WP_Post Object ( [ID] => 121735 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:10 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:10 [post_content] =>En juillet 1997, lors de la rétrocession de Hongkong à la Chine, Chris Patten, le dernier gouverneur britannique, tint un discours optimiste. Selon le principe énoncé en 1984 par Deng Xiaoping, « un pays, deux systèmes », « le peuple de Hongkong va pouvoir gouverner. C’est la promesse, et c’est la destinée, que rien ne viendra ébranler ». Mais, comme l’atteste son journal, il n’y croyait pas lui-même. D’après l’accord de 1984, Hongkong devait garder son autonomie pendant cinquante ans après la rétrocession, donc jusqu’en 2047. Cependant, la loi fondamentale annexée aux accords sino-britanniques ne laissait en réalité qu’une faible marge de manœuvre aux Hongkongais. Toutes les nominations importantes devaient être approuvées par Pékin. Le mouvement de plus en plus pressant en faveur du suffrage universel se heurta à un mur, provoquant en 2014 la « révolution des parapluies ». En juin 2019, pour protester contre un projet de loi prévoyant de juger en Chine continentale les personnes soupçonnées de visées subversives, plus de 1 million de Hongkongais ont manifesté pacifiquement en formant de longues chaînes humaines. Et, en mai 2020, Pékin a imposé une loi sécuritaire permettant d’emprisonner tout suspect. Depuis lors, pratiquement tous les démocrates qui ont fait parler d’eux sont en prison ou en exil. En juillet 2022, John Lee, ancien responsable de la police et tête pensante des vagues de répression, a été nommé chef de l’exécutif.
Du point de vue chinois, les choses sont relativement simples. Après avoir été partie intégrante de la Chine pendant plus de deux mille ans, l’île de Hongkong a été cédée en 1842 à l’Empire britannique au terme de la première guerre de l’Opium, déclenchée par la Chine pour tenter d’empêcher les trafiquants britanniques d’y écouler la drogue, qui avait créé une addiction d’ampleur nationale. Au lendemain d’une seconde guerre de l’Opium, Londres a resserré son emprise en acquérant, au nord de l’île, la péninsule de Kowloon. Après quoi les Anglais obtinrent en 1898 un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans sur ce qu’on appelle les Nouveaux Territoires, au nord de Kowloon. C’est ce bail qui arrivait à expiration en 1997. L’accord négocié en 1984 par Deng Xiaoping entérinait le désengagement progressif de la puissance coloniale des trois territoires. Les Nouveaux Territoires étaient devenus le poumon de l’expansion économique de Hongkong, et les Britanniques, jugeant que l’île et la péninsule ne seraient pas viables à elles seules, s’étaient laissé convaincre de lâcher le tout.
Si, pour les Chinois, la récupération de Hongkong relevait d’une nécessité historique, du côté britannique le problème très tôt posé était celui du degré de démocratie dont l’ancienne colonie allait pouvoir continuer à bénéficier. Le suffrage universel n’avait pas cours, mais la presse était libre et la justice indépendante. Ce que montrent le journal de Patten et la postface que l’ancien gouverneur a rédigée, c’est la constante complaisance d’une bonne partie des décideurs et chefs d’entreprise britanniques à l’égard des autorités chinoises. Au moment de son départ, en 1997, Patten a découvert des documents montrant que, dix ans plus tôt, l’ex-ambassadeur britannique à Pékin Percy Cradock était parvenu à manipuler un projet de réforme électorale afin de satisfaire les Chinois. D’anciens Premiers ministres comme Edward Heath et James Callaghan ont fait pression sur Patten pour qu’il modère son appétit de réformes et se concentre sur les opportunités pour le monde des affaires. Il ne se passait pas une semaine sans qu’il fasse l’objet de pressions de la part des grands groupes présents à Hongkong, comme HSBC, Swire ou Cable & Wireless. Tout récemment, relève The Economist, les plus grands groupes présents sur place, « comme HSBC, Standard Chartered, Swire et Jardine Matheson, ont publié des communiqués de soutien à la loi sécuritaire. HSBC, la plus grande banque européenne, a gelé les comptes des politiciens prodémocratie et des organisations civiles. Les quatre plus grands cabinets d’audit financier mondiaux, Deloitte, EY, KPMG et PwC, ont publié des pages de publicité dans les journaux pro-Pékin afin d’adresser leurs félicitations à John Lee pour sa nomination à la tête de l’exécutif. »
— O. P.-V.
