WP_Post Object ( [ID] => 131327 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-02-13 17:49:04 [post_date_gmt] => 2025-02-13 17:49:04 [post_content] =>« C’est l’Angleterre qui a toujours produit les meilleurs physiciens », dit Einstein à l’une de ses élèves berlinoises en 1925, lui conseillant d’aller étudier à Cambridge. « Rien d’étonnant qu’il ait accepté en mai 1931 l’invitation de se rendre à Oxford pour y faire des conférences », écrit Andrew Robinson, qui relate les trois séjours effectués par le théoricien de la relativité (le second en 1932 et le dernier en 1933, alors réfugié du régime nazi). En 1931, Einstein parlait à peine l’anglais et fit ses conférences en allemand, devant un public des deux sexes, fasciné mais dont une infime fraction y entendait quoi que ce soit. Pour tenter de mieux se faire comprendre, il écrivait à la craie sur un tableau noir, dont deux furent subtilisés par le directeur du Musée d’histoire des sciences fondé quelques années plus tôt. Cela embarrassa beaucoup le génial physicien, car sur l’un d’eux, qui résumait sa cosmologie, il avait commis plusieurs erreurs d’arithmétique. Il n’y avait pas à Oxford de physicien de son niveau, ce qui le chagrina. Il dut subir les ronflements du dean du collège de Christ Church, assis au premier rang d’une de ses conférences, qui l’hébergeait, ainsi qu’un discours tenu intégralement en latin. Il se moque dans son journal du caractère cérémonial de la vie à Christ Church. Lors d’un dîner en frac, son voisin de table constata qu’à l’abri de la nappe épaisse il tenait sur ses genoux des feuilles de papier que son crayon couvrait d’équations.
[post_title] => Des équations sous la table [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => des-equations-sous-la-table [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-02-13 17:49:06 [post_modified_gmt] => 2025-02-13 17:49:06 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131327 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131324 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-02-13 17:46:52 [post_date_gmt] => 2025-02-13 17:46:52 [post_content] =>Si les Tibétains vivent à si haute altitude, c’est probablement qu’ils bénéficient de formes de gènes héritées des Dénisoviens, cette mystérieuse espèce humaine dont l’existence n’a été révélée que depuis peu. Si certains d’entre nous sommes plus résistants que d’autres au coronavirus responsable du Covid-19, c’est sans doute que notre système immunitaire a bénéficié plus que d’autres de gènes hérités des Néandertaliens. Installé depuis plus d’un quart de siècle à l’Institut Pasteur, le généticien Lluís Quintana-Murci propose une vaste synthèse de la longue histoire de nos héritages génétiques, qu’ils soient issus de croisements, d’adaptation à de nouveaux environnements (pigmentation de la peau, tolérance au lactose…) ou encore de la confrontation avec certains pathogènes. Exemple : la tuberculose, qui a exercé ses ravages pendant des millénaires, tuant sans doute au total plus d’un milliard d’humains. La pression de sélection ainsi exercée a fait qu’un variant génétique prédisposant à la maladie est passé en 3 000 ans de 10 % de la population européenne à seulement 2 à 4 % aujourd’hui, relève Jennifer Raff en rendant compte de ce livre dans le Times Literary Supplement.
[post_title] => Une raison de remercier Néandertal [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-raison-de-remercier-neandertal [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-02-13 17:46:53 [post_modified_gmt] => 2025-02-13 17:46:53 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131324 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131321 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-02-13 17:45:03 [post_date_gmt] => 2025-02-13 17:45:03 [post_content] =>Si l’on vous demandait quel était le philosophe le plus renommé et le plus populaire en Occident à la veille de la Première Guerre mondiale, peu d’entre vous connaîtraient la réponse. En février 1913, la conférence d’Henri Bergson à l’université Columbia provoqua le premier embouteillage recensé dans la ville de New York. En 1911, le succès de sa tournée en Angleterre avait provoqué la jalousie de Bertrand Russell : « toute l’Angleterre s’est entichée de lui ; on se demande pourquoi ». À Paris, les dames se pressaient pour assister à ses leçons au Collège de France. À l’époque le célèbre journaliste américain Walter Lippmann expliquait ainsi sa popularité : « il exprime avec une clarté splendide ce que des milliers de gens ressentent vaguement ».
Dans la première biographie en anglais à lui être consacrée, Emily Herring creuse en particulier les raisons pour lesquelles ce penseur français d’origine juive, de père polonais et de mère anglaise, a complètement disparu de nos radars. L’une d’elles et non des moindres fut les doutes qu’il exprima dans les années 1920 sur la valeur explicative de la théorie de la relativité quant à la nature du temps. Bergson est depuis lors considéré comme un homme du passé, qui ne comprenait rien aux sciences. C’est tout à fait injuste, explique Herring. Le jeune Bergson était un mathématicien de haut niveau, qui à 17 ans avait résolu un problème laissé en plan par Fermat. Il ne contestait nullement la théorie de la relativité mais maintenait que la mathématisation du temps ne permettait pas de rendre pleinement compte de sa nature. Vers la fin de sa vie, Einstein revint sur le dédain qu’il avait contracté à l’égard du philosophe, admettant qu’« il n’y a pas de distinction claire entre l’objectif et le subjectif », écrit Mary Ellen Hannibal dans Science.
