celle de son illustre devancier dans un document intitulé « Différences entre Balzac et moi » : Balzac avait été un romancier « social », lui se voulait « scientifique ». Contrairement à l’auteur de la Comédie humaine, il suivrait les membres d’une vaste famille, les Rougon-Macquart, sur plusieurs générations, et démontrerait ainsi le rôle implacable de l’hérédité dans le destin individuel.
La principale différence, il ne la mentionne pas : Balzac n’avait échafaudé l’organisation globale de ses romans qu’a posteriori, n’ayant l’idée géniale de les lier qu’une fois un bon nombre d’entre eux déjà écrits. Venant après lui, Zola peut se permettre le luxe d’une conception a priori, bien plus méthodique et rigoureuse.
Le premier paradoxe est qu’en voulant dépasser le maître il se fait bien plus lourd et didactique que lui. Le second est que, s’il s’est imposé comme le plus important romancier français du dernier quart du XIXe siècle, il ne le doit pas à ses méthodes scrupuleuses et à ses certitudes scientifiques ; « il y est plutôt parvenu en dépit d’elles », juge Aaron Matz dans The New York Review of Books.
Plusieurs romans de Zola ont récemment été retraduits en anglais, et c’est l’occasion pour Matz de s’interroger sur le talent spécifique de Zola – et ses limites. Le critique s’appuie pour l’essentiel sur Son Excellence Eugène Rougon, « le roman le plus ouvertement politique que Zola ait écrit », La Faute de l’abbé Mouret, où l’auteur « nous inflige des descriptions d’arbres et de fleurs si longues qu’elles entravent le récit », et Nana, « qui traite de sexe comme Son Excellence Eugène Rougon traite de politique ». Zola, constate Matz, a beau prétendre à la scientificité, il fait rarement preuve de la distance qu’elle suppose : « Sa tendance moralisatrice se heurte à toute prétention d’observation détachée et naturaliste. » Rien chez lui de l’ascétisme d’un Flaubert, ni même de sa détestation de son époque. Il critique, il dénonce, il « accuse ». Mais, justement, son époque le stimule autant, sinon plus, qu’elle ne le révulse : « Il est clair qu’il appréciait d’avoir un adversaire aussi utile. »
Quand, dans Nana, il évoque son héroïne, prostituée « mangeuse d’hommes », on sent bien son « intérêt fervent, voire lubrique […] pour sa chair », mais aussi sa difficulté à évoquer la sexualité féminine. De fait, dans ses romans, l’appétit (de sexe, d’argent, de pouvoir) est plutôt l’apanage des hommes et, dans Nana « comme dans des volumes ultérieurs tels que La Terre et La Bête humaine, il semble souvent gêné, incapable d’entrer dans la tête des femmes qui ont envie de sexe », préférant se focaliser sur leur aspect extérieur. Dans le cas de Nana, ses seins, ses cuisses et les fameux poils dorés de ses aisselles.
[post_title] => J’accuse (et j’aime ça) [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => jaccuse-et-jaime-ca [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:27:59 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:27:59 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121762 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121884 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:53 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:53 [post_content] =>Entre les littératures persane et française du Moyen Âge existe un étrange parallèle. Elles éclosent à peu près au même moment et connaissent pendant deux siècles une évolution étonnamment comparable. L’épopée fondatrice de l’Iran, le Shâhnâmeh (Livre des rois), est composée aux alentours de l’an 1000 par Ferdowsi 1. Notre épopée fondatrice à nous, La Chanson de Roland, est à peine postérieure. On la doit à un clerc du XIe siècle resté anonyme. Certes, la première est d’une ampleur sans commune mesure avec la seconde (plus de 60 000 vers contre environ 4 000), mais, dans les deux cas, on chante avant tout les exploits de héros guerriers à travers lesquels se cristallise l’identité d’une nation.
À peine quelques générations plus tard, le goût a changé, s’est affiné, et c’est là que la similitude des cheminements littéraires a de quoi stupéfier : aussi bien en France qu’en Iran, fini l’épopée, place aux romans (en vers). Nizami, le plus grand romancier de langue persane du Moyen Âge, et Chrétien de Troyes, le plus grand romancier européen du Moyen Âge, sont de quasi stricts contemporains. Ils écrivent l’essentiel de leurs chefs-d’œuvre au cours des mêmes décennies (1170 et 1180). Khosrow et Chirine remonte à 1180, Lancelot ou le Chevalier de la charrette et Yvain ou le Chevalier au lion sont composés entre 1175 et 1181 ; Layla et Majnûn date de 1188, Chrétien travaille à son Perceval ou le Conte du Graal de 1182 à sa mort, en 1190. Constructions complexes, personnages à la psychologie bien moins sommaire que dans l’épopée, thématiques plus variées, centralité de l’amour contrarié qui forme souvent la majeure partie de la trame, autant de traits nouveaux qu’on retrouve chez nos deux auteurs 2.
