WP_Post Object ( [ID] => 130401 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-10-03 13:55:34 [post_date_gmt] => 2024-10-03 13:55:34 [post_content] =>C’est la « Regina Viarum », la reine des voies romaines, la plus longue, la plus droite, la plus stratégique, la plus chargée d'Histoire, la plus ourlée de monuments, la plus prestigieuse : la Via Appia, « mère de toutes les routes d’Europe ». Le journaliste-écrivain voyageur Paolo Rumiz, « une des plumes les plus acérées de la presse italienne mais aussi un de nos meilleurs auteurs », écrit Mauro Reali dans La Ricerca, a entrepris à 71 ans de la parcourir à pied sur toute sa longueur italienne, « 2 387 ans tout juste après le commencement des travaux de sa construction ».
Résultat : « 612 kilomètres en 29 jours de route et près d’un million de pas », le tout transposé en 458 pages tantôt élégiaques, tantôt furibardes. Construite à l’initiative (en 312 avant notre ère) du censeur Appius Claudius Caecus (« l’Aveugle »), l’Appia file tout droit vers le sud, d’abord vers Capoue, la rivale de Rome. Puis elle s’allonge vers Brindisi, que selon Caton on atteignait (à cheval) en cinq jours à peine, avant, en tant que Via Egnatia cette fois, de gagner l’Orient de l’Empire romain via le nord de la Grèce. Dallée de « basalti » indestructibles, balisée de bornes milliaires, de fontaines, de « tabernae » (les restoroutes de l’Antiquité), l’Appia escalade les montagnes sans s’embarrasser de détours pour permettre aux légions romaines d’aller à toute allure (un pas tous les 60 centimètres) conquérir les uns et mater les autres. Son tracé couvre la moitié sud de la géographie italienne mais aussi la quasi-totalité de son histoire antique et même récente, traversant les monts albains des Horaces et Curiaces (« ces fils à maman »), les marais pontins chers à Mussolini (qui les assécha), les montagnes où Hannibal a pendant 15 ans trouvé refuge, les 90 kilomètres au long desquels se dressèrent face à face tous les 30 mètres les 6 000 croix des compagnons de Spartacus, le défilé funeste où les Samnites rossèrent l’armée romaine... Plus tard la Via sera empruntée par les Croisés, les troupes venues de Lombardie, d’Allemagne, de France, d’Espagne, puis par la Wehrmacht et la 7e armée américaine.
Hélas, la majestueuse Via Appia, jadis ourlée de palais, de villas romaines opulentes, de temples, de statues et de tombeaux, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Les artefacts antiques qui n’ont pas été pillés sont enfouis sous les décharges clandestines et les constructions illégales déjà décaties, et l’Appia elle-même se dissout en « un fil d’Ariane » que le marcheur s’épuise à retrouver, cartes anciennes en main, sous les trottoirs des conurbations, les voies ferrées, les autoroutes, et les ronds-points inutiles (mais pas pour tout le monde). Dès sa sortie de Rome, l’auteur-marcheur entame un lamento qui ira crescendo au fil des pages, car « plus la route s’enfonce dans la moelle de l’Italie, plus son contenu archéologique s’affaiblit ». L’Italie d’aujourd’hui, indifférente à son passé prestigieux, « n’est même plus capable de se gouverner elle-même » alors que « Rome jadis gouvernait le monde ». En avançant vers Brindisi, on voit, « mètre après mètre, les signes de la présence de l’État se raréfier ».
La Via Appia qui, dans l’Antiquité aidait à diffuser vers le sud l’orgueil de Rome en même temps que ses lois, sa langue et sa rigueur administrative, accueille aujourd’hui le flux inverse. Elle qui, « dans l’Italie unifiée aurait dû porter vers le sud la marque de Rome, porte au contraire vers le nord la marque des entreprises louches ». Rome, ou plutôt « la Dominante », comme l’appelle Paolo Rumiz, n’est plus bonne qu’à injecter avec désinvolture des sommes pharamineuses que terroni (ploucs) et mafieux du sud – auprès desquels « les fanatiques de l’État islamique qui ont pris Palmyre à coups de pioche » font figure « d’amateurs » – emploient à saccager l’Appia et ses abords, à leur profit. Voyez « ces routes construites aux frais du Trésor public pour acheter des votes » ou « ces 4 millions de mètres cubes d’habitations construites sans permis puis régularisées avec empressement sous les applaudissements des électeurs ». Mais tout n’est pas perdu car « le territoire, on le sauve en le racontant ».
Et cette descente vers le sud, Paolo Rumiz la raconte splendidement : les paysages qui se dessèchent, les populations qui deviennent de plus en plus pittoresques – l’obsession de la coiffure chez les hommes, qui pousse même les carabiniers à se mettre du gel sur les cheveux, « les femmes qui se font plus séductrices, autoritaires et jeteuses de sort » –, sans oublier la langue italienne qui s’altère et la nourriture qui explose de nouvelles saveurs. Son ouvrage a déclenché une réhabilitation de la Via Appia qui pourrait devenir « un pèlerinage laïque » pour « Italiens qui n’ont plus peur de leur histoire », et non plus l’apanage des seuls « sans pneus », marginaux ou réfugiés.
[post_title] => Sic transit Via Appia [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => sic-transit-via-appia [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-10-03 14:50:26 [post_modified_gmt] => 2024-10-03 14:50:26 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130401 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130397 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-10-03 13:52:14 [post_date_gmt] => 2024-10-03 13:52:14 [post_content] =>Le roman se déroule dans le Chili du milieu du XIXe siècle. Juan Marín arrive à Valparaíso, une ville portuaire et cosmopolite, fuyant le sud suite à une trahison. Parler, c’est ce qu’il fait de mieux : il parle l’anglais, le français, l’allemand, l’espagnol et la langue des Indiens Mapuches. Mais pour échapper à son passé il fait vœu de mutisme. Son silence ne l’empêche pas d’être employé dans une banque en tant qu’agent de ménage.