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WP_Post Object ( [ID] => 121892 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:04 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:04 [post_content] =>À sa mort en 1928, à 49 ans, le Tchèque Ladislav Klíma laissa derrière lui des centaines de pages manuscrites, des notes, des journaux, des lettres... Car, de son vivant, celui qui est désormais considéré comme l’un des plus grands écrivains tchèques du XXe siècle avait peu publié. Idem dans les années qui ont suivi sa mort : à part une poignée d’inconditionnels, le milieu universitaire dénonçait des écrits provocateurs, à l’image de leur auteur, libertaire, nietzschéen et schopenhauerien, « solipsiste, égoïste et volontariste », selon le site Aktualne.cz, et chantre de ce qu’il appelait la « suréthique », concept qui invite à « faire systématiquement ce qui est interdit » : insulter les Habsbourg, par exemple, ce qui lui valut une exclusion scolaire à 16 ans.
« Durant les années où d’autres s’échinaient à passer des examens et à se lancer dans une carrière, écrit-il dans son autobiographie, je n’eus d’autres occupations que de me promener sans fin dans les futaies à la recherche de nymphes et de châteaux hallucinatoires, me roulant tout nu dans la mousse et dans la neige, menant des combats terribles avec un Dieu qui s’était mis en tête de vivre à l’état de veille, en tant qu’homme. » Il gardait toutefois des accointances terrestres, gagnant sa vie comme conducteur de machine à vapeur, gardien d’usine, dramaturge ou journaliste. Pas de quoi ravir celui qui disait être « un noir monstre métaphysique », « une synthèse de Napoléon et de Nietzsche » voire « Dieu », mais de quoi refléter le « dialogue interne permanent entre Klíma le dogmatique et Klíma le vivant, dans lequel il s’excuse auprès de lui-même pour ses compromis par rapport à l’idéal élevé de la volonté absolue, quand il se rabaisse à écrire pour de simples mortels », note le philosophe Martin Hybler dans le quotidien Lidové noviny.
Il aura fallu attendre les années 1970 pour que la traductrice et écrivaine française Erika Abrams vienne mettre de l’ordre dans tout cela. Un travail colossal abattu pour reconstituer des œuvres monumentales – et en tirer des Œuvres complètes, dont les quatre premiers volumes ont été publiés en tchèque et en français (Éditions de la Différence), puisqu’Abrams est allée jusqu’àtraduiredans notre langue les œuvres qu’elle avait éditées en tchèque.
Némésis la glorieuse, qui vient de paraître aux éditions du Canoë, fait partie des œuvres déjà publiées par la Différence. Il s’agit d’une nouvelle édition revue par Erika Abrams d’après les manuscrits originaux. Conte métaphysique, roman fantastique, histoire d’amour et d’horreur, de vampires et de sanatorium, de fantômes et de vengeance, nouvelle noire et satirique, textes aussi symbolistes qu’expressionnistes, aussi poétiques que vulgaires... Némésis permet de découvrir le monde de Klíma, écrivain affranchi des frontières de genre, sans scrupules vis-à-vis de ses héros ni de ses lecteurs, à jamais égarés entre le rêve, la réalité et la folie.
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WP_Post Object ( [ID] => 119750 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:27:00 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:27:00 [post_content] =>Vous avez entre les mains le cent vingtième numéro de Books. Pour un titre culturel haut de gamme, une telle longévité est une performance. Nous la devons à l’intérêt désintéressé d’Adrian Diaconu, un homme discret mais à qui il faut rendre hommage, car sans lui nous aurions disparu. Un double hommage, car il se fait une vertu de laisser la rédaction entièrement libre de ses choix. Books continue, donc, tel qu’en lui-même, tous les deux mois. La crise du Covid étant passée par là, divers problèmes logistiques restent à régler, dont certains d’entre vous se sont fait l’écho : site Internet défaillant, anciens abonnés oubliés, encore peu de visibilité en kiosque et sur les réseaux sociaux, absence en librairie, pas de promotion. Tout cela va s’améliorer peu à peu, l’équipe et la volonté sont là, l’ambition aussi.
Le concept de Books est unique : ni tout à fait une revue, ni tout à fait un magazine, fondé sur les livres mais par l’intermédiaire de journaux et de périodiques, privilégiant les publications étrangères mais bien ancré en France et dans les pays francophones, passionné de littérature mais laissant la part du lion aux livres d’idées, politiquement inclassable et soucieux de l’être, distrayant mais sérieux, attaché au papier et à la lecture longue à l’heure du virtuel et du zapping…
Chaque numéro de Books évoque une centaine de livres parus dans le vaste monde. Chaque article traduit est une surprise, chaque dossier est une découverte. Les thèmes s’enchaînent de façon volontairement hétéroclite : les grandes aventurières suivent la nouvelle guerre froide, la cancel culture, nos préjugés et les vôtres, la croyance en Dieu, Napoléon, l’optimisme… et seront bientôt suivies par la passion du traumatisme (surprise !) et l’avenir de la démographie mondiale. Notre péché mignon ? Tout nous intéresse…
Mais nos lecteurs le savent : ce désordre apparent repose sur une philosophie. Nous entendons promouvoir l’ouverture au monde, le croisement des regards, le point de vue inattendu (serait-il à même de fâcher). Nous recherchons ce que l’on ne saurait voir dans la presse française. Notre mot d’ordre ? Le bon usage de l’esprit critique ; un esprit critique bienveillant mais sans concession, animé par une saine méfiance à l’égard des conformismes de toute espèce. Nous n’entrons pas dans le moule – pas plus que les femmes surprenantes présentées dans ce numéro.