Comment expliquer de telles convergences ? Est-ce dû aux croisades qui, au-delà de la confrontation militaire, ont permis d’intensifier les échanges intellectuels entre Occident et monde musulman ? Il est plus vraisemblable que le passage d’une épopée puissante mais encore mal dégrossie à des romans plus ciselés et davantage tournés vers l’intériorité soit l’une des règles universelles de l’évolution des formes.
Du reste, Iraniens et Européens actuels entretiennent des rapports très différents à ces deux pôles majeurs de leur histoire littéraire. Le Shâhnâmeh demeure un ouvrage de référence que l’on cite jusque dans les taxis de Téhéran et dans lequel les classes cultivées continuent de puiser des prénoms pour leurs enfants, tandis que Nizami est jugé trop obscur, trop éloigné de l’âme perse. En France, c’est l’inverse : même si les manuels scolaires accordent la même place à La Chanson de Roland qu’aux romans arthuriens, la popularité des seconds écrase celle de la première. Dans leur édition de ces romans, parue au printemps dernier, Martin Aurell et Michel Pastoureau rappellent qu’il en fut ainsi dès le début : « L’écart quantitatif est considérable entre les manuscrits racontant les aventures d’Arthur et de ses compagnons et ceux qui portent sur les prouesses de Charlemagne, de Roland, de Guillaume d’Orange et des héros de chansons de geste. Pour un témoignage concernant ces derniers, on en possède cent ou davantage qui parlent de Lancelot, de Gauvain, de Tristan ou de Perceval. » Aujourd’hui encore, combien de romans, de films ou de séries télé inspirés par le héros de Roncevaux ? Fort peu. Combien inspirés par les chevaliers de la Table ronde ? Une foultitude.
La légende arthurienne imprègne l’imaginaire occidental comme aucune autre création littéraire du Moyen Âge. Le recueil d’Aurell et Pastoureau ne réunit pas l’ensemble de la littérature arthurienne (il aurait fallu bien plus qu’un volume de 1 000 pages), mais des œuvres choisies – et bien choisies. L’un de ses innombrables mérites est de montrer à quel point cette création fut progressive, collective et, si l’on peut dire, internationale. Le premier récit significatif sur le roi Arthur, Kulhwch et Olwen, qui ouvre le recueil, a été rédigé en moyen gallois vers 1100. La suite est, pour l’essentiel, française, et culmine avec les œuvres de Chrétien de Troyes.
Depuis des siècles, une question agite les érudits : y a-t-il un fondement historique aux aventures d’Arthur, Lancelot et consorts ? Dans leur appareil critique, Aurell et Pastoureau évoquent plusieurs hypothèses. Arth en langue celtique désigne l’ours. Arthur pourrait signifier « ours-homme » et renvoyer à un demi-dieu menant les Bretons à la victoire dans leur combat désespéré contre les envahisseurs germains du Ve siècle. Mais c’est là une origine mythique plus qu’historique. Dans la London Review of Books, le spécialiste de littérature médiévale Thomas Shippey, commentant un ouvrage sur la question, affirmait il y a peu qu’il était « à peu près certain » que le nom Arthur dérivait plutôt « d’un nom de famille romain, Artorius ». Le candidat le plus sérieux serait alors un certain Lucius Artorius Castus. Problème : sa carrière militaire et civile fut certes brillante, mais pas au point de susciter un culte posthume. Et puis, s’il séjourna en Grande-Bretagne, ce fut pour une durée fort courte. En réalité, il faut sans doute se résoudre à ne jamais tirer au clair ce mystère des origines d’Arthur qui, plus qu’aucun autre, n’aura fait, selon un médiéviste cité par Shippey, que « gaspiller le temps des historiens ».
Ce qui est à peu près certain, c’est que cette figure plus qu’à moitié légendaire est associée à la résistance des populations celtes refoulées par les Angles et les Saxons. Au départ, la littérature arthurienne fut ce qu’on pourrait appeler une littérature de « compensation » ou de « consolation » : il s’agissait de magnifier quelques rares victoires au milieu du désastre général et, en diffusant des prophéties annonçant le retour d’Arthur, d’entretenir l’espoir d’un avenir plus clément. Vaincus par les Romains, puis par les Germains et enfin par les Franco-Normands, les Celtes, dans leurs réduits du pays de Galles et de la péninsule armoricaine, eurent ainsi leur revanche symbolique.