[post_title] => Un philosophe qui vaut un retour [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => un-philosophe-qui-vaut-un-retour [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-02-13 17:45:05 [post_modified_gmt] => 2025-02-13 17:45:05 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131321 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131318 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-02-13 17:42:59 [post_date_gmt] => 2025-02-13 17:42:59 [post_content] =>Huawei est-elle le cheval de Troie du régime chinois dans les télécommunications occidentales ? C’est plus compliqué, explique la journaliste Eva Dou, qui écrit dans le Wall Street Journal et le Washington Post sur la technologie et la politique internationale (ça va bien ensemble, en effet). D’abord, Huawei est une entreprise remarquable fondée par un homme encore plus remarquable, Ren Zhengfei. Fils d’une victime de la Révolution culturelle, il est devenu un ingénieur militaire très apprécié du leadership chinois pour ses inventions, et bien sûr membre du PCC. En 1987, il fonde avec des amis et un capital de 5 000 $ une « entreprise privée collective », un ovni juridique dans un pays encore démuni de règles capitalistes.
Aujourd’hui, Huawei a 200 000 employés (dont 20 % sont membres du PCC) et fabrique tous les équipements pour télécommunications digitales ou pour outils robotiques. C’est une entreprise au dynamisme implacable qui pousse ses employés au-delà de leurs limites (nombreux suicides à l’appui) et qui a prospéré à travers toute la planète (surtout là où les cadres juridiques n’étaient pas trop contraignants) tout en nouant les meilleures relations avec les banques et les grandes sociétés occidentales d'électronique. Huawei doit sa grande percée à la 3G, puis à la 4G, puis à la 5G pour laquelle elle a investi massivement, « au prix d’un formidable risque commercial mais qui s’est révélé incroyablement lucratif », écrit Michael Burleigh dans la Literary Review.
Aujourd’hui Huawei domine la 5G, mais sent aussi le soufre pour avoir commercé avec des pays mis à l’index comme l’Iran, ou collaboré étroitement avec le régime chinois pour contrôler/exploiter les Ouïgours, et plus encore pour être soumise à un système qui lui intime le devoir, en tant « qu’organe de la sécurité d’État », d’inspecter à sa guise « tous les instruments de communication électronique et les équipements et matériels et les installations appartenant à tout individu ou organisation » – en Chine, et implicitement partout ailleurs. Eva Dou fait valoir que la plupart des États imposent aux sociétés de télécom des obligations similaires. Et que les services secrets occidentaux apprécient beaucoup la faculté que leur donne la porosité des équipements Huawei pour pénétrer les systèmes de communication de leurs alliés ou ennemis. Et que Huawei à ce jour n’a jamais été prise la main dans le sac – sauf en commerçant avec l’Iran, ce qui a valu l’arrestation en 2018 au Canada de la fille Ren Zhengfei. Washington a mis la pression sur ses proches alliés pour qu’ils soustraient leurs réseaux 5G à Huawei, mais rogner les ailes du dragon chinois permet également de favoriser l’essor d’une concurrence américaine sur un créneau imprudemment délaissé, le hardware télécom. Huawei aussi manie l’ambiguïté, à la fois féale du PCC et capitaliste acharnée, comme en témoigne sa gestion du personnel ou la démesure de son siège social à Shenzhen ou de son campus à Shanghai (prévu pour 35 000 chercheurs). D’ailleurs, son nom 华为 peut se traduire par « prouesse chinoise » ou « splendide réussite ». Oui, ambigu…
[post_title] => Le très ambigu succès de Huawei [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-tres-ambigu-succes-de-huawei [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-02-13 17:43:01 [post_modified_gmt] => 2025-02-13 17:43:01 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131318 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131315 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-02-13 17:38:44 [post_date_gmt] => 2025-02-13 17:38:44 [post_content] =>En un demi-siècle de carrière, Stanley Kubrick, décédé en 1999 à l’âge de 70 ans, n’a réalisé que treize longs métrages. Mais presque tous sont aujourd’hui considérés comme des classiques. Ensemble, ils composent une des œuvres les plus puissantes et originales de l’histoire du cinéma. Comme l’a montré Michel Ciment dans le livre qu’il lui a consacré, cette œuvre est d’une grande cohérence. Les films de Kubrick relèvent à première vue de genres distincts : film de guerre, de science-fiction, d’horreur, historique « en costumes », satire politique, drame érotique. Regardés attentivement, ils sont intimement unis par le recours fréquent à certains procédés stylistiques comme les travelings avant et arrière, la préférence accordée aux mouvements de caméra par rapport aux effets de montage, la présence épisodique d’images assez similaires et une série de thèmes communs : la guerre et la violence, les dangers de la technique, le désir sexuel et la jalousie, l’ambition et l’échec.
Si la filmographie de Kubrick est courte, c’est en raison de la manière dont il travaillait. Contrairement à Orson Welles, à qui il a souvent été comparé, il n’a jamais manqué de moyens financiers. Et il disposait d’une grande liberté de création : rapidement, grâce au succès commercial de ses premières réalisations, il a conquis le privilège rare de pouvoir exercer sur ses films un contrôle complet, du choix des acteurs et des scénaristes au montage final. Mais son tempérament exigeant et perfectionniste le ralentissait : il consacrait un temps considérable à la préparation de ses films et à leur montage, les deux aspects de son travail qu’il affectionnait le plus, le tournage n’étant à ses yeux qu’une phase nécessaire, mais ennuyeuse. Et lorsqu’il n’était pas engagé dans la réalisation d’un film, il était occupé à explorer des idées et étudier des projets, ce qui lui prenait beaucoup de temps.