— Olivier Postel-Vinay
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[post_title] => À propos de Books [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => a-propos-de-books [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:27:00 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:27:00 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=119750 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 119755 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:26:52 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:26:52 [post_content] =>Encore récemment, le mot « aventurière » était pris en mauvaise part – comme d’ailleurs son équivalent masculin. Au Moyen Âge, l’aventurier est celui qui va à la guerre sans solde, mais du coup sans être assujetti à la discipline militaire. « Celui qui cherche les aventures et surtout les aventures de guerre, et qui n’a d’attache nulle part », nous dit le Littré. Au XVIIe siècle, le mot a désigné des mercenaires et des corsaires. Au XVIIIe siècle, le chevalier (ou la chevalière) d’Éon, agent secret travesti, est le type même de l’aventurier. Le terme s’étend à la recherche d’aventures amoureuses ou financières, pour des motifs douteux.
Au XIXe siècle, il peut s’appliquer à « celui, celle qui n’a pas de moyens d’existence connus ». Une pièce d’Émile Augier intitulée L’Aventurière, montée en 1848 à la Comédie-Française, met en scène une actrice courtisane. Vers 1900, le Larousse parle d’« une personne qui s’abandonne à une vie d’intrigue ou de hasard ». La connotation péjorative reste présente dans les dictionnaires actuels : « Personne qui cherche l’aventure, par curiosité et goût du risque, sans que les scrupules moraux l’arrêtent », nous dit Le Petit Robert.Si toutes les aventurières que nous présentons dans ce numéro ne sont pas des modèles de vertu, leur passion pour la liberté a quelque chose de grisant. Par-delà l’extrême diversité des itinéraires et des situations, c’est probablement en effet le désir farouche de liberté qui les caractérise. « Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire », écrit le général Lyautey à propos d’Isabelle Eberhardt, qui se déguisait en homme pour mieux frayer avec les populations arabes. « Le grand avantage d’être une femme, et peut-être le seul, c’est qu’on peut toujours se montrer plus stupide qu’on ne l’est sans que personne ne s’en étonne », écrit Freya Stark, qui a pénétré dans les harems du Yémen. L’aviatrice Amelia Earhart, dont la photo illustre ce numéro, tient à préciser sa position à la veille de son mariage : « Je ne t’imposerai pas de code médiéval de fidélité à mon égard et je ne me considérerai pas non plus liée à toi. […] Je garderai un endroit où me rendre quand bon me semblera, parce que je ne peux garantir de supporter en permanence le confinement d’une cage, même agréable. »
Certaines n’ont laissé que peu de traces, ouvrant ainsi la voie à l’imagination. D’autres nous livrent de véritables pages d’histoire – sur la société dont elles se sont échappées et sur celles qu’elles ont découvertes. Jusqu’à l’histoire politique, car, à travers la figure de Gertrude Bell, c’est toute la problématique de l’Irak qui se déroule sous nos yeux et entre en résonance avec les événements les plus récents. Occasion aussi de quelques surprises : comment comprendre que cette Gertrude Bell, qui refusait de se couvrir la tête en pays arabe, ait milité contre le vote des femmes ? Bonne lecture. — Books
[post_title] => Grandes aventurières [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => grandes-aventurieres [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-06-30 07:26:53 [post_modified_gmt] => 2022-06-30 07:26:53 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=119755 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 119785 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:26:42 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:26:42 [post_content] =>L’histoire des femmes combattantes est longue et riche en légendes. Il se disait ainsi qu’une troupe de soldats romains pouvait être défaite par un seul Gaulois pour peu qu’il soit aidé de sa femme, qui, « le cou gonflé, grinçant des dents et brandissant ses énormes bras pâles [...], fait pleuvoir des coups comme autant de projectiles lancés par une catapulte ». Toutefois, malgré la taille de leurs biceps ou la circonférence de leur cou, ces amazones si agressives étaient presque toujours victimes de leur sexe : elles finissaient séduites, violées, abandonnées ou mariées. Ce n’est pas l’existence même de guerrières qui émoustille tant le public (il faut être vraiment borné pour douter que les femmes soient capables de courage sur le champ de bataille), mais plutôt le fait que certaines d’entre elles optent pour des vêtements masculins et s’intègrent à une armée ou à une société en se faisant passer pour des hommes. Leur recours au travestissement afin d’accéder à des positions qui ne leur sont pas destinées semble avoir exercé une fascination particulière au XVIIIe siècle et à la fin du XIXe, et cela pour de multiples raisons.
