WP_Post Object ( [ID] => 130774 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-21 09:43:06 [post_date_gmt] => 2024-11-21 09:43:06 [post_content] =>Ce n’est pas encore un bestseller, mais cela va venir. Les six derniers livres de Malcolm Gladwell se sont vendus à des dizaines de millions d’exemplaires. Les francophones impénitents se sont déjà jetés sur Le Point de bascule (2003), La Force de l’intuition : Prendre la bonne décision en deux secondes (2006), Les prodiges : Pourquoi les qualités personnelles et le talent ne suffisent pas à expliquer le succès (2009 ; réédité en 2018 sous le titre Tous winners !), David et Goliath : L’art de contourner les règles du jeu (2014), Face aux inconnus : Quand la première impression n’est pas la bonne (2021).
Dans Revenge of the Tipping Point, il fait un retour sur le livre qui l’a lancé, The Tipping Point (Le Point de bascule), sorti en 2000. Son propos de base reste inchangé : les idées, les produits et les messages se répandent à la manière d’une épidémie, comme des virus ; et c’est au bout d’un certain temps, quand l’épidémie a atteint un certain seuil, que se produit le « point de bascule », entraînant un changement dans la vie individuelle ou la société. Mais alors que dans le premier livre il analysait surtout les mécanismes qui entraînent un « changement social positif », explique Dov Greenbaum dans la revue Science, cette fois il montre « comment les points de bascule peuvent être exploités avec des intentions potentiellement délétères ». C’est un signe des temps : nous ne sommes plus à l’ère Clinton, mais à l’ère Trump, observe Edward Posnett dans The Guardian. Une bonne raison de lire ce livre est qu’il regorge d’anecdotes à raconter dans un dîner mondain, écrit l’essayiste W. David Marx dans The Washington Post. Pour le reste, vous pouvez passer votre chemin : Gladwell ressasse les mêmes clichés et à aucun moment n’évoque les multiples critiques apportées depuis un quart de siècle à sa thèse par les sociologues.
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WP_Post Object ( [ID] => 130771 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-21 09:40:43 [post_date_gmt] => 2024-11-21 09:40:43 [post_content] =>« Mon père m’a accordé un très modeste prêt en 1975, et j’ai bâti dessus une entreprise qui vaut beaucoup, beaucoup de milliards de dollars », a déclaré Donald Trump. Faux. C’est son père, Fred, qui a bâti la fortune dont Donald a hérité. Il a raconté avoir été entraîné pour devenir un joueur de baseball professionnel auprès d’un futur champion de ce sport, Willie McCovey. Faux. La carrière de McCovey a débuté en 1955, quand Trump était « un enfant rondelet en CM2 », écrivent les journalistes Russ Buettner et Susanne Craig, prix Pulitzer. Il a dit avoir découvert la courbe de Laffer (le concept que de faibles taux d’imposition peuvent générer des recettes fiscales plus élevées) quand il était à la Wharton School of Business à la fin des années 1960. Faux. L’économiste Arthur Laffer a ébauché le concept en crayonnant sur une nappe en 1974. Et tutti quanti. Outre les particularités de son tempérament hyper narcissique, « c’est le changement des mœurs, l’éthique du travail propre à l’après-guerre laissant la place au bling-bling postmoderne, qui a rendu possible qu’il se présente comme “l’homme d’affaires le plus performant de l’Amérique” et devienne un héros de bande dessinée pour les millions de ses électeurs », écrit Martin Vander Weyer dans la Literary Review.
[post_title] => Et petit Trump devint grand [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => et-petit-trump-devint-grand [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-21 09:40:43 [post_modified_gmt] => 2024-11-21 09:40:43 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130771 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130768 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-21 09:38:19 [post_date_gmt] => 2024-11-21 09:38:19 [post_content] =>Les pauvres rats. On les accuse de tous les torts, à commencer par celui d’avoir provoqué la peste noire de la fin du Moyen Âge, une pandémie de peste bubonique qui a ravagé l’Europe entière à partir de 1347. Ils n’en ont été que les vecteurs tardifs. La peste noire est « la catastrophe la plus mortelle de l’histoire humaine », dit James Belich, un éminent professeur d’histoire à Oxford qui lui consacre un ouvrage où un certain nombre d’idées reçues sont revisitées. Les généticiens nous l’apprennent, la bactérie fatale – Yersinia pestis – est arrivée par voie de terre depuis les montagnes du Tian Shan, au Kirghizstan et au Xinjiang, où des peaux de marmottes apportées par les Mongols ont infecté des gerboises. Ces inoffensives bestioles ont à leur tour infecté des chameaux cheminant jusqu’à la Moyenne Volga, où les rats, c’est vrai, ont pris le relais comme vecteurs de pathogènes. Mais pas les rats bruns que nous connaissons ; les rats noirs, plus petits, exterminés depuis lors par les rats bruns.
