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Nadejda Andreïevna Dourova – ce nom, même ceux qui n’ont pas lu Cavalière du tsar 1 le connaissent. Aussi appelée Alexandre Andreïevitch Alexandrov, officier de l’armée impériale russe engagé dans les combats de la guerre patriotique de 1812 contre les troupes de Napoléon, Dourova est l’un des personnages féminins de l’histoire russe ayant inspiré le plus de légendes. Dès l’origine, l’auteure a été assimilée à l’héroïne de son livre, longtemps demeuré la source quasi unique d’informations sur sa vie. Ekaterina Nekrassova, qui a publié plusieurs essais sur les écrivaines du XIXe siècle, assure qu’il comporte « peu de fiction. L’auteure y relate essentiellement ce qui lui est arrivé : ces Mémoires constituent une magnifique autobiographie égrainant lieux, noms et événements ». Nekrassova ne met pas en doute ce qui est raconté et y voit un matériau où il est commode d’aller puiser, permettant de présenter Nadejda Dourova sous différents aspects, au choix : la patriote, combattante des campagnes contre Napoléon ; l’aventurière, qui s’enrôle dans l’armée pour retrouver celui qu’elle aime ; ou encore Alexandre Andreïevitch Alexandrov, trans et prisonnier de son genre.  

L’ouvrage d’Elena Prikaztchikova, docteure en philologie, aborde la vie et l’œuvre de Nadejda Dourova comme un tout et tente de dissiper les légendes forgées autour de celle que l’on surnommait « la demoiselle-cavalier ». L’un des mythes les plus coriaces, qu’elle a bâti elle-même, est celui du rejet dont sa mère (qu’elle ne nomme d’ailleurs pas une seule fois dans ses Mémoires) aurait fait preuve à son égard : « Dourova insiste beaucoup sur la surveillance stricte et permanente exercée par sa mère, qui ne lui aurait autorisé aucun des “plaisirs de la jeunesse” », écrit l’universitaire. Or, en se plongeant dans l’histoire familiale, elle découvre que cette mère était une « beauté petite-russienne 2 qui avait, par amour pour un officier ni riche ni noble [Andreï Dourov], tourné le dos à une existence privilégiée, comblée d’honneurs, à l’abri du besoin ». À 16 ans, elle part avec lui, mais ne tarde pas à être déçue par sa nouvelle vie. Après des années d’incessants déplacements au gré des tribulations militaires, le couple s’installe à Sarapoul, ville dont Dourov, désormais retraité de l’armée active, devient le gouverneur. Entre-temps, le caractère de son épouse, souvent malade, qui a vu mourir plusieurs de ses enfants et qu’il a pris l’habitude de tromper, s’est effectivement endurci. Dans ses Mémoires, Nadejda affirme que, jusqu’à l’âge de 6 ans, elle a été confiée à l’ordonnance de son père, un dénommé Astakhov, qu’elle considérait comme son « tonton ». Elle explique ainsi la genèse de cette situation : « Un jour, ma mère se trouvait de fort méchante humeur, je ne l’avais pas laissée dormir de toute la nuit, on s’était mis en marche à l’aube, et maman s’apprêtait à s’endormir dans la voiture quand je me mis de nouveau à pleurer et, malgré tous les efforts de ma nourrice pour me consoler, je hurlai d’heure en heure davantage. Cela passa les bornes de la patience de ma mère : hors d’elle, elle m’arracha des bras de la fille et me jeta par la fenêtre ! Les hussards poussèrent un cri d’effroi, sautèrent de cheval et me relevèrent tout en sang et ne donnant aucun signe de vie ; ils allaient me rapporter à la voiture quand mon père accourut à eux au galop, me prit de leurs mains et, en larmes, me posa en selle contre lui. » 

Selon Prikaztchikova, « c’est à partir de là que la jeune Dourova commencera à acquérir les manières de hussard qui vont tant exaspérer sa mère et contribuer à déterminer sa vie de “demoiselle-cavalier” ». En analysant les documents relatifs à son enfance et en les comparant à ses Mémoires, la chercheuse conclut que « l’on ressent dans ses écrits un désir obstiné de faire converger les faits marquants de sa vie pour qu’ils aboutissent tous à justifier une seule et même décision, celle de son départ pour l’armée. C’est flagrant dans sa manière de décrire ses premières années comme une suite ininterrompue de souffrances imposées par le despotisme de sa mère. » On s’en aperçoit dès les premières lignes de Cavalière du tsar : « Ma mère souhaitait passionnément avoir un fils et durant tout le temps de sa grossesse elle s’abandonna aux rêves les plus flatteurs. “J’aurai un fils, beau comme un amour ! se disait-elle, je l’appellerai Modeste, c’est moi qui le nourrirai, c’est moi qui l’élèverai et lui ferai la classe, et mon fils, mon Modeste adoré, sera la joie et la consolation de toute ma vie...” Ainsi rêvait ma mère, mais le terme approchait […]. On la saigna, et bientôt après je vins au monde, pauvre créature dont la naissance détruisait tous ses rêves et renversait toutes ses espérances. […] Hélas ! ce n’était point un fils beau comme un amour ! c’était une fille, et une fille taillée en géant ! J’étais d’une taille extraordinaire, j’avais d’épais cheveux noirs et je criais à gorge déployée. Ma mère me repoussa et se tourna vers le mur. »

Dans ce passage, Dourova souligne qu’elle n’était pas le garçon tant désiré sans correspondre non plus à ce que devait être une fille, puisqu’elle était beaucoup trop costaude. Elle semble ainsi indiquer que, dès sa naissance, son destin était scellé. Prikaztchikova pointe par ailleurs un détail intéressant : ce qu’elle dit de sa mère n’empêche pas Dourova de la considérer comme une rebelle romantique. « Le récit de son enfance “débute et se clôt sur la révolte d’une femme qui se sauve de la maison familiale”. C’est tout d’abord sa mère qui s’échappe pour unir sa destinée, contre la volonté paternelle, à celle d’Andreï Dourov, et dans un second temps c’est Nadejda Andreïevna elle-même qui s’enfuit pour ne pas subir le sort traditionnellement réservé aux femmes, qui lui fait horreur. » 