Stanley Kubrick est né à New York dans une famille juive aisée originaire d’Europe centrale. Son père était médecin dans le quartier du Bronx. L’école ne l’intéressait guère et toute sa vie il fut un autodidacte. Lorsqu’il eut 13 ans, son père lui offrit un appareil photographique, cadeau qui lui fit découvrir sa vocation : fabriquer des images. Durant toute sa jeunesse, il travailla comme photographe pour différentes publications, dont le magazine Look. Un de ses modèles était le fameux photographe de presse Weegee, spécialisé dans les faits divers new-yorkais. À côté de la photographie, sa seconde passion était le jeu d’échecs. Longtemps, il compléta ses maigres revenus en exploitant ses talents dans ce domaine et il ne cessera jamais d’y jouer, y compris sur les plateaux de tournage. Ses années de jeunesse se déroulèrent dans l’atmosphère libertaire des milieux artistiques new-yorkais des années 1960. Rapidement, il passa de la photographie au cinéma en réalisant, dans des conditions qui ne sont pas sans faire penser aux débuts de la Nouvelle Vague, trois courts-métrages, puis trois premiers longs-métrages inspirés des films noirs, un genre qui l’a fortement influencé. Le dernier d’entre eux, The Killing (L’Ultime Razzia), de facture déjà très personnelle, raconte l’histoire d’un hold-up sur un champ de courses et ses suites malheureuses.
Sa carrière démarra vraiment avec Les Sentiers de la gloire, récit de l’exécution pour l’exemple, sur le front de la guerre de 14-18, de trois soldats français accusés de désertion pour avoir survécu à un assaut suicidaire lancé par leurs officiers supérieurs contre une position allemande imprenable. Pour interpréter le rôle d’une jeune femme du camp ennemi qui, à la fin du film, en chantant, fait pleurer d’émotion les soldats français au départ cruellement moqueurs, Kubrick fit appel à une actrice allemande qu’il avait repérée : Christiane Harlan. Il l’épousa peu après. Notoirement peu à l’aise avec les femmes, Kubrick avait tout de même déjà été marié à deux reprises. Ce troisième mariage durera jusqu’à la fin de sa vie. Le rôle du capitaine qui défendait les hommes appelés à être fusillés était tenu par Kirk Douglas. L’acteur lui demanda peu après de diriger Spartacus, qu’il produisait, après qu’Anthony Mann eut abandonné la direction du film. La distribution comportait de nombreuses vedettes, Kubrick n’était pas seul maître à bord, et si cette histoire d’une révolte d’esclaves porte par endroits sa marque, certaines séquences d’esprit trop hollywoodien lui ont été imposées ; cela ne se reproduira plus jamais.
Pour des raisons économiques, son film suivant, une adaptation assez personnelle du roman Lolita de Vladimir Nabokov, fut tourné en Angleterre. Conjuguée avec ses mauvais souvenirs de la Californie et du système d’Hollywood, la découverte de l’Angleterre le décida à s’établir définitivement dans ce pays. À l’exception de quelques mois en Irlande pour le tournage de Barry Lyndon, il ne le quitta plus jamais. Il y résida successivement dans deux vastes propriétés situées à quelques dizaines de kilomètres de Londres, Abbots Mead, puis Childwickbury Manor. Il y vivait au milieu de sa famille (Christiane, la fille de celle-ci et les deux filles qu’ils eurent ensemble) et d’une grande quantité de chiens et de chats. Son entourage immédiat se composait de son beau-frère Jan Harlan et de quelques assistants, dont Emilio D’Alessandro. D’origine italienne, au départ son chauffeur, il devint rapidement son homme de confiance, chargé de régler une multitude de problèmes liés au travail du cinéaste, à la vie pratique de sa famille et au fonctionnement de la maison. Comme à tous ses collaborateurs, il lui laissait des instructions écrites très précises et détaillées sur les tâches à effectuer. D’Alessandro a publié ses souvenirs de plusieurs décennies de vie en compagnie du réalisateur et un film documentaire lui a été consacré. Childwickbury Manor était divisé en trois parties abritant respectivement l’atelier de Christiane, qui s’était mise à la peinture, les lieux de vie et les nombreuses pièces consacrées au travail du cinéaste : salle de projection, studio de montage, locaux d’archives.
Lolita sortit dans les salles en 1962. Dans les dix-huit années qui suivirent, Kubrick réalisa à un rythme assez régulier cinq des films pour lesquels il est le plus connu : Docteur Folamour, hilarante satire sur la guerre nucléaire ; 2001 : L’Odyssée de l’espace, méditation sur la technique, l’évolution et le destin de l’humanité ; Orange mécanique, comédie noire sur la violence urbaine ; Barry Lyndon, d’après un roman de Thackeray, histoire de l’ascension sociale d’un jeune ambitieux, de sa déchéance et de sa chute ; et The Shining, sous les apparences d’un film d’horreur une angoissante fable sur la folie, l’impuissance créatrice et la violence familiale. Généralement appréciés par le public, à la grande satisfaction de leur auteur qui n’entendait pas faire du cinéma pour les salles d’art et d’essai, ils furent accueillis de façon mitigée par la critique, déconcertée par certaines de leurs audaces et le perpétuel changement de registre. La critique new-yorkaise, en particulier, fut souvent très sévère avec lui.
La biographie de Robert P. Kolker et Nathan Abrams fourmille d’anecdotes au sujet de la manière dont Kubrick se documentait et de son obsession pour l’authenticité, qualité dans son esprit distincte du réalisme. Pour pouvoir évoquer avec précision, dans Les Sentiers de la gloire, la vie sur le front et dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, « il voulait tout savoir : la marque de cigarettes que les soldats français fumaient, les journaux qu’ils lisaient, les chansons qu’ils chantaient, comment ils se taillaient la barbe, les sujets dont ils bavardaient et même quelles pin-up ils épinglaient sur les murs ». Les décors et les paysages de Barry Lyndon sont basés sur l’étude attentive des grands peintres paysagistes et d’intérieur anglais du XVIIIe siècle : Reynolds, Hogarth, Constable, Gainsborough et Joseph Wright of Derby. Pour concevoir l’hôtel de montagne désert dans lequel, dans The Shining, l’écrivain paranoïaque interprété par Jack Nicholson, sa femme et son petit garçon se trouvent isolés, Kubrick envoya des collaborateurs photographier de nombreux établissements de ce type à travers les États-Unis, leur demandant de mesurer la largeur des portes, des couloirs et des ascenseurs.
