Rien, mais vraiment rien, ne laissait présager que Le corps n’oublie rien deviendrait un best-seller. Ce livre du psychiatre Bessel Van der Kolk décrit de manière explicite les décennies qu’il a passées à soigner des personnes ayant subi une expérience traumatisante telle qu’un viol, un inceste ou une guerre. Page après page, le lecteur est invité à se confronter à la théorie de l’auteur selon laquelle un traumatisme peut couper le lien entre l’esprit, qui veut oublier ce qui s’est passé, et le corps, qui n’en est pas capable. Il ne s’agit pas d’un ouvrage théorique à proprement parler, mais il est dense et ardu, rédigé à l’attention des étudiants en psychologie. Cette phrase est caractéristique : « Le système élémentaire du moi, dans le tronc cérébral et le système limbique, est massivement activé face à une menace d’anéantissement, entraînant une terreur bouleversante, doublée d’une excitation physiologique intense. »
Et pourtant, depuis sa parution en anglais en 2015, Le corps n’oublie rien a passé jusqu’à présent près de trois ans – cent cinquante semaines pour être précis – en tête des meilleures ventes du New York Times et s’est écoulé à plus de 3 millions d’exemplaires dans le monde. La pandémie en a renouvelé l’intérêt. L’an dernier, Bessel Van der Kolk a été l’invité du podcast Ezra Klein Show, le quotidien britannique The Guardian a publié son portrait, et son livre a pris l’allure d’un virus culturel (« Je demande instamment à mon corps de cesser de ne rien oublier », lit-on dans un tweet largement repris).
Après l’anxiété et l’isolement social entraînés par la pandémie, puis le sentiment d’incertitude sur ce que l’avenir nous réserve, beaucoup se tournent vers un nouveau genre de livres pratiques, susceptibles d’apporter du réconfort.Celui de Van der Kolka été rejoint sur la liste des meilleures ventes par Que vous est-il arrivé ? 1, recueil de lettres et de conversations entre l’animatrice de télévision Oprah Winfrey et le psychiatre Bruce D. Perry. Les éditions Barnes & Noble ne proposent pas moins de 1 350 autrestitres dans la catégorie « Anxiété, stress et troubles liés à un traumatisme », qu’il s’agisse de manuels cliniques ou d’ouvrages grand public. Certains empruntent des formules au monde du marketing pour vous promettre une vie meilleure : faites le test présenté sur la quatrième de couverture ; essayez ces exercices ; faites de votre vie un récit. Je lis sur la couverture de « Comment transformer un traumatisme » 2, du psychiatre James S. Gordon : « Que vous vous considériez ou non comme victime d’un traumatisme, ce livre peut vous rendre à votre vie par des moyens inimaginables. »
« Que les ventes de ces livres augmentent dans des circonstances stressantes, quand les gens sont sous pression, est aisément compréhensible », me confie Edgar Jones, historien de la médecine et de la psychiatrie au King’s College de Londres. En temps de crise personnelle et collective, il est tentant de céder à l’attrait d’un manuel pratique. Seul petit problème : quelle que soit leur popularité, rien ne dit que ces ouvrages puissent alléger les tourments dont les gens sont réellement affectés. « Le terme “traumatisme” est en vogue aujourd’hui », me dit Van der Kolk. Mais il est aussi des plus vagues, recouvrant toute une gamme de diagnostics psychiatriques, de conceptions populaires, voire d’idées fausses. La pandémie a engendré d’indéniables souffrances, mais l’idée que le lecteur se fait du traumatisme peut n’avoir guère de rapport avec le sens donné à ce mot par l’auteur.
Ces dernières décennies, le terme en est venu à désigner un éventail si vaste de détresses psychologiques qu’il en a presque perdu toute signification. L’Association américaine de psychologie (APA) le définit ainsi : « une réaction affective à un terrible événement, comme un accident, un viol ou une catastrophe naturelle » – comme, mais pas seulement.
« À la manière des mauvaises herbes qui prolifèrent et envahissent le territoire sémantique d’autres termes », le mot “traumatisme” peut être employé pour évoquer n’importe quel malheur, petit ou grand, explique Nick Haslam, professeur de psychologie à l’Université de Melbourne. Cette dérive conceptuelle est manifeste sur TikTok, où des créateurs de contenu emploient l’expression « réaction post-traumatique » pour justifier toutes sortes de comportements, notamment la consultation compulsive d’informations anxiogènes et une tendance au perfectionnisme.
Lors de la pandémie, le traumatisme est devenu aux États-Unis un mot fourre-tout qui englobe des réalités diverses et variées, voire concurrentes. Il ne fait aucun doute que certaines personnes souffrent de stress post-traumatique, en particulier les soignants qui étaient en première ligne lors de l’hécatombe. Pour la plupart, cependant, ces deux années ont plutôt été une source de « stress chronique », voire d’« adversité extrême », m’expliquent des experts, mais sans forcément générer de conséquences graves sur le long terme.
Dans la liste des livres pratiques sur le traumatisme figurent en bonne place celui du biophysicien et psychologue Peter A. Levine, Réveiller le tigre 3, pour qui les humains devraient s’inspirer de l’absence de traumatisme chez les animaux sauvages pour dépasser leur propension – spécifique, semble-t-il – à en souffrir ; « Le puits le plus profond » 4, de l’ex-directrice de la Santé de l’État de Californie, Nadine Burke Harris, qui s’appuie sur son expérience personnelle pour établir une relation directe entre le stress subi dans l’enfance et tout un tas de maux physiques et sociaux ; et enfin Cela n’a pas commencé avec toi ! 5, dont l’auteur, Mark Wolynn, avance la thèse controversée selon laquelle un traumatisme peut être hérité de lointains ancêtres.
Ces livres suivent plus ou moins le même schéma : ils sont écrits sur la base du vécu de personnes victimes de traumatismes pour proposer une thèse centrale, puis concluent par quelques chapitres de conseils pratiques. Dans son livre, Van der Kolk décrit le cas de deux de ses patients : Sherry, négligée dans son enfance puis, quand elle était étudiante, enlevée et violée plusieurs fois pendant cinq jours, et Tom, un grand buveur dont l’objectif était de devenir un « monument vivant » à la mémoire de ses amis morts au Vietnam. Pour l’un comme pour l’autre, le psychiatre a finalement eu recours au yoga, aux massages thérapeutiques et à une thérapie appelée « désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires » ou EMDR. Celle-ci est spécifiquement destinée aux personnes souffrant de stress post-traumatique et vise à leur permettre de se détacher des souvenirs douloureux.
De tels traumatismes sont très différents de ce que la plupart des gens ont enduré du fait de la pandémie. Van der Kolk est de ceux qui s’inquiètent des mésusages du mot « traumatisme ». Les lecteurs qui le contactent le plus, me raconte-t-il, sont ceux qui ont été maltraités dans leur enfance, non ceux qui se sentent traumatisés par le Covid-19. « On nous rabâche que la pandémie est un traumatisme collectif, dit-il. Or ce n’est absolument pas le cas. »
Dans Que vous est-il arrivé ?, Oprah Winfrey et son coauteur consacrent un chapitre à l’idée, avancée dans les années 1990, qu’un traumatisme peut avoir un effet positif sur la trajectoire personnelle et l’appliquent à la pandémie. C’est le concept de « développement post-traumatique ». Ils invitent à rechercher les bons côtés du dommage subi.
À contre-courant, le professeur de psychologie clinique à l’université Columbia et auteur de « La fin du traumatisme » 6 George A. Bonanno juge que la plupart des gens n’ont nul besoin d’une intervention quelconque. Ayant étudié les conséquences psychologiques de catastrophes comme le 11-Septembre, Bonanno a surtout observé une remarquable faculté de résilience. « Cela n’empêche pas quantité de personnes de s’accrocher à l’idée que tout le monde est traumatisé », me dit-il.
« Se faire une idée rigide, limitée, de ce à quoi ressemble la maladie mentale crée un risque de stigmatisation, ajoute Nick Haslam : c’est l’assurance de ne pas chercher à se faire aider et de ne pas proposer d’aide à autrui. »
— Eleanor Cummins est une journaliste américaine indépendante. — Cet article a été publié par The Atlantic le 18 octobre 2021. Il a été traduit par Béatrice Murail.
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Au commencement de la première guerre du Golfe, en août 1990, notre hôpital fut sélectionné pour recevoir les blessés. Les psychologues se réunirent pour discuter du travail à venir et j’eus la singulière impression qu’ils s’y préparaient avec une sorte de plaisir morbide. Ils auraient à leur disposition une pléthore de plaies psychiques à panser grâce à leurs techniques et à leur expérience, ce qui permettrait de valider aux yeux de la société l’incommensurable valeur de leur profession. Les esprits brisés par les traumatismes seraient réparés, laissant entrevoir, pourvu qu’il y ait assez de psychologues disponibles, un monde où la souffrance humaine ne serait bientôt plus qu’une relique des temps obscurs. Il n’est de malheur qui résiste à une thérapie qui lui réponde.
En l’occurrence, on ne reçut pas de blessés, et j’eus de nouveau cette impression étrange que les psychologues étaient quelque peu déçus, tels des prédateurs privés de leur proie au terme d’une longue traque. Mais ils avaient tort de s’inquiéter : l’idée qu’il existe des traumatismes psychologiques ainsi que des moyens techniques pour en soulager les effets s’est durablement installée dans l’inconscient collectif anglo-saxon, toujours prêt à sauter sur la moindre raison de se bercer d’optimisme, si superficielle soit-elle.
De plus, une personne ayant subi un traumatisme se voit aujourd’hui auréolée d’un prestige et d’une autorité morale sans équivalent. Les traumatismes de masse du XXe siècle furent tels que ne pas les avoir vécus et n’en avoir éprouvé aucun autre, c’est presque faire preuve d’insensibilité ou d’une coupable suffisance. Mais, sachant que la souffrance n’est jamais objectivement proportionnelle à ses causes, chaque vie porte en elle assez de meurtrissures pour justifier l’affliction. Il existe de nos jours une sorte de concours d’infortune, y compris chez les plus privilégiés, et même la personne la plus dénuée de compassion en trouve assez pour s’apitoyer sur son sort. On a vu émerger dans la sphère anglophone tout un genre littéraire connu sous le nom de misery memoir[« autobiographie larmoyante »],dans lequel une célébrité adulée ou enviée – ou un quidam aspirant à atteindre ainsi la notoriété – révèle l’étendue de ses traumatismes. C’est un genre très apprécié, bien que pas encore aussi populaire que le roman policier.
Nul besoin de psychologues pour savoir qu’il est des événements dans la vie qui nous marquent profondément et souvent durablement. Y réfléchir est, d’ailleurs, l’une des fonctions de la conscience : la psychologie, selon moi, est conçue pour entraver cette réflexion. Elle nous incite à interpréter nos expériences à l’aide d’un prisme théorique qui nous détourne de nos réflexions et même de nos sentiments personnels. On ne compte plus les théories psychologiques visant à nous expliquer à nous-même : psychanalytique, comportementale, darwinienne, neurochimique parfois (j’entends des gens dans le bus parler du déséquilibre chimique de leur cerveau, alors qu’ils ignorent sans doute la formule chimique du sel !). Chaque théorie offre l’espoir d’une « cure », d’une « guérison », comme un mirage dans le désert promet la présence d’eau. Mon collègue, le psychiatre Colin Brewer, a formulé une loi d’après laquelle le malheur enfle en proportion des moyens consacrés à son soulagement ; ce à quoi j’ajouterais l’adjectif supposé : soulagement supposé. Aucune théorie psychologique ne semble avoir réduit le malheur du monde, et même si certains trouvent un peu de répit grâce à telle ou telle doctrine (après tout, jeter des osselets ou sacrifier un poulet peut aider quelques personnes à aller mieux), il est aussi possible que ces théories fassent plus de mal que de bien, par exemple en vous piégeant dans les méandres d’une interminable quête de vous-même.
La vulnérabilité au traumatisme, de même que son caractère réversible, forme désormais une croyance aussi répandue que naguère le besoin de racheter ses péchés. Un cas récent aux États-Unis en témoigne. Un professeur émérite de médecine à l’Université de Pennsylvanie a suggéré en public que les résultats moins élevés des internes issus de certaines minorités n’étaient pas seulement liés au racisme. L’université a immédiatement offert une « cellule psychologique » pour les étudiants ainsi traumatisés, partant du principe qu’ils avaient forcément été choqués par les propos du professeur et que l’aide proposée pourrait annuler les effets du traumatisme subi. C’est l’équivalent moderne des Vierges miraculeuses, en moins efficace sans doute et à coup sûr en moins beau.
Pour différentes raisons, dont la nature instinctive de nos émotions, la souffrance humaine n’est jamais directement proportionnelle à ce qui l’occasionne. Ce qui est une épreuve pour une personne peut, selon l’expérience et les circonstances, représenter un luxe pour une autre. Les attentes, l’âge, les goûts, l’histoire personnelle, le caractère, les croyances religieuses, la pression sociale et quantité d’autres facteurs affectent notre réaction à des événements fâcheux. Néanmoins, on s’attend à ce qu’il y ait une forme de proportionnalité entre le désarroi d’une personne et sa cause. Nous avons tous sans doute déjà ressenti une colère disproportionnée face à un obstacle ou un revers minimes, et le sentiment de honte qui s’ensuit.
La souffrance n’est pas une réaction inévitable à un événement, et l’évaluer n’est pas simple. Par exemple, ayant pu observer le fonctionnement du système judiciaire à différentes occasions, j’ai découvert qu’il engendrait souvent bien plus de détresse chez les plaignants que le préjudice qu’ils avaient subi et pour lequel ils cherchaient compensation. Le système judiciaire augmente cette détresse par le biais d’au moins deux mécanismes. D’abord, il encourage les plaignants à exagérer leur souffrance et, comme la plupart de ces plaignants ne sont pas malhonnêtes, ils en viennent en effet à ressentir pleinement la souffrance qu’ils disent éprouver afin de se protéger de la pensée que leur plainte serait en partie frauduleuse. Cette souffrance secondaire ne devient pas seulement réelle, elle augmente avec le temps. Ensuite, la procédure judiciaire est souvent tellement longue, prenant des années pour arriver à son terme et demandant réfutation après réfutation de la réfutation, qu’elle force le plaignant à conserver sa souffrance constamment à l’esprit et l’empêche ou le décourage de passer à autre chose. Même quand la procédure s’achève, la personne n’est pas forcément soulagée. Soit elle n’a pas été dédommagée à la hauteur de ses espérances, ce qui engendre de la rancœur, soit elle considère, souvent à tort, que les maux infligés à l’origine sont permanents et insurmontables. Et, là encore, comme la plupart des gens n’aiment pas se considérer comme malhonnêtes, la souffrance supposée devient vraiment permanente.
Dans les sociétés occidentales actuelles, la plupart des souffrances liées à un traumatisme sont vécues à travers le prisme déformant de la psychologie. Et le droit commun pousse en ce sens. Si une personne n’a pas requis l’aide d’un professionnel pour traiter cette souffrance, aucun document ne peut l’attester ; or, dans la quête d’une compensation, la moindre petite preuve papier vaut tous les souvenirs du monde. Plaignez-vous vite et souvent, c’est la meilleure façon d’obtenir réparation.
La force d’âme, jadis valeur cardinale, n’en est plus une. Au contraire, elle est devenue un péché, un signe d’arriération intellectuelle ou culturelle. Une personne qui n’a jamais cherché l’aide d’un professionnel pour soigner ses traumatismes est considérée comme en partie responsable de leur persistance car, bien sûr, cette aide est disponible et la personne a refusé d’y avoir recours. Je ne dis pas que ce genre de soutien n’aide jamais, je ne dis pas davantage que le système judiciaire n’offre jamais de compensation juste. Mais le dommage collatéral, individuel, social et culturel dû à l’idée que des professionnels peuvent faire fondre la souffrance comme neige au soleil est considérable. Entre autres effets, cette idée encourage la rumination permanente (ce qui n’équivaut pas à une vraie réflexion) et procure une explication toute faite ou des excuses pour tout comportement dysfonctionnel par la suite. Aux États-Unis, notamment, des thérapeutes ont parfois même recours à ce syllogisme fallacieux : un traumatisme passé engendre un schéma de souffrance ; vous présentez un tel schéma ; donc vous avez subi un traumatisme par le passé.
C’est avec un certain soulagement que je me tourne maintenant vers les ouvrages magnifiques, salutaires et dérangeants de Jean Hatzfeld sur le génocide rwandais, notamment son premier livre sur le sujet : Dans le nu de la vie. Hatzfeld a interrogé des survivants du génocide qui ont échappé à la mort en se cachant dans des marais. On imagine difficilement traumatisme psychologique plus profond que celui qu’ils ont vécu. Ils ont vu leurs proches, leurs enfants, leurs parents, leurs conjoints se faire brutalement assassiner à coups de matraque et de machette. Ils ont échappé de justesse au massacre perpétré par ceux qui étaient jusqu’alors leurs voisins, et même leurs amis.
Dans le nu de la vie s’ouvre sur ces mots : « En 1994, entre le lundi 11 avril à 11 heures et le samedi 14 mai à 14 heures, environ 50 000 Tutsis, sur une population d’environ 59 000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 9 h 30 à 16 heures, par des miliciens et voisins hutus, sur les collines de la commune de Nyamata, au Rwanda. »
En lisant ça, non seulement on se sent honteux d’avoir pesté parce que la banque mettait du temps à répondre au téléphone, mais tous nos tracas quotidiens semblent futiles en comparaison. L’effet ne durera pas : la prochaine fois que mon métro sera en retard, je serai aussi furieux que d’habitude.
La clarté d’esprit et d’expression des interlocuteurs de Hatzfeld saute aux yeux. J’aurais même parlé de la beauté de cette clarté d’esprit et d’expression s’il n’y avait pas une telle antinomie entre le sujet traité et la notion de beauté. Ses interlocuteurs parlent de manière, pourrait-on dire, prépsychologique, à savoir qu’ils rapportent leurs expériences, sentiments et réflexions directement, sans les avoir passés au filtre d’une quelconque théorie psychologique, ce qui leur confère une authenticité indéniable. Cela ne veut pas dire qu’ils sont mal dégrossis ou simples d’esprit : au contraire, ils s’avèrent extrêmement complexes, intelligents et multidimensionnels. Les témoins interrogés par Hatzfeld ne s’apitoient pas sur leur sort, une tendance qui a bel et bien déformé notre vie mentale.
Ils nous surprennent à chaque page par le caractère à la fois juste et modeste de leurs paroles. Claudine Kayitesi, qui était écolière quand elle a dû se cacher dans les marais et qui est ensuite devenue agricultrice, témoigne : « On buvait l’eau du marais pleine de boue. Elle était vitaminée, excusez-moi l’expression, du sang des cadavres. » Quel raffinement émotionnel et intellectuel contient cet « excusez-moi l’expression » !
Innocent Rwililiza (que les noms rwandais sont beaux !), qui a perdu sa femme et ses enfants dans le génocide et s’était séparé de sa femme pendant leur fuite, rapporte : « Je peux dire aujourd’hui que survivre avec le souvenir de son épouse et de son enfant, quand on ignore comment ils ont été tués, quand on ne les a pas vus morts, et qu’on ne les a pas enterrés, est la chose la plus décourageante. » Décourageante ! Sa retenue est admirable.
Puis, pour expliquer pourquoi sa femme et lui se sont quittés pendant leur fuite, il dit : « Quand tout le monde doit mourir dans une famille, quand tu ne peux rien faire pour sauver ta femme ou alléger ses souffrances, et elle pareillement, c’est mieux d’aller se faire tuer ailleurs. Je m’explique plus précisément. Si ce n’est pas toi qui vas mourir le premier, si tu vas entendre les cris de ton papa, de ta maman, de ta femme ou de ton enfant, et si tu ne peux bouger une main pour les sauver, ou même pour les aider à mieux mourir, tu vas mourir à ton tour dans le gâchis des sentiments qu’il y avait entre vous, […] parce que tu vas te sentir trop coupable d’une situation qui te dépasse complètement. Un terrible sentiment de honte va t’envahir à l’ultime moment… »
Edith Uwanyiligira analyse : « Pendant le génocide, le rescapé a perdu sa confiance en même temps que le reste, et ça l’embrouille plus qu’il ne le sait. Il peut douter de tout, des inconnus, des collègues, même de ses proches rescapés. Seul, il va trop peiner à retrouver assez de cette confiance pour revenir aux autres, mais heureusement, Dieu l’aide à cela. »
Elle poursuit : « Moi, je suis prête à pardonner. Ce n’est pas pour nier le mal qu’ils ont fait, ni par trahison envers les Tutsis, ni par facilité ; mais c’est pour ne pas souffrir ma vie durant à me demander pourquoi ils ont voulu me couper [tuer avec une machette]. »
Les pensées et sentiments les plus profonds se trouvent ici exprimés de manière extrêmement simple, sans la psychologisation qui nous éloigne souvent de notre propre expérience et nous rend malhonnêtes vis-à-vis de nous-mêmes.
— Anthony Daniels a exercé le métier de psychiatre dans plusieurs pays africains et dans des prisons britanniques. Connu aussi sous le nom de plume de Theodore Dalrymple, il a publié plusieurs livres, dont Life at the Bottom (Ivan R. Dee, 2003), sur les déshérités de la société britannique. Son dernier livre, Ramses: A Memoir (World Encounter Institute/New English Review Press, 2022), est consacré à son chien. — Cet article a été rédigé pour Books. Il a été traduit par Lucile Pouthier.
En japonais classique, le terme « traumatisme » s’écrit, me dit-on, en combinant deux caractères chinois signifiant respectivement « externe » et « blessure ». Déjà, en grec ancien, « blessure » se disait τραυμα, « trauma ». Ce n’est pourtant pas à cette signification que le mot doit aujourd’hui sa popularité – employé moins de 300 fois dans TheNew York Times entre 1851 et 1960, il y est apparu à plus de 11 000 reprises de 1960 à 2010.
Pareille explosion ne tient pas à un regain d’intérêt pour les blessures, mais à l’évolution de la notion à partir de la fin du XIXe siècle, lorsque le caractère clairement extérieur du traumatisme commence à laisser place à l’intériorité. Il devient une blessure psychique, une « épine fichée dans l’âme », selon l’expression du grand psychologue américain William James, une atteinte non du corps mais de l’esprit, causée par une agression violente ou par une expérience indicible, insoutenable. Au cours du XIXe siècle et de l’essentiel du XXe, on a admis que ce type de blessure se traduisait sur le corps par des symptômes tels que la paralysie, l’insomnie, l’épuisement, les palpitations, etc. Mais, de nos jours, plus besoin du moindre signe apparent pour être considéré comme traumatisé. La « condition de victime » s’est démocratisée. Le passé suffit à planter « une épine dans l’âme ». « Tous les enfants sont traumatisés par leurs parents et en gardent des cicatrices psychiques permanentes », nous dit la psychanalyste suisse Alice Miller.
Didier Fassin et Richard Rechtman ne s’intéressent guère à la façon dont le traumatisme s’est déplacé vers l’intériorité. Dans le sillage de Michel Foucault, ils se sont penchés sur la manière dont certains corps de métiers sont amenés, notamment dans leurs interactions avec l’État, à élaborer des catégories telles que « victime d’un traumatisme » ou « homosexuel ». Foucault assure (et nos deux auteurs sont d’accord avec lui) que la gouvernance se fonde au moins autant, si ce n’est plus, sur la « production de vérité » que sur l’imposition de lois. La question n’est pas de savoir si un quidam a véritablement été victime d’un traumatisme, mais comment les critères qui en décident ont été établis, et par qui. Ce qui est au cœur de leur livre, ce n’est pas la réalité du traumatisme, mais sa construction dans le champ de la santé mentale et les implications politiques de ce processus qui aboutissent à déterminer qui est en droit de bénéficier du statut de victime.
On peut bien sûr se demander, comme l’ont fait des historiens, s’il existait, par exemple, des symptômes de stress post-traumatique à la suite de guerres ou de catastrophes antérieures au XIXe siècle, et si leur fréquence s’est accrue ou non au cours du temps. Mais, en tant que catégorie nécessitant une prise en charge morale et médicale, le trouble de stress post-traumatique (TSPT) n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle. La guerre de Sécession est le premier conflit à propos duquel on dispose d’un volume suffisant de données pour diagnostiquer rétroactivement des symptômes proches de notre conception moderne du traumatisme comme blessure intérieure.
Désireux de cerner une maladie précise pouvant expliquer des manifestations physiques apparemment incompréhensibles, les médecins de l’époque ont épluché les informations recueillies, en quête de relations entre violence passée et souffrance présente. Et ils en ont trouvé. En 1871, Jacob Mendes Da Costa publie une étude établie sur la base de 300 cas de soldats dont il relie les étranges symptômes au stress subi, mais sans pouvoir en expliquer la physiologie. Il imagine que la terreur de devoir charger sous le feu nourri de l’ennemi, seul et sans protection, a pu provoquer un genre de « choc de l’obus ». Sa réflexion a contribué à l’émergence de la notion de traumatisme, une catégorie clinique nouvelle.
L’ouvrage de Didier Fassin et Richard Rechtman porte, lui, sur la manière dont les débats autour de la légitimité morale des victimes ont façonné, voire construit, cette notion. Ils affichent une complète neutralité sur la question controversée de savoir si le traumatisme doit être compris comme une réaction culturellement déterminée, ou plutôt comme une lésion neurologique causée par des souvenirs impossibles à assimiler. Ce type de lésion peut se repérer à la lecture d’électroencéphalogrammes réalisés au moment de cauchemars post-traumatiques. Si cette thèse venait à être démontrée, affirment ses promoteurs, les questions soulevées par Fassin et Rechtman sur la construction sociale du traumatisme n’auraient plus lieu d’être.
Mais ces questions sont fondées, et cela n’a rien à voir avec la médecine. Une fois la catégorie « traumatisme » établie, dans les années 1880, de nombreux médecins ont mené des enquêtes épidémiologiques : pourquoi seul un faible pourcentage d’individus exposés à un événement violent ou stressant développe-t-il des symptômes ? Un siècle plus tard, la question a pris un tour éthique : dans quelle mesure le médecin peut-il considérer un traumatisme comme la manifestation d’une expérience passée, autrement dit, traiter son patient comme le témoin fiable de sa propre souffrance ? Et, en conséquence, étendre sa compréhension du syndrome à d’autres patients présentant les mêmes symptômes à la suite de circonstances semblables ?
Si la question, comme c’était surtout le cas naguère, porte sur l’incidence, la recherche se concentrera sur la vulnérabilité des victimes ; elle se focalisera sur l’événement lui-même s’il s’agit essentiellement de savoir ce dont elles ont été témoins. Aucun progrès clinique ne vient expliquer le basculement historique du premier type d’enquête vers le second. L’Empire du traumatisme raconte l’histoire de trois nouveaux champs disciplinaires visant à produire les « vérités » recherchées. La « victimologie psychiatrique », expérimentée à Toulouse à la suite de l’explosion de l’usine chimique AZF, le 21 septembre 2001, valide le statut de victime et met l’accent sur la réparation ; la « psychiatrie humanitaire », développée dans les territoires palestiniens occupés et, de manière plus controversée, en Israël, explore les causes des souffrances subies ; la « psychotraumatologie de l’exil » se consacre aux persécutions endurées par les demandeurs d’asile dans un pays réticent à les accueillir, la France. Ces nouvelles approches témoignent d’un tournant radical de la « signification anthropologique » de la condition de victime : on passe d’un univers où les victimes étaient suspectes à un autre où « leur souffrance, devenue irrécusable, vient attester une expérience qui suscite la sympathie et appelle une indemnisation ».
Ce constat peut surprendre, car l’ouvrage semblait parti pour dire que l’omniprésence du traumatisme dans le débat public est une aberration. Il nous rappelle en effet que, au lendemain du 11-Septembre, 9 000 professionnels de la santé mentale se sont précipités à New York, mais que très peu de gens ont souffert, même brièvement, de ce qui peut être qualifié de stress post-traumatique. Les auteurs citent aussi le cas, pour Toulouse, d’une « enfant de 8 ans traumatisée par les seules larmes de son institutrice » et non par l’explosion elle-même. Ils ne cessent de souligner que le terme « traumatisé » peut vouloir dire tout et n’importe quoi : il s’agit d’un « signifiant flottant ».
On s’aperçoit aussi que les auteurs ne sont pas des observateurs neutres, mais des « observateurs participants » de l’histoire qu’ils racontent. Didier Fassin est un anthropologue qui enseigne à Princeton ; il est aussi médecin, ancien vice-président de Médecins sans frontières (MSF) et président du Comede, le Comité pour la santé des exilés. Richard Rechtman est anthropologue et psychiatre ; il a créé et dirige un dispositif de consultations spécialisées pour les réfugiés cambodgiens à Paris. Ainsi, tous deux œuvrent dans des organisations qui ont contribué à élaborer la notion contemporaine de traumatisme. Ils ne hiérarchisent pas les victimes et ne condamnent pas ce que certains perçoivent comme une inflation injustifiée du statut de victime. Ils réprouvent une telle lecture, « manière sophistiquée mais classique de nier l’injustice, les inégalités et la violence ». Ils refusent également de se poser en moralistes, estimant que leur rôle est simplement d’enregistrer – même s’ils ne convainquent pas toujours sur ce point. On voit de quel côté penche leur cœur. Pour eux, le traumatisme est devenu le moyen d’accéder au statut de victime et à un traitement des souffrances infligées ; cela a ouvert de nouvelles possibilités pour faire valoir la réalité des persécutions et des préjugés, offrant aux victimes un outil dans leur combat pour être reconnues et indemnisées. Ils s’en félicitent, sans réserve.
La double généalogie du traumatisme, catégorie à la fois médicale et morale, trouve ses origines chez Charcot qui, en 1870, alors qu’il étudiait l’hystérie, se vit confronté à ce que d’aucuns auraient qualifié de « névrose traumatique ». Les étranges symptômes qu’il observa à l’hôpital de la Salpêtrière, à Paris, ne concernaient pas seulement des femmes (les suspectes habituelles, vu « la faiblesse de leur constitution ») ou des hommes efféminés, mais un large éventail de malades des deux sexes. L’hystérie et, par extension, le traumatisme ne pouvaient donc pas être considérés comme un problème gynécologique ni de dysphorie sexuelle. Trop matérialiste pour reléguer la chose dans les tréfonds d’un vague domaine psychologique, Charcot préférait postuler qu’il s’agissait d’une blessure intérieure, une pathologie des nerfs qui pouvait aussi bien toucher des terrassiers que des forgerons. Bien sûr, une faiblesse congénitale (la théorie de la dégénérescence battait son plein) pouvait aussi expliquer pourquoi seules certaines personnes étaient affectées.
Ce furent Pierre Janet, en 1888, et surtout Sigmund Freud, durant les décennies suivantes, qui émirent l’idée que le traumatisme était une blessure essentiellement psychique et non physique. Il survenait soit en réaction à un événement, soit, comme Freud le formula après avoir abandonné sa théorie de la séduction (d’après laquelle l’hystérie est causée par une véritable agression sexuelle), à l’issue du processus par lequel la sexualité infantile s’élabore pour atteindre sa forme adulte. Le mécanisme qui conduit une blessure psychique à se transformer en symptômes somatiques demeurait mystérieux ; Janet eut recours au modèle de l’hypnose, Freud développa sa théorie de la répression.
Le traumatisme avait donc une double signification, révélant à la fois la faiblesse de la victime et l’ampleur de l’événement responsable. Selon Fassin et Rechtman, l’accent était mis sur la faiblesse : ceux qui souffraient de traumatismes étaient considérés comme suspects. Au début du XXe siècle, les ouvriers qui cherchaient à être indemnisés pour les conséquences psychiques d’un stress ou d’un accident du travail à l’usine ou dans la mine étaient perçus comme souffrant de sinistrose, une affection surtout engendrée par les bénéfices matériels qu’ils escomptaient tirer de la situation.
Avec la Grande Guerre, l’herméneutique de la suspicion franchit un nouveau cap. Impossible désormais d’ignorer l’« obusite » contractée dans les tranchées, devenue endémique. Mais il était politiquement inacceptable d’y voir une preuve des horreurs, voire de l’illégitimité de la violence endurée. Souffrir d’obusite était jugé antipatriotique ou dénotait un patriotisme trop faible pour assurer une protection – voire vous mettait dans le même sac que ces ouvriers qui tombaient malades pour en tirer avantage. Les soldats étaient traités en conséquence.
Tous les médecins n’étaient pas aussi brutaux que Clovis Vincent, à Tours, dont les techniques de « persuasion » mêlaient violents électrochocs, menaces et injonctions d’aller mieux, ou encore Julius Wagner-Jauregg, le fameux psychiatre autrichien et futur prix Nobel, traduit en justice après la guerre pour son utilisation des électrochocs. Quelques médecins ont montré plus d’humanité, mais il semble que, pour la plupart, le traumatisme témoignait d’une faiblesse individuelle.
La psychanalyse fit beaucoup pour effacer cette stigmatisation, d’abord dans les années 1920, puis après la Seconde Guerre mondiale, soutenant que l’obusite n’était pas le fait de simulateurs ni d’une aspiration inconsciente à un quelconque avantage, mais était imputable aux mêmes démons de la prime enfance qui créent les névroses ordinaires. Refuser de mourir pour son pays pouvait être dû, par exemple, à un narcissisme surdéveloppé. À l’orée des années 1950, l’individu en souffrance avait cessé d’être mal vu, sans toutefois que l’on soit parvenu à remonter aux causes de sa blessure psychique.
Pour les auteurs, c’est un inattendu pas de deux qui aurait fait changer les choses. L’Holocauste avait énormément servi à populariser la psychanalyse, laquelle avait largement contribué à faire de ce massacre l’« événement traumatique du siècle ». La violence exercée à pareille échelle en vint à définir les « limites de l’expérience humaine universelle ». Cela se situait indubitablement « au-delà de l’expérience humaine classique » et pouvait constituer « une source de stress reconnaissable capable de créer des symptômes de détresse significative chez tout un chacun ou presque », comme l’exprimait en 1980 la troisième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-III) dans sa définition du TSPT. Cette formulation est peut-être la tentative la plus spectaculaire jamais recensée d’habiller du langage de la science un ensemble d’idées de nature éthique, sociologique et anthropologique. Elle a pu suggérer une problématique équivalence morale entre toutes sortes de victimes, mais a manifestement soulagé d’un fardeau les individus en souffrance. Auschwitz avait conféré au traumatisme une nouvelle perspective.
Les psychanalystes lui ont rendu la pareille. Robert Jay Lifton et Bruno Bettelheim ne se sont pas contentés d’œuvrer à ériger l’Holocauste en paradigme d’un événement traumatique qui ne pouvait manquer de laisser « une trace sur l’individu et la mémoire collective », ils ont aussi inventé une notion clinique, le « syndrome du survivant » ou « culpabilité du survivant ». C’était désormais l’événement lui-même – sa « réalité irréfutable » et non des failles psychologiques présumées – qui était tenu pour responsable. Les survivants d’Auschwitz étaient forcément au-delà de tout soupçon, et mettre au grand jour les effets des camps pouvait avoir une valeur thérapeutique non seulement individuelle mais culturelle.
Se souvenir, l’une des tâches essentielles lorsqu’on suit une psychanalyse, est devenu la base d’un large engagement sociétal en faveur du « plus jamais ça ». Primo Levi, après avoir passé des années à tenter en vain de faire éditer Si c’est un homme (Pocket, 1988), a ensuite vu son livre devenir le récit mémoriel par excellence, et lui-même le parfait symbole du survivant. Ce qui naguère générait le soupçon acquérait « valeur de preuve ». La victime en tant que témoin venait de naître. Le traumatisme pouvait désormais nous parler « de notre époque, de l’air du temps ».
Le 11 septembre 2001, un flash spécial en provenance de New York interrompait une réunion du Comité national de l’urgence médico-psychologique à laquelle Fassin et Rechtman étaient en train d’assister à Paris (notons que la création de cet organisme, en 1997, montre bien le lien officiellement établi entre blessures internes et externes). À propos de l’attentat contre les Twin Towers, on a beaucoup parlé de « traumatisme de masse », phénomène présenté comme l’affirmation d’une humanité commune, comme si un parallèle pouvait être fait avec la menace exercée sur tout un chacun par le terrorisme. Dix jours plus tard, l’explosion de l’usine AZF de Toulouse allait démontrer à quel point la notion de traumatisme avait progressé : les demandes d’indemnisation des conséquences psychiques et sociales d’un accident industriel qui avait causé la mort de 31 personnes et en avait laissé plusieurs milliers sans logement invoquaient un traumatisme subi. C’était le résultat des efforts d’une nouvelle alliance entre professionnels de la santé mentale attachés à faire reconnaître et prendre en charge les besoins des victimes dans une société qui les avait si longtemps négligées.
Le ministère français de la Justice avait créé en 1982 un bureau de protection des victimes afin de mieux organiser leur indemnisation. En 1986, Françoise Rudetzki, une juriste qui avait été grièvement blessée par une bombe jetée sur le restaurant parisien Le Grand Véfour trois ans plus tôt, avait fondé l’association SOS Attentats, pour que les personnes dans sa situation cessent d’être doublement victimes, d’abord de l’attentat, puis de l’indifférence générale. Ces demandes de réparation visaient surtout à faire reconnaître leur condition de victime. Dans les années 1980 et 1990, la recherche universitaire contribua à élargir cette nouvelle catégorie pour y inclure des personnes qui, bien que ne se sachant pas traumatisées, pouvaient être considérées comme des victimes.
Le scepticisme avec lequel la plupart des psychiatres traditionnels accueillirent ces initiatives fit émerger une nouvelle discipline, la victimologie. Calqué sur celui de « criminologie », le terme prêtait à sourire. Cela ne l’empêcha pas de conquérir une reconnaissance semi- officielle en 1995, lorsque le président Jacques Chirac, en réponse aux attentats perpétrés cette année-là en France, parla de l’urgence psychologique comme d’un service que l’État devait être prêt à assurer. Au moment de l’explosion d’AZF, les spécialistes en victimologie avaient enfin obtenu que leurs patients soient pris au sérieux. L’éventualité d’une indemnisation n’était plus considérée comme la cause potentielle des symptômes traumatiques ; il n’était plus question de « sinistrose ». Pouvoir indemniser était devenu une forme de thérapie, et là où planait autrefois le doute sur qui avait le droit de se dire victime, on affirmait maintenant qu’une société tout entière pouvait subir un traumatisme.
À Toulouse, celui-ci était devenu « la preuve de l’humanité de ceux qui ont souffert ». Mais les deux auteurs montrent aussi que, même dans le cadre d’une souffrance présumée universelle, certains sont vus comme ayant plus souffert que d’autres. La politique et les préjugés continuent de faire des élus et des exclus. Ainsi, les malades de l’hôpital psychiatrique voisin d’AZF qui avaient dû être évacués n’ont pas été pris en compte, car personne n’a pensé qu’ils avaient pu être traumatisés. Les travailleurs de l’usine sont eux aussi restés en marge, leur syndicat leur ayant conseillé de faire profil bas pour éviter de se mettre leur employeur à dos. D’autant que l’un d’eux était responsable de l’accident. En dépit de ces « inégalités », Fassin et Rechtman décrivent à Toulouse un remarquable degré de cohésion sociale : le fait que l’accident ait été considéré comme un traumatisme de masse avait resserré les mailles du tissu social, et ce jusque dans les quartiers défavorisés.
Dans les territoires palestiniens occupés, c’est la « psychiatrie humanitaire » qui s’est déployée, héritière d’une longue tradition de médecine humanitaire, avec des spécialistes du diagnostic, de l’étiologie et du traitement de la souffrance, des médecins sensibles à ses causes et à ses effets au-delà de la simple biologie. L’attention portée par les médecins humanitaires aux blessures de l’esprit s’est développée avec la prise en charge des victimes de la torture en Amérique du Sud et du tremblement de terre en Arménie en 1988, ainsi qu’avec le travail de MSF et de Médecins du monde en Bosnie, au Kosovo et au Congo (Médecins du monde a été créé en 1980 par des membres de MSF qui souhaitaient s’impliquer plus activement dans la lutte pour les droits humains). La question de savoir qui méritait l’empathie a fait débat. En 1999, la section grecque de MSF avait ainsi été exclue pour avoir affirmé que les Serbes aussi étaient dignes d’empathie.
Au début de leur engagement en Palestine, aucun des psychiatres de ces organisations n’employait le terme « traumatisme ». Il ne semblait d’ailleurs pas y avoir de raison médicale à leur présence, les Palestiniens disposant de suffisamment de médecins. Les symptômes cliniques étaient rares et, souvent, les jeunes hommes refusaient d’être considérés comme des victimes, quels que fussent leurs symptômes. Pourquoi le mot « traumatisme » s’est-il imposé ? Sans doute parce que cela permettait aux médecins de s’inscrire dans une tradition de témoignage : parler de la souffrance et de ses causes sans avoir à traiter ni même reconnaître de symptômes spécifiques. Prises dans leur acception la plus large, les blessures de l’esprit leur conféraient le statut à la fois de médecins et de travailleurs humanitaires. Ils pouvaient témoigner sans avoir recours au vocabulaire clinique, évoquer la dimension historique profonde de la condition de victime par le biais de cas individuels et attester l’équivalence morale de toutes les souffrances tout en témoignant des injustices perpétrées par un camp. Le traumatisme a servi à concilier des agendas apparemment inconciliables.
Peut-être restaient-ils inconciliables, d’ailleurs. MSF publia un rapport critiquant Israël pour les blessures mentales infligées aux Palestiniens dans les territoires occupés, et Médecins du monde en sortit un autre disant que les Israéliens étaient traumatisés par les attentats palestiniens. Si, comme l’écrivent Fassin et Rechtman, le traumatisme devait pouvoir servir de « pièce à conviction dans la défense des opprimés, un argument à charge contre les oppresseurs », on ne sait trop qui l’a emporté dans cette situation, hormis peut-être les psychiatres humanitaires, pour qui se sont ouverts « de nouveaux horizons dans notre compréhension du monde », le traumatisme représentant une « plus-value dans la construction du témoignage ».
Les derniers chapitres du livre sont consacrés à ce que les auteurs appellent la psychotraumatologie de l’exil. Dans les années 1990, la notion de traumatisme n’apparaissait jamais dans les déclarations des demandeurs d’asile. À présent que les tortionnaires laissent peu de traces sur les corps, le concept est invoqué pour « dire l’indicible ». En 1951, le psychiatre franco-russe Eugène Minkowski fondait le premier centre de psychologie destiné aux migrants, sur un modèle universaliste et principalement tourné vers les douleurs de l’exil. En 1979, à la suite de la crise au Cambodge, le Comede était créé pour s’occuper de ceux qui avaient fui le pays. En 1984, à Paris, naissait l’Avre (Association des victimes de la répression en exil), un centre de prise en charge des victimes de la torture et d’autres actes de barbarie. Mais ce n’est qu’en 1995 – avec la fondation de l’Association Primo Levi, destinée à traiter les victimes de tortures et de violences politiques en général – qu’une psychotraumatologie de l’exil a fini par émerger.
Ainsi, la dénonciation des sévices et la prise en compte des besoins particuliers des réfugiés avaient précédé la reconnaissance des blessures mentales en tant que catégorie médicale ou morale. Obtenir le statut de réfugié commença à dépendre de plus en plus des preuves de persécutions. Au lieu de provoquer la suspicion, le traumatisme était maintenant convoqué pour certifier de l’authenticité d’une souffrance déclarée. Les médecins se retrouvaient dans une position inconfortable, sommés d’identifier, tels des légistes, les séquelles présentes dans les esprits quand les marques sur les corps avaient disparu. L’administration se montrant de moins en moins encline à croire les récits des migrants, les experts médicaux se virent contraints d’attester la bonne foi de personnes dont la parole, selon eux, aurait dû suffire. L’idée que la violence blesse le psychisme a fini par être acceptée par les autorités, mais en théorie plus qu’en pratique. Le traumatisme, notent Fassin et Rechtman, ne peut énoncer que ce que « la société est prête à entendre comme vérité sur les victimes ». Alors que les médecins multipliaient les certificats, leur efficacité ne cessait de diminuer. Le traumatisme avait fini par lier « violence et souffrance, politique et psychiatrie, expérience et soin, mémoire et vérité », mais en contribuant peut-être autant à les dissocier.
C’est une révolution morale qui s’est produite. Il nous paraît désormais évident que les marques de tortures s’inscrivent plus longtemps et douloureusement dans l’esprit que sur le corps, et que voir un ami ou un parent se faire supplicier est aussi un supplice. De nos jours, tout le monde ou presque a « survécu » à quelque chose. Les « survivants » et « groupes de survivants » sont partout, qu’il s’agisse d’anciens malades du cancer, de victimes d’inceste, de viol ou de maltraitance, de personnes ayant été confrontées à un divorce, à un deuil, à un parent alcoolique ou à un conjoint souffrant d’addiction au sexe, de victimes de tortures, d’une guerre, de l’exil ou d’une catastrophe naturelle. L’empire du traumatisme a généré un immense réseau d’intervention dont les cellules d’urgence médico-psychologique que mentionnent les auteurs ne sont qu’un aspect. Les pouvoirs publics, au niveau national comme local, ainsi que les employeurs se montrent tous prêts à aider d’éventuelles victimes : en Italie, des chercheurs commandités par l’État analysent la façon dont les gens traversent un deuil, avec l’idée de le rendre moins pénible ; à Vienne, le somptueux cimetière central propose au visiteur une liste de spécialistes de la gestion émotionnelle du deuil avalisés par la municipalité ; dans mon département universitaire, le décès d’un cadre très apprécié a donné lieu à l’envoi d’un message détaillant les moyens mis à notre disposition pour mieux surmonter cette épreuve. Et, sans surprise, un vaste système lucratif a émergé. Un séjour à 2 000 dollars la semaine dans un centre de traitement des addictions réputé promet de vous « libérer du passé », de vous apprendre à contrecarrer le sentiment de perte et, si cela ne fonctionne pas, à briser le cycle des « comportements destructeurs » qui suivent un traumatisme.
Fassin et Rechtman considèrent que le traumatisme reconfigure notre « vision de l’humanité » en nous permettant de penser « l’expérience individuelle et la mémoire collective en termes de blessures », soit « la forme la plus consensuelle de la signature de l’événement tragique dans l’expérience humaine », qui « s’est imposée dans la société de façon à devenir la réalité centrale de la violence ». Cela « réinvente les “bonnes” et les “mauvaises” victimes », sans être le produit d’avancées cliniques, mais d’un « nouveau rapport au temps, à la mémoire, au deuil et à la dette, au malheur et aux malheureux ».
Selon moi, ce n’est pas l’Holocauste, tel qu’il a été considéré après le procès d’Adolf Eichmann en 1961, qui a provoqué la transformation morale du traumatisme en blessure psychique « suscitant la sympathie et appelant une indemnisation ». Il semble plutôt que cela soit dû aux mouvements de revendication des femmes, des anciens combattants et autres mobilisations sociales de la fin du XXe siècle.
Le syndrome de stress post-traumatique est entré dans la nomenclature nord-américaine afin d’évacuer de la pratique clinique les jugements normatifs (c’est d’ailleurs cette même édition de 1980 du DSM-III qui statue que l’homosexualité ne doit plus être considérée comme une maladie ni une dépravation). Tout « événement psychologiquement traumatique, généralement hors du commun », devenait susceptible de transformer quelqu’un en victime, et c’est ainsi que des anciens combattants de l’armée des États-Unis dans la guerre du Vietnam, y compris ceux qui avaient commis des actes pouvant sembler criminels, ont pu être soignés en tant que victimes et percevoir des indemnisations. Il n’est toutefois pas certain que cela leur ait valu beaucoup de sympathie. Pour ce qui est de l’Holocauste, il est entré dans l’imaginaire occidental de multiples façons, mais en n’étant associé à la notion de traumatisme que de façon vague et rétrospective.
Les études de cas citées dans le livre montrent bien que l’histoire récente du traumatisme reste quasiment sans lien avec ce mal absolu du XXe siècle. Dans les suites immédiates de la guerre, il avait été clairement posé que les réparations ne concerneraient pas les blessures mentales. Il n’était pas question de dédommager pour le traumatisme du génocide, ni d’affirmer une égalité de principe entre les victimes. De part et d’autre, tout fut fait pour séparer l’aspect financier des questions d’empathie, de pardon ou de moralité. En Israël, la droite comme la gauche s’opposèrent au processus dans son ensemble, parce qu’il semblait barbare de suggérer que l’on pût fixer un prix pour un génocide, un prix qui pourrait servir à réparer (en allemand, le mot « réparation », Wiedergutmachung, signifie littéralement « rendre les choses à nouveau bien » ; de nombreux survivants devaient l’avoir en tête, ce qui rendait l’idée encore plus atroce). Le gouvernement Ben Gourion, formé en 1949 et qui avait désespérément besoin d’argent, insista pour que le montant réclamé à l’Allemagne ne soit pas lié aux questions les plus profondes, limitant la demande à une compensation à la hauteur des coûts de relogement pour l’État d’Israël des centaines de milliers de survivants qui avaient perdu leur toit en Europe, c’est-à-dire 3 000 dollars par personne, soit 1,5 milliard de dollars au total – montant qui, à la suite d’âpres négociations, tomba à 1 milliard. Les Allemands étaient satisfaits.
En 1866, John Eric Erichsen, un chirurgien britannique, avait décrit des cas de patients qui, à la suite d’accidents de chemin de fer dont ils semblaient être sortis indemnes, développaient, parfois même longtemps après, de graves symptômes physiques et mentaux. Ils étaient désorientés, incapables de vaquer à leurs occupations, voyaient flou, entendaient des bruits, des chants, ou percevaient les sons avec une sensibilité perturbante. On baptisa le phénomène railway spine, « névrose du chemin de fer ». Comme Charcot, Erichsen était persuadé que ces blessures relevaient de la neurologie et non de la psychologie, que la grande violence des accidents ferroviaires causait des lésions microscopiques, indétectables par les instruments de l’époque mais bien réelles, à la moelle épinière (spine, en anglais). Si Charcot avait abouti à ses conclusions de manière surtout théorique, Erichsen avait, lui, des préoccupations plus immédiates et pratiques, car les rescapés commençaient à intenter des procès aux compagnies de chemin de fer. Et le droit anglais en matière de dommages et intérêts ignorait royalement le concept de blessure psychique : « La douleur mentale et l’anxiété ne sauraient être appréciées par la loi », écrivait en 1861 lord Wensleydale, juge à la cour de l’Échiquier, chargée des arbitrages financiers.
Pour que les plaignants obtiennent gain de cause, il fallait que leurs avocats puissent prouver que la railway spine constituait une blessure comparable à celle que l’on pouvait subir en étant éjecté d’un wagon, et c’est ce qu’Erichsen, régulièrement cité en tant qu’expert par les parties civiles, venait expliquer devant les tribunaux. Il fut écouté. Durant la décennie suivant la parution de son ouvrage sur le sujet 1, les compagnies ferroviaires anglaises perdirent 70 % des procès qui leur avaient été intentés et furent condamnées à verser 11 millions de livres sterling de dédommagement (l’équivalent d’environ 1 milliard actuel). L’argument médical n’avait pas été le seul à peser – il y avait aussi le fait que les plaignants étaient considérés comme au-dessus de tout soupçon. Être victime d’un accident de train relevait d’une horreur presque indicible. Ainsi, le chirurgien britannique Thomas Furneaux Jordan écrivait en 1867 : « La puissance des forces destructrices à l’œuvre, l’ampleur des conséquences, la menace mortelle s’abattant soudain sur tout un groupe d’êtres humains et l’absence d’espoir d’en réchapper provoquent des émotions qui suffisent à elles seules à engendrer un choc terrible, voire la mort. »
Les avocats de la défense et leurs experts ne l’entendaient pas ainsi. Herbert Page, chirurgien travaillant pour une compagnie de chemin de fer, affirma que ces gens s’étaient laissé dominer par la peur, que leurs symptômes pouvaient être comparés à ceux que déclenchait une séance d’hypnose. La source de leurs manifestations somatiques était « dans leur tête ». Qu’il s’agît ou non d’un processus conscient, la souffrance des plaignants était accentuée par le fait qu’ils avaient quelque chose à gagner en intentant un procès. Et les indemnités obtenues semblaient les apaiser, comme les avocats des compagnies de chemin de fer et les médecins pouvaient le constater. Selon un chirurgien de Boston, la persistance des symptômes prouvait surtout un désir de mener « une procédure agressive, assortie d’exorbitantes demandes pécuniaires ». N’avait-on pas remarqué, renchérissait l’un de ses collègues anglais, que « ceux qui souffrent le plus sont les passagers des wagons de troisième classe ? »
Les choses ont peu évolué depuis un siècle et demi. En février 1972, en Virginie-Occidentale, la rupture d’une série de barrages retenant des déchets miniers provoqua un déferlement de flots toxiques dans l’étroite vallée de Buffalo Creek, tuant 125 personnes et détruisant des centaines d’habitations. Plutôt que d’accepter la somme ridicule proposée par la Pittston Coal Company, responsable du désastre, les rescapés se tournèrent vers l’un des cabinets d’avocats les plus prestigieux de Washington pour attirer l’attention du grand public sur l’affaire. La partie adverse leur fournit une aide involontaire en exigeant la preuve que les plaignants avaient effectivement subi des blessures psychologiques et non de simples pertes matérielles. Une équipe d’experts embauchée par les avocats de la partie civile, dont l’inévitable psychanalyste Robert Jay Lifton, s’employa à faire en sorte que le terme de « traumatisme », alors sans valeur légale, remplace les expressions « blessure psychologique » et « souffrance mentale ».
L’absence d’empathie manifestée par les dirigeants de la Pittston Coal Company avait nourri la colère qui avait mené au procès. (Quelques années plus tôt, en 1966, au pays de Galles, l’obtuse insensibilité de la Direction des charbonnages après l’effondrement d’un terril qui avait enseveli le village d’Aberfan, causant la mort de 144 personnes dont 116 enfants pris au piège dans leur école, avait eu le même effet.) Mais, dans l’affaire de Buffalo Creek, le succès des plaignants tint surtout à la reconnaissance désormais bien établie de la souffrance morale comme blessure valant réparation.
À mon sens, Fassin et Rechtman dévoient cette histoire en assimilant le traumatisme à toute souffrance dont nous prenons conscience. Et se trompent en écrivant que le traumatisme représenterait (et que l’empire du traumatisme aurait fait advenir) un « nouveau rapport au temps et à la mémoire, au deuil et à la dette ». Il est certain que le XXe siècle a connu d’importants changements à cet égard, mais ils ne viennent pas de l’évolution de notre manière de comprendre les blessures psychiques. Ils font plutôt partie de l’expansion de ce que le philosophe israélien Avishai Margalit a appelé l’« éthique de la mémoire », selon laquelle les communautés sont façonnées et refaçonnées par les souvenirs partagés et l’obligation de se souvenir.
Notre époque déborde de revendications et de contestations de la mémoire collective. Monuments commémoratifs, commissions de vérité et de réconciliation, explosion du nombre d’autobiographies, recensement des noms des morts... Depuis l’Holocauste, les protocoles, pratiques et tribunaux concernant les droits humains se fondent tous sur une forme ou une autre de maîtrise du passé dans l’intérêt de l’avenir. À cet égard, le sociologue français Maurice Halbwachs, disciple de Durkheim, est plus important que Freud. Pour lui, ce ne sont pas les blessures que le passé a laissées dans le présent qui comptent, mais la façon dont nous nous souvenons et dont nous construisons collectivement un passé en fonction d’un ensemble d’impératifs. Si les Allemands peuvent aujourd’hui parler des souffrances éprouvées sous les bombardements qui ont dévasté Hambourg, ce n’est pas parce que nous ou eux avons soudain pris conscience des blessures psychiques des survivants, mais parce que ces souvenirs sont à présent autorisés, collectivement. Il est désormais admis que les Allemands aussi peuvent avoir été des victimes, ce qui leur a été refusé durant des décennies.
Je pense que Fassin et Rechtman seraient d’accord là-dessus. En revanche, nos opinions divergent sur ce qui a produit les changements de sensibilité exposés en conclusion de leur ouvrage. Ils suggèrent que l’Holocauste a marqué un tournant radical dans notre évaluation morale des victimes de traumatismes. Plus encore, ils affirment que la notion de victime d’un traumatisme a été créée au sein d’une communauté professionnelle particulière dotée de ses propres règles, normes et contraintes quant à la production de vérité. En extrapolant à partir d’études de cas finement ciselées portant sur trois tribus parisiennes, ils découvrent un empire.
À mes yeux, la notion de traumatisme relève d’une histoire plus large. L’empire du traumatisme, magnifié ou relégué au rang de « signifiant flottant », est le résultat de processus que l’on observe aussi ailleurs. Comme tant d’autres mots (« tragédie », « martyre »), ce terme emprunté à un univers différent se retrouve presque entièrement dépouillé de sa signification d’origine. De même, les « passifs-agressifs » sont plus nombreux que jamais, l’homme d’affaires américain Bernard Madoff est un « sociopathe » et non un « escroc ». Mais je ne crois pas que l’irruption de ces qualificatifs dans le langage courant, éloignés de leur étroite signification de départ, ait beaucoup d’importance. Pour moi, comme peut-être pour Didier Fassin et Richard Rechtman, l’omniprésence d’un mot ne laisse rien présumer de son efficacité – même si eux semblent penser que la banalisation du mot « traumatisme » témoigne du poids acquis par ce concept.
Surtout, je ne partage pas leur conclusion, à savoir que la notion ainsi élaborée par les professionnels de la santé mentale qu’ils décrivent a transformé la réalité et offert aux victimes un langage leur permettant d’évoquer les dérives de l’Histoire. Je dirais plutôt que l’empire du traumatisme, reconnaissance universelle de la souffrance d’autrui et de la nécessité de prendre en charge les blessures psychiques, fait partie d’une révolution amorcée au XVIIIe siècle et dont les dilemmes moraux sont toujours présents. « Je crois vraiment qu’à la fin l’humanité l’emportera, écrivait Goethe en 1782. Je crains seulement que le monde soit alors devenu un immense hôpital où chacun sera l’infirmier de son prochain. »
— Thomas W. Laqueur est un historien américain de la médecine, de la sexualité et du genre. Ses livres disponibles en français sont Le Sexe en solitaire (Gallimard, 2005), La Fabrique du sexe (Gallimard, 2013) et Le Travail des morts (Gallimard, 2018). — Cet article a été publié par la London Review of Books le 8 juillet 2010. Il a été traduit par Natalie Amargier.
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À la façon de ces pièces de Tchekhov qui débutent au milieu d’une conversation apparemment sans intérêt, Courir après la pluie s’ouvre sans préambule sur un voyage déjà en cours, paisible. Dès la première photographie du livre, on navigue sur des flots à peine ridés par le sillage du bateau. Sous un ciel vaguement nuageux se découpe au loin le mamelon rassurant d’un îlot. Du haut de la tourelle, on peut voir que le navire qui nous fait glisser entre les deux rives d’un large fleuve est du genre marchand. Sur le pont, des draps sèchent ; un rideau jaune s’échappe, nonchalant, de la fenêtre d’une cabine où un lit gît, défait, sous une carte murale.
Le lecteur découvrira dans les légendes des photos, compilées en fin d’ouvrage, que le bâtiment est un pétrolier naviguant sur la Léna, « d’Oust-Kout à Yakoutsk », en Sibérie, en 2006. Mais il apprendra aussi que, passé un cimetière de bateaux rouillant sur un bras du fleuve, il croisera un poste de télévision allumé dans la chambre morne d’un hôtel moscovite en 1988, la théière géante d’un jardin public de Géorgie en 2011, un soldat et un matelot monumentaux montant à l’assaut du Sébastopol de 2001, la datcha d’Andreï Tarkovski dans la Russie de 2006...
En fait de voyage, c’est à une divagation à travers l’espace et le temps de la Russie et des républiques orientales post-soviétiques que nous convie la photographe suisse Magali Koenig. Un périple lent, de bateaux en trains, dans un monde à l’arrêt, comme victime d’un sort : figés, les chevaux géants surplombant la steppe géorgienne ; figés, le bateau du tsar, le puissant Iliouchine, la roulotte kirghize et même l’eau de la rivière Oka, miroir parfait de ses rivages herbeux ; cloués au sol, les cygnes du manège sibérien et la soucoupe volante du parc kirghiz. Pour animer ces images, nul être vivant, sinon de dos, de loin, immobile – tout juste un enfant qui saute vers l’orteil de pierre d’une monstrueuse statue de la Mère patrie, un chien qui attend.
Et pourtant. Dans ces vestiges des heurs et grandeurs de l’Empire soviétique, le présent, bien vivant, vibre de page en page. Il se trouve dans les jardins ensauvagés des datchas, les flottements des voilages brodés, ajourés, froncés – tout un art domestique –, devant les tables dressées et, surtout, dans le mouvement de la photographe, perceptible dans chacune de ses photos : nettes et précises, elles sont prises comme si elle avait dégainé juste avant que le sujet ne soit hors de vue. Peu de vues frontales, mais nombre d’images traversées par la diagonale d’une ligne de fuite. Grande amoureuse des voyages et de leurs récits, Magali Koenig voit, mitraille et poursuit sa quête, un projet en tête. « Je lance un petit caillou, je tire un fil rouge, et je vois ce qui vient », dit-elle de sa voix douce tintée d’accent vaudois.
Le premier fil, c’était, explique-t-elle, « Blaise Cendrars et son voyage transsibérien ». En 1988, à 36 ans, elle atterrit à Moscou avec pour tout bagage un diplôme de photographe et des reportages en Iran, en Syrie et en Turquie, mais sans un mot de russe. Durant trois jours, elle sillonne la capitale au crépuscule de l’URSS – « triste, grise, mais j’aime tout » – et embarque dans le Transsibérien jusqu’à Irkoutsk. S’ensuivront douze autres voyages en Russie et dans les ex-républiques soviétiques. Avec « un Leica pour le noir et blanc et un Nikon pour la couleur », elle partira sur les traces d’Andreï Tarkovski (« Ce cinéaste, une passion ! »), d’Anton Tchekhov enquêtant sur le bagne de Sakhaline ou encore de l’écrivain Olivier Rolin, avec qui elle partage « une passion des fleuves ».
Rythmé par vingt-cinq poèmes de Blaise Hofmann, Courir après la pluie est le fruit d’une sélection parmi les milliers de clichés argentiques de ces périples. Leur assemblage forme l’image touchante d’un monde post-soviétique vivant avec et malgré la nostalgie de ses rêves. « Selon un proverbe russe, dit Magali, regretter le passé, c’est comme courir après la pluie. »
— C. Bn.
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Au printemps 1936, Lovett Fort-Whiteman, un Noir américain de Dallas, disparaît à Moscou. Il vivait en Union soviétique depuis près de dix ans – depuis peu avec une épouse russe, Marina, une jeune chimiste juive – dans un minuscule appartement. Une demi-douzaine d’autres Afro-Américains étaient alors installés à Moscou, mais Fort-Whiteman, 46 ans à l’époque, sortait clairement du lot avec ses bottes montant jusqu’aux genoux, sa casquette de cuir noir et sa longue chemise fermée d’une ceinture à la façon des commissaires du peuple bolcheviques. Homer Smith, un journaliste noir de Minneapolis qui fut un ami proche de Fort-Whiteman à Moscou, le décrit ainsi : « Comme de nombreux communistes russes, il s’était rasé la tête ; avec son nez finement ciselé et son visage en forme de V, il avait l’air d’un moine bouddhiste. »
Près de deux décennies s’étaient alors écoulées depuis l’instauration par la révolution bolchevique du premier État communiste du monde, une société qui promettait l’égalité et la dignité à tous les ouvriers et paysans. En Union soviétique, on voyait les préjugés raciaux comme un sous-produit de l’exploitation capitaliste, et le Kremlin faisait de la lutte contre le racisme un enjeu majeur de son image de marque sur la scène internationale. Dans les années 1920 et 1930, des dizaines de militants et d’intellectuels noirs étaient passés par Moscou. Où qu’ils aillent, les Russes leur cédaient leur place dans les files d’attente ou dans les trains, une pratique qualifiée par un dirigeant de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), la grande association américaine de défense des droits civiques, de « courtoisie presque embarrassante ». En 1931, les « Scottsboro Boys », ces neuf adolescents noirs accusés à tort d’avoir violé deux femmes blanches en Alabama, avaient vu leurs frais d’avocat payés par le parti communiste américain ; des manifestations de soutien avaient été organisées dans des dizaines de villes soviétiques. Deux ans plus tard, le chanteur, acteur et militant des droits civiques Paul Robeson avait déclaré lors d’une visite à Moscou : « Ici, pour la première fois de ma vie, je marche dans la rue avec un sentiment de complète dignité humaine. »
Dans ses Mémoires parus sous le titre Black Man in Red Russia, Homer Smith décrit Fort-Whiteman comme l’un des « premiers pèlerins noirs à venir à Moscou pour se prosterner devant la Kaaba du communisme ». Fort-Whiteman, poursuit Smith, était un « dogmatique pur et dur » qui avait dit un jour que, pour lui, revenir à Moscou après un voyage aux États-Unis c’était comme rentrer à la maison.
Mais, au milieu des années 1930, l’enthousiasme exubérant de la communauté des expatriés avait commencé à faiblir. En 1934, Sergueï Kirov, un fonctionnaire bolchevique de premier plan, fut abattu à Leningrad. Staline, qui avait employé la décennie précédente à consolider son pouvoir, se saisit de l’événement pour déclencher une série de purges visant l’élite communiste. Jadis fêtés, les étrangers devinrent suspects. « On n’en finissait pas de faire le ménage, écrit Smith, qui avait assisté aux procès de quelques accusés très en vue. Des milliers de victimes de moindre importance, je le savais, disparurent purement et simplement ou furent liquidées sans autre forme de procès. »
Fort-Whiteman devint alors une figure controversée. Il avait tendance à se montrer pédant et solennel, mais « faisait aussi le maximum de prosélytisme et de propagande », observe Smith. Il s’était mis à affirmer que le Parti communiste, s’il voulait trouver davantage de soutien chez les Afro-Américains, devait reconnaître que leurs souffrances étaient dues au racisme autant qu’à la lutte des classes. Pour les idéologues marxistes, c’était une hérésie.
Un jour, Smith passa chez Fort-Whiteman. Il frappa plusieurs fois, et Marina finit par ouvrir. « Est-ce que Fort-Whiteman est là ? », demanda Smith. Marina était visiblement sur les nerfs : « Non. Et je vous supplie de ne plus jamais revenir ici pour le voir ! » Fort de ses reportages sur les purges, Smith avait des raisons de s’attendre au pire. « Je vivais depuis assez longtemps en Russie pour savoir de quoi il retournait », écrit-il.
Comme celle de beaucoup de Noirs américains du début du XXe siècle, la vie de Lovett Fort-Whiteman avait été marquée par les atrocités du Sud esclavagiste. Son père, Moses Whiteman, était né esclave dans une plantation de Caroline du Sud. Peu après la guerre de Sécession, il s’était installé à Dallas et avait épousé une fille de la région, Elizabeth Fort. En 1889, ils avaient eu un fils, Lovett, puis une fille, Hazel. À 16 ans, Lovett s’inscrivit à l’Institut Tuskegee, l’université d’Alabama réservée aux Noirs. Son père mourut quelques années plus tard, puis sa mère et sa sœur déménagèrent à Harlem. Lovett finit par les y rejoindre, travaillant le jour comme groom et jouant le soir dans une troupe de théâtre noire.
À 25 ans, il partit au Mexique, sans passeport, pour rallier le Yucatán, où la révolution faisait rage : les mouvements anarchistes et socialistes émergents affrontaient la classe des riches propriétaires terriens. Lorsque Fort-Whiteman revint à Harlem, trois ans plus tard, en 1917, il était devenu un marxiste convaincu.
C’était l’année de la révolution d’Octobre en Russie. Lénine et les bolcheviks prirent le pouvoir et instaurèrent la dictature du prolétariat. Le communisme exerçait aussi son attrait sur nombre d’immigrants et de minorités ethniques aux États-Unis, où l’on ne trouvait guère de philosophies politiques envisageant la possibilité d’une égalité intégrale. « Difficile pour ceux qui voient l’Union soviétique à travers le prisme du stalinisme ou de “l’empire du mal” d’imaginer tout ce qu’elle semblait offrir aux Afro-Américains », m’a dit Glenda Gilmore, auteure de « Défier le Sud » 1, une analyse des origines militantes du mouvement des droits civiques.
Fort-Whiteman s’inscrivit à un cours de six mois à la Rand School, un centre de formation socialiste installé dans une vaste demeure de la 15e Rue, à New York. À un journaliste de The Messenger, un magazine appartenant à des Noirs et couvrant l’actualité politique et littéraire de la Harlem Renaissance 2, il affirma : « Le socialisme constitue le seul remède durable aux maux économiques dont souffre l’humanité et qui pèsent si lourdement sur les personnes de couleur. »
Au cours des années suivantes, Fort-Whiteman monta à nouveau sur les planches et commença à publier des critiques de théâtre et des nouvelles dans The Messenger. Ses histoires pleines d’inventivité témoignaient souvent d’un souverain mépris pour les mœurs raciales de l’époque. Ainsi, dans Fleurs sauvages, Clarissa, une femme blanche du Nord – « silhouette fine, bien fichue » – a une aventure avec Jean, un Noir du Sud « au physique avantageux, dans la fleur de l’âge ». Clarissa finit par tomber enceinte et tente de cacher sa liaison en accusant son mari d’avoir des ancêtres noirs.
À l’issue de la Première Guerre mondiale, le retour des soldats entraîna l’accroissement de la concurrence pour les emplois et les logements, provoquant une montée des tensions raciales aux États-Unis. Au cours de l’été 1919, vingt-six émeutes raciales éclatèrent à travers le pays. À Chicago, un adolescent noir dont l’embarcation avait dérivé vers une zone du lac Michigan réservée aux Blancs avait été attaqué à coups de pierres – et s’était noyé sous le regard des baigneurs blancs. Dans la foulée, des centaines d’entreprises et de maisons du South Side appartenant à des Noirs avaient été saccagées, et près de quarante personnes tuées.
Fort-Whiteman entreprit une tournée de conférences dans l’espoir que ce déferlement de violence raciste, connu sous le nom d’« été rouge », sensibiliserait les Afro-Américains à son message politique. Il finit par attirer l’attention du Bureau d’enquête, qui deviendrait bientôt le FBI. En février 1924, un agent nommé Earl Titus, l’un des premiers Afro-Américains à travailler pour le Bureau, écouta un discours de Fort-Whiteman à Chicago. Son rapport stipule que Fort-Whiteman aurait dit à la foule : « Le nègre n’a rien à attendre de ce pays. Et jusqu’à ce qu’il y ait ici une révolution comme il y en a eu ailleurs, le nègre restera toujours le nègre. » Il avait aussi ajouté qu’il « aimerait beaucoup aller en Russie ».
Quatre mois plus tard, à l’âge de 34 ans, il eut sa chance : il fut sélectionné comme délégué pour le Ve Congrès mondial de l’Internationale communiste qui se tenait cet été-là à Moscou. À leur arrivée, Fort-Whiteman et les autres délégués du Komintern, comme on appelait alors l’Internationale communiste, furent conduits au mausolée de Lénine, sur la place Rouge. Le père de la révolution était mort cinq mois plus tôt, et des pèlerins du monde entier venaient s’incliner devant son corps embaumé. Staline avait été nommé à la tête du Parti, mais il n’avait pas encore consolidé son pouvoir. La politique bolchevique se trouvait dans un entre-deux traversé d’âpres débats sur l’avenir du communisme. Tout était encore à faire, y compris définir une politique en matière de recrutement et d’organisation des Afro-Américains.
Lors d’une session consacrée à la « question nationale et coloniale », on donna la parole à Fort-Whiteman. Staline était dans l’assistance, ainsi que des délégués étrangers comme Palmiro Togliatti, un dirigeant du Parti communiste italien, et Hô Chi Minh, alors jeune socialiste vietnamien. Fort-Whiteman commença par évoquer la grande migration : le mouvement des Noirs vers le nord des États-Unis, déclara-t-il, n’était pas seulement motivé par des raisons économiques, mais exprimait aussi « leur révolte croissante contre les persécutions et les discriminations dont ils étaient victimes dans le Sud ». Pour lui, l’oppression des Afro-Américains trouvait son origine dans les questions de race et de classe qui s’interpénétraient. « Les Noirs ne sont pas discriminés en tant que classe mais en tant que race », affirma-t-il, semblant conscient que cette position était sujette à controverse. Pour les communistes, poursuivit-il, « le problème des Noirs constitue un problème psychologique insolite ».
À la fin du congrès, Fort-Whiteman décida de rester à Moscou. Il avait été invité à s’inscrire en tant que premier étudiant afro-américain à l’Université communiste des travailleurs d’Orient (KUTV). Les Américains blancs allaient à l’École internationale Lénine, la première académie de Moscou pour étrangers. Mais les Afro-Américains, parce que le Kremlin les considérait comme un peuple « colonisé », devaient étudier à la KUTV, aux côtés d’étudiants de Chine, d’Inde, d’Indonésie et d’ailleurs. Les élèves consacraient une heure et demie par jour à l’apprentissage du russe et le reste de leur temps à la lecture de textes communistes.
Cet été-là, Fort-Whiteman entreprit une tournée en Union soviétique. Dans « Défier le Sud », Glenda Gilmore raconte qu’une division cosaque en Ukraine le fit membre honoraire, et que, dans le Turkestan soviétique, des habitants avaient voté pour renommer leur ville Whitemansky. On trouve dans les archives de W. E. B. Du Bois 3 une lettre de Fort-Whiteman expédiée « depuis un village au cœur de la Russie », dans laquelle il décrit comment les nombreuses nationalités de l’Union soviétique « vivent comme une grande famille et se considèrent les uns les autres simplement comme des êtres humains ». Il raconte à Du Bois les soirées passées avec ses camarades de classe de la KUTV à monter des représentations théâtrales en plein air dans la forêt : « Ici, la vie est la poésie même ! »
De retour à Moscou, Fort-Whiteman écrivit plusieurs lettres à de hauts responsables communistes. J’ai pu les consulter dans les archives du Komintern. Fort-Whiteman s’était enquis auprès de l’influent Grigori Zinoviev, président du comité exécutif de l’Internationale communiste, de la possibilité d’enrôler « les éléments mécontents de la race noire en Amérique dans le mouvement révolutionnaire ». Les organisations communistes américaines, soulignait-il, ne tendaient guère la main à la communauté afro-américaine, pourtant le groupe le plus opprimé aux États-Unis. Même si la plupart des travailleurs noirs n’avaient pas lu Marx, le racisme qu’ils avaient subi les avait bien disposés à l’égard du bolchevisme. Le Parti, écrivait-il, avait le devoir « d’apporter l’enseignement communiste à la grande masse des travailleurs noirs américains ».
En 1925, Fort-Whiteman revint à Chicago, où il créa l’American Negro Labor Congress (ANLC), une tribune permettant aux communistes de faire passer leur message aux travailleurs noirs. Cette année-là, il envoya dix étudiants noirs étudier à la KUTV. « Soyez assuré que l’université sera satisfaite du groupe de jeunes hommes et femmes que j’envoie », écrivit-il au directeur de la KUTV.
Fort-Whiteman espérait que ses recrues « feraient bouger les choses quand elles rentreraient chez elles », rapporta le New York Herald Tribune. Il prévoyait même d’ouvrir à Harlem une branche de la KUTV qui dispenserait des cours tels que « l’économie de l’impérialisme » et « l’histoire du communisme ». Manifestement alarmé, le journaliste écrivit : « La flamme du bolchevisme, allumée par Lénine et qui avait paru un moment devoir embraser toute l’Europe, menace aujourd’hui sournoisement les États-Unis par le truchement du nègre américain. »
Harry Haywood, dont les parents avaient connu l’esclavage et qui avait servi dans un régiment noir pendant la Première Guerre mondiale, aida Fort-Whiteman à organiser l’American Negro Labor Congress. (Son frère aîné Otto était de ceux que Fort-Whiteman avait convaincus d’étudier à la KUTV.) Dans ses Mémoires publiés en 1978, « Bolchévique noir » 4, Haywood écrivait à propos de Fort-Whiteman : « C’était indéniablement une bête de scène. Il semblait toujours jouer un rôle qu’il s’était lui-même choisi. »
Le soir du 25 octobre 1925, 500 personnes se réunirent dans une salle louée sur Indiana Avenue, à Chicago, pour le congrès fondateur de l’ANLC. Fort-Whiteman fit ensuite une tournée des villes industrielles, attirant l’attention de la presse partout où il passait. À Baltimore, le journal afro-américain local exprima son approbation : « Si c’est de la propagande rouge, alors prions pour que tous nos dirigeants prennent un pot de peinture rouge et un pinceau et qu’ils badigeonnent généreusement les 12 millions de personnes de couleur de ce pays. » La presse blanche, elle, réagit avec une prévisible hystérie. En 1925, un article du Time qualifia Fort-Whiteman de « Noir le plus rouge ».
Fort-Whiteman ne s’aventura pas plus au sud, où vivait pourtant la grande majorité des Afro-Américains. Les efforts de recrutement de l’ANLC firent long feu. Une directive du Parti communiste conservée dans les archives du Komintern prend acte de l’échec de la mission de Fort-Whiteman et informe les membres du Parti que « toutes les lacunes en matière de stratégie et d’organisation doivent être dévoilées au grand jour ». Un haut responsable noir du Parti des travailleurs d’Amérique déclara que l’ANLC s’était retrouvée « presque complètement coupée des masses qui constituent la base du peuple noir ».
En 1927, Fort-Whiteman fut démis de ses fonctions à la tête de l’ANLC. Il avait échoué dans son ambitieux projet : peu d’Afro-Américains s’étaient laissé convaincre que la révolution socialiste offrait un moyen de combattre le racisme. Et ses frères communistes à Moscou n’étaient pas davantage persuadés que, si les Afro-Américains étaient opprimés, c’était du fait de leur race.
Mais Fort-Whiteman ne voulait pas lâcher l’affaire. « La haine raciale des masses blanches s’étend à toutes les classes de la race noire », écrivit-il dans un article paru dans l’organe officiel du Komintern. Ce débat sur les rôles respectifs de la race et de la classe dans la perpétuation des inégalités fait encore rage de nos jours parmi les militants et les penseurs de gauche. « Il était clair à l’époque, tout comme aujourd’hui, qu’en Amérique la race vous assignait à une classe sociale, explique Glenda Gilmore. Fort-Whiteman et d’autres s’interrogeaient sur ce qui devait être traité en premier. » Si la race est une construction sociale, alors une révolution égalitaire devrait permettre l’avènement de l’égalité raciale. Mais, ajoute Glenda Gilmore, l’approche de Fort-Whiteman était différente : « Bien que fervent communiste, il savait qu’en Amérique tout se résumerait toujours au fait qu’il était noir. » Dans les archives du Komintern, j’ai lu une « note éditoriale » que les camarades de Fort-Whiteman avaient plus tard annexée à l’un de ses essais, avertissant que l’intéressé « était en train d’évoluer du point de vue communiste vers un point de vue nationaliste petit-bourgeois ».
Lors du VIe Congrès du Komintern, à l’été 1928, il y eut un débat majeur sur la meilleure façon de promouvoir la révolution communiste auprès des Afro-Américains. Certains suggéraient de recruter des métayers et des ouvriers agricoles dans le Sud. Fort-Whiteman, qui était revenu à Moscou en tant que délégué, soutenait qu’il valait mieux attendre la fin de la grande migration et n’organiser les travailleurs noirs qu’une fois qu’ils auraient intégré le prolétariat urbain des usines du Nord. Sa position s’alignait sur celle de Nikolaï Boukharine, rédacteur en chef de la Pravda, qui considérait que le capitalisme était en plein essor : la révolution mondiale devait attendre. Staline, bien sûr, était d’un autre avis.
Bien que souvent en désaccord avec la vision dominante sur la « question noire », comme l’appelaient les idéologues du Komintern, Fort-Whiteman coulait des jours heureux en Union soviétique. Il suivait des cours d’ethnologie à l’Université d’État de Moscou et passa un été à Mourmansk, dans le cercle polaire, pour étudier les effets de la concentration d’hydrogène dans l’eau sur le métabolisme des poissons. Le Moscow Daily News, un journal anglophone, l’avait engagé comme collaborateur. Bientôt, il épousa Marina, une chimiste d’une vingtaine d’années, même si, comme le rappelle Homer Smith, le russe de Fort-Whiteman était encore rudimentaire et l’anglais de Marina à peine meilleur. Les autorités soviétiques avaient ouvert une école anglo-américaine à Moscou pour les enfants des travailleurs étrangers ; Fort-Whiteman y trouva un emploi de professeur de sciences. L’éminent poète Evgueni Dolmatovski a composé quelques vers après avoir visité la classe de Fort-Whiteman : « Le professeur noir Whiteman/ Fait son cours/ Je tire mes mots du fond de mon cœur/ Du plus profond de mon être/ Je te vois encore, et encore, et encore/ Toi, mon camarade noir ! »
Fort-Whiteman voulait à tout prix servir de mentor aux autres Afro-Américains vivant à Moscou. Il organisait régulièrement des déjeuners chez lui, réunions au cours desquelles il expliquait la théorie marxiste et se vantait de ses relations avec des bolcheviks de premier rang comme Boukharine. Il adjurait ses visiteurs de rester très conscients de leur race. Cette façon de mettre l’accent sur la couleur de peau, qui allait à l’encontre non seulement de la théorie communiste dominante, mais aussi de l’expérience quotidienne des Noirs à Moscou, se heurtait souvent à une certaine réticence. L’un des invités de Fort-Whiteman suggéra que, s’il aimait « arborer en permanence le stigmate du Noir », il ferait mieux de retourner dans le Sud américain. « Ses convives noirs appréciaient la nourriture et la boisson, mais trouvaient le plat de propagande plutôt indigeste », écrivit plus tard Homer Smith.
En 1931, une société de production financée par le Komintern décida de produire un film à gros budget, Noir et Blanc, sur le problème racial aux États-Unis. L’histoire se déroulait en Alabama, ses protagonistes étaient des ouvriers noirs dans des aciéries et des employés de maison dans des foyers blancs aisés. Fort-Whiteman fut engagé comme consultant pour l’écriture du scénario. Un certain nombre d’aspirants acteurs afro-américains avaient exprimé leur souhait de participer au projet. Langston Hughes 5 s’y était associé en tant qu’auteur.
Au petit matin du 14 juin 1932, vingt-deux étudiants, enseignants, acteurs et écrivains noirs quittèrent New York pour l’Allemagne à bord du paquebot Europa, puis prirent le train pour Moscou. Fort-Whiteman les attendait sur le quai avec un comité d’accueil comprenant la plupart des membres de la petite communauté afro-américaine de la ville. Les Américains passèrent les semaines suivantes à danser à l’hôtel Metropol, à batifoler avec les baigneurs nus des bords de la Moskova [lire « Quand le prolétariat soviétique tombait la chemise », Books n° 119, mai-juin 2022] et à flirter.
Fort-Whiteman avait participé à l’écriture de la première version du scénario de Noir et Blanc. J’en ai trouvé un exemplaire aux Archives d’État de la littérature et de l’art. Une note dactylographiée du grand cinéaste soviétique Boris Barnet est agrafée à la première page : « Ce film tente de replacer l’asservissement des Noirs américains dans son contexte historique et de montrer qu’il s’inscrit dans le cadre plus général de l’exploitation engendrée par le système capitaliste, écrit-il. On pourrait trouver grotesques voire invraisemblables certaines scènes de ce film ; mais la faute n’en reviendrait pas à l’auteur, plutôt au spectateur lui-même qui choisirait délibérément de fermer les yeux sur la cruauté du système capitaliste. »
Langston Hughes, chargé de la révision du scénario, trouva le projet « improbable, limite ridicule ». « J’ai d’abord été interloqué par ce que je lisais, se souvient-il. Puis j’ai ri aux larmes. » Un certain nombre de scènes, dont celle où le fils d’un riche industriel blanc invite une servante noire à danser lors d’une fête, « recelaient de telles incohérences qu’à l’écran cela aurait ressemblé à un film burlesque ». Noir et Blanc était une fantasmagorie imaginée par Fort-Whiteman. Mais celui-ci « avait beau être un intellectuel noir, explique Homer Smith, il était tellement imprégné du dogme du Parti qu’il avait complètement perdu le contact avec l’Amérique ». Hughes déclara à ses hôtes soviétiques que le scénario était irrécupérable.
Finalement, le projet tomba à l’eau pour des raisons qui n’avaient rien à voir ni avec Hughes ni avec Fort-Whiteman. À l’automne 1933, après des années de négociations, les États-Unis acceptèrent de rétablir leurs relations diplomatiques avec le régime soviétique. Staline espérait que cela l’aiderait à obtenir les prêts et les équipements étrangers nécessaires à la réalisation de son plan quinquennal, dont l’objectif était de doter le pays d’industries et d’infrastructures modernes. Mais, en contrepartie, le Kremlin se voyait tenu de mettre un frein à la diffusion de propagande anti-américaine. Noir et Blanc fut mis au rebut avant même le début du tournage.
Vers le milieu des années 1930, Staline avait réussi à étouffer les débats internes sur le rythme et les objectifs du projet communiste. Et sa police secrète, le NKVD, envoyait les membres auparavant loyaux du Parti dans des camps de travail établis dans les régions les plus hostiles du pays. Homer Smith commença à perdre ses illusions sur l’Union soviétique : « L’égalité raciale, se demandait-il, vaut-elle la peine de vivre dans la pénurie et dans une atmosphère de peur et de suspicion ? »
Même Fort-Whiteman avait des doutes. Il confia à Smith qu’il craignait que Staline ne fasse dévier le pays des principes premiers de la Révolution. En octobre 1933, il envoya une lettre au siège du Parti des travailleurs, à New York. « Je souhaite rentrer en Amérique », écrivait-il en proposant de devenir conférencier à l’école du parti. Les autorités soviétiques surveillaient la correspondance des étrangers vivant à Moscou, et sa lettre fut interceptée. Je l’ai retrouvée dans le dossier de Fort-Whiteman, aux archives du Komintern. Une note manuscrite d’un haut fonctionnaire du secrétariat anglo-américain du Komintern, griffonnée à même la page, ordonnait à ses subordonnés de convoquer Fort-Whiteman pour un entretien. Sa demande de sortie du territoire fut refusée.
Les rapports relatant les activités de Fort-Whiteman commencèrent à s’accumuler dans son dossier. Les réunions informelles organisées chez lui suscitaient des inquiétudes : « Fort-Whiteman adopte les positions les plus rétrogrades qui soient. Un groupe comme le sien ne devrait pas exister, ni en tant qu’entité politique ni au sein des structures existantes. » L’endoctrinement était l’apanage du Parti, et Fort-Whiteman commençait à s’écarter de la doctrine officielle.
Pendant les purges, les désaccords idéologiques et les affrontements d’ordre bureaucratique étaient souvent doublés de vils griefs personnels. En avril 1935, au Club des travailleurs étrangers, Fort-Whiteman anima une discussion sur Histoires de Blancs 6, le nouveau recueil de nouvelles de Langston Hughes qui dépeint le caractère inaltérable du racisme avec une ironie tragi-comique. Fort-Whiteman, peut-être encore vexé par son expérience malheureuse avec Noir et Blanc, débina l’œuvre, arguant qu’il n’y voyait que « de l’art, pas de politique ».
William Patterson, un éminent communiste noir et grand militant pour les droits civiques, venu à Moscou de Harlem quelques mois auparavant, se trouvait ce soir-là dans le public. Il était apparemment mal disposé à l’égard de Fort-Whiteman et décida de lui faire une crasse sous prétexte de défendre Hughes. Dans une lettre au Komintern, Patterson écrivit que Fort-Whiteman avait mis à profit sa critique du recueil de nouvelles pour se livrer « à une attaque frontale contre la position du Komintern sur la question noire ». Il concluait en suggérant que Fort-Whiteman soit « envoyé travailler quelque part où il ne pourrait avoir aucun contact avec les camarades noirs ».
Cet été de 1935, au VIIe Congrès du Komintern, quelques délégués américains se réunirent pour discuter de l’attitude à adopter face aux tentatives de Fort-Whiteman d’« induire en erreur certains camarades noirs ». Il fut décidé que William Patterson et James Ford, un communiste noir qui s’était présenté à la vice-présidence des États-Unis sur la liste du Parti communiste, se chargeraient de régler le problème. Au cours des mois suivants, Patterson déposa une multitude de plaintes auprès du Komintern. Dans des lettres à l’écriture soignée, il prétendait que Fort-Whiteman avait une attitude « pourrie » envers le Parti et disait redouter que « les nègres ne se laissent corrompre ».
Une fois qu’une personne était déclarée suspecte, les éléments à charge contre elle commençaient à pleuvoir, car il était très dangereux d’être perçu comme peu soucieux de dénoncer les ennemis de classe. Un bienveillant archiviste m’a communiqué un résumé de la partie « inaccessible » du dossier de Fort-Whiteman, toujours classée secrète près de cent ans après avoir été constituée. Des informateurs anonymes racontaient avoir entendu Fort-Whiteman dire que le travail du Komintern se résumait à des « paroles en l’air », que Staline était une figure « mineure » de la révolution bolchevique et que les communistes tenaient « davantage à leurs intérêts blancs qu’à ceux des Noirs ». Une source expliquait que Fort-Whiteman se voyait comme un « leader naturel du peuple » et qu’il projetait de revenir aux États-Unis pour créer un mouvement afro-américain non soumis à l’influence soviétique.
En lisant la liste des péchés supposés de Fort-Whiteman, je l’ai imaginé se promenant dans Moscou à cette époque, avec son air absorbé et laborieux. Il travaillait encore à des manuscrits et à des discours, enseignait, voyageait, allait au théâtre – il profitait pleinement d’une vie intellectuelle et sociale intense dont il aurait été privé dans son pays natal. Au printemps 1936, lorsqu’il reçut l’ordre de se présenter au siège du NKVD, sur la place Loubianka, comment aurait-il pu imaginer le sort cruel que lui réservait son pays d’adoption ? Lorsque Homer Smith frappa à la porte de Fort-Whiteman, quelques jours plus tard, son ami était déjà en exil.
Après l’effondrement de l’URSS, de nombreux fonds d’archives sont soudain devenus accessibles en Russie. Alan Cullison, qui a été reporter pour l’Associated Press à Moscou dans les années 1990, a employé une grande partie de son temps libre à faire des recherches sur le sort des Américains en Union soviétique. Dans les archives du Parti communiste, il a trouvé un document fragmentaire indiquant que Fort-Whiteman avait été envoyé à Semipalatinsk, une ville reculée de l’est du Kazakhstan soviétique. C’était un lieu dur et hostile, mais Fort-Whiteman s’y fit une vie. Il trouva du travail comme professeur de langue et entraîneur de boxe, attirant les curieux dans son club de sport.
Pendant ce temps, à Moscou, les purges prenaient une ampleur effrayante. Karl Radek, ancien secrétaire du Komintern et mentor de Fort-Whiteman, fut accusé de trahison et envoyé dans un camp de travail. Boukharine fut exécuté après avoir livré de faux aveux lors d’un simulacre de procès. Le 16 novembre 1937, une équipe d’agents du NKVD se présenta à l’appartement de Fort-Whiteman à Semipalatinsk. Pendant huit mois, l’Américain fut placé en détention tandis qu’un « conseil spécial » du NKVD était constitué pour décider de son sort. Le bureau du procureur kazakh m’a envoyé une copie du dossier. On y découvre que, en août 1938, Fort-Whiteman fut reconnu coupable de différents crimes : agitation antisoviétique, diffamation du Parti et « emprise sur un groupe d’exilés auxquels il instillait un esprit contre-révolutionnaire ». Il fut condamné à cinq ans de détention dans un camp de travail forcé.
Il atterrit à la Kolyma, une région de l’Extrême-Orient russe qu’Alexandre Soljenitsyne a décrite comme étant la « quintessence du froid et de la cruauté ». Fort-Whiteman fut affecté au complexe de Sevvostlag, où les condamnés travaillaient dans les mines d’or et créaient de nouveaux tronçons de route dans la toundra gelée. Les prisonniers étaient équipés de bottes rudimentaires et de vestes à peine rembourrées – une maigre protection contre les températures qui descendaient régulièrement jusqu’à – 50 °C.
Au bout de quelques mois, comme Fort-Whiteman ne parvenait pas à réaliser son quota de travail, on réduisit sa ration alimentaire quotidienne. Les gardes du camp le battaient brutalement et régulièrement. Cet homme d’une grande vitalité, qui avait du panache, se vit réduit à l’état de dokhodyaga, un mot d’argot utilisé dans le camp et qui se traduit à peu près par « personne au bout du rouleau ».
Aucun de ses amis moscovites n’avait la moindre idée de ce qui lui était arrivé. Parmi eux, Robert Robinson, un outilleur afro-américain de Detroit que des émissaires soviétiques visitant l’usine Ford avaient recruté pour travailler en Russie. Robinson est resté en Union soviétique pendant plus de quarante ans. Dans ses Mémoires, il raconte avoir rencontré à Moscou un ami qui avait été prisonnier à la Kolyma avec Fort-Whiteman. « Il est mort de faim ou de malnutrition, un homme brisé dont les dents avaient été arrachées », relata l’ami.
L’ultime document ajouté à l’épais dossier de Fort-Whiteman est son certificat de décès, une feuille de papier décolorée conservée dans une archive lointaine au Kazakhstan. Juste après minuit, le 13 janvier 1939, le corps gelé de Fort-Whiteman fut transporté à l’hôpital d’Ust-Taezhny, un village perdu au milieu des champs de neige. La cause officielle du décès était : « affaiblissement de l’activité cardiaque ». Fort-Whiteman est le seul Afro-Américain à avoir été déclaré mort au Goulag – une distinction qui n’a guère dû soulager ses derniers moments. Il fut enterré dans une fosse commune avec des milliers de codétenus ayant connu le même sort.
— Joshua Yaffa est le correspondant du New Yorker à Moscou et l’auteur de Between Two Fires: Truth, Ambition, and Compromise in Putin’s Russia (Tim Duggan Books, 2020). — Cet article a été publié par The New Yorker le 18 octobre 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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« Les stylos semblent être des instruments tellement plus propres que les baïonnettes », raillait William Arnold-Forster en 1920. Pendant la Première Guerre mondiale, un fonctionnaire de Whitehall, à Londres, pouvait gratter du papier toute la journée, puis se rendre au Savoy pour dîner dans son uniforme élégant, à mille lieues de l’horreur des tranchées. Mais, pour avoir été chargé d’organiser le blocus de l’Allemagne par les Alliés, Arnold-Forster savait que, même si sa veste restait immaculée, son stylo faisait verser plus de sang que n’importe quel fusil. Le blocus qu’il aida à concevoir généra une famine de masse causant des centaines de milliers de morts. Selon la logique impitoyable de la guerre totale, il s’agissait de « faire regretter à l’ennemi que ses enfants aient jamais vu le jour ».
Tout en ayant bien conscience de la terrible réalité du blocus, Arnold-Forster ne prônait pas l’abolition de la guerre économique. Au contraire, il pensait que cet instrument offrait un espoir pour le monde d’après-guerre : il permettrait de transformer le blocus en temps de guerre en une politique de sanctions en temps de paix. La Société des Nations disposerait ainsi d’un outil puissant pour empêcher les États révisionnistes d’ébranler l’ordre international. La nécessité de maintenir des relations économiques l’emporterait sur les convoitises territoriales. Les conséquences de l’isolement semblaient si graves que beaucoup crurent que leur simple évocation suffirait à décourager toute agression. En 1919, le président américain Woodrow Wilson présentait les sanctions comme « quelque chose de plus formidable que la guerre [...]. Appliquez ce remède économique, pacifique, silencieux, mortel, et il ne sera plus besoin de recourir à la force ».
Il va sans dire que « l’arme économique », comme on l’appelait dans l’entre-deux-guerres, n’a pas empêché le déclenchement d’une autre guerre mondiale. Si on en a beaucoup parlé, on l’a peu utilisée. En 1935, les sanctions contre Mussolini après son invasion de l’Éthiopie furent plus que timides ; avec Hitler, elles furent inexistantes. Cette période leur valut, comme à la Société des Nations, la réputation d’être inutiles et inefficaces.
Cependant, avance Nicholas Mulder, échec ne signifie pas insignifiance. La menace des sanctions eut un impact immense, y compris sur l’Allemagne. Mais un impact négatif. Elle stimula le désir de s’immuniser contre le risque d’un blocus, ce qui impliquait souvent l’expansion territoriale, soit l’effet contraire de celui escompté. L’hostilité entre les nations n’en fut que renforcée.
Les vainqueurs réunis à Paris lors de la conférence de la paix en 1919 n’imaginaient pas qu’une telle dynamique se mettrait en place. Ils pensaient qu’un pouvoir coercitif et multilatéral était essentiel à la survie du nouvel ordre libéral. L’arme économique semblait être l’outil adéquat. Dans une économie globalisée et interdépendante, elle avait un énorme potentiel punitif. Elle était également ajustable, de manière à cibler les importations ou les exportations, la finance ou les voyages. Des sanctions furent donc intégrées au pacte de la Société des Nations, et cette politique connut un certain succès dans les années 1920, la menace de sanctions ayant permis de désamorcer plusieurs conflits dans les Balkans.
Le véritable défi n’était cependant pas de dissuader les petits joueurs, mais bien les grandes puissances. Ici, la coopération pour la paix échoua. La Société des Nations dut lutter contre les agressions fascistes dans un contexte difficile, marqué par l’absence des États-Unis et les débuts de la Grande Dépression. Mulder nous aide à mieux comprendre cet échec en montrant combien la politique de sanctions de l’entre-deux-guerres fut elle-même un facteur de déstabilisation. Le souvenir du blocus allié, jugé décisif – à tort, selon Mulder – d’un point de vue stratégique, poussa Berlin, Rome et Tokyo à rechercher l’autosuffisance. Cela se manifesta par des conquêtes territoriales et des politiques économiques innovantes (comme le développement de la liquéfaction du charbon). Les démocraties se mirent alors à craindre qu’un usage plus énergique de l’arme économique entraîne un effet d’escalade. Elles s’en servirent donc peu, laissant les agresseurs impunis. On notera que la doctrine de l’apaisement économique (l’idée que la paix requiert de garantir, et non de restreindre, l’accès aux matières premières) explique aussi en partie leurs hésitations, bien que Mulder n’explore pas cette question en profondeur.
Loin de prévenir la Seconde Guerre mondiale, suggère-t-il, la menace de sanctions précipita son déclenchement. Son analyse est convaincante dans l’ensemble, mais on se demande si un emploi plus précoce, plus énergique et plus systématique de l’arme économique aurait pu faire la différence. Les démocraties auraient au moins pu essayer ; les dictateurs furent sans doute ravis qu’elles ne l’aient pas fait. Lorsqu’elle sanctionna l’Italie, la Société des Nations se refusa à décréter un embargo pétrolier, une des options les plus radicales envisagées. Si la Société des Nations avait coupé l’accès au pétrole à Mussolini, « cela aurait été pour [lui] une véritable catastrophe », ainsi qu’il le confia à Hitler. Mais elle n’en fit rien, et le drapeau italien flotta sur Addis-Abeba pendant cinq ans.
Le fascinant récit de Mulder tisse des liens entre politique, droit et économie. S’il fait parfois des détours, c’est en grande partie dû à la nature de son sujet : les débats sur les sanctions (leur ampleur, leur sévérité, leurs risques, leur coût) reviennent régulièrement sur le tapis. Le livre de Mulder offre un compte rendu précieux de notre expérience des sanctions dans les années 1920 et 1930, et il est rendu d’autant plus pertinent par l’actualité récente. À un siècle de distance, nous voyons resurgir les mêmes débats épineux, et la même urgence.
— Max Harris est un économiste américain, auteur de Monetary War and Peace (Cambridge University Press, 2021). — Cet article a été publié par The Times Literary Supplement le 8 avril 2022. Il a été traduit par Lucile Pouthier.
« On se voit dans neuf jours. » Ce sont les derniers mots que Yanelys Núñez a dits à sa mère, le 3 mars 2019, avant de quitter Cuba pour Prague afin d’y suivre un atelier de journalisme vidéo, sans savoir que ce serait un prélude à son exil à Madrid. Les deux femmes se sont séparées fâchées. L’activisme de Yanelys était une source de tensions au sein de sa famille – et de stress pour elle-même. L’année précédente, en janvier 2018, elle avait souffert d’une paralysie faciale. À 28 ans, c’était la seconde fois que cela se produisait. Elle y a vu un avertissement : « Mon corps me disait que je ne pouvais pas continuer à vivre à ce rythme », raconte-t-elle. Mais, dans les mois qui ont suivi, la jeune femme n’a pas relâché la pression, bien au contraire.
L’année 2018 a été décisive dans l’histoire récente de l’île. En mai s’est tenue la Biennale 00, un festival indépendant conçu en réponse à l’annulation de la Biennale de La Havane par les institutions culturelles du pays à la suite des ravages provoqués par l’ouragan Irma, début septembre 2017. Malgré le harcèlement constant des services de la Sûreté de l’État – la police politique –, qui réprime toute initiative de la société civile échappant à son contrôle, quelque 140 artistes cubains et étrangers y ont participé. Parmi les principaux organisateurs de l’événement, Yanelys Núñez, historienne de l’art, et son compagnon de l’époque, l’artiste Luis Manuel Otero Alcántara ; tous deux sont jeunes, noirs, d’origine modeste, et posent un regard critique sur l’élitisme dans l’art. Deux mois plus tard, en juillet, le décret 349 était publié au Journal officiel. Il s’agit d’un mécanisme de censure et de répression de l’art indépendant qui, entre autres barbaries, établit qu’un artiste doit obtenir l’autorisation du gouvernement pour créer et diffuser ses œuvres. Il a été signé par Miguel Díaz-Canel, premier dirigeant cubain depuis 1959 à ne pas porter le nom de Castro, quelques semaines après son accession à la présidence du pays. Ce décret, par le coup radical qu’il porte à la liberté de création artistique, marque un tournant dans l’histoire de la dissidence.
Le 21 juillet 2018, jour de l’ouverture des débats parlementaires sur le projet de réforme de la Constitution cubaine, Yanelys a couvert son corps de déjections pour protester contre le décret 349 devant le Capitole de La Havane. La jeune femme n’était pas censée tenir le premier rôle de cette action militante : l’idée venait de Luis Manuel Otero Alcántara, mais il a été violemment arrêté quelques minutes plus tôt, alors qu’il était assis avec deux amis sur les marches du bâtiment. Yanelys devait initialement se contenter de transporter les excréments de Luis Manuel dans son sac, ainsi qu’un appareil photo et une pancarte avec le slogan : « Non au décret 349. Vive la liberté artistique. » Mais, quand elle l’a vu se faire arrêter par deux policiers, elle a décidé de prendre sa place.
« Voilà comment ils traitent les artistes cubains ! Liberté, bordel ! Liberté ! » a lancé Luis Manuel tandis qu’on le poussait dans une voiture de police. De l’autre côté de la rue, Yanelys a étalé la crotte sur son corps et son visage. Le soleil tapait fort, il faisait très chaud. La jeune femme transpirait. Iris Ruiz, une actrice et amie, s’est mise à la filmer. Elle l’a encouragée : « Allez, Yanelys, on est là avec toi, ils ne te toucheront pas. » La vidéo de l’événement est disponible sur YouTube. « La culture cubaine est bafouée, c’est la raison de notre action. Et, puisqu’ils ont empêché Luis Manuel d’aller jusqu’au bout, je le ferai. Qu’ils viennent me chercher, moi aussi, a déclaré Yanelys. Le gouvernement doit engager le dialogue avec nous parce que nous sommes des artistes. Je suis une professionnelle, je suis une historienne de l’art, je ne suis pas une criminelle. »
En effet, personne ne l’a touchée. Un agent de la Sûreté de l’État a jeté sa pancarte au sol, c’est tout. Aujourd’hui, depuis l’Espagne, elle explique : « La merde est souvent utilisée dans les prisons cubaines pour protester, parce que quand vous en êtes couvert, les policiers ne vous attrapent pas. Du moins, ça leur prend plus de temps. »
Outre Luis Manuel Otero Alcántara, quatre personnes ont été arrêtées ce jour-là : l’actrice Iris Ruiz et son mari, le poète Amaury Pacheco, le rappeur Soandry del Río et le militant José Ernesto Alonso. Ils étaient tous là pour participer à la performance-manifestation.
Les agents de la Sûreté de l’État ont signifié à Yanelys de rentrer chez elle et de prendre une douche. Elle habitait à environ 500 mètres de là, mais elle est d’abord allée dans un parc disposant d’une connexion Wi-Fi – en 2018, les Cubains n’avaient pas encore accès à la 3G – pour publier la vidéo de l’événement sur les réseaux sociaux. Puis elle s’est rendue dans l’un des deux commissariats où ses amis avaient été emmenés. Ce n’est qu’une fois José Ernesto libéré qu’elle est rentrée se laver. Iris a pu sortir un peu plus tard, mais les autres ont passé jusqu’à trois jours en détention.
À chaque action, les militants repoussent les limites de ce qui est autorisé par le pouvoir. Et, comme on prend vite goût à la liberté, l’indignation suscitée par le décret 349 ne s’est pas arrêtée là.
En octobre 2018, un groupe d’intellectuels et d’activistes hétérodoxes a fondé le mouvement San Isidro : un espace de réflexion horizontal qui cherche à faire entrer l’art dans le quotidien des gens. Son nom vient du quartier populaire de La Havane où vivait Luis Manuel Otero Alcántara, dont la maison servait de QG au collectif. Sur son site web, le mouvement San Isidro se définit comme « une initiative visant à promouvoir, protéger et défendre la pleine liberté d’expression, d’association, de création et de diffusion de l’art et de la culture à Cuba, en donnant à la société les moyens d’évoluer vers un avenir aux valeurs démocratiques ».
Pendant ces années-là, un vent d’espoir soufflait sur l’île. De nombreux jeunes avaient le sentiment que le pays allait changer ou qu’ils allaient pouvoir le changer. Les légères ouvertures initiées par Raúl Castro entre 2010 et 2014, la reprise officielle des relations diplomatiques entre les États-Unis et Cuba en 2015, la visite du président Barack Obama avec sa famille en 2016, l’expansion des services d’accès à Internet et l’essor de médias indépendants comme El Estornudo, Periodismo de barrio et 14ymedio, entre autres événements, avaient donné à la population l’impression que Cuba se dirigeait enfin vers la normalité. Mais, après le rapprochement avec les États-Unis, le régime s’est retrouvé sans ennemi à blâmer pour ses problèmes, dépourvu des excuses qu’il utilisait pour restreindre les droits de l’homme, traiter les citoyens comme des soldats et la nation comme un camp militaire. Très vite, ce fut la désillusion. La répression était déjà devenue une habitude, et, avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche et la reprise des hostilités entre les deux nations, cette habitude a été renforcée.
Aujourd’hui, beaucoup de ceux qui ont pris part au mouvement culturel né de ces espoirs de transformation sont exilés, emprisonnés ou réduits au silence. Ce qui est arrivé aux organisateurs de la manifestation de juillet 2018 devant le Capitole en est la parfaite illustration. José Ernesto Alonso et Soandry del Río sont toujours à Cuba, mais ils ont pris leurs distances avec la sphère dissidente. Luis Manuel Otero Alcántara est incarcéré dans la prison de haute sécurité de Guanajay, dans la province d’Artemisa, où il mène des grèves de la faim et de la soif pour obtenir sa libération. Il a été arrêté à La Havane le 11 juillet 2021, alors qu’il tentait de se joindre aux vastes manifestations populaires contre le gouvernement qui se sont déroulées dans des dizaines de villes et villages du pays. Un tel soulèvement ne s’était pas produit à Cuba depuis la révolution castriste de 1959, et il restera dans les mémoires sous le nom de « 11J ». Les autorités ont accusé Luis Manuel d’outrage aux symboles de la patrie, d’attentat, de dissidence, de trouble à l’ordre public et de diffamation d’institutions, d’organisations, de héros et de martyrs. Iris Ruiz a dû se séparer de sa famille et partir pour Miami en octobre 2021, car la Sûreté de l’État lui refusait l’accès aux soins médicaux – elle souffrait d’hémorragies et de graves douleurs abdominales depuis un an. Amaury, son mari, est resté à Cuba pour s’occuper de quatre de leurs six enfants. Il vit dans la crainte d’être mis derrière les barreaux pour les crimes présumés d’incitation à l’insurrection et de trouble à l’ordre public.
« Je savais déjà que je ne pouvais pas rester à Cuba, dit Yanelys, qui a demandé l’asile politique à l’Espagne et attend une réponse depuis trois ans. J’étais en colère contre le peuple cubain, contre son immobilisme, sa sempiternelle résignation ; pas seulement contre la communauté artistique et son manque de solidarité. Puis je me suis dit : “Je ne dois pas libérer le pays, tout le monde doit se libérer, chacun a une part de responsabilité dans l’état de la société.” J’ai pris conscience de la raison pour laquelle je militais. Je le faisais en premier lieu pour moi-même, pour mon droit à travailler dans mon pays, à vivre librement et en toute sécurité ; et, en second lieu, pour le progrès social. Trois ans ont passé et j’ai toujours du mal à parler de tout ça. Je suis arrivée en Espagne très perturbée émotionnellement, parce qu’il y a aussi ce sentiment d’avoir jeté l’éponge, d’avoir laissé tomber mes amis, d’avoir abandonné la lutte. »
Iris prévoit de rester aux États-Unis. Elle a réussi à partir avec deux de ses enfants : une adolescente de 14 ans et un jeune homme qui aura bientôt 21 ans. Lorsqu’ils sont arrivés, le médecin qui les a examinés a constaté qu’ils souffraient de malnutrition. Au même moment, l’aîné est tombé en dépression. « Il a perdu pied, j’ai dû le faire interner. Il suit un traitement psychiatrique, confie Iris. Amaury, mon mari, a déjà la cinquantaine, et moi la quarantaine. Il a consacré environ vingt-cinq années de sa vie au militantisme ; moi-même, j’ai passé près de vingt ans à lutter à ses côtés. Les enfants ont vécu tout cela, ils grandissent et n’ont aucun avenir. Vous sacrifiez tout pour la lutte, pour la lutte, pour la lutte, pour la lutte, et quand vous regardez votre famille, vous vous dites : “Qu’est-ce que j’ai fait ?” [...] L’exil n’a rien de facile, parce qu’en réalité personne n’aurait voulu partir. J’aurais voulu ne jamais partir. Ma mère est enterrée là-bas depuis un an. Mais on se rend compte que la santé ne suit plus, qu’on a des enfants à finir d’élever et à qui on doit donner un avenir. Ou un présent, parce que, à Cuba, non seulement on n’a pas d’avenir mais on n’a même pas de présent. »
Amaury, avec trois jeunes enfants à charge et un autre fils de 19 ans, est pratiquement immobilisé. Il craint d’être emprisonné et que ses enfants soient livrés à eux-mêmes. « Je ne sais pas si je serai autorisé à quitter l’île parce que, jusqu’à présent, je n’ai été invité nulle part, donc je n’ai aucune visibilité », explique-t-il. Pour sortir du territoire, en plus du visa du pays de destination, les consulats demandent souvent aux Cubains de présenter une « lettre d’invitation » émise par une personne ou une organisation locale. La femme d’Amaury, avant de partir, était regulada, « réglementée », terme utilisé par le régime pour désigner les personnes qui ont l’interdiction de quitter Cuba. En 2020, le nombre de citoyens regulados pour des raisons politiques s’élevait à 245. Iris a heureusement été autorisée à partir après avoir été retenue quelque temps à l’aéroport par les services d’immigration.
La « perle des Antilles » connaît actuellement l’une des crises migratoires les plus alarmantes depuis 1959. À la suite de la réouverture des frontières le 15 novembre 2021 – après une fermeture prolongée due à la pandémie de Covid-19 et à la décision du gouvernement nicaraguayen, une semaine plus tard, d’exempter les Cubains de l’obligation d’obtenir un visa pour se rendre sur son territoire –, près de 72 800 ressortissants de l’île sont arrivés illégalement aux États-Unis par la frontière avec le Mexique. Rien qu’au cours du mois de mars dernier, plus de 32 000 Cubains sont entrés sur le sol américain – deux fois plus qu’au cours du mois précédent. Ceux qui ne peuvent ni se payer un billet d’avion pour le Nicaragua, ni rémunérer les passeurs pour traverser l’Amérique centrale optent pour la voie maritime. Selon les statistiques des garde-côtes américains, 1 399 migrants cubains ont été interceptés, presque toujours à bord d’embarcations de fortune, entre le 1er octobre 2021 et le 19 avril 2022.
La grande majorité est ensuite expulsée, mais certains ont de la chance, comme Elián López. En mars 2022, ce moniteur de plongée cubain a quitté Varadero pour la Floride sur une planche à voile, avec pour seul équipement un GPS et des téléphones portables. Deux jours plus tard, les garde-côtes américains le repêchaient à une vingtaine de kilomètres au large d’Islamorada, pratiquement déshydraté, et l’emmenaient à l’hôpital.
En janvier 2017, peu avant de quitter ses fonctions, Barack Obama a mis un terme à la politique « pieds secs, pieds mouillés », qui consistait à octroyer un permis de séjour aux Cubains ayant réussi à poser un pied sur le sol américain 1. L’immigration illégale n’a pas cessé pour autant. Elle a diminué entre 2017 et 2020, notamment en raison des politiques migratoires restrictives mises en place par Trump, mais elle est repartie à la hausse à la fin de l’année 2020. La souplesse de l’administration Biden à l’égard de ceux qui fuient un régime autoritaire, la pandémie, de sévères pénuries de nourriture et de médicaments, l’atteinte aux libertés individuelles et la répression politique après le 11J est l’une des multiples causes de ce phénomène. En mars 2022, par exemple, le National Review indiquait que Cuba occupait la première place dans l’indice de misère de Steve Hanke en 2021, sur 156 nations évaluées. Mais il existe une aspiration particulièrement puissante qui pousse des milliers et des milliers de Cubains à émigrer aux États-Unis et ailleurs dans le monde ; une aspiration qui s’est clairement manifestée lors du soulèvement du 11J et qui revient constamment dans les vidéos postées sur les réseaux sociaux par les migrants ayant réussi à atteindre leur destination : l’aspiration à la liberté.
Contrairement à ce qui a été rapporté par divers médias étrangers, ce ne sont ni la crise économique, ni la pandémie qui ont conduit des milliers de Cubains à descendre dans la rue en juillet 2021. Depuis 1959, Cuba a traversé de nombreuses crises ; on peut dire que la crise est son quotidien. Ce qui a poussé une grande partie de la population à protester comme jamais auparavant, c’est un sentiment de lassitude historique, un besoin de construire un pays différent et d’élaborer de nouveaux paradigmes. Pour beaucoup, l’île est une gigantesque prison à ciel ouvert. Presque tout y est interdit ou criminalisé. Nombre de Cubains ont le sentiment qu’ils auront davantage de droits et d’opportunités en tant que sans-papiers aux États-Unis qu’en tant que citoyens dans leur pays.
Actuellement, selon les données établies par des ONG, il y aurait environ 900 prisonniers politiques à Cuba, et la majorité d’entre eux, soit près de 750 détenus, risquent de lourdes peines pour avoir participé au soulèvement de juillet 2021. Des condamnations ont été prononcées – notamment contre les personnes accusées de sédition – qui vont jusqu’à vingt, vingt-cinq et trente ans de prison. Mais ils étaient bien plus nombreux à être descendus dans la rue pour protester contre le régime les 11, 12 et 13 juillet : entre 60 000 et 150 000, selon les estimations des militants, des journalistes et des organisations de défense des droits de l’homme. Et ceux qui n’ont pas été emprisonnés ne se sentent guère en sécurité. Même ceux qui ne sont pas allés manifester ne peuvent vivre sereinement dans un pays où l’exercice d’un droit fondamental peut coûter plus de vingt ans de prison – voire la mort. Le 12 juillet, alors qu’il manifestait dans le quartier de La Güinera, à La Havane, Diubis Laurencio Tejeda a été abattu par un policier. Il avait 36 ans.
La terreur générée par le régime transcende les frontières. Elle étreint le cœur de tout Cubain qui a un parent ou un être cher resté au pays. Mais son règne est sur le déclin. Les Cubains cessent d’avoir peur, que ce soit sur l’île ou à l’étranger. Les exilés organisent des manifestations pour la liberté dans des villes d’Europe, des États-Unis et d’Amérique latine ; ils signalent les violations des droits de l’homme ; ils soutiennent financièrement les militants et les proches des prisonniers politiques. Madrid accueille une part importante de la nouvelle génération de dissidents. Il n’est pas surprenant qu’à la mi-décembre 2021, dans son discours de clôture de la troisième séance plénière du Comité central du Parti communiste cubain, le président Miguel Díaz-Canel ait parlé d’une supposée « miamisation de Madrid ». Selon lui, « la droite dure de la vieille métropole rivalise avec les politiciens anticubains peu recommandables basés à Miami ».
Son agacement provenait également de l’attention accordée à l’époque par les médias internationaux, les universitaires, les organisations politiques et les défenseurs des droits de l’homme à l’acteur et dramaturge cubain Yunior García Aguilera, arrivé en Espagne le 17 novembre 2021 avec sa femme afin d’échapper à la répression policière. Leader du mouvement Archipiélago, il avait appelé les Cubains à descendre dans la rue deux jours plus tôt pour exiger pacifiquement un changement démocratique et la libération des prisonniers politiques du 11J. La manifestation n’a pas pu avoir lieu en raison de l’intense répression des forces de police, qui s’est soldée par quelque 90 arrestations. Face aux menaces d’emprisonnement, aux perquisitions incessantes de son domicile et aux campagnes de diffamation orchestrées par les médias d’État, Yunior García Aguilera a décidé de s’exiler en Espagne, où existait déjà une tradition d’accueil des opposants. C’est dans ce pays qu’est arrivée la quasi-totalité des militants et journalistes qui composaient le groupe des 75 prisonniers politiques du Printemps noir de 2003, après que la diplomatie espagnole, l’Église catholique et le gouvernement castriste eurent négocié leur libération entre 2010 et 2011. Mais, ces dernières années, notamment grâce aux actions du mouvement San Isidro, les liens entre la communauté cubaine de Madrid et l’île se sont renforcés. Les exilés veulent participer au changement.
Ce qu’il y a de curieux avec le cas cubain, c’est que certains deviennent persona non grata non pas pour ce qu’ils ont fait lorsqu’ils vivaient sur l’île, mais pour les actions qu’ils mènent de l’étranger. L’un des exemples les plus parlants est celui de l’artiste, éditrice et militante Salomé García Bacallao, l’une des coordinatrices de la plateforme Justicia 11J, qui a méticuleusement documenté plus de 1 440 arrestations liées au soulèvement de juillet 2021. Elle est à l’initiative de nombreux boycotts, manifestations et autres actions visant à dénoncer le régime. Salomé prendrait un risque énorme en retournant à Cuba. À 30 ans, elle est probablement l’une des personnes les plus détestées par la Sûreté de l’État. Elle a commencé à faire parler d’elle lorsqu’elle vivait en Espagne, à Valence, en 2020. La jeune femme est rapidement devenue une référence en matière de combat mené à l’étranger. En février 2022, elle a déménagé à Miami.
Le cas de l’artiste visuel Hamlet Lavastida a servi de leçon à de nombreux Cubains : ce que vous dites et faites à l’extérieur de l’île peut avoir des conséquences si vous y retournez. Hamlet est rentré à Cuba en juin 2021, après une résidence artistique de plusieurs mois en Allemagne, et n’a pas pu poser un pied hors de l’aéroport. Il a été détenu près de quatre-vingt-dix jours à la Villa Marista, dont le nom officiel est « Organe d’enquête criminelle spécialisé dans les délits contre la Sûreté de l’État ». « Un espace paranormal », selon les termes d’Hamlet. « Il arrive un moment où le délire est tel que vous perdez contact avec la réalité ; autrement dit, il n’y a pas de catégories physiques susceptibles de décrire ce qui s’y passe. » La raison de son arrestation ? Des messages envoyés dans un groupe de discussion privé qui proposaient à ses interlocuteurs restés à Cuba de marquer des billets de banque de symboles et de slogans emblématiques de la dissidence. L’idée ne s’est même pas concrétisée, mais cela a suffi pour qu’il soit accusé d’incitation à l’insurrection et de désobéissance civile. La police politique n’a pas besoin d’avancer une quelconque preuve quand elle veut mettre quelqu’un derrière les barreaux. « Pour être honnête, Cuba tout entière ressemble beaucoup à la Villa Marista », observe-t-il.
Hamlet s’est vu proposer un marché : on le libérerait à condition que la poétesse et militante Katherine Bisquet, qui était sa petite amie, quitte Cuba avec lui. Elle aussi gênait les autorités. Katherine avait appelé à s’opposer au projet de réforme constitutionnelle approuvé par référendum en février 2019. Elle avait participé aux actions menées par le mouvement San Isidro, en novembre 2020, pour faire libérer le rappeur Denis Solís. Elle avait manifesté avec près de 300 personnes devant le ministère de la Culture et ne semblait pas disposée à se taire ni à baisser les bras. En 2021, à La Havane, la Sûreté de l’État a mis en place un barrage policier de plusieurs mois autour de son domicile, qu’elle partageait avec l’artiste plasticienne Camila Lobón, afin de les empêcher de sortir et de recevoir des visiteurs. Par la suite, Camila est partie aux États-Unis.
Katherine et Hamlet ont quitté Cuba fin septembre 2021 pour la Pologne. Sur le chemin de l’aéroport, ils ont été escortés par des policiers et des agents de la Sûreté de l’État jusqu’à ce qu’ils montent dans l’avion. Ils ont été exilés de force. « Je n’étais pas bouleversée par le fait de quitter Cuba. C’était inévitable. J’étais bouleversée par la façon dont j’étais expulsée. Le naturel avec lequel la Sûreté de l’État m’a conduite jusqu’à l’avion. Comme si je partais pour représenter le régime lors d’un événement important et que j’avais besoin d’une escorte, de personnel pour porter mes valises, pour accélérer les formalités douanières. Comme si j’étais la présidente de Cuba, et non une supposée criminelle n’ayant pas le droit de choisir sa destination », se souvient Katherine, qui vit à Madrid depuis 2022. « Je ne me vois pas seulement comme une exilée, ajoute-t-elle. Je me vois comme une personne déplacée, bannie. Je n’ai pas choisi de partir. Pas à ce moment-là. Mon exil étant forcé, il m’est difficile de me considérer comme une migrante qui fait des projets d’avenir, qui s’épanouit dans sa nouvelle vie. J’ai l’impression d’être dans l’expectative, que ma vie est en suspens. »
Hamlet Lavastida vit désormais à Berlin, où il tente de transformer son expérience en art. Son travail, déjà caractérisé par une profonde recherche historique, avait jusqu’alors dialogué avec des figures artistiques et politiques qui avaient affronté des machinations similaires. À présent, sa propre mémoire fait partie de la matière première de ses créations.
Des dizaines d’artistes, de journalistes, de scientifiques et de défenseurs des droits de l’homme ont récemment quitté Cuba dans des circonstances plus ou moins similaires. Du moins ceux qui ont eu l’opportunité de choisir entre l’exil et la prison, car les exilés cubains sont en grande majorité des intellectuels blancs. Yanelys Núñez, en tant que femme noire, fait figure d’exception parce qu’elle a suivi des études universitaires. Mais d’autres, qui ont la peau noire, qui ont reçu la pauvreté et la marginalisation en héritage, qui n’ont aucun diplôme et qui, de surcroît, s’opposent au régime, n’ont pas forcément la même chance. C’est le cas de Luis Manuel Otero Alcántara et de son ami, le rappeur Maykel Castillo. Tous deux noirs, d’origine modeste et autodidactes. L’année dernière, pour sa participation à la chanson Patria y vida, une sorte d’hymne aux manifestations de juillet, Maykel a remporté deux Latin Grammy Awards – nouvelle qu’il a apprise dans la prison de haute sécurité de Pinar del Río. Il est derrière les barreaux depuis le 18 mai 2021.
L’historienne de l’art Carolina Barrero s’est vu promettre par la Sûreté de l’État que, si elle quittait Cuba, Maykel serait libéré. Depuis la fin de l’année dernière, le chanteur souffre d’une inflammation des ganglions lymphatiques qui n’a toujours pas été diagnostiquée ; du reste, il ne fait pas tellement confiance aux médecins du régime. Carolina a accepté le marché. Elle avait déjà été détenue et interrogée des dizaines de fois, elle connaissait la plupart des cachots de La Havane et avait passé six mois en résidence surveillée ; rien de tout cela ne l’avait convaincue de partir. Le cas de Carolina est particulier : contrairement à bon nombre de ses compatriotes, elle est revenue au pays pour lutter pour la liberté. Après avoir vécu en Espagne pendant un peu moins de dix ans, elle a décidé, à la fin de l’année 2020, de rentrer à Cuba. L’histoire de Carolina est une leçon de résistance. Le seul moyen qu’a trouvé le régime pour qu’elle s’en aille a été de lui offrir la libération de Maykel en échange. Elle a quitté le pays quelques jours après sa dernière arrestation pour avoir participé à un rassemblement devant un tribunal où étaient jugés des manifestants du 11J.
« À ce moment-là, je n’avais pas envie de quitter Cuba. […] Je ne me sentais pas épuisée, je n’éprouvais pas le besoin de prendre du champ, malgré toute cette violence. Je voulais rester vivre à Cuba ; il m’a même semblé qu’après le 11-Juillet, l’attitude la plus appropriée n’était pas de partir, mais de rester et de résister davantage. Cela dit, je respecte la liberté de chacun, il est absolument légitime de vouloir partir pour une raison ou pour une autre. Mais, pour moi, c’était comme se diriger vers le néant : ici [à Madrid], je subsiste grâce à la générosité de mes amis. Je n’ai ni logement, ni bourse d’études, ni travail », commente Carolina. Depuis l’Europe, elle continue de dénoncer les abus du régime auprès des organisations internationales, « pour mettre fin une fois pour toutes au mythe qui soutient la dictature ».
Personne ne sait s’il est possible de revenir. Le bannissement de la journaliste Karla Pérez en 2021 et de la chercheuse et professeure d’université Anamely Ramos González en 2022, toutes deux critiques à l’égard du régime, a fait passer un autre message important : nous pouvons vous empêcher de rentrer au pays. Karla et Anamely ont appris à l’aéroport, de la bouche du personnel de la compagnie aérienne avec laquelle elles comptaient voyager, qu’elles ne pourraient pas retourner à Cuba. Karla se trouvait alors au Costa Rica, où elle avait étudié le journalisme après avoir dû interrompre son cursus à Cuba pour raisons politiques, tandis qu’Anamely était en visite aux États-Unis. Elles ne pourront retourner dans leur pays natal que si des changements s’y produisent. Elles ne sont pas les premières dans cette situation : la diaspora cubaine est pleine d’histoires comme la leur.
L’écrivain Reinaldo Arenas, qui a quitté Cuba pour les États-Unis pendant la crise migratoire de 1980 – également connue sous le nom d’« exode de Mariel », lorsque quelque 125 000 Cubains sont partis pour la Floride –, a bien connu le déracinement de l’exil. Dans son autobiographie Avant la nuit, achevée en 1990, l’année même où il s’est suicidé, Reinaldo Arenas écrit : « Je me rends compte que, pour un exilé, il n’y a pas de lieu où la vie soit possible ; il n’y a pas de lieu, parce que celui où l’on a rêvé, découvert un paysage, lu son premier livre, vécu sa première histoire d’amour est toujours le lieu dont on rêve ; en exil, on n’est plus qu’un fantôme, une ombre qui n’atteint jamais la pleine réalité ; je n’existe plus depuis que je suis en exil ; depuis lors, j’ai commencé à me fuir moi-même. »
Peut-être que, si l’écrivain cubain avait été témoin d’un soulèvement populaire, il aurait eu le sentiment que le lieu rêvé pouvait redevenir le lieu réel. C’est du moins ce qu’a ressenti Yanelys Núñez après le 11 juillet 2021, jour qui coïncidait avec son 32e anniversaire et marquait sa réconciliation avec Cuba. « S’il y avait une chose qui m’avait éloignée de Cuba, c’était de ne pas pouvoir imaginer qu’une telle mobilisation puisse se produire. J’avais du mal à y croire, mais, au fil des jours, j’ai commencé à prendre conscience de ce qui s’était passé et de l’importance que cela avait, non seulement pour la population cubaine, mais aussi pour les exilés, explique-t-elle. Maintenant, ma colère se tourne vers la communauté internationale ; avec le peuple cubain, je me suis réconciliée après le 11-Juillet. N’était-ce pas ce que nous avions espéré toutes ces années ? Le peuple cubain est descendu dans la rue et a dit ce qu’il voulait. Et maintenant ? »
— Mónica Baró Sánchez est une journaliste cubaine installée à Madrid. — Cet article a été publié par le mensuel mexicain Gatopardo le 17 mai 2022. Il a été traduit par Pauline Toulet.
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Le quarante-neuvième livre de Vaclav Smil témoigne d’un mépris acerbe pour les déclarations irresponsables d’experts autoproclamés, en particulier ceux qui se rendent coupables d’innumérisme, d’anhistoricisme et d’autres formes d’illusions et de vœux pieux auxquels l’auteur entend bien ne jamais se laisser prendre [lire « Vaclav Smil, penseur du défi énergétique », Books n° 107, mai 2020]. Vous avez vu passer quantité de pronostics sur l’état du monde. Ce sont des foutaises. Voici enfin expliqué « comment le monde fonctionne vraiment », annonce le titre de son livre.
Smil, qui a enseigné à l’Université du Manitoba, à Winnipeg (Canada), pendant près de cinquante ans, fonde son expertise sur un pedigree pluridisciplinaire presque inégalé dans le champ universitaire nord-américain. Contrairement à Noam Chomsky – dont il ridiculise au passage l’étendue des compétences –, il n’a pas de faible pour la polémique. Il n’est pas non plus un prévisionniste, ce qu’il souligne à l’envi (avec une exaspération croissante). Il serait plutôt un antiprévisionniste, car il méprise toute prédiction faite au sujet de systèmes complexes. Smil est un compilateur de données, un quantificateur infatigable (jusqu’à la dixième décimale), un synthétiseur, un pragmatique et un utilitariste. « Je suis un scientifique qui essaie d’expliquer comment le monde fonctionne réellement », affirme-t-il.
Pour ce faire, il faut d’abord trier et hiérarchiser – filtrer les informations à l’aide de critères subjectifs, car même l’utilitarisme dépend de l’observateur. Exemple : les politiques conçues pour bénéficier au plus grand nombre doivent-elles tenir compte des personnes qui ne sont pas encore nées ? Si oui, sur combien de générations ? Concernant de telles questions, si cruciales pour la politique climatique, les calculs mathématiques cèdent inexorablement le pas aux considérations éthiques.
Avant de s’aventurer dans ces eaux troubles et bien peu scientifiques, il s’agit de bien maîtriser les chiffres, et c’est là que Smil excelle. Il s’adresse à des lecteurs profanes qui n’ont peut-être aucune idée de la manière dont les aliments arrivent dans leur assiette, de l’énergie qui fait fonctionner leur réfrigérateur ou de la probabilité d’avoir un accident grave en se rendant au supermarché. La plupart d’entre nous pourraient sans doute fournir des réponses raisonnables aux questions formulées par un étudiant de première année. Mais nous resterions sans voix sous le feu d’un contre-interrogatoire façon Smil.
En quelques pages, il résume l’histoire mondiale de la production et du commerce de l’énergie, de l’alimentation et des matériaux, autant de sujets auxquels il a consacré un ouvrage. Il met en lumière des réalités éloquentes. Le Canada, qui jouit de plus d’espace forestier qu’aucun pays riche, fait des économies en important des cure-dents de Chine. Le monde jette un tiers de sa nourriture. Aucune nation ne possède suffisamment de métaux rares pour soutenir son économie. Un être humain bénéficie aujourd’hui, en moyenne, de 34 gigajoules d’énergie par an. Exprimé en unités de travail humain, c’est « comme si 60 adultes travaillaient non-stop, jour et nuit », pour chaque habitant de la Terre. Et ce chiffre est bien plus élevé dans les pays riches : pour une famille américaine de quatre personnes, cela reviendrait à avoir plus d’employés que le Roi-Soleil à Versailles.
Dans ces chapitres d’exposé des faits, une cloche ne cesse de sonner, et son tintement a tôt fait de noyer les litanies sur le carburant diesel par kilogramme et le rapport entre la masse comestible et celle de l’énergie incorporée. Elle annonce, hélas, que chaque aspect fondamental de la civilisation moderne repose de manière écrasante sur la combustion d’énergies fossiles. Prenez notre système alimentaire. Les lecteurs de Michael Pollan ou d’Amanda Little comprennent qu’il est moralement indéfendable d’acheter des myrtilles du Chili ou, Dieu nous en préserve, de l’agneau de Nouvelle-Zélande 1. Mais même un humble pain au levain nécessite l’équivalent d’environ 5,5 cuillerées à soupe de diesel, et une tomate de supermarché, qui pour Smil n’est rien de plus qu’un « récipient d’eau à la forme séduisante », est le produit d’environ 6 cuillerées à soupe de diesel. « Combien de végans amateurs de salade, écrit-il, sont conscients de son pedigree en termes de combustibles fossiles ? »
Il est préférable de manger local, mais nous n’avons pas assez de terres arables pour nourrir notre population, même sur notre vaste continent, du moins pas sans recourir à des quantités obscènes d’engrais dérivé de gaz naturel. Il faut également tenir compte des plus de 3 milliards d’habitants des pays en développement qui devront doubler ou tripler leur production alimentaire pour atteindre un niveau de vie décent. Il faut ensuite ajouter les 2 milliards supplémentaires qui nous rejoindront bientôt. « Dans un avenir proche, écrit Smil, nous ne pourrons pas nourrir la population de la planète sans compter sur les combustibles fossiles. » Il effectue des calculs similaires pour la production mondiale d’énergie, de ciment, d’ammoniac, d’acier et de plastique – et arrive toujours au même résultat : « Un retrait rapide et à grande échelle du système actuel est impossible. »
Son image de scientifique impartial s’effrite chaque fois qu’il tourne en dérision les « partisans d’un nouveau monde vert » ou encore « ceux qui préfèrent le mantra des solutions vertes à la compréhension de la façon dont nous en sommes arrivés là ». Il n’en reste pas moins que son point de vue général tient la route : nous sommes esclaves des combustibles fossiles. La transition mondiale que nous avons à peine amorcée – et encore, pas partout – n’est pas une affaire d’années mais de décennies, sinon de siècles.
Le livre de Smil doit être compris comme une œuvre critique. Il s’en prend légitimement à l’inepte bataille rhétorique menée par les militants du climat et relayée par les journalistes, entre un optimisme béat et un pessimisme apocalyptique. Il passe au vitriol les auteurs à la mode qui « soutiennent qu’un avenir durable est à notre portée » ou au contraire annoncent « que de vastes régions de la Terre deviendront bientôt inhabitables, que les migrants climatiques vont remodeler l’Amérique et le monde, que le revenu moyen mondial va drastiquement diminuer ».
Il laisse cependant dans l’ombre l’identité de ces auteurs « de plus en plus alarmistes ou exaltés ». Seuls sont brièvement mentionnés des gens comme Jeremy Rifkin et Yuval Noah Harari. Nous sommes invités à nous associer à ses moqueries à l’égard des « news des médias de masse », de la « foule high-tech», des « armées d’experts instantanés » et de ceux qui entonnent : « Chantons tous ces hymnes verts, suivons à la lettre les prescriptions du tout-renouvelable, il s’ensuivra un nouveau nirvana mondial... » Cela semble en effet bien naïf. Espérons qu’un jour certains d’entre eux liront Smil.
Il est rassurant de lire un auteur aussi imperméable aux modes rhétoriques et aussi désireux de se faire le chantre de l’incertitude. Il est possible, nous rappelle Smil, de consacrer d’énormes ressources à la lutte contre le changement climatique sans faire de vaines promesses sur l’impact que ces efforts auront sur nos vies. Le livre de Smil est un plaidoyer pour l’agnosticisme et, croyez-le ou non, pour l’humilité – le métal le plus rare. L’un de ses enseignements les plus précieux est qu’il est impossible de fonder l’action sur une connaissance claire de l’avenir. Vivre dans l’incertitude, après tout, « reste l’essence de la condition humaine » [lire à ce sujet l’entretien avec les économistes John Kay et Mervyn King, Books n° 114, juillet-août 2021]. Même dans le scénario le plus optimiste, l’avenir ne ressemblera pas au passé. Nous devrons naviguer dans des conditions apparemment impossibles, en nous fiant à notre instinct, en nous fondant sur des hypothèses imparfaites et sans nous départir de nos défauts (principalement « notre propension jamais démentie à sous-évaluer l’avenir »). Ce n’est peut-être pas une conclusion particulièrement galvanisante, mais c’est bien ainsi que le monde fonctionne.
— Nathaniel Rich est un essayiste et romancier américain. Il a notamment écrit Perdre la Terre (Points, 2020). — Cet article a été publié par The New York Times le 11 mai 2022. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.
En novembre 130, l’empereur romain Hadrien, accompagné de son épouse Sabine, d’amis, d’esclaves et probablement d’un détachement de gardes armés, se rendit sur le site de l’une des plus grandes attractions touristiques de l’Antiquité. Il s’agissait de deux statues pharaoniques de près de 20 mètres de haut qui se dressent aujourd’hui encore aux abords de la cité égyptienne de Louxor, et qui avaient déjà 1 500 ans lors de la visite de l’empereur. Hadrien ne s’intéressait pas tant à leur ancienneté qu’à leur caractère miraculeux. Il se trouve que par l’effet combiné d’une fissure dans la pierre et de la chaleur du soleil levant, l’une des statues émettait parfois un sifflement, comme si elle chantait. Personne n’a apporté d’explication totalement convaincante à ce phénomène, et certains observateurs de l’époque ont même soupçonné que « des garçons cachés derrière » et équipés d’instruments rudimentaires n’y étaient pas étrangers. Mais, quelle qu’ait été l’origine de ce son, la statue a cessé d’émettre le moindre bruit quelque temps après l’arrivée d’Hadrien et garde résolument le silence devant les touristes des temps modernes.
La visite d’Hadrien s’est déroulée dans une atmosphère pesante. En effet, quelques semaines plus tôt, l’amant bien-aimé de l’empereur, Antinoüs, s’était noyé dans le Nil, générant la plus grande controverse « accident ou meurtre ? » de l’Antiquité classique. Autre désagrément : la première fois que tout ce beau monde s’est présenté à l’aube pour écouter la statue chanter, elle n’a pas émis le moindre son. Elle s’est toutefois exécutée de bonne grâce à leur retour, le lendemain matin.
Cette anecdote nous est parvenue parce qu’une femme appartenant à la suite de l’empereur, une princesse proche-orientale et amie de la longanime Sabine, a composé un poème dans lequel elle décrit ce qui s’est passé. En fait, elle semble vouloir attribuer le silence initial de la statue au souhait de celle-ci de voir l’adorable impératrice revenir le jour suivant. Elle a vraisemblablement engagé quelqu’un pour graver ces vers sur la jambe de la statue (on imagine mal une aristocrate manier elle-même le burin). Et ils sont toujours là, bien lisibles, parmi plus d’une centaine d’autres graffitis témoignant de l’expérience des visiteurs : « J’ai entendu la statue quatre fois », se vante en l’an 121 une personne qui a eu plus de chance qu’Hadrien et sa cour ; « Je l’ai entendue le 12 février, mais c’était la troisième fois que je venais », concède en 82 l’épouse du gouverneur romain de la province d’Égypte. Ces inscriptions font partie d’une longue tradition qui consiste à imprimer sa marque de manière permanente sur les merveilles du monde, même si cette pratique fait l’objet d’une surveillance accrue de nos jours.
Hadrien a voyagé bien plus que les autres empereurs romains en temps de paix. Il s’est rendu sur les sites les plus remarquables de son empire et les a ensuite commémorés à son retour en Italie. C’était en partie la raison d’être de la « villa » qu’il s’était fait construire à Tivoli, près de Rome. (Ladite villa est en fait de la même taille qu’une ville romaine conséquente, bien plus grande que Pompéi.) Dans cette propriété, outre les salles à manger et les bains somptueux, les logements exigus destinés aux esclaves, les parkings souterrains (oui, c’est bien ce qui a été conçu pour les chevaux et leurs chariots) et les corridors dévolus au service, certains des plus hauts lieux artistiques et architecturaux de l’empire ont été recréés pour y être exposés : depuis les cariatides qui ornent l’acropole d’Athènes jusqu’au temple qui abritait la célèbre statue d’Aphrodite dans la cité de Cnide (sur la côte de l’actuelle Turquie) en passant par une grande quantité de « curiosités égyptiennes ». La statue parlante n’en fait pas partie, mais la villa compte de nombreuses répliques architecturales et quelques jolis crocodiles de pierre. Il s’agissait presque d’un « parc d’attractions » dédié à l’empire d’Hadrien.
Dans le monde romain, faire du « tourisme » – faute d’un terme plus approprié pour l’époque – et visiter des sites pour le plaisir était, dans une large mesure, réservé aux empereurs, aux aristocrates et aux super-riches. Dans les années 160 avant notre ère, par exemple, Lucius Aemilius Paullus, qui avait conquis le royaume de Macédoine et réalisé ainsi d’immenses profits, décida de voyager pour se rendre sur les sites patrimoniaux de la Grèce – Athènes, Delphes, Olympie et même Sparte – avant de retourner à Rome. Cent ans plus tard, la croisière que fit Jules César sur le Nil, à l’invitation de Cléopâtre, incita les membres de la famille impériale à explorer les merveilles de l’Égypte. Ils étaient les seuls à pouvoir s’offrir des répliques architecturales, des copies en marbre grandeur nature ou, de temps à autre, un original pour se remémorer leurs voyages une fois rentrés chez eux. Mais le Romain moyen voyageait aussi, et bien plus qu’on ne le croit souvent. Même s’il ne partait pas en vacances au sens contemporain du terme, il ne passait pas forcément toute sa vie dans la cité ou le village qui l’avait vu naître. Hormis les personnes que l’on déplaçait de force pour les réduire en esclavage, beaucoup parcouraient l’empire pour faire du commerce ou des affaires, pour travailler ou pour servir dans l’armée. Parmi les visiteurs qui ont laissé une trace de leur passage sur la statue chantante, un grand nombre se trouvaient dans la région à cause de leur travail pour l’administration ou l’armée romaines. Ils n’étaient pas venus exprès de si loin.
Le citoyen lambda gardait lui aussi un souvenir de ses visites, quoique de manière plus humble, en rapportant dans ses poches des bibelots et des modèles réduits de monuments célèbres. C’est le sujet de deux nouveaux livres, « Destinations en tête »,de Kimberly Cassibry 1, et Souvenirs and the Experience of Empire in Ancient Rome, de Maggie L. Popkin. Ces ouvrages présentent toute une série de souvenirs antiques totalement inattendus, dont beaucoup sont conservés dans les réserves des musées ou exhibés lors de colloques de chercheurs : de minuscules lampes en terre cuite ornées de représentations de courses de chars dans le cirque Maxime, des gobelets en verre décorés d’images du phare d’Alexandrie, voire des objets bien plus onéreux, comme ces quatre coupes en argent où sont gravés les noms des sites qui jalonnent la voie romaine allant de Cadix à Rome, ou encore une série de plats en cuivre émaillé sur lesquels est représenté le mur d’Hadrien. La grande question sous-jacente – qui préoccupe surtout Popkin, Cassibry se concentrant davantage sur les objets eux-mêmes – est la suivante : que peuvent nous apprendre ces objets sur la manière dont les gens percevaient l’empire dans lequel ils vivaient, ses lieux remarquables et ses monuments réputés ?
J’ai été particulièrement frappée, dans Souvenirs and the Experience of Empire in Ancient Rome, par un certain nombre de petites reproductions d’une statue connue sous le nom de « Tyché d’Antioche » – la divinité protectrice de la cité d’Antioche, dans la Syrie antique (aujourd’hui Antakya, en Turquie). L’original, réalisé en bronze aux alentours de l’an 300 avant notre ère, représentait la déesse Tyché assise sur un rocher, au-dessus d’un nageur personnifiant le fleuve Oronte, qui coule à Antioche. Les miniatures rassemblées par Popkin sont reconnaissables instantanément. On les trouve sur de fausses pierres précieuses et des lampes en terre cuite. Une autre se présente même sous la forme d’un flacon en verre moulé, peut-être autrefois rempli de parfum. (Il n’est pas sans rappeler ces petites bouteilles en verre en forme de Vénus de Milo et contenant de l’ouzo que l’on peut toujours acheter dans les magasins de souvenirs d’Athènes.) Certains de ces objets, notamment les flacons, étaient fabriqués à Antioche même, pour les acheteurs sur place : « Voyez la statue, puis achetez le souvenir. » Mais ce commerce était de toute évidence bien plus étendu, comme le montre une pierre tombale du IIIe siècle découverte à Messine, en Sicile. Son épitaphe rend hommage à un homme originaire de la cité syrienne dont la profession était « marchand de Tyché ». Il gagnait probablement sa vie en vendant, en important et en exportant des souvenirs représentant la déesse – un marché de niche a priori peu lucratif, sauf si ses clients souhaitaient posséder un échantillon des hauts lieux culturels de l’empire sans les avoir jamais vus.
Dans un style très différent, on trouve une série de flacons en verre que Popkin et Cassibry évoquent toutes les deux. Il y en a treize environ (selon que l’on inclut ou non certains fragments plus petits), fabriqués en Italie au IIIe ou au IVe siècle. Ils ont été découverts en différents endroits de l’ouest de l’empire, depuis l’actuelle Grande-Bretagne jusqu’à l’Afrique du Nord. Il n’y en a pas deux identiques, mais tous sont ornés d’un panorama gravé (ou, plus précisément, abrasé) des villes de Baïes et de Pouzzoles, dans la baie de Naples : les bâtiments sont clairement identifiés. Ces représentations anciennes et rares de paysages urbains locaux mettent en évidence ce que les artistes, et certainement leurs clients, devaient considérer comme des éléments emblématiques. Sans surprise, les thermes, le stade, les arcades et les temples font partie du lot. Plus surprenants sont les parcs à huîtres, qui figurent sur deux flacons, et l’intérieur du palais de villégiature de l’empereur, que l’on entrevoit sur l’un des fragments. Plusieurs siècles avant la fabrication de ces flacons, l’empereur Claude avait fait construire une « salle à manger sur l’eau » dans sa villa de Baïes, où les convives s’allongeaient autour d’un bassin. La sculpture centrale, dont une partie a été conservée, représentait la scène de L’Odyssée d’Homère où Ulysse enivre le Cyclope au cours d’un dîner avant de lui crever son œil unique avec un pieu chauffé à blanc. La scène peut sembler sinistre pour la décoration de la salle à manger d’un empereur (« faites attention à ce que vous buvez »), mais, sur le flacon, elle est mise en valeur et désignée par la mention « Cyclope Ulysse », presque comme s’il s’agissait d’un emblème de la ville.
Les deux auteures font grand cas de cet artefact, ordinaire à première vue, et soulèvent d’autres questions importantes. Comment, par exemple, les habitants de l’empire se représentaient-ils mentalement les différentes cités ? Le phare d’Alexandrie est une chose, mais peut-on imaginer un monde où les parcs à huîtres de Baïes étaient tout aussi reconnaissables ? Et quels monuments célèbres brillent par leur absence ? La Tyché d’Antioche remporte un franc succès ; idem pour la statue d’Athéna du Parthénon d’Athènes et celle d’Aphrodite à Cnide. Mais pourquoi ne semble-t-il pas y avoir de réplique de l’imposante statue de Zeus à Olympie, l’une des merveilles de l’Antiquité ? Est-ce parce que, malgré des jeux organisés tous les quatre ans et la visite de célébrités comme Lucius Aemilius Paullus, le sanctuaire d’Olympie se trouvait assez loin des sentiers battus par le commun des mortels ? Et pourquoi ne trouve-t-on pratiquement aucune réplique de monuments romains, à l’exception du cirque Maxime ? Il n’y a pas de Colisée, par exemple, un incontournable du commerce des souvenirs aujourd’hui. Peut-être parce que la cité était tout simplement trop grande pour être réduite à un seul monument. Ou parce que nous découvrons ici une perception populaire de l’empire, lequel était bien plus « décentré » qu’on ne le pense souvent. Contrairement aux œuvres littéraires qui nous sont parvenues, ces témoins bon marché de la culture antique nous rappellent qu’il était possible d’imaginer le monde romain et de collectionner des éléments de son patrimoine sans se focaliser sur sa capitale.
Il y a indubitablement de bonnes raisons de ranger ces objets dans la même catégorie que les souvenirs d’aujourd’hui, mais il peut parfois être risqué de vouloir les faire tous entrer dans ce moule contemporain. Le cas des flacons de verre, avec leurs paysages urbains, en est un bon exemple. Ils ressemblent à n’en pas douter à des souvenirs qui auraient été fabriqués sur place pour que les visiteurs gardent une trace de leur séjour une fois rentrés chez eux. Mais dans quel contexte précis ont-ils été découverts ? On ne le sait pas pour tous, mais au moins trois d’entre eux ont été trouvés dans des tombes. Cela ne signifie pas forcément grand-chose. Il s’agissait peut-être de souvenirs pour touristes qui ont acquis une valeur sentimentale aux yeux de leur défunt propriétaire. Les inscriptions gravées sur ces flacons laissent toutefois penser qu’ils pourraient s’inscrire dans le cadre d’un rite funéraire. Chaque inscription est différente, mais on peut lire sur l’une d’elles : « À la mémoire de ma très chère fille » et sur une autre : « Puisses-tu vivre, âme fortunée. » Comme l’a fait remarquer l’universitaire britannique Alison Cooley, d’autres flacons portent des inscriptions plutôt classiques de bons vœux, que l’on retrouve sur certaines pierres tombales des premières communautés chrétiennes. Il y a sûrement un lien – si obscur soit-il – entre ce qui ressemble à de simples souvenirs de parcs à huîtres et les rites funéraires.
Le problème, bien sûr, c’est qu’il est extrêmement difficile de travailler sur la question des souvenirs quand on ne dispose que d’un objet et que l’on ne sait pas qui l’a acheté, où, à qui, et ce que cette personne en a fait. Certains ne peuvent résister à la tentation d’interpréter le passé à la lumière du présent. Et, si Cassibry et Popkin se gardent d’évoquer l’image sympathique de bidasses romains échangeant leurs souvenirs de campagne dans le Nord tout en buvant du vin dans des coupes en cuivre représentant le mur d’Hadrien, elles n’y parviennent que de justesse.
Il arrive toutefois qu’une grille de lecture contemporaine se révèle étonnamment correcte, comme le montre une récente découverte archéologique faite dans le Londres romain. Il s’agit d’un stylet en fer de la fin du Ier siècle. D’apparence assez ordinaire, il comporte une inscription précisant qu’il a été acheté en guise de cadeau « provenant de la cité » (très probablement, mais pas nécessairement, Rome). Voici ce qui est écrit en latin : « De la cité, je suis venu. Un cadeau de bienvenue je te rapporte/ avec une pointe acérée, pour que tu te souviennes de moi./ J’aurais aimé, la fortune aidant, donner/ plus généreusement, mais le chemin est long et ma bourse vide. » Pour Maggie Popkin, il s’agit de l’équivalent, dans l’Antiquité, de : « Je suis allé à Rome et je ne t’ai rien rapporté d’autre que ce stylo minable. »
— Mary Beard est une historienne britannique, éminente professeure de lettres classiques à Cambridge. — Cet article a été publié par The Times Literary Supplement le 20 mai 2022. Il a été traduit par Béatrice Murail.
[post_title] => La déesse Tyché dans votre poche
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Nous avons toutes les raisons de détester les mouches. Pourtant, nous entretenons avec elles des relations souvent intimes et d’une extrême complexité. En plus de nous agacer, de nous piquer et de nous contaminer, les mouches jouent un rôle dans notre alimentation, dans l’élimination de nos déchets organiques et dans la lutte contre nos parasites. Elles se repaissent également de notre corps après notre mort – et beaucoup ne s’en privent pas, même de notre vivant. La peur et la haine que nous vouons aux diptères, l’ordre des insectes auquel appartiennent les mouches, se manifestent dans le nom merveilleusement évocateur dont on affuble Satan : Belzébuth, « Sa Majesté des mouches » en hébreu.
La Mouche (1986), de David Cronenberg, classique de la science-fiction horrifique et remake d’un film sorti en 1958, traite de la relation entre la mouche et l’homme de manière résolument moderne. Une machine à téléportation ayant mélangé les gènes du scientifique Seth Brundle et ceux d’une mouche entrée dans l’appareil par accident, Brundle (magnifiquement interprété par un Jeff Goldblum aux yeux de plus en plus globuleux) se transforme en un hybride homme-mouche. À mesure qu’il se métamorphose en « Brundlemouche », sa force et son agilité décuplent, jusqu’à lui permettre de faire sur des barres parallèles des acrobaties dignes d’un champion olympique et d’escalader les murs avec une dextérité terrifiante. Au grand étonnement de sa compagne, Veronica Quaife (incarnée par la charmante Geena Davis), il devient également capable de prouesses sexuelles qui la laissent épuisée, déshydratée et en sueur. C’est alors que, à la consternation générale, les choses commencent à mal tourner. Brundle perd toute empathie, son corps n’a plus forme humaine. Ses habitudes alimentaires changent : ses dents tombent, il se nourrit de donuts sur lesquels il régurgite de grandes quantités de suc digestif avant d’avaler la bouillie qui en résulte.
Si Cronenberg avait pu lire l’extraordinaire livre de Jonathan Balcombe, Super Fly, son film aurait sans doute été différent sur certains points. Balcombe, biologiste spécialiste du comportement animal et auteur de plusieurs livres visant à déconstruire les mythes au sujet des espèces qui nous entourent, nous apprend que les mouches ne prédigèrent pas leur nourriture à la façon de Brundle. Elles ne font que saliver sur les aliments pour les humidifier, de manière plus ou moins comparable à celle des mammifères, la seule différence étant que nous humidifions nos aliments après les avoir placés dans notre bouche.
D’un point de vue biologique, le film de Cronenberg s’avère toutefois relativement exact. Comme Brundlemouche, les mouches grimpent aux murs et s’accrochent aux plafonds en sécrétant au bout de leurs pattes une substance semblable à de la colle. Et, comme dans le film, elles aiment aussi les longs ébats sexuels. Certaines mouches dites de la Saint-Marc comptent parmi les copulateurs les plus infatigables du règne animal : elles sont capables de maintenir une activité sexuelle continue pendant cinquante-six heures. D’autres mouches se livrent à d’étonnantes acrobaties, les mâles balançant les femelles au bout de leurs organes génitaux tout en s’agrippant à des parois verticales.
D’ingénieuses expériences ont démontré que les mouches éprouvent effectivement du plaisir à s’accoupler. Dans l’une d’elles, des drosophiles mâles ont été appariées avec des femelles réceptives aux avances sexuelles, et d’autres avec des femelles qui ne l’étaient pas. Les deux groupes de mâles ont ensuite eu accès à une solution contenant de l’alcool et à une autre sans alcool. De façon remarquablement humaine, les mâles sexuellement frustrés se sont mis à consommer plus d’alcool que leurs congénères sexuellement satisfaits.
Une deuxième expérience portait sur des mouches mâles génétiquement modifiées de façon à ce que l’exposition à une lumière rouge entraîne l’éjaculation. (L’inventivité humaine semble sans limite.) Relâchés dans une cage équipée d’une lumière rouge à une extrémité, les mâles modifiés sont allés s’entasser dans le « quartier rouge ». Et, lorsque les mouches utilisées pour cette expérience ont eu accès à de l’alcool, les « clients » sexuellement satisfaits du quartier rouge ont moins bu que leurs homologues. En outre, chez les mouches, il existe indéniablement un lien entre vie sexuelle et santé. Exposées aux phéromones de femelles mais privées de la possibilité de s’accoupler, les drosophiles mâles ont tendance à s’affamer sous l’effet du stress, ce qui entraîne leur mort prématurée.
L’ordre des diptères comprend une grande variété d’insectes ; on en connaît quelque 160 000 espèces. Les moucherons et les moustiques sont des diptères, tout comme une myriade d’autres espèces dont vous n’avez certainement jamais entendu parler, la plus grosse d’entre elles étant capable de chasser de petits colibris. Certaines mouches boivent du nectar de fleurs et ressemblent à des abeilles, tandis que d’autres parasitent des créatures aussi diverses que les fourmis et les humains.
Et elles sont légion. Selon une estimation, il y aurait sur Terre 200 millions de mouches pour un être humain, et leurs morphologies sont si variées qu’il est difficile de comprendre pourquoi toutes sont classées dans le même ordre. Elles ont néanmoins en commun d’être dotées d’une seule paire d’ailes, la deuxième paire (que possèdent la plupart des autres insectes) ayant évolué pour devenir de petites saillies en forme de baguettes de tambour, appelées haltères, qui servent de stabilisateurs. L’étonnante agilité des mouches en vol doit beaucoup à leurs haltères.
Dans La Mouche, la jeune femme interprétée par Geena Davis tombe enceinte de Brundle et rêve qu’elle accouche d’un énorme asticot. La plupart des mouches pondent des œufs, mais certaines donnent naissance à des larves. La redoutable mouche tsé-tsé, par exemple, engendre un seul asticot qui fait les trois quarts de la longueur de sa mère. Chez les mouches qui donnent naissance à des asticots, note Balcombe, « il y a une certaine urgence à […] ce que les petits voient le jour parce que, dans certains cas, ces ingrats se mettent à dévorer leur mère de l’intérieur ».
Même les mouches parasites peuvent devenir victimes d’autres parasites. Quand les spores du champignon Ophiocordyceps atterrissent sur une mouche domestique et l’infectent, la malheureuse victime se transforme en robot au service du champignon. Le corps criblé d’hyphes fongiques, la mouche éprouve le besoin irrépressible de grimper sur un lieu en hauteur. Elle sort ensuite sa trompe et se colle à la paroi. Fermement arrimée, la mouche fait alors bourdonner ses ailes pendant quelques minutes avant de les bloquer en position verticale, en dirigeant son abdomen vers le haut. Lorsque la mouche meurt, les vrilles du champignon traversent sa peau et libèrent des spores qui infectent à leur tour d’autres mouches, et le cycle recommence. Ophiocordyceps s’attaque aussi aux fourmis [lire « Mélodie fongique en sous-sol », Books n° 116, novembre-décembre 2021].
La spécialité des mouches de la famille des phoridés est de parasiter les fourmis, et certaines ont un mode opératoire particulièrement macabre. Elles traquent leur victime en suivant les colonnes de fourmis, et, lorsqu’elles en trouvent une vulnérable, elles pondent un œuf unique sur son thorax. Une fois l’œuf éclos, l’asticot pénètre dans la fourmi par l’interstice entre sa tête et son thorax. De là, il migre vers la tête de son hôte et se nourrit des puissantes mandibules de la fourmi. « Après quelques semaines, écrit Balcombe, l’asticot arrivé à maturité libère une enzyme qui dissout la membrane reliant la tête de la fourmi à son corps. » Tandis que le corps décapité déambule à l’aveuglette, l’asticot transforme la tête de la fourmi en une capsule protectrice dont la mouche adulte émergera deux semaines plus tard.
Les œstridés sont de grosses mouches qui parasitent les mammifères. Leurs œufs sont parfois transportés par les moustiques, ce qui épargne à la mouche adulte le risque de mourir d’un coup de queue ou de main. Ce sont des parasites courants chez les rennes, le bétail et même les chiens. Certaines expédient leurs larves dans les narines des moutons, des chèvres, des cerfs, des élans, des chevaux ou des chameaux ; ces larves migrent ensuite vers les sinus et, une fois arrivées à maturité, sont expulsées par le nez avant de passer à l’état de pupe 1 dans la terre.
Une espèce d’œstridés prolifère aujourd’hui parce que son hôte de prédilection, l’humain, est disponible en quantités inédites. C’est en 1999, raconte Balcombe, qu’un certain Robert Voss, du musée d’Histoire naturelle de New York, a étudié de manière aussi approfondie qu’accidentelle le cycle de vie de Dermatobia hominis. Il fait la rencontre de cet insecte en Guyane française, à l’occasion d’une randonnée torse nu dans la forêt tropicale. De retour chez lui, dans le New Jersey, il éprouve une sensation de léger picotement dans le dos. Son épouse l’examine et remarque de petits renflements rouges qui ressemblent à des piqûres de moustique. Voss finit par faire appel à un dermatologue, qui l’oriente vers un spécialiste des maladies tropicales, que Balcombe nomme Dr X.
Tout à sa joie d’examiner Voss, le Dr X s’exclame : « Je pense que vous avez une myiase ! », une infestation parasitaire provoquée par une larve de mouche. « Tenez, la voilà ! » s’écrie-t-il alors qu’il palpe le dos de son patient. Sans plus d’explication, il découpe un morceau de chair sanguinolente au bout duquel frétille une larve. Voss n’a pas donné son autorisation pour l’excision, et il soupçonne le Dr X d’être prêt à tout pour se procurer un spécimen pour sa collection. Lorsque le Dr X esquisse le geste d’extraire une seconde larve, Voss s’y oppose – et demande que le parasite excisé lui soit rendu. Le Dr X « pousse les hauts cris » et, au bout du compte, propose de renoncer à ses honoraires en échange de la première larve. Une offre que Voss regrette encore aujourd’hui d’avoir acceptée.
Voss et son épouse se mettent à « veiller sur l’œstridé », et un lien se crée entre Voss et sa larve survivante. Héberger cette larve fut manifestement une expérience très émouvante pour lui : c’est l’événement « le plus proche de la grossesse » qu’il lui sera jamais donné de vivre, confie-t-il. Lorsque la larve et son puparium 2 sortent du corps de Voss, il les met en lieu sûr ; et, lorsque la mouche adulte émerge cinq semaines plus tard, il la confie, elle et son puparium, aux collections du musée d’Histoire naturelle de New York.
Étant moi-même biologiste des milieux tropicaux, l’attitude bienveillante de Voss envers son parasite m’a frappé. Je n’ai jamais hébergé d’œstridé, mais j’ai une fois été parasité par un organisme inconnu qui a migré sous ma peau pendant des semaines. Partant de mon coude gauche, il a traversé ma poitrine et mon ventre pour finalement atteindre mon genou droit. Il a laissé dans son sillage de grosses bosses qui étaient molles au début mais ont fini par durcir. Mon médecin, qui n’avait peut-être pas l’expertise du Dr X, n’a jamais suggéré d’inciser l’une des bosses. Quand je lui ai demandé ce que c’était, il a paru perplexe et a déclaré que c’était le signe que quelqu’un avait passé trop de temps en Nouvelle-Guinée.
Est-il plus acceptable de sucer le sang que de se nourrir de chair ? Les moustiques ne sont rien d’autre que des mouches spécialisées dans la consommation de sang. Selon une estimation, ils pomperaient près de 6 millions de litres de sang américain par an. Mais ils n’en prélèvent qu’une infime quantité sur chaque victime – si infime, en fait, qu’il faudrait entre 200 000 et 2 millions de piqûres pour vider de son sang un homme adulte. Parfois considérés comme les créatures les plus dangereuses de la planète, les moustiques transmettent diverses maladies, dont le paludisme, ce qui suffit à justifier notre aversion pour eux. Mais ils ont aussi leur part de mystère. Ils volent à une vitesse d’à peine 5 km/h, ce qui les rend relativement faciles à écraser, et ils produisent un vrombissement lancinant qui avertit leurs cibles de leur présence – une véritable sirène d’alarme qui coûte probablement la vie à de nombreux moustiques. Alors pourquoi n’ont-ils pas évolué pour devenir plus discrets ? Il s’avère que ce sont surtout les femelles qui émettent un vrombissement, ce bruit ayant pour but d’attirer les mâles. Or seules les femelles sucent le sang, indispensable à la ponte des œufs. Le bourdonnement est donc autant une condition de la reproduction qu’un dangereux handicap pour la future mère et sa progéniture.
Il existe des hordes de mouches suceuses de sang, et certaines feraient passer l’insaisissable moustique – qui injecte à ses victimes une salive anesthésiante et anticoagulante à l’aide de son rostre 3, d’une précision chirurgicale – pour un parangon de civilité. Les minuscules moucherons piqueurs, également connus sous les noms de phlébotomes et de cératopogonidés, sont par endroits présents en tel nombre qu’ils peuvent vous mener au bord de la crise de nerfs. Ils attaquent en masse, se glissent dans la moindre entrebâillure des vêtements de protection et laissent derrière eux des plaques d’urticaire qui saignent parfois abondamment et démangent pendant des semaines. Les mouches charbonneuses, les simulies et les taons sont beaucoup plus gros, et leur piqûre est très douloureuse. Parmi eux, ceux qui s’attaquent le plus souvent au gibier ou au bétail n’ont heureusement pas l’habitude d’essuyer de contre-attaque et sont faciles à écraser lorsqu’ils se posent sur la peau.
L’asilidé est, selon Balcombe, la Rolls-Royce des mouches. Les membres de cette famille sont énormes, robustes et dotés d’un rostre venimeux, et ce sont eux qui, à l’occasion, attrapent et tuent les colibris. Aucune de ces mouches – y compris la monstrueuse Satanas gigas, ou grand Satan – n’est particulièrement agressive envers les humains. Un entomologiste fasciné a déclaré à Balcombe : « La seule façon de faire en sorte qu’elles me piquent, c’est de les tenir entre mes doigts et de les presser contre ma peau, et, même ça, ça ne fonctionne pas toujours. » L’enthousiasme de certains entomologistes pour ces insectes majestueux est tel qu’ils ont fait campagne pour obtenir une journée mondiale des asilidés. Avec succès : elle est célébrée chaque année le 30 avril.
L’élimination des déchets est l’un des nombreux et précieux services rendus par les mouches. Une charogne grouillant d’asticots est certes un spectacle révulsant, mais il est indéniable que ces petites bêtes contribuent à la propreté du monde. En fait, certains asticots sont si doués pour dévorer les chairs nécrosées et supplanter ou éliminer les bactéries mortelles que les médecins s’en servent pour traiter les plaies. Le Dr Ronald A. Sherman, spécialiste de l’utilisation médicale des asticots, affirme que 40 à 70 % des patients dont les blessures ne répondent à aucun traitement conventionnel et qui sont sur le point d’être amputés réagissent si bien à l’asticothérapie qu’ils guérissent et évitent l’amputation ou s’en tirent avec une opération beaucoup moins lourde.
L’Américain moyen produit, d’après Balcombe, quelque 11 300 kilos de déjections au cours de sa vie, de quoi recouvrir le monde de matières fécales si des mouches et d’autres organismes ne s’en nourrissaient pas. Je suis toutefois soulagé d’annoncer qu’un grand nombre de mouches dédaignent les excréments et les cadavres et préfèrent polliniser. On imagine souvent que les abeilles sont championnes en la matière, mais, en Europe, dans les magnifiques vallées fleuries des Alpes, les deux tiers des pollinisateurs sont des mouches. En Arctique, les syrphes et les mouches domestiques se chargent de 95 % de la pollinisation. Sans les mouches pollinisatrices, des plantes tropicales telles que le cacaoyer et le jacquier n’existeraient plus, et il n’y aurait pas autant de géraniums, de violettes ni d’iris.
À mesure que la criminalistique progresse, les mouches deviennent le meilleur allié de l’enquêteur. Aux États-Unis, une cinquantaine d’espèces de mouches se nourrissent de cadavres humains ; elles suivent un calendrier strict qui aide les médecins légistes à déterminer l’heure du décès. Les mouches à viande arrivent les premières, souvent quelques minutes après la mort, tandis que les dernières sont les mouches du fromage, qui apparaissent lorsque le cadavre n’est plus qu’une enveloppe desséchée. Celles-ci jouent par ailleurs un rôle essentiel dans la fabrication de l’inhabituel casu marzu sarde, un type de pecorino délibérément infesté d’asticots chargés de digérer les graisses du fromage (un processus censé en rehausser la saveur) et que l’on mange, de préférence vivants, avec ce dernier.
Je doute qu’il existe une autre créature au monde qui ait plus souffert de la soif de connaissances de l’être humain que la drosophile. Des décennies durant, elle a été le cobaye de prédilection des études en génétique. Les chercheurs spécialistes de la drosophile ont remporté sept prix Nobel ; des revues entières sont consacrées à la publication des résultats d’études portant sur cette mouche. Environ 100 000 souches de drosophiles ont été créées en laboratoire, dont beaucoup sont porteuses de tares génétiques qui nous permettent de mieux comprendre les maladies. Les drosophiles de la lignée « Ken et Barbie » sont dépourvues d’organes génitaux externes, celles de la lignée « Homme de fer-blanc » n’ont pas de cœur, et celles de la lignée « Pompette » ont un penchant pour l’alcool. Les drosophiles « Mort subite », « Génoise », « Gruyère » et « Rouleau de printemps » sont toutes porteuses de maladies héréditaires qui se manifestent par des schémas de dégénérescence cérébrale similaires à ceux que l’on a observés chez l’homme. Marla Sokolowski, de l’Université de Toronto, étudie le comportement de certaines mouches susceptible de nous éclairer sur les causes de l’autisme. Elle s’intéresse également à celles qui sont sans cesse blackboulées par leurs rivales, dans l’espoir que leurs réactions puissent faire progresser notre compréhension de la dépression chez l’être humain.
Le dernier chapitre du livre de Balcombe, intitulé « Prendre soin des mouches », examine nos relations avec ces bêtes d’un point de vue éthique. Certaines drosophiles de laboratoire voient le jour sans anus. J’ai été surpris par les paroles pleines d’empathie d’un entomologiste apercevant l’une de ces malheureuses créatures : « Il faut que vous la tuiez, elle souffre le martyre. » Balcombe, dont les livres précédents exploraient également la vie intérieure des animaux, compatit à la douleur d’une drosophile incapable de déféquer. Il pense que les mouches sont un peu comme nous, dans la mesure où elles semblent capables d’éprouver des états proches non seulement de la souffrance, mais aussi de la frustration sexuelle, de la joie, et peut-être de bien d’autres sentiments et émotions familiers aux humains.
Quel merveilleux livre que Super Fly ! Bien écrit et rempli d’histoires fascinantes, il nous invite à réviser notre jugement sur l’un des groupes d’insectes les plus mal aimés. Même si vous ne pouvez pas les souffrir, Super Fly donne de bonnes raisons de ne pas recourir systématiquement à la tapette à mouches ou à la bombe insecticide au premier bourdonnement. Sans les mouches, certains crimes resteraient non élucidés, les fleurs non pollinisées et les déchets non éliminés. En fait, les mouches sont si indispensables à la vie sur Terre qu’un monde où elles auraient disparu serait voué à un effondrement écologique certain.
— Tim Flannery est un biologiste, paléontologue et mammalogiste australien. Il est aussi connu pour son écologisme militant. — Cet article a été publié par The New York Review of Book le 16 décembre 2021. Il a été traduit par Charlotte Navion.
[post_title] => Ô taon, suspends ton vol !
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