La deuxième légende démentie dans le livre est celle qui voudrait que Dourova ait rejoint l’armée pour suivre un iessaoul, capitaine d’un escadron de Cosaques dont elle serait tombée amoureuse. Elle prétend s’être enfuie à l’âge de 16 ans, ce qui ne correspond pas à la réalité. À 16 ans, Dourova mène la vie rangée d’une jeune fille à marier, qui épousera bientôt un certain Vassili Stepanovitch Tchernov, gentilhomme siégeant au tribunal du zemstvo 3 de Sarapoul. Leur fils Ivan voit le jour en 1803, mais « leur union est un échec dès le départ. Tchernov n’est pas du tout celui qu’il a prétendu être auprès de sa future femme. À Sarapoul, redoutant les foudres de son beau-père, il prenait garde à se maîtriser, mais, détaché pour une longue période à Irbit, où son épouse l’a accompagné, il semble avoir décidé de la forcer à une soumission totale. Il est même possible qu’il l’ait battue, comme cela arrive à l’héroïne d’une de ses nouvelles, “Elena, une beauté de la ville de X” [non traduit en français]. [...] Dourova n’a sans doute pas tardé à entrer en guerre contre son époux. » Ce n’est qu’après avoir perdu ses illusions sur ce mariage que la future demoiselle-­cavalier « commence à penser sérieusement à changer d’état-­civil et à mener une existence sociale sous un autre genre ». Le 17 septembre 1806, jour de son 23e anniversaire, elle quitte la maison de ses parents, profitant de la présence aux environs de Sarapoul d’un ­régiment cosaque dépêché pour ­lutter contre des bandes de brigands. Afin de couper court à l’avalanche de rumeurs que sa fuite ne va pas manquer d’engendrer, elle met en scène sa noyade en abandonnant sa robe sur une berge de la Kama. C’est ce départ avec les Cosaques qui a donné lieu à toutes sortes d’hypothèses plus ou moins fantaisistes, dont celle d’une fuite amoureuse.  

Lidée qu’elle s’est engagée dans l’armée par pur sentiment patriotique s’est aussi imposée dans l’imaginaire collectif, mais Prikaztchikova précise qu’il s’agissait surtout d’un amour pour la chose militaire et d’un désenchantement face au type d’existence assigné aux femmes. Dourova a ainsi exploré une voie originale, car il existait d’autres options pour celles qui ne souhaitaient pas se marier et satisfaire les attentes de la société : elles pouvaient soit rester vieilles filles, soit envisager une solution plus radicale et entrer au couvent, comme Lise Kalitine dans Nid de ­gentilhomme, de Tourgueniev 4

Au début de son livre, Dourova s’adresse à ses lectrices, qu’elle plaint : « Vous, jeunes filles de mon âge, vous seules pouvez comprendre mon ravissement. Vous seules pouvez connaître le prix de mon bonheur ! Vous, dont chaque pas est compté, vous à qui l’on défend de parcourir deux toises 5 sans surveillance ni escorte, qui, du berceau à la tombe, vous trouvez en perpétuelle dépendance et sous perpétuelle protection, Dieu sait pour vous défendre de qui et de quoi ! Vous seules, je le répète, pouvez comprendre le sentiment de joie qui emplit mon cœur au spectacle des forêts immenses, des champs à perte de vue, des montagnes, des vallées, des torrents, et à l’idée que je puis courir tous ces lieux sans rendre de comptes à personne ni craindre l’interdiction de la part de quiconque. Je saute de joie en imaginant que jamais plus je n’entendrai dire : “Tu es une fille, reste à la maison. Il n’est point décent que tu partes seule en promenade !” » 

Même de son vivant, on pensait que Dourova n’avait écrit qu’un seul livre, Cavalière du tsar. Il s’agit certes de son œuvre la plus connue, mais elle en a signé d’autres. Ses Mémoires occupent une place à part – due au caractère exceptionnel des événements relatés –, et le fait que Pouchkine en personne ait joué un rôle dans leur publication a assuré leur renommée. Mais, si ce premier ouvrage a suscité un grand intérêt, cela ne lui a pas épargné les critiques, parfois féroces. Ainsi, Denis Davydov 6 « parle de Nadejda Andreïevna, avec un mépris consommé, comme d’une femme ayant osé faire intrusion dans un monde militaire profondément masculin et, pire, ayant osé exprimer ses sentiments, purement féminins, sur ce monde ». Prikaztchikova cite plusieurs de ses remarques qui ne portent pas sur le livre, mais sur la personne même de Nadejda Dourova : « Par la suite [en 1812], je l’ai vue sur le front, dans la garde montée devant l’ennemi, en un mot, dans tout le dur service de l’époque, mais je m’en suis peu occupé, j’avais autre chose à faire que de chercher à distinguer si elle était homme ou femme. » 

La carrière littéraire de Dourova s’est en réalité étalée sur cinq ans : « La première publication d’un extrait de ses Mémoires, portant sur la campagne de Russie, a eu lieu en 1836 dans Sovremennik [“Le contemporain”], la revue littéraire et politique fondée par Alexandre Pouchkine. Ses nouvelles “Le trésor”, “Un coin” et “Iartchouk, le chien qui parlait aux esprits” ont été publiées en 1840 et accueillies par des mots acerbes de Vissarion Bielinski, le grand critique de l’époque ». 

— Maria Nesterenko est une journaliste et philologue spécialisée dans l’histoire de la littérature féminine en Russie. Elle contribue aux sites culturels Gorky et Colta, ainsi qu’aux revues Novy mir et Oktiabr. — Cet article a été publié par le portail Gorky le 16 janvier 2019.
Il a été traduit par Natalie Amargier.

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Le concert donné le 13 juin 1857 au palais de la reine de Tananarive, à Madagascar, aurait difficilement pu être plus bizarre. Une petite Européenne nerveuse était assise à proximité d’une porte donnant sur la cour intérieure ; elle frappait sur un piano pour en tirer une mélodie. La tâche n’était pas aisée : l’instrument était désaccordé, de nombreuses touches étaient bloquées – et la soliste n’avait pas joué depuis plus de trente ans. Elle s’appelait Ida Pfeiffer et n’était pas musicienne, mais c’était probablement la plus célèbre voyageuse de son temps. La reine Ranavalona Ire l’avait invitée à lui jouer quelque chose sur le piano qu’elle avait reçu en cadeau d’un homme d’affaires français. La souveraine était assise bien au-dessus de Pfeiffer, au balcon, et écoutait les fausses notes. Pfeiffer s’efforçait sincèrement d’exécuter des valses et des marches ; malgré sa prestation effroyable, elle fut applaudie. Elle ne pouvait se douter que la reine lui imposerait bientôt un voyage qui n’avait qu’un seul but : la tuer.

Les aventures de Pfeiffer avaient commencé quinze ans plus tôt par un mensonge. Lorsqu’elle avait pris congé de ses parents et amis le 22 mars 1842 à Vienne, sur un quai des bords du Danube, ceux-ci pensaient qu’elle partait rendre visite à une amie à Constantinople. Ils avaient essayé de l’en dissuader, un tel voyage étant jugé indécent et bien trop dangereux pour une femme seule, quand bien même celle-ci aurait, comme Pfeiffer, 44 ans et deux fils adultes. Elle n’avait donc pas révélé sa véritable destination : Jérusalem. Car la Viennoise voulait tout quitter – sa ville, sa société, sa vie.