Aucun détail des accessoires, des costumes, des maquillages n’échappait à son attention. Le nombre de prises qu’il pouvait effectuer pour une scène a acquis « un statut mythologique », observent Kolker et Abrams : couramment 50, parfois 80, jusqu’à plus de 100 dans certains cas. Tant que le jeu des acteurs ne correspondait pas exactement à ce qu’il avait en tête, il les faisait impitoyablement recommencer. Exigeant généralement un respect absolu du texte du scénario, il savait aussi exploiter l’imagination et les capacités d’improvisation d’acteurs doués comme Peter Sellers (extraordinaire dans trois rôles différents de Docteur Folamour) ou Jack Nicholson, dont il acceptait volontiers les idées. Aussi exigeant avec les comédiens qu’avec les scénaristes ou les techniciens, il leur imposait sans état d’âme des conditions de travail inconfortables, voire très éprouvantes. L’atmosphère dans les locaux où furent filmés les plans d’intérieur de Barry Lyndon, éclairés par la seule lumière de centaines de chandelles, était suffocante et on a gardé une photo de Ryan O’Neal aspirant entre deux prises une bouffée d’air d’une bonbonne d’oxygène. Le tournage de toute la seconde partie de Full Metal Jacket (1987), qui décrit l’action au combat, dans la ville vietnamienne de Huê, d’un peloton de marines entraînés à devenir des machines à tuer, s’est déroulé dans les ruines d’un ancien bâtiment industriel au sol jonché de débris et couvert de produits toxiques. La plupart des acteurs engagés par Kubrick gardent cependant un excellent souvenir de leur expérience avec lui.
Kolker et Abrams racontent aussi l’histoire des films qu’il a envisagés de faire. Il y en eut beaucoup, mais quatre projets en particulier l’ont accompagné toute sa vie. Un seul d’entre eux se concrétisa. Passionné par la littérature allemande et autrichienne et la psychanalyse, il songea longtemps à adapter La Nouvelle rêvée d’Arthur Schnitzler. Il y parvint finalement avec son dernier film, quasiment terminé à sa mort, Eyes Wide Shut. Transposée de Vienne à New York, l’histoire est celle d’un couple dont l’homme et la femme sont travaillés par des rêves d’infidélité et des rêveries érotiques. Exceptionnellement, le film se termine sur ce qui peut être interprété comme une note d’espoir. Deux autres projets que Kubrick a traînés toute sa vie sont un film sur Napoléon, dont la personnalité, les talents de stratège, les exploits et le destin le fascinaient, et un autre sur l’Holocauste qu’il ne réussit jamais à mener à bien, peut-être parce que le sujet le perturbait profondément et qu’il ne voyait pas comment l’évoquer d’une manière qui soit acceptable. Un troisième grand projet resté inabouti après des années de travail fut l’adaptation d’un conte de science-fiction de Brian Aldiss, une sorte de Pinocchio futuriste, récit des aventures d’un robot enfant voulant devenir un véritable petit garçon. Kubrick finit par le céder à Steven Spielberg qui en tira A.I. Artificial Intelligence. Le film est empreint d’une sentimentalité dont on peut se demander ce que Kubrick aurait pensé. Comme dans le cas de l’Holocauste, la souffrance d’un enfant, suggèrent ses biographes, le touchait peut-être trop pour qu’il puisse lui-même en traiter.
L’image qui ressort de cette biographie très complète confirme, mais en partie seulement, les légendes que les critiques et les journalistes ont fait circuler à son sujet. Obsédé par la perfection, il pouvait se montrer tyrannique. Concentré sur son travail, il avait tendance à négliger les besoins et les sentiments des autres : « Il devait obtenir ce qu’il voulait. Ou, s’il ne savait pas ce qu’il voulait, il poussait tout le monde à l’aider à le trouver ». Sa volonté de contrôle absolu s’étendait très loin, jusqu’au moindre aspect de la distribution et de l’exploitation de ses films : traduction des titres, choix des salles, couleurs et caractères des affiches. Elle le conduisait aussi parfois à intervenir dans la vie privée de membres de sa famille et de ses collaborateurs.
Mais il était également, à sa manière, généreux, parfois prévenant, souvent très drôle et toujours brillant. La plupart de ceux qui l’ont approché gardent le souvenir d’un homme réservé mais cordial, orgueilleux mais exempt de vanité et toujours passionnant à écouter. Loin d’être le reclus qu’on a parfois décrit, il accueillait volontiers chez lui toutes sortes de gens, cinéastes comme Roman Polanski ou Steven Spielberg, écrivains comme John le Carré, experts en tout genre. Moins, il est vrai, par goût de la compagnie que pour assouvir son insatiable curiosité et apprendre de ses invités des informations qui lui seraient utiles.