Il est alors contacté par une société de passionnés de langues lorsqu’elle découvre que Marín est polyglotte. Ce sont des adeptes de la néographie, un mouvement dont l’objectif principal est l’orthographe : « Les mots doivent s’écrire comme ils se prononcent ». Derrière cette devise se cache l’idée que la langue est une prison et que traduire est une trahison. La doctrine de ces « passionnés du langage » qui prônent une simplification radicale de l’écriture, faisant correspondre à chaque son un graphème, dépasse largement le domaine purement linguistique. Le radicalisme sectaire menant à tout, Marín sera impliqué dans un attentat contre la banque où il travaille.
De son vrai nom Juan Curín, le protagoniste est le fils d’un chef Mapuche et de Stéphanie Lafforgue, une immigrée française qui, après le naufrage de son bateau sur la côte d’Arauco, au sud du pays, est faite prisonnière par les Indiens de la région. Enfant, son père Mapuche l’a offert à l’État chilien en guise d’offrande de paix puis confié à des moines capucins afin que, l’élevant en chrétien et lui apprenant la langue de la péninsule, « il soit araucanien par le sang et la couleur, mais chilien par ses goûts, ses opinions, sa morale et son intelligence », peut-on lire dans El País Chile.Il est devenu chilien, mais ne l’est pas vraiment. Il voulait être Mapuche, mais il a été considéré comme traître à son peuple lorsque celui-ci, voulant se rebeller contre l’envahisseur espagnol, Marín, craignant un massacre, décida de le trahir afin d’éviter l’effusion inutile du sang. Il fut contraint de s’enfuir à Valparaíso. Que lui restait-il alors si ce n’était devenir néographe ?
Selon Joaquín Castillo Vial dans El País Chile, « ce premier roman d’Ignacio Álvarez – auteur du brillant recueil d’essais El curso que hice al revés (« Le cours que j’ai fait à l’envers », Laurel, 2022) – montre un écrivain qui maîtrise brillamment le langage narratif, capable de construire une intrigue aux accents philosophiques et anthropologiques profonds, montrant que les malentendus sur la langue peuvent conduire aux pires catastrophes. Mais également qu’une histoire bien racontée peut tout sauver. »
[post_title] => La secte de l’orthographe [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-secte-de-lorthographe [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-10-03 13:53:09 [post_modified_gmt] => 2024-10-03 13:53:09 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130397 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130393 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-10-03 13:49:13 [post_date_gmt] => 2024-10-03 13:49:13 [post_content] =>Quand on vieillit on peut continuer à se sentir jeune mais la physiologie fait son œuvre : l’ADN accumule les détériorations, l’extrémité des chromosomes raccourcit, des protéines s’agglutinent, divers organites, comme les mitochondries, cessent de fonctionner normalement, le nombre de cellules souches dégringole et les principaux organes sont affectés par une inflammation chronique. Tous les systèmes cellulaires sont impactés.
Dans « Pourquoi nous vieillissons », le prix Nobel de chimie Venki Ramakrishnan reprend à la base cette problématique complexe, en s’interrogeant sur les diverses recherches tendant à allonger la longévité moyenne voire la longévité tout court. L’une des pistes qui fait fureur est la découverte de « sénolytiques », des molécules de synthèse capables d’éliminer des cellules sénescentes. Mais « les chercheurs ne savent pas toujours discerner si les résultats d’une étude sont fiables ou contestables, prometteurs ou seulement préliminaires », écrit le généticien Jan H. J. Hoeijmakers dans la revue Nature. Une diète restrictive est censée freiner le vieillissement, mais tout le monde n’apprécie pas ; des chercheurs tentent de mettre au point des médicaments qui en simulent l’effet. Des études sur une possible reprogrammation des cellules sont en cours, mais elles ne sont pas applicables au cerveau. « Ce livre devrait permettre aux entreprises qui investissent dans le secteur et aux milliardaires en quête d’élixirs pour la vie éternelle d’économiser beaucoup d’argent », écrit Hoeijmakers.
[post_title] => Les scientifiques face au vieillissement [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => les-scientifiques-face-au-vieillissement [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-10-03 13:50:02 [post_modified_gmt] => 2024-10-03 13:50:02 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130393 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130390 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-10-03 13:47:14 [post_date_gmt] => 2024-10-03 13:47:14 [post_content] =>Pour la critique du Zeit Elisabeth von Thadden, c’est « le livre de l’été ». De fait, peu d’essais ont autant fait parler d’eux ces derniers mois en Allemagne. Et aucun ne s’est attiré davantage d’éloges. Dans un autre article du Zeit, Lukas Franke évoque « un livre important paru au bon moment », tandis que dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, Sonja Asal estime que la thèse qu’il développe « est aussi vaste que sa réponse est nuancée ». Il est signé d’un jeune historien qui enseigne à l’université Humboldt de Berlin, Onur Erdur, né à Diyarbakir, dans la partie kurde de la Turquie.
Sa thèse, donc : on ne saurait comprendre la French Theory sans son arrière-fond colonial. « Le fait que les théories de la différence et de la déconstruction, les analyses du pouvoir et des ambivalences du moi ne soient pas nées dans les cafés et les salons parisiens, mais aient été inspirées par la vie à la périphérie de l’empire colonial français en décomposition, c’est-à-dire là où les fractures et les incohérences de l’Europe étaient directement visibles, n’est guère étonnant d’un point de vue actuel. Pourtant, les liens étroits des philosophes postmodernes avec les pays d’Afrique du Nord colonisés par la France n’avaient curieusement guère été abordés jusqu’à présent », note Franke.
Que ce soient Pierre Bourdieu ou Jean-François Lyotard, Michel Foucault ou Roland Barthes, Jacques Derrida ou Hélène Cixous, Étienne Balibar ou Jacques Rancière, tous ont, d’une façon ou d’une autre, une histoire avec le Maghreb des années 1950-1960. Bourdieu fait son service militaire en Algérie, Lyotard y enseigne. Derrida et Cixous y sont nés. Rancière (lui aussi né en Algérie) et Balibar ont protesté contre la guerre d’Algérie. Quant à Barthes et Foucault, ils ont pratiqué en Afrique du Nord ce qu’on appellerait aujourd’hui du tourisme sexuel.