Et puis – et c’est là que l’auteur brandit sa proposition véritablement iconoclaste – si la peste noire fut indéniablement cause d’innombrables tragédies personnelles (voyez les lamentations de Pétrarque), elle fut aussi la « cause cachée » du décollement géopolitique et économique de l’Europe aux XVe et XVIe siècles, la « grande divergence » (par rapport à la Chine et l’Inde). Cette pandémie-là n’est en effet pas comparable à la précédente, la peste de Justinien apparue en 541 (avec 18 répliques sur deux siècles), ni avec la beaucoup moins mortelle peste intercontinentale d’origine chinoise apparue en 1894 et disparue en 1924. La peste noire, constate Belich, a duré non pas deux mais trois bons siècles, jusqu’au milieu du XVIIe ; et elle a tué non pas 30 % de la population européenne mais bien 50 %.
« Les épidémies de peste diffèrent des autres catastrophes. Les incendies, les inondations, la guerre détruisent à la fois les personnes et les biens. Les famines conduisent les gens à manger les semences et le bétail. La peste non. Si elle divise par deux la population, elle multiplie par deux le capital disponible par tête », résume le médiéviste Tom Shippey dans la London Review of Books. Les ressources agricoles et autres de l’Europe n’ont pas diminué du fait de la peste, mais la main-d’œuvre si, et dans les campagnes il a fallu s’organiser différemment : regrouper les terres, changer les méthodes de culture, développer l’élevage. Les profits consécutifs se trouvant répartis entre moitié moins de bénéficiaires, de nouveaux besoins de consommation ont émergé (textiles, épices), les investissements ont été redéployés, notamment dans l’activité maritime, commerciale et militaire, et tout ceci a requis la mise au point de nouveaux instruments financiers pour concentrer et faire fructifier les capitaux générés.
L’Europe qui, au début du Moyen Âge, ne contrôlait que 5 % des territoires de la planète et faisait pâle figure économiquement derrière l’Inde et la Chine aura, à la fin du XIXe siècle, fait main basse sur 80 % d’une planète qu’elle dominera presque totalement économiquement et politiquement. Merci les rats ? Reste que la peste noire n’est bien sûr pas la seule cause de cette révolution globale ; elle serait plutôt, écrit l’auteur, « la pièce manquante du puzzle causal ». On savait déjà que les catastrophes naturelles boostaient le PIB. On savait moins que les pandémies pouvaient changer si spectaculairement la donne géopolitique. Les gerboises du Kirghizstan auraient-elles passé le mot aux pangolins ?
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WP_Post Object ( [ID] => 130763 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-21 09:35:10 [post_date_gmt] => 2024-11-21 09:35:10 [post_content] =>Le roman de Tolstoï est d’abord paru en feuilleton – sauf le dernier épisode, retoqué par le rédacteur en chef du Courrier russe. Pourtant, le suicide d’Anna, qui se jette sous un train, avait été rédigé bien avant le suicide raté de son amant, Vronski, révèle l’historien russe Mikhail Dolbilov, qui a eu accès aux manuscrits non publiés de Tolstoï. Cet épisode est relaté 200 pages plus tôt dans le roman. Comme d’autres, il a été écrit au fil de la plume, pour nourrir le feuilleton. C’est le cas de bien d’autres passages, ce qui crée un enchevêtrement de couches successives et entraîne diverses incohérences, propres à complexifier l’intrigue et la rendre plus intéressante. Si bien que le roman, écrit Eric Naiman dans le Times Literary Supplement, « ressemble à un arbre qui croît rapidement presque jusqu’à son sommet, puis dont les branches s’étendent obstinément et de manière tortueuse et prodigieuse dans des directions latérales ».
Dolbilov révèle aussi que Tolstoï témoigne dans son roman de son vif intérêt pour la cour d’Alexandre II, sur laquelle il disposait de renseignements de première main grâce à l’une de ses cousines, qui était dame d’honneur. Il exploite la tension qui existait à la cour entre deux tendances contraires qui paradoxalement se renforçaient l’une l’autre : d’une part « la piété rigide qui entourait l’impératrice », d’autre part « une propension au libertinage, illustrée par la liaison entre le tsar et la mère de ses enfants illégitimes et les multiples scandales sexuels impliquant son entourage ». Le personnage du prince étranger adonné à l’hédonisme, que le romancier décrit comme « aussi frais qu’un concombre hollandais vert et cireux », est inspiré par le futur Édouard VII.
Les manuscrits insistent aussi davantage que le texte final sur les tentations homoérotiques qui assaillaient Vronski, dans la personne notamment de Serpoukhovskoï, « au sourire séduisant, presque féminin », qui à un moment clé de sa liaison avec Anna le met en garde contre les dangers que font courir les femmes à ceux qui se destinent à une brillante carrière militaire.