[post_title] => La passion très contrôlée d’un grand cinéaste [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-passion-tres-controlee-dun-grand-cineaste [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-02-13 17:59:24 [post_modified_gmt] => 2025-02-13 17:59:24 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131315 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131277 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-02-06 17:42:03 [post_date_gmt] => 2025-02-06 17:42:03 [post_content] =>Comment Javier Milei a-t-il pu recueillir 56 % des voix et devenir le président de l’Argentine ? C’était en novembre 2023. Il avait émergé sept ans plus tôt en parlant d'économie et de mathématiques sur une chaîne de télévision. Obsédé par le personnage, son compatriote le journaliste Ernesto Tenembaum tente de comprendre qui est cet homme à la tronçonneuse et pourquoi l’électorat a décidé de tolérer des propos et des actes qu’on ne tolère pas venant d’autres politiciens – notamment le fait qu’il se livre à l’égard des femmes « à des agressions verbales répétées, faisant à tout bout de champ des commentaires sexuels inappropriés ».
Malgré le peu d’empathie que le personnage lui inspire, Tenembaum dit s’être efforcé de l’analyser dans un esprit de neutralité, confie-t-il dans un long entretien au journal La Nación. Après des heures de visionnage de vidéos et avoir lu les commentaires qu’elles ont suscités, il admet : « Milei exprime des convictions que je croyais inexistantes dans la société argentine et c’est peut-être la raison principale de ma perplexité. J’étais fier que la démocratie soit une valeur indiscutable, qu’Alfonsín [premier président élu démocratiquement après la dernière dictature] soit une personnalité incontestable, que l’on puisse remettre le pape en question sans être conspué, que les minorités sexuelles soient respectées. Or, cachée sous nos radars, il y avait clairement une Argentine que nous n’avons pas vue. Je me suis reproché de ne pas l’avoir perçu. »
Tenembaum relate comment ce candidat improbable arrive à la présidence, sans financement, sans trajectoire politique définie, sans alliances significatives, maniant un discours politiquement incorrect – et alors même qu’il a perdu le dernier débat présidentiel. Il décrit un homme battu et humilié dans son enfance, un homme qui souffre et qui veut être reconnu. Il fait un parallèle avec Elon Musk, humilié pendant les récréations dans les écoles primaires qu’il a fréquentées en Afrique du Sud.
« Milei est un agitateur politique d’une efficacité insensée. Pour consolider son pouvoir, il défend tout et son contraire, explique Tenembaum : le libéralisme et l’illibéralisme, la réglementation de l’État et sa déréglementation… » Un seul axe : « le culte de sa personnalité. Il se perçoit comme quelqu’un de gigantesque entouré de pygmées, de lilliputiens, de cafards, termes choquants qu’il emploie contre ceux qui le critiquent dans le domaine de l’économie ».
« Je ne partage pas l’idée selon laquelle la folie mégalomaniaque puisse résoudre les problèmes d’un pays », conclut Tenembaum.
[post_title] => Folie au sommet [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => folie-au-sommet [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-02-06 17:42:05 [post_modified_gmt] => 2025-02-06 17:42:05 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131277 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131274 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-02-06 17:38:36 [post_date_gmt] => 2025-02-06 17:38:36 [post_content] =>Connaissez-vous l’autopen ? C’est un outil mécanique inventé au milieu du XXe, une sorte de bras articulé muni d’un stylo avec lequel on réplique la signature manuelle. Mais un outil très controversé : Bob Dylan et Donald Rumsfeld ont été conspués pour avoir artificialisé cet acte si personnel, le premier en signant mécaniquement des dédicaces, le second des lettres de condoléances aux parents de soldats tués en Irak. Mais ce n’est là qu’un détail ; car c’est toute l’écriture manuelle qui se voit graduellement « artificialisée », remplacée non par l’autopen mais par le clavier d’ordinateur. Conséquence : déjà 33 % des étudiants américains ne sauraient plus vraiment écrire à la main.
La journaliste et universitaire américaine Christine Rosen cite ces exemples parmi une foule d’autres pour étayer son réquisitoire contre « l’extinction de l’expérience » et le recours croissant aux outils technologiques modernes en lieu et place des interactions humaines. Le propos n’est pas d’une originalité fracassante, mais l’énumération des dommages « sans doute irréversibles » infligés par l’intermédiation d’appareils ne peut qu’impressionner. Quand on prend des notes sur un ordinateur, on gagne ainsi du temps (40 mots par minute contre 13 avec un stylo) ; mais – c’est démontré – on retient moins et on ne comprend que bien plus superficiellement ce qu’on a noté.
« Partout, il y a des écrans entre nous et le monde. L’arbitrage est-il toujours justifié ? Que gagnons-nous et surtout que perdons-nous ? », s’interroge Sean Illing dans Vox. En escamotant l’intervention corporelle directe, on fait l’impasse sur toute une série de facultés dont l’évolution nous a peu à peu gratifiés. Circuler dans l’espace public un casque sur les oreilles et les yeux vissés sur un smartphone, ou ne communiquer que par FaceTime, nous fait perdre la cruciale aptitude à décrypter les expressions des visages des gens ou leur infra-langage corporel. Le sexe virtuel, i.e. la cyberpornographie, est en train, semble-t-il, de démoder le bon vieux sexe à l’ancienne. Les applications de rencontre sonnent le glas de la drague, de la séduction.
Le « relationnel technologique » nous dupe en laissant croire que les humains sont aussi efficaces et impassibles que les systèmes grâce auxquels ils communiquent, et qu’on peut interagir avec eux juste « en cochant des cases sur le menu d’une application » ou à coup d’algorithmes. « En s’adaptant à la machine on devient soi-même un peu machine », écrit Christine Rosen, qui redoute que le contact direct et corporel avec la réalité ne devienne un luxe. Bientôt seuls les riches auraient accès aux services humains (médicaux, domestiques…) comme ils sont aujourd’hui les seuls à s’offrir les objets « faits main ». En plaidant pour le corps et les expériences qu’à travers lui nous faisons, elle invoque beaucoup de grands auteurs, et notamment notre incontournable Montaigne, grand enthousiaste du corps malgré les déficiences du sien propre (flatulences, regrettable petitesse de son pénis…). Et parmi les 59 « sentences » qu’il avait fait graver sur les poutres de sa librairie figure celle-ci, de l’Ecclésiaste : « Toi qui ignores comment l’âme épouse le corps, tu ne sais rien des ouvrages de Dieu ». Autrement dit : « Si tu court-circuites ton corps, tu ne comprendras pas grand-chose à ce qui t’entoure ».