« Quel est le lien entre expérience et théorie ? Onur Erdur explique comment est née, sous le soleil d’Afrique du Nord, une pensée anti-hégémonique de la différence, qu’il comprend comme une sorte de “théorie de la vertu de l’esprit face à l’injustice coloniale” : parce que chacun de ces penseurs a tenté, à sa manière, de tirer du vécu face à la souffrance une attitude politique et une interprétation pour le public. Les récits d’Onur, structurés en biographies, permettent de comprendre que la philosophie a une origine », conclut von Thadden.
[post_title] => Aux origines coloniales de la French Theory [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => aux-origines-coloniales-de-la-french-theory [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-10-03 13:47:15 [post_modified_gmt] => 2024-10-03 13:47:15 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130390 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130385 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-10-03 13:44:30 [post_date_gmt] => 2024-10-03 13:44:30 [post_content] =>L’Empire romain ne fut pas le plus vaste de l’Histoire : les empires mongol, britannique et espagnol couvraient un territoire plus étendu. Il ne fut pas non plus celui qui dura le plus longtemps : à l’exception de quelques courtes périodes, la Chine vécut sous un régime impérial durant plus de deux millénaires, soit quatre fois davantage. Mais il occupe dans notre imagination une place très particulière, pour des raisons aisément compréhensibles. Plus qu’un ensemble de terres, l’Empire romain était un monde en soi. Nos institutions politiques et le droit tel que nous le connaissons sont nés sur les bords du Tibre. Si l’héritage intellectuel et artistique de la Grèce antique est parvenu jusqu’à nous, et si le christianisme, apparu au Moyen-Orient, s’est diffusé en Europe, c’est du fait de la conquête et de la colonisation par Rome de l’ensemble du bassin méditerranéen et d’une grande partie du Vieux Continent. L’étude du latin et des lettres latines a constitué durant des siècles une des deux principales composantes de l’enseignement des humanités. La littérature et le cinéma nous ont familiarisés avec quelques figures célèbres d’empereurs (Néron, Caligula, Hadrien) telles que les historiens latins (Tacite, Suétone, Dion Cassius) nous les ont fait connaître, ainsi qu’avec certains aspects de la vie romaine à cette époque, comme les jeux du cirque. Et l’effondrement, au bout de cinq siècles, d’une puissance qui dominait toute une région du monde n’a cessé de frapper les esprits au point de fournir, à tort ou à raison, une espèce de paradigme pour les phénomènes de fin de civilisation et de décadence.
L’Empire romain est né en 27 av. J.-C. avec l’accession à la fonction et au titre d’empereur, sous le nom d’Auguste, d’Octave, fils adoptif du dictateur Jules César, après l’assassinat de celui-ci et la guerre civile qui s’ensuivit. Il a formellement cessé d’exister, dit-on généralement, en 476 apr. J.-C., avec la déposition du dernier empereur romain d’Occident, Romulus Augustule, par Odoacre, général romain d’origine germanique. L’Empire survécut en Orient jusqu’en 1453, date de la prise de Constantinople par les Turcs, sous la forme réduite de ce qu’on appela par après l’Empire byzantin. Dans L’Impero romano, ouvrage initialement paru en 1956 et aujourd’hui réédité, Santo Mazzarino raconte l’histoire de l’Empire romain de sa naissance à la dissolution de sa partie occidentale.
Santo Mazzarino, né en 1916 à Catane, en Sicile, fut un des grands historiens de l’Antiquité du XXe siècle. Son œuvre abondante et variée se situe dans le prolongement de la tradition des historiens et théoriciens de l’histoire allemands Jacob Burckhardt et Theodor Mommsen, dont il se voulait l’héritier. Burckhardt avait une vision romantique, tragique et pessimiste de l’Histoire, Mommsen une vision scientifique, positive et optimiste. Les deux se combinent et se compensent mutuellement chez Mazzarino.
L’Impero romano se veut un livre de synthèse à destination des étudiants et des chercheurs. Chacune des cinq parties est ainsi suivie d’une section de notes explicatives de plusieurs dizaines de pages intitulée « Bibliographie et problèmes ». L’ouvrage couvre de manière à peu près égale le « Haut-Empire » et le « Bas-Empire », période qu’on fait généralement commencer avec le début du règne de Dioclétien, à la fin du IIIe siècle apr. J.-C. Au moment où le livre est paru, l’intérêt pour les derniers siècles de l’histoire de l’Empire était beaucoup moins prononcé qu’aujourd’hui. Avec le Français Henri-Irénée Marrou, Mazzarino fut un des premiers historiens à considérer cette période complexe et assez confuse comme aussi riche et digne d’attention que la précédente. En la réhabilitant, il ouvrait la voie sans le vouloir à tout un courant historiographique contemporain, dont l’Irlandais Peter Brown est un des plus brillants représentants, qui ira beaucoup plus loin dans cette direction : en identifiant sous le nom d’« Antiquité tardive » une période homogène allant du IIIe siècle au VIe, voire au VIIe et au VIIIe siècle, les tenants de cette école tendent à escamoter la rupture représentée par la chute de l’Empire romain d’Occident et à placer le passage de la fin de l’Antiquité au début du Moyen Âge sous le signe de la continuité plutôt que de la discontinuité.
Une autre particularité du livre est l’accent mis sur certains aspects de la vie de l’Empire. Le fil conducteur de l’exposé est fourni par la succession des grandes dynasties d’empereurs : les Julio-Claudiens, les Flaviens, les Antonins, les Sévères, les Constantiniens, etc. À côté des développements politiques et des péripéties politiciennes, Mazzarino met l’accent sur deux éléments auxquels sa formation catholique et sa proximité de jeunesse avec les idées marxistes et communistes le rendaient particulièrement sensible : d’une part la religion dans sa dimension à la fois spirituelle, sociale et culturelle, d’autre part l’économie, notamment l’économie monétaire. On trouvera ainsi dans les pages consacrées aux règnes de Caligula, Claude et Néron une analyse des effets corrosifs, sur l’esprit de la cité antique païenne, de ce qu’il appelle la « révolution spirituelle » du christianisme apportée à Rome par l’enseignement de saint Paul, qui conduisait à mettre en cause le culte des dieux et celui de l’empereur. Des réflexions, aussi, sur le choix fait par Constantin de fonder le système monétaire de Rome sur l’or, « révolution monétaire » aux conséquences aussi importantes pour l’avenir que celle qu’il opéra en convertissant l’Empire au christianisme, parce qu’elle se traduisit par un enrichissement de l’élite dirigeante et un appauvrissement des commerçants, qui utilisaient la monnaie de cuivre ou de bronze.