La légende arthurienne telle qu’elle a peu à peu pris forme au fil des siècles raconte l’histoire d’un équilibre précaire, obtenu de longue lutte et qui finit par voler en éclats. En introduction de son remarquable « Dictionnaire des principaux personnages de la littérature arthurienne », qui clôt le volume, Pastoureau rappelle que « si l’on considère l’ensemble des textes littéraires produits entre le milieu du XIIe siècle et le milieu du XIIIe siècle, on constate […] que […] tout se déroule sur quatre générations ». Il y a d’abord celle d’Uther Pendragon (le père d’Arthur) et des rois qui, après sa mort, vont combattre Arthur ou, au contraire, le soutenir. Il y a la génération d’Arthur, qui, puisqu’il n’a eu que des sœurs ou des demi-sœurs, comprend pour l’essentiel ses beaux-frères, les rois Lot, Urien et Aguisant. La troisième génération, celle de Gauvain et d’Yvain (des neveux d’Arthur), de Lancelot, de Perceval, de Tristan, est celle des héros et « principales figures de la légende arthurienne ». La quatrième génération, « plus discrète et moins fournie », compte les rares fils de ces héros, Galaad, par exemple, fils de Lancelot, qui mènera à son terme la quête du Graal. Comme le résume Pastoureau, « il n’y a pas de cinquième génération, car après la découverte des amours adultères de Lancelot et de la reine Guenièvre [l’épouse d’Arthur], puis de la trahison de Mordred, fils incestueux d’Arthur, des guerres meurtrières opposent les différents lignages et finissent par entraîner la disparition de toute la chevalerie, la fin du royaume de Logres [le royaume d’Arthur] et celle des aventures de la Table ronde ».
Cette fin crépusculaire est le sujet du meilleur des romans arthuriens en prose, La Mort du roi Arthur, qui clôt le recueil d’Aurell et Pastoureau. Même si la civilisation qui y est évoquée est celle de l’Occident francophone des XIIe et XIIIe siècles, il est tentant d’y voir un écho lointain de ce que subirent les Bretons à la fin de l’Empire romain : l’effondrement d’un monde.
On sait que les Celtes, pour leur plus grand malheur posthume, refusaient l’usage de l’écrit. C’est ce qui a entraîné l’effacement définitif de l’essentiel de leur mythologie, de leur spiritualité, de leur intériorité. Seuls quelques rares et précieux fragments de l’« âme celte » nous sont parvenus. Force est de constater que les thèmes et les personnages de la légende arthurienne ont joué un rôle non négligeable dans ce sauvetage in extremis. Prenez Keu, le frère de lait d’Arthur, son plus ancien et fidèle compagnon, à défaut d’être le plus admirable et le plus sympathique : dans plusieurs romans des XIIe et XIIIe siècles, ainsi que le rapporte Pastoureau, « il peut respirer sous l’eau pendant neuf jours et neuf nuits ; il dégage une chaleur naturelle telle que tout ce qu’il touche sèche et que la pluie ne mouille pas le sol dans un rayon de deux toises autour de lui ; ses compagnons viennent s’abriter, se sécher ou se chauffer près de lui ; enfin, il peut grandir en taille à volonté jusqu’à dépasser la hauteur des arbres ». Ces propriétés surnaturelles suggèrent qu’il dérive d’une ancienne divinité du panthéon celtique.
Tout, bien sûr, n’est pas « celte » dans les romans de la Table ronde, loin de là. C’est leur grande force : une capacité stupéfiante à agglomérer au vieux fond celte des éléments originaux et souvent, il faut le dire, géniaux.
L’invention de la Table ronde elle-même remonte à 1155 et à la traduction en anglo-normand (le dialecte français parlé alors par les élites anglaises) que Wace proposa de l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth. Cette Histoire, « rédigée dans une prose latine aussi élégante que sobre et efficace » et qui narre « l’ascension et les conquêtes d’Arthur, devenu roi de toute la Grande-Bretagne avant d’occuper une large partie du continent », fut, comme nous l’apprennent Aurell et Pastoureau, le plus grand best-seller médiéval en historiographie : 218 manuscrits (44 de plus que l’Histoire de Charlemagne, deuxième du classement). En le transposant en langage vernaculaire, Wace se permit quelques libertés dont cet ajout de la Table ronde autour de laquelle les chevaliers du roi Arthur se réunissent sur un pied de parfaite égalité.
Celle-ci devait satisfaire à l’inconscient égalitaire du nord de la France. Pour autant, ces chevaliers ne sont vraiment égaux ni en prouesses, ni en popularité. Lancelot est sans cesse qualifié de « meilleur chevalier du monde » et, de fait, semble quasi invincible. Pour Pastoureau, Arthur est en réalité au courant de sa liaison avec Guenièvre, et, s’il la tolère, c’est parce qu’il ne peut se passer de son soutien. Le lecteur moderne s’en étonnera peut-être, mais Lancelot n’était pas le plus populaire des chevaliers auprès du public. Chrétien de Troyes lui-même, bien qu’il ait été le premier à l’introduire, ne semble pas l’avoir beaucoup aimé : il n’achève pas le roman qu’il lui consacre, laissant à un autre le soin de le faire. Il préfère s’atteler à Yvain ou le Chevalier au lion, son ouvrage le plus personnel et le plus parfait.