Cette idée d’endosser le costume de l’autre convoque l’érotisme de la guerre et de la discipline martiale pour aboutir à une enivrante combinaison de narcissisme féminin et militaire. Les autobiographies de combattantes regorgent de descriptions amoureuses d’uniformes masculins – et l’aspect théâtral entre largement en ligne de compte. Ce n’est pas un hasard si le phénomène a connu son apogée lorsque les rôles de travesti faisaient les beaux jours de la scène : retournées à la vie civile, certaines femmes-soldats du XVIIIe siècle, telle Hannah Snell, ont interprété leur propre rôle sur les planches. Les qualités d’acteur de la personne travestie ajoutent à son pouvoir dans la vie réelle, en lui conférant la possibilité de jouer à tout instant la grande scène de la révélation. Ainsi, durant les guerres napoléoniennes, une femme surnommée Sans-Gêne [qui inspira en partie la pièce Madame Sans-Gêne] attendait le moment propice où elle pourrait, telle une Myra Breckinridge 1, couper la chique à ses ennemis en ôtant soudain ses habits.
Plusieurs de ces transgenres reconnaissent avoir utilisé des accessoires, mais il reste difficile de comprendre comment ces femmes, dotées de tous les attributs de leur sexe, pouvaient partager l’intimité de leurs camarades masculins dans la promiscuité des navires ou sous la tente, durant des années, sans être démasquées. Lorsque les hommes sautaient de leur selle afin d’aller satisfaire une envie pressante, ces dames avaient-elles une vessie d’une capacité illimitée ou parvenaient-elles toujours à trouver un buisson pour se dissimuler, jusque dans les steppes de l’Asie centrale ? Les hommes étaient-ils vraiment dupes, et, s’ils avaient compris depuis le début quel était le véritable sexe de leur soi-disant compagnon, comment se comportaient-ils ? Une femme habillée en homme paraît plus jeune, et nombre de travesties, même d’un certain âge, se faisaient passer pour des adolescents : ne couraient-elles pas certains risques dans des troupes peu réputées pour leur délicatesse ou leur maîtrise de soi ?
Et cela pose aussi des questions d’ordre psychologique. Dans les ballades et les contes populaires, la femme travestie suit souvent l’homme qu’elle aime. Dans les faits, ce n’était pourtant pas la situation la plus courante. Souvent, ces femmes cherchaient surtout à fuir la pauvreté et les créanciers, comme Charlotte Charke, une actrice britannique du début du XVIIIe siècle, ou à assouvir des désirs lesbiens qu’elles ne pouvaient exprimer dans leur milieu d’origine. Des couples composés d’une transgenre et de son épouse pouvaient mener des existences tout à fait satisfaisantes tant que la loi ne s’en mêlait pas. Certaines ont sans doute dû s’habiller en homme pour un motif impérieux et ont continué à le faire lorsqu’elles n’en ont plus eu besoin. D’autres, probablement mieux placées sur l’échelle sociale, ont choisi d’endosser le costume masculin pour profiter des privilèges et de la liberté qui allaient avec : voyager comme elles l’entendaient et bénéficier de nombreuses possibilités interdites à une femme des classes moyennes. Dans ce dernier cas, il est intéressant de se demander à quel point l’air du temps, l’excitation née de l’ambiguïté de genre et la fascination pour le travestissement au théâtre et dans les œuvres de fiction pouvaient influencer une jeune femme perméable à son environnement culturel.
Les Mémoires de Nadejda Dourova et d’Isabelle Eberhardt témoignent de leurs qualités littéraires et de leur sens de la mise en scène. La première a combattu l’armée napoléonienne en Russie ; dès ses exploits initiaux, le tsar apprit qu’elle était une femme, mais Dourova a toujours affirmé qu’il était le seul à connaître son secret. La seconde, une Russe de Genève, a adopté la façon de se vêtir des hommes (et parfois des femmes) arabes et décidé de s’impliquer dans les affaires politiques et religieuses de l’Afrique du Nord. Tout imprégnée de littérature gothique et sentimentale, Dourova se projetait dans les aventures de la romancière britannique Ann Radcliffe et s’imaginait arpentant les routes en compagnie du protagoniste du Voyage sentimental à travers la France et l’Italie de Laurence Sterne. Eberhardt, très fin de siècle, baignait dans une mélancolie orientalisante proche de l’univers de Pierre Loti et se plaisait à conférer une aura romantique à son histoire familiale peu ordinaire : elle était la fille illégitime d’une aristocrate et d’un sombre précepteur anarchiste féru de cactus.