Ces deux aspects se retrouvent liés dans l’analyse qu’il fait de la chute de l’Empire au Ve siècle et de la fin du monde antique, événement ou processus sur la nature et les causes duquel on ne cesse de s’interroger depuis des siècles. À l’instar des Anciens eux-mêmes, Machiavel avançait une explication de nature morale, l’érosion de la force de caractère des Romains, la virtú, sous l’effet de l’abondance des richesses. Dans le même esprit, Montesquieu mettait en cause la perte du sens civique provoquée par les bénéfices matériels des conquêtes. Pétri de l’esprit des Lumières, Gibbon identifiait notoirement, au milieu d’autres causes, l’essor du christianisme comme le principal agent de la chute de Rome. Au total, plusieurs centaines d’explications ont été proposées qui mettent en avant des facteurs internes ou externes de caractère politique, démographique, économique, psychologique ou physique dont les effets se sont en réalité certainement combinés. Elles vont de la « barbarisation » des armées à la chute de la natalité en passant par le déclin des cités, la corruption de l’administration, les effets du saturnisme causé par l’utilisation de conduites d’eau en plomb ainsi que les épidémies de peste et les sécheresses liées à un changement du climat (thèse défendue récemment par Kyle Harper). Souvent, des idées anciennes réapparaissent sous des formes plus élaborées. Dans le schéma explicatif proposé par Peter Heather et d’autres, si les tribus germaniques se sont infiltrées et établies sur le territoire romain, c’est qu’elles étaient poussées par la migration vers l’Ouest des Huns d’Asie centrale.
Parce que « l’histoire préfère le récit à la théorie, la reconstruction concrète à l’hypothèse métaphysique », Mazzarino ne prétend pas fournir l’ultime explication. Il suggère tout de même un scénario privilégiant les facteurs internes, fondé sur le jeu de ceux qu’il a mis en avant tout au long de son récit : « La crise de l’unité impériale est […] une crise culturelle (religieuse) et économique. Elle se caractérise par un double phénomène apparemment contradictoire mais en réalité très cohérent : d’un côté la création, par Constantin, d’une société pyramidale où les pauvres se trouvent écrasés ; de l’autre la pénétration [dans la culture Gréco-romaine] de cultures populaires et régionales appelées par la participation [des masses] à la vie spirituelle du christianisme. » S’y ajoutent les effets destructeurs de la tension entre une productivité déclinante et le maintien à coût élevé d’une forte centralisation administrative et militaire. L’Impero romano est un livre d’histoire savante. L’historiographie (l’exposé des sources, la discussion des travaux des autres historiens) y occupe une place considérable. Dans ce genre particulier, c’est un monument. Assis sur une érudition impressionnante (il semble avoir lu tout ce qui s’est écrit sur l’Antiquité), Santo Mazzarino brosse de son sujet un puissant tableau. L’ouvrage intéressera pourtant avant tout les spécialistes. Il contient très peu de ce qui fait le charme des meilleurs livres d’histoire populaire de haut niveau sur la Rome antique, comme ceux de Mary Beard : descriptions du cadre de vie et de l’existence quotidienne des Romains (l’habillement, la nourriture, les spectacles de combats de gladiateurs), anecdotes savoureuses sur les empereurs, rapprochements plus ou moins pertinents avec l’époque contemporaine. L’Impero romano est essentiellement un livre d’idées, et le plaisir qu’on tire de sa lecture est de nature intellectuelle. On n’oubliera par ailleurs pas que si des livres d’histoire destinés au grand public peuvent être rédigés, c’est grâce au travail de savants comme Mazzarino et à l’existence d’ouvrages comme les siens, témoins d’une époque où les résultats des recherches historiques se transmettaient, autant que par l’intermédiaire d’articles dans les revues spécialisées, sous la forme de livres qui sont aujourd’hui des classiques.
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WP_Post Object ( [ID] => 130349 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-09-27 09:34:16 [post_date_gmt] => 2024-09-27 09:34:16 [post_content] =>L'écrivain voyageur Bruce Chatwin en avait fait le totem de son art : l’étroit petit carnet noir en moleskine qu’on glisse facilement dans une poche grâce à ses angles arrondis. D’astucieux Italiens ont ressuscité (design milanais, fabrication chinoise) cet objet fétiche devenu « l’emblème du créatif nomade ouvert d’esprit », comme l’écrit Roland Allen qui a consacré aux carnets de notes en tout genre un ouvrage érudit truffé d’anecdotes et multi-couronné. « Malgré tout ce qu’Apple, Evernote et tutti quanti voudraient nous faire croire, le meilleur outil cognitif dont nous disposons aujourd’hui a été inventé par les financiers florentins de la Renaissance », s’exalte même le Sunday Times. Sans doute le chroniqueur britannique du Times n’a-t-il lu le livre de Roland Allen qu’en diagonale. Il aurait su, sinon, que le carnet de notes existait depuis bien plus longtemps, mais sur d’autres supports : tablettes d’argile à Sumer, tablettes de cire ou papyrus à Rome. C’est d’ailleurs là que César, imaginant de rassembler des feuilles de papyrus sous une solide couverture carrée, aurait, dit-on, inventé le codex. Mais si le codex est né en Occident, le papier en revanche – solide, léger et bon marché – est venu de l’Orient. Et c’est de la rencontre des deux à mi-chemin, à Bagdad vers l’an 800, qu’est issu le carnet de notes tel que nous l’aimons.