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WP_Post Object ( [ID] => 131271 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-02-06 17:36:04 [post_date_gmt] => 2025-02-06 17:36:04 [post_content] =>Le journaliste éthiopien Baalu Girma a disparu en 1984, sans doute assassiné par le régime du dictateur socialiste Mengistu Haile Mariam. Et pour cause. L’année précédente, il avait publié en amharique un roman que la censure avait laissé passer avant de comprendre son erreur et de le pilonner. Girma était un journaliste réputé dans son pays. Longtemps acquis à la cause de la révolution, séduit par le talent oratoire de Mengistu, il occupait une position en vue au ministère de l’Intérieur quand il fut envoyé sur le front de la guerre contre l’Érythrée pour mettre son talent au service de la propagande. La brutale confrontation avec le réel le bouleversa et il transposa son expérience dans ce roman qui fut aussitôt un best-seller. Il fut même lu avidement par les militaires érythréens, ceux du moins qui savaient l’amharique. Il mêle avec talent récits de guerre, amour et espionnage, tout en faisant une critique impitoyable de l’appareil de propagande et de l’illusionnisme du régime de Mengistu, rapporte Estelle Shirbon dans le Times Literary Supplement. Il aura fallu attendre plus de quarante ans pour voir ce roman exceptionnel traduit dans une langue lisible par des non Africains.
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WP_Post Object ( [ID] => 131268 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-02-06 17:34:14 [post_date_gmt] => 2025-02-06 17:34:14 [post_content] =>Le progrès des sciences se fait en changeant de paradigmes, soutenait le physicien américain Thomas Kuhn. C’est peut-être ce qui est en train de se produire dans le monde des spécialistes de l’évolution des espèces. Dans la nature, certaines populations de poissons d’aquarium tétra Astyanax mexicanus vivent dans des cavités où la lumière ne pénètre pas. Ils sont aveugles. D’autres vivent en surface et voient. Si on plonge ces derniers dans une obscurité totale pendant deux ans, ils deviennent aveugles et leur métabolisme corporel se modifie pour s’adapter à ce nouvel environnement. Des scientifiques tirent argument de ce genre d’expérience pour affirmer que la théorie de l’évolution telle qu’elle est actuellement enseignée est incomplète. À la sélection naturelle, fondée sur des mutations aléatoires, il faut selon eux ajouter un facteur essentiel : la façon dont l’environnement dans lequel l’organisme se développe est susceptible de modifier l’expression de ses gènes, et cette modification peut se transmettre aux générations suivantes. C’est dire que « de nouveaux caractères n’apparaissent pas par hasard. Certains ont plus de chances de se manifester que d’autres et des ensembles de caractères peuvent apparaître en même temps », écrit la philosophe des sciences Eva Jablonka dans la revue Nature. Dirigé par Kevin Lala, de l’université de St Andrews en Écosse, l’ouvrage collectif qui étaye ce point de vue révolutionnaire « représente une voie nouvelle permettant d’unifier les sciences de la vie », estime-t-elle.
[post_title] => La théorie de l’évolution ébranlée [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-theorie-de-levolution-ebranlee [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-02-06 17:34:15 [post_modified_gmt] => 2025-02-06 17:34:15 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131268 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 131260 [post_author] => 48457 [post_date] => 2025-02-06 17:26:05 [post_date_gmt] => 2025-02-06 17:26:05 [post_content] =>En octobre 1885, en route vers Paris où il allait assister durant quatre mois aux cours du neurologue Jean-Martin Charcot, Sigmund Freud fit une courte étape à Bruxelles. Dans une lettre à sa fiancée Martha Bernays, il décrit la promenade qu’il effectua dans la ville. Il y raconte sa découverte d’un bâtiment « monumental et doté de splendides colonnes faisant penser à la reconstruction d’un palais assyrien, tel qu’on peut en voir dans les dessins de Gustave Doré » : « J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait du Palais royal en raison de la présence à son sommet d’une coupole en forme de couronne. Mais il n’y avait pas de sentinelles, pas d’animation et la construction n’avait pas l’air d’être achevée. […] Le bâtiment se révéla être le Palais de Justice. » Sigmund Freud n’est pas le seul visiteur étranger à avoir été frappé par cet édifice aux proportions colossales. Verlaine le qualifiait de « biblique et michelangelesque, avec du Piranèse et un peu, peut-être, de folie ». Dans un texte d’une véhémente animosité envers la Belgique, Octave Mirbeau le décriait comme « un monument d’une laideur considérable » dans lequel « on avait empilé de l’assyrien sur du gothique, du gothique sur du tibétain, du tibétain sur du Louis XVI, du Louis XVI sur du papou ».
Beaucoup d’écrivains et de penseurs sont passés par Bruxelles durant la période qui va du milieu du XIXe siècle à la Première Guerre mondiale, et plusieurs y sont restés bien plus longtemps que le père de la psychanalyse. La Belgique était un pays libéral où les intellectuels chassés de leur pays pour des raisons politiques trouvaient volontiers refuge. Et, à l’instar de Londres, Vienne et Paris, Bruxelles était un foyer de vie culturelle où résidaient de nombreux artistes. Dans De eeuw van Brussel, Eric Min raconte l’histoire des uns et des autres.