Enfant déjà, cette fille d’industriel avait ressenti l’appel du large. « Si je croisais une voiture de voyage, je m’arrêtais instinctivement et la suivais des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu, ­écrivit-elle plus tard dans l’un de ses livres. J’enviais même le postillon, car je pensais qu’il avait fait tout le grand voyage. » 1

Il lui fallut toutefois attendre des décennies avant de marcher dans les pas de ses modèles, les grands naturalistes comme Alexander von Humboldt ou les navigateurs comme Fernand de Magellan. Pour la société bourgeoise de l’époque, la femme idéale était une mère au foyer, les cheveux crêpés, qui s’active devant les fourneaux – pas une femme armée d’un pistolet qui se fraye un passage à travers la forêt amazonienne, les cheveux coupés courts pour plus de confort.

Pfeiffer resta quelques jours à Constantinople puis partit pour la Palestine, réalisant ainsi son rêve de fervente chrétienne. À Jérusalem, elle visita tous les sites bibliques, se rendit ensuite à Nazareth, au lac de Tibériade, et poursuivit sa route jusqu’à Damas, Beyrouth, l’Égypte.

Lorsqu’elle revint à Vienne neuf mois plus tard avec une bouteille d’eau du Jourdain et un épais journal de voyage, la brave ménagère était devenue une voyageuse expérimentée qui s’était affirmée au fil de son périple, avait gravi la pyramide de Khéops et appris à monter à cheval toute seule. Au cours des seize années qui suivirent, Pfeiffer allait entrer dans l’Histoire en tant que globe-­trotteuse, traverser cinq continents et parcourir près de 300 000 kilomètres.

À son retour, néanmoins, son ancienne vie eut tôt fait de la rattraper. Un éditeur lui proposa de publier ses notes sous forme de livre, mais elle fit machine arrière peu avant la parution car sa famille, craignant pour sa réputation, exigeait un droit de regard. La femme qui avait pris chaque jour des décisions en toute indépendance devait de nouveau se plier aux directives de son mari, Anton Pfeiffer, dont elle était séparée depuis de nombreuses années après qu’il eut dilapidé l’héritage de son père et sombré dans la dépression.

« Voyage d’une Viennoise en Terre sainte » put finalement paraître en 1844 – avec quelques coupes et sous couvert d’anonymat. Ce n’est que lors de la quatrième édition, en 1856, que Pfeiffer osa mettre son nom sur la couverture. Le livre devint rapidement un best-seller, car l’auteure brillait autant par ses descriptions précises des paysages et des villes que par le récit, plein d’autodérision, de ses tribulations passionnantes et souvent amusantes.

Les cinq ouvrages dans lesquels la Viennoise raconte ses expéditions furent particulièrement bien accueillis par les lectrices. Fascinées, elles la suivaient dans les endroits les plus exotiques, où parfois aucune Européenne n’avait encore mis les pieds. Ces livres rencontrèrent un tel succès qu’ils furent traduits en anglais, en français, en néerlandais, en russe et même en malais. La Viennoise devint l’une des auteures de récits de voyage les plus populaires de son époque – et elle sut en tirer doublement parti.

D’abord, la célébrité lui ouvrit les plus hautes sphères. La Malgache Ranavalona Ire n’était pas la seule à vouloir la rencontrer : plusieurs grands de ce monde la reçurent, comme la reine de Suède, Desideria, ou le couple royal prussien, Frédéric-Guillaume IV et Élisabeth. Lorsqu’elle était en voyage, d’autres personnalités pourtant moins haut placées jouèrent des rôles encore plus importants : gouverneurs, consuls et autres notables lui procurèrent plus d’une fois un hébergement grâce à leurs lettres de recommandation et lui permirent d’accéder à des zones dangereuses en bénéficiant d’une certaine sécurité. 

Pour Pfeiffer, ses livres représentaient en outre une importante source de revenus, susceptible de couvrir une grande partie de ses frais de voyage. Les notes qu’elle prenait en route étaient donc sa plus grande richesse ; c’est pourquoi elle les envoyait parfois chez elle avant d’entamer une étape risquée. Lorsque, après son premier tour du monde, une partie de celles-ci tardèrent à arriver à Vienne, elle les guetta fébrilement. « Les feuillets sur l’ensemble de mon voyage en Inde ont disparu. On envoie des avis de recherche de la part de tous les ministères », écrivit-elle à une connaissance en 1849. Ce n’est qu’au bout d’un an et demi que les notes arrivèrent enfin. Pfeiffer put publier son livre et payer ses dettes.

Si l’aventurière était célèbre pour ses écrits, elle faisait aussi sensation en raison d’une autre passion, tout aussi inhabituelle chez une femme de l’époque : sa collection d’objets ethnologiques et de produits naturels exotiques. Plantes, crabes, insectes, mollusques – rien n’échappait à Ida Pfeiffer. Elle prélevait et conservait tout ce qu’elle trouvait grâce aux techniques qu’elle avait apprises au cabinet des sciences naturelles de la cour impériale et royale de Vienne.

La voyageuse vendit un grand nombre de ses trouvailles à des musées d’Europe, remplissant ainsi sa tirelire en prévision de futurs voyages. À l’issue de son deuxième tour du monde, elle avait déjà livré environ 2 500 objets au cabinet des sciences naturelles de la Cour. Ce qu’elle ne vendait pas, elle l’exposait dans un cabinet de curiosités privé qu’elle avait ouvert à Vienne « pour tous les curieux et les scientifiques ». Les visiteurs pouvaient par exemple frissonner devant un panier tapissé de cheveux humains – l’œuvre des Dayaks de Bornéo qui y avaient transporté la tête coupée d’une victime sacrificielle.

Pfeiffer n’aurait jamais osé se présenter comme naturaliste : elle ne disposait pas des bases scientifiques nécessaires. Et pourtant, elle a reçu les éloges de beaucoup de grands noms de ce domaine. Même le grand Alexander von Humboldt se serait plusieurs fois exclamé : « Vous avez réalisé des choses incroyables ! » lorsqu’elle lui raconta, à Berlin, son premier voyage autour du monde. En témoignage de sa reconnaissance, le savant lui dédia plus tard le quatrième volume de son Cosmos, une description des phénomènes physiques de l’Univers, et se démena pour que Pfeiffer soit la première femme à être nommée membre honoraire de la Société de géographie de Berlin.

Ce qui liait la ménagère viennoise à Humboldt et à d’autres explorateurs, c’était une insatiable curiosité de l’ailleurs : les paysages, les animaux, les hommes, les cultures. Rien ou presque de ce qui lui était étranger ne lui semblait inintéressant. Chutes d’eau ou déserts, hôpitaux ou prisons, mines de diamants ou de n’importe quoi d’autre : Ida Pfeiffer voulait tout voir – et allait parfois un peu trop loin.

À Jaffa, poussée par la curiosité, elle pénétra dans une maison où quelqu’un venait de mourir pour pouvoir observer les pleureuses ; sur l’île indoné­sienne de Céram, elle encouragea le rajah à « recourir à la force » pour faire sortir de leurs huttes les habitants d’un village de chasseurs de têtes et ainsi jeter un coup d’œil sur ces êtres farouches. Elle se promena ensuite comme si de rien n’était dans leurs habitations. « Les enfants se mirent à fuir en criant et en poussant des hurlements, comme si on en eût voulu à leur vie. Les filles adultes elles-mêmes ne me tendirent la main en signe de salut que sur les encouragements réitérés du rajah », ­nota-t-elle 2. Elle attribua ces réactions à la peur d’une attaque ennemie et non à son attitude intrusive.

Pfeiffer, en revanche, supportait mal que des étrangers s’approchent trop près d’elle. Lorsque des femmes d’un village près de Kirkouk, dans l’Irak actuel, l’examinèrent avec curiosité et tâtèrent ses vêtements, elle obtint qu’on la laisse tranquille par un « acte d’autorité ». « J’en saisis une vivement par le bras et, lui ­faisant faire un demi-tour sur elle-même, je la mis si vite à la porte qu’elle se trouva dehors avant qu’elle eût eu le temps de se reconnaître. Je fis comprendre aux autres que pareille chose les attendait », relata-t-elle 3.

Si l’Autrichienne aimait découvrir les pays lointains, elle n’en évaluait pas moins les individus et les cultures locales à l’aune des critères européens – et son jugement était souvent impitoyable. Il n’était pas rare qu’elle trouve laide l’apparence des étrangers ; ses vertus cardinales qu’étaient le travail, l’économie et la propreté lui manquaient quand elle était loin de chez elle.

Elle fronçait par exemple le nez – sans doute un peu par jalousie – devant la prétendue paresse des habitants de Tahiti, qui, grâce à l’abondance de fruits délicieux et de cochons apprivoisés, n’avaient rien d’autre à faire que de cueillir les uns et d’abattre les autres. Notre prude catholique était encore plus dérangée par la morale sexuelle décontractée des insulaires, en particulier des femmes. « Tant qu’une fille n’est pas mariée, elle vit d’une manière tout à fait dissolue, et, même mariées, les femmes ne passent pas pour être des épouses fidèles », peut-on lire dans le récit de son premier tour du monde.

Mais, bien que Pfeiffer se soit généralement adressée aux autochtones avec ce sentiment de supériorité propre aux Européens cultivés et qu’elle les ait souvent traités avec condescendance, elle ne montra aucune complaisance envers le racisme d’État tel qu’elle le vit pratiqué aux États-Unis. Confrontée à des comportements choquants dans les salles de jeux et les diligences du pays, elle demanda de manière rhétorique « s’il fallait juger les hommes d’après la couleur de leur peau ou bien d’après leur conduite ».

De même, la visiteuse n’avait de cesse de critiquer les régimes coloniaux qui réduisaient les autochtones en esclavage et exploitaient les ressources locales. « Je suis convaincue qu’il n’y a pas eu jusqu’à présent un seul gouvernement qui ait pris possession d’un pays dans le but philanthropique de faire le bonheur d’un peuple soumis à son pouvoir… La seule question a été et sera toujours : “Quelle utilité peut-on retirer du pays et de ses habitants ?” » écrivit-elle au cours de son second voyage autour du monde. D’un autre côté, la voyageuse a volontiers fait appel aux officiers coloniaux, qui l’ont souvent accueillie chez eux ou lui ont trouvé une auberge, ou encore fourni des chevaux, des chameaux, des bateaux et parfois une escorte.

Pfeiffer comptait sur une aide similaire en 1857, lorsqu’elle entreprit son dernier grand voyage à Madagascar. Elle avait tenu à se rendre sur cette île, située au sud-est de l’Afrique, entre autres parce qu’elle abritait une faune et une flore magnifiques. Humboldt et d’autres l’avaient pourtant mise en garde avec insistance : la situation politique du pays était trop dangereuse. La reine conservatrice Ranavalona Ire avait chassé les commerçants et les missionnaires européens, interdit le christianisme et instauré sur l’île un régime de terreur. Un certain M. Lambert, homme d’affaires français, avait malgré tout réussi à obtenir une audience auprès de Ranavalona Ire – pour lui et pour Ida Pfeiffer. C’est ce même Lambert qui avait autrefois offert à la reine le fameux piano. Au cours du voyage, Pfeiffer découvrit le projet du Français : renverser la reine avec l’aide du fils de celle-ci, Radama. Le coup d’État devait avoir lieu quelques jours après le concert, mais le complot échoua. « Si la malheureuse conjuration n’était pas venue se jeter à la traverse, j’aurais peut-être eu le bonheur de devenir la pianiste en titre de Sa Majesté la reine de Madagascar ! » nota Pfeiffer, pince-sans-rire 4. Or, parce qu’elle avait accompagné Lambert, voilà qu’elle se retrouvait en danger de mort. 

Au lieu de les exécuter sur-le-champ, la reine bannit les Européens et leur ordonna de regagner la ville portuaire de Tamatave, où ils embarqueraient à bord d’un bateau. Depuis leur arrivée sur l’île, Pfeiffer et Lambert souffraient tous deux de violentes poussées de fièvre ; la longue et pénible marche qui les attendait devrait les achever lentement et douloureusement, espérait Ranavalona Ire.

Pendant cinquante-trois jours, les condamnés se traînèrent à travers les marécages de la forêt tropicale en faisant de nombreux détours, sous haute surveillance et régulièrement secoués par des accès de ­fièvre. « Nous arrivâmes à Tamatave. Malgré la fièvre, nous n’avions ainsi, ni M. Lambert ni moi, donné à la reine Ranavalona le plaisir de nous voir mourir », écrivit Pfeiffer.

Il fallut encore presque un an à la Viennoise pour atteindre sa ville natale, le 15 septembre 1858. Elle y mourut peu après, à l’âge de 61 ans, probablement des suites du paludisme qu’elle avait dû attraper autrefois en Asie du Sud-Est.

Le cimetière Sankt Marx ne fut pourtant pas sa destination finale. En 1892, sur proposition de l’Association pour l’éducation des femmes, la dépouille de l’aventurière légendaire fut transférée au cimetière central de Vienne et placée dans une tombe d’honneur – une première pour une femme. Ce fut le tout dernier voyage d’Ida Pfeiffer. 

— Torben Müller est un journaliste allemand qui a notamment collaboré aux magazines Stern, Geo et Brand eins. — Cet article a été publié dans
le supplément Histoire du Spiegel le 26 juillet 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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N’en déplaise aux éditeurs bichonnant déjà leurs poulains de la rentrée, aux auteurs qui rêveront de prix littéraires tout l’été, comme à « celles-et-ceux » désormais si chatouilleux sur le chapitre de la correction politico-morale : hélas pour eux, il y a de fortes chances pour que Guerre – à moins qu’il ne soit détrôné par Londres, le second inédit de Céline qui paraîtra en octobre – soit d’ores et déjà le meilleur roman de l’année. 

J’avoue que la lecture de ce premier jet de 250 feuillets – autant dire un brouillon – m’a stupéfiée tant je l’ai trouvé, malgré ses quelques répétitions et maladresses bien compréhensibles, surpuissant par ses trouvailles d’instinct et son sens inné du rythme. Un exemple ? « C’est un saligaud, toujours saoul d’oubli le passé, un vrai sournois qu’a vomi sur toutes vos vieilles affaires, rangées déjà, empilées c’est-à-dire, dégueulasses, tout au bout râleux des jours, dans votre cercueil à vous-même, mort hypocrite. » Un autre ? « J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. Passons. »

Tout a été dit de la rocambolesque saga des 5 300 feuillets disparus en 1944, ­réapparus en 2005 et vendus à Gallimard par les héritiers de Céline en 2021. Rumeurs, imbroglio juridique, gros sous : ce vernis « spectaculaire » de l’affaire permit aux médias de toute obédience d’en faire leurs choux gras, tout en laissant croire qu’ils se passionnaient pour la résurrection d’un manuscrit tellement « capital » d’un écrivain tellement « important », sans jamais expliquer en quoi ces épithètes s’appliquaient. Par ­ailleurs, l’inévitable promo de cet increvable « salopard antisémite », de ce « collabo raciste et misogyne » usant des mots « nègre » et « bicot », « pouffiasse » et « grognasse », donna lieu à de savoureux tortillements d’embarras devant ce nouveau paradoxe embêtant. Quoi ? Ce qu’il est désormais interdit d’écrire et de publier peut se lire fraîchement sorti des presses, tiré à 80 000 exemplaires, et de surcroît sans censure ? Décidément, on vit une époque formidable de tartufferie.

Plus sérieusement, lisant les journaux et écoutant la radio, j’ai eu l’impression d’assister à un remake affadi de la réception critique de Voyage au bout de la nuit (Denoël et Steele, 1932). D’autant que, écrit en 1933-1934, Guerre le prolonge dans son constat halluciné de l’aliénation humaine et par sa défense bec et ongles de la part maudite. Je m’explique : aujourd’hui comme hier, la communauté veut lire chez Céline une dénonciation de l’angoisse, de la souffrance, de l’horreur bouchère de la guerre – cette « saloperie d’aventure », comme il dit. Une obsession de la mort, aussi. Et du sexe, bien sûr. Mais sans jamais comprendre que, si Céline est irrécupérable, et même impardonnable, ce n’est pas en raison d’un tempérament ­personnel aimanté par la noirceur, le cynisme et tout le clavier des mauvais sentiments, mais parce que sa littérature ravage toute idée de communauté, défrise toute illusion à son sujet, fracasse toutes les valeurs dont elle se berce. Poilus rescapés des tranchées, gradés, médecins, parents du narrateur de Guerre : tous se mentent et se mentiront, indécrottables refouleurs de réalité et de négativité. Seule trouée possible dans l’escroquerie des propagandes ? Le corps des femmes (en l’occurrence, ceux d’une infirmière nymphomane et d’une prostituée démoniaque), prétexte à des scènes d’une telle crudité lubrique qu’aucun média ne les a citées, soi-disant pour ne pas offenser la pudeur publique, alors que, par son refus d’idéaliser le sexuel (ce que la communauté nomme « l’amour »), Céline fait son vrai « salut ». « Je devais plus rien à l’humanité, du moins celle qu’on croit quand on a vingt ans avec des scrupules gros comme des cafards qui rôdent entre tous les esprits et les choses. » Les esprits, les choses : matière et sujet de toute littérature.   

— Cécile Guilbert est essayiste et romancière. Son dernier livre, Roue libre (Flammarion, 2020), a reçu le Grand Prix de la critique de l’Académie française.

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Ah, enfin l’été. Or qui dit été dit vacances, et donc – vous n’y couperez pas – photos de vacances. Les plus de 20 ans se souviennent forcément de l’excitation qui précédait le développement d’une pellicule, avant de découvrir dans une pochette Kodak ­l’accumulation de paysages mal cadrés, de vêtements à fleurs, de coups de soleil et de sourires crispés. À l’heure du numérique et des réseaux sociaux, les règles ont changé. Pour le dire rapidement, les photos de vacances se sont professionnalisées. D’abord parce que, à l’ère d’Instagram, une grande partie d’entre elles sont désormais destinées à un public susceptible de « liker » ces publications estivales. Ensuite parce qu’une poignée d’individus – désignés dans le langage courant par le terme « influenceurs » – ont transformé leur mise en scène en activité lucrative afin de constituer une base croissante d’abonnés à monétiser. Dans cette optique, tout compte : la lumière, le cadre, la pose, les accessoires. Or, quel meilleur accessoire qu’un livre ? 

Notre époque a du talent, et elle a par conséquent décidé de répondre à cette ques­tion par un nouveau métier : book stylist, en anglais dans le texte. C’est en mai dernier, dans un article édifiant du New York Times, que j’ai découvert l’existence de ce conseil en image d’un nouveau genre, etles bras m’en sont tombés 1. Alors qu’ils roulaient sur le sol de mon appartement, j’ai appris dans ce même papier que, pour un ticket allant de 500 à 200 000 dollars (j’imagine que tout dépend de la taille de votre salon), vous pouvez désormais faire appel à un couple de stylistes de bibliothèque new-yorkais pour harmoniser vos livres à la décoration de votre intérieur. On savait déjà que certains oligarques étaient susceptibles de commander à des libraires des ouvrages au poids, voire au mètre. Ils pourront désormais aller au bout de leur logique en proposant à leurs invités une splendide bibliothèque d’apparat, dont les couleurs s’accorderont de surcroît à un mobilier hors de prix. Mais revenons à nos book stylists. Sur un yacht, à la sortie d’un défilé de mode ou sur une plage paradisiaque, leur mission est simple : permettre à leurs clients de glaner un peu de capital symbolique tout en complétant leur tenue. La cible ? Des mannequins paparazzables et des influenceurs en vacances sponsorisées, dont chaque publication est scrutée par des millions de personnes. 

Dans l’une de ses plus célèbres mythologies, intitulée « L’écrivain en vacances », Roland Barthes consacrait quelques pages à un reportage photo du Figaro présentant des plumes célèbres en villégiature 2. Avec la publication de ces images dans un journal à grand tirage, il s’agissait selon lui de « joindre au loisir banal le prestige d’une vocation que rien ne peut arrêter ni dégrader ». Aujourd’hui, la logique est à la fois comparable et inversée. Si « Gide lisait du Bossuet en descendant le Congo », le mannequin Gigi Hadid lisait peut-être du Camus sur une plage de Cabo. Car, ici, peu importe que le livre mis en avant soit lu, il sera vu, et le monde de l’édition ne crachera pas sur cette possibilité de doper les ventes. À ceux qui seraient tentés de pousser des cris d’orfraie face à cette tendance qui va à l’encontre de la sacralité de l’écrit et de l’intimité de la lecture, une jeune consultante interviewée par le New York Times oppose : « On peut toujours se moquer et se demander si ces personnes lisent réellement ces livres ou si elles se contentent de se faire photographier avec. Personnellement, j’adore lire, et je m’en fiche. Au lieu de faire semblant de lire, elles pourraient tout aussi bien ne pas lire, et par-dessus le marché ne jamais parler de livres à qui que ce soit. » Et d’ajouter, évoquant les nouvelles rentrées d’argent possibles pour les éditeurs : « Vous pouvez poser la question à n’importe quel auteur : ils souhaitent tous être lus, mais ce qu’ils veulent avant tout c’est pouvoir continuer à écrire. » Malheureusement, à cela il n’y a rien à redire.  

— Floriane Zaslavsky est sociologue. Elle a publié avec la journaliste Célia Héron Dernier Brunch avant la fin du monde (Arkhê Éditions, 2020).

[post_title] => Le livre : votre accessoire de l’été [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-livre-votre-accessoire-de-lete [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:23:11 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:23:11 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=119996 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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À quoi pourrait bien servir un débat si ce n’est à permettre aux contradicteurs et à leurs auditeurs de se rapprocher de la vérité ? Hélas, dans les faits, nos débats, et en particulier les débats politiques, semblent ne mener nulle part et laissent le plus souvent toutes les parties insatisfaites, à grand renfort de « Je ne vous ai pas interrompu », ou du plus pénible encore « Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! ». 

À suivre les controverses politiques et sociales, on pourrait en effet avoir l’impression que personne n’a jamais dit ce qu’on lui fait dire, et c’est peut-être là un problème au cœur de nos difficultés à discuter et à nous entendre. La charge porte même un nom en rhétorique, c’est le fameux « argument de l’homme de paille ». La technique consiste à déformer l’argument d’un opposant afin d’en faire un propos faible ou ridicule, évidemment plus facile à réfuter. Tous les manuels de logique, d’argumentation et d’éducation à l’esprit critique tancent ce stratagème, jugé irrationnel, malhonnête et improductif. Et pourtant, il est omniprésent : nous passons un temps fou à disqualifier des idées qui ne sont soutenues et avancées par personne. Il est peut-être temps de se demander pourquoi !

Les philosophes Scott Aikin et John Casey, respectivement de l’université Vanderbilt et de la Northeastern Illinois University (NEIU), aux États-Unis, se sont récemment attelés au problème dans un livre entièrement consacré à « l’homme de paille » 1. Il en ressort une analyse étonnamment complexe : il semble, ironiquement, que l’homme de paille ait été assez mal caractérisé jusqu’à présent. 

Les gens se plaignent fréquemment que leurs propos ont été déformés, sortis de leur contexte, tronqués ou même inventés de toutes pièces. L’homme de paille prend donc déjà plusieurs formes, qui peuvent aller de la légère altération d’un argument à sa fabrication complète, d’où les répliques variées qu’il suscite : « Ce n’est pas ce que j’ai dit ! », « Vous m’avez mal compris ! », « Je n’ai jamais dit ça ! ». Pourtant, ce n’est pas dans la méreprésentation d’un argument que réside le caractère fallacieux de l’homme de paille. Il est en effet légitime, et même nécessaire, de reformuler, compléter, résumer ou recadrer les arguments d’autrui dans un débat, et cela peut même aider à mieux s’accorder. Les hommes de paille, d’autre part, sont inévitables quand on présente des idées complexes, quand on choisit un angle particulier ou quand on s’efforce d’être didactique.

Quel est le problème, alors ? Toute la perversité de l’homme de paille réside dans sa fonction méta-argumentative. Il est fallacieux dans le sens où il présente l’adversaire comme plus mauvais qu’il ne l’est réellement, ce qui permet de clore le débat prématurément. Il s’adresse d’ailleurs rarement à la personne ciblée, qui perçoit naturellement que les propos qu’on lui présente ne sont pas les siens, ce qui le rend immédiatement inefficace (à moins, comme le font les manipulateurs, de convaincre la personne qu’elle a dit ce qu’elle n’a pas dit). Un homme de paille sert essentiellement à signifier au public, et en particulier à un public déjà acquis à notre cause, que nos adversaires ont des arguments tellement grotesques et honteux qu’ils ne méritent même pas d’être discutés. On coupe ainsi court à la discussion raisonnée, dans la mesure où « on ne discute pas » avec des gens aussi bornés et immoraux.

L’homme de paille ne déforme pas simplement un argument, il disqualifie l’orateur et ferme donc la discussion. Mais on peut aussi s’auto-empailler ! Celui qui s’écrie « Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! » a très bien pu dire ce qu’on lui fait dire, et c’est alors lui qui produit un homme de paille en se présentant comme un homme de paille... Et il en va ainsi de la majorité de nos débats, qui tardent rarement à devenir des méta­débats où des hommes de paille s’éventrent mutuellement, sans espoir d’avancer vers la vérité. 

— Sebastian Dieguez est chercheur en neurosciences au laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse. Il est l’auteur de Total Bullshit ! Au cœur de la post-vérité (PUF, 2018).

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La bêtise serait responsable de bien plus de dégâts dans l’histoire humaine que toutes les armes et tous les virus réunis. P. 9

La guerre est du terrorisme autorisé. P. 10

Les hashashin étaient les premiers terroristes de l’Histoire. P. 19

La plupart des correspondants de guerre souffrent du syndrome de stress post-traumatique. P. 34

Pour un journaliste, comment faire la part entre objectivité et neutralité, entre les faits et la morale ? P. 36

Churchill était favorable à l’emploi du gaz pour mater les tribus rebelles. P. 46

Dans les sociétés latino-américaines du XVIIe siècle, les hommes qui s’habillaient en femme pouvaient être accusés de sodomie, un crime passible du bûcher. P. 54

Dans la Tchoukotka sibérienne, il peut neiger à la mi-août. P. 55

L’Afghanistan entretenait des relations étroites avec le régime hitlérien. P. 79

On vit une époque formidable de tartufferie. P. 83

Nous passons un temps fou à disqualifier des idées qui ne sont avancées par personne. P. 87

La coexistence de plusieurs talents a tendance à créer des synergies, l’un étayant l’autre. P. 97

L’historien attrape le type de faits qu’il recherche. P. 98

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Amis de la ligne claire, du ­réalisme et des histoires tirées au cordeau, passez votre chemin. Le monde mis en scène ici est peuplé de légendes, de démons, de figures héroïques, de champignons géants et d’une épée magique. Le récit emprunte tout à la fois aux contes de notre enfance – l’épée du roi Arthur – et aux créations audiovisuelles : ainsi du personnage du « héros », peau bleue et oreilles pointues, qu’on pourrait croire sorti d’Avatar, le film de James Cameron ; ainsi du château du Royaume du Nord, où l’héroïne est envoyée en mission, qui évoque la série Game of Thrones.

En quelques mots : Ania, la fille adoptive d’une reine qui concentre tous les pouvoirs (magiques), est destinée à lui succéder. Ce n’est pas une gentille princesse mais une fille au caractère bien trempé – comme l’acier de l’épée qui donne son titre à l’album. La souveraine a pourtant une nombreuse descendance officielle, dont des fils prêts à dégainer leur couteau pour se faire une place. Mais les apparitions masculines sont rares et brèves dans ce récit – et généralement négatives. 

La légende fondatrice du royaume veut qu’« il y a très, très longtemps, les jumeaux héritiers du trône se disputèrent une épée qui conférait à celui qui la possédait le pouvoir de gouverner » et que leur violent affrontement réveilla un puissant démon qui sema la destruction et la désolation. Mais, à peine avancé, ce récit est remis en cause par Ania : elle n’en croit pas un mot, forte de l’observation d’une fresque qui orne des ruines où elle trouve souvent refuge, captivée par cette bande dessinée lithographiée. Celle-ci (une « vérité alternative » ?) évoque un héros doté d’une épée magique qui arriva dans le royaume avec la mission de donner à la population des pouvoirs magiques afin de répandre le bien. Mais, pris à partie par le démon, il dut s’enfuir en abandonnant son épée. Le peuple perdit ses pouvoirs magiques, les­quels furent jalousement récupérés par la reine, qui cherche désormais à y initier Ania.

Nous sommes ici typiquement dans une histoire de transmission, de passage à l’âge adulte. Pour parvenir à ce stade, Ania devra perdre une main et affronter un démon – ses démons – selon le schéma classique. Elle ne réussira qu’avec l’aide de sa mère adoptive.

Certes, la structure familiale habituelle des contes de fées – le roi, la reine et un(e) enfant – est un peu chahutée. Ici, uniquement des génitrices : la mère biologique d’Ania et la reine, dont la lignée de rejetons est plus étoffée encore que celle du Petit Poucet (il est d’ailleurs question, au fil du récit, d’une étrange forêt dans laquelle Ania va demeurer pendant des jours et des jours). 

De plus, le héros – le personnage à l’épée magique – n’est pas précisément un modèle du genre : « Il a menti à tout le monde en faisant croire qu’il serait le sauveur pour finalement les abandonner à leur sort », dit de lui Ania à son amie Élisa. Enfin, le démon, quoique fort grand et fort noir, n’est pas vraiment effrayant : sa bouche en zigzag peut presque évoquer le rire, et il ne dévore personne ; seule la reine, qui est elle aussi un personnage complexe, lui abandonnera un bras. Serait-ce une forme de punition pour avoir confisqué tous les pouvoirs à son profit, pouvoirs qu’Ania souhaite partager avec les sujets du royaume ?

La question du pouvoir, de son exercice solitaire, des risques qu’il y a à le partager avec ceux qui pourraient en faire un usage dévoyé traverse en effet le récit. Un récit plein de méandres, parfois un rien nébuleux, qui autorise maintes lectures et interprétations – mais un récit aux tons chatoyants, aux décors foisonnants et saturés de couleurs, qui entraîne son lecteur dans un monde tout à la fois familier et inconnu.

Le conte se termine dans le sud du royaume, là où la terre s’arrête, avec une Ania décidée à se débarrasser d’un passé qui ne la concerne plus. Et où, peut-être, tout peut commencer ou recommencer, comme la dernière planche le laisse imaginer. 

— O. C.

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Dune page à l’autre, entre les bruissements des feuillets lentement tournés, le silence de la lecture se fait de plus en plus pesant pour qui se plonge dans les visions offertes – en noir et blanc ou en couleurs – par ce livre de photos. Calme ici. Là-bas fracas, cris, larmes, douleur, peur et pire : silence de mort. Parfois des rires d’enfants, un geste de résistance, le ronronnement de la vie malgré tout. C’est la guerre, tentaculaire, cacophonique, vue à travers le prisme de huit regards. Tous différents, ils ont cependant un point commun, énoncé dans le titre même de ce livre-catalogue, puissant concentré de l’exposition visible jusqu’au 31 décembre 2022 au musée de la Libération de Paris-musée du général Leclerc-musée Jean Moulin : Femmes photographes de guerre

Elles sont huit, donc, « sélectionnées pour leur travail d’une qualité indiscutable, récompensé par des prix prestigieux, souligne Sylvie Zaidman, directrice du musée et commissaire de l’exposition. Par la force de leurs images, elles ont chacune laissé leur empreinte sur la mémoire des conflits dont elles ont témoigné. » Elles, ce sont Gerda Taro et Lee Miller, nées au tout début du XXe siècle, qui ont rapporté des clichés de la guerre d’Espagne pour l’une et de la fin de la Seconde Guerre mondiale pour l’autre ; Christine Spengler, Françoise Demulder, Catherine Leroy et Susan Meiselas, enfants des années 1940 qui ont fait leurs débuts sur les fronts de la guerre froide – Vietnam, Cuba, Angola, Nicaragua... ; et enfin leurs cadettes Carolyn Cole et Anja Niedringhaus, entrées dans le métier avec les conflits des années 1990 et 2000 – Yougoslavie, Irak, Afghanistan...

Trois générations de femmes photojournalistes, soixante-quinze ans de guerres : le livre, enrichi de biographies, donne à voir l’évolution du statut de ces chasseuses d’images au sein d’un métier qui fut exclusivement masculin jusque dans les années 1920. En 1992 encore, « il aura fallu six semaines à Anja Niedringhaus, et une lettre chaque jour à son chef de la European Pressphoto Agency, pour être enfin autorisée à couvrir la guerre des Balkans », relate l’his­torienne de la photo Anne-Marie Beckmann. 

C’est dire le courage pugnace de ces femmes qui, toutes jeunes, se démènent pour partir témoigner de la guerre, qui connaissent la peur, parfois la détention, les blessures et pire (Gerda Taro et Anja Niedringhaus sont mortes en mission). Il arrive aussi qu’elles doivent batailler pour vendre des clichés qui contrarient les attentes de leur employeur : ainsi l’image devenue iconique de cette Palestinienne implorant un milicien chrétien, prise en 1976 à Beyrouth par Françoise Demulder, a failli ne jamais être publiée ; ou ces photos de Susan Meiselas, critiquée pour son introduction de la couleur. 

« Comment montrer la violence, la sauvagerie, la mort ? Faut-il choisir la crudité, quitte à choquer, ou contourner la brutalité par une approche plus esthétique ? » Ces interrogations, comme le relève Sylvie Zaidman, sont au cœur du travail de ces photographes. Leurs réponses fluctuent car la perception même de la guerre ne cesse d’évoluer. Quand Gerda Taro, en 1937, montre une républicaine espagnole à l’entraînement et quand Lee Miller, en 1944, photographie le calme héroïque des chirurgiens d’un hôpital de campagne, la guerre a un sens. Trente ans plus tard, elle devient, du Vietnam à l’Irak, un objet de révolte, d’empathie pour toutes les victimes militaires et civiles. 

Alors vient la ­question : en quoi le regard d’une femme photographe est-il différent de celui de ses confrères ? Une attention à la souffrance, un refus du spectaculaire, une capacité à suggérer l’horreur, peut-être. Catherine Leroy suit au plus près un GI luttant à chaque pas contre l’enlisement, tandis que Christine Spengler tourne son objectif vers un petit Cambodgien qu’elle a photographié riant aux éclats et qui à présent pleure son père tué. Susan Meiselas, elle, capte au Sal­va­dor les traces de la ­ter­reur semée par les escadrons de la mort. Quant aux deux visages aux yeux clos poudrés de blanc et saisis en gros plan par Carolyn Cole, ils sont admirables, jusqu’à l’instant où l’on comprend que cette image est celle d’un charnier au Liberia.  

— C. Bn.

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Auteur d’une « Histoire de la Russie soviétique de 1917 à 1929 » en 14 volumes, le très britannique Edward H. Carr comparait l’historien à un pêcheur en eaux troubles : « Les faits sont comme des poissons nageant dans un océan aux profondeurs souvent inaccessibles ; ce que l’historien attrape dépend pour une part du hasard, mais surtout de la zone dans laquelle il choisit de pêcher et du matériel qu’il utilise – ces deux facteurs étant bien sûr dé­terminés par le type de poissons qu’il veut attraper. D’une manière générale, l’historien attrape le type de faits qu’il recherche. » 

Les historiens qui prétendent faire œuvre objective seront tentés de rejeter cette vision des choses ou d’en minimiser l’impact. D’autres, au contraire, affichent et revendiquent leur parti pris. Ainsi de Ian Morris, lui aussi britannique. L’auteur de Pourquoi l’Occident domine le monde… pour l’instant 1 prend l’exemple du Brexit pour montrer qu’à l’ère de la mondialisation la géographie continue de jouer un rôle fondamental dans le déroulement de l’Histoire. Il vient de publier un livre au titre un brin provocateur, « La géographie comme destin. La Grande-Bretagne et le monde : dix mille ans d’histoire » 2. Le Brexit, pense-t-il démontrer, est « simplement le dernier coup d’un jeu qui dure depuis huit mille ans ». Il y a déjà eu, d’après lui, une demi-douzaine de Brexit depuis que les îles Britanniques ont pour la première fois « rejoint l’Europe », lors du bien oublié concile de Whitby, en 664. Dans The Times, Simon Jenkins, auteur d’une « Brève histoire de l’Angleterre » 3, applaudit : « Le commerce n’est pas un pacifi­cateur tout-puissant. Les nations comptent. Voyez l’Afghanistan et l’Ukraine. » Mais, sur War on the Rocks, un site texan spécialisé dans les questions de sécurité, un jeune historien de Harvard, Andrew Ehrhardt, remet Ian Morris à sa place : ce dernier se rend coupable de « déterminisme géographique » et de surcroît « tombe dans le piège de l’histoire universelle ». Deux péchés d’un coup pour ce hardi pêcheur, coupable de lancer ses lignes un peu trop loin.

Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage, et dans le monde des historiens il y a de quoi faire. Les déterminismes que l’on prend plaisir à dénoncer sont légion : ici géographiques, là économiques, technologiques, ins­titutionnels, religieux, inégalitaires, environnementaux, climatiques… Autres cas pendables : non seulement l’histoire « universelle », mais l’histoire « globale », la « big history » (dont Ian Morris se réclame également), l’histoire « scientifique », l’histoire « totale », l’histoire « immédiate »... Sans parler de l’histoire ouvertement idéologique, nationaliste, marxiste, décoloniale, révisionniste… et bien sûr de l’histoire populaire, destinée au plus grand nombre. 

Inversant la perspective, Ri­chard Cohen – encore un Anglais – s’emploie à illustrer une forme de déterminisme qui ­sous-tend tous ces partis pris, celle qu’expose la métaphore du pêcheur. Tout historien n’a-t-il pas son prisme déformant, lié à sa propre histoire, à ses racines, à sa personnalité, à ses convictions, à ses préjugés ? Ce qui « détermine » l’historien, écrit Morris, c’est bien « le type de poissons qu’il veut attraper ».

Cette évidence avait déjà été soulignée par Edward Gibbon, l’immortel auteur d’Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain : « Tout homme de génie qui écrit l’Histoire y diffuse, peut-être inconsciemment, le caractère de son propre esprit. » Éditeur, journaliste et essayiste, Cohen n’est pas un universitaire. Il rue dans les brancards sans complexe. Si tout regard d’historien est biaisé (pas forcément pour le pire), pourquoi réserver ce titre aux professionnels ? L’Histoire n’est-elle pas aussi forgée par les romanciers, dramaturges, journalistes, reporters, photographes, peintres, documentaristes, scénaristes et artistes de tout poil ? Et jusqu’aux faussaires, petits maîtres ou chefs d’État ? Laissons aux historiens le privilège de rechercher la rigueur, même illusoire ; et ouvrons largement la porte aux voix susceptibles de nous aider à « sentir », serait-ce à tort, ce qu’il en était de vivre alors.  

— O. P.-V.

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« Je ne connais qu’une preuve de l’existence de Dieu, mais elle est irréfutable : c’est l’existence du substantif allemand Sachlichkeit. Qui peut-il désigner d’autre ? » D. P.

Sachlichkeit est un nom allemand évoquant une faculté d’objectivité, de pragmatisme, de détachement émotionnel qui permet de se concentrer efficacement sur les problèmes à résoudre.

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Existe-t-il dans une langue un mot désignant le bon moment de la journée pour lancer une malédiction ? 

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