Tout comme à Sumer l’écriture, l’invention du carnet a, c’est vrai, d’abord servi aux comptables. C’est en Provence, à la fin XIIIe siècle, qu’on trouve la première trace de la comptabilité en partie double, mère du capitalisme – et de l’État – modernes. Des marchands florentins, les Farolfi, promenaient d’entrepôt en entrepôt des carnets spécialisés par denrées, où ils notaient entrées et sorties et vérifiaient qu’elles coïncidaient. Car le carnet papier a d’autres avantages que son faible coût et sa portabilité : ce qui est écrit dessus est infalsifiable, car l’encre y pénètre profondément alors qu’on peut gratter et regratter un parchemin. Colbert aussi s’en était bien avisé et résumait chaque année pour Louis XIV les comptes de la nation dans une sorte de petit carnet richement relié et illustré.
Après les businessmen, ce sont les hommes d’église qui se sont emparés du carnet de notes, pour y enregistrer sur des « rapiaria » les étapes de leur progression spirituelle. Un des livres les plus fameux de l’Histoire, L’Imitation de Jésus-Christ, a d’ailleurs commencé sa vie comme le « rapiarum » de Thomas A. Kempis (à vrai dire, dans les premiers monastères les moines notaient déjà leurs péchés au fil de la journée sur des plaques de cire, pour les confesser le soir au père supérieur qui les effaçait ensuite, dans tous les sens du terme).
À partir du XVIIe siècle – « le grand siècle des âmes » –, les dames pieuses allaient utiliser des carnets pour noter les réflexions à soumettre à leur directeur de conscience – un effort (ou un plaisir) qui évoluerait vite dans une direction plus profane, celle du journal intime. Les navigateurs, les voyageurs, les hommes de science sont vite devenus accro aux carnets portables où ils consignaient en continu leurs observations sur la géographie des côtes ou le régime des vents, sur les données climatiques et phénomènes naturels comme sur les mœurs des pays étrangers. Newton y note ainsi les moindres de ses constatations (7 à 10 millions de mots au total !), et y échafaude même des théories physiques dont il débat avec lui-même. Idem pour Darwin, que l’on voit dans ses quinze gros carnets s’étonner de la diversité des espèces animales qu’il rencontrait, puis esquisser, dans le carnet B des « Beagle Notebooks », toute la théorie de l’évolution. Les artistes, autres gens d’extérieur, doivent aussi beaucoup au carnet. On crédite Cimabue, au XIIIe siècle, d’avoir inventé le croquis et l’art du paysage en arpentant la Toscane, carnet en main. Toutes les trouvailles artistiques, techniques ou militaires de Léonard de Vinci ont d’abord éclos sur les petites pages d’un carnet car lui ne pouvait penser qu’en dessinant. Et que serait la philosophie ou la poésie sans les penseurs-marcheurs et leurs carnets, depuis Pétrarque et ses petits « zibaldoni », ou Dante et Boccace ? Rousseau, lui, grand arpenteur de la nature, notait à chaud ses « rêveries » et ses émois, mais sur des cartes à jouer (il les transposait ensuite sur des carnets). Même les musiciens sont parfois carnetophiles : Bartók utilisait les siens pour consigner les mélodies paysannes entendues en cheminant.
Les créateurs ambulants n’ont pourtant pas le monopole du carnet de notes, largement utilisé aussi par des hommes d’intérieur comme le polymathe Francis Bacon, qui en tenait jusqu’à 28 simultanément. Paul Valéry considérait que les deux heures quotidiennes qu’il consacrait aux siens (au total 261, pas moins !) étaient les plus créatrices de sa journée, et qu’après ça il pouvait se permettre d’être stupide. Les écrivains, remarque encore Roland Allen, utilisent abondamment les carnets pour noter des idées, pour prérédiger des lambeaux de texte, mais aussi pour inscrire les réflexions que leur inspire l’acte d’écrire. En fait le carnet sert à tout : à capter et figer le fil des journées, comme Samuel Pepys, friponneries comprises (celles-ci en alphabet spécial) ; à enregistrer les impressions de voyage, comme Mark Twain, qui écrivait sur papier carbone et envoyait les duplicatas à sa femme restée au pays en guise de lettres ; ou bien, comme John Maynard Keynes, à collationner ses innombrables bonnes fortunes… Aujourd’hui, à l’âge du smartphone, de l’electronic notebook et du journal intime sur Internet, le carnet va-t-il disparaître ? Pas du tout, à en croire les psychologues, américains bien sûr, qui listent sans fin les bénéfices de « l’écriture de soi » à la main : elle permettrait de retarder la survenue de la maladie d’Alzheimer, de baisser la tension artérielle, d’aboutir à une meilleure compréhension de soi et des autres, et d’enrayer dépression, alcoolisme ou obésité. Tout cela pour quelques euros et quelques minutes par jour.
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WP_Post Object ( [ID] => 130342 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-09-25 15:56:48 [post_date_gmt] => 2024-09-25 15:56:48 [post_content] =>Il s’approche enfin, le moment espéré où notre intelligence, si limitée, fusionnera avec l’intelligence artificielle (IA). D’ici moins de cinq ans nous franchirons la barre du test de Turing, quand l’ordinateur manifestera une conduite intelligente indistingable de celle des humains. Ces machines ouvrent la voie à l’exercice d’une « capacité superhumaine » dans une foule de domaines. D’ici 2030 (c’est demain), la plupart de nos vêtements et autres biens de consommation courante seront produits par des imprimantes 3D, des interfaces cerveau-machine pourront abreuver notre cerveau de données sensorielles simulées. Bientôt des nanorobots vont plonger dans notre cerveau pour copier l’intégralité de nos souvenirs et de notre personnalité afin de les stocker dans le « cloud ». Nous pourrons nous délivrer de la mort et même ressusciter un être aimé sous la forme d’un avatar avec lequel, si le corps nous en dit, nous pourrons faire l’amour. Une nouvelle espèce, hybridation de l’humaine et de l’IA, trouvera le moyen de transformer n’importe quelle matière de l’Univers en un « computronium », substrat programmable assurant des capacités de calcul sans précédent. Telles sont les prédictions formulées par Ray Kurzweil, le gourou de la « singularité », dans un livre qui reprend et étend des thèses déjà soutenues dans un ouvrage paru il y a vingt ans, The Singularity Is Near.