En s’habillant en homme, ces deux femmes semblent avoir démultiplié un sentiment qui caractérisa toute leur existence, celui de jouer un rôle. Alors qu’elle servait encore dans l’armée, Dourova entendait fréquemment des récits imaginaires de ses frasques, et il lui est même arrivé d’apprendre la nouvelle de sa propre mort. Dans ses Mémoires 2, rédigés après son retour à la vie civile, l’idée qu’elle se fait d’elle-même en tant que femme s’accommode difficilement de l’identité de jeune homme qu’elle a endossée. Plus tard, comme romancière, elle s’inspirera largement de son vécu. Quant à Isabelle Eberhardt, elle a accentué son côté obsessionnel et mélancolique dans ses journaux intimes. Pour séduire les lecteurs parisiens, son éditeur donnera une tonalité exotique à sa courte vie (elle meurt à 27 ans en Algérie, emportée par une crue soudaine), tandis que les directeurs de théâtre succomberont à son image d’androgyne du désert.
Dourova et Eberhardt avaient beaucoup en commun : un visage aux traits juvéniles, une fascination pour les vêtements masculins et les uniformes, le même désir de voyager et d’agir à leur guise. Toutes deux avaient été encouragées par leur père, durant leur enfance, à porter des habits de garçon : celui de Dourova jugeait ses aptitudes dignes d’un fils ; celui d’Eberhardt appréciait la liberté offerte par le vêtement masculin, cette même liberté qu’il réprimait impitoyablement au sein de sa propre famille. Toutes deux avaient eu des mères distantes (et à l’esprit curieusement insondable) qui refusaient de se consacrer à la vie domestique. La déception de donner naissance à une fille avait été si cruelle pour la mère de Nadejda Dourova qu’elle avait complètement renié ce bébé, allant jusqu’à le jeter par la fenêtre d’une calèche ; couverte de sang, à moitié morte, la petite avait été ramassée par son père. D’après la biographe d’Isabelle Eberhardt, sa mère était dépourvue de sentiments maternels, même si, étrangement, sa fille l’a par la suite considérée comme une grande force spirituelle à laquelle elle pouvait se mesurer et se confronter. Dourova comme Eberhardt décrivent la sensation de liberté procurée par le fait d’être habillée en homme, permettant d’être l’observateur (et même le voyeur) au lieu de l’observée, d’échapper aux injonctions de la féminité telles que se comporter en petit être fragile et se vouer aux travaux d’aiguille. Par-dessus tout, cela leur permettait de partir à l’aventure, d’aller errer la nuit dans les cimetières pour Dourova la romantique ou dans les bars et les bordels pour Eberhardt la fin de siècle. Dourova mentionne le plaisir qu’elle éprouve à être saluée, et, sur certaines photographies, on peut les voir l’une et l’autre assises avec une décontraction toute masculine. Bien que brouillant les frontières entre les genres, elles n’ont en revanche jamais renié leur appartenance de classe : « On ne saurait concevoir que mes supérieurs ne puissent me distinguer des soldats du commun », s’offusquait Dourova, tandis qu’Eberhardt ne manquait jamais de se présenter comme la fille d’une Russe de la noblesse.
Pour autant, les ressemblances s’arrêtent là. Leur tempérament et les circonstances de leur vie sont très différents. Eberhardt avait la réputation d’afficher une sexualité flamboyante et désinhibée, tandis que Dourova, dont les récits se déroulent au début du XIXe siècle, veille à éviter toute allusion sexuelle et à décourager toute spéculation sur les ambiguïtés de sa condition. Bien plus qu’Eberhardt, surtout préoccupée d’elle-même, Dourova interroge implicitement les diverses facettes du rôle masculin, suggérant le ridicule de certaines attitudes machistes qu’elle doit pourtant adopter : « Il convient cependant d’avouer que je me fatigue mortellement à manœuvrer la lourde pique – surtout lors de cet exercice parfaitement inutile qui consiste à la faire tournoyer au-dessus de sa tête ; plusieurs fois déjà je me suis heurté le crâne. De même, je ne suis guère tranquille quand je manie le sabre : j’ai sans cesse l’impression que je vais finir par me couper. Cela dit, je préférerais m’estropier plutôt que trahir la moindre faiblesse. » Dans le même temps, sa façon de se mettre en scène l’empêche de bafouer complètement l’image de la féminité. Lorsqu’elle raconte sa participation aux batailles, elle a tendance à décrire non les tactiques et les assauts, mais les événements du quotidien et les moments de compassion. Bien qu’obsédée par la notion de courage et ulcérée par la lâcheté, elle prend soin de préciser qu’elle n’a jamais donné la mort, si ce n’est à une oie, dont le sang versé continue de la hanter. À l’exception du tsar, à qui elle est passionnément dévouée, il n’y a qu’envers les animaux qu’elle se montre sensible, et c’est sur la tombe d’un cheval qu’elle connaît un moment d’émotion extrême.