Un des plus célèbres exilés à Bruxelles fut Karl Marx. Persona non grata en Allemagne et en France, avant de déménager à Londres, où se déroula le reste de son existence, il resta trois ans dans la capitale belge. Il en fut expulsé en 1848 avec toute sa famille pour avoir manqué à son engagement de ne pas se mêler des questions politiques. Loin de rester discret sur ce plan, il n’avait cessé de multiplier les écrits et les interventions publiques. C’est à Bruxelles qu’il rédigea avec Engels le Manifeste du Parti communiste. On dit souvent que c’est la description des usines de Birmingham et Manchester par Engels qui aida Marx à formuler sa théorie de l’exploitation. Mais il y avait été préparé par ce qu’il avait observé des rapports entre la bourgeoisie et la classe ouvrière en Belgique et Le Capital contient des pages extrêmement dures à l’égard des capitalistes belges. Ainsi que le rappelle l’historien de l’économie Paul Bairoch, de 1830 à la Première Guerre mondiale, la Belgique fut la seconde puissance industrielle du monde après l’Angleterre.
Un autre exilé fameux est Victor Hugo. Il avait effectué un premier séjour dans le pays comme touriste en 1837 et 1838 en compagnie de sa maîtresse Juliette Drouet. Lors de l’arrivée au pouvoir de Napoléon III, en 1851, il s’installa à Bruxelles pour une durée de sept mois. Il y revint à plusieurs reprises après s’être transporté à Jersey et Guernesey. En 1871, il fut expulsé pour avoir exprimé son soutien à la Commune : les autorités belges ne souhaitaient pas s’aliéner la sympathie du gouvernement d’Adolphe Thiers. C’est à Bruxelles que furent en partie écrits Les Misérables. Le livre y fut imprimé, comme d’ailleurs Les Travailleurs de la mer et L’Homme qui rit. De manière générale, les écrivains français recouraient volontiers aux services des imprimeurs bruxellois pour échapper aux contraintes de la censure française. J.-K. Huysmans le fera des années plus tard pour son roman à fort parfum de scandale Marthe, histoire d’une fille.
Baudelaire, lui, n’eut pas cette possibilité. En 1864, il se rendit à Bruxelles pour fuir Paris, mais aussi dans l’espoir de rencontrer Albert Lacroix, patron des éditions Lacroix et Verboeckhoven, l’éditeur de Hugo, pour lui confier la publication de ses œuvres. N’y étant pas parvenu, il développa envers l’éditeur une haine inextinguible. Les conférences qu’il donnait pour subsister se révélèrent des fiascos. Il en conçut une aversion féroce pour la Belgique, qui s’exprime dans le pamphlet venimeux et méprisant Pauvre Belgique. Durant son séjour, sa santé très abîmée se détériora. En 1866, il fut victime à Namur d’une attaque cérébrale qui le laissa aphasique. Ramené à Bruxelles, il fut transporté à Paris où il mourut quelques mois plus tard. Dans l’ensemble, Bruxelles ne semble guère avoir réussi aux poètes français. Eric Min raconte aussi le fameux épisode du coup de revolver tiré par Verlaine, ivre, sur Rimbaud lorsque celui-ci, l’ayant rejoint en quittant Londres, où ils avaient passé quelque temps ensemble, lui fit part de son intention de retourner seul à Paris. Rimbaud ne fut que légèrement blessé mais, à la gare du Midi, demanda la protection d’un agent de police lorsque Verlaine le menaça de nouveau. Arrêté, jugé, Verlaine resta en prison deux ans.
Auguste Rodin avait, lui, toutes les raisons de garder un excellent souvenir de Bruxelles. Il y passa six ans, de 1871 à 1878, qui furent, à lire ce qu’il en dit dans ses Mémoires, « les plus belles de sa vie ». Il eut l’occasion d’y réaliser sa première œuvre en bronze, L’Âge d’airain, et d’y sculpter plusieurs éléments de la frise décorative du bâtiment de la Bourse. Il y exposa aussi ses œuvres à la Maison d’Art créée par un de ses plus fermes soutiens, Edmond Picard. Avocat, écrivain, professeur, journaliste, sénateur socialiste, franc-maçon comme beaucoup de membres de l’élite intellectuelle, politique et économique de l’époque, amateur d’art et de littérature, collectionneur et mécène, personnage aujourd’hui très controversé – il est l’auteur d’écrits antisémites et défendant une théorie des races qui font de lui une sorte de Gobineau ou de Drumont belge –, Picard, qui connaissait tout le monde et était partout, fut au cœur de la vie littéraire et artistique bruxelloise et, plus largement, belge, durant plusieurs décennies.
Cette vie culturelle, il est commun de la placer sous le signe du symbolisme. C’est à ce courant que sont par exemple souvent rattachés Georges Rodenbach, Émile Verhaeren et Maurice Maeterlinck, tous trois flamands d’origine écrivant en français. Mais le symbolisme est une étiquette un peu fourre-tout. Elle ne caractérise ces écrivains qu’avec toutes sortes de nuances. Et elle ne s’applique pas à Georges Eekhoud et Camille Lemonnier, influencés par le naturalisme. Il en va de même en peinture : les « symbolistes » Léon Spilliaert et Fernand Khnopff ont l’un et l’autre un style très singulier. James Ensor et Félicien Rops, qui possédaient tous deux un grand talent d’invention verbale, sont inclassables.