Dans la revue scientifique Nature, l’Espagnol Alex Gomez-Marin, un physicien théoricien passé aux neurosciences, n’achète aucune de ces prédictions. Notre conscience n’est pas assimilable à une puissance de calcul et notre corps n’est pas mécanique. Il dénonce un « fétichisme technologique », une « pseudo religion techno-utopiste » dont l’inspiration est paradoxalement de nature chrétienne : « La singularité selon Kurzweil va tous nous sauver, écrit-il. Il y a là une doctrine du salut, une doctrine de la libération de la chair et la promesse d’une espèce post-humaine immortelle. Même le titre du livre fait écho au Nouveau Testament : “Le royaume des cieux est proche” (Évangile selon Mathieu 4:17) ».
[post_title] => Une techno-utopie de nature religieuse [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-techno-utopie-de-nature-religieuse [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-09-25 15:56:49 [post_modified_gmt] => 2024-09-25 15:56:49 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130342 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130339 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-09-25 15:54:54 [post_date_gmt] => 2024-09-25 15:54:54 [post_content] =>À peine sorti, le dernier ouvrage de Reinhold Messner, Gegenwind, s’est retrouvé sur la liste des meilleures ventes outre-Rhin. Ce n’est pas seulement que Messner, Italien de langue allemande, reste, à 80 ans, l’alpiniste le plus connu du monde, le premier à avoir gravi l’Everest sans oxygène, puis les quatorze sommets de plus de 8 000 mètres de la planète, le représentant phare d’un style d’ascension aussi élégant que dangereux, privilégiant la vitesse et le minimalisme. C’est aussi que l’ouvrage, sous ses dehors autobiographiques, porte une grosse charge polémique. Gegenwind, ce sont les « vents contraires », ceux que Messner dit avoir dû affronter toute sa vie.
La plus grande épreuve, celle qui occupe une part centrale du livre, c’est bien sûr la mort de son frère Günther en 1970, emporté par une avalanche, alors que Reinhold et lui redescendaient du Nanga Parbat. Ébranlé et désespéré par le drame lui-même, Messner dut subir en sus l’accusation d’avoir sacrifié son frère à sa gloire et de n’avoir pas suivi l’itinéraire qu’il prétendait avoir suivi. Même si la découverte de restes de Günther, des décennies plus tard, à l’endroit qu’il avait indiqué, a fini d’accréditer sa version des faits, la blessure reste entière. Au point, d’ailleurs, d’indisposer certains critiques qui, tel Stephan Klemm, dans le Frankfurter Rundschau, reproche à Messner son ton trop « larmoyant » et son « aigreur » : « Il décrit non pas une fois, mais dix fois à quel point il se sent traité injustement, évoque et non pas une fois, mais d’innombrables fois tous les torts dont il a été victime. Qu’il ait été incompris, qu’on ait répandu sur lui des mensonges, c’est indéniable », estime Klemm, pour qui néanmoins le manque d’« autodérision » gâte cette autobiographie et la transforme, par moments, en simple « réquisitoire acerbe adressé à ses adversaires ».
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WP_Post Object ( [ID] => 130334 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-09-25 15:52:19 [post_date_gmt] => 2024-09-25 15:52:19 [post_content] =>En 2011, la journaliste mexicaine Marcela Turati est envoyée à San Fernando (Tamaulipas), à une heure de la frontière du Texas, par l’hebdomadaire Proceso alors qu’une fosse commune vient d’être découverte. En arrivant, elle apprend qu’une grande partie des 193 corps exhumés sont ceux des passagers de plusieurs bus en route pour les États-Unis, tués et dissimulés par le cartel narco « Los Zetas », avec l’aide de la police municipale. Composé d’anciens membres de l’armée mexicaine et de policiers corrompus, ce gang est considéré comme le cartel le plus violent du Mexique.
Il s’agit de l’une des affaires les plus sanglantes que le Mexique ait connue : « San Fernando incarne la nature massive de la violence, son caractère systématique et insensé », explique l’auteure au journal El País de Mexico. Un an plus tôt, des criminels avaient assassiné 72 migrants dans un entrepôt de la même municipalité. « Beaucoup d’entre eux étaient des jeunes hommes, la plupart des migrants d’Amérique centrale ou des travailleurs journaliers mexicains », explique Turati.
Dans San Fernando: última parada, après douze années d’enquête, Turati décrit le modus operandi des criminels. Los Zetas s’installaient à côté de la gare routière de San Fernando et faisaient descendre du bus tous ceux dont ils craignaient qu’ils iraient grossir les rangs du gang rival, le « Cártel del Golfo ». Les véhicules arrivaient bien à destination, près de la frontière, mais à moitié vides. Pendant des années, des dizaines de valises sont restées sans propriétaire dans les entrepôts des compagnies de transport. Personne n’a jamais rien dit.
Le livre de Turati est un récit choral, basé sur des centaines d’interviews réalisées au cours d’une décennie, lors de voyages à San Fernando, mais aussi sur les lieux d’origine des victimes. Il est complété par l’analyse des dossiers judiciaires. Parmi les témoignages les plus frappants, il y a celui d’un jeune policier de San Fernando, arrêté avec 21 autres collègues, accusé d’avoir collaboré avec Los Zetas ; et celui de Bertilia Parada, la mère d’un jeune Salvadorien retrouvé mort dans les fosses, qui a cherché à récupérer les restes de son fils.
Le Mexique compte actuellement plus de 100 000 personnes disparues depuis 1964, la plupart au cours des seize dernières années, période de la guerre contre le crime organisé. Il y a cinq ans, Turati a lancé l’association « A dónde van los desaparecidos » (Où vont les disparus), qui tentait de donner une forme à ce chaos. La première activité fut d’établir une carte des fosses du pays, l’une des couches de la géographie de la douleur. Turati et son équipe ont découvert que plus de 2 000 fosses clandestines avaient été localisées dans le pays au cours des dernières années.