Les Mémoires des deux femmes soulèvent des questions psychologiques et pratiques auxquelles on ne trouvera pas vraiment de réponse, que ce soit dans la préface des journaux de Dourova rédigée par Mary Fleming Zirin ou dans la biographie d’Eberhardt par Annette Kobak 3. À propos de Dourova, il aurait pourtant été intéressant de se demander ce qui se joue dans la tête d’une femme d’âge mûr, mère d’un enfant, qui se fait passer pour un adolescent – mais Mary Fleming Zirin n’en dit pas grand-chose. Jusque dans ses écrits les plus tardifs, Dourova se prétendra jeune et célibataire. La biographie d’Eberhardt comporte beaucoup de commentaires d’ordre psychologique, mais si peu subtils que les personnages ne s’incarnent pas : c’est surtout à travers ses propres citations que l’on voit se profiler une Isabelle autoritaire et nombriliste. Ainsi, bien qu’il soit plutôt agréable à lire, cet ouvrage n’apporte rien de neuf par rapport à celui, plus romancé, qu’est Le Destin d’Isabelle Eberhardt 4. Son auteure, Cecily Mackworth, présente au moins l’avantage de partager la fascination de son héroïne pour le Sahara. Dans les biographies des deux aventurières, les mères demeurent des silhouettes énigmatiques. Celle d’Eberhardt, censée être complètement soumise et faible, se rend pourtant en Afrique du Nord, où elle se convertit à l’islam. Celle de Dourova, que sa fille dépeint comme un monstre, donne naissance à un enfant après l’autre avant de s’apercevoir que son mari lui est infidèle, et instruit sa fille tout à la fois sur les contraintes et les horreurs de la féminité.
Il convient malgré tout de rendre hommage aux deux biographes pour avoir attiré l’attention sur les qualités d’écriture de leurs sujets, qu’il s’agisse des Mémoires de Dourova ou de Trimardeur 5, le roman d’Eberhardt, traduit en anglais par Annette Kobak. Bien que peu fiable sur quantité de points, le récit de Dourova est truffé de passages marquants, aussi bien sur l’étrange hiérarchie des armes que sur l’amour des chevaux, sur l’importance des différents uniformes (de hussard ou de uhlan, le nombre de leurs galons et la composition de leur plumet) ou l’excitation que l’auteure ne peut partager lorsque, pour attirer l’attention d’une langoureuse comtesse, tout un régiment s’asperge de parfum, se baigne dans du lait, fait tinter ses éperons et rentre le ventre. Quant au Trimardeur d’Eberhardt, cette œuvre vous reste longtemps à l’esprit, tant elle évoque les douleurs et problèmes communs à l’humanité, au-delà du travestissement et du genre. C’est une fable psychologique dont le héros, tel un personnage des premières œuvres de Camus, ne cesse de se heurter à la vacuité de tout. Il endosse, à l’instar d’Eberhardt, différents habits – celui de l’étudiant, de l’ouvrier, du légionnaire – afin de voir si l’un d’eux permet d’accéder à une liberté véritable ou si tous ne sont finalement que des uniformes qui vous rendent prisonnier.
Ce récit est souvent étrange, notamment dans sa première partie, qui aspire au réalisme et oppose d’un côté l’amour d’une femme pure et le dévouement à la cause révolutionnaire, de l’autre la déchéance à travers le sexe, l’alcool et le sordide. Lorsque le héros quitte le milieu révolutionnaire étudiant pour devenir ouvrier à Marseille, vagabond et enfin légionnaire, le livre devient plus charnel. Dans ces pages-là, Eberhardt parvient parfois à restituer les charmes de la vie nomade et sa violence – le meurtre et le viol y surgissent comme des expressions de « simple virilité ». Elle nous fait ressentir le plaisir de quitter encore et encore amours et foyers, de prendre le chemin de l’exil et de couper les ponts, mais aussi la haine du travail routinier et des règles de la collectivité. Et la conclusion, pour le héros comme pour l’auteure, semble être que vivre sans attaches est incompatible avec quelque uniforme que ce soit, masculin ou féminin.
— Janet Todd est une critique britannique, auteure de plusieurs livres sur les femmes dans la littérature. — Cet article a été publié par la London Review of Books le 8 décembre 1988. Il a été traduit par Natalie Amargier.
