Depuis ferklempt (numéro d’octobre 2010), Daniel Pennac a traité gracieusement pour Books cent « mots manquants ». Nous sommes convenus d’un commun accord de nous arrêter là. Dans le prochain numéro, il tirera les leçons (inattendues) de cette expérience.
Le mot annoncé dans notre dernier numéro était pålegg. Il désigne cette institution norvégienne consistant à agrémenter une tranche de pain d’une petite montagne de victuailles. (Contrairement à ce que nous avions suggéré, il ne s’agit jamais d’un sandwich.)
Dans un pays où l’on adore les classements en tout genre et les récompenses, on ne s’étonnera pas de trouver parmi les meilleures ventes de livres les œuvres lauréates des deux principaux prix littéraires – le prix Akutagawa et le prix Naoki. Que ce soit le roman de Takase Junko couronné par le premier ou le recueil de nouvelles de Kubo Misumi primé par le second, les deux ouvrages résonnent l’un comme l’autre avec les préoccupations des Japonais. Ces derniers se montrent beaucoup plus attentifs à leur bien-être personnel alors qu’il y a peu ils faisaient d’abord attention aux autres. Cette évolution fondamentale se retrouve dans l’œuvre de Takase, qui s’intéresse aux rapports entre trois employés issus de la même entreprise. La romancière s’est fait une spécialité de ces histoires où « les humains apparaissent comme effrayants », rappelle Asahi Shimbun, le second quotidien du Japon. Les cinq nouvelles de Kubo Misumi n’échappent pas non plus à la dégradation des rapports humains : ses protagonistes se trouvent dans des situations d’impuissance et de repli sur soi. Mais, comme le souligne Asahi Shimbun, son recueil ne se contente pas d’exprimer la souffrance. « Si nous […] regardons le ciel nocturne, les étoiles scintillent encore et brillent sur nous. Elles nous disent que nous ne sommes pas seuls. Ce livre est comme une étoile pour nous », estime-t-il.
Dans « La vie d’aujourd’hui », la mangaka Masuda Miri, qui se met elle-même en scène, entraîne le lecteur à travers de petits récits dans la profondeur de sa vie intérieure, ce qui fait dire à Asahi Shimbun que son ouvrage est « un croisement entre un essai et un roman, qui donne la sensation de lire de la littérature pure ». À ses yeux, cela explique pourquoi ce manga rencontre un tel succès auprès du public. De la même manière, il est intéressant de noter que les Japonais accordent un réel intérêt aux ouvrages de Higuchi Keiko où elle décrit la « réalité du vieillissement » dont elle fait elle-même l’expérience. Dans un pays où près d’un tiers de la population a plus de 65 ans, l’existence d’un livre de cet acabit revêt « une grande importance », estime le journal. Surtout qu’« il est rare que quelqu’un ayant “l’aura” d’une experte comme Higuchi ose traiter le sujet de manière abordable en dehors du cadre auquel elle appartient » [elle est surtout connue pour son engagement féministe]. C’est là où l’on prend conscience que les lecteurs japonais cherchent des réponses aux profondes transformations de leur société. – Claude Leblanc
Le roman est à la peine, du moins chez les moins jeunes, dit-on. L’âge aidant, avec un cerveau et un emploi du temps sursaturés et un vague sentiment d’urgence, la lecture dite « utile » (essais, histoire, etc.) prend le pas sur celle de plaisir, la fiction notamment, présumée futile. Il existe cependant un moyen de conjuguer accroissement du savoir et divertissement : la lecture de biographies.
Romans et bios sont cousins. Comme le romancier, le biographe doit maîtriser « l’art d’insérer le lecteur dans un univers singulier, dans des esprits étranges et des corps encore plus étranges », dit Lytton Strachey, un des maîtres anglais du genre. Mais si les deux types d’auteurs aspirent à « l’authenticité », le premier se fie à « l’exactitude de sa propre vision », selon la romancière britannique Virginia Woolf, prêchant pour sa paroisse, tandis que le second est assujetti aux documents qu’il a pu dénicher. Résultat : la reine Victoria peinte par Lytton Strachey1 est « solide, réelle, palpable » (c’était à l’époque la reine la mieux documentée de l’Histoire) ; comme héroïne, elle est pourtant « limitée ». Emprisonnée par la masse des faits et des témoignages, la compacte et véridique Victoria n’enflamme pas autant l’imaginaire qu’une figure fictive mais emblématique – Emma Bovary, par exemple.
N’est-ce pas pire encore pour les biographes modernes, submergés d’informations de toute nature et de toute provenance ? Paradoxalement, non. Car leur art s’enrichit d’une nouvelle composante : celle de détecter dans le tsunami de données « le fait créatif, le fait fertile, celui qui suggère et fait naître quelque chose », disait déjà au début du XXe siècle le même Lytton Strachey. Mieux encore, par sa sélection des faits qu’il juge importants, révélateurs ou scandaleux, le biographe témoigne non seulement de son talent et de sa pensée propres, mais aussi de l’environnement moral et politique dans lequel il opère. À la différence des personnages de roman, les héros des biographies sont (souvent) revisités au fil du temps, et les nouveaux regards que l’on porte sur eux disent quelque chose de l’évolution des mœurs. Les premières biographies de l’admirable Thomas Jefferson mentionnaient à peine qu’il avait des centaines d’esclaves, encore moins qu’il avait fait six enfants à l’une d’elles. Aujourd’hui, les statues du contestable Jefferson n’en mènent pas large. « Les faits historiques ne sont pas comme les faits de science, ils sont soumis au changement d’opinion… Voyez comme la vision du sexe a changé sous nos yeux mêmes », note Virginia Woolf avec prescience (que dirait-elle aujourd’hui ?). Les peccadilles d’hier sont les crimes d’aujourd’hui – et vice versa.
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On peut, bien sûr, ne pas aimer – ou mal connaître – les mangas. On peut s’interroger sur la passion des jeunes générations pour ces bandes dessinées peuplées de personnages aux grands yeux adeptes de la bagarre et des arts martiaux. On peut être désorienté par le fait de commencer un album par la fin et de devoir lire les cases de droite à gauche. On peut être hermétique à cet univers souvent réduit par le profane à des titres comme Dragon Ball, One Piece et autres Naruto.
Mais il en est d’autres genres, de tout genre d’ailleurs – même Le Capital de Marx a été adapté en manga ! La Cantine de minuit s’inscrit dans cette veine différente. Une « cantine », donc, comme cadre de l’action. Un lieu sans prétention, au décor minimaliste voire inexistant, fréquenté essentiellement par des habitués. Les tribulations de la vie quotidienne, et en particulier les histoires d’amour, sont à l’honneur, les tracas sont partagés – on parle de fiançailles rompues, de déceptions amoureuses au sein de couples homos ou hétéros, de divorce. On pleure un amour perdu, comme le marin, à l’air bourru mais au cœur tendre, de l’extrait ci-dessous. Tous les protagonistes sont des personnages d’aujourd’hui : hôtesses de bar, masseurs de sauna, tenancières de boîte de nuit, mais également secrétaires, fonctionnaires, scénaristes. On croise même une auteure de mangas d’horreur, une dominatrice d’un club sado-maso et un bonze intérimaire – autant de noctambules familiers de Kabukichô, un quartier chaud de Tokyo où se situe la ruelle qui abrite la cantine.
Si ce petit monde se retrouve dans ce lieu ouvert aux heures les plus noires de la nuit, propices aux confidences, c’est aussi et surtout grâce au chef – un vieil homme qui répond au seul nom de « patron » – et à tous les plats qu’il concocte, déclinant à l’infini les richesses de la cuisine japonaise du quotidien. Officiellement, la carte ne propose que de la soupe miso au porc et du saké, mais il suffit au client de demander et le voilà servi selon ses désirs.
Dans ce 12e opus, l’auteur narre vingt-sept nuits, qui courent de la 310e à la 337e (la première nuit apparaît dans le premier volume, sorti en France en 2017). À chaque nuit son plat – au nom parfois mystérieux, comme l’itawaza (un pâté de poisson) ou le youlinji (des morceaux de poulet frits), parfois plus familier, comme les udon (des pâtes épaisses) à la sauce bolognaise ou le foie de lotte.
Pour qui n’est pas habitué aux bandes dessinées japonaises, sans doute ne convient-il pas de s’attarder sur la simplicité du trait, mais de s’intéresser au contenu de ces historiettes qui forment une véritable chronique sociale. Le « patron » présente chaque nouvel arrivant, par exemple : « Tsakuda était le fils cadet d’une famille de bonzes. Son métier était auteur pour enfants, mais il travaillait aussi comme bonze intérimaire. » Au fil des cases, Tsakuda nous apprendra, tout en se régalant de nouilles sômen, qu’il peut, dans la même journée, s’occuper de funérailles ici, d’une commémoration là, et le soir d’une veillée funèbre ailleurs encore. Au passage, il informe la compagnie qu’il est gay.
Les sujets sont abordés sans tabou, que ce soit la hantise des jeunes femmes de vieillir seules, le manque de confiance en soi, les mariages arrangés ou les divorces. Les échanges sont toujours francs mais jamais brutaux, les situations parfois difficiles mais jamais désespérantes. Il n’est question ni de politique, ni de la situation internationale dans les échanges entre les personnages, dont plusieurs sont récurrents : le vieux monsieur bien mis, l’homme à la casquette adepte des réflexions crues, la fille très enveloppée. L’actualité pointe quand même son nez avec la pandémie de Covid, qui voit le restaurant fermer pendant plusieurs mois et ses habitués se désespérer. La réouverture les rassérénera, même si elle n’est que partielle – horaires limités, pas d’alcool. Mais la possibilité de se retrouver à nouveau autour du comptoir, d’enlever le masque et de philosopher sur la vie dans le bruit des baguettes et des « slurp » de contentement clôt l’ouvrage sur une note optimiste. Le réconfort infuse dans les esprits, dans les estomacs et dans ces pages.
— O. C.
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Dire que ce roman était attendu serait un euphémisme. Et qu’il a déçu, plus encore. « Celui qui continue de le lire après 50 pages est courageux, celui qui le garde en main après 200 pages est fou. Celui qui en lit les 900 pages est probablement un critique littéraire », note dans Die Zeit Adam Soboczynski, lui-même critique de son état. Der Schlaf in den Uhren est ce que les Allemands appellent un « roman mammouth », un pavé, tout comme l’était celui dont il est censé être la suite, La Tour, paru en 2008 et qui avait connu un prodigieux succès outre-Rhin : lauréat du prix du Livre allemand (le plus prestigieux du pays), il s’était écoulé à près de 1 million d’exemplaires, avait fait l’objet d’une quinzaine de traductions (dont l’une en français, chez Grasset) et d’un téléfilm en deux parties. D’un coup, il avait installé son auteur, Uwe Tellkamp, au firmament des lettres allemandes : on comparait sa prose à celle de Thomas Mann et on voyait dans La Tour des Buddenbrook revisités, plus ambitieux encore, puisqu’il y était question non seulement de la décadence d’une famille bourgeoise mais de celle de tout un pays, la RDA, à travers les destins d’une pléiade de personnages d’un quartier de Dresde.
En 2011, Tellkamp avait laissé entendre qu’il y aurait une suite. On l’espérait dès 2012. En 2020, elle fut annoncée pour 2021. Elle est finalement sortie au printemps 2022, s’installant d’emblée en tête des ventes.
Même s’il n’a pratiquement plus rien publié depuis 2008, Tellkamp ne s’est pas pour autant fait oublier. Et, pour beaucoup, c’est là tout le problème. En 2018, lors d’une table ronde, il a dit déplorer qu’en Allemagne on soit traité avec condescendance et exclu dès lors qu’on émet une opinion s’écartant de la pensée de gauche dominante, notamment sur l’accueil des réfugiés de guerre syriens. Il a affirmé en outre que plus de 95 % de ces réfugiés venaient non pas pour des raisons politiques mais pour bénéficier du système social. Il a aussi défendu le mouvement populiste Pegida et n’a pas fait mystère de sa proximité avec la Nouvelle Droite allemande. Autant de déclarations et d’accointances qui lui ont valu la réprobation de l’establishment médiatico-éditorial.
D’ailleurs, pour Xaver von Cranach, du Spiegel, si la publication du roman a tant tardé, c’est aussi parce les opinions politiques de Tellkamp embarrassaient son éditeur, Suhrkamp, le Gallimard allemand. « Aujourd’hui, le roman est donc là et cela signifie que Suhrkamp l’a jugé publiable. Il l’est dans le sens où il n’y a rien d’anticonstitutionnel dedans. Mais il ne l’est pas dans le sens où il est vraiment illisible. » Ce reproche, on le retrouve dans une bonne partie des commentaires de la presse allemande. Dans le Frankfurter Rundschau, Judith von Sternburg parle d’un « colosse qui ressemble à un grand livre, mais qui n’est qu’un amas de textes, sans doute triés encore et encore, et sans doute aussi raccourcis, édités, et pourtant aucun roman n’en est sorti. Ce n’est qu’une ruine de roman. » Quant à Adam Soboczynski, dans l’article du Zeit déjà cité, il déclare : « Peut-être n’est-ce jamais une bonne idée d’utiliser un roman pour illustrer une thèse. Mais ici, c’est particulièrement exaspérant. »
La thèse en question ? Essentiellement que l’ancienne RDA n’est pas morte en 1989, mais « s’est dissoute dans la RFA comme un cube de bouillon dans un ragoût », résume Thomas Assheuer dans un autre article du Zeit. Ainsi la Stasi n’a-t-elle pas vraiment disparu mais pris une forme nouvelle, plus subtile. « Le socialisme et le libéralisme se fondent en un Léviathan qui contrôle tout, un monstre monstrueux. »
L’intrigue se déroule au moment de la réunification, mais le narrateur est censé écrire en 2015, au moment de la crise des réfugiés. Il y avait déjà dans La Tour des moments d’échappées oniriques. Dans son nouvel opus, Tellkamp bascule résolument du côté du fantastique. L’Allemagne, par exemple, n’y est même plus l’Allemagne mais se nomme désormais « Trevia », et son organisme le plus puissant, le mystérieux « département des mille et une nuits », tire, en secret, toutes les ficelles, manipulant médias inféodés et politiciens arrivistes.
On s’en doute : pas un article ou presque qui n’ait crié au complotisme. L’une des rares voix dissonantes a été celle du critique Michael Hametner dans Der Freitag (journal libéral de gauche) : pour lui, même si certaines choses sont ratées, on ne saurait parler d’un échec, pas plus, du reste, que de révisionnisme ou de théorie du complot. Il conclut son article par un appel à laisser passer « la première vague de commentaires violents » et épidermiques. Car, selon lui, l’œuvre mammouth de Tellkamp mérite qu’on l’examine à tête reposée.
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Le lecteur qui a eu l’occasion d’arpenter avant 2019 l’une des sections les plus spectaculaires du Louvre, celle des Antiquités orientales, aura peut-être remarqué qu’une douzaine de salles se trouvaient alors dans l’« aile Sackler ». S’il y retournait aujourd’hui, il pourrait toujours y admirer les figurines chypro-archaïques ou le chapiteau du palais de Darius Ier ; il ne verrait plus le nom Sackler sur les panneaux. Il en irait de même au Metropolitan Museum of Art de New York, où l’aile Sackler en imposait davantage encore puisque s’y dressait le fameux temple d’Isis de Dendour, l’un des fleurons du musée. Elle a été débaptisée en 2021. En mars 2022, ce fut au tour du British Museum d’annoncer qu’il allait se « désackleriser » : sur son site, les salles Raymond et Beverly Sackler s’appellent désormais « salles A et B ». Avant cela, les Serpentine Galleries et la Tate Modern avaient elles aussi effacé toute trace de leurs liens avec la famille Sackler. Idem dans le monde universitaire, où l’université Tufts, pour ne prendre qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, a fait retirer le nom Sackler de cinq bâtiments et programmes qui le portaient jusqu’ici.
En France, ce nom frappé d’infamie n’évoque pas grand-chose. Aux États-Unis, il est associé à « la famille la plus maléfique » du pays (on trouve ce qualificatif dans la fiche Wikipédia qui lui est consacrée en anglais).
Pendant plusieurs décennies, les Sackler ont fait figure de richissimes mécènes et philanthropes, de Médicis modernes. Ils donnaient sans compter aux musées, créaient des instituts de recherche, des laboratoires, des bibliothèques, soutenaient les causes les plus nobles. Leur fortune est estimée à 14 milliards de dollars. Ce qui les différenciait d’autres grandes familles du gotha, c’était le mystère entourant l’origine de cette fortune. Les Rockefeller s’étaient jadis élevés grâce au pétrole. Plus récemment, la famille Walton est devenue la plus riche famille des États-Unis grâce aux supermarchés Walmart. Mais les Sackler ?
Dans le livre magistral qu’il leur consacre et qui vient d’être traduit en français, le journaliste d’investigation Patrick Radden Keefe relève d’emblée ce paradoxe les concernant : « La famille apposait son patronyme sur des institutions culturelles et éducatives de façon quasi obsessionnelle. Il était gravé dans le marbre, imprimé sur des plaques en laiton et même inscrit dans le vitrail. Il y avait des chaires Sackler, des bourses Sackler, des cycles de conférences Sackler et des prix Sackler. Pourtant, un observateur lambda aurait eu du mal à relier ce patronyme à un secteur d’activité capable de générer une telle fortune. Les gens qui avaient l’habitude de croiser les membres du clan lors de dîners de gala et de collectes de fonds dans les Hamptons, sur un yacht dans les Caraïbes ou au ski dans les Alpes suisses se demandaient sotto voce d’où venait leur argent. C’était d’autant plus étonnant que la majeure partie de la richesse des Sackler avait été acquise non pas à l’ère des grands industriels, mais au cours des dernières décennies. »
En fait, l’essentiel de leur fortune venait d’une société, Purdue Frederick, qu’ils avaient rachetée en 1952 et rebaptisée par la suite non pas à leur nom (qui ne figurait même pas sur le site Internet), mais Purdue Pharma. Plus précisément, leur richesse venait d’un médicament lancé par Purdue Pharma en 1996 et devenu « l’un des plus gros succès de l’histoire de l’industrie pharmaceutique » : l’OxyContin, qui, en vingt ans, a rapporté pas loin de 35 milliards de dollars.
L’OxyContin est accusé d’avoir provoqué ce que l’on appelle aux États-Unis la « crise des opioïdes » : une augmentation vertigineuse de l’usage d’opiacés, responsable, en deux décennies, de 400 000 à 500 000 overdoses fatales outre-Atlantique. À partir des années 2010, ces overdoses sont devenues, note Patrick Radden Keefe, « la principale cause des morts accidentelles aux États-Unis, devant les accidents de voiture – dépassant même la catégorie on ne peut plus américaine des morts par armes à feu ». Pour certains, il s’agit du plus grand désastre sanitaire qu’ait connu le pays.
Plusieurs livres, auxquels d’ailleurs Keefe rend hommage, ont déjà été consacrés à l’OxyContin et à la crise des opiacés : il y eut l’ouvrage pionnier du journaliste du New York Times Barry Meier, Pain Killer (Rodale Press, 2003), puis Dreamland (Bloomsbury Press, 2015), de Sam Quinones. La particularité de L’Empire de la douleur ? Se focaliser sur les Sackler. Dans sa postface, Keefe explique avoir voulu écrire « une histoire d’un genre différent, une saga dépeignant trois générations d’une dynastie familiale et la façon dont cette dynastie avait changé le monde, une histoire qui parlerait d’ambition, de philanthropie, de crime et d’impunité, de corruption des institutions, de pouvoir et d’appât du gain ». En 2019, le journaliste avait déjà signé dans le New Yorker un long article sur le sujet, qui avait fait grand bruit. Son ouvrage le développe sur plus de 600 pages.
Entre-temps, Keefe a eu l’occasion de se plonger un peu plus dans les milliers de documents relatifs à l’affaire, de recueillir de nouveaux témoignages, de mesurer aussi la puissance d’obstruction des Sackler : refus de répondre à la moindre demande d’interview, lettres comminatoires d’avocats au New Yorker et à l’éditeur américain du livre. L’auteur raconte même comment, en 2020, il s’est aperçu que sa maison de la banlieue new-yorkaise était surveillée par un individu louche. Pourquoi, s’est-il alors demandé, espionner un écrivain qui ne sort pas de chez lui (on était en plein confinement) ? « Le but de l’opération n’était certainement pas d’apprendre quoi que ce soit, mais de m’intimider. »
Entre-temps aussi, les multiples procédures judiciaires impliquant les Sackler et Purdue Pharma ont suivi leurs cours : pour l’heure, les membres de la famille ont tous réussi à échapper à une condamnation personnelle et à conserver le gros de leur fortune. Les derniers chapitres de L’Empire de la douleur détaillent la façon dont, à partir de 2008, sentant les nuages s’amonceler au-dessus de leurs têtes et, surtout, anticipant la fin du monopole de l’OxyContin, ils ont peu à peu siphonné les finances de l’entreprise, la réduisant à une coquille vide qu’ils ont pu déclarer en faillite en 2019 (ce qui leur a permis de suspendre provisoirement les poursuites engagées contre eux).
À l’origine du clan Sackler, trois frères : Arthur, Mortimer et Raymond. Toute la première partie du livre de Keefe retrace la vie d’Arthur. Cela peut sembler étrange : Arthur est décédé en 1987, près de dix ans avant la commercialisation de l’OxyContin, et ses héritiers ont alors vendu leurs parts de Purdue aux deux autres branches de la famille pour 22 millions de dollars. (« Au vu de ce que l’entreprise s’apprêtait à devenir, c’était une très mauvaise affaire », commente Keefe.) Pourquoi alors consacrer près d’un tiers de son livre à la figure d’Arthur ? C’est que le vrai fondateur de la dynastie Sackler, le vrai pionnier en matière de marketing pharmaceutique comme de philanthropie, c’est lui.
Au début des années 1950, cet hyperactif diplômé de médecine, tout en travaillant dans un hôpital psychiatrique, officie au sein d’une agence de publicité dont il devient vite le patron. L’un de ses plus gros clients s’appelle Pfizer. Pour lui, il orchestre la promotion de la Terramycine, un médicament qui n’a rien de révolutionnaire, mais qui va connaître un énorme succès grâce à une campagne qui, elle, l’est : Arthur est le premier à adapter la technique du teasing (aguichage) au secteur pharmaceutique. De plus, « ayant constaté que les médecins étaient principalement influencés par leurs pairs, il recrute des praticiens réputés pour promouvoir ses produits – l’équivalent, dans le domaine médical, du joueur de base-ball placé sur un paquet de céréales, rapporte Keefe. Sur ses conseils, les fabricants citent des études scientifiques (qu’ils ont souvent financées eux-mêmes) ». À son instigation, enfin, la Terramycine est présentée comme un antibiotique « à large spectre », c’est-à-dire destiné à guérir non pas une affection particulière mais tout un éventail de maladies. L’avantage : échapper au marché de niche pour toucher un vaste public.
Mais le grand fait d’armes d’Arthur, qui va asseoir sa fortune et celle de sa famille, concerne le lancement de deux médicaments autrement célèbres, qui se trouvent être deux tranquillisants hautement addictifs : le Librium et, surtout, le Valium, lequel devait devenir « le premier médicament de l’Histoire à rapporter 100 millions de dollars ».
Par la suite, Arthur Sackler ne cessa de minimiser ce qu’il devait au Valium. Il faut dire qu’il dirigeait en même temps plusieurs revues médicales, censées être « objectives », qu’il avait racheté une petite entreprise pharmaceutique (Purdue Frederick) et que toutes ces cordes à son arc fleuraient bon le conflit d’intérêts carabiné. Pour se faire une idée de l’intelligence retorse dont il était capable, il suffit de songer que, dans le domaine de la publicité médicale, il n’avait qu’un concurrent sérieux, l’agence de Ludwig Wolfgang Frohlich, l’un de ses anciens employés. Quand un gros client n’était pas dans l’agence d’Arthur Sackler, il était dans celle de Frohlich. Or, découvre-t-on dans un chapitre du livre, cette concurrence n’était qu’une mascarade : « En réalité, Arthur avait aidé Frohlich à créer son entreprise, écrit Keefe. Il avait financé son projet, lui avait envoyé des clients et, finalement, les deux hommes s’étaient entendus en secret pour se partager l’industrie pharmaceutique. » L’intérêt d’un tel arrangement ? Passer outre l’interdiction pour une agence de représenter deux produits concurrents.
L’autre domaine où Arthur donna le ton pour l’ensemble de la famille Sackler fut celui du mécénat et de la philanthropie : il rassembla l’une des plus impressionnantes collections d’art chinois du monde (qui constitue aujourd’hui la galerie Arthur M. Sackler à Washington). C’est lui qui inaugura la manie des Sackler d’apposer leur nom sur tout, sauf sur les entreprises qui leur fournissaient les fonds pour le faire.
Arthur était incontestablement le plus brillant des trois frères. Mortimer, le cadet, passait une grande partie de son temps en Europe, où il menait une vie flamboyante de riche play-boy. Quant à Raymond, c’était le plus terne. L’ironie a voulu que ce soit pourtant l’un des fils de Raymond, Richard, qui, à la génération suivante, ait joué le rôle le plus important au sein de la dynastie Sackler. Même si Kathe Sackler, sa cousine (une fille de Mortimer), prétend être à l’origine de l’idée de l’OxyContin, le maître d’œuvre derrière le développement et le lancement du médicament qui allait faire entrer les Sackler dans une autre dimension fut Richard. À lui le mérite. À lui aussi une bonne part des responsabilités. Après Arthur, c’est la deuxième figure la plus importante du livre de Patrick Radden Keefe.
Jusqu’à l’arrivée de Richard, Purdue n’avait été qu’une modeste entreprise pharmaceutique qui se contentait de racheter des licences, comme celle de la Bétadine. Elle n’avait pas les moyens de découvrir de nouveaux médicaments. Or, à la fin des années 1970, Napp Laboratories, une entreprise britannique acquise par les Sackler une décennie plus tôt, « conçut un produit réellement innovant : un comprimé de morphine ». « Jusqu’alors, rappelle Keefe, la morphine était généralement administrée par intraveineuse, sous forme de perfusions ou d’injections. En conséquence, les patients en phase terminale d’un cancer ou d’une autre maladie extrêmement douloureuse n’avaient d’autre choix que de passer leurs derniers jours à l’hôpital pour qu’on puisse les soulager. Cependant, Napp venait de développer un système d’enrobage particulier pour les comprimés qui permettait de réguler soigneusement la libération d’une substance dans le sang d’un patient au fil des heures. L’entreprise appelait ce système “Contin”. »
En 1984, la société Purdue lança la MS Contin. Afin de shunter les fastidieuses procédures d’autorisation de la Food and Drug Administration (FDA), on prétendit qu’elles n’étaient pas nécessaires puisque le seul ingrédient actif était la morphine, substance bien connue et déjà autorisée. Quand la FDA se rebiffa, les Sackler décidèrent de « court-circuiter les régulateurs en s’adressant directement aux responsables de l’administration Reagan ». Et ils obtinrent de pouvoir continuer à vendre la MS Contin à condition de déposer la demande d’approbation qui aurait dû être formulée au départ, avant toute commercialisation. La MS Contin rapporta à terme 170 millions de dollars par an à Purdue. Les manières de flibustier des Sackler avaient payé.
La MS Contin était un médicament à spectre étroit, un antidouleur s’adressant aux malades du cancer ou d’autres pathologies graves. L’étape suivante consista à concevoir un médicament à large spectre, qui traiterait tous les types de douleur. On chercha une autre substance avec laquelle utiliser le système Contin. Le choix se porta finalement sur l’oxycodone, « un cousin chimique de la morphine – et de l’héroïne ». Le tour de force fut de laisser croire que l’oxycodone était bien plus inoffensif que la morphine alors que cet antalgique est en réalité deux fois plus puissant et tout aussi addictif. Simplement, il était bien moins connu et, comme le note Keefe, si tant de médecins se méprenaient à son sujet, c’était sans doute parce qu’ils ne le connaissaient qu’à travers des médicaments « dans lesquels il était associé à faible dose à du paracétamol et à de l’aspirine ». Loin de les détromper, Richard Sackler et son équipe décidèrent de profiter de l’aubaine.
Le lancement de l’OxyContin occupe une place centrale dans L’Empire de la douleur. Et pour cause : ce qui est aujourd’hui reproché aux Sackler, ce n’est pas d’être les seuls à avoir commercialisé un opiacé hautement addictif en recourant à un marketing trompeur, mais d’avoir ouvert la voie à tous les autres. Purdue exploita à fond le vaste mouvement amorcé dans les années 1980 et visant à réévaluer l’importance de la douleur dans les traitements médicaux. L’entreprise minimisa les risques de dépendance et prétendit avoir, en quelque sorte, obtenu la pierre philosophale des opiacés : un médicament qui aurait toutes les vertus thérapeutiques de l’opium sans ses effets délétères. La FDA approuva la commercialisation de l’OxyContin au bout de onze mois et quatorze jours, un temps record. Le responsable de cette validation express ne tarda guère à démissionner de son modeste poste de fonctionnaire. Un an plus tard, on le retrouvait chez Purdue avec une rémunération annuelle de 400 000 dollars.
Par la suite, une nuée de commerciaux (au « physique souvent attrayant », relève Keefe) sillonna le pays, vantant les mérites de l’antidouleur miracle, études bidonnées ou lacunaires à l’appui. « Le marketing de l’OxyContin reposait sur un cycle empirique : l’entreprise persuadait des médecins que le médicament était sans danger grâce à des informations produites par des médecins payés ou subventionnés par l’entreprise. » On cibla d’ailleurs les médecins qui n’étaient pas spécialistes de la douleur, ce qui les rendait d’autant plus manipulables. On sponsorisa 7 000 séminaires et on dépensa certaines années jusqu’à 9 millions de dollars en repas offerts à des médecins. Enfin, on distribua des échantillons gratuits aux malades. Autant d’investissements qui se révélèrent très rentables : « La première année, l’OxyContin rapporta 44 millions de dollars à Purdue ; l’année d’après, ce chiffre avait doublé. L’année suivante, il avait encore doublé. » À partir des années 2000, ce furent plusieurs milliards par an.
La dernière partie du livre évoque les ravages de l’OxyContin, notamment dans des communautés déjà fragilisées par la désindustrialisation. Dans certains comtés, personne ou presque qui n’ait au moins un proche ou une connaissance devenu accro aux opiacés après s’être vu prescrire de l’OxyContin par un médecin. Par la suite, les avocats des Sackler prétendraient que les victimes n’étaient, dès le départ ou en puissance, que des toxicomanes. Keefe cite pourtant plusieurs études accablantes, dont une menée en 2019 par des économistes, qui prouve sans l’ombre d’un doute le lien de cause à effet entre la stratégie marketing de Purdue et les overdoses d’opiacés.
En 1996, lors de la commercialisation de l’OxyContin, cinq États américains étaient dotés d’un programme dit de « triplicatas », qui « obligeait les médecins à remplir une ordonnance spéciale en trois exemplaires chaque fois qu’ils souhaitaient prescrire des substances contrôlées ». Devant une telle contrainte administrative, Purdue avait décidé de « limiter ses campagnes de marketing dans ces régions pour se concentrer sur celles qui étaient dotées d’une réglementation moins stricte ». Or si, avant 1996, on recensait plus de morts par overdose dans les États dotés d’un programme de triplicatas, « peu après le lancement de l’OxyContin, ce rapport s’était brusquement inversé. Le nombre d’overdoses avait commencé à grimper à toute vitesse partout ailleurs que dans ces cinq États. »
Les pages consacrées aux démêlés judiciaires impliquant Purdue et les Sackler sont aussi passionnantes que désespérantes. La ligne de défense de la famille ne varie presque jamais : elle consiste grosso modo à ne jamais reconnaître ses torts. Et, quand on se résout finalement à le faire, c’est pour se désolidariser de Purdue, prétendre qu’on n’y décidait rien et que tout s’est fait à son insu. Tous les moyens sont bons : dépenser des dizaines de millions de dollars en frais d’avocats, embaucher pour se défendre des personnalités comme l’ancien maire de New York Rudolph Giuliani, exercer des pressions diverses et variées. Keefe suggère que les Sackler agissent de bonne foi, qu’ils sont persuadés de leur innocence, mieux : de leur bienfaisance. De leur point de vue, ils ont offert un cadeau au monde avec l’OxyContin, malheureusement dévoyé par ceux qui en ont fait un usage excessif ou inapproprié.
Au bout du compte, relève Keefe avec ironie, « [l]a seule personne de la famille Sackler qui [a fait] un passage en prison [a été] la nièce de Richard, Madeleine ». Cette jeune réalisatrice a tourné un film mettant en scène des détenus dans un pénitencier de l’Indiana.
Je me souviens d’un mot de Marcel Gauchet, lors d’une conversation, que j’avais trouvé admirable. Il disait en substance que, dans le monde ordinaire, la retraite était devenue un moment jusque-là inconnu où tout homme du peuple peut être un aristocrate, jouir lui aussi de l’otium réservé jadis aux élites. Il y a en effet des retraités qui pêchent, d’autres qui se passionnent pour les puzzles ou les maquettes d’avion, d’autres qui voyagent, d’autres aussi, bien sûr, qui s’occupent de leurs petits-enfants. Ce moment de vieillesse heureuse et privilégiée pour une masse inédite d’individus constitue un sommet de l’évolution humaine. Il a eu toutefois des conséquences négatives imprévues. L’une d’elles – et non des moindres – est la crise de la démocratie représentative que nous vivons actuellement.
Il y a dans la théorie politique classique un gigantesque non-dit. Des millions de pages ont été écrites sur ce que sont les procédures de représentation et sur ce qu’est la démocratie. Mais, à la base de toute cette réflexion comme en amont de celle-ci, on trouve un fait qui était tellement évident à l’époque où ces théories ont été échafaudées qu’on n’avait pas besoin de le formuler : le citoyen dont parlent Locke, Hobbes et Rousseau, le sujet de la démocratie, est supposé avoir un âge médian compris entre 25 et 30 ans. Ces penseurs ne le mentionnent pas car cela correspondait aux conditions démographiques des Lumières, que l’on pouvait croire immuables.
Aujourd’hui, dans l’ensemble des démocraties avancées, l’âge médian de la population dépasse 40 ans et même, dans le cas de pays comme l’Allemagne et le Japon, 45 ans. Une fois que l’on a défalqué les moins de 18 ans – qui ne votent pas –, l’âge médian des corps électoraux dépasse allègrement les 50 ans. Cela ne va pas sans entraîner d’énormes dysfonctionnements.
C’est un lieu commun de l’analyse politique : plus on vieillit, plus on vote à droite. Une société plus vieille est, par la force des choses, plus conservatrice. Les vingt dernières années nous en ont offert une illustration terrifiante. Mais le problème est plus grave encore : le vieux d’aujourd’hui n’est pas le vieux d’autrefois, qui s’inscrivait dans de vastes croyances collectives (le catholicisme, le communisme, le gaullisme…). Le vieux « moderne », branché, rénové, si l’on peut dire, ou reprogrammé par Mai 68, est menacé, à l’heure de l’hyperindividualisme, d’un je-m’en-foutisme social d’un genre nouveau.
Il y a quelques années, j’étais au Japon, à Minamisōma, une ville du Tōhoku située à une trentaine de kilomètres de Fukushima. La ville était à moitié déserte. Un vieil homme expliquait que c’étaient les jeunes qui étaient partis, les vieux n’en avaient rien à faire, eux, des radiations. J’eus alors comme une illumination : après les révolutions néo-individualistes, la personne âgée et vénérable, porteuse d’une sagesse ancestrale, n’est plus d’actualité. D’une certaine façon, son individualisme, et donc son irresponsabilité, sont même aggravés par l’âge. Notre vieux Japonais, du reste, échappait à ce reproche : lui avait conscience du problème.
À partir du moment où les corps électoraux sont dominés par les vieux, on peut être sûr qu’on ne cherchera pas sérieusement de solutions aux difficultés qui se multiplient : l’inflation qui s’emballe, la guerre qui fait son retour sur le continent européen. De ce point de vue-là, l’exemple le plus parlant est celui du réchauffement climatique. Les vieux qui en parlent d’un air intéressé font semblant. Et, quand bien même ils seraient sincères, le vieillissement de la population est tel qu’il a entraîné un ralentissement des évolutions mentales et idéologiques. Nous vivons dans un monde de communication accélérée, où tout va plus vite… sauf la production d’idées, de sensibilités et, partant, de solutions nouvelles. Tel est le paradoxe : une accélération de tout, et notamment des problèmes de la planète, mais un ralentissement cérébral de l’Occident.
Si la France et les autres pays occidentaux ne sont pas armés pour faire face à ces menaces, c’est parce que, jusqu’à présent, tous les arbitrages ont été faits en faveur des vieux et non en vue d’assurer la pérennité de nos sociétés, de leur niveau de vie, de leur système de santé. On a vu ainsi le revenu moyen du retraité dépasser celui de l’actif et, en particulier, du jeune actif (une aberration, quand on y songe). On a vu l’écrasement économique de la jeunesse par le libre-échange, lequel, dans les pays avancés, fut, de fait, une orientation économique en faveur des vieux. On a vu – et ce fut l’apothéose de ces choix faits en faveur des vieux – la gestion du Covid : toute la jeunesse du monde enfermée pour sauver ses aînés. Aux États-Unis, on commence seulement à mesurer les dégâts sur la génération d’enfants privés d’une scolarité normale pendant un ou deux ans. Ce fut un acte d’une violence anti-jeunes inouïe.
S’occuper des vieux est tout à fait louable et admirable en soi. Néanmoins, l’idée de jeunes femmes consacrant leur vie à nettoyer des vieux dans des Ehpad pour un salaire de misère évoque-t-elle vraiment un monde viable ? Pour qu’une espèce réussisse, il faut que les vieux donnent aux jeunes et non l’inverse. Homo sapiens, au départ, s’occupe, certes, de ses vieux. Mais, confronté à une famine, il les abandonne, le soin des vieux ne devant pas mettre en péril la survie du groupe.
Des sociétés concentrant tous leurs efforts sur l’entretien d’une foule de plus en plus grande de gens âgés sont condamnées. Un tel système ne peut que s’effondrer, et il me semble qu’on approche à grands pas de cet effondrement. D’une certaine manière, nos indicateurs de fécondité inférieurs au seuil de reproduction participent de ce mécanisme. Il ne s’agit alors même plus d’un refus de donner aux générations suivantes, il s’agit carrément de ne plus les fabriquer. Le plus stupéfiant est l’aveuglement des sociétés à tous ces problèmes. En même temps – et c’est toute l’ironie de la situation –, comment s’en étonner ? Elles sont déjà si vieilles qu’elles ne peuvent pas les voir.
Ce constat fait, quelles solutions s’offrent à nous ? On pourrait espérer que, la situation économique s’aggravant, le groupe des vieux se divise. De plus en plus, nous allons avoir une poignée de vieux riches, qui auront des domestiques et pour qui payer plus cher le plein de leur voiture ne sera pas un problème, et une masse de vieux pauvres qui vont souffrir de façon incommensurable et qui devront choisir, comme c’est déjà le cas en Angleterre, entre manger à leur faim et se chauffer. Même si la divergence des intérêts objectifs des vieux me semble une évidence, je ne les imagine guère se réorganiser de façon rationnelle, s’intégrer, selon leur niveau de vie, dans une nouvelle lutte des classes. Pour cela, il faut pouvoir se projeter dans un avenir un tant soit peu indéfini. L’avenir des vieux est malheureusement très défini.
En revanche, leur capacité de blocage du système par inertie sera toujours là. Mon sentiment personnel est que, vu la vitesse à laquelle la crise s’accélère et la gravité des problèmes qui s’annoncent, ce qu’il faut envisager, c’est un effondrement de la démocratie.
Je suis très attaché à cette dernière, je suis sur la ligne Churchill : la démocratie est le pire des systèmes, à l’exception de tous les autres. Avec cette réserve pourtant que le vieillissement du corps électoral pose un problème que Churchill n’avait pas en tête et que les libéraux au sens politique (dans la filiation desquels je m’inscris) n’avaient pas anticipé. Dans la mesure où le pouvoir de paralysie des structures politiques par les vieux repose sur le suffrage universel et la masse quantitative de ces mêmes vieux, pour la première fois les antilibéraux ont un bon argument en faveur de la suppression du suffrage universel.
Bien sûr, on pourrait imaginer des sauvegardes, l’enjeu étant le suivant : comment préserver le suffrage universel tout en réduisant le pouvoir des vieux ? Supprimer le droit de vote pour les plus de 65 ans serait une mesure radicale, trop à mon goût. Je n’aime pas non plus l’idée, avancée par certains, de majorer le vote en fonction du nombre d’enfants. Cela me rappelle trop les catholiques belges à une certaine époque. La meilleure solution selon moi, la seule que j’imagine pour l’heure, serait un retour au vote par classes, mais non par classes sociales, par niveaux de richesse, comme cela a pu exister sous la République romaine, dans certains ghettos juifs ou en Prusse. Le vote serait par classes d’âge. Le système de vote par classes sociales, dont le but était d’assurer la stabilité du pouvoir des riches, consistait, en gros et pour prendre un cas idéal extrême, à donner un tiers des sièges aux 1 % les plus riches, un tiers aux 9 % suivants et un tiers aux 90 % restants. Cette fois, on définirait trois groupes d’âge – les jeunes, les moyens, les vieux – en fonction de critères dont on pourrait débattre, et on donnerait à chacun des groupes le même nombre de députés. On voterait en trois corps. Ensuite, plusieurs possibilités : on pourrait soit avoir des assemblées séparées, ce qui serait l’occasion de refaire du Sénat ce qu’il devrait être, une assemblée de vieux. Ou alors on mélangerait tous ces députés.
Cela dit, en toute honnêteté, l’idée que l’on arrive à des solutions réformistes pour traiter le problème de la surreprésentation des vieux dans les corps électoraux, je n’y crois pas vraiment. L’Histoire va trop vite désormais. L’hypothèse la plus vraisemblable au stade actuel, dans un contexte de chute du niveau de vie et de panique sociale, reste l’émergence d’un régime autoritaire d’un type ou d’un autre. Je le déplore, mais l’un de ses effets positifs serait la disparition immédiate du pouvoir des vieux.
— Emmanuel Todd est un historien et anthropologue, auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont le dernier paru est Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes (Seuil, 2022). — Cet article a été écrit pour Books. Les propos d’Emmanuel Todd ont été recueillis par Baptiste Touverey.
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Vous êtes un spécialiste des organisations, reconnu dans le monde entier. Dans votre livre, vous dénoncez un certain nombre de « mythes » concernant les systèmes de santé. Les deux premiers sont paradoxaux : vous dites qu’il n’y a pas de « système » de santé et que partout on parle de « crise », mais que les systèmes de santé ne sont pas en échec…
Une vache est un système ; mon corps est un système : tous les organes fonctionnent de concert. Quand on considère l’organisation des soins, c’est une autre affaire ! Médecins et directeurs se tirent dans les pattes, l’hôpital et les soins de proximité sont mal coordonnés, on investit moins dans la prévention que dans le traitement des maladies, moins dans les maladies chroniques que dans les maladies aiguës, et ainsi de suite. En même temps, les problèmes bien réels des « systèmes » de santé font oublier qu’ils sont un énorme succès. En France, l’espérance de vie était de 45 ans en 1900, elle approche aujourd’hui 80 ans pour les hommes et dépasse 85 pour les femmes. Les vaccins, les médicaments, la chirurgie, l’hygiène, l’assainissement ont complètement changé la donne.
Comment se fait-il qu’un peu partout dans les pays riches on parle de crise, quelle que soit la taille des « systèmes », alors que ceux-ci diffèrent ?
D’une certaine façon, on peut dire que les systèmes de santé souffrent plus de leur succès que de leur échec. Le problème de base est que cela coûte de plus en plus cher et que les gens ne veulent pas payer. J’ai subi un quadruple pontage dans un hôpital ; j’ai payé 2,50 dollars pour avoir la télévision dans ma chambre, et le gouvernement du Québec a payé le reste. Et on trouve cela normal ! Dans tous les pays, l’État est pris en sandwich entre la forte augmentation des coûts, due notamment aux innovations et au vieillissement de la population, et le fait que les gens ne veulent pas payer. C’est la même chose avec les impôts : les gens veulent en payer le moins possible, mais exigent tous les services. Confrontés à cette évolution, les États ont tendance à privilégier la solution de facilité : réorganiser pour réduire les coûts. Ce faisant, ils aggravent souvent la situation au lieu de l’améliorer.
Mais y a-t-il des solutions pour améliorer les choses ? Dans votre livre, vous présentez un certain nombre de pistes, fondées sur une critique des politiques publiques et du mode de fonctionnement de la plupart des institutions de santé.
Avant d’en venir aux politiques publiques, je voudrais insister sur les dysfonctionnements de ces institutions. L’un des problèmes récurrents est la tentation de diriger un hôpital comme s’il s’agissait d’une entreprise. Une experte de la Harvard Business School vous explique que les hôpitaux doivent être gérés comme des « usines spécialisées » et qu’il faut leur appliquer l’adage absurde : « Tout ce qui ne peut pas être mesuré ne peut pas être géré. » Ce sont là deux points fondamentaux. D’abord, un hôpital n’est pas une entreprise. Il n’est pas consacré à la production de biens ou de services destinés à être achetés par des consommateurs ou des clients. C’est une organisation professionnelle, censée former une communauté au service des malades ; une organisation dans laquelle les décisions les plus importantes, qui concernent les patients, sont prises sur le terrain : en bas, pas en haut. Ensuite, l’obsession de la mesure fait oublier qu’au contraire beaucoup de choses essentielles se prêtent mal à la mesure, voire ne peuvent pas être mesurées du tout : la qualité du travail, celle de la culture ambiante, celle d’un manager, ou encore les potentialités réelles d’un nouveau produit.
Concrètement, pouvez-vous nous donner une idée des effets pervers de l’application au monde de la santé des méthodes managériales en vigueur dans les entreprises ?
Un patient reçu aux urgences ou atteint d’une grave maladie ou d’un handicap sévère n’est en aucun cas un consommateur ou un client. Des enquêtes menées auprès de directeurs d’hôpitaux aux États-Unis montrent pourtant que certains raisonnent ainsi, même lorsque leur établissement n’est pas une entité privée en quête de profit. Au Royaume-Uni, le National Health Service (NHS) a fait massivement appel à des consultants en management. Le modèle du NHS, qui emploie 1,2 million de personnes et traite 1 million de patients toutes les trente-six heures, a été décrit comme celui d’un « supermarché du soin ». L’obsession de la mesure fait que l’on multiplie les indicateurs de performance quantitatifs, qui ne rendent pas compte des aspects qualitatifs. On sait mesurer un coût d’un point de vue comptable, mais sans intégrer des facteurs comme le stress. On sait mesurer une recette, mais beaucoup moins bien le bénéfice réel. Aux États-Unis, on voit des chirurgiens refuser les cas difficiles, car ceux-ci risqueraient de faire baisser leurs performances. Je ne veux pas dire qu’il ne faut pas mesurer. Il faut mesurer ce qu’on peut, mais il faut être très prudent. Un autre exemple est celui des diagnostics : pour déterminer le coût d’une consultation et enclencher les demandes de prise en charge par les assurances, publiques ou privées, le médecin doit cocher une case. C’est facile si vous avez une appendicite ou si vous vous êtes cassé la jambe, mais beaucoup d’affections échappent à une catégorisation simple. Notamment en psychiatrie.
Qu’est-ce qu’un bon directeur d’hôpital ?
Comme dans une entreprise, pour le coup, un bon dirigeant n’est pas forcément celui qui a obtenu un MBA [Master of Business Administration] dans une école de commerce. On ne crée pas un manager dans une salle de classe. En France, si on pense qu’on peut diriger parce qu’on a fait Polytechnique ou HEC, on se fourvoie. Une étude a comparé des entreprises dirigées par des titulaires d’un MBA et d’autres par des personnes sans MBA. Les premiers sont pires mais mieux payés. Et l’on retrouve chez eux l’obsession de la mesure. On s’imagine que le management a surtout à voir avec les chiffres. Non, un bon manager, c’est un peu de science, beaucoup de savoir-faire et un peu d’art. On ne peut pas enseigner l’art ; on ne peut enseigner le savoir-faire qu’à une personne ayant déjà une expérience.
Un bon directeur d’hôpital doit-il avoir une expérience de médecin ?
Cela peut être souhaitable, mais ce n’est nullement nécessaire. Pour être un bon manager, il faut avant tout avoir un don pour cela. Le système français, qui interdit qu’un médecin soit directeur d’hôpital, est aussi stupide qu’un système obligeant les directeurs d’hôpital à avoir exercé la médecine. En France, on n’imagine pas qu’une infirmière puisse devenir directrice d’établissement. C’est pourtant le cas au Québec. Je pense même qu’une infirmière est mieux placée qu’un médecin pour diriger un hôpital, parce que sa pratique est davantage fondée sur la collaboration.
Dans votre livre, vous insistez beaucoup sur cette idée de collaboration, mais aussi sur celle de communauté. En quoi les deux notions se distinguent-elles ?
Elles sont liées. Voici un exemple pour illustrer ce que j’entends par collaboration. J’ai été amené à faire une étude sur un hôpital à Montréal. Il y avait une crise durable dans la gestion du service des urgences. Tout le monde discutait du problème, mais de manière séparée : d’un côté le comité des médecins, de l’autre celui des infirmières, celui des administratifs, le conseil d’administration… Plein de comités jamais réunis ensemble. Le gouvernement du Québec a annoncé qu’il allait sérieusement amputer le budget de l’hôpital si le problème n’était pas réglé. On a demandé à une infirmière, la numéro deux du service, de trouver une solution. Elle a créé un comité réunissant toutes les parties, et le problème, qui durait depuis des années, a été réglé en quelques mois. Cette histoire reflète une réalité souvent observée : les différentes catégories d’intervenants – médecins, administratifs, infirmiers – ont tendance à habiter des mondes séparés. Comme des navires dans la nuit, ils se croisent sans se voir – quand ils n’entretiennent pas des rapports conflictuels. Et il y a d’autres types de cloisonnement qui peuvent se révéler dommageables : entre médecins de spécialités différentes, entre médecins et services techniques, entre agents relevant de différentes strates administratives, entre leaders charismatiques et professionnels consciencieux…
Par communauté, vous entendez donc une institution où prévaut l’esprit de collaboration ?
Oui, mais pas seulement. L’idée de communauté va au-delà. Une bonne institution médicale est communautaire en ce sens que la culture qui y règne exerce un véritable pouvoir d’attraction, en particulier auprès des professionnels de santé. Il s’agit d’une culture du respect et du partage d’objectifs, une culture où les gens se plaisent à être là, considèrent leurs collègues comme les membres d’une même famille. Cela suppose aussi que les soignants n’aient pas choisi ce métier avec pour but principal de gagner beaucoup d’argent ; qu’ils aient en tête autre chose que la seule perception de leur salaire.
Or, aujourd’hui, on assiste dans beaucoup de pays à une véritable désaffection pour les métiers du soin dans les hôpitaux publics. C’est particulièrement vrai des infirmières. Il y a une pénurie. Comment l’expliquer ?
C’est revenir à la question des coûts, que j’évoquais tout à l’heure. Face à leur accroissement, les États ont tendance à sabrer dans les dépenses. Cela se manifeste aussi dans l’engorgement des urgences, un peu partout. Il s’ensuit une augmentation du stress du personnel soignant. Le désarroi des autorités de santé, jusqu’au niveau des gouvernements, se traduit aussi par une accumulation de réorganisations, de réformes managériales menées au nom de principes abstraits qui sont en porte-à-faux par rapport aux réalités du terrain. Dès qu’on commence à s’habituer à une structure, en voici une autre qui la remplace. Le British Medical Journal a un jour dénoncé l’état de désorganisation du NHS, engendré par cette manie de vouloir trouver la panacée en réorganisant. Sous l’égide de deux anciens médecins, le gouvernement du Québec a entrepris une série de réformes du système de santé, aboutissant à une centralisation radicale. Un « administrateur de santé » m’a écrit : « J’ai connu beaucoup d’efforts de réorganisation et de transformations depuis que j’exerce ce métier, mais rien d’aussi destructeur et déshumanisant […]. Le plus confondant est que nous sommes tous paralysés. Quelques-uns d’entre nous ont donné de la voix, mais nos paroles restent sans effet. Le silence et la passivité sont effrayants. »
D’où l’idée prônée par certains de favoriser la montée en puissance du secteur privé. Quelle est votre position sur le sujet ?
Deux mythes s’affrontent ici. Il y a ceux qui pensent qu’il faut systématiquement privilégier le secteur public et ceux pour qui il faut préférer les cliniques privées. Je pense pour ma part que c’est un troisième secteur qu’il faut privilégier, ce que j’appelle le « secteur pluriel ». Les meilleurs services de santé sont souvent orchestrés par des institutions de type communautaire, qui n’appartiennent ni à l’État, ni au secteur privé. C’est d’ailleurs le cas de la grande majorité des hôpitaux aux États-Unis et au Canada (en dépit de la quasi-nationalisation opérée au Québec) : ce sont des organismes indépendants régis par une charte. Ils n’ont pas d’actionnaires mais reçoivent l’essentiel de leur budget des gouvernements. Ce sont des organisations professionnelles, dont le propriétaire est parfois une congrégation religieuse. Le bon modèle est celui de la coopérative, ou encore des grandes universités américaines, qui sont des organismes indépendants de l’État sans pour autant avoir à rémunérer des investisseurs privés. Aux États-Unis, certaines institutions de ce type obtiennent des résultats particulièrement bons. Je peux citer en exemple la Mayo Clinic. Les ressources sont réparties équitablement entre les médecins, qui reçoivent un salaire fixe et dont la rémunération n’est donc pas tributaire d’indicateurs ni du temps accordé aux patients. Les médecins jouissent d’une grande autonomie. Ils travaillent en équipe. L’atmosphère est excellente, l’hôpital très attractif. Il y a aussi le cas de Kaiser Permanente, qui sert de payeur unique pour ses adhérents – 8 millions de personnes en Californie.
Vous soutenez que le problème de l’escalade des coûts est soluble…
Mais bien sûr ! C’est une question de choix politiques et administratifs et de comportements individuels, de la part des patients et des médecins. Les États-Unis sont le pays où les coûts de santé sont les plus élevés, et de loin [lire « Ezekiel Emanuel : “Qu’est-ce qu’un bon système de santé ?” », Books n° 113, mai-juin 2021]. Mais les très riches paient peu d’impôts, certaines grandes entreprises n’en paient quasiment pas et beaucoup de gens manquent des services de santé les plus élémentaires. Je ne reviendrai pas sur les questions d’organisation, mais que dire des médecins qui, peu soucieux des implications financières de leurs décisions, multiplient les prescriptions et les examens inutiles, voire contre-productifs, souvent sous la pression des compagnies pharmaceutiques, qui dans certains cas n’hésitent pas à recourir à la corruption ? À ce propos, l’une des raisons de l’inflation des coûts est le système des brevets : en protégeant à l’aveugle les innovations, les États offrent sans contrepartie une énorme rémunération aux entreprises pharmaceutiques, alors même que la recherche qui a permis ces innovations a souvent, pour l’essentiel, été financée par les États eux-mêmes. Il n’est pas admissible que, faute d’un contrôle des prix, des gens meurent parce qu’ils ne peuvent pas se procurer des médicaments. Il est loin le temps où un Jonas Salk, l’inventeur du vaccin contre la polio, refusa de le breveter, disant : « Qui possède mon vaccin ? La population. Pourriez-vous breveter le Soleil ? » Aux États-Unis, une compagnie a breveté deux gènes qui lui ont permis de facturer plus de 3 000 dollars un test pour le cancer du sein.
Revenons pour finir sur l’un des constats exprimés au début de cet entretien. Vous disiez : « On investit moins dans la prévention que dans le traitement des maladies. » Pouvez-vous développer ?
Il y a ici deux sujets connexes. Il est clair que, si l’on investissait davantage dans la prévention, beaucoup de maladies graves seraient évitées, ce qui devrait entraîner une baisse relative des coûts. Or le gros de la recherche porte sur la façon d’améliorer le traitement des maladies. Les médecins qui font de la recherche travaillent sur les traitements parce que leur métier est de soigner. C’est parfaitement légitime, mais, d’une certaine façon, c’est mettre la charrue avant les bœufs. Et là-dessus se greffe une seconde anomalie : la recherche porte beaucoup plus sur le développement des maladies et leurs traitements que sur l’identification de leurs causes. Je suis en train d’écrire un article sur ce thème avec un confrère. Il est intitulé « The case for cause », autrement dit : plaidoyer pour la recherche des causes.
— Propos recueillis par Bernard Granger et Olivier Postel-Vinay.
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En France, la cause est entendue : Carlos Ghosn est un sujet d’opprobre (son avidité, ses manigances), voire de ridicule (son évasion rocambolesque, son arrogance stratosphérique, ses cheveux teints…). Mais deux journalistes américains, avec « le premier récit à la fois plausible et contextualisé de cette remarquable histoire », écrit Leo Lewis dans le Financial Times, portent un éclairage plus nuancé sur cette saga, qui, surtout dans sa phase descendante, possède tous les ingrédients d’un roman, sinon d’une tragédie shakespearienne, dont le climax serait la fameuse évasion.
L’opération était extrêmement risquée. Carlos Ghosn, l’homme le plus connu ou du moins le plus surveillé du Japon, traverse le pays en Shinkansen juste caché derrière un masque chirurgical ; à l’aéroport, la tentative pour corrompre une employée échoue ; le manutentionnaire qui transporte dans la soute du jet privé la caisse où se cache le fugitif remarque en riant qu’elle semble plus lourde qu’à l’aller et qu’il doit y avoir une jolie femme dedans... En cas d’échec, Carlos Ghosn aurait probablement subi au Japon une détention interminable et vengeresse. Pourtant, après cent vingt jours de garde à vue, des centaines d’heures d’interrogatoire, des semaines d’assignation à résidence coupé des siens, il juge qu’il se trouve contraint de fuir « non pas la justice du Japon mais son injustice et la persécution politique ». Il jette l’éponge (et la caution de 8 millions d’euros exigée pour sa remise en liberté conditionnelle). Mais l’opération réussit, et vingt-quatre heures plus tard Carlos Ghosn se retrouve à Beyrouth, inextradable et confortablement installé dans l’une de ses résidences palatiales.
Comment en est-on arrivé là ? Le fantastique Carlos Ghosn, s’interrogent les deux auteurs, a-t-il vraiment « tapé dans la caisse de Nissan », la société qu’il a sauvée ? Difficile de répondre sans enfreindre une foule de règles éthiques et juridiques. D’autant que, si les faits sont à peu près connus, les preuves réelles ou supposées dorment encore dans l’armoire blindée du procureur de Tokyo. Les auteurs choisissent de contourner le problème et de se focaliser plutôt sur le contexte, dont le rôle dans cette histoire est si puissant qu’il fait presque figure de suspect numéro un.
Le contexte, c’est d’abord et avant tout l’Alliance Renault-Nissan, conclue en 1999, lorsque Renault vole au secours de Nissan alors aux confins de la faillite. Renault injecte 5,4 milliards de dollars pour détenir 43,4 % du capital du constructeur japonais, qui prend lui-même 15 % de celui de son sauveteur. Un deal certes inégal mais incroyablement culotté, qui à l’époque suscite la stupeur. Et Renault apporte encore autre chose : un manager capable de diriger l’improbable attelage, Carlos Ghosn. Il lui faudra amener deux colossales entreprises, dont les cultures sont aux antipodes et les sièges sociaux éloignés de huit fuseaux horaires, à coopérer tout en restant indépendantes, à augmenter leurs parts de marché tout en réduisant leurs coûts.
Mission impossible, mais réussie haut la main. Renault et Nissan multiplient les nouveaux modèles en mettant en commun leurs atouts respectifs et en poussant les « synergies » – les réductions de coûts et de masse salariale, en bon français. En trois ans, Nissan va redevenir rentable. Quinze ans plus tard, l’Alliance sera numéro un mondial des ventes de voitures légères, la valeur boursière de Nissan dépassera les 60 milliards de dollars et Carlos Ghosn se retrouvera quasiment déifié au Japon pour avoir sauvé le constructeur national. Mais au prix d’un traitement radical aussi peu japonais que possible : hiérarchies court-circuitées, traditions défiées et système ancestral de participations croisées entre sociétés se tenant les coudes (le keiretsu) bafoué.
Paradoxalement, c’est de cette réussite même que viendra la catastrophe, via un enchevêtrement de conséquences en apparence positives mais en réalité toxiques. La toute première d’entre elles, c’est l’inflation spectaculaire de l’hubris et des émoluments de Carlos Ghosn, persuadé (non sans fondement) d’être unique et irremplaçable. Problème : en 2010, dans un accès tardif de vertu comptable, le Japon impose aux sociétés cotées en Bourse de divulguer toute rémunération excédant 100 millions de yens par an (900 000 euros). Panique chez Nissan : comment révéler à l’ultranationaliste public japonais qu’un gaijin, Carlos Ghosn, gagne sur place six fois plus que les patrons de Honda ou de Toyota (mais à peine les deux tiers de ses homologues américains) ? Incidemment, comment faire avaler aux ouvriers de Renault confrontés à des licenciements massifs que leur PDG gagne cinq fois plus par jour qu’eux par an ? Hiroto Saikawa, le patron de Nissan, et quelques acolytes doivent trouver le moyen de conserver les excellents mais coûteux services du vorace Carlos Ghosn, par ailleurs régulièrement sollicité pour sauver des compagnies automobiles de la mouise. La seule solution est de le rémunérer le plus possible « sous les radars », comme l’écrit James Lasdun dans la London Review of Books, c’est-à-dire d’une façon optiquement (et peut-être fiscalement) discrète. À son salaire déjà réparti entre Renault, Nissan et Mitsubishi, un autre constructeur japonais aux abois qui a rejoint l’Alliance en 2016, viennent s’ajouter une astronomique « rémunération différée » de 80 millions de dollars sur huit ans et tout un attirail de moindres gracieusetés : un yacht hollywoodien baptisé, non sans impudence, Shachou (« patron »), l’absorption acrobatique par Nissan d’une perte sur la couverture de change subie par le chef, des résidences de luxe à Tokyo, Paris, Rio, Beyrouth. Au passage, quelques lignes rouges sont sans doute franchies puisque Carlos Ghosn se voit condamné par l’autorité boursière américaine à une amende de 1 million de dollars pour fausses déclarations ! Pour ne rien arranger, il fait aussi un usage très libéral d’une opaque holding néerlandaise afin de procurer de discrètes douceurs à bon nombre de gens, dont sa propre sœur et quelques amis bien placés. « Le système d’audit chez Nissan n’était guère rigoureux, et Ghosn n’était pas quelqu’un à qui l’on pouvait dire non », constate James Lasdun avec fatalisme.
Autre grande conséquence perverse de la résurrection commerciale, financière et surtout boursière de Nissan : les ingrats Japonais, oublieux du risque pris au départ par les Français, parlent de remettre en cause l’équilibre des pouvoirs au sein de l’Alliance. Nissan vend autant de voitures que Renault, fait bien plus de profits et pèse bien plus en Bourse. Le poids respectif des deux partenaires est complètement inversé, mais c’est Renault qui tient toujours les rênes. Côté japonais, on renâcle d’autant plus qu’on considère les 15 % détenus par l’État français chez Renault, donc indirectement chez Nissan, comme une scandaleuse contravention au sacramentel principe de séparation public-privé. Alarmé par ces velléités de rééquilibrage, Bercy réagit en s’attribuant en 2015 un droit de vote double lors des assemblées générales des actionnaires. Et, lorsqu’en 2018 Carlos Ghosn négocie le renouvellement de son mandat pour quatre ans, Bercy met une condition : le « co-chairman » doit trouver le moyen de rendre l’Alliance « irréversible ». Ce mot met le feu aux poudres : comment y parvenir sans une fusion, de fait sinon de droit, un anathème pour les Japonais ?
Carlos Ghosn, qui avait contre toute attente su faire longtemps collaborer la carpe japonaise et le lapin français, fera désormais figure de cheval de Troie au service d’une sournoise invasion française. Situation d’autant plus injuste que lui-même s’est toujours insurgé contre l’interventionnisme de Bercy, qu’il n’est pas favorable à la fusion et que son cœur comme son portefeuille penchent nettement du côté de Nissan (dit-on en France, où on le voit de moins en moins). Le Japon – nouvel élément contextuel – n’est structurellement guère accueillant pour les sociétés étrangères, notamment dans l’ultrastratégique secteur automobile. Il suffit de voir les mésaventures de Ford avec Mazda ou de Volkswagen avec Suzuki. Pourtant, soulignent les auteurs, « les Français, qui ne sont en général pas trop bien vus par le reste du monde, sont au Japon synonymes de beauté, de culture, de raffinement ». Cela ne suffit pas à sauver une Alliance déséquilibrée, de plus en plus dysfonctionnelle, qui se dirige tout droit vers la collision.
Car le fonctionnement et le succès de l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi ont sur la psyché de Ghosn un impact tout aussi spectaculaire que du côté business. Il est le cœur battant de l’Alliance ; toutes les décisions sont prises par lui, certes après ample consultation. Déjà peu porté sur la modestie et sur la diplomatie, le surhomme laisse ses tendances dictatoriales croître avec sa réussite et l’adulation qu’elle lui vaut à Tokyo. Seul dans son Gulfstream, grâce auquel il zigzague constamment d’un continent à l’autre, il perd contact avec la réalité et se laisse aller à quelques extravagances, comme cette fête versaillaise payée par Renault, à laquelle pratiquement personne de chez Renault ne participe (mais Jeff Bezos, oui). Et, bien sûr, étant à la tête de deux grandes sociétés potentiellement rivales, il se trouve en conflit d’intérêts structurel, situation schizophrénique. Cependant, en bon petit soldat, il confie à une équipe réduite le soin d’étudier dans le plus grand secret les modalités de la funeste fusion.
Or simultanément – oui, simultanément ! – une autre équipe ultrasecrète est mise en place à Tokyo, dans un tout autre but. Hiroto Saikawa, farouchement opposé à la fusion, demande à Hari Nada, l’un des intimes de Carlos Ghosn, d’« aller ramasser des patates », comme on dit en japonais, c’est-à-dire pêcher les preuves d’éventuelles malversations commises par le boss. Or Hari Nada, qui a activement participé à la mise en place des mécanismes de rémunération occulte, a tout à coup des sueurs froides. Craignant « que son propre rôle soit mal interprété », il juge plus prudent d’aller se confier au procureur de Tokyo moyennant une exemption de poursuites. C’est le début de la débâcle pour toutes les parties concernées, Nada excepté. Nissan s’effondre, commercialement et boursièrement. L’Alliance semble avoir subi un coup fatal. Quant à Carlos Ghosn, accusé de « dissimulation de salaire, de dissimulation de rémunération future et d’utilisation des ressources de Nissan à des fins personnelles », comme le résume John West dans Australian Outlook, il est pris dans la tourmente.
Car voici qu’un ultime élément contextuel particulièrement inquiétant s’ajoute au tableau : le système juridique japonais, un système qui « s’attache moins à la vérité des faits et aux droits de l’individu qu’à la préservation de l’ordre social », résument les auteurs. Si les inculpations sont rares au Japon, le taux de condamnation après inculpation est de 99,4 % ! Le système repose sur une forme de coopération justice-accusé (aveux rapides contre sanctions modérées), coopération lourdement stimulée par des gardes à vue longues et dissuasives, renouvelables, avec interrogatoires incessants. Mais voilà, Carlos Ghosn ne « coopère » pas. Au contraire, il alerte le monde sur l’iniquité d’un système juridique quasi médiéval qui prend les accusés en otage (il sera entendu jusqu’aux Nations unies) et hurle à pleins poumons pour dénoncer une instruction à charge dirigée exclusivement contre lui (aucun Japonais ne sera inquiété). Il se dit victime d’une lâche « conspiration » et dénonce les carences de la gouvernance nipponne. Pour l’archipel, l’humiliation est grave. Peut-être aurait-elle été plus grave encore s’il y avait eu un procès à grand spectacle, surtout si les allégations contre l’accusé y avaient fait pâle figure. Allez savoir.
— J.-L. M.
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En 2021, on fêtait le bicentenaire de la naissance de Baudelaire. Dans The New York Review of Books, l’universitaire et poétesse Ange Mlinko dresse le bilan éditorial non négligeable de l’événement aux États-Unis : une nouvelle traduction des Fleurs du mal par Aaron Poochigian (Liveright, 2021) et du Salon de 1846 par Jonathan Mayne (David Zwirner, 2021), ainsi que des écrits tardifs, souvent inachevés ou posthumes (Fusées, Mon cœur mis à nu, Petits Poèmes en prose, Pauvre Belgique), lesquels n’avaient jamais jusqu’ici été réunis en anglais (ils le sont désormais sous le titre Late Fragments). La nouvelle traduction des Fleurs du mal déçoit Mlinko. De son propre aveu, Poochigian ne l’a écrite qu’en quatre mois, au printemps 2020, et malheureusement le résultat « garde la trace de cette hâte ». On sent Mlinko, en revanche, séduite par les Late Fragments, où le poète, renonçant aux vers, explore des formes plus expérimentales : le chantre de l’art pour l’art abandonne la perfection formelle pour le précaire et l’avorté. « En lisant Pauvre Belgique, j’ai presque ri d’étonnement devant l’extravagance de la haine que Baudelaire voue au plat pays », remarque Mlinko. Une haine qui n’a d’égal que son mépris des… États-Unis, cette nation de « boutiquiers », responsable de la mort d’une des idoles du poète : Poe.
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