« San Fernando m’a aidée à comprendre Ayotzinapa », dit la journaliste, évoquant l’affaire retentissante de la disparition de 43 étudiants ruraux en 2014 dans le centre du Mexique. « C’est toujours le même schéma : ayant pris en charge les enquêtes sur les disparitions, le SEIDO (Service d’enquête sur le crime organisé du Bureau du procureur général de la République) a jeté rapidement les corps dans une fosse commune et fragmenté les dossiers afin d’empêcher que les familles s’unissent pour porter plainte. Il s’agissait de faire disparaître les disparus pour qu’on ne parle pas de violence », explique-t-elle.
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WP_Post Object ( [ID] => 130331 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-09-25 15:49:36 [post_date_gmt] => 2024-09-25 15:49:36 [post_content] =>Moitié sérieusement, moitié en plaisantant, Anthony Burgess a souvent déclaré qu’il préférait être considéré comme un musicien qui écrivait des romans plutôt qu’un romancier qui composait de la musique. Il ne manque pas d’écrivains jouant de la musique en amateurs et de compositeurs lettrés. Mais très rares sont les artistes pratiquant ces deux formes de création au même degré. Avec son compatriote anglais Paul Bowles, Burgess fut une de ces exceptions. Tout au long de sa vie, il composa quelque 250 œuvres musicales dans tous les genres : symphonies, concertos, opéras, musique de chambre. Il écrivit aussi beaucoup sur la musique. À côté d’une trentaine de romans (dont L’Orange mécanique, qui l’a fait connaître du grand public grâce à son adaptation à l’écran par Stanley Kubrick), il est l’auteur d’une abondante œuvre critique, sous la forme de biographies, d’essais et d’innombrables articles. Il était notoirement capable d’écrire sur n’importe quoi avec brio et originalité. Mais ses deux sujets de prédilection furent toujours la littérature et la musique.
En 2010, sous le titre A Clockwork Counterpoint, Paul Phillips publiait un ouvrage très documenté sur les rapports d’Anthony Burgess avec la musique. Tout en donnant des aperçus de sa vie, il y présentait et analysait ses œuvres musicales par ordre chronologique. Il vient à présent de faire paraître une très riche compilation des textes de l’écrivain sur le sujet. Certains sont inédits, la plupart ont été directement collectés dans les revues, magazines et journaux auxquels il collaborait, une partie d’entre eux avaient déjà été publiés dans deux recueils d’articles.
Ces textes sont regroupés en cinq sections thématiques. La troisième comprend des articles et des entretiens portant sur son travail de musicien. Elle est une des plus courtes et ce n’est pas fortuit : la plupart de ses œuvres n’ont jamais été jouées, celles qui l’ont été ne l’ont généralement été qu’une fois, et il n’a que peu eu l’occasion de s’exprimer à leur sujet. Son style musical n’est pas facile à caractériser. Il est très varié et change selon les œuvres, qui ont été écrites pour les instruments les plus divers et des formations parfois peu habituelles, comme des quatuors de guitares. Dans l’ensemble, Burgess est resté fidèle aux conventions de la musique tonale. Les musiciens qui l’ont le plus inspiré sont les compositeurs anglais de la fin du XIXe siècle et du début du XXe : William Walton, Edward Elgar, Gustav Holst, Frederick Delius, Ralph Vaughan Williams. Mais on perçoit aussi dans ses compositions l’influence d’Igor Stravinski et de Paul Hindemith, dont il partageait le goût pour les intervalles de quarte. De la musique d’opérette populaire, aussi, voire du jazz, à propos duquel il a pourtant eu des mots très durs. La littérature imprègne ses compositions musicales, auxquelles elle fournissait des thèmes et des arguments. Deux de ses œuvres les plus abouties sont un ballet sur la vie de Shakespeare et une adaptation pour l’opéra de l’Ulysse de James Joyce, deux génies qu’il admirait particulièrement et auxquels il a consacré de nombreuses pages. Réciproquement, certains de ses romans s’appuient sur des formes ou des œuvres musicales. L’Orange mécanique a la forme d’une sonate et la structure de La Symphonie Napoléon est censée reproduire celle de la symphonie N° 3 de Beethoven, dite « Eroica » (Héroïque), initialement dédiée à Bonaparte, avant qu’il ne devienne empereur.
Ses réflexions les plus riches et les plus stimulantes se trouvent dans les textes qu’il consacre aux autres compositeurs, aux interprètes, à la musique en général ainsi qu’à l’utilisation des instruments et leur histoire. Celle du piano, par exemple, et de la manière très différente dont les compositeurs ont exploité ses possibilités. « Chez Beethoven, observe-t-il, le piano a l’air de craquer et de souffrir sous le poids d’émotions trop tempétueuses pour que le bois et les cordes puissent les supporter. […] L’émotion […] enracinée dans le conflit moral est presque trop forte pour être exprimée physiquement. » Avec le passage du romantisme à l’impressionnisme (chez Debussy, par exemple), on change de registre : « Le piano a cessé d’être héroïque et le poète au clavier n’exprime pas son moi mais l’essence de la nature à l’extérieur de lui – l’eau, le brouillard, les fleurs, la tempête, la chaleur, le gel. » Ces observations sont à rapprocher d’une idée qu’il énonce à plusieurs reprises : avec Mozart, l’âge de la musique pure, vécue comme l’expérience commune d’une beauté impersonnelle produite par le simple rapport des sons, est terminé. Jusqu’à lui, la personnalité du compositeur était subordonnée à sa fonction artistique. À partir de Beethoven, il est tenu pour acquis que c’est la personnalité et l’ego du compositeur qui s’expriment dans les œuvres, au sens desquelles on ne peut accéder qu’en complétant l’expérience proprement musicale par des éléments biographiques, ou alors mythiques, littéraires ou programmatiques.