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Le portail principal avait été verrouillé ; sacs de sable et barbelés avaient été fébrilement disposés à l’intérieur ; on brûlait des monceaux de documents dans la cour. Malgré tout, les jardiniers persans continuaient d’arroser la verveine en fleur ; à mesure que les jours puis les semaines défilaient, ils parvinrent à garder la pelouse bien verte en dépit du nombre de ceux qui y dormaient. Les conditions de vie étaient déplorables pour ces quelque 350 réfugiés exposés à la chaleur intense, aux balles des tireurs embusqués, aux grondements des bombes des avions britanniques qui tentaient, non loin de là, de reprendre possession de leur base. Les nouvelles diffusées par le poste de TSF étaient inquiétantes. Pourtant, on multipliait sans relâche les efforts pour égayer cette foule inquiète et prise au piège. Un soir, il y eut une conférence, donnée par Freya Stark ; tel autre soir, un concert. (La chance voulut en plus qu’on découvrît des fusils cachés dans le piano à queue.) Un ravitaillement de base était permis chaque jour : l’exploratrice, prompte à nouer la conversation avec les gardes irakiens chargés de surveiller les prisonniers, s’enhardit à leur demander une grande quantité de savon et de poudre de riz pour les femmes. Ces fournitures supplémentaires leur furent dûment remises. Cette petite victoire pour la féminité occidentale fut hélas quelque peu gâchée par le garde de l’entrée, qui s’étonna que le harem se souciât de pareilles frivolités puisqu’ils seraient tous passés par les armes d’ici quelques jours.
Freya Stark avait accédé à la notoriété quelques années plus tôt en publiant en 1934 son premier livre, La Vallée des Assassins, une étude de l’histoire et de la géographie islamiques narrée comme un récit d’aventures. Le succès fut considérable, comme celui de deux livres analogues sortis peu après – La Route de l’encens, en 1936, et « Un hiver en Arabie », en 1940 1. Tous ces livres traitaient du monde arabe contemporain. L’exploratrice avait parcouru la Syrie, l’Iran, l’Irak, le Koweït et le Yémen à une époque où les frontières nationales étaient plus ou moins fictives et où personne ne savait trop quelles forces politiques ou culturelles allaient s’imposer. La puissance britannique, qui commençait à peine à montrer des signes d’essoufflement après sa longue gloire, régnait encore solidement sur la région, même si Freya Stark menait ses explorations les plus dangereuses dans le dos de l’empire, en faisant fi des avertissements.
Remarquable polyglotte, elle parvenait à se fondre dans n’importe quel environnement – et à s’en extraire. Elle venait de réussir à quitter Téhéran pour regagner Bagdad, où elle aspirait à retrouver la sécurité parmi ses amis et collègues de l’ambassade, quand la police irakienne l’intercepta à la frontière. Comme nul sujet britannique n’était autorisé à entrer sur le territoire, elle fut faite prisonnière et on l’informa que d’autres avaient été enfermés dans des camps. Pourtant, elle enjôla suffisamment un boy pour qu’il lui apporte du thé et offrit à son geôlier de le partager avec elle. Stark expliqua à ce dernier qu’elle ne pouvait rester là sans femme de chambre. La gravité du problème pouvait-elle lui échapper ? Il souhaitait sans doute se montrer civilisé ? Car ses compatriotes, après tout, n’étaient pas allemands ! Et le policier – qui ne gardait plus une prisonnière mais protégeait une dame – l’installa dans le train suivant pour Bagdad. Freya Stark a forgé une maxime qui vaut pour maints épisodes de son illustre carrière : « Le grand avantage d’être une femme, et peut-être le seul, c’est qu’on peut toujours se montrer plus stupide qu’on ne l’est sans que personne ne s’en étonne. »
En tant qu’exploratrice, elle ne pouvait se targuer d’aucune découverte majeure, mais ses observations précises et ses talents de cartographe lui avaient valu le respect des professionnels et, s’agissant de ses contributions cartographiques, l’une des plus hautes récompenses de la Royal Geographical Society. Elle avait situé sur la carte des villages non repérés et des montagnes inconnues, fait des relèvements au compas et pris des photos. Elle avait même replacé du bon côté de la vallée toute une chaîne montagneuse mal topographiée. Mais ce n’était pas la raison pour laquelle on la lisait alors, ni celle pour laquelle on continue de la lire. Souvent, elle ne parvenait même pas aux buts qu’elle s’était assignés : les itinéraires – en général parcourus à dos de chameau ou d’âne – étaient d’une âpreté stupéfiante, un paludisme endémique et quantité d’autres maladies sévissaient. Mais, pour elle, malgré l’amère déception d’être devancée à l’arrivée, le voyage était assurément plus important que la destination : ce n’était pas une formule. Elle excellait à décrire scènes et paysages ; plus important encore, elle savait lire les êtres, les faire parler et les écouter attentivement. Aujourd’hui, d’autres auteurs ont publié des ouvrages plus érudits et actualisés. Les Assassins. Terrorisme et politique dans l’Islam médiéval 2, de Bernard Lewis, traite peu ou prou du même sujet que son premier livre, mais on aurait tort de croire qu’elle a été supplantée.