[post_title] => Les dessous d’Anna Karénine [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => les-dessous-danna-karenine [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-21 09:35:11 [post_modified_gmt] => 2024-11-21 09:35:11 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130763 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130759 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-21 09:30:09 [post_date_gmt] => 2024-11-21 09:30:09 [post_content] =>On voit bien que le monde de l’entreprise ne ressemble plus aujourd’hui à ce qu’il a été entre le début de l’ère industrielle et le milieu du XXe siècle. Mais en quel sens exactement a-t-il changé, et avec quelles conséquences ? C’est à ces questions que John Kay, économiste réputé et commentateur économique très lu en Grande-Bretagne, s’emploie à répondre dans un livre explicitement présenté comme très différent de la plupart de ceux qui sont consacrés aux entreprises. Ni manuel pratique énumérant des recettes de succès à l’attention des candidats investisseurs, ni brûlot anticapitaliste dénonçant les méfaits des firmes multinationales (deux catégories identifiées par John Kay à l’aide de titres parodiques très amusants), l’ouvrage a pour ambition de fournir à toute personne intéressée par le sujet, mais n’en ayant pas une vue d’ensemble, les éléments d’information nécessaires pour comprendre le fonctionnement des entreprises contemporaines.
Bien que les progrès techniques aient affecté le travail qu’on y effectue et que l’essor de la concurrence internationale les frappe très souvent de plein fouet, les millions de petites et moyennes entreprises qui composent partout une partie très importante du tissu économique n’ont pas changé substantiellement dans leur principe au cours des dernières décennies. Le livre porte donc exclusivement sur les très grandes entreprises opérant à l’échelle mondiale et employant plusieurs dizaines de milliers de personnes. À part quelques remarques incidentes, il s’en tient à la description et à l’analyse. Les conséquences de celle-ci pour la politique économique, annonce John Kay, seront examinées dans un second volume.
Née de l’acquisition, par les anciennes « compagnies », d’un statut juridique, l’entreprise moderne s’est longtemps présentée de la façon suivante : une organisation conçue pour réaliser des profits en produisant des biens matériels répondant aux besoins de la société, dirigée par la personne ou la famille qui possédait les moyens de production (les ateliers, les usines, les machines) et rétribuant le second facteur de production, le travail, sous la forme de salaires. Sous l’effet d’une série d’évolutions intervenues au cours des cinquante dernières années, ce modèle a perdu de son importance, s’est complexifié et a été supplanté par d’autres.
Une de ces évolutions est la conséquence du remplacement progressif du capitalisme familial traditionnel par des formes plus ou moins généralisées de capitalisme d’actionnaires. C’est la fétichisation de la « valeur pour l’actionnaire », devenue quasiment la raison d’être de l’entreprise. La conception du profit à court terme comme objectif cardinal de l’entreprise et comme signe de sa valeur s’est appuyée sur une interprétation de la théorie de l’efficacité des marchés que John Kay juge simpliste et dogmatique. « L’idée que le marché en sait davantage sur l’avenir d’une entreprise que ses propres dirigeants […] représente le triomphe de la théorie abstraite sur le bon sens. » La recherche à tout prix du profit immédiat, rappelle-t-il, ne peut pas servir de guide à l’activité des entreprises et se révèle même souvent contre-productive. La meilleure manière de garantir la valeur pour l’actionnaire à long terme est de bâtir une entreprise solide qui offre à ses clients des produits et des services de qualité.
Le même raisonnement s’applique à un autre aspect du triomphe de la logique financière qui s’est emparée des entreprises à la fin du XXe siècle. Les fusions et acquisitions ne sont pas une nouveauté, mais avec les offres publiques d’achats (OPA) hostiles, la signification et l’objectif de ces opérations ont changé : « Les opérations de fusion et acquisition, à présent, sont poussées par l’ego des gestionnaires et les revenus qu’elles procurent aux banquiers, juristes et consultants. Pour les décrire, les professionnels de la finance emploient aujourd’hui l’expression “activité des entreprises”, comme si ces opérations étaient leur première raison d’être. »
L’emprise croissante des considérations strictement financières peut s’avérer désastreuse pour certaines sociétés, y compris des géants de leur secteur. John Kay décrit les conséquences négatives qu’a entraîné le primat qui leur était accordé pour plusieurs d’entre elles, américaines et anglaises : ICI (chimie), GE (énergie), Sears (vente au détail), Marks & Spencer (habillement), Boeing (construction aéronautique) et IBM (informatique). Sans s’attarder, parce que ce n’est pas son sujet central, il évoque aussi les changements profonds dans l’univers de la banque et de la finance qui ont accompagné et soutenu ces évolutions : l’essor du capital à risque, la multiplication des fonds spéculatifs, l’expansion des activités financières des banques, la titrisation des créances et la création de nouveaux types d’actifs à très haut risque (« obligations pourries »), etc. Comme on sait, ces développements, auxquels John Kay a consacré un autre livre, sont à l’origine de la crise financière de 2008, dont les conséquences économiques et politiques se font encore sentir aujourd’hui.
La combinaison de ces mutations n’est pas sans effet sur la manière dont certaines très grandes entreprises sont aujourd’hui perçues par le public, que John Kay résume par la formule suivante : « amour du produit, haine du producteur ». Dans aucun domaine ceci n’est plus vrai que dans celui de l’industrie pharmaceutique. « L’industrie pharmaceutique illustre ce qu’il y a de meilleur et de pire dans l’entreprise moderne. Ses produits – antibiotiques, […] vaccins […] – ont sauvé des centaines de millions de vies et amélioré la qualité de vie de presque tout le monde. » Ses revenus ont permis de financer de nouvelles recherches et des initiatives de philanthropie. Parce que les actions des sociétés concernées sont largement détenues par des particuliers et des investisseurs institutionnels, ils ont aussi contribué à assurer la retraite de très nombreuses personnes. En même temps, toutefois, obnubilés par la « valeur pour l’actionnaire » et intoxiqués par l’idée que le profit était la raison d’être de leurs entreprises, « beaucoup de ses dirigeants ont montré des standards de comportement très en dessous de ce qu’une société moderne peut accepter ou devrait tolérer de personnes possédant des responsabilités dont l’exercice détermine aussi profondément le bien-être général ».
Tous ces faits sont bien connus et font l’objet d’une littérature abondante, dont John Kay présente les enseignements de manière claire et accessible. Un des mérites du livre est de mettre bien en lumière les changements considérables qui se sont produits dans le processus de production lui-même. Ils sont particulièrement visibles dans le domaine des industries de l’information et de la communication. Pour produire les biens et, davantage encore, les services qu’elles commercialisent, des entreprises comme Google, Meta, Netflix, Microsoft ou Apple ne dépendent pas fondamentalement de la possession d’énormes infrastructures : « Les compagnies leaders du XXIe siècle n’ont que peu besoin de tels équipements. Le montant relativement modeste de capitaux qu’elles lèvent est utilisé pour couvrir les pertes d’exploitation ou pour lancer de nouvelles activités. Leurs actifs matériels […] sont principalement […] des bureaux, des magasins, […] des centres de données qui peuvent être utilisés pour d’autres activités. Il n’est pas nécessaire que l’entreprise possède elle-même ces « moyens de production » et souvent ce n’est pas le cas. » Pour l’essentiel, les moyens de production qu’elles mobilisent sont humains : c’est l’ensemble des individus dont la combinaison des compétences techniques, financières, de gestion et commerciales leur permet de mener leurs activités.
Ce modèle s’applique même dans le cas d’entreprises produisant ou commercialisant des objets matériels comme Apple ou Amazon, ne fût-ce qu’en raison de la part de recherche et développement et de services dans leurs activités. Il trouve son apothéose dans les sociétés dont la raison d’être est d’offrir des services d’intermédiation comme Airbnb et Uber, qui combinent des caractéristiques des plateformes et des franchises : « comme plateformes, elles mettent en relation des propriétaires d’appartements et leurs locataires éphémères, ou des passagers et des chauffeurs ; comme franchises, elles contrôlent la qualité des logements offerts et la fiabilité des chauffeurs ». À la manière dont la chaîne d’assemblage a été l’innovation majeure de l’entreprise du XXe siècle, conclut John Kay, les entreprises de ce type représentent l’innovation majeure de l’entreprise du XXIe siècle.
Une thèse centrale du livre est que les changements spectaculaires récemment intervenus dans le monde de l’entreprise ne se reflètent pas (encore) dans le vocabulaire utilisé pour décrire celui-ci et les concepts employés pour en comprendre le fonctionnement. La théorie économique, affirme John Kay, ne capture pas correctement ce que ce monde est devenu. Elle n’est par exemple pas capable de rendre compte adéquatement d’un phénomène qu’il considère largement définir les entreprises contemporaines : la dissolution du lien qui a très longtemps existé entre fortune personnelle, détention des moyens de production et contrôle de l’entreprise : « Le capital comme facteur de production doit être distingué du capital comme mesure de la fortune personnelle. Et ni l’un ni l’autre ne sont étroitement liés au contrôle de l’entreprise moderne, qui est essentiellement dans les mains de gestionnaires professionnels. Ces dirigeants ne tirent leur autorité et leur pouvoir économique ni de la propriété des moyens matériels de production, ni de leur fortune, mais de leur rôle dans l’organisation. » L’ordre causal est inversé. C’est le contrôle de l’activité industrielle et financière par les gestionnaires (ou les fondateurs) qui leur permet d’accumuler des richesses par l’intermédiaire de parts de capital ou de rémunérations élevées : « Si les cadres supérieurs sont riches – et beaucoup d’entre eux à présent le sont –, leur rôle dans la direction de l’entreprise ne provient pas de leur richesse ; c’est plutôt leur richesse qui provient de leur rôle dans la direction de l’entreprise. » Qui, aujourd’hui, détient par ailleurs le capital d’une entreprise ? Quelquefois en partie son fondateur, assurément, mais aussi souvent une population hétéroclite d’acteurs composée de banques, de fonds spéculatifs, d’investisseurs institutionnels et de particuliers, directement lorsqu’ils possèdent des actions et indirectement par l’intermédiaire des fonds de pension.
Si le terme « capital » doit être encore utilisé, suggère aussi Kay, il faudrait l’étendre, au-delà du capital physique et du capital financier, aux actifs immatériels (essentiellement les connaissances scientifiques et techniques), au capital humain (la compétence des individus), au capital social (mesuré par le degré de confiance à l’intérieur et autour de l’entreprise) et au capital naturel. Mais le concept de capital est-il encore adapté ? Dans une économie complexe fonctionnant selon les principes et à l’aide des mécanismes qui prévalent aujourd’hui, le profit des entreprises, suggère-t-il, ne devrait plus être décrit comme le produit du retour sur le capital investi, mais (ressuscitant un concept longtemps exclusivement utilisé pour les revenus de l’agriculture) comme celui d’une « rente » obtenue en fournissant des biens et des services.
The Corporation in the Twenty-First Century n’épuise pas tout ce que l’on peut dire au sujet des différences observables entre les grandes entreprises d’aujourd’hui et celles d’hier. Le livre ne dit par exemple rien du foisonnement des procédures et de leur couplage obligé avec les outils informatiques, de l’accroissement de la proportion du personnel de gestion par rapport au personnel technique, de l’importance croissante accordée, non sans impact sur les relations de travail, d’un côté au contrôle des performances et à l’évaluation, de l’autre aux droits individuels des employés. Il glisse aussi trop rapidement sur les effets de la mondialisation. Dans l’ensemble, toutefois, on y trouve une série d’aperçus éclairants de certaines caractéristiques fondamentales de l’entreprise moderne.
La théorie de l’entreprise esquissée par John Kay dans ce livre s’intègre dans le cadre de la vision d’ensemble de l’économie et de sa place dans la société développée dans un ouvrage précédent co-écrit avec son confrère Paul Collier, vision construite à l’aide d’idées comme celles d’intelligence collective et d’un « pluralisme discipliné » garantissant l’équilibre entre compétition et coopération. Comment cette théorie se traduirait-elle en pratique, et quels types de stratégies d’entreprise et de politiques publiques conduirait-elle à mettre en œuvre ? On devrait l’apprendre dans le second volume annoncé.
Pour aller plus loin : Entretien avec John Kay et Mervyn King, « Les modèles économiques ne produisent pas de prédictions fiables », Books n° 114, juillet-août 2021.
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WP_Post Object ( [ID] => 130710 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-15 11:00:54 [post_date_gmt] => 2024-11-15 11:00:54 [post_content] =>Le progrès n’est jamais total, il implique toujours des régressions ou des pertes. À chaque percée technologique, par exemple, des métiers disparaissent, qui n’ont plus lieu d’être. Autre exemple, plus général : l’industrialisation qui a permis une élévation extraordinaire du niveau de vie. Elle a aussi entraîné une dégradation de certains écosystèmes. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Ce qui est certain, d’après le sociologue allemand vedette Andreas Reckwitz, c’est que l’Occident s’est distingué par son talent pour « minimiser, refouler, banaliser le prix du progrès », ainsi que le rapporte Stefan Reinecke dans le Tageszeitung. En somme, l’approche occidentale du progrès s’est longtemps résumée à l’expression triviale : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. »
Reckwitz a acquis une belle notoriété outre-Rhin en 2017 avec un ouvrage tournant autour du concept de « singularité ». Il voyait dans la distinction individualiste l’un des traits saillants de notre modernité. Son « sens aigu de l’humeur du temps », écrit Reinecke, se retrouve dans le choix du concept auquel il consacre son nouvel ouvrage : la « perte ». « Face au Covid et aux guerres, au changement climatique et au déclin de l’Occident, la perte est un mot à la mode choisi avec pertinence », écrit-il. Car, au cours de ce que Reckwitz appelle la « modernité tardive », le sentiment de perte a connu une croissance exponentielle tandis que les stratégies et traitements pour y remédier ont explosé.
Le livre, remarque Reinecke, n’est pas toujours d’un accès facile et requiert un « lectorat patient et très concentré ». Il n’en demeure pas moins « une tentative intelligente, stimulante, ample, parfois assez rigide, de décrire en profondeur notre présent en Occident ».
[post_title] => Le sentiment de perte de la modernité tardive [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-sentiment-de-perte-de-la-modernite-tardive [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-15 11:00:55 [post_modified_gmt] => 2024-11-15 11:00:55 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130710 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130707 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-15 10:57:39 [post_date_gmt] => 2024-11-15 10:57:39 [post_content] =>Nous replongeons dans la période sanglante des années 1980 de la guerre sale entre terrorisme nationaliste basque et terrorisme d’État. La romancière catalane met d’abord en scène deux figures féminines que tout oppose : la belle et sanguinaire Idoia López Riaño, appelée la « Tigresse », personnage réel et très médiatisé de l’ETA, et la fictive Miren, fille d’un policier, membre des GAL (Groupes antiterroristes de libération), milices parapolicières créées par l’État espagnol. Le roman s’organise autour de Miren, à l’adolescence difficile, amoureuse d’un jeune avocat de l’ETA, et d’une autre femme, Maria Ortega, obsédée par le personnage de la « Tigresse ». La romancière « entremêle subtilement et magistralement les deux intrigues, jusqu’à les réunir dans un magnifique dénouement », note l’écrivaine et journaliste basque Edurne Portela dans El País. Celle-ci regrette cependant que la description de ladite Tigresse s’arrête en chemin. Mais comment « représenter une femme aussi opaque qu’elle, qui n’a donné qu’une seule interview publique et dont on connaît à peine la personnalité et l’intimité à travers les témoignages d’hommes qui la dépeignent comme une prédatrice sexuelle frivole ? », se demande Edurne Portela. Condamnée pour le meurtre de 23 personnes, Idoia López Riaño a été relâchée en 2017 après avoir signé un engagement de renoncer à la violence.
[post_title] => Retour sur la tragédie basque [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => retour-sur-la-tragedie-basque [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-15 10:57:39 [post_modified_gmt] => 2024-11-15 10:57:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130707 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130704 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-15 10:56:02 [post_date_gmt] => 2024-11-15 10:56:02 [post_content] =>Les borborygmes – « mot horrible qui traduit bien l’horreur de la chose » selon Elsa Richardson – ont toujours eu mauvaise presse. Sans doute, postule-t-elle, à cause de « la déplorable habitude qu’a l’estomac de faire irruption dans notre vie sociale en attirant l’attention sur les fonctions les plus honteuses du corps, la digestion et la défécation ». Le vacarme intempestif des intestins trouble en effet le silence des bibliothèques, provoque des fous rires dommageables, peut pulvériser des amours émergentes... Erasmus Darwin, médecin et grand-père du père de l’évolution, dut ainsi traiter une adolescente écossaise dont la vie sociale et psychologique était ravagée par les déplaisantes sonorités ventrales qu’elle émettait en continu, « audibles à une distance considérable » (la malheureuse fut soignée sinon guérie par l’insertion d’un petit tuyau de plomb dans l'anus).
« Des 78 organes du corps, l’estomac est sans conteste l’un des plus bruyants », dit l’historienne de la santé, qui dans son ouvrage choisit d’écouter non pas l’organe en question mais la façon dont on l’a écouté à travers les époques. Ce qui donne « une vivante histoire culturelle de l’appréhension symbolique, politique et scientifique de nos propres intestins », résume Steven Poole dans The Guardian. Si gargouillis ou flatulences sont tellement stigmatisés, c’est parce que l’on sait depuis l’Antiquité que ces manifestations des mouvements gastriques sont le reflet de tumultes émotionnels. Voyez la dame italienne dont l’estomac, chez Rabelais, s’exprime d’une voix intelligible – à l’instar des impudiques « bijoux indiscrets » des dames du sérail qui, chez Diderot, révèlent les secrets intimes de leurs propriétaires. « Nous sommes en constante communication avec notre estomac qu’il nous faut remplir plusieurs fois par jour, et qui nous tient informé de tous ses mouvements, à la différence d’organes silencieux comme le foie, le pancréas, la vésicule » dit encore Elsa Richardson, qui focalise son ouvrage sur le « partenariat cognitif » reliant l’estomac et le cerveau, les tripes et l’intelligence rationnelle. Non seulement le ventre se gère de façon autonome mais il communique aussi avec la tête et le reste du corps, via le système vagal ou le système nerveux entérique – ou encore par le truchement du microbiome dont les trillions de microbes et de bactéries contribuent à la production de nos neurones, dont le plexus myentérique, tout au long du tractus gastro-intestinal, héberge lui-même cent millions. Les interactions psyché-système digestif et le « caractère psychosomatique des troubles gastriques », connu depuis l'Antiquité, ont été confirmées par la psychanalyse qui impute beaucoup de nos problèmes stomacaux aux névroses sexuelles prévalentes dans notre société. Celle-ci exerce en effet un contrôle étroit sur nos tubes digestifs, aussi bien à l’entrée (recommandations ou interdits alimentaires, manières de table, etc.) qu’à la sortie (règles d’hygiène ou de comportement). Comme la pieuvre dont les tentacules regorgent de neurones et dont le cerveau s’entortille autour de l’œsophage, « nous avons placé la digestion au centre des activités cognitives ». Non seulement la science (notamment la neuro-gastroentérologie) pénètre toujours plus avant dans les mystères de la connexion cerveau-ventre mais, pour Elsa Richardson, la « très ancienne notion du “ventre pensant” informe nos réflexions sur la nature de l’intelligence elle-même ». Donald Trump ne s’est-il pas souvent vanté d’en savoir plus par ses tripes que la plupart des gens par leur cervelle ?
[post_title] => Ruminations gastriques [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ruminations-gastriques [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-15 10:56:03 [post_modified_gmt] => 2024-11-15 10:56:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130704 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130700 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-15 10:53:09 [post_date_gmt] => 2024-11-15 10:53:09 [post_content] =>Lorsque la biographie d’Érasme par Sandra Langereis est parue aux Pays-Bas en 2021, saluée par la critique et plébiscitée par le public (elle en est aujourd’hui à sa douzième édition), beaucoup se sont étonnés du choix fait pour la couverture de l’ouvrage : la reproduction d’un tableau à la peinture acrylique d’une artiste néerlandaise contemporaine, portrait imaginaire, en couleurs très modernes, du « prince des humanistes » au sortir de l’adolescence. Tout le monde a plus ou moins en tête les célèbres portraits d’Érasme par Hans Holbein, Albrecht Dürer et Quentin Metsys. Pourquoi ne pas avoir utilisé un de ceux-ci ? Sandra Langereis s’est expliquée sur le parti qu’elle a pris. Érasme était l’écrivain le plus fameux de son temps, connu et admiré dans l’Europe entière. Il en était conscient et attentif à la façon dont il était perçu. Les portraits réalisés par trois des plus grands peintres de son époque le furent à sa demande, dans l’objectif de fixer l’image de lui-même qu’il souhaitait transmettre à la postérité. Le tableau récent est censé aider le lecteur à se détacher de cette image pour retrouver Érasme dans la fraîcheur de ce qu’il était avant d’être statufié de son vivant.
Il ne s’agit pas de la première biographie d’Érasme en néerlandais. D’autres, par Johan Huizinga au début du siècle dernier et Cornelis Augustijn à la fin de celui-ci, l’ont précédée. Destinée au grand public autant qu’au monde savant, celle de Sandra Langereis exploite les ressources de l’écriture romanesque sans tomber dans la fiction et l’invention de dialogues. Autant que par sa longueur, le livre se distingue par l’attention qu’il accorde à un aspect parfois négligé de l’œuvre d’Érasme, son travail philologique. Le récit s’appuie largement sur l’étude de ses lettres. Épistolier prolixe, infatigable et inventif (il écrivit à la fin de sa vie un Traité de l’art épistolaire et publia les meilleures de ses lettres), Érasme entretenait une correspondance nourrie avec des centaines de personnes à travers l’Europe. Sa lecture permet de reconstituer pas à pas sa trajectoire intellectuelle et sa vie émotionnelle.
Érasme n’est pas devenu le savant qu’il fut par hasard. Son père, notamment, paraît avoir joué un rôle important à cet égard. Prêtre (Érasme était un enfant illégitime), il avait exercé durant plusieurs années le métier de copiste en Italie. Il en avait ramené des copies de manuscrits anciens dont Érasme profita précocement. Lorsque son fils fut en âge d’étudier, il l’inscrivit au collège de Deventer, une des meilleures écoles du nord de l’Europe. On y enseignait, non le latin médiéval de l’Église, mais le latin classique. Les élèves y apprenaient à lire, écrire et parler le latin authentique. Érasme y découvrit Tite-Live, Virgile, Lucrèce, Pétrone, Plaute, Martial et Cicéron. On y enseignait aussi le grec ancien, une innovation dans l’Europe du Nord.
À la mort de ses parents, frappés par la peste à quelques mois d’intervalle en 1484, Érasme, âgé de 15 ans, fut envoyé contre sa volonté, non à l’université mais dans un pensionnat des Frères de la Vie commune à Bois-le-Duc (‘s-Hertogenbosch), puis dans un monastère tenu par des chanoines réguliers à Steyn. Il fut très malheureux dans les deux établissements. Une vie centrée sur la piété silencieuse et les devoirs de la vie monastique ne lui allait guère. Ordonné prêtre à l’âge de 23 ans, il quitta le monastère un an plus tard pour ne plus jamais y revenir. Une existence itinérante commença alors, qui le conduisit à s’installer pour des périodes de durée variable dans une trentaine de villes d’Europe pour étudier, enseigner, travailler comme précepteur ou conseiller, exploiter les ressources des bibliothèques, fuir les épidémies ou les troubles religieux. Longtemps, il logea chez des amis, et ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il eut son propre domicile.
Au début des années 1500, après être passé notamment par Paris, Orléans et Louvain, il fit successivement trois voyages en Angleterre (à Londres, Canterbury, Oxford et Cambridge), où il noua des amitiés durables avec John Colet et surtout Thomas More, avec lequel il traduisit les écrits satiriques de Lucien de Samosate. Au cours de son troisième séjour, qui succédait à un périple en Italie (Turin, Bologne, Venise et Rome), il écrivit chez Thomas More, qui l’hébergeait, son œuvre la plus célèbre, Éloge de la folie : une satire érudite, brillante et cruelle, dans l’esprit de Lucien. Mobilisant toutes les ressources de la rhétorique, à commencer par l’ironie, il y fustigeait avec férocité le pouvoir temporel du Pape, la cupidité des princes, la prétention intellectuelle des philosophes et des théologiens, l’hypocrisie et la grossièreté du clergé, la vanité des gens de lettres et la superstition.
Avant cela, il avait publié la première édition d’une autre de ses plus grandes œuvres, les Adages : un recueil de proverbes latins et grecs dont le sens s’était souvent perdu, qu’il expliquait et commentait. L’ouvrage ne cessera de s’enrichir avec les éditions successives, pour finir par comprendre plus de 4 000 proverbes. Ce livre est à rapprocher de toutes les traductions d’auteurs latins et de traductions latines d’auteurs grecs qu’il effectua au cours de sa vie, un travail intellectuel au centre de son œuvre, suggère Sandra Langereis, qui culminera avec une nouvelle traduction en latin de la Bible, plus précisément du Nouveau Testament (les quatre Évangiles, les Épîtres, les Actes des Apôtres, l’Apocalypse), à partir du texte grec initial.