Ceci ne l’empêchait pas d’apprécier des compositeurs de toutes les époques. On trouve dans le livre de belles pages sur Mozart et Gluck. Il brosse un portrait coloré de Haendel, de l’homme autant que de l’artiste : « Il était de grande taille, enclin à la corpulence, très puissant d’apparence et de caractère changeant. [.. ] Son visage, souvent maussade et sévère, pouvait s’éclairer d’un sourire, comme le soleil lorsqu’il vient déchirer les nuages. Il était absolument sans malice et d’une scrupuleuse honnêteté : il disait ce qu’il pensait et payait toujours ses dettes. » Mais les romantiques et les contemporains ne sont pas absents. La présentation qu’il fait en une douzaine de pages de l’intrigue de L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner est un petit chef-d’œuvre de clarté, d’esprit de synthèse, de pénétration et d’humour. Tout en racontant l’histoire avec la fantaisie que lui permettent son esprit factieux et son inventivité verbale, il y résume tout ce qu’il faut savoir de la technique musicale très particulière du compositeur et de ses puissants effets : « Il suffit d’écouter l’ouverture de L’Or du Rhin, où l’on entend le son de basse de la nature, à peine distinguable de la voix du fleuve éternel, pour être entraîné à penser que c’est cela la musique, et que Mozart, Haydn et même Beethoven n’étaient que des musiciens de salon. Une illusion bien sûr, mais puissante. Wagner était le plus dangereux des magiciens. » Son jugement sur les impressionnistes n’est pas moins éclairant : « On peut légitimement se demander si la musique est capable de décrire le monde extérieur. Après tout, elle ne consiste qu’en une succession de sons qui a sa propre logique indépendamment de la réalité. Mais que l’on donne à un morceau de musique un titre […] et nous ne demandons qu’à voir le monde extérieur avec nos oreilles. Ce que Debussy et Ravel dédaignaient de faire est d’exprimer des émotions. L’émotion, c’était germanique, romantique, un peu dangereux. » Dans le même ordre d’idées, on relèvera cette remarque au sujet d’Edward Elgar, qu’il chérissait : « Les Anglais sont un peuple doté d’humour et sont effrayés à l’idée d’exprimer leurs émotions, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont incapables de passion. Dans les Variations Enigma, ce qui inspire Elgar, c’est la douce passion de l’amitié. » Sous la plume de Burgess, des considérations psychologiques de cette nature pouvaient s’accompagner de précisions de caractère technique. Il maîtrisait parfaitement les concepts et le vocabulaire de la musique (les gammes, les intervalles, les clés, les tonalités, les accords, les tempi) et dans certains textes on trouve même des portées commentées.
Il ne cachait pas son exaspération face au culte de la personnalité dont font l’objet les grands chefs d’orchestre et les interprètes vedettes. Si, des premiers, Toscanini est le seul qu’il disait considérer avec respect, ce n’est pas seulement parce qu’il accomplissait à la perfection le premier devoir d’un chef d’orchestre, qui est de transformer un corps hétérogène de musiciens en un unique instrument. C’est surtout en raison de la manière dont il s’effaçait devant le compositeur : « Lorsque vous écoutez des œuvres de Wagner ou de Beethoven dirigées par Toscanini, vous avez l’impression d’être aussi près qu’il est possible des intentions du compositeur. Suivez-le sur la partition, et vous serez impressionné par sa fidélité à ce qui est imprimé. Quand Toscanini vient saluer, c’est la musique que vous êtes supposé applaudir, non l’homme. » De la même façon, parmi les grands solistes, celui qu’il admirait le plus était son ami Yehudi Menuhin, « principalement pour son humilité, non seulement devant les mystères du violon, mais devant la musique qu’il joue ». Le succès venu avec la notoriété, les droits d’auteur substantiels qu’il tirait de ses romans ainsi que de ses activités de scénariste pour le cinéma et d’homme de théâtre firent de Burgess un homme très riche. Pour échapper aux impôts élevés que lui valaient ses plantureux revenus, il finit par s’exiler à Monaco où, comme son compatriote Graham Greene, il passa la dernière partie de sa vie. Mais avant cela, il avait eu une existence agitée et difficile : une enfance solitaire dans un milieu modeste (son père jouait du piano dans les bars, après la mort de sa mère il se remaria avec une femme analphabète et grossière que Burgess détestait) ; une jeunesse chaotique marquée par un service militaire sous le signe de l’indiscipline et un travail de professeur au bout du monde (en Malaisie et à Brunei) ; les nombreuses liaisons et l’alcoolisme de sa première femme ; des relations compliquées avec le petit garçon qu’il eut avec sa deuxième femme avant de l’épouser, largement imputables à son manque de patience avec les enfants ; des problèmes de santé récurrents dus à son propre alcoolisme et un tabagisme effréné. À aucun moment, toutefois, même dans les circonstances les plus difficiles, il ne cessa d’écrire et de composer. Dans un entretien accordé à la fin de sa vie, il affirme avoir tiré plus de satisfaction de la seconde activité que de la première. Dans la bouche d’un homme plein d’imagination fortement enclin à mélanger vérité et invention – ce qu’il a raconté dans ses deux volumes d’autobiographie est à prendre avec précaution –, le propos peut laisser sceptique. Mais il n’est pas exclu qu’il ait dit vrai. Coucher des notes sur le papier était pour lui un soulagement après de longues journées passées devant la machine à écrire. Polyglotte et amoureux du langage et des langues, il était constamment engagé, pour reprendre sa formule, dans une lutte avec les mots, leur syntaxe, leur rythme et leur sens. Composer lui semblait par comparaison reposant et une source de gratification immédiate. Dans son esprit, ces deux passions restèrent toujours liées. Il est mort en 1993 d’un cancer du poumon à l’âge de 76 ans. Ainsi que le rappelle Paul Phillips dans le beau livre qu’il lui a consacré, sur sa tombe il avait demandé que soit gravé, en dessous de son nom et de ses dates de naissance et de mort, deux fois, en capitales, les lettres « ABBA ». En hébreu et en araméen, elles forment le mot « père », prononcé deux fois de suite par Jésus-Christ sur la croix dans une invocation célèbre. (Burgess resta toute sa vie fortement marqué par le catholicisme.) Mais on peut y lire aussi, à l’endroit et à l’envers, les initiales de son nom de plume (son véritable prénom était John), le schéma des deux premières strophes d’un sonnet tel qu’il a été fixé par Pétrarque et est notamment utilisé par John Keats (évoqué dans un roman de Burgess ayant pour titre cette double formule) et la succession des notes de musique « la, si, si, la » dans la notation anglaise, qu’il utilisait parfois en guise de signature.
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