En matière d’innovations géniales, guère de doutes : Chrétien surclasse tout le monde. On lui doit non seulement les personnages de Lancelot et de Perceval, mais aussi le Graal. Cet objet énigmatique a fait couler des hectolitres d’encre. De quoi s’agit-il exactement ? « Un graal, nous apprend l’universitaire Helen Cooper dans la London Review of Books, était un grand plat comme il en existait beaucoup au Moyen Âge : il apparaît de temps en temps dans les descriptions de festins ou dans les inventaires d’objets domestiques. Le mot dérive du latin gradalis, appliqué au Moyen Âge à un plat utilisé pour les services successifs. Il semble avoir été assez grand pour servir un gros poisson, et était régulièrement utilisé à cette fin. Chrétien de Troyes le décrit comme « le plat approprié pour un brochet, une lamproie ou un saumon ». Pourquoi, alors, poursuit Cooper, avoir, comme l’a fait Chrétien de Troyes, intitulé un roman Le Conte du Graal, autrement dit « l’histoire du grand plat à poisson » ? « L’ironie est que nous ne le saurons jamais. Chrétien […] est mort avant d’avoir achevé son œuvre, et avant que nous découvrions pourquoi le Graal méritait de donner son titre au roman. »
Rien ne dit que le Graal tel qu’il le concevait était avant tout chrétien. C’est Robert de Boron qui, à la toute fin du XIIe siècle, associa le mystérieux récipient au saint calice, cette coupe avec laquelle le Christ aurait célébré la Cène la veille de sa mort et dont Joseph d’Arimathie se serait ensuite servi pour recueillir son sang tandis qu’il agonisait sur la croix.
Avec le Graal, on a affaire à une création si extraordinaire qu’elle dépasse, pulvérise même, les intentions de son créateur, constituant une sorte d’éternelle question sans réponse. Perceval est mis en sa présence au château du roi Pêcheur, un seigneur infirme. Alors qu’il attend le souper en sa compagnie défile devant eux un cortège mystérieux : d’abord un jeune homme tenant une lance qui saigne, puis d’autres objets, dont le fameux Graal. Le jeune Perceval, à qui on a appris qu’un chevalier digne de ce nom ne doit pas poser de questions indiscrètes, tient sa langue malgré la curiosité qui le taraude. Tant pis pour lui, tant mieux pour le mythe.
Ainsi que le notait Pastoureau dès 1976 : « [Dans] le vide vertigineux laissé par le silence de Perceval, poètes et romanciers vont pouvoir organiser leur vision du monde et de la société, et le public laisser fleurir ses espérances et ses illusions. Si le jeune chevalier avait parlé, s’il avait posé la question fatidique, la littérature médiévale aurait perdu sa légende la plus troublante et la littérature universelle un de ses thèmes les plus poétiques et les plus ineffables. Mais, ce jour-là, Perceval avait rendez-vous avec le destin, et un auteur de génie a voulu que ce fût un rendez-vous manqué. » 3
— B. T.
[post_title] => Arthur, Lancelot et tous les autres [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => arthur-lancelot-et-tous-les-autres [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:27:54 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:27:54 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121884 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121888 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:49 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:49 [post_content] =>Cet ouvrage, publié en français huit ans après sa parution en italien, preuve que son propos reste d’actualité, part d’un constat : les limites du confort sont sans cesse repoussées. Stefano Boni, anthropologue, alerte ses lecteurs à propos de cette surenchère en soulignant toutes les conséquences néfastes de ce « progrès » jamais remis en question. Celui-ci limite sinon efface les interactions entre les hommes et la nature, altère leurs sens et les rend incapables de pourvoir à leurs besoins sans l’intermédiaire des machines, ce qui n’est pas sans danger : « Les dégâts que notre vie hypertechnologique cause à l’environnement pourraient faire sauter les réseaux d’énergie et de services qui nous maintiennent en vie », relève La Repubblica.
Dans les colonnes du Manifesto, si l’on salue « un discours bien conçu et dense sur un objet d’étude difficile à cerner », on regrette en revanche que « la validité scientifique et analytique » de l’essai soit diminuée par l’absence d’une réflexion sur « les causes qui, à partir du XVIIIe siècle, ont peu à peu déterminé l’affirmation de ce système ». Et l’on reproche à l’auteur de procéder à « la reconstruction nostalgique et faussée d’un passé rural bucolique, d’un âge d’orperdu, dépourvu de tout fondement historique ». Peut-être Homo confort a-t-il aussi besoin de réconfort.
[post_title] => Le confort à tout prix [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-confort-a-tout-prix [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:27:50 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:27:50 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121888 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )