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La première tentative moderne et globale de prédire la trajectoire à long terme de la population humaine a eu lieu en 1945. Le nombre d’habitants sur Terre avait plus que doublé au cours du siècle et demi précédent, pour atteindre plus de 2 milliards, et les experts craignaient que la production alimentaire ne puisse suivre le rythme. Frank W. Notestein, directeur fondateur de l’Office of Population Research de Princeton, estima qu’il y aurait environ 3,3 milliards d’êtres humains sur la planète en l’an 2000. 

Il ne s’est trompé que d’environ 3 milliards. À la fin du millénaire, la population mondiale a dépassé les 6 milliards, et a augmenté de près de 2 milliards depuis. Néanmoins, le travail de Notestein a été déterminant. En 1946, il fut nommé directeur de la toute nouvelle Division de la population des Nations unies (DPNU), qui continue aujourd’hui à établir des projections démographiques à l’échelle mondiale. Celles-ci aident les chefs d’État à anticiper la demande de nourriture, d’eau et d’énergie, ainsi qu’à planifier les projets d’infrastructure et les systèmes de prise en charge des enfants et des personnes âgées. Elles aident également les spécialistes de l’environnement à prévoir le changement climatique. 

La DPNU a traditionnellement eu peu de concurrents. Mais, au cours des dernières années, deux autres prévisions importantes – l’une de l’Institut international d’analyse des systèmes appliqués (IIASA) de Vienne, en partenariat avec le Centre of Expertise on Population and Migration (Cepam) de la Commission européenne, l’autre de l’Institute for Health Metrics and Evaluation (IHME) de l’Université de Washington – ont proposé des récits alternatifs sur l’avenir de l’humanité. Selon les projections les plus récentes de la DPNU, la population mondiale s’élèvera à 9,7 milliards en 2050, atteindra un pic autour de 10,5 milliards vers 2080, pour amorcer ensuite une légère décrue. Nous serions 10,4 milliards en 2100, et ce chiffre pourrait se stabiliser, voire décliner lentement par la suite. L’IIASA prévoit que la population mondiale atteindra un pic à 9,4 milliards vers 2065-2070, puis chutera à environ 9 milliards à la fin du siècle. Selon l’IHME, elle culminera à 9,7 milliards en 2064, puis déclinera jusqu’à 8,79 milliards en 2100. En août 2021, The Lancet a publié une lettre signée par plus de 150 experts appelant à un examen plus approfondi des prévisions de l’IHME. 

Si, comme le dit l’adage, « la démographie, c’est le destin » et que les tendances démographiques déterminent la prospérité des nations et du monde, alors ces diverses prévisions reflètent des prophéties contradictoires quant à nos défis futurs. Celles de la DPNU annoncent une planète beaucoup plus peuplée, ce qui, selon certains, risque d’épuiser les ressources naturelles et d’augmenter les émissions de carbone. Celles de l’IHME – et, dans une moindre mesure, celles du Cepam – envisagent un vieillissement extrême de la population. Dans ce scénario, sans une immigration considérable, certains pays pourraient se retrouver avec une pyramide des âges inversée, c’est-à-dire avec des personnes âgées plus nombreuses que les jeunes, les besoins de ces personnes âgées dépendantes pesant sur la population active. Les scientifiques semblent tous avoir des idées différentes sur ce qu’il convient de faire. 

À court terme, les pré­visions démo­graphiques sont assez fiables, note John Wilmoth, le directeur de la DPNU. Pas besoin d’un modèle statistique sophistiqué pour savoir combien de femmes en âge de procréer sont en vie, ou quel sera l’âge d’un bébé né en 2021 dans trente ans. C’est pourquoi, jusqu’en 2050 environ, les trois projections concordent pour l’essentiel. Ce n’est que pour la seconde moitié du siècle qu’elles se mettent à diverger. 

Un certain nombre d’hy­pothèses sous-tendent ces divergences. Ainsi, en Afrique subsaharienne, le taux de fécondité, bien qu’en baisse, reste très élevé. La plupart des démographes ont beau s’attendre à ce que les femmes continuent à avoir moins d’enfants à mesure que la région se développe économiquement, ils ne sont pas d’accord sur l’ampleur de cette baisse. Le modèle de la DPNU part du principe que la meilleure façon de prédire l’avenir est d’étudier le passé, explique Wilmoth. En d’autres termes, la fécondité devrait baisser dans des régions comme l’Afrique subsaharienne à peu près au même rythme qu’ailleurs dans le passé. Mais les démographes du Cepam et de l’IHME pensent que les changements démographiques dans l’Afrique du XXIe siècle ne ressembleront pas à ceux de l’Asie ou de l’Amérique latine de la fin du XXe. Au contraire, l’accession grandissante des femmes à l’instruction moderne et à une contraception efficace pourrait accélérer la baisse de la fécondité. 

Une autre source de discorde concerne l’évolution de la fécondité dans des pays riches comme les États-Unis, la Finlande ou le Japon. Dans beaucoup de ces pays, la fécondité est déjà tombée au-dessous du seuil de remplacement – le nombre d’enfants par femme nécessaire pour qu’une population se renouvelle d’une génération à l’autre sans immigration –, qui est d’environ 2,1. Les modèles de la DPNU et du Cepam prévoient tous deux que la fécondité finira par atteindre une moyenne mondiale d’environ 1,75 enfant par femme. Mais cela nécessiterait un rebond significatif dans de nombreux pays (en 2020, l’indice de fécondité était d’environ 1,4 en Finlande), ce que Christopher Murray, directeur de l’IHME, estime peu probable. D’après les calculs de son institut, la fécondité convergera plutôt vers 1,3 dans la plupart des pays. Cela représente des milliards de personnes en moins d’ici la fin du siècle. 

En réalité, il est très difficile de faire augmenter la fécondité. Différents pays ont mis en œuvre toutes sortes de politiques dites natalistes – comme des primes de naissance de 3 000 dollars en Australie et des congés parentaux généreux en Scandinavie – sans grand succès durable 1. On ne sait pas exactement pourquoi une faible fécondité est si difficile à inverser, mais il semble que, une fois que les gens se sont habitués à l’idée d’avoir un ou deux enfants (voire aucun), les persuader d’en avoir davantage est une gageure. C’est particulièrement évident dans les pays où l’indice de fécondité est tombé au-dessous de 1,5 environ. « Pour les pays concernés, ignorer une aussi faible fécondité, c’est courir des risques énormes », estime Murray. 

Toutes les grandes prévisions s’accordent sur un point : la croissance démographique massive qui a débuté à l’ère industrielle va se poursuivre, mais elle prendra fin au cours du siècle. Dans le même temps, nos sociétés vieilliront inévitablement. Le principal désaccord porte sur le moment exact où la population atteindra son pic et sur l’ampleur de la décrue. Certains chercheurs estiment que le monde ne pourra pas supporter les 11 milliards d’habitants prévus par la DPNU. La planète est déjà mise à rude épreuve par l’activité humaine, insiste Jane O’Sullivan, chercheuse en science de la durabilité à l’Université du Queensland (Australie), qui a également critiqué la méthodologie de l’IHME. L’une de ses principales préoccupations est le changement climatique, dû aux émissions de gaz à effet de serre, qui ont tendance à augmenter avec la croissance démographique. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) de l’ONU a averti que le réchauffement pourrait entraîner une augmentation des canicules, des sécheresses, des inondations et des incendies de forêt2. Et les conditions météorologiques extrêmes menacent déjà de déstabiliser l’approvisionnement alimentaire, alors que la demande de nourriture augmente. En bref, la surpopulation pourrait engendrer davantage de compétition pour des ressources toujours plus rares. Vivre dans ces conditions impliquerait non seulement plus de chômage, mais aussi ses effets délétères – la violence d’une population agitée, une migration déséquilibrée des zones rurales vers les villes, un manque de logements conduisant à des installations de fortune insalubres, énumère O’Sullivan. 

D’un autre côté, si c’est l’IHME qui a raison, la planète ne sera pas aussi peuplée que le prévoit la DPNU, mais ses habitants seront bien plus âgés. Les pays ont tendance à dépenser beaucoup plus pour les personnes âgées que pour les autres groupes d’âge : elles sont plus sujettes aux maladies, beaucoup dépendent de retraites financées par l’État et finissent par avoir besoin de soins. Tout cela suppose un système de contribuables, de travailleurs et de parents plus jeunes. De nombreux pays, dont les États-Unis, ont déjà du mal à répondre aux besoins d’une population âgée en forte croissance [lire notre entretien avec Henry Mintzberg]. On constate une grave pénurie de travailleurs dans le secteur des soins de longue durée dans quantité de pays, et un nombre croissant de personnes aux États-Unis qui n’ont pas les moyens de payer leurs services. Les estimations varient, mais selon une étude passant en revue ce qui s’écrit sur la question, entre un tiers et deux tiers des travailleurs américains risquent déjà d’avoir un revenu insuffisant pour maintenir leur niveau de vie pendant leur vieillesse, tandis que le système de sécurité sociale repose sur des fonds susceptibles de devenir insolvables. Au Japon, pays dont la population est la plus âgée au monde, les autorités s’inquiètent déjà du nombre élevé de seniors qui meurent seuls à leur domicile, en partie du fait de l’affaiblissement des liens familiaux. 

Ces perspectives semblent appeler des solutions différentes. Des chercheurs comme Murray pensent que les pays qui se dirigent vers une pyramide des âges inversée devraient mettre en œuvre des politiques qui rendent plus facile d’élever des enfants – comme des garderies financées par l’État ou de généreuses allocations familiales – afin d’empêcher la fécondité de trop chuter. O’Sullivan juge exagérées les inquiétudes liées au vieillissement ; elle pense que, pour éviter les pires effets de la surpopulation, nous devrions normaliser les petites familles. Pour y parvenir, il faudrait améliorer l’éducation sexuelle dans les écoles, distribuer des contraceptifs au porte-à-porte et encourager les filles des pays à faibles revenus à aller jusqu’au bout de leur scolarité.  

Pourtant, certains démographes estiment que se focaliser sur les chiffres de la population, c’est faire fausse route. Les écarts considérables entre les différentes prévisions démographiques à long terme reflètent une réelle imprévisibilité, affirme Nico Keilman, ancien professeur de démographie à l’Université d’Oslo (Norvège), qui a passé sa carrière à étudier l’incertitude. Indépendamment de la date précise à laquelle la population de la Terre atteindra son maximum puis diminuera, les problèmes causés par le vieillissement et le changement climatique seront terribles s’ils ne sont pas résolus. Le reconnaître pourrait être un atout si cela orientait les décideurs vers ce sur quoi ils ont réellement prise. « Les gouvernements ont l’habitude d’essayer de résoudre les problèmes démographiques, entre guillemets, avec… des solutions démographiques », commente Stuart Gietel-Basten, professeur de sciences sociales et de politique publique à l’Université des sciences et technologies de Hongkong, qui a participé à la conception du modèle du Cepam. Les États préoccupés par les émissions de carbone, par exemple, pourraient être tentés de vouloir faire baisser la fécondité plutôt que de trouver des moyens de minimiser l’empreinte carbone du citoyen lambda. Gietel-Basten admet que la croissance et le vieillissement de la population sont des questions auxquelles la société doit répondre. Celles-ci peuvent être la conséquence de problèmes tels que les inégalités entre les sexes, le manque d’éducation et le manque de soutien aux parents qui travaillent. Mais traiter la fécondité – qui est aussi têtue qu’imprévisible – comme le seul et unique problème peut conduire les États dans l’impasse. 

Le point de vue de Gietel-Basten offre, semble-t-il, une interprétation plus encourageante de l’idée que la démographie c’est le destin. De nombreux aspects de notre destin ne sont peut-être pas sous notre contrôle. La question est de savoir dans quelle mesure nous pouvons nous débrouiller avec ce que nous avons.  

— Stephanie H. Murray est une chercheuse en politiques publiques devenue journaliste. — Cet article est paru dans The Atlantic le 10 février 2022. Il a été traduit par Baptiste Touverey. 

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Le XXe siècle n’a pas été tendre avec Rosa Bonheur. Dans sa période faste, elle était adulée par les millionnaires de « l’âge d’or » américain 2 et par le public des galeries des deux côtés de l’Atlantique. Pour l’Art Journal en 1879, c’était irréfutable : « Aucune femme au monde ne peint aussi admirablement que Rosa Bonheur. » Lors de la vente de son atelier, en 1900 – un an après sa mort –, les sommes déboursées, même pour des esquisses et des travaux préparatoires, atteignirent un niveau sans précédent : 1 180 880 francs. Pourtant, en quelques décennies, les prix vont s’effondrer, si bien qu’au milieu du siècle ses œuvres se vendent à environ un cinquantième de leur valeur d’origine. En France, elles sont rapidement éclipsées par celle de l’avant-garde, qui s’offusque du genre animalier dans lequel elle s’est spécialisée ; même dans sa ville bien-aimée de Fontainebleau, le taureau de bronze érigé à sa mémoire et fondu par les nazis n’a jamais été remplacé. Une importante rétrospective à Bordeaux, sa ville natale, en 1977, a amorcé un travail de réhabilitation, mais il reste encore du chemin à parcourir. 

Si Bonheur continue d’exister dans l’imaginaire populaire, c’est moins en raison de sa peinture que de son excentricité de femme artiste : c’était une femme qui osait porter des pantalons et mâchonner des havanes. Les historiennes de l’art féministes l’ont souvent trouvée exaspérante. Comme dans le cas d’Elizabeth Thompson, l’éminente peintre de scènes de bataille de la Grande-Bretagne victorienne, les sujets représentés par Bonheur ne se prêtent pas facilement à une analyse sexuée. L’Américaine Linda Nochlin a ainsi déploré que Rosa Bonheur ait hésité autant à affirmer sa féminité qu’à la fuir (Nochlin a appelé cela le « syndrome du chemisier à froufrous »). Bonheur illustre le problème de la femme peintre « exceptionnelle », dont on considérait l’immense succès comme une anomalie. Elle se présentait comme un génie romantique, à l’instar de George Sand, à laquelle elle est constamment comparée, et semble avoir transcendé les contraintes de son sexe. 

« Droits des femmes ? Quelle absurdité ! se plaignait-elle dans les années 1850. Les femmes devraient chercher à établir leurs droits par de bonnes et grandes œuvres, non en légiférant [...]. Je n’ai aucune patience avec les femmes qui demandent la permission de penser ! » Dans ses dernières années, Bonheur fit la promotion de ses jeunes associées et protégées – comme les sœurs Consuelo Fould et Georges Achille-Fould, qui ont toutes deux peint son portrait – et célébra la marche vers l’égalité des sexes en cours aux États-Unis. Mais, plutôt que de changer les règles, elle entendait battre les hommes sur leur propre terrain. Consentant à être présidente d’honneur de l’Union des femmes peintres et sculpteurs, elle désavouait néanmoins leur programme séparatiste : « Je ne peux pas voir de tels spectacles sans penser au paradis de Mahomet, où nos sœurs musulmanes sont réduites à avoir un Éden à part. » Après avoir bénéficié de cinq décennies ininterrompues d’adulation critique et de distinctions officielles, elle ne pouvait comprendre pourquoi une artiste féminine se contenterait d’un royaume inférieur. Comme l’écrit sa dernière biographe, Catherine Hewitt : « Rosa n’a jamais réclamé l’égalité ; elle a fait en sorte que son travail lui permette d’y prétendre. » 

D’où lui est venu ce sentiment d’avoir une vocation exceptionnelle ? La plupart des historiens ont souligné l’influence exercée par son
père, le portraitiste Raimond Bonheur. Raimond donne des cours de dessin à Sophie Marquis, la fille illégitime d’un riche marchand bordelais. Les leçons virent au flirt, et Marie-Rosalie Bonheur naît en 1822. Son père la peint à l’âge de 4 ans, vêtue de ses habits du dimanche – robe blanche et souliers rouges –, étreignant vigoureusement une poupée Guignol entre ses bras potelés. En quête de commandes, Raimond déménage avec sa famille à Paris en 1829, où ils mènent une existence précaire, changeant fréquemment d’adresse. (« Dans mes premières années, se souvient Bonheur, nous avions l’habitude de migrer avec les oiseaux. ») Elle se languit des animaux de basse-cour qu’elle avait connus à Bordeaux, mais trouve un peu de réconfort dans les promenades dominicales au bois de Boulogne et les sorties au Jardin des Plantes, ce même jardin où Raimond est finalement employé comme illustrateur par le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. 

Raimond est un rêveur ; il tombe rapidement sous l’influence de diverses sectes socialistes utopiques. Les saint-simoniens prétendent représenter le « nouveau christianisme », combinant une passion pour l’industrialisation et la technocratie avec des accents messianiques. Il est enthousiasmé par leur vision de l’harmonie planétaire et se pâme devant leur chef, le Père Enfantin (« Je crois en toi comme je crois au Soleil »). Il conçoit même leurs astucieux uniformes tricolores, redingotes bleues et gilets blancs ne pouvant être fermés que dans le dos (faisant ainsi de l’interdépendance vestimentaire un signe d’amour fraternel). En 1832, il décide de quitter temporairement le domicile familial et part vivre avec ses condisciples dans la commune de Ménilmontant, jusqu’à ce que le groupe tombe sous le coup de la loi. 

L’appartenance de Raimond à ce mouvement a eu des conséquences directes sur sa fille. Sous les moqueries de ses camarades de classe, elle a dû arborer un bonnet saint-simonien doté de pompons surdimensionnés. Imprégnées de mysticisme, les croyances saint-simoniennes sur la complémentarité des sexes et le célibat ont peut-être façonné sa méfiance à l’égard des normes hétérosexuelles une fois adulte. Bonheur a également été initiée par son père aux écrits de Félicité de La Mennais, surnommé le « Robespierre en soutane », un démocrate catholique radical qui a été formellement condamné par le pape. « La Mennais a défini tout ce que j’ai cherché », se souvient-elle, en particulier la théorie selon laquelle tous les animaux ont une âme. Raimond est également attiré dans l’orbite de Bernard-Raymond Fabré-Palaprat, qui combine son amour du déguisement et son goût pour les sociétés secrètes en refondant l’ordre médiéval des Templiers. Rosa y est intronisée lors d’une étrange cérémonie nocturne avec capes et bougies. Elle est déroutée par le décorum, mais se sent « transfigurée » par son expérience de croisée, qui a finalement « décidé de [sa] vocation et de [son] avenir ». 

Si Nochlin dépeint Bonheur comme une fille à papa, les Mémoires de sa dernière compagne, Anna Klumpke, décrivent une relation plus complexe. Rosa Bonheur. Sa vie, son œuvre 3 est un étrange mélange de témoignages à la première personne et de longs passages de ventriloquie, où Bonheur raconte sa vie avec ses propres mots. (Dans la tant attendue traduction anglaise, due à Gretchen Van Slyke et publiée en 1997, l’œuvre est présentée, à juste titre, comme une « (auto)biography ».) Rosa était déterminée à rendre hommage à sa mère : « Tout ce que j’ai fait de bien et de beau pendant mes soixante-seize ans sur cette terre a été inspiré par elle. » Elle était lucide sur la façon dont les enthousiasmes de son père avaient contribué aux souffrances domestiques de sa mère et à son enterrement prématuré dans une fosse commune. « Ma mère, la plus noble et la plus fière des créatures, succombant à la fatigue et à la misère, pendant que mon père rêvait à faire le salut du genre humain. » 

Bonheur a 11 ans lorsque sa mère meurt, mais elle peut déjà se débrouiller seule. Elle finance sa formation artistique en travaillant comme couturière et en fabriquant des amorces d’armes à feu. Son père l’incite à voir les choses de ses propres yeux, à étudier les paysages hollandais au Louvre et à dessiner d’après nature, en plein air. Elle est également chargée de superviser l’éducation artistique de ses frères et de sa sœur, l’atelier Bonheur devenant une entreprise familiale avec une véritable chaîne de commandes. Un visiteur, Paul Delaroche, se souvient : « Il n’y avait rien de plus simple et de plus touchant que cette maison aux manières patriarcales. » Pourtant, lorsque son père l’incite à signer ses premières œuvres sous le nom de Raimond, l’adolescente refuse : le nom de Rosa, insiste-t-elle, est plus digne de la mémoire de sa mère. 

Elle fait ses débuts au Salon de 1841, avec un banal tableau de lapins. Par la suite, ses progrès sont stupéfiants. En 1842, sa Brebis tondue, un bronze imposant, lui vaut d’être comparée au plus grand sculpteur animalier de l’époque, Antoine-Louis Barye. Sa pratique de la sculpture l’aide manifestement à représenter en peinture des corps d’animaux puissants. Elle expose six œuvres au Salon de 1846 et reçoit les éloges du critique socialiste Théophile Thoré-Bürger : « Le troupeau de moutons de Mlle Rosa Bonheur donne envie d’être berger, avec une houlette, un gilet de soie et des rubans. » Sa volonté d’observer les animaux dans leur environnement naturel, dans des régions préservées comme l’Auvergne, répondait à la fascination croissante du public parisien pour les rythmes de la vie agraire. Thoré-Bürger était un ardent défenseur des écoles de peinture du Nord et plaçait Bonheur aux côtés des maîtres hollandais du XVIIe siècle tels que Paulus Potter (surnommé, apparemment sans ironie, « le Raphaël des vaches »). Au Salon de 1848, qui se tient dans des conditions particulières du fait de la révolution, sa composition de taureaux du Cantal remporte le premier prix. Ce succès semble confirmer les éloges les plus audacieux (et condescendants) de Thoré-Bürger : « Mlle Rosa peint presque comme un homme. » 

L’avènement de la IIe République a renforcé l’engouement du public pour les scènes rurales peintes dans un style réaliste. En 1849, Bonheur reçoit 3 000 francs du ministère de l’Intérieur pour la réalisation d’une grande composition d’animaux en train de labourer un champ. Elle choisit cette fois pour cadre le Nivernais, une région relativement préservée bien que récemment troublée par une insurrection. Son cortège de bovins est réalisé à une échelle monumentale ; c’est une peinture historique sans héros (à l’exception de ceux à quatre pattes). Après 1848, le travail est devenu une valeur républicaine centrale, et Bonheur a rendu l’effort musculaire du troupeau et les morceaux de terre retournée avec un naturalisme palpable. 

La voilà désormais plus riche que son père ne l’a jamais été ; elle va d’ailleurs utiliser les recettes de Labourage nivernais pour couvrir les frais de ses funérailles. L’argent lui permet aussi de quitter le foyer familial pour s’installer avec son amie d’enfance et compagne de voyage Nathalie Micas, ainsi qu’avec la mère de celle-ci, à l’esprit ouvert. Une fois ces arrangements domestiques réglés, Bonheur, tout à sa quête de l’excellence professionnelle, se met à fouler aux pieds la bienséance féminine.  

Déterminée à connaître l’anatomie animale sur le bout des doigts, elle pénètre dans les abattoirs du Roule et réalise ses propres dissections ; désireuse d’explorer les Pyrénées, elle demande l’autorisation officielle de voyager en tenue masculine et obtient une dérogation à une loi absconse interdisant aux femmes le port du pantalon ; pour sa plus grande composition, Le Marché aux chevaux (5 mètres de long), elle assiste aux ventes aux enchères de ­chevaux près de la Salpêtrière les mercredis et samedis, toujours habillée en homme. Dévoilé au Salon de 1853, Le Marché aux chevaux est salué comme le « tableau du siècle » et exposé en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Grâce au magnat américain Cornelius Vanderbilt, contemporain de Bonheur, il se trouve aujourd’hui au Metropolitan Museum. 

Bonheur est un nouveau type de célébrité. « La vie lui avait appris à être autonome, écrit Hewitt. Accepter, voire afficher ses propres singularités était devenu un mécanisme de survie. » C’est aussi devenu sa marque de fabrique. Lorsque Édouard Dubufe fait son portrait pour le Salon de 1857, elle insiste pour remplacer la « table ennuyeuse » qu’il a envisagée comme décor par la tête d’un énorme taureau, peinte par elle-même. Cette bête imposante éclipse le portrait guindé de Dubufe et souligne l’individualisme tonitruant du modèle. (« En matière de mâles, je n’aime que les taureaux que je peins », déclare-t-elle un jour.) Bonheur a conscience qu’il n’existe pas d’iconographie adéquate pour les femmes peintres, et cela l’enhardit à créer sa propre garde-robe androgyne, qu’elle personnalise en fonction des circonstances. Des invités chanceux ont pu l’apercevoir en pantalon de velours. Elle s’affiche dans cette blouse de peintre bleue qu’on associe parfois à Camille Corot – et elle la porte même une fois à l’Opéra-­Comique. Les articles de presse se gargarisent de son dédain pour les mondanités, mais elle proteste : « Ma nature brusque et même un peu sauvage n’a jamais empêché mon cœur de toujours rester parfaitement féminin. » 

Malgré sa gêne à parler d’argent, Rosa Bonheur était une gestionnaire avisée qui a su trouver un équilibre entre commandes publiques et privées et empêcher son atelier très actif de dégénérer en une chaîne de production. Sa collaboration avec le marchand d’art belge Ernest Gambart a été cruciale pour sa carrière. C’est lui qui s’est emparé du Marché aux chevaux et l’a commercialisé à Londres, servant d’intermédiaire auprès des lithographes et des graveurs qui allaient faire connaître son œuvre à des milliers de personnes. Thomas Landseer, frère du grand peintre animalier Edwin Landseer, a réalisé une gravure populaire d’après Le Marché aux chevaux à partir d’une réplique plus petite produite par Bonheur sur la base d’une esquisse de son amie Nathalie Micas (aujourd’hui à la National Gallery). 

Gambart attire également Bonheur à Nice, où elle séjourne dans sa maison-­musée baptisée Les Palmiers et parfois dans une demeure voisine, la villa L’Africaine. Pendant plusieurs décennies, elle y côtoie une élite internationale de reines (Alexandrine de Saxe-Cobourg-Gotha), de ducs (Montpensier) et d’empereurs (Pierre II). Bien que ces brillantes mondanités puissent être une épreuve – « Ces choses-là me plaisent autant que vingt coups de pied au derrière ! » –, ses séjours sur la Côte d’Azur lui procurent un flot constant de contacts prestigieux, sans oublier une abondance de spécimens étonnants : les mustangs de l’homme ­d’affaires américain Mark Dunham, les panthères prêtées par le marchand d’animaux sauvages Carl Hagenbeck, trois ours polaires offerts par le grand-duc Mikhaïlovitch, qui s’est entiché d’elle (on dit que les ours posaient sur commande). 

La renommée de Bonheur au milieu du XIXe siècle et l’adulation qu’elle inspirait défient l’imagination. Sa tournée en Grande-Bretagne en 1855, orchestrée par Gambart, est un triomphe. Lectrice assidue de Walter Scott, elle se passionne pour les Highlands, dont elle dessine les lochs et le bétail. « Rosa en imposait, elle dominait sensiblement le tout-venant, se souvient l’artiste Marion Hamilton. Sa tenue vestimentaire était un compromis entre celle d’un homme et celle d’une femme ; ses cheveux bruns et bouclés étaient coiffés à la garçonne ; et elle montait à cheval à califourchon, à la grande horreur de toutes les grenouilles de bénitier. »  

À Londres, Bonheur apprécie les égards dont l’entourent les peintres Eastlake et Landseer, bien que le climat anglais et la presse fouineuse (« l’Inquisition ») soient moins à son goût. À propos du grand critique d’art John Ruskin, l’un de ses commensaux, elle se montre féroce : « C’est un gentilhomme, très éduqué, mais c’est un théoricien. Il voit la nature avec un petit œil – tout à fait comme un oiseau. » On avait déjà donné son nom à une variété de roses rouges panachées ; dans les années 1860, des fabricants allemands produisent la première poupée en porcelaine Rosa Bonheur. Selon notre terminologie contemporaine, elle était un symbole international d’émancipation : en voyant les Muletiers espagnols traversant les Pyrénées (1857) dans la galerie de Gambart à Pall Mall, George Eliot s’exclame : « Quelle puissance ! C’est ainsi que les femmes doivent faire valoir leurs droits. » 

Au cours de la seconde moitié de sa vie publique, l’artiste connaît une autre avalanche d’hommages – du mécénat de la cour de Napoléon III aux éloges dithyrambiques reçus à chaque Exposition universelle. Elle négocie les changements de régime successifs avec assurance, s’attachant encore davantage l’estime de l’opinion en 1870, lorsqu’elle s’engage à prendre les armes contre l’envahisseur allemand dans l’esprit de Jeanne d’Arc (du côté de l’ennemi, le prince Frédéric-Charles de Prusse donne l’ordre de ne pas s’en prendre à la redoutable Bonheur). La presse pousse un soupir de soulagement collectif en 1883 lorsqu’elle se remet rapidement d’une hystérectomie expérimentale. Bonheur a été nommée chevalier de la Légion d’honneur en 1865 par l’impératrice Eugénie, qui lui a remis sa médaille en personne, et son élévation au rang d’officier par le président Sadi Carnot en 1894 – faisant d’elle la seule femme ainsi honorée – confirme ce qui était déjà incontestable : Bonheur est un monument national français, aussi distinctif et inattaquable qu’un cheval percheron ou une vache charolaise. 

Mal à l’aise avec la célébrité et ses distractions, Bonheur s’efforce entre-temps de s’aménager un cocon où vivre avec les femmes qui lui sont dévouées et ses animaux de compagnie. Sa ménagerie s’agrandit à mesure que s’affirme son indépendance artistique. Ses ateliers et appartements parisiens successifs sont peuplés de lapins, de canards, d’écureuils, de papillons, de chèvres et de moutons (qui paissent dans la plaine Monceau) ; il y a aussi la jument Margot et une loutre espiègle qui envahit son lit. À la fin des années 1850, elle s’installe avec Micas dans la forêt de Fontainebleau, au château de By, qu’elle surnomme avec optimisme « le domaine de la parfaite amitié ». Ici, sa famille animale prend des proportions inouïes : Ratata le singe, Roland le cheval, Jacques le cerf, Gamine la chienne à poils courts, le dogue allemand Ulm (elle aime les noms à connotation militaire). Et ce, avant l’arrivée des ours et des grands félins. Le domaine de By, écrit Hewitt, est un « kaléidoscope zoologique ». 

Les relations de Bonheur avec ces animaux furent incontestablement les plus tendres et les plus intenses de sa vie. Ils étaient non seulement des modèles, mais aussi des collaborateurs : « Je leur dois la moitié de ce que les gens ont le plaisir d’admirer dans mes tableaux. » Le lion Néro, sauvé du Jardin zoologique de Marseille en 1880, frémit à son contact et accourt encore quand elle l’appelle des années plus tard, aveugle et abandonné au Jardin des Plantes ; une lionne nommée Fatma, incapable de monter une dernière fois les escaliers jusqu’à l’atelier, expire épuisée dans ses bras. Ces épisodes de pathos assez théâtraux coexistent avec un pragmatisme d’acier. Bonheur ne voit aucune contradiction dans le fait de soigner des créatures blessées et d’en canarder d’autres, s’aventurant dans les forêts telle la Diane de Fontainebleau. Elle ne supporte pas que ses animaux soient malades et tient à tuer ceux qui sont faibles ou souffrants ; elle prend même des photos pour commémorer le triste événement. Lorsque ses cailles font trop de raffut, elles sont mises à la porte. Et si ses chiens sont jugés « mauvais », ils sont abandonnés. Quand vient la guerre, elle ne peut non plus tolérer l’idée que ses « amis » tombent aux mains de l’ennemi. « Avant l’arrivée de l’hiver, les animaux qui ont présidé à mes plaisirs et à mon travail devront s’en aller » : mieux vaut cela, pense-t-elle en 1870, que de les voir la trahir (et trahir la France). Bonheur brouillent la distinction entre protection et exploitation : un instant, elle est en communion avec ses bêtes, l’instant d’après, elle les utilise comme des accessoires excentriques pour son théâtre domestique. 

Cette dynamique de pouvoir fait écho à celle de sa vie intime, chorégraphiée de manière à servir son art. Dans les années 1850, Bonheur déclare à un journaliste ne pas être faite pour être une épouse au sens classique du terme. Un homme, ajoute-t-elle, doit épouser une femme qui n’est pas absorbée par une idole. Or elle a bien une idole : la peinture ; c’est le « tyran » du titre du livre de Hewitt, et il exige une totale dévotion. L’artiste perfectionniste maudit ses œuvres – ses offrandes – les plus faibles, ce sont des « infirmités ». Micas accepte la place qui lui est assignée au sein de la maisonnée, cuisinant les repas, préparant les toiles et s’occupant des animaux. Elle ne manifeste qu’occasionnellement de la jalousie, lorsque d’autres femmes, comme la cantatrice Caroline Carvalho, attirent l’attention de Bonheur. À la mort de Micas, en 1889, Rosa déclare à Paul Chardin : « Je vis des souvenirs qui m’entourent, comme si elle était là, et j’ai du mal à m’en défaire. » 

Plus tard dans l’année, cependant, elle rencontre une jeune artiste américaine à l’esprit libre, qui est prête non seulement à se mêler à ces souvenirs mais à les réincarner. Anna Klumpke, âgée de 32 ans (Bonheur en a 67), est une dame de compagnie modèle : c’est une étudiante en art attentive, douée pour la musique, et qui prête volontiers l’oreille aux directives et aux récits nostalgiques de son hôte. Elle est même prête à assumer physiquement la place laissée vacante par Micas, s’installant dans sa chambre jaune et acceptant sa montre, ses bagues et les reliques de ses cheveux. Klumpke se décrivit un jour comme la « fille adoptive » de Bonheur, et celle-ci l’appelait sa « femme », même si, en réalité, elle considérait leur partenariat plus noblement : « l’union divine de deux âmes ». Dans son testament, Bonheur laisse presque tout à Klumpke, au grand dam de sa famille et de ses amis. Elle insiste pour qu’Anna soit enterrée avec Micas – et elle-même – au Père Lachaise (ses cendres seront rapatriées des États-Unis et déposées dans leur caveau en 1942). 

Hewitt évoque son humour plein d’autodérision et de nombreux témoignages de sa bonté, mais ne peut dissimuler son côté autoritaire et sa versatilité ; un être pétri de contradictions. « Rosa Bonheur l’artiste était devenue un paravent commode derrière lequel Rosa Bonheur la femme pouvait se cacher – et elle le faisait souvent. » La ménagerie domestique était un déguisement parmi d’autres : lorsque les peintres John Everett Millais et William Powell Frith vinrent lui présenter leurs hommages à Fontainebleau en 1878, elle les accueillit déguisée en abbé. Cette biographie incitera, espérons-le, à visiter davantage le domaine de By, où l’atelier de Bonheur a récemment été sauvé de la fermeture. 

Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est de nouvelles façons de parler de l’œuvre de Bonheur, qui a été éclipsée par l’icône homosexuelle qu’elle était. Ses peintures prennent la poussière dans les réserves des grands musées, tandis qu’à Paris son nom évoque surtout le joyeux bar gay du parc des Buttes-Chaumont. Le vaste corpus de ses œuvres est étonnamment varié, tant du point de vue des supports que des sujets (certains de ses paysages sans animaux sont exceptionnels). Ayant connu un tel succès commercial, elle a pu peindre principalement pour son propre plaisir – « Moi aussi, je rêve de gloire ! » dit-elle à son frère Isidore en 1872. Dans ses dernières années, elle expérimente la photographie et le pastel. Sa curiosité intacte s’exprime dans ses représentations quasi ethnographiques d’Amérindiens et de bisons, inspirées par le spectacle de Buffalo Bill à l’Exposition universelle de 1889. 

Décrivant ses méthodes, Bonheur insiste sur le fait que chaque animal a « sa physionomie propre ». « Avant de commencer l’étude d’un chien, d’un cheval ou d’une brebis, raconte-t-elle, je me familiarise avec l’anatomie, l’ostéologie et la mythologie de chacun d’eux. » Ce dernier terme paraît essentiel. À partir des années 1870, elle s’empare du potentiel allégorique et symbolique de ses sujets, comme en témoignent des troupes de lions dans un paysage abstrait chatoyant (ainsi Royale à la maison, de 1885). À la fin de sa vie, elle rêve des prairies américaines et des plaines africaines, d’où proviennent nombre de ses « amis » captifs, mais reconnaît que son univers rétrécit. Ses peintures étonnamment peu sentimentales montrent à quel point elle regarde attentivement les animaux pour rendre leurs qualités intrinsèques, non humaines. Le résultat peut sembler solennel, dérangeant ou élégiaque, et leur intensité témoigner d’une rupture plus profonde. Dans cette dernière période, comme l’a observé le critique britannique John Berger, les « images sont celles d’animaux retournés à une vie sauvage qui n’existe qu’en imagination » 4

— Tom Stammers est un historien britannique spécialiste du XIXe siècle français. Il est professeur associé à l’Université de Durham. Il a publié The Purchase of the Past: Collecting Cultures in Post-Revolutiuonary Paris c. 1790-1890 (Cambridge University Press, 2020). — Cet article est paru dans la London Review of Books le 5 novembre 2020. Il a été traduit par Catherine Postel-Vinay.

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Les gourous revendiquent par­fois un droit de cuissage sur les femmes de leur secte, voire utilisent la violence physique pour les exploiter sexuellement. Mais, la plupart du temps, ils préfèrent présenter l’exploitation comme une sorte de cadeau ou de thérapie : une occasion de servir Dieu, une manière d’exorciser ses « complexes », un tremplin vers l’illumination spirituelle. L’un des stratagèmes privilégiés par Keith Raniere, le leader de la secte de développement personnel NXIVM, basée à New York, consistait à dire aux femmes de son proche entourage qu’elles avaient été des nazies de haut rang dans leur vie antérieure et qu’avoir des relations sexuelles yogiques avec lui leur permettrait d’évacuer les mauvaises énergies résiduelles présentes dans leur organisme.

Selon Sarah Berman, dont le livre Don’t Call It a Cult relate les expériences des femmes membres de NXIVM, Raniere était passé maître dans l’art de manipuler les sentiments de honte et de culpabilité. Lorsqu’il finit par abandonner cette histoire de passé nazi – peut-être s’était-il dit qu’il y avait des limites au nombre d’officiers SS réincarnés qu’un groupe pouvait plausiblement contenir –, il la remplaça par un autre récit conçu pour stimuler la haine de soi. Il dit aux femmes que les privilèges dus à leur sexe les avaient affaiblies et transformées en « petites princesses » orgueilleuses, et que, pour se libérer de la prison de leur féminité geignarde, elles devaient se soumettre à une discipline punitive. C’est sur ce laïus que reposait un sous-groupe de NXIVM baptisé DOS (Dominus Obsequious Sororium, locution pseudo-latine pouvant être traduite par « maître des femmes soumises »), un système pyramidal d’esclavage sexuel dans lequel les femmes faisaient vœu d’obéissance à Raniere en se faisant marquer au fer rouge ses initiales sur l’aine et en lui remettant des garanties de leur soumission sous forme d’informations compromettantes et de photos dénudées. Au moment de l’arrestation de Raniere, en 2018, pour, entre autres chefs d’inculpation, trafic sexuel et racket, on estime que DOS comptait plus de 100 membres et disposait de tout le matériel nécessaire à l’aménagement d’un donjon BDSM 1. Parmi leur attirail : une cage à chiots en acier, pour les membres « les plus investis dans leur développement ».

Sachant que NXIVM a déjà fait l’objet de deux séries documentaires télévisées, d’un podcast, de quatre récits autobiographiques et d’un film diffusé sur Lifetime, on ne peut guère s’attendre à ce que le livre de Berman regorge d’éléments nouveaux sur la secte. L’auteure fournit toutefois quelques détails intéressants sur les antécédents de Raniere en matière d’escroquerie et interroge l’un de ses anciens camarades de classe qui se souvient de lui, sans surprise, comme d’une brute peu sûre d’elle. Cependant, à la question centrale de savoir comment des femmes « normales » en viennent à prendre part aux fantasmes sadiques d’un gourou, Berman donne essentiellement la même réponse que tout le monde. Elles ont été séduites par la « méthode » de développement personnel de Raniere censée changer leur vie (un mélange hétéroclite d’emprunts à la philosophie orientale, à la scientologie et à la pensée d’Ayn Rand), puis ont été soumises à un ensemble de techniques de lavage de cerveau. On les a manipulées psychologiquement, privées de sommeil, affamées, éloignées de leurs amis et de leur famille et soumises à une forme douteuse de psychothérapie connue sous le nom de « programmation neurolinguistique ». Raniere était, comme l’a dit le procureur chargé de l’affaire, « un Svengali des temps modernes ». Et ses adeptes, des pions hypnotisés 2.

Jusqu’à très récemment, soutient Berman, nous n’aurions pas considéré ces femmes, qui ont consenti à leur propre exploitation, comme des victimes : « Il a fallu le mouvement #MeToo, et avec lui un changement de paradigme dans notre manière d’appréhender les abus sexuels, pour que l’on commence à prendre conscience que ce type de “complicité” ne doit pas empêcher les femmes [...] de demander justice. » Berman va peut-être un peu trop loin. Certes, le FBI a tardé à prendre au sérieux les plaintes déposées contre NXIVM, et les procureurs ont été plus enclins à enquêter sur la secte après le scandale Harvey Weinstein, mais, avec ou sans #MeToo, un homme qui a fait chanter des femmes pour en faire ses esclaves sexuelles serait forcément tombé sous le coup de la loi. En fait, Berman et d’autres, en présentant l’histoire de NXIVM comme une parabole #MeToo sur le consentement forcé, ont tendance à exagérer les capacités de manipulation de Raniere. Le fait que le gourou ait collecté des kompromat sur les membres de DOS suggère que ses techniques de coercition psychologique ne pouvaient pas, à elles seules, garantir la soumission des femmes. Après tout, beaucoup ont su résister à son regard hypnotique : elles l’ont rencontré, ont vu un sinistre petit crétin avec une raie au milieu qui insistait pour qu’on l’appelle « Vanguard » et, tôt ou tard, ont tourné les talons.

Il est également frappant de constater que le degré de lucidité attribué aux membres de NXIVM semble varier en fonction du caractère répréhensible de leur comportement au sein de la secte. Si l’on considère que le lavage de cerveau a supprimé toute notion de consentement chez les « esclaves » de Raniere, on estime généralement que cela n’atténue pas la responsabilité morale ou légale des femmes qui ont commis des méfaits sous ses ordres. Lauren Salzman et l’ex-actrice de télévision Allison Mack, deux des cinq femmes de NXIVM qui ont plaidé coupable de crimes commis au sein de la secte, étaient toutes deux membres de DOS, et sans doute plus profondément sous l’emprise de Raniere que la plupart des autres adeptes. Pourtant, les médias les ont toujours dépeintes comme de méchants « lieutenants » qui ont « choisi » de tromper et de faire du mal à d’autres femmes, et pour qui on ne peut donc éprouver aucune compassion.

L’expression « lavage de cerveau » était utilisée à l’origine pour décrire les techniques de réforme de la pensée développées par le gouvernement maoïste en Chine. Son utilisation pour parler des sectes remonte au début des années 1970. Des histoires de jeunes gens transformés en zombies, façon Un crime dans la tête, ont alimenté la paranoïa de l’époque ; il était alors courant d’enlever les membres de sectes pour les « déprogrammer ». Pourtant, malgré la prégnance du concept de lavage de cerveau dans l’imaginaire collectif, la communauté scientifique l’a toujours considéré avec un certain scepticisme. Les organisations de défense des droits de l’homme et les spécialistes des religions contestent vigoureusement l’utilisation d’une hypothèse non prouvée – et non vérifiable – pour déresponsabiliser des adultes jouissant de toutes leurs facultés intellectuelles. Les tentatives d’anciens adeptes de recourir à la « défense du lavage de cerveau » pour éviter d’être condamnés pour leurs méfaits ont échoué à plusieurs reprises. Il existe sans aucun doute des méthodes de persuasion coercitive, mais l’idée qu’une technique puisse à coup sûr détruire le libre arbitre d’un individu et le réduire à l’état de robot est aujourd’hui rejetée par presque tous les experts. Même l’historien et psychiatre Robert Jay Lifton, dont le livre « La réforme de la pensée et la psychologie du totalitarisme » 3 a fourni l’une des premières et des plus influentes descriptions de la persuasion coercitive, a pris soin de souligner que le lavage de cerveau n’est ni « tout-puissant » ni « irrésistible ». Dans un recueil de textes publié récemment, « Perdre contact avec le réel » 4, il écrit que la conversion sectaire implique généralement une forme de « renoncement volontaire à son libre arbitre ».

Si nous partons du principe que les membres de sectes conservent un certain degré de volition, il devient beaucoup plus difficile de distinguer les sectes d’autres organisations fondées sur des croyances. Nous pouvons froncer le nez devant le baratin malveillant de Keith Raniere, mais, s’il n’avait pas abusé sexuellement de ses adeptes, serions-nous capables d’expliquer pourquoi NXIVM relève davantage de la coercition ou de l’exploitation que n’importe quelle ­religion « exigeante » qui a droit de cité ? C’est pour cette raison que de nombreux spécialistes choisissent de ne pas employer le terme de « secte ». Raniere s’est peut-être érigé en source infaillible de sagesse et a cherché à couper ses disciples de toute influence extérieure, mais il semble que Jésus de Nazareth ait fait de même. L’Évangile de Luc rapporte ses paroles : « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » Une religion, comme le dit l’adage, n’est qu’« une secte qui a réussi ».

Reconnaître que l’adhésion à une secte comporte une part d’abandon volontaire soulève la question suivante : et si les sectes étaient attrayantes précisément parce qu’elles impliquent une forme de lâcher prise ? Dans The Vow, le documentaire de HBO sur NXIVM, un ancien adepte, visiblement plus sombre et plus sage, déclare : « Personne ne rejoint une secte. Personne. On rejoint une bonne cause, et ensuite on réalise qu’on s’est fait avoir. » La force de cette déclaration est quelque peu amoindrie lorsque l’on découvre que l’homme en question est un ex-membre non seulement de NXIVM, mais aussi de la Ramtha’s School of Enlightenment, un groupe basé dans l’État de Washington et dirigé par une femme qui prétend canaliser la sagesse d’un « guerrier lémurien » qui aurait vécu sur Terre il y a 35 000 ans. Rejoindre une secte peut être un coup de malchance ; en rejoindre deux s’apparente à une prédilection pour l’expérience sectaire.

«Ce n’étaient pas des victimes pas­sives, ils désiraient ardemment être contrôlés », écrit Haruki Murakami à propos des membres d’Aum Shinrikyō, la secte responsable de l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo, en 1995, qui a fait treize morts. Dans Underground 5, Murakami décrit la plupart des membres d’Aum comme ayant « déposé tous leurs précieux avoirs personnels dans la “banque spirituelle” du leader de la secte », Shōkō Asahara. Les adeptes, estime-t-il, aspiraient à se soumettre à une autorité supérieure – à la vision du monde de quelqu’un d’autre. Pour Robert Jay Lifton, les personnes ayant un certain vécu sont plus susceptibles que d’autres d’éprouver un tel désir : celles qui, très jeunes, ont éprouvé « un sentiment de confusion et d’atomisation » ou, à l’extrême opposé, ont « fait l’expérience d’un contrôle exceptionnellement intense au sein de leur milieu familial ». Cependant, insiste le psychiatre, ce désir de soumission totale est présent en chacun de nous et prend probablement racine dans l’enfance, longue période de dépendance pendant laquelle nous n’avions d’autre choix que d’attribuer à nos parents « une omnipotence excessive ». (Ce qui expliquerait pourquoi tant de gourous choisissent de se présenter comme le père ou la mère de leur « famille » sectaire.)

D’après certains chercheurs, les taux d’adhésion aux religions et aux sectes ont tendance à augmenter proportionnellement au degré d’incertitude émanant de notre environnement. Moins nous avons l’impression de contrôler la situation, plus nous sommes enclins à confier notre destin à une puissance supérieure. (Un exemple bien connu de ce phénomène a été fourni par l’anthropologue Bronisław Malinowski, qui a constaté que les pêcheurs des îles Trobriand, au large de la Nouvelle-Guinée, se livraient à davantage de rituels magiques à mesure qu’ils s’éloignaient en mer.) On a souvent mobilisé cette hypothèse pour expliquer pourquoi les sectes ont proliféré pendant le tumulte social et politique des années 1960, et pourquoi les États-Unis sont restés plus religieux que les autres pays industrialisés. Les Américains sont exposés à une précarité économique beaucoup plus grande que les habitants des pays dotés de meilleurs filets de sécurité sociale et seraient donc plus désireux de s’assurer un soutien extérieur.

Le problème des explications psychologiques ou sociologiques de la croyance est qu’elles ont toutes tendance à être légèrement condescendantes. Les croyants s’irritent, à juste titre, lorsque l’on taxe d’« opium » leurs convictions les plus profondes. (Souvenez-vous de l’indignation suscitée par cette déclaration de Barack Obama dans laquelle il disait regretter que les chômeurs de la Rust Belt s’accrochent « aux armes à feu ou à la religion ».) Lauren Hough, dans son recueil de textes autobiographiques « Partir n’est pas ce qu’il y a de plus difficile » 6, décrit de façon convaincante les forces sociales et économiques qui peuvent contribuer à rendre les sectes attrayantes, tout en réfutant l’idée que les adeptes des sectes ne seraient que des « capitulards ».

Hough a passé les quinze premières années de sa vie chez les Enfants de Dieu, une secte chrétienne qui considérait que la pédophilie avait l’approbation divine. Quant aux femmes de la communauté, on les exhortait à devenir, selon les termes d’un ancien membre, les « putes de Dieu ». Malgré le ressentiment que Lauren Hough éprouve toujours envers ceux qui ont abusé d’elle, son expérience de travailleuse payée au salaire minimum dans l’Amérique traditionnelle l’a convaincue que ce que prêchaient les Enfants de Dieu sur l’iniquité du système américain était bel et bien correct. Les souffrances et les indignités que ce pays inflige aux plus précaires sont suffisantes, selon elle, pour donner envie à n’importe qui de rejoindre une secte. Mais les personnes qui choisissent de le faire ne sont pas nécessairement de pauvres créatures induites en erreur par des courants sociaux qu’elles ne comprennent pas ; ce sont souvent des idéalistes qui cherchent à créer un monde meilleur. À propos de la décision de ses parents de rejoindre les Enfants de Dieu, Hough écrit : « Tout ce qu’ils voyaient, c’était la misère engendrée par la cupidité – la pauvreté et la guerre, la solitude et la foutue cruauté de tout cela. Ils ont donc rejoint une communauté où les gens partageaient le peu qu’ils avaient, où l’on parlait d’amour et de paix, d’un monde sans argent, d’agir pour une cause. Une famille. Ils ont choisi la mauvaise putain de communauté. Mais à qui cela n’est-il jamais arrivé ? »

L’attachement des adeptes à la vision initiale et idéalisée qu’ils avaient de leur secte les maintient souvent dans celle-ci longtemps après qu’ils ont ouvert les yeux sur la réalité des choses. Le psychologue Leon Festinger a forgé le concept de « dissonance cognitive » pour décrire ce sentiment désagréable survenant lorsque nous sommes confrontés à des informations qui contredisent clairement nos croyances les plus profondes. Dans ­l’ouvrage de référence L’Échec d’une prophétie 7, Festinger et ses coauteurs racontent ce qui est arrivé à une petite secte du Midwest lorsque les prédictions de sa meneuse, Dorothy Martin, ne se sont pas réalisées. Martin prétendait avoir été informée par divers êtres désincarnés qu’une inondation cataclysmique allait ravager l’Amérique le 21 décembre 1954 et qu’avant cette apocalypse, le 1er août 1954, elle et ses adeptes seraient secourus par une flotte de soucoupes volantes. Lorsque les extraterrestres ne sont pas apparus, certains membres ont déchanté et ont immédiatement quitté le groupe, mais d’autres ont réagi à cette déconvenue en renforçant leur engagement. Non seulement ils sont restés avec Martin, mais ils se sont mis, pour la première fois, à prêcher activement l’arrivée imminente des soucoupes.

Ce type de réaction contre-intuitive est au cœur de « Mieux vaut être parti » 8, d’Akash Kapur. L’auteur y brosse l’histoire d’Auroville, une « communauté intentionnelle » fondée dans le sud de l’Inde en 1968 par Mirra Alfassa, une Française que ses disciples appelaient « la Mère ». Elle prétendait avoir appris de son maître spirituel, Sri Aurobindo, une technique de « yoga intégral » capable de « transformer les cellules » et d’accorder la vie éternelle à ses adeptes. Elle voulait qu’Auroville (dont le nom fait référence à la fois à Sri Aurobindo et à l’aurore) soit l’incubateur du yoga intégral et le berceau d’une future race d’hommes et de femmes immortels et « supramentaux ».

La Mère ne semble pas avoir eu de véritables pulsions autoritaires, mais ses enseignements ont inspiré à ses adeptes un zèle proche de celui que l’on voue à un gourou. Lorsque, cinq ans après la fondation d’Auroville, elle ne parvint pas à réaliser la transformation cellulaire promise depuis longtemps et mourut à l’âge de 95 ans, la communauté naissante frôla la folie. « Elle ne nous a jamais préparés à la possibilité qu’elle quitte son corps, raconte l’un des adeptes à Kapur. J’étais totalement effaré. En fait, je suis encore sous le choc. » Pour préserver la vision de la Mère, les membres d’un groupe de croyants militants surnommé « le Collectif » fermèrent des écoles, brûlèrent des livres de la bibliothèque municipale, se rasèrent la tête et entreprirent de chasser les membres de la communauté qu’ils jugeaient insuffisamment dévots.

Kapur et sa femme ont tous deux grandi à Auroville. Dans son livre, il entrelace le récit de sa vie au sein de la communauté avec l’histoire de la mère de sa femme, Diane Maes, et de son compagnon, John Walker, deux pionniers d’Auroville qui ont été victimes de ce qu’il appelle « la recherche de la perfection ». Dans les années 1970, Diane fit une chute très grave alors qu’elle travaillait à la construction de la pièce maîtresse de l’architecture d’Auroville, le Temple de la Mère. Fidèle aux enseignements de son mentor, elle refusa tout traitement à long terme et se consacra à la transformation cellulaire ; elle ne marcha plus jamais. Lorsque John contracta une grave maladie parasitaire, il refusa lui aussi tout traitement médical et finit par mourir. Peu de temps après, Diane se suicida dans l’espoir de les rejoindre, lui et la Mère, dans la vie éternelle.

Kapur a, de son propre aveu, un rapport ambivalent à la foi : il s’en méfie et il l’envie. Il se trouve la plupart du temps « du côté de la raison », mais se demande si son scepticisme ne constitue pas un échec de l’imagination. S’il reconnaît que l’engagement spirituel de Diane et John les a tués, il n’est pas tout à fait prêt à qualifier leur foi d’inopportune. Il y avait, selon lui, quelque chose de « noble, voire d’exalté » dans la fermeté de leurs convictions. Et, bien qu’il soit consterné par le fanatisme qui s’est emparé d’Auroville, il est reconnaissant envers les pionniers pour leurs sacrifices.

Auroville a finalement survécu à sa révolution culturelle. La frénésie militante du Collectif s’est calmée, et la communauté a été placée sous l’administration du gouvernement indien. Kapur et sa femme, après vingt ans d’absence, sont revenus y vivre. Une cinquantaine d’années après sa fondation, Auroville n’est peut-être pas la « cité idéale » peuplée d’êtres immortels que se représentait la Mère, mais elle reste, selon Kapur, un témoignage de la dévotion de ses bâtisseurs. « Je suis fier que, en dépit des inévitables compromis que nous avons dû faire, nous ayons réussi à créer une société – ou du moins les bases d’une société – quelque peu égalitaire s’efforçant de dépasser le matérialisme qui dévore le reste de la planète. »

Kapur brosse un portrait trop sommaire de l’Auroville d’aujourd’hui pour que nous puissions juger de l’ampleur du triomphe que représente réellement cette ville de 3 300 habitants. De même, difficile de dire si le yoga intégral a joué un rôle prépondérant dans son succès. (La Norvège a compris comment être « quelque peu égalitaire » sans bénéficier de la sagesse transcendantale d’un gourou.) Que l’on partage ou non l’admiration de Kapur pour les certitudes spirituelles de ses prédécesseurs, il semble possible qu’Auroville ait prospéré en dépit de ces certitudes, plutôt que grâce à elles – que ce qui a finalement sauvé la communauté de la folie sectaire et de l’implosion finale n’ait précisément pas été la foi, ni la vision holistique de la Mère, mais le pluralisme, la tolérance et les ennuyeux « compromis » de la vie civique.

Loin d’Auroville, il est tentant de considérer le pluralisme et la tolérance comme allant de soi, mais tous deux sont mis à mal dans l’Amérique de l’ère d’Internet. La pensée en silo induite par les réseaux sociaux se révèle être un terreau fertile pour les idées extrémistes et les faits alternatifs. À ce jour, le phénomène sectaire le plus important et le plus effrayant à s’être développé en ligne est QAnon. Selon certains observateurs, le mouvement QAnon ne peut pas être considéré comme une véritable secte, car il n’a pas de leader charismatique unique. Donald Trump est un héros du mouvement, mais pas sa tête pensante. « Q », l’internaute anonyme dont les messages gnomiques forment la base de la mythologie de QAnon, est sans doute une sorte de leader, mais l’armée de « gourous » et de « promoteurs » qui décodent, interprètent et agrémentent les propos du maître se sont montrés parfaitement capables de concevoir une doctrine et d’inciter à la violence en l’absence de directives de Q. (Q n’a rien posté depuis décembre 2020, mais les prophéties et les conspirations ont continué à proliférer.) De toute évidence, nos définitions traditionnelles de ce qu’est une organisation sectaire vont devoir s’adapter aux nouvelles manières de faire communauté à l’ère d’Internet.

Les libéraux ont de bonnes raisons de s’inquiéter de la portée politique de QAnon. Une enquête publiée en mai 2021 par le Public Religion Research Institute a révélé que 15 % des Américains souscrivent à la croyance centrale de QAnon selon laquelle le pays est dirigé par une cabale de pédophiles adorateurs de Satan. Et 20 % pensent qu’« une tempête balaiera bientôt les élites au pouvoir et rétablira les dirigeants légitimes ». Pourtant, l’inquiétude suscitée par le mouvement tend à être désamorcée par l’imbécillité présumée de ses membres. Certains des avocats représentant les adeptes de QAnon qui ont participé à l’assaut du Capitole en ont même fait leur principale ligne de défense ; Albert Watkins, l’avocat de Jacob Chansley, le « chaman Q » au torse nu, a récemment déclaré à un journaliste que son client et les autres inculpés « souffrent de lésions cérébrales, ce sont des putains d’attardés ».

Mike Rothschild, dans son livre sur le phénomène QAnon, « La tempête est sur nous » 9, soutient que le mépris et les moqueries à l’égard des théories de QAnon nous ont conduits à sous-­estimer considérablement le mouvement et, encore aujourd’hui, nous empêchent de prendre au sérieux la menace qu’il représente. Le stéréotype qui voudrait qu’un disciple de Q soit un « conservateur blanc miné par le sentiment d’être persécuté par les élites libérales » ne doit pas nous faire oublier que le mouvement, comme n’importe quel groupe sectaire, compte de nombreuses personnes en quête de sens. « Malgré toute la violence engendrée par QAnon, de nombreux croyants veulent vraiment contribuer à rendre le monde meilleur », écrit Rothschild.

Ce n’est pas seulement l’ignominie des idées politiques de QAnon qui rend ses adeptes peu sympathiques à nos yeux. De façon générale, nous nourrissons un sentiment de supériorité à l’égard de ceux qui ont rejoint une secte. Les livres et les documentaires sur le sujet nous avertissent régulièrement que chacun d’entre nous peut être pris au piège, qu’il suffit de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, que le converti moyen n’est pas plus stupide que les autres. (Certaines sectes, dont Aum Shinrikyō, ont attiré un nombre étonnant de recrues très ­instruites.) Pourtant, nous ne parvenons pas à nous départir de l’idée qu’adhérer à une secte exige un degré inhabituel de crédulité ou de naïveté. Peu d’entre nous croient en leur for intérieur qu’Amy Carlson – la fondatrice récemment ­décédée de la secte Love Has Won, basée dans le Colorado, qui prétendait avoir donné naissance à toute la création et avoir été, dans une vie antérieure, la fille de Donald Trump – aurait pu nous envoûter.

Mais nous ferions mieux de ravaler notre orgueil : nous avons tous des croyances qui ne sont étayées par aucune preuve irréfutable. La croyance que Jésus était le fils de Dieu et que « tout arrive pour une raison » est plus ancienne et plus répandue que celle qui voudrait qu’Amy Carlson ait un accès privilégié à la cinquième dimension, mais aucune des deux n’est, en définitive, plus rationnelle.

 Au cours des dernières décennies, de plus en plus de chercheurs se sont mis à insister sur le fait qu’aucune de nos croyances, rationnelles ou non, n’avait grand-chose à voir avec le raisonnement logique. « Nous ne déployons pas notre puissant intellect pour analyser le monde en toute objectivité », écrit William J. Bernstein dans « Les illusions des foules » 10. Au lieu de cela, nous ­« tentons de faire correspondre les faits à nos préconceptions d’origine émotionnelle ».

Le livre de Bernstein, une étude de nos emballements collectifs pour des idéologies religieuses ou économiques, s’inspire de l’ouvrage de Charles Mackay paru en 1841, Délires populaires extraordinaires et la folie des foules 11. Mackay considérait que la dynamique des foules était au cœur de phénomènes aussi disparates que la bulle des mers du Sud, les croisades ou la chasse aux sorcières. William Bernstein s’appuie sur les travaux de la psychologie évolutionniste et des neurosciences pour expliciter certaines des observations de Mackay et soutient que notre tendance au délire collectif est déterminée en partie par notre faiblesse congénitale pour les histoires. « Les humains comprennent le monde par le biais de récits, écrit-il. Nous avons beau nous targuer de notre rationalité individuelle, une bonne histoire, si déficiente soit-elle sur le plan analytique, reste à l’esprit, trouve une résonance émotionnelle et persuade davantage que les faits ou les données les plus implacables. »

Notons que Bernstein ne fait pas seulement référence aux histoires racontées par les sectes, mais aussi à celles qui nous font tomber dans toutes sortes d’escroqueries, notamment financières. Tous les délires ne sont pas mystiques. L’expression « une bonne histoire » peut être trompeuse, car nombre d’histoires colportées par des bonimenteurs et des gourous sont, d’un point de vue strictement littéraire, plutôt mauvaises. Ce qui les rend attrayantes, ce n’est pas leur intrigue mais leur promesse : voici une réponse au problème de la vie. Ou bien : voici un moyen de devenir riche à millions. Dans les deux cas, la petite voix qui nous rappelle au bon sens – n’est-il pas un peu bizarre que les extraterrestres n’aient choisi de sauver de la destruction de l’Amérique que mes amis et moi ? Bernie Madoff peut-il véritablement disposer d’un système infaillible capable de faire gagner 10 % par an à tous ses investisseurs ? – est rapidement étouffée par le charme des merveilleuses perspectives entrevues. Et, une fois que vous êtes entré dans l’illusion, vous êtes entouré de gens qui ont pris le même engagement et sont bien décidés à maintenir le mensonge.

Le processus par lequel les adeptes finissent par se libérer des croyances véhiculées par leur secte semble rarement être accéléré par l’intervention de personnes extérieures bien intentionnées. Ceux qui embrassent une idéologie de groupe apprennent très vite à reléguer le scepticisme des autres au rang d’élucubrations stupides de non-initiés. Si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle nos croyances découlent d’attachements émotionnels plutôt que de l’évaluation dépassionnée des faits, il y a peu de raisons d’imaginer que le débat rationnel puisse rompre le charme.

La bonne nouvelle, c’est que les objections rationnelles aux failles de la doctrine d’une secte ou à l’hypocrisie d’un gourou ont un impact puissant si elles sont formulées par les membres de la secte eux-mêmes. L’esprit critique peut être émoussé par la pensée sectaire, mais il est rarement complètement éteint – en particulier si la vie au sein de la secte s’avère désagréable. Rothschild interroge plusieurs adeptes de QAnon dont les yeux se sont dessillés après avoir remarqué « un fil qui pendait », lequel, une fois tiré, a détricoté tout l’écheveau de croyances de QAnon. On peut s’étonner que quelqu’un qui a adhéré à l’idée que Hillary Clinton buvait le sang des enfants puisse être tourneboulé par, disons, une banale erreur de dates, mais l’esprit humain est une chose mystérieuse. Parfois, c’est un souvenir de l’école primaire qui permet d’ouvrir les yeux : une des ex-scientologues interrogés dans le documentaire Scientologie, sous emprise, d’Alex Gibney, raconte qu’après quelques années passées dans l’organisation elle a commencé à tiquer en lisant le récit de L. Ron Hubbard selon lequel un seigneur intergalactique aurait lancé des bombes A sur le Vésuve et l’Etna il y a 75 millions d’années. Le détail qui a éveillé ses soupçons n’était pas particulièrement farfelu. « Dis donc ! se souvient-elle avoir pensé. J’ai étudié la géographie à l’école : ces volcans n’existaient pas il y a 75 millions d’années ! » 

— Zoë Heller est une journaliste et romancière britannique dont un roman a été traduit en français : Chronique d’un scandale (Calmann-Lévy, 2005). — Cet article est paru dans The New Yorker le 5 juillet 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet. 

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«Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas autant senti comme chez moi », écrit Mark Twain en arrivant à Odessa en 1867. Le joyau de la Nouvelle-Russie semble pourtant à mille lieues de l’atmosphère du port fluvial d’où vient Mark Twain. Mais la ressemblance d’Odessa avec Hannibal, la ville du Missouri où il a grandi, est patente. Toutes deux sont des villes-champignons avec des bâtiments de pierre calcaire ordonnés géométriquement au bord de l’eau. Devant les larges rues, les maisons basses dépourvues d’ornements et cette « allure neuve familière », l’écrivain américain se trouve en terrain connu. Et, lorsque Twain est accueilli par un « étouffant nuage de poussière », il y voit « un salut de [sa] chère terre natale ». 

Cette ressemblance n’est pas fortuite : les deux villes sont l’une et l’autre des ports destinés au transport du blé. Catherine II a fondé Odessa sur la mer Noire en 1794 pour assurer sa mainmise sur le commerce des céréales, et Hannibal a surgi sur les rives du Mississippi à peine vingt-cinq ans plus tard, quand le blé et d’autres produits ont commencé à transiter par ses quais. Ce sont la jeunesse de ces villes et les poussées de croissance alimentées par le blé qui expliquent leur plan quadrillé, leur conception fonctionnelle et les nuages de poussière (dus pour l’essentiel à la circulation intense sur des routes pas encore goudronnées). « Si on regarde la rue vers le haut comme vers le bas, écrit Twain à propos d’Odessa, on voit l’Amérique ! » 

La visite de Mark Twain intervient à un moment clé, quand l’Ukraine, traditionnel grenier à blé de l’Europe, se voit sur le point d’être largement distancée par les exportations américaines de céréales. À la fin du XIXe siècle, New York expédiera en effet autant de tonnes en une semaine qu’Odessa en un an. Le blé américain transitera par des ports tels qu’ Hannibal, voyagera le long des rivières ou des voies ferrées, puis traversera les mers. 

Ce commerce céréalier avait une importance capitale, affirme l’historien Scott Reynolds Nelson dans son passionnant ouvrage Oceans of Grain. Son sous-titre – « Comment le blé américain a refaçonné le monde » – vous fera peut-être lever les yeux au ciel, vu la longue série d’ouvrages déjà consacrés à des produits de base qui auraient révolutionné la planète (morue, thé, banane, mauvéine...) 1. Mais l’auteur, un universitaire couvert de prix, considère que le blé a eu une influence décisive sur l’ordre du monde, et son obsession céréalière est communicative. On entame le livre en lecteur détaché découvrant ­gentiment la complexité des chaînes de causalité ; quand on le lâche, on est devenu un fétichiste monomaniaque du blé. 

On se retrouve notamment rapidement convaincu que la suprématie acquise par les États-Unis dans le commerce de cette céréale constitue bel et bien un événement historique majeur. Autant pour le pays lui-même – les exportations de blé stimulant la croissance économique – que pour les sociétés européennes importatrices : grâce au blé américain, elles ont pu s’urbaniser et se lancer dans l’expansion coloniale. Pour la Russie et l’Union soviétique, a contrario, les pénuries de céréales furent régulièrement sources d’humiliation, de troubles sociaux et d’hécatombes. 

La mondialisation du commerce céréalier constitue un phénomène relativement récent. À l’origine, les échanges entre des ports éloignés portaient sur des produits d’une valeur suffisante pour justifier des frais de transport importants. Soie, épices, sucre, indigo, métaux précieux, porcelaine, café, tabac et esclaves, voilà ce dont étaient chargés les navires et les caravanes jusqu’à la révolution industrielle. Les céréales, quant à elles, sont très volumineuses. Et les transporter des champs jusqu’aux navires par des chemins de terre est particulièrement onéreux. 

Ces coûts ont eu un impact important sur la politique à l’âge préindustriel. Dans quelle mesure une ville pouvait-elle accroître sa population ? Jusqu’où une armée pouvait-elle s’avancer ? Autant de questions liées à la quantité de blé que l’on pouvait acheminer par de mauvaises routes. En général, souligne Scott Reynolds Nelson, les empires ont cherché en priorité à préserver leurs céréales et à les rapatrier des périphéries vers les villes du centre. 

C’est ce modèle centripète que Catherine II a voulu contrecarrer en fondant Odessa. Influencée par les économistes français de l’époque des Lumières, l’impératrice a décidé de développer l’Empire russe non pas en accumulant les céréales, mais en les vendant agressivement à l’étranger. Après avoir arraché l’Ukraine à l’Empire ottoman, elle a recruté des immigrés pour labourer sa terre noire, notamment des mennonites allemands auxquels elle avait promis la liberté de culte et l’exemption du service militaire. Le modeste village de Khadjibeï, rebaptisé Odessa, deviendra le pivot de son nouveau commerce. Le blé ukrainien, plutôt que d’être expédié vers Moscou, sera péniblement transporté sur les rives de la mer Noire, puis vendu en Europe occidentale. 

La stratégie de Catherine II témoigne d’une confiance dans le commerce international qui, deux siècles plus tôt, aurait été infondée. Mais l’amélioration considérable des navires et le développement du cadre législatif autorisaient alors cette confiance. En 1776, dans La Richesse des nations 2, Adam Smith invitait les responsables politiques à prendre conscience des étourdissantes perspectives qu’engendrerait un puissant commerce international de céréales. Et Thomas Paine, dans Le Sens commun 3, publié la même année, suggérait aux États-Unis d’adopter cette stratégie. « Notre plan, c’est de faire du commerce », écrit-il. Plutôt que de combattre l’Europe, le nouveau pays la nourrira.  

C’est du moins ce qu’espérait Paine. En réalité, deux guerres anglo-américaines, suivies d’une bataille tarifaire et de l’effondrement consécutif du prix des céréales, vont saper les perspectives du blé. Puis apparaîtront des ennemis de l’intérieur : les politiciens du Sud, inquiets de l’effet sur l’esclavage d’un afflux de cultivateurs free-soilers 4 dans l’électorat. Les puissants esclavagistes voient donc d’un mauvais œil tout ce qui pourrait intensifier les liens entre les plaines de l’Ouest et les marchés de l’Est – chemins de fer, enseignement agricole, terres bon marché –, et ils pèsent de tout leur poids pour bloquer les lois favorables aux céréa­liers. Les marchands de blé américains se retrouvent alors pratiquement exclus des marchés internationaux : dans les années 1830, les exportateurs américains gagnent dix fois plus en vendant du coton qu’en vendant du blé. 

Dans le même temps, les exportateurs de blé russes vont au contraire bénéficier de conditions favorables. Les guerres napoléoniennes mettent en branle des armées affamées et perturbent le commerce continental des céréales. Des pluies torrentielles noient ensuite les champs européens. Augmentation de la demande et réduction de l’offre : le prix des céréales grimpe en flèche, le port franc d’Odessa prospère. Soutenue par les bénéfices du blé, la ville se développera plus vite que n’importe quelle autre grande cité européenne du XIXe siècle. Dans les années 1850, le port compte plus de 500 entrepôts de blé. Avec ses panneaux de signalisation, ses affiches de théâtre en italien et ses huit usines de macaronis, Odessa se présente comme une ville ouverte, tournée vers l’Ouest, destination de ses navires céréaliers. 

Mais, par un cruel hasard de la géographie, les cargos russes doivent, pour atteindre les marchés européens, franchir deux détroits, le Bosphore et les Dardanelles, contrôlés tous deux par les Ottomans. En 1853, le tsar Nicolas Ier, petit-fils de Catherine II, estimant que cette situation n’est plus tolérable, déclenche la guerre de Crimée. Au début du conflit, il commet l’erreur d’interrompre les exportations de céréales, sans doute dans le but de garder le blé pour ses propres troupes. Mais cela provoque des émeutes de la faim en Angleterre et met en évidence les risques pour la Grande-Bretagne et la France de dépendre des céréales russes. Les deux nations vont entrer en guerre aux côtés des Ottomans et porter un coup terrible aux ambitions territoriales, aux finances et aux velléités de contrôle du commerce du blé de la Russie. 

Le blé américain commence à être disponible, et c’est une aubaine pour l’Europe. Bénéficiant d’un sol riche et d’un soleil généreux, les terres arables du centre des États-Unis figurent parmi les zones agricoles les plus prometteuses de la planète. Les droits de douane européens ont baissé à partir des années 1840, puis la guerre de Sécession a sapé l’influence politique des esclavagistes hostiles au blé. Les législateurs du Nord distribuent des terres dans l’Ouest, font construire des chemins de fer et créent des lycées agricoles. 

Tandis que les céréales américaines voyagent sans difficulté du champ au port, le blé ukrainien patauge sur des routes boueuses. Pour le transporter, Odessa compte sur le ballet incessant de charrettes qui arrivent chaque jour sur les quais, parfois après avoir parcouru plusieurs centaines de kilomètres. La première gare n’apparaît qu’en 1865 et ne contribue guère à accélérer le mouvement des marchandises. En 1880, à cause de l’état déplorable des chemins de fer russes, le blé coûte six fois plus cher à transporter vers le sud de l’Ukraine qu’à travers les États-Unis. Même après l’ouverture de la gare d’Odessa, il faudra des années pour qu’un voyage vers Moscou devienne possible – et encore, via un itinéraire absurde qui rallonge le parcours de plusieurs centaines de kilomètres. 

Pendant ce temps, la vente de blé américain grimpe en flèche en Europe. Scott Reynolds Nelson raconte comment la dynamite, brevetée en 1867, permet de percer des tunnels dans les montagnes, d’élargir les rivières et de draguer plus profondément les ports pour accueillir des navires à fort tonnage. L’explosif est également utilisé pour élargir les accès aux villes importatrices et « mieux les raccorder au tuyau d’où gicle le blé américain bon marché », écrit-il. L’une des villes ainsi « arrosées », Anvers, verra son commerce multiplié par six en seulement deux décennies.  

Plus il y a de bateaux chargés de céréales traversant l’Atlantique d’ouest en est, plus il faut trouver à les remplir au retour. Des millions d’Européens en profitent pour s’offrir une croisière à moindre coût en logeant dans les entreponts, ce qui fait aussi de l’époque du boom américain du blé celle de l’immigration massive. Parmi les arrivants figurent les descendants des mennonites allemands que Catherine II avait recrutés pour cultiver les terres ukrainiennes. Lorsque leur exemption du service militaire a expiré, ils sont passés de la steppe russe aux plaines américaines, en y apportant des semences d’un blé d’hiver résistant, le rouge de Turquie. Une fois installés sur des terres non arborées, ils sèment ce blé dans tout l’Ouest. Le grain qui faisait précédemment la richesse d’Odessa fera désormais celle d’Omaha. 

 « On a peine à concevoir le volume de céréales qui traversait l’Atlantique », écrit Scott Reynolds Nelson. Dans les seules années 1870, la valeur des exportations alimentaires américaines vers l’Europe augmente de 611 %, le produit le plus demandé étant le blé. La taille des grandes villes européennes – Londres, Paris, Berlin et Rome – va plus que doubler au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Avec la baisse des prix des denrées alimentaires, l’espérance de vie des Européens va commencer à grimper, passant de 36 ans en 1850 à 43 ans en 1900. En outre, la disponibilité soudaine du blé bon marché, écrit Scott Reynolds Nelson, va alimenter la ruée européenne vers les colonies africaines et asiatiques : les céréales américaines mettent les conquêtes lointaines « à la portée des empires européens ».  

Arrêtons-nous un instant, toutefois. Ces grands changements historiques sont-ils uniquement dus au blé ? Non, bien sûr. La santé publique, l’hygiène et la vaccination contre la variole ont probablement davantage contribué à allonger la vie des Européens que l’afflux de blé ; et, pour ne s’en tenir qu’à l’alimentation, la pomme de terre a elle aussi offert une source de calories bon marché. Quant à l’impérialisme européen, il ne s’explique pas par la seule révolution céréalière : les avancées technologiques liées à l’utilisation de la vapeur, les rivalités géopolitiques et les nouvelles idéologies raciales ont toutes pesé dans la balance. 

Oceans of Grain, parce qu’il se focalise sur le blé, ne s’attarde guère sur les autres facteurs. Sous la plume d’un autre historien, une telle logique expéditive pourrait agacer le lecteur. Mais Scott Reynolds Nelson est un esprit si vif et si original qu’on le suit sur sa lancée même lorsqu’il prend des raccourcis hasardeux. Ce livre est un bolide dépourvu de freins qu’on ne peut qu’acclamer lorsqu’il passe devant les tribunes. 

Si on l’acclame, c’est parce qu’il offre un regard neuf sur une histoire familière. Ce qui ressort le plus nettement, c’est l’importance colossale de l’ascension des États-Unis. Entre 1869 et 1911, leur production agricole déjà prodigieuse est multipliée par deux et demi, faisant du pays la plus grande économie du monde. Cette croissance propulsée par l’agriculture représente, selon la sociologue Monica Prasad, « l’événement le plus marquant de la fin du XIXe siècle et du début du XXe dans le monde occidental […]. C’était une croissance alors jamais vue, que personne ne savait comment maîtriser ».

«Odessa a connu son heure de gloire. À présent, elle va subir le déclin et une lente agonie », pronostique tristement l’ingénieur P. S. Chekhovich en 1894. Avec raison : l’agriculture russe est entrée dans une période sombre qui durera au moins un siècle. Ses exportations étant en berne, la Russie n’a pas les ressources requises pour se moderniser, et les tentatives du gouvernement pour relancer les exploitations agricoles piétinent. En 1891, une crise céréalière voit les paysans « arracher leurs toits de chaume pour nourrir leurs chevaux, envoyer leurs enfants mendier du pain en ville et, pour finir, manger lesdits chevaux », écrit Scott Reynolds Nelson. 

Distancée en Europe, la Russie se tourne donc vers l’est pour trouver de nouveaux débouchés commerciaux. On entame alors la construction de l’énorme et ruineux chemin de fer transsibérien, reliant Moscou au Pacifique. Mais ­l’expansion russe déclenche une contre-attaque japonaise, au cours de laquelle le Japon coule la flotte russe du Pacifique et s’empare du port censé ­servir de terminus au Transsibérien, provoquant une nouvelle crise céréalière. Les grèves, les mutineries et les émeutes de la faim sont à l’origine de la révolution de 1905. À Odessa, particulièrement touchée par la guerre avec le Japon, elles vont susciter l’un des pires pogroms de l’histoire de la Russie – quelque 300 juifs seront massacrés. 

Les perspectives pour le blé russe vont encore s’assombrir pendant les années précédant la Première Guerre mondiale, lorsque les Ottomans ferment les détroits du Bosphore et des Dardanelles et blo­quent complètement les exportations de céréales vers l’ouest. Et la pénurie de céréales en Russie va de nouveau entraîner des émeutes de la faim et une révolution, communiste celle-là, qui dévastera Odessa. « Du pain pour le peuple ! », tel est l’impérieux slogan qui porte les bolcheviks au pouvoir. Les céréales sont au cœur des préoccupations des révolutionnaires. Léon Trotski, qui a fait sa scolarité à Odessa, est le fils d’un cultivateur de blé ukrainien. L’un des écrivains les plus célèbres du début de l’Union soviétique, Maxime Gorki, a travaillé dans une boulangerie et écrit un roman sur un boulanger 5. Scott Reynolds Nelson, dans un autre de ses accès d’enthousiasme contagieux, s’intéresse à une figure plus obscure, un théoricien socialiste connu sous le nom d’Alexandre Parvus. Issu d’une famille de négociants en céréales, il avait vécu à Odessa, ce qui faisait de lui un « marxiste d’un nouveau genre ». Il mettait l’accent sur le commerce international plutôt que sur le travail : « Parvus a vu les fils qui nous lient tous ensemble », écrit l’historien. Bien que les dirigeants bolcheviques aient fini par tourner le dos à Parvus, Scott Reynolds Nelson soutient que sa vision du monde centrée sur les céréales a influencé les théories de Lénine sur l’impérialisme, ainsi que la pensée de Trotski et de Rosa Luxemburg. 

Pourtant, le pain doctrinal ne pourra pas remplacer le vrai pain quand la révolution russe dévastera l’agriculture du pays. La guerre civile et la restructuration économique vont faire chuter de moitié les récoltes de céréales de 1921 par rapport à leur niveau d’avant la Première Guerre mondiale ; la famine que cela engendrera fera au moins 3 millions de morts. La décennie suivante verra sévir une famine encore plus catastrophique, cette fois provoquée par Staline : au début des années 1930, il confisque les récoltes ukrainiennes et affame les agriculteurs ukrainiens pour nourrir les villes soviétiques. Il est difficile de chiffrer précisément le nombre de victimes (Staline a fait exécuter les démographes), mais une estimation officieuse des responsables soviétiques tourne autour de 5,5 millions – un bilan « peut-être un peu sous-évalué », avance l’historien Timothy Snyder. Les Ukrainiens nomment cet épisode Holodomor, « extermination par la faim » en ukrainien. 

Les États-Unis vont eux aussi faire face à des problèmes agricoles, mais d’un tout autre genre. Ils sont causés par la surabondance : des récoltes exceptionnelles inondent le marché et excèdent la demande. Au début de la Grande Dépression, le gouvernement fédéral achète 6,8 millions de tonnes de blé pour soutenir les prix. Le secrétaire à l’Agriculture se plaint des diététiciens, qui, en encourageant la modération, portent préjudice aux cultivateurs. « Mangez une tartine de plus chaque jour pour aider les agriculteurs ! » prône la Civic and Commerce Association de Minneapolis dans le cadre de l’une des nombreuses campagnes « Mangez plus » initiées pendant la Grande Dépression. 

Minneapolis, où le blé des grandes plaines est acheminé pour être moulu, incitera sans relâche la population américaine à consommer davantage. C’est une minoterie de cette ville qui invente les céréales pour petit déjeuner Wheaties pour écouler le son dont les meuniers se débarrassent allègrement. « Pourquoi ne pas essayer Wheaties ? adjure un quartet a cappella dans le tout premier jingle diffusé à la radio. Le blé est la meilleure nourriture pour l’homme. » Les publicitaires de Wheaties vont aussi cibler le monde du sport pour faire la promotion des calories. C’est d’ailleurs en gagnant un concours national de commentateur sportif organisé par Wheaties que le jeune Ronald Reagan atterrit à Hollywood en 1937.  

Les États-Unis vont surmonter leur problème d’excédents en trouvant des débouchés à l’étranger. Les dirigeants soviétiques, quant à eux, restent aux prises avec ce qu’ils appellent « la question céréa­lière ». Bien qu’il ait jugulé les famines après la Seconde Guerre mondiale, le pays n’a jamais recouvré sa puissance céréalière du XIXe siècle. Dans les années 1970, Moscou dépend des excédents de blé des exploitations américaines. Le grain qu’il achète descend du rouge de Turquie, le blé dur d’hiver que les mennonites allemands cultivaient auparavant en Ukraine. 

Le commerce des céréales a-t-il aujourd’hui la même importance ? Il est désormais si fluide qu’il est facile d’oublier son existence. Il y a pourtant au moins un dirigeant au monde qui partage l’obsession de Scott Reynolds Nelson pour le blé : Vladimir Poutine. La sécurité alimentaire est une « préoccupation majeure du gouvernement Poutine », écrit l’historienne Susanne A. Wengle dans « Terre noire, pain blanc » 6. À coups de quotas, d’allégements fiscaux et de subventions, Poutine a revitalisé l’agrobusiness russe et reconstruit la production céréalière au cours des deux dernières décennies, ce qui a contribué à immuniser son économie contre les sanctions. Redevenue productrice de céréales, la Russie a retrouvé son titre de numéro un mondial en matière d’exportation de blé 7

Si la Russie absorbait l’Ukraine ou en prenait le contrôle, sa part dans les exportations avoisinerait les 30 % – une proportion « stupéfiante », selon l’historien de l’économie Adam Tooze. Le blé est loin d’être le seul motif de l’invasion, Vladimir Poutine ayant d’abord voulu mettre un terme aux avancées de l’Otan vers l’est et à l’attirance de l’Ukraine pour l’Ouest. Néanmoins, en reprenant à l’Ukraine son sol fertile et son grand port de la mer Noire – c’est-à-dire en reconstituant le royaume de Catherine II –, le président russe pourrait symboliquement effacer les pertes humiliantes qu’a subies son pays après avoir été destitué de sa position centrale sur le marché des céréales.  

Ce faisant, la Russie ne se contenterait pas de sécuriser ses approvisionnements alimentaires : elle pourrait interférer dans ceux des pays tiers. L’interruption des flux de céréales résultant de l’invasion de février 2022 et la crise actuelle dans les circuits d’approvisionnement ont d’ores et déjà entraîné une forte hausse des prix des denrées alimentaires. Les conséquences sont alarmantes, notamment pour l’Afrique et le Moyen-Orient. La présidente de la Commission euro­péenne a accusé Moscou de provoquer délibérément une crise alimentaire mondiale en ciblant les silos, les rails et les ports ukrainiens. Non seulement le prix des céréales russes (et des récoltes ukrainiennes pillées que la Russie cherche à revendre) augmente, mais cela permet aussi à Moscou de s’attacher le soutien des pays désespérément demandeurs de céréales qui rechignent désormais à s’opposer publiquement à Poutine. Ce dernier, en plaçant toute l’Ukraine sous son contrôle, pourrait faire du blé une arme encore plus redoutable. 

Scott Reynolds Nelson a mis un point final à son livre avant l’invasion de Poutine, mais celle-ci ne l’a pas surpris. « Tout empire en devenir fonde sa puissance sur le commerce international de nourriture et d’énergie », a-t-il déclaré fin février. Même si l’invasion devait échouer, prédit-il, d’ambitieux dirigeants russes continueront à considérer que leur chemin vers le pouvoir passe par les champs fertiles de l’Ukraine. C’est un sombre constat, qui sous-entend que bien peu de choses ont changé depuis que Catherine II a repoussé l’Empire ottoman au XVIIIe siècle et que Staline a affamé les paysans ukrainiens pour nourrir les villes soviétiques au XXe. Dans l’intérêt de la planète, il faut souhaiter que Scott Reynolds Nelson ait tort. Mais, à voir les troupes russes déferler à nouveau par-delà la frontière, on peut craindre qu’il n’ait raison.  

— Daniel Immerwahr enseigne l’histoire à l’université Northwestern, près de Chicago. — Cet article est paru dans The New York Review of Books le 21 juillet 2022. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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« Cette année m’a permis de prendre du temps pour moi, de voir un psy, de soigner mes traumas », dit une lycéenne de 17 ans interrogée par le magazine Elle1. Le sujet est délicat, car le réflexe de dérision que ce genre de propos peut susciter risque de jeter la suspicion sur la notion même de traumatisme et la sincérité des récits associés. Notre dossier explore l’extraordinaire prégnance que le traumatisme psychique sous toutes ses formes a acquise dans nos sociétés nanties. La révélation d’un traumatisme est devenue un deus ex machina quasi obligé des œuvres littéraires et des séries ; le trouble de stress post-traumatique, désignant à l’origine les maux des militaires rescapés des horreurs de la guerre, semble désormais applicable à toute personne se percevant comme victime de quoi que ce soit ; les best-sellers de psys nous invitant à nous soigner pleuvent sur nos têtes ; les lieux de souvenir commémorant les traumatismes passés poussent comme des champignons, les hommes politiques en tirent recette et les tribunaux accordent aujourd’hui de manière presque automatique des indemnités parfois considérables aux victimes dont des professionnels attestent que leur psychisme a souffert.

Contrairement à ce que voudraient nous faire croire certains auteurs, il s’agit bien d’un phénomène récent et qui s’amplifie.

Le vieux français ne connaît que l’adjectif « traumatique », qui signifie paradoxalement « bon pour les blessures ». Il s’agit de blessures physiques, bien sûr, et, lorsque le mot « traumatisme » apparaît dans notre langue, au XIXe siècle, c’est pour désigner « l’état dans lequel une blessure grave jette l’organisme » (Littré). Il nous en reste le traumatisme crânien, terme de médecine qui ne préjuge pas des conséquences psychiques éventuelles. Comme le remarque l’historien Thomas W. Laqueur, l’idée qu’un événement puisse créer un traumatisme psychique éventuellement somatisé remonte aux accidents de chemin de fer de l’Angleterre du milieu du XIXe siècle. Elle est développée par le psychologue William James, mais c’est Freud qui fait correspondre le mot et la chose : « Nous devons plutôt présumer que le traumatisme psychique – ou plus précisément le souvenir [refoulé] du traumatisme – agit comme un corps étranger qui, longtemps après son entrée, doit continuer à être considéré comme un agent encore opérant », écrit-il en 1893. En anglais, le mot en vigueur est trauma ; son usage par une adolescente française témoigne de l’impact des réseaux sociaux et de la banalisation d’un freudisme de pacotille.

Penser son époque est la tâche impossible à laquelle s’assignent les sociologues. Seul le recul du temps permet d’espérer y voir clair – et encore. Sans donc avancer de diagnostic, on peut se contenter d’attirer l’attention sur le phénomène et de formuler quelques questions. Dont celle-ci : existerait-il un lien entre cette inflation du traumatisme et la tendance au repli individualiste et narcissique si souvent soulignée dans les dossiers de Books ? Le déclin des croyances religieuses et des grandes idéologies qui cimentaient nos sociétés crée un vide qu’il faut bien remplir. À cela on peut objecter que certaines idéologies, comme le nationalisme et l’égalitarisme, gardent pignon sur rue, tandis que d’autres prennent le relais, comme l’écologisme. Mais ces idéologies anciennes et nouvelles ont tendance à s’exprimer elles aussi dans un langage traumatologique. L’écologisme présente à cet égard un intérêt particulier : il se fonde sur la double idée d’un traumatisme fait à la Terre et d’un traumatisme à venir pour nos enfants ; il complète le tableau, en quelque sorte, introduisant la notion d’un stress non pas post- mais pré-traumatique.  

Olivier Postel-Vinay

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C’est bien joli de parler dans ces colonnes des éditeurs, des auteurs, des rentrées littéraires et des livres, mais quidde la lecture ? Je me faisais cette réflexion en découvrant récemment de nouvelles statistiques sur les classes d’âge des lecteurs, les ventes en librairie, l’évolution des chiffres d’affaires des différents segments éditoriaux et leurs parts de marché. Depuis que la hiérarchisation des arts et les jugements de valeur sont de plus en plus mal vus, que la quantité est devenue un critère de qualité et que le monde s’appréhende à l’aune exclusive des chiffres, il est de plus en plus périlleux de l’interpréter, mais ce n’est pas une raison pour ne pas essayer.

Comme tout auteur de « littérature » (essais, romans), de surcroît dite « exigeante » par le business lui-même, il y a belle lurette que je me demande qui seront demain mes lecteurs, car, majoritairement d’âge mûr, ceux d’hier et d’aujourd’hui ont fatalement tendance à disparaître. D’où mon inquiétude récurrente, aggravée par le fait que de plus en plus d’adultes nés au XXe siècle passent une part croissante de leur temps sur les supports numériques, quand ils n’écoutent pas des podcasts ou ne visionnent pas des séries. C’est dire si les enquêtes sur la lecture suscitent mon intérêt. Notamment l’édition 2022 du sondage Ipsos « Junior Connect’ » (ah ! ce titre…), publiée en mars dernier et révélant que, si « les 13-19 ans passent de plus en plus de temps sur leurs écrans (90 % d’entre eux possèdent un smartphone), ils ne lisent pas moins qu’avant ». Ah bon ? Et comment cela est-il possible ? Entrer dans les détails a douché mon optimisme car, à y regarder de plus près, les jeunes passent en moyenne « trois heures cinquante par jour sur leurs écrans » et « trois heures quatorze par semaine à lire » (soit treize minutes de lecture hebdomadaire de plus qu’il y a six ans). Est-ce à dire qu’ils ne lisent pas sur leurs écrans ? Ce n’est pas clair. Plus évidents sont les formes et les fonds qui les excitent : soit respectivement les BD, les comics et les mangas (genres qui explosent) dans les catégories dystopie, uchronie, fantasy, fiction postapocalyptique et roman sentimental (pour les filles, qui lisent davantage ?). Pourquoi pas ? C’est très bien, diront ceux pour qui la lecture ne sera jamais ce « vice impuni » dont parle Valery Larbaud et qui préconisent une « attitude décomplexée par rapport à la lecture ». Ce qui signifie ne pas s’interroger sur les trous noirs et les angles morts de l’enquête, comme la lecture des classiques de la littérature hors prescription scolaire ou, en bon français, la non-fiction novel. Mais passons. Autre enseignement intéressant : que l’auteur soit mort ou vivant, si vous voulez vendre des livres à la génération Z (dont les membres sont nés entre 1997 et 2010), mieux vaut que vos œuvres aient fait l’objet d’adaptations audiovisuelles, comme l’ont montré les réimpressions d’Arsène Lupin, de Maurice Leblanc, et des Illusions perdues, de Balzac, après les cartons de la série Netflix et du film de Xavier Giannoli. Mieux encore : inventez une romance de nature à être adaptée en webtoon (BD numérique défilant sur smartphone) et qui, si elle cumule vues et likes, sera imprimée sur papier avant de donner lieu à des films et des séries. Ainsi de la saga After, d’Anna Todd – 12 millions d’exemplaires écoulés dans 30 pays pour un lectorat estimé à 2 milliards. Mais surtout, n’oubliez pas de faire parler de vous sur TikTok et Snapchat. Vous pensiez que la littérature était, par définition, inadaptable en images et, a fortiori, en dessins ? Qu’elle servait à apprendre ce que sont l’existence humaine, l’amour, la mort, le pouvoir, la société, les paysages, les sensations, et toute vie intérieure digne de ce nom ? Vous retardez, ce monde-là n’est plus. Et c’est à se demander pourquoi les jeunes tiennent tant à le fuir dans des fictions qui soit le déforment, le modifient, l’amplifient ou le remplacent, soit rendent ses affects mièvres et mielleux, du genre à faire passer l’eau de rose pour un tord-boyaux. Avouez que cette question, la plus passionnante de toutes, mériterait une autre enquête. 

— Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le Grand Prix de la critique de l’Académie française.

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Kelley Watt est une grand-mère sexagénaire de Tulsa, en Oklahoma. Divorcée, elle gagne sa vie comme unique employée de son agence de nettoyage. Sa passion, dit-elle, a toujours été les enfants. Elle aurait rêvé d’être institutrice, mais, à défaut, elle s’est investie dans des associations de parents d’élèves, tandis qu’elle inscrivait sa fille à des concours de beauté pour mineures et remplissait une page Pinterest de photographies de « beaux enfants ». Depuis une dizaine d’années, cependant, Kelley Watt a découvert sa véritable vocation : harceler les parents des victimes du massacre de Sandy Hook.

Le portrait glaçant de cette femme fait partie du travail d’enquête d’Elizabeth Williamson, journaliste au New York Times, qui a suivi les développements judiciaires de cette tragédie et vient d’en tirer un livre 1. Le 14 décembre 2012 au matin, un jeune homme lourdement armé fait irruption dans l’école primaire Sandy Hook, près de la ville de Newton, dans le Connecticut, après avoir abattu sa propre mère. Il tue vingt enfants âgés de 6 à 7 ans ainsi que six adultes travaillant dans l’établissement, puis met fin à ses jours. Le récit circonstancié des événements de cette journée est à peine supportable : on y suit plusieurs familles entamant une journée comme une autre, préparant leur enfant avant de l’amener à l’école, puis recevant une alerte concernant un « incident », avant de se rendre sur place et d’attendre, entourés d’un important cordon de sécurité et de nombreux journalistes, jusque tard dans la nuit, la confirmation que leur petite fille ou leur petit garçon ne fait pas partie des survivants.

Si l’horreur d’une telle situation est déjà inimaginable, la suite des événements, qui fait le sujet du livre, confine à l’abjection. Non seulement ces familles allaient devoir porter le deuil de leur enfant au milieu des débats ordinaires, aux États-Unis, sur l’accès aux armes à feu, mais elles devraient, cette fois-ci, faire face à une autre calamité : le complotisme. Le drame de Sandy Hook, en effet, constitue la matrice d’une dynamique aujourd’hui bien rodée, qui est le négationnisme systématique des tueries de masse à mesure qu’elles se produisent.

Quelques jours seulement après le massacre, Kelley Watt est en effet tombée sur des vidéos affirmant que personne n’était mort à Sandy Hook. Que les images étaient une mise en scène dont les protagonistes étaient des « acteurs de crise » jouant le rôle de parents éplorés. Et que le but de la manœuvre, une opération « sous faux drapeau » orchestrée par le gouvernement Obama, était d’ébranler le public afin de mieux réformer la loi sur les armes. Un sordide complot, donc.

Sous le nom d’utilisatrice de « gr8mom », Watt a depuis consacré ses journées à « faire ses recherches » et partager son intuition que « ces parents semblent bizarres ». La vieille dame a même pris les choses en main : elle exige que les autorités rendent publics le nom de l’entreprise chargée de nettoyer l’école après le massacre, ainsi que les reçus attenants. Elle veut aussi voir ce que contiennent les cercueils des victimes et réclame donc que les corps soient exhumés. Elle est très fière de ces fulgurances morbides : elle enquête, elle « pose des questions ».

Bien sûr, elle n’est pas seule. Watt est entourée et encouragée par d’innombrables fins limiers anonymes et quelques entrepreneurs cyniques qui veulent faire du « canular » de Sandy Hook une cause célèbre. Ils ont harcelé, insulté, diffamé et menacé les parents des victimes, ils inondent les autorités de requêtes absurdes et inutiles – certains se sont même rendus à Newtown pour débusquer des preuves.

Les familles ont contre-attaqué avec succès, et des procès contre ces pratiques obscènes et injustifiées sont encore en cours. Mais plus aucun événement majeur n’échappe désormais à ce schéma. Morts dans leur école sous les balles d’une arme de guerre, les petits enfants de Sandy Hook devront longtemps encore subir les affronts de la stupidité, de la crapulerie, du délire et de l’ignominie d’adultes qui ont décidé de remplacer la réalité, à chaque fois qu’elle leur déplaît, par des acteurs, des sosies et des complots.  

— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).

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On a beau se dire que cela ne nous arrivera jamais, cela finit immanquablement par nous tomber un jour sur le coin du nez : on se sent vieux – ou disons, dépassé. Parmi les phénomènes de société qui, au cours des cinq dernières années, m’ont donné envie de rester assise sur mon rocher tout en criant aux moins de 20 ans : « Allez-y, continuez sans moi ! », on compte le retour des pantalons taille basse (ne jamais commettre deux fois la même erreur), la déferlante K-pop et, enfin, TikTok.

L’application sociale qui permet de poster de (très) courtes vidéos plus ou moins montées m’est complètement passée au-dessus de la tête. Ce réseau s’annonce pourtant comme la plateforme phare de la décennie : la barre du milliard d’utilisateurs dans le monde a été franchie en 2021, avec une croissance de 45 % réalisée sur l’année. En France, Médiamétrie estimait l’an passé à 7 millions son nombre d’utilisateurs actifs quotidiennement, soit quatre fois plus qu’en 2019. C’est par ailleurs la plateforme favorite des ados : ils s’y filment en train de danser, faire du play-back, s’envoyer des blagues, cuisiner, aller au lycée… bref, vivre. L’esthétique y est moins léchée que sur Instagram et laisse une part importante à la spontanéité (dans la mesure du possible pour une activité qui consiste, in fine, à mettre en ligne des images de soi). Les vidéos y sont plus courtes que sur YouTube et ne ressemblent en rien aux discours pontifiants et/ou autopromotionnels qui font désormais la loi sur Facebook – lequel est devenu l’Ehpad des réseaux sociaux, mais est-il besoin de le rappeler ? Fort de tous ces attributs, TikTok est en train de bouleverser le marché de l’édition grâce à un hashtag : #BookTok.

En effet, des dizaines de milliers de tiktokeurs à travers le monde contribuent à cette communauté en partageant en ligne leurs expériences de lecture. D’après le visionnage d’une bonne centaine de vidéos, plusieurs schémas se retrouvent d’un #BookTok à l’autre. Des ados, le plus souvent des filles, se mettent en scène dans leur chambre, si possible à la lueur d’une lampe de chevet évoquant une ambiance quelque part entre Twilight et les peintures de Georges de La Tour. Elles parlent de leur obsession pour un livre, un personnage de fiction, ou partagent des citations sur un fond musical poignant. Ici, ce n’est pas le discours critique au sujet de l’œuvre mais les émotions ressenties à sa lecture qui prévalent. Celles-ci doivent être clairement exprimées, par exemple en lançant le livre contre un mur pour témoigner de son désespoir ou en faisant trembler très fort son menton face à la caméra. Certains utilisateurs mentionnent aussi des expériences plus prosaïques, comme la quête d’un ouvrage à la bibliothèque ou la perte rageante d’une page. Le phénomène #BookTok est fascinant à observer. Cette culture adolescente a explosé pendant le confinement, où elle s’est imposée comme un relais des bons vieux clubs de lecture et conversations de cour de lycée. Mais, en affichant leur rapport à la littérature, qu’il s’agisse de bluettes ou de classiques, ces vidéos sont aussi une manière détournée pour les booktokeurs d’énoncer leur identité et leurs désirs 1.

Le hashtagrassemblait en juin 2021 plus de 10 milliards de vues, et quelques secondes d’un visage adolescent visionnées sur un écran de téléphone portable peuvent aujourd’hui avoir plus d’influence qu’une émission d’Oprah Winfrey. Les listes des best-sellers s’en ressentent, et les grands acteurs du monde du livre ont flairé le bon filon. Les romans les plus cités par cette communauté sont dotés d’un bandeau #BookTok en magasin, la chaîne de librairies américaine Barnes & Noble a lancé cet été un #BookTok Challenge, et les agents littéraires approchent désormais les jeunes qui animent les comptes les plus populaires. Encore un peu et les auteurs seront sommés d’écrire des intrigues adaptées aux codes de la plateforme et de promouvoir leur travail en se filmant depuis leur chambre à coucher. Les grandes maisons y gagneraient quelques parts de marché tandis que les booktokeurs y perdraient ce qui a fait leur succès : l’expression originale d’une sincérité de lecteur. 

— Floriane Zaslavsky est sociologue. Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).

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« Ushi, mon cher patron, est  l’heure enfin échue de chuchoter à quel point vous me faites chier. » D. P.

Ushi (籔), « l’heure du bœuf » en japonais, entre 1 heure et 3 heures du matin, est le meilleur créneau horaire pour lancer une malédiction.

Aidez-nous à trouver le prochain mot manquant :

Existe-t-il dans une langue un mot pour désigner ce que l’on peut mettre sur une tranche de pain – ou entre deux tranches pour faire un sandwich ?

Écrivez à

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Daté de 7,175 millions d’années, un fossile grec pourrait bien être notre plus lointain ancêtre. P. 13

La Méditerranée était entourée d’une immense savane entre – 9 millions et – 6 millions d’années. P. 15

636 120 combinaisons de symptômes peuvent être attribuées à un « trouble de stress post-traumatique ». P. 18

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Américains ont fait intervenir des psychiatres dans leurs hôpitaux de campagne. P. 22

La plupart des souffrances liées à un traumatisme sont vécues à travers le prisme déformant de la psychologie. P. 27

En 1980, le DSM-III statua que l’homosexualité ne devait plus être considérée comme une maladie. P. 35

La fabrication d’un pain au levain nécessite l’équivalent d’environ 5,5 cuillerées à soupe de diesel. P. 59

En France, les 13-19 ans passent en moyenne trois heures cinquante sur leurs écrans. P. 63

Certaines mouches sont capables de maintenir une activité sexuelle pendant cinquante-six heures. P. 64

Une idée est une pensée inattendue, surprenante, tout sauf banale. P. 86

Un graal était un grand plat à poisson. P. 92

TikTok a franchi en 2021 la barre du milliard d’utilisateurs. P. 95

Les legs importants sont plus nocifs que bénéfiques pour les récipiendaires. P. 97

HSBC a gelé les comptes des politiciens hongkongais prodémocratie. P. 98

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