Bruxelles au tournant des XIXe et XXe siècles fut aussi, avec Paris, Vienne et Barcelone, un des hauts lieux de l’art nouveau. Mentionnant au passage Paul Hankar, Eric Min consacre de longues pages aux architectes Victor Horta et Henry van de Velde. Le premier n’aimait guère le second, qu’il considérait comme « un peintre défroqué » (il avait effectivement commencé sa carrière comme peintre). Il enviait son succès, qu’il comparait au manque de reconnaissance dont lui-même souffrait. Horta avait ramené de Paris l’idée d’une architecture légère basée sur l’utilisation de la lumière naturelle. Il l’exploita dans de nombreux hôtels particuliers (dont le sien), une série de grands magasins et ce qui fut son chef-d’œuvre, la Maison du Peuple, construite pour le Parti ouvrier belge. Il eut la tristesse d’assister au saccage de certaines de ses réalisations et la chance de ne pas voir la destruction de la Maison du Peuple, en 1960, abandonnée par le Parti socialiste qui y voyait le vestige d’un passé révolu. Van de Velde, lui, après une brillante carrière en Allemagne, revint en Belgique où il fonda et dirigea l’Institut supérieur des arts décoratifs, aujourd’hui École de La Cambre, du nom de l’ancienne abbaye qui l’abrite.
Et puis il y avait les anarchistes. Eric Min décrit l’histoire de l’arrivée et de l’installation à Bruxelles du géographe libertaire Élisée Reclus, en compagnie de son frère Élie. L’Université Libre de Bruxelles ayant renoncé au dernier moment à lui donner un poste, il se vit offrir une chaire à l’Université nouvelle, institution créée à cette occasion. Sa réputation et son charme attiraient notamment les jeunes femmes. Végétarien, partisan de l’union libre, Reclus a été décrit par un journal bruxellois comme « un maître en géographies féminines comparées ». Eric Min raconte aussi l’histoire d’une éphémère communauté anarchiste établie dans la banlieue bruxelloise de Stockel, baptisée « L’Expérience ». Une expérience qui ne débouchera sur rien. « Philosophes et artistes, écrira un des participants, vagabonds et clandestins, savants et ignorants, militants et intrigants, rêveurs et hommes d’action, coupeurs de cheveux en quatre et briseurs de vitres, parasites et entrepreneurs […], tous n’ont fait que passer, victimes de leurs illusions diverses. »
Quelques figures éminentes du monde politique apparaissent dans l’ouvrage. Ainsi le bourgmestre (maire) de la ville Jules Anspach, le « Haussmann bruxellois », qui organisa le voûtement de la Senne (la rivière qui traverse Bruxelles, à présent invisible), le percement des grands boulevards du centre et une série de grands travaux d’urbanisme voulus par le roi Léopold II. Et l’un de ses successeurs, Charles Buls, le « bourgmestre esthète », ami des beaux-arts et défenseur du patrimoine. Le monde économique est présent avec le baron Empain, ingénieur, fondateur de la dynastie d’hommes d’affaires qui porte son nom, dont les sociétés construisirent des lignes de tramways en Belgique, au Congo belge et en Égypte, ainsi qu’Ernest Solvay, ami d’Horta, chimiste et industriel, mécène de l’Université Libre de Bruxelles et de plusieurs initiatives scientifiques dont les célèbres Congrès Solvay de physique et chimie, qui rassemblaient les plus grands savants de l’époque.
L’élan acquis à l’âge d’or de Bruxelles se maintint quelque peu au début du XXe siècle. L’évolution de la manière architecturale d’Horta, abandonnant, pour ses deux dernières grandes réalisations, le Palais des Beaux-Arts et la gare centrale, la profusion des formes fleuries et courbes pour un style plus dépouillé et des lignes géométriques, donna le signal d’une explosion d’art déco dans la capitale durant les années 1920 et 1930. À la même époque, le mouvement surréaliste, né en France, suscita l’apparition d’un groupe surréaliste bruxellois autour du poète Paul Nougé et du peintre René Magritte. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Exposition universelle de 1958 fut un grand moment de célébration de la modernité et de rayonnement international. Mais sa tenue marque aussi le début du processus connu dans les écoles d’architecture et d’urbanisme sous le nom de « bruxellisation » : la destruction de quartiers anciens entiers livrés à la spéculation immobilière sous l’effet d’une volonté effrénée de modernisation et de l’appât du gain. Elle affectera une partie importante du centre et de l’est de la ville ainsi que ce qui est aujourd’hui appelé le « quartier européen », né de l’acquisition progressive par Bruxelles du statut de capitale administrative de l’Union européenne. Aujourd’hui, Bruxelles est une ville internationale d’une manière différente de celle dont elle l’était au XIXe siècle. Sa population comprend des ressortissants de quelque 180 nationalités, dont 70 000 Français, de nombreux expatriés de toute l’Europe et une forte proportion d’immigrés de pays du Sud. On y parle un nombre de langues vraisemblablement très supérieur à la centaine. Le français y est la langue la plus parlée (le néerlandais l’est peu, et de moins en moins), mais il est talonné par l’anglais, qui sert de langue de communication entre les différents groupes nationaux. Dressé sur un des points les plus élevés de la ville, le Palais de Justice continue à dominer celle-ci de sa masse cyclopéenne. Victime de son gigantisme, il s’est progressivement dégradé. Un chantier de rénovation de la coupole et des façades a été lancé en 1984. Durant quarante ans, l’édifice n’a été visible qu’enfermé dans une cage d’échafaudages. On en a récemment démonté une partie, mais les travaux de restauration de l’extérieur du bâtiment ne sont pas terminés. Ils devraient l’être en 2030, pour le 200e anniversaire de la création de la Belgique.
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