La Bible utilisée alors partout en Europe était la Vulgate, produit de la traduction des textes originaux en grec par Jérôme de Stridon. Dans le processus de traduction et au cours de mille ans de copies successives, de multiples erreurs s’étaient glissées dans le texte, dues à la mauvaise compréhension de certains mots ou de certaines expressions, à l’utilisation d’équivalents inappropriés ou à des fautes de transcription. Il fallait donc revenir aux textes d’origine écrits en grec et en proposer une nouvelle traduction.
C’est ce qu’il fit, en indiquant systématiquement pour chaque changement par rapport à la Vulgate la justification de la modification suggérée et les raisons militant en sa faveur ou contre elle. Cette opération n’allait pas sans conséquences sérieuses : dans le processus de retour au texte authentique, l’idée de la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit disparaissait, tout comme celle de péché originel, apparemment absente de la Bible et inventée par Augustin d’Hippone. L’objectif d’Érasme n’était pas de jeter le doute sur la vérité et la valeur du message de la Bible et des Évangiles, mais, au contraire, d’aider les chrétiens à approfondir et purifier leur foi. Dans son esprit, ceci n’était pas incompatible avec l’idée que la Bible n’est pas directement inspirée par le Saint-Esprit, mais une œuvre humaine, réalisée par des hommes capables de commettre des erreurs tout en utilisant tous les procédés que la littérature mettait à leur disposition et que leur familiarité avec les œuvres classiques leur avait fait connaître.
La dernière partie de l’existence d’Érasme fut largement occupée par son débat avec le protestantisme naissant et une controverse avec Martin Luther. Au départ, Érasme et Luther s’estimaient mutuellement et avaient de l’amitié l’un pour l’autre. Tous deux étaient révoltés par les mêmes choses : la corruption du clergé, son goût du luxe et la dépravation de certains de ses membres, le commerce des indulgences, le formalisme doctrinal étriqué de la scolastique. Mais Érasme voulait réformer l’Église de l’intérieur quand le tempérament entier et combattif de Luther le poussait à rompre brutalement avec elle. Leur dialogue devint difficile. Une dispute théologique publique les opposa au sujet de la question de la grâce et du libre arbitre. Refusant l’interprétation augustinienne des Écritures (ses pères de l’Église favoris étaient Jérôme et Origène), Érasme défendait l’idée que les actions de l’homme pouvaient contribuer à son salut. Luther soutenait que seule la grâce divine pouvait l’assurer. Son intransigeance fanatique effrayait Érasme. La rupture entre les deux hommes intervint lorsque deux prêtres professant des idées luthériennes furent brûlés sur la Grand-Place de Bruxelles et que Luther encouragea ses fidèles à mourir, comme eux, en martyrs de leurs convictions. Chassé de Bâle, où il vivait depuis huit ans, par les révoltes protestantes de 1529, Érasme se réfugia à Fribourg-en-Brisgau où il vécut six ans encore avant de mourir en 1536.
Relevé de son vœu de pauvreté et de ses obligations monastiques par deux papes successifs, Érasme n’abandonna pourtant jamais la condition ecclésiastique. Bien qu’il s’interrogeât sur le sens du célibat des prêtres, sans jamais le remettre en question, et se plaignît parfois de la solitude qu’il impliquait, il ne se maria pas. Il est possible, suggère Sandra Langereis, qu’il se soit rapproché du monde des femmes en Angleterre, mais on ne lui connaît aucune liaison amoureuse féminine. L’amitié passionnée qu’il éprouva dans sa jeunesse pour deux jeunes hommes, si brûlante qu’elle fût, demeura très certainement platonique. C’était un homme de constitution fragile et de santé délicate, très sensible à la température, aux bruits et aux odeurs, porté à l’hypocondrie, frileux et mangeant peu. Toutes ses forces étaient concentrées sur l’étude et le travail.
Dans un petit livre rédigé à la fin de sa vie où se reflètent ses inquiétudes face à la montée du nazisme, Stefan Zweig brosse un portrait d’Érasme dans lequel il avoue avoir mis beaucoup de lui-même. Il y décrit son esprit comme composé de couches superposées, un agglomérat de dons divers et de traits contrastés. Parce qu’il a écrit sur un vaste éventail de sujets, de l’éducation des enfants à la conduite de la guerre en passant par la politique, les bonnes manières et le mariage, on est tenté de le voir comme un esprit éclectique. L’image qui ressort de la biographie de Sandra Langereis est différente. C’est celle d’un homme doté d’une personnalité cohérente dont la vie témoigne d’une grande unité. L’Érasme qu’elle montre n’était essentiellement ni philosophe, ni théologien, ni théoricien de la politique, ni même pédagogue, quel que fût l’intérêt qu’il porta à ces disciplines. Avant tout, il était un philologue, un écrivain et un chrétien : un érudit passionné par l’étude des textes anciens qui a mis son savoir et son talent littéraire au service de sa foi catholique. C’est ce qui fait de lui le plus brillant représentant de l’humanisme de la Renaissance, à l’intersection de la civilisation chrétienne et de la civilisation antique, redécouverte dans toute sa richesse.
[post_title] => Il voulait réformer l’Église de l’intérieur [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => il-voulait-reformer-leglise-de-linterieur [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-15 11:48:59 [post_modified_gmt] => 2024-11-15 11:48:59 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130700 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )