Un an après la parution de « Une blessure », un roman-poème dans lequel la narratrice explorait sa relation avec sa mère [voir Books n° 118, mars/avril 2022], Oksana Vassiakina publie « La steppe », un texte consacré au lien paternel. Si les deux livres empruntent la forme d’un récit de voyage, ils diffèrent sur plus d’un point. Dans le premier, l’héroïne transportait les cendres de sa mère, emportée par un cancer, jusqu’à une lointaine bourgade de Sibérie ; c’était un périple-remémoration, émaillé de réflexions sur la féminité, la sexualité et la mort. « La steppe » fait davantage penser à un road-movie : absent durant dix années, le père chauffeur routier décide de faire découvrir à sa fille les trajets qu’il effectue habituellement pour livrer ses cargaisons. Pendant plusieurs semaines, ils sillonnent les étendues de la steppe russe à bord de son poids lourd. Dans le huis clos de l’habitacle, la narratrice observe son père, questionne le lien de parenté qui les lie. Elle lui ressemble, physiquement et par son caractère, pourtant l’homme à ses côtés lui semble être « un parfait inconnu ». Vassiakina livre un portrait sensible et sans concession de ce quadragénaire vieilli prématurément, tel un arbre frappé par la foudre. Son épiderme est criblé de cicatrices et imprégné de diesel ; ses vêtements sont marqués de circonvolutions blanches laissées par la sueur ; son quotidien nomade est d’un dénuement extrême. Et la narratrice de dévoiler par bribes de souvenirs le passé sombre de cet homme qui a œuvré au sein d’une bande criminelle et fait de la prison. On découvre que c’est un homme violent, y compris avec ses proches. Ainsi, apprenant l’infidélité de sa compagne, il la brutalise, avant de lui ordonner de laver le sang répandu sur le sol. Ancien héroïnomane, il succombera finalement au sida, faute d’une prise en charge appropriée, mais aussi par simple négligence.
À travers la figure de ce père transparaît tout un pan de la société post-soviétique, où la culture carcérale reste très prégnante. Comme Vassiakina l’explique dans une interview au site Glasnaya, elle s’est documentée sur l’histoire du crime organisé, a réécouté les chansons populaires et revu les séries télévisées qui exaltent l’univers de la pègre. « C’est un livre sur la Russie, contaminée par le mythe de la masculinité dans lequel le pays reste figé. À sa lecture, on ressent un malaise tant “La steppe” résonne avec l’actualité », réagit Elizaveta Podkolzina dans son podcast Polka, consacré aux livres (le roman a été envoyé chez l’imprimeur le 24 février, le jour où l’armée russe a attaqué l’Ukraine). Pour Edouard Loukoïanov, du site Gorky, ce récit pourtant très intime reflète en réalité un dysfonctionnement au niveau collectif, puisque « l’intégrité de la société repose sur la coercition, qu’il s’agisse de la subordination répressive au sein de l’armée, de l’ordre dicté par la mafia ou encore des rapports marchands mortifères ». Dans le magazine en ligne Aficha, Andreï Miagkov admire le « regard affûté » de Vassiakina, capable de dénicher « une foule de détails », et salue sa prose aussi maîtrisée et alléchante qu’« une pâte bien levée ».
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Le 21 octobre 1966, à Aberfan, petit village du pays de Galles, se produit un des pires accidents miniers de l’histoire britannique. Le terril qui surplombe la localité subit un glissement de terrain. En quelques minutes, une école et dix-huit maisons sont ensevelies sous une gigantesque coulée de boue et de gravats. 144 personnes meurent, parmi lesquelles 116 enfants. Alors qu’ambulances, engins de terrassement et journalistes affluent à Aberfan, un certain John Barker, psychiatre à l’hôpital Shelton, près de Shrewsbury, arrive également sur les lieux. C’est un personnage excentrique qui s’intéresse aux troubles mentaux inhabituels et à l’effet nocebo (l’inverse du placebo, l’effet néfaste d’une substance inerte). Sur place, Barker relève plusieurs incidents étranges : les familles endeuillées évoquent les rêves et les pressentiments funestes de leurs enfants peu avant l’effondrement du terril. Le psychiatre décide d’élargir son champ de recherche et de recueillir d’autres prophéties liées à la catastrophe d’Aberfan. Il sollicite Peter Fairley, correspondant scientifique du quotidien Evening Standard, qui publie un appel à témoignages dans sa rubrique, le 28 octobre. Barker reçoit 76 réponses, dont sept particulièrement troublantes. Parmi celles-ci, la lettre de Kathleen Lorna Middleton, qui affirme s’être réveillée haletante le jour de l’accident avec l’impression que « les murs s’effondraient ». Enthousiaste, Barker avance alors l’hypothèse d’un « syndrome pré-catastrophe » touchant une infime frange de la population. En collectant leurs avertissements, il compte être en mesure de prédire les désastres à venir. Le duo parvient à persuader le rédacteur en chef du Evening Standard de créer le Bureau des prémonitions, dans lequel des opérateurs enregistreront les alertes. Le 4 janvier 1967, c’est chose faite.
Relatée d’abord dans un long article du New Yorker par le journaliste Sam Knight, l’histoire du Bureau des prémonitions a finalement donné lieu à un livre, paru en mai dans les librairies britanniques et américaines. « C’est un récit efficace et truculent, qui met en scène une galerie de personnages plus étranges les uns que les autres, une série de coïncidences troublantes et quelques catastrophes anticipées », résume The New Statesman. Le potentiel cinématographique du livre n’a pas échappé à Amazon Studios, qui en a acheté les droits. La fin de l’expérimentation n’a d’ailleurs rien à envier à un scénario de film bien ficelé. Deux voyants « stars », Middleton et Hencher, se mettent à prédire de façon insistante la mort du psychiatre. Le 18 août 1968, Barker est victime d’une hémorragie cérébrale et décède peu après à l’hôpital, à 44 ans.
Hannah Koppelman est la dernière des cinq enfants d’une famille juive polonaise immigrée au Danemark. Elle grandit à Copenhague où son père est tailleur. Dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale, ses quatre frères, tous doués pour la musique, aspirent à s’intégrer à la société danoise. Ils épousent des femmes du cru, contre l’avis de leur mère, qui va alors tout faire pour qu’Hannah, elle, perpétue les traditions juives. Quitte à ce qu’elle doive renoncer à sa passion, le piano, et à Aksel, le jeune communiste danois qu’elle aime. Après son exil vers la Suède fin 1943, avec près de 7 000 autres juifs danois, Hannah prend la route de Paris où l’attend ce futur époux dont elle ne veut pas. « Annas Sang est un roman impressionnant, dans la tradition classique, sur la vie d’une femme sacrifiée pour sa famille », juge le quotidien danois Information. « De nombreux fils s’entrelacent pour composer l’intrigue d’un récit à la fois grave et drôle, à la trame riche en nuances », estime Politiken. L’histoire est ouvertement inspirée de la vie d’une grand-tante de l’auteur, Benjamin Koppel, saxophoniste de jazz, dont c’est le premier roman. L’ouvrage « constitue aussi un aperçu d’une famille de grands musiciens danois, les Koppel, qui ont contribué à la vie culturelle » du royaume scandinave, se félicite le site Litteratursiden.dk.
« Mes ancêtres étaient nazis. J’essaie d’y faire face en écrivant. » Le tabou de l’expulsion des Allemands des Sudètes avait déjà volé en éclats dans la littérature tchèque, mais Alice Horáčková est allée plus loin, comme elle l’explique sur le site Aktuálně.cz : c’est à sa propre histoire qu’elle s’attaque dans son best-seller « Une maison divisée », celle d’une famille tchéco-allemande déchirée par l’histoire des Sudètes (cohabitation entre Allemands et Tchèques, montée en puissance des pronazis et expulsion d’environ 2 millions d’Allemands à l’issue de la guerre). Depuis 1945, la famille de Horáčková est donc coupée en deux – une partie expulsée en Allemagne, l’autre restée dans les monts des Géants –, et la guerre a été effacée de la mémoire familiale. Alors pour faire un sort aux non-dits, l’écrivaine a interrogé les survivants, fouillé dans les archives. Elle a découvert, par exemple, que son arrière-grand-père a fini nazi ; ou que le frère de celui-ci était proche de Heydrich. Mais cela en valait la peine, assure Vogue, qui applaudit « un grand roman familial ». Lequel « se lit en un souffle, dit à iRozhlas l’écrivain Jaroslav Rudiš. Dans les monts des Géants, on parlait allemand et tchèque, les destins familiaux s’entremêlaient. Et tout cela se ressent dans ce livre extraordinaire ».
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L’amélioration des liens diplomatiques [du Népal] avec les pays occidentaux était plus qu’excitante pour les alpinistes du monde entier. L’Himalaya et le Karakoram comptent quatorze montagnes de plus de 8 000 mètres, dont huit se trouvent au Népal en tout ou partie. Si un certain nombre de grimpeurs avaient dépassé cette altitude, aucun des pics n’avait été atteint avant 1950 et toutes les cimes népalaises restaient hors d’atteinte. En 1960, ce n’était plus le cas que d’une seule. En 1956, sept des huit népalaises étaient vaincues. Ce fut une véritable orgie d’alpinisme. Plusieurs, tant avant qu’après guerre, avaient souhaité que des grimpeurs de pays divers puissent s’associer pour escalader ces géants. Cela ne se produisit pas. Une seule équipe internationale s’était attaquée à l’une des cimes de 8 000 mètres, le Dhaulagiri, septième sommet du monde. Les personnes privées ne pouvaient se permettre ces escalades qui nécessitaient l’intervention d’associations sportives nationales, seules capables de réunir les financements et de triompher des difficultés diplomatiques pour les permis officiels. Les nations européennes avaient trop besoin de rebâtir leur prestige national pour négliger ces occasions.
Les Français furent les premiers à s’engouffrer dans l’ouverture. À son retour à Katmandou en 1949, [l’alpiniste et explorateur britannique Bill] Tilman accosta le maharajah Mohan Shumsher, indiqua le massif de l’Annapurna sur une carte de l’ouest du Népal et lui demanda la permission de s’y rendre. Mais lorsque le permis fut octroyé, une expédition française occupait déjà le terrain. Elle éclipsa tout ce qu’eût pu faire celle de Tilman : une éblouissante ascension de l’Annapurna, le premier sommet de 8 000 mètres et le seul à avoir été gravi du premier coup. Deux raisons évidentes l’expliquaient : l’alpinisme français, on pouvait le soutenir, disposait alors du plus solide cadre de jeunes alpinistes de son histoire avec des Louis Lachenal, Lionel Terray et Gaston Rébuffat ; toutes les grandes organisations d’alpinisme français, à commencer par le Club alpin français, étaient gérées par le même homme, un autocrate imposant, Lucien Devies, qui mena le projet avec une infatigable énergie.
Le troisième avantage de la France, qu’on a eu tendance à oublier depuis, était diplomatique. À l’ambassade de France de Delhi se trouvait un jeune alpiniste et héros de la résistance, Francis de Noyelle. Sachant qu’on venait d’envoyer Daniel Levi comme premier ambassadeur à Katmandou, Noyelle lui demanda d’intriguer auprès du gouvernement de Mohan Shumsher pour que la première tentative sur un pic de 8 000 mètres népalais fût française. Pour le récompenser, on fit de Noyelle l’officier de liaison de l’expédition ; il finirait sa carrière comme ambassadeur de France au Népal. On octroya le permis pour deux montagnes, le Dhaulagiri et l’Annapurna, qui se dressent sur 5 kilomètres ou plus de part et d’autre de la gorge de la Kali Gandaki. Le Dhaulagiri, selon Lionel Terray, s’avéra « diaboliquement difficile », aussi les Français se concentrèrent-ils sur l’Annapurna, jusqu’alors invisible. En avoir un aperçu s’avéra étonnamment rare. À la mi-mai, alors que la mousson approchait, l’équipe avait peu progressé. Maurice Herzog, chef à l’ambition intense, convoqua un conseil de guerre au camp de base dans le village de Tukche. À une vitesse extraordinaire, les grimpeurs tentèrent d’abord l’éperon nord-ouest avant d’atteindre une impasse. Puis, avec méthode et célérité, ils ouvrirent une voie et une série de camps sur la face nord. Ang Tharkay, le vieil ami d’Eric Shipton, avait dirigé les sherpas : on lui offrit démocratiquement une place dans l’équipe du sommet, ce qu’il déclina poliment. Terray et Herzog s’étaient avérés les plus résistants et les mieux acclimatés, mais, quand la chaîne d’approvisionnement s’interrompit, Terray renonça à sa place pour le sommet afin d’apporter des vivres à un camp d’altitude. Son camarade Louis Lachenal le remplaça au camp supérieur pour le dernier effort.
Lachenal et Herzog portaient des bottines de cuir insuffisamment isolées. Lachenal, qui vivait de son activité de guide de montagne, s’inquiétait pour ses pieds. Que ferait Herzog s’il tournait bride ? lui demanda-t-il. « Je continuerais seul », répondit son chef. « Alors, je vais te suivre. » Ils atteignirent le sommet à 2 heures de l’après-midi le 3 juin. (On s’interroge depuis quelques années pour savoir s’ils étaient sur le vrai sommet de l’Annapurna.) La descente fut un véritable cauchemar, car Herzog perdit ses gants et souffrit d’épouvantables engelures. Il lui faudrait six semaines pour rentrer au pays : ses mains le faisaient souffrir le martyre et à ce stade ses pieds nécrosés étaient infestés de vers. Mais sa photo sur le sommet tenant le drapeau tricolore fit vendre plus d’exemplaires à Paris Match que tout autre de son histoire : on l’appelait « notre héros numéro 1 ». Le président Vincent Auriol assista à la première du film de l’expédition. À la fin, en guise de salut pour les applaudissements, Herzog brandit ses mains détruites. Son livre se vendit à 11 millions d’exemplaires, record absolu pour un livre d’alpinisme. À la fin de la décennie, il était entré au gouvernement et avait épousé la fille du duc de Brissac. Lachenal avait beaucoup souffert des engelures, lui aussi, mais sa vie d’après fut moins heureuse. Il mourut à l’âge de 34 ans en tombant dans une crevasse alors qu’il skiait dans la vallée Blanche au-dessus de Chamonix.
Le succès français redoubla les efforts des autres nations d’alpinistes. Les Suisses eux aussi avaient un cadre de montagnards expérimentés, tels ceux qui avaient emmené Tenzing Norgay au Garhwal, André Roch et René Dittert, qui connaissaient mieux l’Himalaya que les Français. Ils disposaient également d’une arme diplomatique secrète, l’auteure de récits de voyages Ella Maillart, qui se trouvait à Katmandou et put plaider la cause de ses compatriotes afin qu’ils obtiennent leur permis avant les Anglais pour une première tentative sur l’Everest. Ils disposaient en outre d’un organisme, la Fondation suisse pour l’exploration alpine, capable de financer non pas une mais deux tentatives sur l’Everest en 1952, avant et après la mousson. Lors de leur première tentative, les Suisses résolurent ce qu’on tenait pour la difficulté critique pour atteindre les pentes supérieures de l’Everest depuis le côté sud, la cascade de glace. Cet amas d’énormes séracs est dû au débordement du glacier du Khumbu sur un dénivelé abrupt : il s’y fracture et présente aux grimpeurs un labyrinthe mortel. Plusieurs alpinistes avaient pensé qu’il n’y avait pas de voie et qu’en tout cas elle ne valait pas la prise de risque. Une fois au-dessus de cette barrière, les grimpeurs atteignirent la Western Cwm (combe ouest), vaste « vallée du silence » suspendue, observée par George Mallory lors de sa reconnaissance par la face nord en 1921. Les Suisses avaient escaladé la pente raide, la dominant pour atteindre le col Sud, qui ouvrait sur les derniers 800 mètres. Au cours de la tentative de printemps, Raymond Lambert et Tenzing Norgay tentèrent d’atteindre le sommet depuis un camp situé sur l’arête sud-est, au-dessus du col Sud, mais leur équipement d’oxygène ne valait pas son poids et au bout de cinq heures ils n’avaient parcouru que 200 mètres. Ils étaient à 300 mètres du sommet, à peu près l’altitude atteinte par Edward Norton lors de l’expédition de 1924, soit le dernier record connu.
Le Himalayan Committee, qui avait remplacé le Comité pour l’Everest, avait été scandalisé que le gouvernement de M. P. Koirala préfère les Suisses. On ne pouvait mieux illustrer la perte d’influence anglaise après le départ des Rana. Au surplus, il faut dire que les Anglais n’étaient pas tout à fait prêts. Tandis que les Suisses se trouvaient sur l’Everest, Eric Shipton mena une expédition sur le pic voisin du Cho Oyu, le sixième plus haut. Bien qu’elle échoue, l’équipe avait conduit d’importantes recherches sous le regard d’un physiologiste franc-tireur, Griffith Pugh. Le Comité avait du même coup opté pour un pragmatisme brutal, limogé Eric Shipton à la tête de la tentative prévue en 1953 pour lui substituer John Hunt, surnommé « John le Pousseur » pour son ambition et son dynamisme. Politiquement, Hunt était bien plus à gauche que ses prédécesseurs, plus social-démocrate qu’aventurier impérialiste, accordé à l’ère du Commonwealth. Le choix de l’équipe optimale pour le sommet, le Néo-Zélandais Ed Hillary et Tenzing Norgay en autochtone, reflétait cette nouvelle optique.
Une fois que le gouvernement de M. P. Koirala eut donné sa permission, une petite armée de porteurs – des centaines – quitta Katmandou par étapes avec de l’équipement pour la douzaine de grimpeurs étrangers et les vingt-huit sherpas que Hunt prévoyait d’engager. Hillary et Norgay n’avaient jamais grimpé ensemble avant que l’expédition arrive à la Western Cwm. C’est Hillary qui avait ouvert l’itinéraire à travers la cascade de glace. Tous deux songeaient au sommet ; Hillary supputa que Hunt n’avait peut-être pas envie que les deux Néo-Zélandais, lui et George Lowe, soient associés pour le sommet. Hillary s’intéressait à Tenzing qui avait alors plus d’expérience de la montagne que tout autre. « Bien qu’il ne fût peut-être pas remarquable, du point de vue technique, dans la maîtrise de la glace, il était très fort, déterminé et parfaitement adapté. Surtout, en ce qui me concernait, il était prêt à aller vite et dur. »
Il eut vite motif de remercier Tenzing. Descendant en courant vers le camp de base depuis la Western Cwm, d’abord pour relever un pari avec George Lowe, il dégringola dans une crevasse. Tandis que le Néo-Zélandais tentait de se maintenir entre ses parois, Tenzing surlia la corde autour de son piolet, derrière ses bottines, et maintint son partenaire de manière exemplaire. Sans cesse, les deux hommes faisaient assaut de force en altitude. Hunt tenait évidemment le duo comme son meilleur atout pour battre la main formidable de l’Everest. Quand l’avance vers le col Sud fut stoppée et que l’expédition parut compromise, Hunt les envoya pour remonter le moral et débloquer les choses. Ce qui fit la différence avec les Suisses, c’est que l’équipe anglaise était en mesure de transporter beaucoup plus de réserves d’oxygène, de combustible, d’équipements et de vivres jusqu’au col Sud.
La paire britannique formée par Charles Evans et Tom Bourdillon fit une première tentative le 26 mai en utilisant un appareil d’oxygène « fermé », qui était plus efficace et productif que le système « ouvert » mais susceptible de se détériorer. Ils avançaient rapidement, mais, quand ils s’arrêtèrent pour changer de bouteilles, l’appareil d’Evans se détraqua et il était déjà 13 heures quand ils atteignirent le sommet sud de la montagne, le point le plus haut que quiconque eût jamais atteint sur l’Everest. Poursuivre aurait été déraisonnable : ils tournèrent bride et redescendirent en toute sécurité. Grâce à l’effort d’approvisionnement considérable au col Sud, une seconde tentative vers le sommet put commencer avec Hillary et Tenzing, qui se servirent du système d’oxygène « ouvert », plus fiable. Une équipe de grimpeurs de soutien aida le duo à établir un camp intermédiaire entre le col Sud et le sommet, ce qui augmentait les chances de succès. Ils quittèrent ce camp à 6 h 30 le 29 mai et, malgré une neige qui tracassait Hillary, ils atteignirent le sommet en bon ordre cinq heures plus tard. « Mon premier sentiment fut de soulagement, écrivit Hillary, soulagement que la longue épreuve fût achevée. » Celui-ci fit vite place au contentement. « Je me retournai et regardai Tenzing. Même sous son masque à oxygène et les glaçons pendus à ses cheveux, je voyais son sourire communicatif de pur ravissement. » Hillary tendit la main, mais cela ne suffisait pas à Tenzing qui l’étreignit : tous deux s’administrèrent des claques sur le dos pour se féliciter.
Grâce à la direction de Hunt, à l’expertise de Pugh, à une excellente logistique, à deux grimpeurs très ambitieux, l’Everest était enfin gravi, nouvelle qui arriva juste à temps pour le couronnement d’Élisabeth II. Comme en France, la nature et l’échelle de ce succès correspondaient à une nouvelle atmosphère d’espérance après l’austérité de l’immédiat après-guerre. Dans l’Himalaya, que Tenzing Norgay ait été l’un des vainqueurs eut d’immenses conséquences politiques, immensément compliquées. Un Asiatique d’origine modeste se trouvait mondialement célèbre du jour au lendemain. Certains journalistes indiens demandèrent que la montagne portât son nom.
À Darjeeling, quand la radio diffusée dans toute l’Inde annonça la nouvelle de son succès, son ami Rabindranath Mitra fit placarder sa photo par toute la ville. Mitra était du Bengale, né à Calcutta, mais d’une famille locale ayant repris une plantation de thé en déshérence. Il avait lancé un journal de langue népalaise intitulé Sathi, c’est-à-dire « ami ». Il avait publié une série d’articles sur la communauté des Sherpas, car il estimait trop négligée leur contribution à l’alpinisme. Il les encouragea aussi à s’organiser seuls en cessant de s’en remettre à l’Himalayan Club et ses relents coloniaux. C’est Mitra qui avait donné un drapeau indien à Tenzing pour le sommet. On commença à dire dans la presse indienne, de « sources proches de l’expédition », que Tenzing avait atteint le sommet en premier et hissé Hillary derrière lui. L’idée n’émanait pas du tout de l’intéressé, qui était encore en train de redescendre de la montagne, mais elle trouvait un écho dans l’Inde postcoloniale. Inder Malhotra, alors tout jeune journaliste mais futur rédacteur en chef du Times of India, déclara : « L’idée que c’est l’homme blanc qui dirige, oh non, foutaises ! Cette fois nous avons réussi, les nôtres ont réussi, Tenzing a réussi et pourquoi faudrait-il que cette fierté soit confisquée par d’autres ? » Tel était le sentiment général.
Le problème, c’était de savoir qui étaient « les nôtres » : Tenzing était né au Tibet, avait vécu au Khumbu puis à Darjeeling durant les vingt dernières années. Durant ce laps de temps, un empire s’était effondré et de nouvelles nations étaient nées. Le Népal, hypersensible aux interférences indiennes, n’était pas moins enclin à revendiquer Tenzing comme l’un des siens. Le journal népalais Gorkhapatra reprit l’histoire indienne selon laquelle Tenzing était le premier arrivé au sommet. Dharma Raj Patra, poète qui travaillait comme producteur de radio au Népal, se trouvait avec Mitra à Darjeeling quand ils apprirent la nouvelle. Il composa aussitôt une ballade commençant par Hamro Tenzing Sherpale, « notre Sherpa Tenzing ». Il se rendit ensuite à Calcutta pour l’enregistrer avec musique. La chanson fut un immense succès, qui exprimait le même message : Tenzing avait guidé Hillary, mais cette fois elle exprimait le nationalisme népalais, pas indien. L’éditeur Kamal Mani Dixit, alors étudiant en 1953, se rappelait : « Où que fussent les Népalais, ils chantaient cette chanson. Les chansons népalaises sur 78 tours étaient nouvelles. L’idée d’une nationalité népalaise était nouvelle. » Plus encore, Tenzing était né pauvre et pourtant voici qu’il était universellement connu. Dans un endroit aussi hiérarchique que Katmandou, où caste et classe vous définissaient, c’était vraiment révolutionnaire. « Pour les pauvres, disait Dixit, le succès de Tenzing était un formidable moteur. À un moment, il fut plus populaire que le roi Tribhuvan. » Au retour de l’expédition dans la capitale, l’atmosphère était un « mix de cirque et de meeting électoral », comme le rapporte James Morris. Tenzing quitta la ville dans l’avion privé du roi pour être embrassé par le pandit Jawaharlal Nehru. « Dès le tout début, Panditji fut comme un père pour moi. Il fut chaleureux et gentil, et, à la différence de tant d’autres, il ne pensait pas à la manière dont il pourrait m’utiliser. » Si la remarque de Tenzing paraît naïve, il est vrai que Nehru s’intéressait vraiment au Sherpa dont le succès proclamait ce qu’il espérait pour son pays : les personnes ordinaires pouvaient s’épanouir. L’éclat de son attention procurerait à Tenzing un passeport indien et le sens d’une mission. « Si Nehru m’avait dit que j’étais indien, remarqua Ed Hillary, je l’aurais cru. »
— Ed Douglas @Nevicata 2022
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Par une agréable journée du printemps dernier, une étudiante de 28 ans attend à un carrefour de Cambridge pour raconter, au cours d’une promenade, une histoire qui semble si fantomatique qu’on a de prime abord du mal à y croire. Pourtant, cette histoire est vraie, elle peut être attestée par des documents et des témoignages. C’est l’histoire de son père. Elle se déroule en Angleterre, en Suède, en Thaïlande, en Chine, à Hongkong, en Allemagne, dans de nombreux endroits du monde, et parle d’un éditeur de livres, un homme subtil qui écrit des poèmes. Cet homme s’appelle Gui Minhai, il a 58 ans. Il est, certes, né en Chine, mais il est suédois depuis trente ans, comme le prouve son passeport. Sa fille l’a vu en personne pour la dernière fois en décembre 2014. Ce père a été enlevé par des agents secrets, emmené en Chine, probablement torturé.
Si vous demandez à sa fille s’il est encore vivant, elle vous regarde longuement sans rien dire, déglutit et répond : « Je pense que oui. Mais je ne sais pas. » Cela fait plusieurs années que Gui Minhai n’a pas donné signe de vie. Il est – d’après ce que l’on sait des étrangers détenus dans des prisons chinoises – le seul citoyen de l’Union européenne à être emprisonné en République populaire de Chine pour des raisons politiques. Notre Suédois a publié des livres, notamment de la littérature de commérage dans laquelle la vie privée des dirigeants politiques chinois était étalée. Le régime y a vu une provocation.
Quiconque suit cette affaire ne peut que constater la décontraction avec laquelle la Chine impose sa loi, celle du plus fort – et la faiblesse de nos démocraties. Le gouvernement suédois s’abandonne à une impuissance qu’il a lui-même choisie et se laisse prendre au piège du principe de précaution. Le cas de Gui Minhai est aussi une leçon sur les faux égards en politique – et sur la paralysie de ceux qui se pensent respectables.
Ce serait, bien sûr, se fourvoyer que de voir en Gui Minhai un héros sans tache. Mais l’injustice dont est victime cet éditeur n’est pas moindre sous prétexte qu’il n’est pas exempt de fautes. S’il est un héros, c’est un héros brisé, l’un de ceux auxquels il n’est pas toujours facile de s’identifier. C’est aussi pour cela que c’est un cas particulier. Dans quelle mesure devons-nous faire preuve de solidarité envers quelqu’un qui a certes subi des violences mais qui a aussi des côtés douteux ?
Angela Gui, qui prépare une thèse de doctorat d’histoire de la médecine à l’Université de Cambridge, se promène dans un parc avec son chien Peggy, un bouledogue français, s’assoit sur un banc et raconte, se lève de nouveau, cherche une place dans le jardin d’hiver d’un restaurant, continue de raconter. Trois heures après, son récit est loin d’être terminé. On se croirait dans un thriller d’espionnage, à cela près que tout est vrai.
Son père a disparu le 17 octobre 2015. Jeune homme, il avait émigré en Suède, puis s’était essayé à l’écriture et aux affaires dans plusieurs autres pays. Il dirigeait depuis une maison d’édition florissante à Hongkong, qui comprenait également une librairie. Mais, le jour de son enlèvement, Gui ne se trouve pas à Hongkong, où il fait rénover son appartement par des ouvriers. Pour échapper au bruit des travaux, il s’est envolé pour Pattaya, en Thaïlande. Il y possède un luxueux appartement de vacances au 17e étage d’une tour, avec une vue époustouflante sur le golfe de Thaïlande, comme le montrent photos et vidéos. Fenêtres panoramiques, balcons, carrelage en marbre… Beaucoup de Suédois ont acheté ici des appartements dans lesquels ils comptent plus tard s’installer de manière permanente. La Thaïlande est un paradis pour les retraités européens.
La résidence est surveillée, équipée de courts de tennis et de piscines – les affaires marchent bien pour l’éditeur. C’est ici qu’il veut travailler sur une pile de manuscrits. Il publie jusqu’à cinquante livres par an, dont beaucoup traitent de l’élite du Parti communiste chinois.
Lorsque Angela, sa fille, discute avec lui par Skype depuis l’Angleterre, ils parlent de la rénovation de l’appartement de Hongkong, de la couleur de la cuisine – et de leur volonté de fêter Noël ensemble. Angela est son unique enfant, ils sont très attachés l’un à l’autre. La seconde épouse de l’éditeur, également d’origine chinoise, vit dans la banlieue de Düsseldorf, où le couple possède une maison. Voyageant souvent à travers le monde, Gui Minhai fait régulièrement la navette entre Hongkong et l’Allemagne ; il voit rarement sa femme.
Ce qui se passe ce jour d’automne 2015 à 13 h 15, des caméras de surveillance l’ont filmé. Les amis de Gui analyseront plus tard les enregistrements vidéo. Après avoir fait des courses, l’éditeur rentre chez lui au volant de sa voiture, une Honda blanche, lorsqu’un homme en polo rayé, qui le guettait, l’aborde devant le parking souterrain. Gui sort, demande à un employé de la sécurité d’apporter les sacs de fruits et de légumes dans l’appartement. Il lui donne les sacs, se rassoit au volant, fait demi-tour. L’inconnu s’installe ensuite à côté de lui dans la voiture et ils partent ensemble. Quelques heures plus tard, Gui appelle de nouveau l’immeuble et demande à une employée de fermer les fenêtres de son appartement et de mettre les fruits au réfrigérateur.
Au téléphone, Gui dit à sa femme, en Allemagne, de ne pas s’inquiéter, qu’il doit partir en voyage pour raisons professionnelles, que tout va bien. C’est ce que rapporte Bei Ling, l’un des amis de Gui, un poète chinois critique à l’égard du régime et qui vit aujourd’hui en exil à Taïwan. Bei Ling est intervenu dès qu’il s’est douté que quelque chose avait pu arriver à son ami suédois. Il a fait part de ses soupçons à la femme de l’éditeur, à Düsseldorf, qui a répondu : « Il m’a appelée. » Il serait « en sécurité ». Son mari lui aurait toutefois demandé de ne rien raconter aux personnes extérieures. Rien là de bien rassurant.
Quelques jours après la disparition de Gui, quatre hommes, dont deux parlent chinois, réussissent à entrer dans l’appartement de vacances en Thaïlande grâce à une ruse. L’éditeur disparu appelle d’abord la gérante de l’immeuble et lui annonce la visite d’étrangers, qu’il appelle « mes amis ». Amis qui s’emparent de son ordinateur et copient probablement toutes sortes de documents.
Les pièces du puzzle de cet enlèvement tortueux, que les confrères écrivains de Gui assembleront plus tard, révèlent que les ravisseurs le conduisent dans une ville chaotique, réputée pour ses casinos : Poipet, située dans une zone franche à la frontière avec le Cambodge. De là, on ne sait pas comment Gui se rend jusqu’en Chine. Il n’existe rien d’officiel sur ce voyage, aucun document de sortie du territoire, rien. Ce qui est clair, c’est que, le 13 novembre 2015, l’éditeur se trouve déjà en Chine. Ce jour-là, il envoie enfin un message par Skype à sa fille, qui a plusieurs fois tenté en vain de le joindre. D’habitude, il lui écrit en suédois ; après tout, Angela a grandi à Göteborg. Mais cette fois-ci, il opte pour leur autre langue commune, l’anglais – ce qui indique que des policiers sont présents et veulent comprendre chaque mot. Gui écrit qu’il va bien. Don’t worry. Plus tard, il appelle sa fille et lui dit en anglais : « C’est papa. Je ne vais pas pouvoir venir te voir pendant un moment. N’en parle à personne. »
Fin 2015, alors que le Suédois Peter Dahlin, qui vit à Pékin et a fondé le petit groupe de défense des droits de l’homme China Action, met tout en œuvre pour reconstituer l’enlèvement de l’éditeur à l’aide des documents disponibles et ébruiter l’affaire, des agents de sécurité chinois lui tombent dessus à son domicile. Lui aussi se retrouve en prison. Il passe vingt-trois jours dans un endroit lugubre dont on ne lui dit rien. Dahlin peut facilement s’imaginer ce que vit l’éditeur. Dans cette prison, où deux fonctionnaires ne le quittaient jamais des yeux, on l’a torturé en le privant de sommeil et en l’interrogeant sans cesse, parfois avec l’aide d’un détecteur de mensonges. Depuis, Dahlin a déménagé au Portugal, mais il sursaute toujours la nuit lorsqu’il entend des bruits inhabituels provenant de l’extérieur. Pendant des années, il a gardé un couteau sur sa table de nuit. « Les images ne sortent pas de ma tête », confie-t-il.
À cette époque, en Chine, plusieurs libraires de Hongkong sont arrêtés, mais tous sont libérés l’un après l’autre. Une exception : le Suédois Gui Minhai, que les autorités chinoises considèrent apparemment comme le chef d’une bande de dissidents.
Un citoyen de l’UE enlevé – en Thaïlande, hors de Chine – par des hommes de main du régime et envoyé dans une prison chinoise : c’est, en soixante-treize ans d’histoire de la République populaire de Chine, un cas unique, un événement monstrueux. Si cela arrive à un éditeur suédois dans une station balnéaire de Thaïlande, à qui cela arrivera-t-il ensuite ? À un détracteur italien de la Chine, à un directeur de théâtre allemand dans le collimateur du régime ? Qui est encore protégé contre de tels crimes d’État ?
On aurait pu s’attendre à ce que le gouvernement suédois fasse de ce scandale l’une de ses priorités, mais c’est tout le contraire. Autant les Chinois se montrent brutaux, autant les Suédois réagissent avec prudence. Le cas de Gui Minhai n’est même pas évoqué publiquement par le ministère suédois des Affaires étrangères au cours des premières semaines. Angela appelle l’ambassade suédoise à Londres mais se heurte à un mur. « Mon père a disparu dans des circonstances suspectes », explique-t-elle. « Pourquoi nous appelez-vous ? » lui répond un employé de l’ambassade. Lorsqu’un ami de Gui décrit l’enlèvement dans le détail au service des affaires consulaires du ministère suédois des Affaires étrangères, il reçoit une réponse lapidaire par courriel : « Merci beaucoup pour ces renseignements. »
À Pékin, des diplomates d’autres pays européens s’étonnent de l’attitude des Suédois, de leur extrême réserve qui frise le lâchage de leur ressortissant. Des collaborateurs de l’ambassade d’Allemagne proposent à leurs homologues suédois de les aider à lutter pour la libération de Gui. L’ambassadeur allemand en personne est prêt à le faire. Mais les fonctionnaires suédois à Pékin ont les mains liées. Ils ne doivent pas intervenir, cette directive vient de Stockholm. « Ne pas envenimer les choses », c’est la phrase qu’entend souvent l’un des diplomates. Le gouvernement de Stockholm pense encore qu’il ne faut pas mécontenter la Chine en se montrant trop entreprenant. Il faut être patient.
En janvier 2016, Gui Minhai paraît pour la première fois en public depuis son enlèvement. Il est présenté à la télévision nationale chinoise. S’ensuit ce qui a déjà été pratiqué à plusieurs reprises par la Chine dans d’autres cas : des aveux forcés. Contenant ses larmes, Gui Minhai explique qu’il est venu en Chine de son plein gré. Il veut répondre d’un délit commis il y a treize ans, un accident de voiture dans lequel une jeune femme a perdu la vie. Un accident mortel, est-ce possible ? Cela fait partie des questions non résolues de cette affaire. Les Chinois n’apportent aucune preuve et s’en tiennent à de vagues accusations. Il faut un prétexte, c’est certain.
Le gouvernement suédois assiste, impuissant, à la diffusion en Chine de ces scènes manipulées. Au lieu d’annoncer que Gui a été enlevé, il laisse faire les Chinois. Il pourrait menacer d’expulser des diplomates chinois ou de restreindre l’exportation de technologies vers la Chine. Mais il ne fait rien de tel. Le silence peut aussi être politique.
Le militant suédois des droits de l’homme Peter Dahlin, emprisonné en Chine et qui voulait faire la lumière sur l’enlèvement de Gui, est sorti au bout d’un peu plus de trois semaines de détention, après que le gouvernement de Stockholm a informé l’opinion publique. Une pression politique s’est immédiatement exercée – contrairement à ce qui s’est passé dans le cas de Gui Minhai.
Margot Wallström, la ministre suédoise des Affaires étrangères, se fend d’un maigre communiqué. Elle y fait part de sa « grande inquiétude pour le citoyen suédois Gui Minhai, retenu en captivité » : « Nos efforts pour clarifier sa situation et lui permettre de recevoir des visites se poursuivent sans relâche. »
La ministre se fait certes un nom en tant qu’inventrice de la politique étrangère féministe et s’exprime volontiers à ce sujet. Mais elle refuse encore aujourd’hui de parler de l’affaire Gui, qui l’a accompagnée durant son mandat. Année après année et jusqu’à aujourd’hui, le cas de Gui Minhai n’est évoqué dans aucune des déclarations de Margot Wallström ni dans celles de sa successeure au ministère suédois des Affaires étrangères. Toutes deux sont des sociales-démocrates. Et, s’il est un parti qui se targue de porter haut le thème des droits de l’homme, c’est bien le Parti ouvrier social-démocrate de Suède, l’une des principales formations politiques d’un pays qui s’est social-démocratisé jusque dans ses moindres recoins. Le ministère suédois des Affaires étrangères n’a pas accordé d’interview personnelle au Zeit sur le cas de Gui Minhai. Même un entretien informel, que les journalistes n’auraient pas eu le droit de citer, n’était pas possible. Les questions devaient être envoyées par courriel. Pourquoi pas d’entretien ? Le ministère n’a pas répondu à cette question.
Mais on découvre les dessous de l’affaire en s’abouchant, à Stockholm, avec des personnes qui ont déjà leur carrière de diplomate derrière elles et connaissent bien l’histoire de l’éditeur enlevé. Aucune d’entre elles ne veut voir son nom cité dans le journal.
On rencontre ces personnes dans des pièces hautes sous plafond, tapissées d’imposantes bibliothèques remplies de livres. Des escabeaux reposent contre les rayonnages, des pas résonnent sur le carrelage patiné, un feu de cheminée crépite, des horloges murales font tic-tac. Ces diplomates se distinguent par un anglais impeccable, un art consommé de la pondération et la capacité de placer, avec une stupéfiante exactitude, des chaises rembourrées à égale distance les unes des autres.
Si l’on résume ces entretiens, l’image qui en ressort est claire : les Chinois ont dicté les règles et les Suédois s’y sont pliés. Une collaboratrice de l’ambassade suédoise à Pékin est autorisée à rendre visite au détenu dans une prison hors de la ville. Elle a droit à quatre-vingt-dix secondes, une minute et demie. Gui prononce quelques mots qui semblent aussi insignifiants que contraints : « Don’t bother. » Ne vous donnez pas cette peine. À croire qu’il a inventé un titre ironique à sa propre tragédie.
Jamais auparavant les Chinois n’avaient refusé de recevoir le représentant le plus haut placé de la Suède à Pékin, l’ambassadeur, malgré sa demande d’entretien. C’est pourtant ce qui s’est passé dans l’affaire Gui. Au ministère de Stockholm, on prend de plus une décision tout aussi inhabituelle : l’ambassade de Suède à Pékin doit se tenir à l’écart, l’affaire sera traitée en toute discrétion, en Suède uniquement – en collaboration avec l’ambassade de Chine à Stockholm. Mais rien ne bouge, pendant des années. « Le gouvernement suédois ne voulait pas ouvrir les yeux, dit aujourd’hui l’un des diplomates impliqués. Il ne voulait pas voir le vrai visage de la Chine. »
Quand on rencontre à Stockholm l’éditeur suédois Martin Kaunitz, qui a publié un ouvrage contenant des textes de Gui Minhai, il déclare : « Le plus tragique dans tout cela, c’est que Gui se sent très lié à la Suède – alors que le gouvernement suédois ne se sent pas lié à lui. S’il avait eu les yeux bleus et les cheveux blonds et s’était appelé Lars Svensson, il serait déjà de retour. S’il ressemblait à la plupart des gens d’ici, il aurait sa propre émission de télévision et de juteux contrats de livres. La Suède se serait alors beaucoup plus mobilisée pour lui. Je ne vois personne au gouvernement qui le fasse. »
Serait-ce donc cela : une variante raciste de la diplomatie qui s’exprimerait par une indifférence politique à l’égard d’une personne qui a l’air moins suédoise que la majorité de la population ? Y aurait-il des victimes d’enlèvement de première et de deuxième classe ?
Gui Minhai, qui a grandi dans la ville chinoise de Ningbo, a besoin de grosses lunettes depuis tout petit. Il ne peut que rarement sortir de chez lui, il ne faut pas risquer d’endommager les verres coûteux. Chez lui, il lit et écrit avec ardeur ; c’est un garçon rondouillard et solitaire, qui bouge beaucoup en imagination. Toute sa vie, il détestera être pris en photo, il se trouve trop gros.
Dans les années 1980, il étudie l’histoire à Pékin et se lie avec d’autres jeunes gens qui se qualifient de « poètes clandestins ». C’est ainsi que le décrit l’écrivain Liao Yiwu, qui vit aujourd’hui à Berlin et a récemment publié Wuhan, sur les origines du Covid 1. Il dit de Gui : « Il était contre tout. Mais, à l’époque, nous étions presque tous comme ça. » Selon lui, il était alors courant parmi les jeunes auteurs de rejeter la culture chinoise et de prendre ses distances avec la République populaire dans de longs poèmes. « Parfois, la police se présentait chez l’un d’entre nous, mais il ne se passait rien. Nous n’avions pas de problèmes. »
Gui voyage beaucoup, frappe à la porte d’autres étudiants, passe la nuit chez eux ; ensemble, ils imaginent des pamphlets contre les dirigeants politiques. Gui rédige un poème qu’il appelle « Nostalgie de la Grèce ». Il imagine un voyage là-bas.
En 1988, avant le massacre de la place Tiananmen à Pékin, il quitte la Chine et se rend à Göteborg. L’université locale propose un programme d’études attrayant dont il a entendu parler. Gui monte dans le Transsibérien pour Moscou, prend ensuite un train pour Helsinki, puis un ferry pour Stockholm. C’est ce que nous raconte Tommy Svensson dans sa maison près de Göteborg. Ce professeur émérite est un spécialiste de l’histoire asiatique, il a dirigé le mémoire de master de Gui, « Le féodalisme dans l’historiographie marxiste chinoise », 67 pages, en anglais.
Gui est une personne exceptionnellement ambitieuse. Il parle mieux l’anglais que les autres Chinois de son cursus, s’intéresse aux principes des sociétés occidentales, aux raisons de leur succès. Il vit dans une résidence universitaire à Göteborg et fait la connaissance de nombreux universitaires suédois en cuisinant pour eux. Régulièrement, le professeur Svensson l’emmène au marché aux poissons le matin faire les courses pour le soir. Gui passe ensuite des heures chez son tuteur, à cuisiner et à servir les invités. « Il n’avait pas besoin de recettes, il avait tout appris de sa mère, explique Svensson. C’étaient d’excellents dîners. »
Gui est très fier de réussir à obtenir la nationalité suédoise en 1992. Le voilà définitivement arrivé à l’Ouest. Désormais, il est suédois et non plus chinois. Il fait venir sa petite amie de Chine à Göteborg et l’épouse. Leur fille, Angela, naît en 1994. Gui devient le tuteur et le modèle d’autres étudiants, il se rend en Chine pour sa thèse de doctorat et se plonge dans les archives afin de décrire pour la première fois les compagnies européennes des Indes orientales du XVIIIe siècle d’un point de vue chinois. Mais c’est un échec, ce travail restera inachevé.
D’ailleurs, ce n’est pas la seule chose à capoter dans sa vie. Son mariage se brise en 1998, alors qu’Angela a 4 ans. Gui quitte sa famille, divorce, et quitte également la Suède. D’une certaine manière, il se fuit lui-même. Il est impliqué dans un scandale à l’université de Göteborg : on l’accuse d’avoir détourné l’argent d’étudiants. Plus tard, une commission juridique découvrira que Gui était innocent. Mais, pour l’heure, les apparences sont contre lui. Gui part en Chine, y fonde une entreprise de purification d’air, mais l’époque n’est pas encore mûre pour de telles idées. Nouvel échec. Il semble ne plus savoir où aller. Il fait donc la navette entre l’Est et l’Ouest, indécis.
Lorsqu’il arrive à Berlin, en 2004, il trouve un appartement ancien dans le quartier de Wedding où il s’installe avec sa seconde épouse – elle aussi originaire de Chine –, qui se fait appeler Jennifer. Quand Angela le rejoint à Berlin pendant les vacances scolaires suédoises, il lui apprend des mots d’allemand – scheiße, krank, kaputt (« merde », « malade », « cassé »). Lorsque son ami de longue date Maiping Chen, un écrivain chinois en exil, lui rend visite, il ne comprend pas très bien de quoi Gui vit réellement. Du commerce de livres ? Gui se targue d’être associé à une entreprise qui commercialise à grande échelle de petites capsules de médicaments. Depuis toujours, il a le sens des affaires. À Göteborg déjà, il vendait des livres scolaires chinois à des sinologues.
À Berlin, il cherche des auteurs pour une maison d’édition qu’il veut fonder à Hongkong, là où l’on peut diffuser des textes interdits en Chine continentale. Il pourrait fonder une maison d’édition en Suède ou en Allemagne, mais il vise des affaires plus lucratives. Son ami Maiping voudrait-il devenir l’un de ses auteurs ? « J’ai refusé, rapporte aujourd’hui l’intéressé. Gui voyait les choses en grand. Il voulait des livres à scandale, écrits par des auteurs sous pseudonyme. Il voulait la fortune, une grande maison en Allemagne, il voulait qu’Angela étudie dans une université connue en Grande-Bretagne. Il parlait souvent d’elle. Elle devait réussir ce que peu d’enfants suédois réussissent. »
Gui emménage avec sa femme dans une maison à Düsseldorf. C’est là que prennent place toutes les maquettes de bateaux qu’il bricole pendant son temps libre. Il a également un faible pour les théières anciennes et se constitue une vaste collection. Il montre fièrement à ses amis son cabinet de travail, dans lequel il passe des nuits entières. Il écrit un texte qui parle de son lieu de prédilection, la Forêt-Noire. Et pourtant, même en Allemagne, il ne se sent pas « arrivé ».
En 2012, il fonde à Hongkong la maison d’édition Mighty Current. Son créneau : les potins sur la vie privée des dirigeants communistes en Chine. Qui a séduit qui à quel moment, qui a caché sa fortune et où ? Ces écrits, bricolés à la hâte à partir d’histoires vraies ou inventées sur Internet et publiés la plupart du temps sous pseudonyme, se vendent à Hongkong comme des petits pains. Gui s’adonne lui aussi à ce genre de littérature, sous son nom de plume Ah Hai. De nombreux autres éditeurs publient des textes similaires, mais Gui devient rapidement le leader incontesté du marché, le roi des ragots. Les visiteurs venus de Chine continentale se voient proposer ces livres à la pelle, sur les éventaires des vendeurs ambulants, aux arrêts de bus, partout.
Les autorités de sécurité chinoises ont dû être informées que Gui travaillait sur un projet particulier : les maîtresses du chef d’État chinois Xi Jinping. La vie amoureuse de ce dernier était censée faire l’objet d’une nouvelle publication. Mais cela n’aura pas lieu, car l’éditeur est enlevé avant d’avoir pu mener son projet à bien.
Quelques années plus tard, un tel livre est effectivement publié en chinois, par un auteur sous pseudonyme. Si l’on se fait traduire les chapitres consacrés à Xi Jinping, on y découvre par exemple une scène embarrassante où le président chinois confesse à ses parents ses relations extraconjugales. On apprend aussi que, avant de faire l’amour, les partenaires du grand dirigeant lui demandaient, paraît-il : « As-tu bien pris tes médicaments ? » Et avec quelle passion il jetait l’une de ses maîtresses sur un grand lit. Si graveleux que tout cela puisse paraître, c’est inoffensif. Des histoires triviales et sordides, pas de pornographie, bien trop fade pour être dangereux, bien trop apolitique. Et pourtant, il y a quelque chose de rebelle dans ces écrits, une tentative de déconsidérer le pouvoir de l’État et de toucher ainsi à l’intouchable.
Après la disparition de son père, Angela se démène pour faire connaître le scandale. Et sa diplomatie est tout sauf silencieuse. Elle s’exprime devant le Parlement britannique, devant le Congrès américain, devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Elle donne des interviews, informe des éditeurs, des écrivains, des artistes, rencontre des hommes politiques. Parmi eux, l’Allemand Reinhard Bütikofer, député vert au Parlement européen, est un spécialiste de la Chine. Avec d’autres parlementaires, il publie des résolutions qui font référence, entre autres, à l’éditeur enlevé. « Il ne faut pas que les Chinois croient que l’affaire est close », dit-il. Mais jamais aucun diplomate suédois ne l’a félicité pour ses initiatives. Les Suédois restent muets. Bütikofer doit donc veiller à ne pas les poignarder dans le dos par inadvertance. S’il s’engage fortement, les Suédois pourraient considérer cela comme une ingérence inadmissible. Les Suédois sont susceptibles.
Le royaume entretient de nombreuses relations économiques avec la Chine. Le groupe Volvo, fleuron de l’industrie suédoise en grande difficulté, a été racheté en 2010 par le groupe chinois Geely. Les Chinois ont sauvé Volvo. Par la suite, l’entreprise a pris une participation dans le groupe allemand Daimler. Pour le groupe de téléphonie mobile suédois Ericsson, la Chine est un marché important. Si l’on regarde les chiffres des échanges commerciaux entre la Suède et la Chine au cours des vingt dernières années, on découvre des courbes en constante augmentation. Les membres de l’influente famille d’industriels Wallenberg, qui contrôle une grande partie de l’économie suédoise, échangent régulièrement avec des dirigeants politiques chinois.
Les Suédois ont observé chez leur voisin norvégien ce qui peut se passer lorsque la Chine se sent attaquée. Après que l’écrivain et militant des droits de l’homme Liu Xiaobo a été emprisonné en Chine, le prix Nobel de la paix lui a été décerné en son absence à Oslo en 2010. La Chine a alors rompu ses relations avec la Norvège : six ans de glaciation. La Suède doit-elle se laisser entraîner par Gui Minhai dans une situation similaire ?
En 2017 se produit quelque chose d’étonnant. Gui est autorisé à quitter sa prison, il est placé en résidence surveillée près de sa ville natale, Ningbo. Sa femme Jennifer a le droit de le rejoindre depuis Düsseldorf. Mais sa fille Angela, qui s’entretient plus souvent avec lui par Skype, sent immédiatement que ses conversations sont surveillées. Son père s’exprime de manière étrange. Il affirme avoir trouvé de « nouveaux amis » qui font beaucoup de choses avec lui. Ces amis l’accompagnent souvent en promenade. Sur l’écran de l’ordinateur, il montre des photos prises dans un parc, sur lesquelles on le voit rire.
Angela remarque que son père a du mal à bouger la main, comme si ses muscles étaient paralysés. Ce genre de choses arrive lorsque la main est restée longtemps dans la même position parce que maintenue de force. Il lui manque également une canine. Son père a-t-il été torturé ?
Le 20 janvier 2018, après trois mois d’assignation à résidence, Gui est accompagné par deux diplomates suédoises du consulat général de Shanghai lors d’un voyage en train vers Pékin. Là-bas, il doit se faire examiner par un médecin de confiance, un Suédois. Mais il n’arrivera jamais à Pékin. Pendant le trajet, des policiers chinois font irruption dans le compartiment et arrêtent Gui. Retour à la case prison. Une fois de plus, il fait une déclaration sous la contrainte lors d’une apparition devant les médias chinois : il aurait fait entrer en contrebande des livres interdits en République populaire de Chine. D’abord un prétendu accident de voiture, puis des livres : tout devient de plus en plus confus. Gui demande au gouvernement suédois de ne pas s’en mêler. Il a l’impression d’être un « pion » sur l’échiquier diplomatique.
Jennifer, l’épouse de Gui, rentre en Allemagne, mais reste muette sur tout ce qu’elle a vécu en Chine. Que se passerait-il si elle parlait ? Quiconque dénonce de l’étranger la situation en Chine doit s’attendre à ce que ses proches restés au pays subissent des pressions. L’un des amis de Gui, l’écrivain Bei Ling, alerte un cadre supérieur du ministère des Affaires étrangères à Berlin. Voici ce qu’on lui répond : l’épouse du détenu doit jouer le jeu, sinon on ne peut rien faire.
Angela Gui est elle aussi victime d’intimidations. En 2016, alors qu’elle se rend à la Foire du livre de Francfort pour parler du sort de son père, elle est photographiée par des inconnus à la fin d’un trajet en taxi. Lorsqu’elle descend de voiture, les hommes sautent dans une camionnette avec leurs appareils photo et disparaissent. Lors d’un séjour à Stockholm, un étranger ouvre la porte de l’appartement qu’elle loue, crie « Sorry! » et disparaît rapidement. Aujourd’hui, Angela affirme : « On veut que j’aie peur. » Les mesures de sécurité qu’elle a prises, elle les garde pour elle.
Des manifestations ont désormais lieu régulièrement devant l’ambassade de Chine à Stockholm, rassemblant parfois vingt personnes, parfois cinquante. « Free Gui Minhai » (Libérez Gui Minhai), tel est le slogan des participants. Un parlementaire du Parti de gauche suédois propose de nommer Angela pour le prix Nobel de la paix. On collecte des signatures auprès d’intellectuels suédois, qu’on publie dans des journaux. L’un des signataires est Fredrik Fällman, qui enseigne le chinois à l’Université de Göteborg. Ce professeur et quelques autres personnes ayant soutenu la candidature d’Angela ont été invités à dîner par des diplomates chinois. À cette occasion, ils ont été informés que celui pour lequel ils prenaient fait et cause était un criminel.
Plus les acteurs culturels suédois se mobilisent pour sa libération, plus l’ambassadeur de Chine à Stockholm réagit avec colère à ces revendications démocratiques. De la colère, l’ancienne ministre de la Culture, l’écologiste Amanda Lind, en ressent elle aussi. C’est le seul membre du gouvernement à avoir osé s’engager publiquement en faveur de Gui. En son absence, elle est montée sur scène pour présenter le prix Tucholsky que la section suédoise de l’association d’écrivains PEN a décerné à l’éditeur disparu. L’ambassadeur chinois a ensuite déclaré que l’apparition de la femme politique était une « grave erreur ». Dans une interview à la radio, il compare la Suède à un boxeur poids plume qui ose défier un poids lourd – la Chine. L’ambassade de Chine n’a pas souhaité répondre aux questions du Zeit sur cette affaire.
En lisant les courriels que l’ambassadeur écrit aux journalistes suédois, on peut se faire une idée de l’arrogance de Pékin. Le diplomate chinois s’en est pris tout particulièrement au journal à sensation Expressen, qui évoque régulièrement l’affaire Gui Minhai. Il a envoyé à Karin Olsson, la rédactrice en chef adjointe, de longs messages dans lesquels il l’accuse, ainsi qu’un de ses collaborateurs, de « mensonges ». La journaliste aurait « perdu la raison ». Au sujet d’autres de ses confrères, il affirme qu’ils ont « l’esprit dérangé ».
En janvier 2019, un entretien lourd de conséquences a lieu à Stockholm. Anna Lindstedt, l’ambassadrice de Suède à Pékin, a demandé à rencontrer la fille de l’éditeur. L’entrevue se déroule dans l’un des salons carrelés de marbre de l’hôtel Sheraton, où Angela et la diplomate sont rejointes par deux hommes d’affaires chinois qui ont annoncé pouvoir faire sortir l’éditeur de prison. Mais d’autres personnes sont également présentes, parmi lesquelles des sinologues suédois connus. Qu’est-ce que c’est que cet événement douteux ?
Le soir, Angela est censée retrouver le journaliste Kurdo Baksi, qui organise à Stockholm la mobilisation contre l’incarcération de Gui. Mais les Chinois font comprendre à Angela qu’elle ne doit en aucun cas quitter l’hôtel. Elle doit faire venir le journaliste ici. C’est ainsi que Kurdo Baksi devient lui aussi un témoin de la rencontre. « Dès le début, tout m’a semblé très suspect », dira-t-il plus tard.
L’un des hommes d’affaires se vante de la propriété qu’il possède dans la station balnéaire espagnole de Marbella et de ses bonnes relations avec le Parti communiste chinois. L’autre se glisse dans le rôle du négociateur offensif qui propose une marchandise précieuse : la liberté du père. Dans un premier temps, il flatte Angela : elle pourrait faire beaucoup de choses avec son potentiel, décrocher un emploi très convoité. Mais elle doit immédiatement cesser de défendre son père. Elle doit se taire, couper tout contact avec les médias. « Faites-moi confiance, lui aurait dit l’inconnu, sinon vous ne reverrez plus jamais votre père. »
Angela est perplexe. Est-ce là un rendez-vous officiel ? Elle entraîne à l’écart son accompagnatrice, l’ambassadrice de Suède, et demande : « Que se passe-t-il ici ? » L’ambassadrice aurait répondu : « C’est la meilleure option qui nous reste. En suivant la ligne qu’il a choisie, le ministère des Affaires étrangères n’a guère de marge de manœuvre. »
Comme Angela ne veut pas accepter le marché, les étrangers passent aux menaces. On le fera payer à son père si elle ne coopère pas. L’un des entrepreneurs lui reproche de ne rien comprendre à la culture chinoise. « Vous êtes une banane, Angela – jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur. » La jeune femme finit par quitter précipitamment l’hôtel, en larmes, et rend l’incident public. Le ministère suédois des Affaires étrangères déclare ne pas avoir été informé de ce qui s’est passé à l’hôtel : ce ne serait que l’initiative solitaire d’une diplomate isolée, menée à l’insu de ses supérieurs.
Ce qui s’est passé à l’hôtel, c’est le constat d’une faillite politique. Après qu’une ambassadrice a compris qu’elle n’avait plus rien à attendre de son propre gouvernement, elle s’est acoquinée avec des entrepreneurs louches afin d’obtenir la libération de Gui. Elle s’est retrouvée dans une situation d’urgence diplomatique, un no man’s land de la politique étrangère. Elle a prêté plus de pouvoir aux deux Chinois qu’à son propre gouvernement. Cela en dit long sur le désespoir qui peut naître lorsqu’une démocratie se retranche derrière la loi non écrite de la retenue et reconnaît ainsi implicitement la supériorité des régimes autoritaires.
Les procureurs de Stockholm interviennent alors, et le service de renseignement suédois (Säpo) rédige un rapport de 800 pages sur l’incident de l’hôtel. L’ambassadrice Anna Lindstedt doit répondre devant un tribunal de Stockholm de « collusion lors de négociations avec une puissance étrangère ». Un diplomate sur le banc des accusés – la dernière fois que cela s’est produit en Suède, c’était en 1794, lorsqu’un homme d’État avait été condamné pour conspiration. Lindstedt est cependant acquittée. Le tribunal lui reconnaît une importante marge de manœuvre en tant qu’ambassadrice.
En février 2020, le début de la crise du Covid captive le monde, il n’y a plus d’autre sujet. Dans le flux d’informations, on remarque à peine que le prisonnier Gui Minhai est condamné à dix ans de prison en Chine – pour avoir livré des secrets à l’étranger. D’abord un prétendu accident, puis des livres de contrebande, et tout à coup la divulgation de secrets. Tout est bon pour charger Gui. L’essentiel est qu’il reste en prison.
Le gouvernement suédois demande aux Chinois une copie de la décision de justice, sans succès. Les autorités chinoises ont déclaré que Gui voulait redevenir chinois et allait demander à renoncer à sa nationalité suédoise. Une telle demande n’arrivera certes jamais à Stockholm, mais les Chinois insistent sur le fait que Gui n’est plus un citoyen européen. Désormais, il leur appartient.
En mai 2020, la fondation Palm, une institution reconnue d’utilité publique du Bade-Wurtemberg, annonce qu’elle attribue son Prix pour la liberté d’expression et la liberté de la presse à l’éditeur emprisonné. Par la suite, la directrice de la fondation reçoit un appel du consulat général de Chine à Francfort. Son interlocutrice évoque une « ingérence dans les affaires internes de la Chine ». Elle se demande si la fondation veut mettre en péril les bonnes relations du Land de Bade-Wurtemberg avec la Chine. « Nous l’avons ressenti comme une tentative d’intimidation », raconte aujourd’hui la directrice, Annette Krönert.
Entre-temps, la ministre suédoise des Affaires étrangères a demandé sans équivoque la libération de Gui, mais, lorsque son chef de gouvernement s’exprime devant l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2020, il n’évoque pas le cas de l’éditeur enlevé.
Le silence s’épaissit autour de Gui Minhai.
L’année 2022 arrive, l’ambassadeur de Chine à Stockholm change. Le nouveau venu est un homme qui se contrôle – pas de courriels furieux, pas d’interviews. « Voilà un bon moment que je n’ai pas été insulté par l’ambassade de Chine, déclare le journaliste Kurdo Baksi de Stockholm. Ça me manque vraiment. »
Le gouvernement suédois décide de ne pas envoyer de délégation politique aux jeux Olympiques en Chine – en raison de la crise du Covid. Le cas de Gui Minhai n’a rien à voir avec cette décision. L’un des champions olympiques suédois, le patineur de vitesse Nils van der Poel, s’envole pour Cambridge et remet sa médaille d’or à Angela Gui.
Angela est déçue par les dirigeants de son pays. Elle déclare : « Le gouvernement suédois a démontré qu’il manquait d’esprit de suite. Sur le fond, il a échoué. » À Londres, elle rencontre Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants américaine.
Anna Lindstedt, l’ambassadrice acquittée, n’est plus diplomate. Elle s’occupe de promouvoir une économie durable au ministère des Affaires étrangères. Une commission doit examiner les actions du gouvernement dans l’affaire Gui Minhai. Cette commission ayant besoin de plus de temps pour faire son travail, le délai est prolongé jusqu’en octobre 2022. Les élections législatives suédoises ont eu lieu en septembre.
« Le pays est fier de son ouverture d’esprit. Mais le gouvernement traite le cas de Gui Minhai comme une boîte noire », déclare Hans Wallmark, porte-parole pour les affaires étrangères du parti conservateur, qui a remporté les élections.
Les poèmes que Gui a écrits en prison et transmis à sa fille par Skype pendant son assignation à résidence sont publiés en allemand, un livre conçu avec amour.
On y lit :
« Triste, je pleure dans la nuit sombre des larmes noires.
Pourquoi la lueur de vos bougies ne trouve-t-elle pas le chemin de mes yeux ?
Peut-être parce que mon nom vient de loin.
Peut-être parce que ma peau paraît trop jaune. »
Le ministère suédois des Affaires étrangères a tout de même fini par réagir aux questions écrites du Zeit. Les réponses sont si vagues qu’il n’est pas utile de les citer en détail. On y dit que la mobilisation en faveur de Gui se poursuit. Il est toujours considéré comme un citoyen suédois. La dernière fois qu’il a été examiné par un médecin suédois, c’était en août 2018. Mais depuis, les Chinois ont décrété que le prisonnier était l’un des leurs. « Nous prenons ce point de vue très au sérieux. »
Quelle est sa situation aujourd’hui ?
Pas de réponse.
Est-il encore en vie ?
Pas de réponse.
— Stefan Willeke a fait l’essentiel de sa carrière au Zeit, où il s’occupe de la rubrique « Dossier », qui propose chaque semaine de longs reportages ou des enquêtes approfondies. — Cet article est paru dans DieZeit le 29 mai 2022. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
Dans le débat public, lorsque l’on parle de l’évolution du taux de natalité et de la pyramide des âges, des expressions telles que « hiver démographique », « vieillissement de la population » ou « effondrement des naissances » sont monnaie courante. Aucune d’entre elles n’a de connotation positive et toutes semblent présager d’une véritable catastrophe vers laquelle l’humanité se dirigerait à mesure que le PIB par habitant augmente. Les données sont là. Il est vrai que, depuis le milieu des années 1960, le nombre d’enfants par femme n’a cessé de diminuer à l’échelle mondiale, tandis que le revenu par habitant suivait une tendance inverse. Mais d’autres variables sont bien souvent occultées : et si la crise démographique tant annoncée n’était pas vraiment une crise ?
De prime abord, l’idée paraît aberrante. C’est pourtant ce que soutient Julio Pérez Díaz, démographe au Conseil supérieur de la recherche scientifique [le CSIC, principal organisme public de recherche en Espagne]. Cet expert explique que, davantage que le revenu, le facteur qui a le plus contribué à la diminution du taux de fécondité est l’augmentation de l’espérance de vie. Les données de la Banque mondiale font état d’un implacable progrès. En 1960, un individu avait en moyenne cinq enfants et une espérance de vie de 52,58 ans. En 2020, l’espérance de vie s’est hissée jusqu’à 72,74 ans tandis que le nombre d’enfants par femme a dégringolé pour atteindre à peine plus de deux en moyenne dans le monde 1. « Si nous ne comprenons pas pourquoi la fécondité était si élevée dans le passé, nous pouvons difficilement expliquer pourquoi elle est si faible aujourd’hui. Or, si la fécondité était si élevée dans le passé, c’est parce qu’à l’époque l’espérance de vie était très faible. On avait l’habitude d’avoir plus d’enfants parce que beaucoup mouraient. Dans l’Espagne du début du XXe siècle, le taux de mortalité par âge était tel qu’un enfant sur deux mourait avant d’avoir 15 ans. Et un sur cinq mourait au cours de ses douze premiers mois. Pourquoi la fécondité est-elle désormais si faible ? Parce qu’aujourd’hui les enfants ne meurent plus », expose Pérez Díaz.
Selon lui, un autre facteur explique la baisse de la fécondité : l’élévation des standards en matière d’éducation. Aujourd’hui, il n’est pas socialement acceptable de laisser ses enfants livrés à eux-mêmes pendant que l’on travaille, et l’État réglemente l’éducation des enfants beaucoup plus que par le passé – pensons par exemple à l’instruction obligatoire ou à l’interdiction de travailler avant un certain âge.
« Nous avons moins d’enfants, mais ce n’est pas parce que nous sommes devenus plus égoïstes ou individualistes, comme on le prétend souvent. C’est en fait tout le contraire : nous nous montrons beaucoup plus circonspects lorsqu’il s’agit d’avoir des enfants parce que nous voulons qu’ils aient un meilleur niveau de vie que celui des générations précédentes. C’est cette préoccupation qui a fait baisser la fécondité », soutient Pérez Díaz. Pour lui, la situation actuelle ne serait donc pas intrinsèquement négative, comme le laissent entendre les expressions « hiver démographique » ou « crise démographique », mais le reflet d’une des plus grandes réussites de l’humanité.
« Le grand paradoxe de tout cela est que la population du pays n’a fait que croître alors que la natalité a baissé. Nous parlons d’hiver démographique, de crise démographique, de suicide démographique, mais l’Espagne compte près de 48 millions d’habitants tandis qu’en 1900, lorsque les enfants naissaient en plus grand nombre, il y en avait 18 millions. Et c’est aujourd’hui, questionne Pérez Díaz, qu’il y aurait un suicide démographique ? »
« Le vrai suicide démographique, c’était d’avoir une natalité aussi élevée pour, in fine, obtenir une population aussi faible, et cela se produisait autrefois parce que les enfants et les adultes mouraient prématurément. Si l’on adopte la logique de ceux qui parlent d’hiver démographique, un tel phénomène n’était pas problématique. C’était une situation radieuse, avec une formidable pyramide des âges. C’est la dynamique vers laquelle nous devrions tendre, estiment certains. C’est complètement absurde », conclut-il.
Toutes sortes de courants idéologiques considèrent la démographie comme un élément clé sur lequel il convient d’influer. Les penseurs d’extrême droite mettent en garde contre le danger d’un « grand remplacement » et exhortent leurs ouailles à avoir plus d’enfants. Les partis de gauche jugent qu’une augmentation de l’immigration est indispensable au financement des pensions de retraite. Le siècle dernier est émaillé de tentatives visant à modifier la pyramide des âges. Toutes ont échoué.
Pérez Díaz en résume deux, de nature très différente. « Mussolini a mené une campagne nataliste très intense en Italie. Cela n’a pas fonctionné. Aujourd’hui, après des années de politique de l’enfant unique en Chine, le pays tente de promouvoir la natalité 2. Là encore, sans succès. » Se penchant sur le cas de la Chine, seul pays au monde à avoir adopté des mesures aussi drastiques en matière de contrôle des naissances, le démographe s’étonne que nous pensions tous que la baisse de la fécondité chinoise est due à la politique de l’enfant unique. « De l’autre côté de la frontière, au Vietnam, la fécondité a baissé au même rythme qu’en Chine sans qu’aucune politique de l’enfant unique ne soit mise en place. » Ce déclin s’est généralisé en Asie, avec ou sans politiques restrictives. « Pékin déclare à présent que le vieillissement de sa population est inquiétant et que les Chinois doivent avoir plus d’enfants – soit le même discours qu’en Occident. Si les autorités pensent que c’est une question de politique et qu’il revient à l’État de décider du nombre d’enfants qu’auront ses administrés, alors elles n’ont rien appris du XXe siècle », estime le sociologue.
Considérer la natalité comme relevant de l’État n’est pas nouveau. « Bien que la démographie soit née au début du XXe siècle, à l’époque des empires – qui s’acheva sur deux guerres mondiales –, on pense encore qu’elle est un instrument au service de l’État, que les gens appréhendent leur fécondité et le nombre d’enfants qu’ils mettent au monde en fonction des intérêts de leur pays », déplore Pérez Díaz. Autrefois, plus de naissances était synonyme d’une plus grande armée, et donc de plus de pouvoir. D’où l’obsession suscitée à l’époque par cette question. La fécondité, pointe-t-il, a baissé partout dans le monde. Et pas parce que les États le voulaient. « On ne peut pas suspecter l’Iran de promouvoir la limitation des naissances ni de favoriser les droits des femmes : c’est une république islamique fondamentaliste. En quinze ans, le taux de fécondité est pourtant passé d’une moyenne de sept enfants par femme à deux. »
Le démographe se réjouit du nouveau paradigme mondial. « Pour les êtres humains, il s’agit à la fois d’une découverte et d’une conquête de haute lutte. Au lieu d’avoir sept enfants, j’en ai un ou deux. Mais je les élève bien mieux que moi je l’ai été. Je leur offre une meilleure éducation, davantage de libertés. C’est une catapulte vers la stratosphère. »
— Fernando Belinchón est un journaliste spécialiste des questions de démographie et d’économie. — Cet article est paru dans le quotidien économique espagnol Cinco Días le 23 août 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.
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En 1969, un an après la parution du livre de Paul et Anne Ehrlich qui prédisait qu’une « bombe démographique » allait mener l’humanité à la famine généralisée et à l’instabilité politique 1, Stephanie Mills, 20 ans tout juste, adressa à sa promotion du Mills College, lors de la remise des diplômes, un tonifiant discours intitulé « L’avenir est un canular cruel ». Mills, une féministe et une écologiste qui portait des stérilets en guise de boucles d’oreilles, pensait, comme beaucoup de femmes de sa génération, que son rôle pouvait et devait s’étendre bien au-delà de la maternité. Pourtant, elle présenta sa décision de renoncer à la reproduction comme un sacrifice consenti pour le bien de la planète plutôt que comme l’expression d’un choix individuel. « Je suis terriblement attristée, déclara-t-elle, que la chose la plus humaine à faire pour moi soit de ne pas avoir d’enfant du tout. »
Cinquante-deux ans et quelque 4 milliards de personnes plus tard, nous nous demandons toujours dans quelle mesure il faut apporter des solutions individuelles aux problèmes environnementaux mondiaux. Les famines et l’hécatombe redoutées par Mills et les Ehrlich n’ont pas eu lieu, du moins pas de la manière qu’ils craignaient ; nous sommes maintenant confrontés à la crise du changement climatique. Depuis que Mills a prononcé son discours, l’humanité a consommé plus de 1,37 trillion de barils de pétrole et émis plus de 1,26 quadrillion de tonnes de dioxyde de carbone. La température à la surface des océans a augmenté au rythme de 0,11 °C par décennie. Les Américains ont acheté à eux seuls plus de 8,2 milliards de voitures. La planète et l’humanité se porteraient-elles mieux si les personnes ayant choisi d’avoir des enfants étaient moins nombreuses ?
Comme Stephanie Mills, bon nombre d’écologistes établissent aujourd’hui un lien entre les choix individuels en matière de reproduction et notre capacité à vivre durablement sur cette planète. Lors des soirées organisées aux quatre coins des États-Unis par le réseau militant Conceivable Future, les participants soulèvent des questions difficiles : dans quel genre de monde mon enfant naîtrait-il ? Matthew Schneider-Mayerson, professeur associé d’études environnementales au Colby College, estime qu’au moins 12,5 millions d’Américains – certains se faisant appeler BirthStrikers [« grévistes de la reproduction »] ou Ginks [acronyme de « Green Inclination No Kids »] – ont renoncé à la parentalité, du moins en partie, parce qu’ils s’inquiètent de « l’empreinte carbone de la procréation » et de l’existence que pourrait mener leur futur enfant sur une planète en feu. La jeune et médiatique parlementaire Alexandria Ocasio-Cortez demande, au vu du changement climatique : « Est-il encore acceptable d’avoir des enfants ? »
Dans son livre « Chaleur. Devenir adulte à la fin du monde », le militant Daniel Sherrell, qui a participé à la campagne ayant mené à l’adoption d’un projet de loi sur la justice climatique en 2018 dans l’État de New York, s’adresse à un enfant pas encore né : « Devrais-je t’avoir et risquer de te mettre en danger ? Ou devrais-je ne pas t’avoir et éviter qu’il y ait un jour un “toi” à qui l’on puisse faire du mal ? » 2 Sherrell, qui admet finalement que sa décision d’avoir un enfant « avait pris forme avant et en deçà de toute délibération consciente », souligne, contrairement à de nombreux BirthStrikers, que la possibilité de faire un choix est un privilège : « Il ne faut pas oublier que, tout au long de l’Histoire, procréer n’a jamais été un choix pour de nombreuses personnes. Pour les femmes dont la liberté de procréation était confisquée par les hommes. Pour les familles qui avaient besoin d’enfants pour travailler et seraient mortes de faim sans eux. En comparaison, j’ai de vraies options. »
Dans un autre livre, On Infertile Ground, Jade S. Sasser, professeure associée d’études de genre à l’Université de Californie à Riverside, montre comment les militants écologistes et les scientifiques ont instrumentalisé l’urgence climatique pour appeler à la réduction de la population dans le Sud. S’appuyant sur deux années de travail sur le terrain avec des membres d’ONG, des fonctionnaires, des bénévoles, des militants et des donateurs, Sasser fait la chronique d’un malthusianisme résurgent, habillé de termes progressistes tels que « émancipation », « droits de l’homme » et « justice reproductive ». Les néomalthusiens ne sont jamais grossiers au point d’appeler à un contrôle pur et simple des naissances afin de sauver notre planète ravagée. Ils se contentent de souligner que l’affirmation centrale de Malthus et ses disciples se défend, qu’il existe bel et bien des limites naturelles à la capacité de la Terre à nourrir les hommes, que la surpopulation menace ces limites et doit être combattue, tout cela en promouvant les droits de l’homme et les solutions de développement international.
Selon ce point de vue, adopté entre autres par l’écologiste Bill McKibben et le philosophe Peter Singer, les solutions technologiques telles que les énergies renouvelables ou la géo-ingénierie ne suffiront pas à éviter une catastrophe climatique tant que l’humanité continuera de croître. En 2016, note Jade Sasser, trois bioéthiciens ont publié un article dans lequel ils considèrent l’ingénierie démographique comme « un moyen pratique et légitime sur le plan moral d’aider à combattre le changement climatique ». Les associations écologiques se sont également emparées de ce lien entre population et changement climatique pour en faire un élément central de leur travail de formation auprès des jeunes militants attirés par sa logique impeccable : plus de financements pour le planning familial assure aux femmes l’accès à la contraception, et moins de personnes sur Terre signifie une empreinte carbone réduite et moins de dommages à l’environnement.
Comme le raconte Sasser, le contrôle des populations animales était, jusqu’à une époque récente, un objectif largement accepté. Il se fondait sur la théorie selon laquelle la Terre ne peut assurer la subsistance que d’un certain nombre d’espèces données. La science moderne de la population est née de la gestion du gibier, notamment de l’observation par le forestier et écologiste Aldo Leopold de la population de cerfs du plateau de Kaibab, en Arizona : celle-ci avait augmenté de façon spectaculaire dans les années 1920 avant de s’effondrer. Leopold et d’autres ont prolongé l’idée malthusienne d’une humanité trop nombreuse pour être nourrie, et forgé une notion plus complexe de connectivité écologique qui tient compte des interactions entre les animaux, les plantes et les humains.
Dans les premières décennies du XXe siècle, cet aspect écologique de la pensée démographique, ainsi que les progrès des technologies de communication, l’accélération du commerce mondial et les ravages de la Première Guerre mondiale, ont donné naissance à l’idée que nous tous, quelle que soit notre nationalité, partageons ce que le biologiste de l’environnement Edward East appelait « ce petit globe terraqué ». Les partisans du néomalthusianisme avaient différentes raisons de soutenir des mesures visant à contrôler à la fois la taille de la population et la « qualité » de cette population. L’économiste John Maynard Keynes soulignait que la stabilisation de la population était une condition nécessaire à la paix et à la prospérité ; Margaret Sanger s’est battue pour le contrôle des naissances afin que les femmes puissent échapper à la pauvreté ; l’eugéniste raciste Prescott F. Hall a fait valoir que l’accueil des migrants d’Europe de l’Est et du Sud aux États-Unis « stériliserait toutes les couches supérieures de la société » ; et l’eugéniste anticolonialiste Radhakamal Mukerjee s’est inquiété du fait que, sans intervention, les « plus basses classes sociales » deviendraient majoritaires au sein de la population croissante de l’Inde.
Dans les années 1950 et 1960, les mesures de contrôle des naissances se sont multipliées, étayées par de nouvelles sources de financement et de nouvelles préoccupations. Les États-Unis ont créé des institutions pour l’étude de la démographie (notamment au Bureau de recherche sur la population de l’Université de Princeton) et canalisé le financement de la recherche sur la contraception et la distribution de contraceptifs à l’étranger par le biais d’organismes d’aide et de prêts gouvernementaux. Dans les années 1970 et au début des années 1980, les organismes donateurs, dont l’Usaid [l’Agence des États-Unis pour le développement international], ont fait pression sur le gouvernement bangladais pour qu’il intensifie sa campagne de stérilisation, laquelle recourait à des incitations d’ordre matériel (outre de l’argent, le don d’un sari ou d’un lungi [les vêtements traditionnels féminin et masculin en Inde] et une carte donnant droit à une aide alimentaire). Le taux de stérilisation a augmenté de façon spectaculaire avant la saison des moissons, lorsque la faim était la plus forte. Au cours de la même période, des centaines d’enquêtes sur la planification familiale ont été menées dans le monde entier pour mesurer (et, selon l’interprétation de l’historienne Michelle Murphy, créer) la demande de contraception. Une entreprise décrite par l’économiste libertaire Julian Simon comme « sûrement la plus grande étude de marché mondiale jamais réalisée ».
Les gouvernements de tous les pays de la planète, et plus particulièrement celui de la Chine, ont adopté des stratégies de développement économique qui défendent les petites familles. L’anthropologue Susan Greenhalgh, professeure émérite à Harvard, observe que les responsables chinois se sont rendu compte que d’autres pays verraient dans la volonté de la Chine de freiner sa croissance démographique une démonstration de son « sens aigu des responsabilités envers le monde et de son adhésion à une éthique d’ouverture », étant donné l’inquiétude généralisée que suscitent la surpopulation et la dégradation de l’environnement. En 1983, l’année même où Pékin lançait sa campagne de stérilisation à l’échelle nationale, son ministre chargé de la planification familiale a reçu le premier Prix des Nations unies pour la population. L’autre lauréate cette année-là était la Première ministre indienne Indira Gandhi, qui avait supervisé un programme de stérilisation massive. Le prix récompensait « leur vision et leur clairvoyance face au formidable défi que représente la maîtrise de la croissance démographique ».
Les mesures extrêmes prises par la Chine, l’Inde et d’autres pays expliquent l’association actuelle de l’expression « contrôle des naissances » avec des régimes coercitifs de stérilisation, d’avortement forcé et d’autres violations des droits de l’homme. Lors de la Conférence internationale sur la population et le développement qui s’est tenue au Caire en 1994, des féministes de tous les pays du Sud ont défini une nouvelle relation entre la population et le développement, centrée sur les droits sexuels et reproductifs et l’autonomisation des femmes. Ce changement de paradigme, qui a fait du choix d’avoir des enfants un « droit de l’homme », a entraîné une baisse notable de l’aide étrangère à la planification familiale, passée de 975 millions de dollars par an (corrigés de l’inflation) à son apogée au milieu des années 1990 à environ 600 millions de dollars aujourd’hui. « Lorsque la crainte d’une crise liée à la “surpopulation” s’est dissipée après la conférence du Caire, l’attention et les priorités de financement se sont tournées vers la prévention et le traitement du sida dans le monde, écrit Sasser. Depuis lors, nombreux sont les acteurs du secteur qui cherchent à redonner à la démographie la place prépondérante qui était la sienne dans le financement de la santé mondiale. »
Puis vint le changement climatique, dont les scientifiques et les défenseurs de l’environnement parlent presque toujours avec le langage de l’urgence, de la crise et de l’apocalypse. En 2017, plus de 15 000 chercheurs ont publié un « avertissement à l’humanité » sur le réchauffement climatique, lequel suivait un premier avertissement publié vingt-cinq ans plus tôt, en 1992 3. On y trouve un appel à stabiliser la population : « Nous mettons notre avenir en péril [...] en refusant de voir la croissance rapide de la population comme l’un des principaux facteurs à l’origine de nombreuses menaces écologiques et même sociétales. » Population Matters, une organisation à but non lucratif basée au Royaume-Uni, fait savoir sur son site Web que « de nouvelles hausses de température auront un impact dévastateur et [qu’]il est urgent d’agir davantage sur les émissions de gaz à effet de serre. La population et le changement climatique sont inextricablement liés. » On entend des échos, tant dans le ton que dans le message, de la déclaration inaugurale des Ehrlich dans La Bombe P en 1968 : « La bataille pour nourrir toute l’humanité est terminée [...]. Des centaines de millions de personnes vont mourir de faim. »
Le contrôle des naissances, longtemps tabou, retrouve droit de cité car, selon certains, la crise climatique – comme la menace de famine il y a un demi-siècle – l’exige. À mesure que les gouvernements se sont retirés de la planification familiale, les fondations et les donateurs privés ont pris leur place. Sasser met en doute les nouveaux modèles scientifiques avancés par ces fondations, qui établissent un lien entre le nombre d’habitants de la planète et le changement climatique : « Il n’y a pas, et il n’y a jamais eu, un seul modèle fondé sur des données fiables qui puisse calculer ou prédire l’impact environnemental du nombre d’êtres humains vivant sur Terre. » Cela n’a pourtant pas empêché certains militants de chercher à mettre en évidence l’existence d’un tel lien. Sasser décrit une ancienne donatrice très motivée d’une fondation de la Silicon Valley qui, par l’intermédiaire d’une ONG de Washington, a trouvé un scientifique capable de lui donner ce qu’elle voulait : des modèles convaincants détaillant l’impact de la croissance démographique sur les émissions de gaz à effet de serre.
Lors des formations et des ateliers pour les jeunes organisés par le Sierra Club, une association écologiste basée à San Francisco, Sasser a vu les organisateurs balayer les tentatives des participants d’évoquer le « passé sombre » du contrôle des naissances. Elle a aussi été confrontée à plusieurs reprises à une image réductrice des femmes du Sud, pauvres et se reproduisant comme des lapins. Sasser doute que les Américaines – pour la plupart blanches et jeunes – qui apprennent à plaider en faveur d’un financement accru de la planification familiale connaissent bien leurs bénéficiaires supposées. Lors d’une session de formation de plusieurs jours organisée par le Programme pour l’environnement et la population mondiale du Sierra Club, Sasser a discuté avec une jeune femme assise à côté d’elle, une randonneuse chevronnée et amoureuse de la nature : « “Regardez les emballages que nous utilisons tous les jours, a-t-elle fait remarquer. Ces bouteilles d’eau seront sur Terre pour toujours. Pour toujours !” J’ai acquiescé et lui ai demandé quel lien elle voyait avec la santé reproductive et la planification familiale dans les pays du Sud. Elle a hésité un moment, puis a répondu : “Je ne suis jamais sortie des États-Unis, alors je ne sais pas vraiment. Mais si cela aide les femmes à avoir accès aux soins de santé, c’est une bonne idée.” »
L’argument selon lequel la réduction de la population humaine contribuera à freiner le changement climatique présente un attrait évident, mais il néglige plusieurs faits gênants et tout aussi évidents. L’un d’eux est que les individus consomment à des niveaux si disparates que c’en est presque comique, même si l’élévation du niveau de vie dans les pays en développement, en particulier parmi les élites de ces pays, entraînera une augmentation de la consommation. L’empreinte carbone d’un citoyen américain était en moyenne de 16,16 tonnes en 2017, contre 0,15 tonne pour le citoyen moyen de Madagascar, où Sasser a passé du temps à étudier les interventions de planification familiale menées par des groupes de défense de l’environnement. En outre, les régions du monde où la consommation est la plus élevée sont également celles où la fécondité est tombée en dessous du seuil de remplacement. Or, plutôt que de s’en féliciter, les décideurs politiques cherchent désespérément à inverser la tendance, mus par la crainte d’une diminution de la main-d’œuvre et d’un sous-financement des systèmes de retraite – voire, dans certains cas, par un ethno-nationalisme féroce qui n’est pas sans rappeler la mise en garde de Theodore Roosevelt il y a plus d’un siècle contre le « suicide racial ». Ces préoccupations contradictoires illustrent la logique insidieuse selon laquelle, pour reprendre les termes de Murphy, « certains ne doivent pas naître pour que d’autres puissent vivre dans une plus grande abondance ».
Les interventions actuelles pour faire face à la « surpopulation » n’impliquent pas la force ou la coercition ; elles sont plutôt ancrées dans les idées de choix, d’indépendance et de responsabilité. Sasser critique cette démarche, qu’elle taxe d’« intendance sexuelle », car elle essentialise les femmes du Sud en les présentant comme des victimes du sexisme de leur pays et de leur biologie, pour qui le contrôle des naissances représente une forme d’émancipationen ce qu’il leur permet de poursuivre leur éducation et leur carrière. Selon ce point de vue, l’utilisation de la contraception par les femmes pauvres « n’améliorera pas seulement le statut social des femmes, elle résoudra potentiellement les problèmes du monde entier ». La responsabilité de trouver une solution à la crise écologique incombe aux femmes et à leur utérus ; les hommes ne font guère partie de l’équation.
Les observations de Sasser sur le fonctionnement des programmes de planification familiale dans les communautés les plus modestes sont inestimables. Comme elle l’a écrit ailleurs, les associations écologistes qui fournissent ce type de service ne répondent parfois pas aux besoins sanitaires des communautés concernées, ce qui n’est guère surprenant puisque leur objectif premier est la défense de l’environnement. Dans une clinique mobile de la côte malgache, une femme est arrivée avec un implant contraceptif infecté qui devait être retiré. Elle a été envoyée à l’hôpital le plus proche, qui se trouvait à une journée de voyage. Y parvenir lui coûterait environ un mois de salaire. Une autre jeune femme a déclaré à Mez Baker-Médard, une chercheuse avec qui Jade Sasser a écrit un article, qu’elle avait un implant contraceptif mais qu’elle prévoyait d’avoir des enfants lorsqu’il ne serait « plus actif », l’année suivante ; apparemment, on ne lui avait pas dit ou elle n’avait pas bien compris qu’il fallait le retirer avant de pouvoir tomber enceinte.
Il y a un fossé, note Sasser, entre les intentions des militants idéalistes qui parlent de l’émancipation des femmes et les femmes qu’ils prétendent aider. Elle décrit ce qu’en pensent les premières intéressées : « Lors de mes rencontres avec les femmes, j’ai souvent posé des questions sur leurs bébés et sur ce qu’ils représentaient pour elles. Les réponses étaient diverses et variées : elles m’ont dit que les bébés étaient des sources de joie, de continuité familiale et culturelle. Pour certaines, les bébés consolidaient leur statut au sein du mariage, en répondant aux attentes de leur mari et de leur belle-famille. Pour beaucoup, ils renforçaient leur position au sein de la communauté en tant que mères, un statut qui revêt de l’importance aux yeux des autres femmes. [...] Par-dessus tout, les bébés symbolisaient leurs espoirs en l’avenir. »
Bien sûr, tout le monde ne souhaite pas avoir des enfants tout de suite, et beaucoup tireraient sans doute avantage d’un meilleur accès aux moyens de contraception. Mais cela n’ébranle en rien l’argument général de Sasser. La partie la plus involontairement drôle du livre est peut-être son analyse de l’utilisation abusive de l’expression « justice reproductive » par les néomalthusiens. Marisa, l’une des responsables du Programme pour l’environnement et la population mondiale du Sierra Club, raconte à Sasser que « les jeunes ont vraiment apprécié » d’entendre parler de la relation entre population et justice, même si les néomalthusiens n’ont aucun intérêt direct à lutter contre le racisme ou pour les droits civiques ; ajouter le mot « justice », dit-elle à Sasser, « a en quelque sorte mis les gens à l’aise avec ces questions ».
Sasser comprend l’objectif de Marisa et reconnaît que ses propres étudiants de premier cycle sont avides de justice sociale et désireux d’embrasser tout ce qui semble aller en ce sens. Mais brandir la « justice » au service du néomalthusianisme est une énormité. Le concept de justice reproductive a été développé par des féministes de couleur, qui l’ont fondé sur « le droit de disposer de son propre corps, d’avoir des enfants ou bien de ne pas en avoir, et d’élever les enfants que l’on a dans des communautés sûres et pérennes ». Autant de prérogatives dont les femmes de couleur ont longtemps été privées. L’utilisation de cette expression pour décrire ou justifier des programmes qui dissuadent les femmes de se reproduire en raison de leur situation géographique détourne l’attention des forces plus importantes qui ravagent l’environnement et rejette la faute sur les individus.
Par exemple, Blue Ventures, un groupe de préservation de l’écosystème marin qui travaille le long de la côte ouest de Madagascar – siège d’une riche biodiversité –, souligne le rôle des « facteurs de stress anthropogéniques » sur les environnements côtiers sensibles et, à cette fin, dirige des programmes de planification familiale dans les villes côtières. Mais quelle est la plus grande menace pour le littoral malgache, les familles nombreuses du coin ou la demande mondiale de fruits de mer qui entraîne l’acheminement de la plupart des crustacés du pays vers les marchés d’exportation ?
Il y a plusieurs années, j’ai interviewé Meghan Kallman et Josephine Ferorelli, membres de Conceivable Future, le groupe qui organise des soirées à domicile où les gens se réunissent pour discuter de leurs sentiments ambivalents envers les enfants et le changement climatique. « C’est un problème collectif qui est traité comme une affaire individuelle, m’a confié Meghan Kallman. Vous pouvez recycler autant que vous voulez. Je pourrais même littéralement me tuer – me retirer de l’équation du carbone –, nous ne serions pas plus près de résoudre la crise climatique que si je ne l’avais pas fait. »
Un problème d’envergure mondiale ne sera jamais résolu uniquement par un changement de comportement individuel ; il faut un mouvement citoyen œuvrant collectivement à sensibiliser les gouvernements et les grandes entreprises. Stephanie Mills s’en est peut-être aperçue. En 1984, quinze ans après avoir annoncé lors de la cérémonie de remise des diplômes de son université qu’elle renonçait à la parentalité, elle a déclaré à un journaliste de United Press International qu’elle avait changé d’avis. Elle envisageait sérieusement d’avoir des enfants. Elle travaillait dans une université axée sur l’environnement, et il y avait un homme dans sa vie, racontait-elle. Elle ne savait pas si leur relation déboucherait sur un mariage et des enfants, mais elle déclara au journaliste que, si c’était le cas, elle s’en réjouirait.
— Anna Louie Sussman est une journaliste new-yorkaise spécialiste des questions de reproduction. Son ouvrage Inconceivable: Reproduction in the Age of Uncertainty paraîtra au printemps 2023 chez HarperCollins. — Cet article est paru dans TheNew York Review of Books le 23 septembre 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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Soit trois femmes, que j’ai connues dans des circonstances diverses, toutes nées la même année, et qui ont aujourd’hui la quarantaine – une veuve, une femme mariée et une célibataire. Samira vit au Niger, pays où le taux de fécondité est le plus élevé au monde. Elle a été mariée à 13 ans à un ami de son père âgé de 52 ans. Avant de devenir veuve à 28 ans, elle a été enceinte quinze fois et a donné naissance à neuf enfants. Elle est aujourd’hui complètement dépendante de la famille de son mari pour ce qui est du logement, de la nourriture et des vêtements. Varya, que j’ai rencontrée plusieurs fois lors de mes séjours en Asie, est née dans la campagne malaisienne. Elle est partie à l’âge de 16 ans pour Singapour, où elle a trouvé un emploi de femme de ménage dans un grand hôtel appartenant à des Américains. Elle a vécu dans un foyer pendant quinze ans. Sous la pression de sa famille, elle est rentrée au pays, a épousé un garçon du cru et a eu un fils au début de la trentaine. Varya et son mari ont décidé de s’arrêter à deux enfants. Varya veut continuer de travailler à Singapour – bien que cela implique des plages de travail de douze heures et un aller-retour quotidien de quatre heures en bus – et aimerait que ses enfants bénéficient du « meilleur de tout » : les biens et les opportunités qui lui ont été refusés. Enfin, Lisa, une Italienne que j’ai rencontrée au Royaume-Uni, a obtenu un diplôme à Milan, vit à Londres, travaille dans l’édition et a choisi de ne pas avoir d’enfant. Elle sait que sa mère est déçue que ni elle ni son frère n’aient fondé une famille et qu’elle s’inquiète de savoir qui s’occupera d’eux dans leur vieillesse. Ce sont trois femmes du XXIe siècle dont la vie s’inscrit dans des cadres démographiques et sociétaux en pleine évolution. Les facteurs démographiques déterminent si notre existence sera longue et saine ou courte et menacée par la maladie, si nous grandissons au sein d’une cohorte 1 nombreuse qui doit se battre pour obtenir du travail, un logement et un partenaire sexuel, si nous vivons dans de grands groupes familiaux ou seuls.
Le monde connaît une évolution démographique sans précédent. Il y a environ deux cents ans, l’Europe a entamé une transitionmenant d’une population majoritairement jeune à une population majoritairement âgée. L’Asie et l’Amérique latine ont amorcé ce processus au siècle dernier et l’achèveront dans une centaine d’années. Et c’est maintenant au tour de l’Afrique. À mesure que les pays se développent économiquement, le taux de mortalité baisse et, un peu plus tard, la fécondité diminue. Au cours de ce processus, les populations se développent rapidement, puis se stabilisent et commencent à vieillir et à décliner. Une petite fille née au Japon aujourd’hui, par exemple, peut espérer vivre près de 88 ans, alors qu’une fille née au même moment en Sierra Leone a une espérance de vie d’environ 55 ans. Les raisons pour lesquelles cette transition démographique se produit à tel endroit, à tel moment et de telle manière sont encore contestées. Les progrès de l’éducation et de la santé expliquent en partie le phénomène, mais pas sa totalité ; la culture et la circulation des idées, facilitée par le commerce et les voyages, jouent certainement aussi un rôle.
Tels sont les éléments complexes que Paul Morland tente de rassembler dans Tomorrow’s People, un livre accessible sur l’histoire et la géographie de l’évolution démographique mondiale. L’auteur se concentre sur dix phénomènes connexes, liés par une chaîne de causalité. La baisse de la mortalité infantile entraîne une croissance démographique, laquelle conduit à une urbanisation grandissante. Les citadins ont en général peu d’enfants, d’où un vieillissement de la population. Il s’ensuit une décroissance démographique, qui favorise les migrations et la mixité ethnique. Dans le même temps, tout le processus est soutenu par l’élargissement de l’accès à l’éducation et la disponibilité accrue de nourriture.
On ne comprend pas bien ce qui a motivé le choix des « dix chiffres » qu’il a sélectionnés : 43, 10, 375, 55, 71, etc. 43 est l’âge médian en Catalogne. 10 pour 1 000, affirme-t-il, est le taux de mortalité infantile au Pérou (en fait, le taux de mortalité infantile péruvien est de 11,9 pour 1 000 naissances), mais il aurait pu se focaliser sur d’autres exemples : 2,8 pour 1 000 en France, 1,6 au Japon, ou l’horrible 49 du Mozambique. 375 est le pourcentage d’augmentation de la production céréalière en Éthiopie au cours des vingt-cinq dernières années. 55 % correspond à la diminution de la population bulgare en un siècle. 71 % est le taux d’alphabétisation des femmes au Bangladesh. Ces chiffres donnent tous lieu à des récits intéressants, mais ils détournent l’attention de l’argument principal et ne contribuent guère à une compréhension statistique cohérente des tendances démographiques contemporaines.
Tomorrow’s People propose une vue d’ensemble étayée par une série d’exemples intrigants, comme celui-ci : « Les six épouses d’Henri VIII n’ont donné naissance qu’à trois enfants au total, alors qu’elles avaient accès à tout le confort, le luxe et l’attention que l’argent pouvait acheter au XVIe siècle », note Paul Morland. Mais, comme il le souligne, le fait que deux des épouses de ce souverain aient été exécutées, alors qu’elles avaient l’une et l’autre de nombreuses années de fertilité devant elles, n’a rien arrangé… Quand il aborde la question de l’urbanisation, Morland parvient à évoquer le Londres de Dickens, la Grande-Bretagne du Brexit et les bidonvilles de Lagos dans un même bouillonnement d’idées. Il nous emporte au rythme tantôt d’un petit galop charmant, tantôt d’une course effrayante, mais il parvient toujours, tant bien que mal, à garder le cap.
— Papesse de la gérontologie britannique, Sarah Harper a créé à Oxford l’Institut du vieillissement de la population. — Cet article est paru dans le numéro de mars 2022 de la Literary Review. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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La capacité procréatrice de l’espèce humaine est prodigieuse. Parmi les championnes, les femmes de la secte protestante des huttérites, qui engendraient en moyenne 9,7 enfants – et 12,3, pour celles qui se mariaient avant 20 ans. Au cours du XXe siècle, leur population a doublé tous les vingt ans. Les femmes mariées québécoises vivant à la campagne n’étaient guère en reste, elles qui donnèrent naissance en moyenne à 9,9 enfants durant les années 1940. Les Kényanes avaient 8 enfants dans les années 1960 et les Nigériennes en ont actuellement presque 7. Le record des huttérites à 12,3 enfants a été baptisé « fécondité naturelle » par les démographes, naturelle parce qu’en dehors de tout contrôle social ou individuel.
Malgré de telles performances, la population humaine a augmenté très lentement depuis son apparition jusqu’à une date récente. On estime à 1 million le nombre d’hommes sur Terre avant l’avènement de l’agriculture (en moyenne, un chasseur-cueilleur a besoin de 10 km2 pour survivre dans un climat tempéré). Avec l’extension des cultures à partir de 8000 avant notre ère, la population mondiale s’est accrue jusqu’à atteindre environ 250 millions de personnes à l’époque romaine. Le saut paraît important, mais, sur une aussi longue période, il correspond à un taux de croissance annuel de 0,06 % par an et à un doublement tous les mille quatre cents ans : une stabilité à l’échelle d’une vie humaine. En 1800, le premier milliard d’humains a été atteint, ce qui représente une croissance annuelle toujours faible depuis l’an zéro (0,08 % par an et doublement en quatre cent cinquante ans).
Dès la plus haute antiquité, les populations ont donc été capables de maîtriser leur fécondité. Dans un ouvrage remarquable publié en 1954 par l’Unesco, Frank Lorimer, qui dirigeait le centre de démographie de l’Université de Princeton, a détaillé avec l’aide d’anthropologues, dont Meyer Fortes, les multiples moyens de contrôle de la fécondité en vigueur dans les populations traditionnelles 1. Le premier, évident mais involontaire, a été la mortalité infantile et juvénile qui, jusqu’au début de l’époque contemporaine, emportait un enfant sur deux. Malgré ces décès précoces, en régime de fécondité naturelle, six enfants en moyenne auraient survécu jusqu’à l’âge adulte, soit un triplement de la population tous les trente ans environ, alors qu’il suffisait de deux enfants ayant atteint l’âge adulte pour assurer la stabilité (un peu plus en toute rigueur, pour tenir compte de la mortalité des mères et de la proportion d’une naissance féminine pour 1,05 naissance masculine). Les populations sont parvenues à contrôler leur fécondité par une grande variété de moyens.
Ainsi, les chasseurs-cueilleurs san du Kalahari comptaient en moyenne 4,5 enfants par femme en raison d’allaitements très longs qui espaçaient les naissances de quatre à cinq ans 2. Quand une grossesse survenait avant que l’enfant précédent n’ait été sevré, un avortement avait lieu, inévitable pour des populations se déplaçant sans cesse dans le bush, la mère ne pouvant porter qu’un seul jeune enfant durant ces pérégrinations. Les populations d’agriculteurs, chez qui les durées d’allaitement étaient un peu plus courtes, ont ajouté à l’avortement l’infanticide, le coitus interruptus et l’émigration forcée et risquée, par exemple dans le cas des habitants de l’île mélanésienne de Tikopia qui a été bien étudiée.
Le célèbre ethnopsychiatre Georges Devereux a établi que, sur 400 sociétés humaines traditionnelles, 390 pratiquaient une forme ou une autre d’avortement 3. Quant au coitus interruptus, il fut adopté au début du XVIIIe siècle dans plusieurs provinces françaises où la surpopulation menaçait à la suite de la baisse de la mortalité épidémique (principalement due à la peste). À cette époque, la fécondité des paysannes françaises mariées était de 5,5 enfants en moyenne, d’où une légère croissance qui entraînait une difficulté d’accès à la terre pour les jeunes générations. Dans toute l’Europe occidentale en deçà d’une ligne Saint-Pétersbourg-Dubrovnik, le célibat féminin a augmenté, touchant entre 10 et 20 % des femmes, et l’âge au mariage a reculé, s’élevant à 26 ans pour les femmes à la veille de la Révolution ; toutes pratiques qui réduisent la fécondité. En Afrique et en Asie, d’autres moyens ont limité la descendance, essentiellement de longs allaitements espaçant les naissances et des interdits portant sur le remariage des veuves ou des divorcées.
Ces quasi-équilibres de longue durée ont été remis en cause, d’abord en Europe puis dans le reste du monde, par la baisse de la mortalité, particulièrement celle des enfants à la suite des progrès de l’hygiène (égouts, eau potable) et de la vaccination, notamment contre la variole. Dès lors, au lieu de supprimer la moitié des enfants, les maladies n’en tuaient plus que 5 %, tous pays réunis. Le facteur qui divisait par deux la descendance n’avait pratiquement plus d’effet. La population mondiale a alors augmenté de plus en plus vite à mesure que la mortalité reculait. D’infinitésimal encore vers 1700, son taux de croissance s’est élevé, dépassant 1 % par an durant l’entre-deux-guerres pour culminer à 2,3 % en 1963, avant d’amorcer une décrue. Cette dernière sera-t-elle assez rapide pour qu’un nouvel équilibre soit atteint, voire pour qu’une diminution du nombre des humains se produise ? Les démographes se partagent en deux camps à ce sujet.
Le courant majoritaire adopte les prévisions (« projections ») de population élaborées par la Division de la population des Nations unies (DPNU) 4. Cette institution, où travaillent une cinquantaine de chercheurs, produit régulièrement depuis 1963 des projections de la population de tous les pays, donc, par addition, de la population mondiale, projections reprises par la plupart des grands organismes internationaux. Plusieurs scénarios sont élaborés, mais le plus souvent on retient l’hypothèse moyenne selon laquelle le nombre d’humains atteindrait 10,4 milliards en 2086 avant d’amorcer une lente décrue. Le courant minoritaire, représenté par une équipe de l’Institut international d’analyse des systèmes appliqués (IIASA) de Vienne, calcule que le maximum serait atteint plus tôt – un peu avant 2070 – à 9,4 milliards, avant de décroître jusqu’à 9 milliards en 2100 5. En ces temps où le changement climatique cause de grandes craintes et où le nombre d’êtres humains est pointé du doigt comme en étant l’un des principaux responsables, l’écart entre les deux courants n’est pas anodin. Penchons-nous sur les arguments et les hypothèses retenues par chacun d’eux.
On peut porter au crédit de la DPNU le bon résultat de ses projections passées de la population mondiale. En liaison avec les instituts nationaux de statistiques, elle retient des hypothèses d’évolution de la fécondité, de la mortalité et des migrations à chaque âge, avec le postulat que chaque pays suit le même chemin d’une fécondité et d’une mortalité hautes vers une fécondité et une mortalité faibles, à un rythme similaire à celui de pays qui lui ressemblent et l’ont précédé dans ce que l’on nomme la transition démographique. Un second postulat, en partie conséquence du premier, est que tous les pays convergent vers une espérance de vie de 82 ans, une fécondité de 1,84 enfant par femme et un solde migratoire nul.
L’équipe de l’IIASA estime que la fécondité décroîtra plus rapidement que ne le prévoit la DPNU en raison de trois facteurs : l’éducation secondaire des filles, l’urbanisation et l’indépendance des femmes. Les nombreuses enquêtes, en particulier la World Fertility Survey, montrent l’influence de ces trois paramètres qui contrarient l’intérêt que des populations rurales et illettrées ont à avoir une nombreuse progéniture. L’anthropologue John Caldwell, qui a présidé l’Union internationale des démographes, a en effet montré qu’en Afrique de l’Ouest les familles rurales souhaitaient beaucoup d’enfants car elles les employaient très jeunes à remplacer un adulte – par exemple pour garder le petit bétail ou aider la mère à vendre leurs produits sur les marchés 6. En outre, ces enfants représentaient ce que l’on a qualifié de « billets de loterie ». Ils pouvaient être pris au service d’un membre de la famille élargie qui avait réussi en ville et soutenir ainsi leurs parents. Plus d’enfants signifiait plus de billets de loterie. Or la scolarisation transforme l’avantage en coût – dû à l’éducation de l’enfant. De surcroît, le fait que les jeunes filles prénubiles fréquentent un établissement secondaire leur permet d’échapper en partie à l’influence du milieu familial et d’envisager un destin personnel.
Les chercheurs de l’IIASA pensent aussi que la mortalité ne baissera plus aussi rapidement qu’au cours des dernières décennies. On constate en effet un ralentissement des progrès de l’espérance de vie dans les pays développés, et même un léger recul aux États-Unis, indépendamment de l’épidémie de Covid. Or la baisse de la mortalité à tous les âges a contribué à la croissance de la population mondiale, ce que l’on oublie souvent. Si la mortalité était demeurée à son niveau de 1950, la fécondité étant la même que celle qui a été observée année après année depuis lors, la population mondiale serait de 5 milliards d’habitants au lieu des 8 milliards actuels. Si seule la mortalité avant 5 ans avait baissé comme on l’a observé, les risques de décès aux autres âges ne changeant pas depuis 1950, la population mondiale serait de 6,3 milliards. La contribution de la baisse de la mortalité après l’âge de 5 ans a donc été de 1,7 milliard de personnes.
La plus grosse différence entre la DPNU et l’IIASA porte sur l’évolution de la fécondité dans les pays où elle est très faible. Selon les Nations unies, elle devrait remonter progressivement pour atteindre à terme le niveau général de 1,84 enfant par femme. L’IIASA insiste au contraire sur ce que les Anglo-Saxons nomment le low-fertility trap, le piège de la basse fécondité, d’où l’on ne peut s’extraire. Au-dessous d’environ 1,2 enfant par femme, le mode de vie dominant des familles devient celui des couples sans enfant ou avec un seul enfant. Le coût de l’enfant – le « petit empereur » des Chinois,par exemple – et l’investissement dont il est l’objet éloignent la possibilité d’une naissance supplémentaire.
L’examen direct de l’évolution de la population mondiale ne permet pas de trancher entre les deux positions, décrue à partir de 2070 ou de 2086. En effet, la figure 1 [voir en fin d'article], représentant l’évolution du taux de croissance de la population mondiale depuis son maximum de 1963, peut être interprétée des deux manières. Soit l’on prolonge la baisse par la droite ajustant au mieux l’évolution et celle-ci passe par la croissance nulle, donc un maximum de la population mondiale vers 2065. Soit l’on remarque une fluctuation de l’ordre de vingt-cinq ans au cours de laquelle une baisse rapide de la croissance est suivie d’une stabilisation, et, dans ce cas, la baisse actuelle rapide devrait se prolonger par un plateau avant que la baisse suivante ne se déclenche et atteigne la croissance nulle un peu après 2080.
Faute de pouvoir trancher grâce aux données empiriques, il faut se tourner vers les arguments des deux camps. La DPNU souligne que la réalité a été en accord avec ses projections depuis ses toutes premières publiées en 1963. C’est exact pour la population mondiale, mais pas pour les populations de chaque pays où de larges écarts ont été constatés. Deux cas sont exemplaires, l’Iran et la France. En 1994, la projection moyenne prévoyait, pour 2050, 163 millions d’Iraniens. En 2015, elle n’en prévoyait plus que 92 millions, soit 44 % de moins. Inversement, la projection de 1994 annonçait 60 millions de Français en 2050, alors que celle de 2015 montait les effectifs à 71 millions, soit 18 % de plus. Dans le premier cas, les démographes des Nations unies n’avaient pas prévu la chute rapide de la fécondité de l’Iran, passant de 6,5 enfants par femme en 1985 à 1,8 seulement en 2005. Inversement, pour la France, dont la fécondité était de 1,8 dans les années 1990, ils n’avaient pas anticipé qu’elle se relèverait une fois que le retard de l’âge à la maternité aurait cessé, ce qui entraîna mécaniquement une remontée à 2 enfants par femme.
Pour sa défense, la DPNU soutient que les erreurs se compensent, si bien qu’au total l’évolution de la population mondiale est correctement estimée. Dans ce cas, pourquoi fournir les projections de chaque pays avec un luxe de détails puisqu’elles n’auraient servi que d’intermédiaires au calcul ? Il est à craindre d’autre part que la projection actuelle ne se réalise pas pour une raison plus générale : le low-fertility trap évoqué plus haut. Fidèles à la théorie de la transition démographique et à la convergence des populations vers un modèle unique, les Nations unies prévoient que, là où la fécondité est basse, elle va remonter progressivement jusqu’en 2100. La Corée du Sud passerait de l’actuel 0,87 enfant par femme à 1,43 en 2100, l’Italie de 1,29 à 1,52, la Chine de 1,16 à 1,48, la Russie de 1,49 à 1,78, Singapour de 0,96 à 1,38, la Jamaïque de 1,35 à 1,56, etc. Ce baby-boom s’expliquerait par les législations natalistes que les États concernés mettent en place. Mais cela est peu probable : le baby-boom des années 1945 à 1975 n’a eu lieu que dans les pays occidentaux. Il était indépendant de l’adoption de législations familiales. L’Australie et les États-Unis, par exemple, sans prendre de mesures familiales, ont connu une plus forte remontée de la fécondité que la France ou la Grande-Bretagne, qui en avaient instauré. En outre, de nombreux travaux ont montré que les mesures d’encouragement à la natalité ont un effet limité et souvent temporaire.
La figure 2 [voir en fin d'article] exprime l’influence dominante du postulat de convergence sur les particularités de chaque pays, et en particulier sur ceux dont la fécondité est devenue très faible. On y a indiqué la position des pays d’Europe de l’Ouest, 29 au total, selon leur niveau de fécondité actuel (sur l’axe horizontal) et la fécondité que les Nations unies leur assigne en 2100 (sur l’axe vertical). La droite correspond à l’égalité des deux fécondités. Le nuage obtenu suit une relation simple : plus la fécondité est faible en 2021, plus elle aura augmenté en 2100. À partir de la valeur de 1,7 enfant par femme, la relation commence à s’inverser, la valeur en 2100 devenant plus faible que celle de 2021. La France, qui a la plus forte fécondité en 2021 (1,80), a aussi la plus forte en 2100, mais un peu plus faible (1,75). À l’inverse, l’Italie, qui a la plus faible fécondité en 2021 (1,29), garde la plus faible en 2100 (1,52), mais nettement plus élevée. On retrouverait la même configuration en Extrême-Orient (on a ajouté sur la figure la position de la Chine et du Japon).
Les Nations unies sont attachées à la théorie de la transition démographique pour une raison non pas scientifique mais politique. Elles peuvent par ce moyen justifier la convergence des niveaux de fécondité et de mortalité – et, dans la foulée, les soldes migratoires nuls, donc, à terme, autant d’immigrants que d’émigrants dans chaque pays. L’organisation internationale a été créée pour faire régner la paix sur la planète. Elle ne peut pas projeter une image d’inégalité entre les nations à long terme. Les conflits engendrés par des différences importantes de mortalité ou de fécondité, sources possibles de déséquilibre migratoire, doivent être rendus impossibles. La DPNU travaille à instaurer un monde égalitaire dans son domaine, la démographie, tout comme l’OMS travaille à un monde où tous jouissent de la même santé, l’Unesco, tous du même niveau d’éducation, la FAO, tous d’une alimentation correcte.
En produisant des projections de population, les Nations unies ne sont donc pas une institution scientifique mais une organisation à la fois juge et partie, ce qui porte atteinte à la crédibilité de leur travail. Ce caractère politique est incarné physiquement par une Commission de la population comprenant les représentants de nombreux États, chargée de superviser les travaux de la DPNU. Des négociations ont alors lieu avec certains pays pour établir les hypothèses d’évolution de la mortalité et de la fécondité. On en trouve des indices dans les projections, faute de pouvoir en connaître les dessous diplomatiques. Ainsi, la remontée de la fécondité en Russie en 2100 (1,79) par rapport à son point de départ en 2021 (1,49) est nettement plus importante que dans les pays occidentaux et de l’ancien bloc de l’Est dans la même situation. On voit sur la figure 2 que le point qui correspond à la Russie est très éloigné du nuage. Autre exemple, l’approche prudente du couple Chine/États-Unis. S’il n’y avait qu’une seule projection de référence, la disproportion des populations des deux empires rivaux serait flagrante. Elle est en partie réduite au moyen de deux autres projections dites « haute » et « basse », dans lesquelles les niveaux de fécondité sont respectivement plus élevés et plus bas. Dans la projection haute, la Chine termine en 2100 avec 1,15 milliard d’habitants et les États-Unis avec 543 millions. Dans la projection basse, la Chine est à 494 millions et les États-Unis à 280 millions. Mais rien ne dit que les deux pays suivront ensemble soit la projection haute, soit la basse. Or, si la Chine suit la basse et que les États-Unis suivent la haute, ces derniers deviendront plus peuplés qu’elle en 2100.
D’autres bizarreries restent énigmatiques, car on ne voit pas bien à quelle raison politique elles obéissent : par exemple, en 2100, l’entité qui aura la plus forte fécondité des deux Amériques sera la Guyane française ; ou encore, les dix pays africains dont la fécondité dépassera en 2100 le seuil de remplacement sont tous francophones (dans l’ordre : Niger, Bénin, Côte d’Ivoire, Sénégal, Togo, Mayotte, Tchad, RDC, Congo, Cameroun). S’agit-il du natalisme français déteignant sur ses anciennes colonies ? D’une interprétation par les chercheurs de la DPNU, en majorité anglo-saxons, de ce natalisme auquel ils sont en général opposés ?
Ce qui précède pousse à préférer les travaux de l’IIASA à ceux des Nations unies, donc la probabilité d’une diminution de la population mondiale assez prochainement. La théorie de la transition démographique qui inspire la DPNU est une simple description reposant sur une évidence. Dans une société traditionnelle, la mortalité équilibre la fécondité. Si la mortalité diminue, la population s’accroît, mais cela ne peut pas durer indéfiniment. Donc, tôt ou tard, la fécondité baisse et l’équilibre est restauré. L’IIASA suit plutôt l’approche économique et psychologique développée par le Prix Nobel d’économie Gary Becker dans son traité sur la famille 7. Celui-ci oppose quantité et qualité des enfants. En éduquant leur enfant, les parents effectuent un investissement. Plus ils y consacrent de ressources, plus l’enfant pourra atteindre une position sociale élevée. Le coût de l’éducation limite donc le nombre d’enfants que le couple souhaite avoir. Si dans une société traditionnelle l’enfant est rapidement rentable économiquement, dans une société avancée il est à la charge de ses parents durant ses études. Le coût particulièrement élevé de celles-ci est la raison principale de la faible fécondité, notamment en Extrême-Orient. La théorie de Becker rend aussi compte de la plus forte fécondité des classes populaires, comparées aux classes moyennes et supérieures préoccupées par l’éducation de leur descendance – un fait universellement constaté. La montée de l’éducation, en partie liée à celle de l’urbanisation, laisse prévoir une baisse assez rapide de la fécondité là où elle est encore élevée.
D’autant que désormais la fécondité ne dépasse 3 enfants par femme que dans peu de régions : cinq pays en Asie, aucun en Europe ni en Amérique (si on excepte le cas de la Guyane française). Seule l’Afrique subsaharienne résiste encore à la baisse, avec plus de 5 enfants par femme au Sahel, au Nigeria et au voisinage de l’équateur. Aujourd’hui, le quart de la croissance démographique du monde se produit dans cette zone. Et, en 2050, ce sera les trois quarts, selon la projection moyenne des Nations unies. En revanche, les pays les plus peuplés sont presque tous passés au-dessous du seuil de renouvellement de 2,08 enfants par femme. En 2021, la Chine est à 1,16, l’Inde à 2,03, le Brésil à 1,64, les États-Unis à 1,66.
L’ampleur et la rapidité de la baisse dans ces grands pays ont sans doute poussé la DPNU à l’étendre aux pays africains par une sorte de contagion. Cela s’est réellement passé, par exemple, dans les pays du golfe de Guinée, mais pas au Sahel ni au centre de l’Afrique. Alors qu’en 1992 les Nations unies prévoyaient 3 millions d’enfants de moins de 5 ans en 2021 au Niger, on en a compté 5 millions, soit 66 % de plus. Même chose au Tchad, où les 1,7 million d’enfants escomptés ont finalement été 3,2 millions, et en RDC, où les 14,7 millions projetés sont devenus 17,7 millions.
Certes, l’éducation et l’urbanisation n’ont pas progressé autant que prévu dans ces pays, mais un autre facteur prend une importance croissante, et il est politique. La liste des six pays africains où les femmes ont encore en moyenne au moins 6 enfants est en effet éloquente. Dans l’ordre : Niger, Somalie, Tchad, RDC, République centrafricaine et Mali, soit six pays qui sont le théâtre de guerres civiles, menées par des groupes islamiques au Sahel et en Somalie, par des bandes ethniques en RDC et en République centrafricaine. Les troubles perturbent le système de santé et l’accès à la contraception. Plus gravement, ils soumettent les femmes aux exactions des miliciens. De plus en plus souvent, les écoles pour filles sont l’objet d’attaques. Boko Haram signifie « livre interdit ». Pour maintenir la domination patriarcale et sa conséquence, la fécondité élevée qui leur procurera des recrues et de la main-d’œuvre, les groupes fondamentalistes inversent le raisonnement tenu pour la baisse de la fécondité en s’opposant à la ville et surtout à l’éducation des filles.
Cette situation n’est pas particulière à une portion de l’Afrique mais prévaut aussi en Asie, où les cinq pays ayant la plus forte fécondité sont, dans l’ordre : Afghanistan, Yémen, Palestine, Irak et Pakistan. En dehors de ces derniers, plus aucun pays n’a une fécondité supérieure à 3 enfants par femme (si l’on excepte le petit Timor-Oriental, à 3,15). Or ces cinq pays sont confrontés à des troubles graves pour des raisons diverses, compromettant la liberté de choix des femmes et l’accès à la contraception. Par exemple, le gouvernement afghan et les partis islamistes du Pakistan s’opposent à l’éducation des femmes – comme au Sahel.
D’habitude, la forte croissance de la population était supposée mener à la surpopulation et à la guerre sous prétexte de recherche d’espace vital. Le sociologue Gaston Bouthoul l’avait théorisé en inventant la polémologie durant l’entre-deux-guerres. Ce schéma est en train de s’inverser. C’est désormais la guerre qui entraîne une forte fécondité, donc la croissance démographique. Tant que les convulsions se limitent au Sahel, à l’Afrique équatoriale et à certains pays du Proche-Orient avec un prolongement vers le Pakistan, l’impact sur la croissance mondiale reste modéré. Les onze pays subissant ces troubles politiques totalisent, en 2021, 25 millions de naissances sur 134 millions à l’échelle de la planète. Mais, avec la crise mondiale qui se profile et la désertification du Sahel, les voisins sont menacés. Boko Haram est installé dans le nord du Nigeria, les groupes affiliés à Al-Qaïda font des incursions dans le nord du Togo, du Bénin et de la Côte d’Ivoire. Ils s’étendent sur une large portion du Burkina Faso et effectuent des raids dans le nord du Cameroun.
Le résultat de la discussion qui tendait à privilégier la baisse de la population mondiale un peu avant 2070, défendue par l’IIASA, sur celle à partir de 2086, calculée par la DPNU, risque d’être remis en cause par des troubles politiques. Il ne s’agit plus de choisir entre la théorie de la transition démographique et l’économie de la famille selon Becker, mais de tenir compte des conflits intérieurs et extérieurs. Au cas où ils s’amplifieraient, la fécondité cesserait de baisser dans les régions perturbées et la croissance démographique se poursuivrait, mais sans doute pour peu de temps, car la désorganisation de la vie civile accroîtrait bientôt la mortalité. On retrouve ainsi l’alternative posée par Malthus : pour limiter la croissance démographique, il faut soit diminuer la fécondité par « contrainte morale », recommandait-il, soit être victime de la mortalité.
— Le démographe Hervé Le Bras, membre de notre comité éditorial, a écrit cet article pour Books.
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