Les lecteurs de Freya Stark découvriront une auteure qui communique à tous ceux qui croisent son chemin l’intérêt extrême qu’elle éprouvait. Paysans, Bédouins, chefs de tribus, guides, soldats et esclaves composent une société à la fois d’une étrangeté inouïe et d’une proximité palpable, dans son humanité la plus simple et la plus mystérieuse. Freya Stark n’est pas une observatrice objective – comment aurait-elle pu l’être ? –, mais, bien plus perfectionnée que le matériel de relèvement qu’elle transportait, elle s’apparentait elle-même à un instrument de mesure subtilement calibré dans des contrées qui prenaient tout juste conscience des changements provoqués par les routes asphaltées, les États-nations et le pétrole.
Dans ses relations, les épouses occupent la première place. Dans bien des endroits, en effet, elle fut la première Européenne qu’on y eût jamais vue, et, bien souvent, elle découvrit à son arrivée que le seul domaine qui lui fût aussitôt ouvert – peuplé des seules personnes désireuses de lui parler, voire de la toucher, de la renifler ou d’examiner ses vêtements – était le harem. Avec le temps, elle devint une sorte de spécialiste des détails méconnus de ses mœurs et de son emploi du temps. On trouvait là des pans entiers de la culture locale négligés par la Royal Geographical Society : des habitudes domestiques, des potins, des rires, des bijoux, des tenues de mariage, des terreurs nuptiales, des enfants.
Freya Stark n’était pas une anthropologue, et certainement pas une féministe. Comme bien des femmes extraordinaires de son époque – elle était née en 1893 –, après avoir beaucoup œuvré pour échapper à la condition des femmes ternes et ordinaires, elle supportait mal ces dernières. Sa fameuse devancière dans le monde arabe, Gertrude Bell, avait cofondé une ligue londonienne contre le vote des femmes, cercle auquel s’agrégea brièvement notre auteure. Pour Stark, s’introduire dans le harem n’était qu’une manière de gagner la confiance de ses hôtes et ainsi approcher les hommes puissants qui constituaient la première raison de sa visite. Mais son goût des rites et usages féminins, notamment en matière de garde-robe, était sincère. « Il y a peu de chagrins, écrit-elle, qu’une nouvelle robe ou un nouveau chapeau ne parvienne à alléger un peu, fût-ce momentanément. » En tant que vieille fille issue d’une tribu britannique, ayant connu entre autres épreuves le manque de fortune, de beauté et de situation, Stark avait fait l’expérience de l’invisibilité sociale, laquelle lui permettait de prodiguer aux femmes du harem sa compassion, peut-être parfois teintée d’envie.
En un sens, les Anglais lui paraissaient plus exotiques que les Arabes. Si ces derniers voyaient en elle la quintessence d’une Anglaise, elle parlait l’anglais avec un accent : l’allemand avait été la langue de sa petite enfance, grâce à une aïeule très aimée et à sa première gouvernante. Au surplus, elle avait été élevée principalement en Italie. Certes, ses parents étaient anglais, mais, en tant que peintres amateurs et bohèmes confirmés, ils ne s’étaient jamais fixés. La prime enfance de Freya Stark est une succession floue de maisons et de pays. Le foyer qu’elle se rappellera plus tard, avec ce sentiment poignant de l’enfance perdue, fut celui que son père avait bâti sur les landes de son Devon natal, entouré de chevaux, de bruyères et de jacinthes des bois. Sa tête de lit était ornée de voiliers peints par sa mère, qui méprisait ce lieu douillet et bourgeois. Freya avait 10 ans quand sa mère mit fin à cette période idyllique en s’enfuyant avec un comte italien de 23 ans sans le sou. Freya et sa sœur cadette furent emmenées de force dans une lugubre petite ville du Piémont, où le jeune homme mit à profit l’argent de leur mère – ou plutôt celui de leur père, avant qu’il n’arrête les frais – pour ouvrir une fabrique de tapis. Les fillettes y vécurent dans une déprimante pauvreté, en ne recevant qu’une instruction minimale dans un couvent de sœurs françaises.
Pis encore, Freya, qui visitait la fabrique juste avant son treizième anniversaire, vit ses longs cheveux happés par une machine : on l’en extirpa si violemment que son cuir chevelu fut déchiré et son oreille droite entièrement arrachée. La chirurgie réparatrice nécessita de douloureuses greffes de peau ; par la suite, elle ramènerait toujours soigneusement ses cheveux sur la droite et porterait de petites coiffes ou plus tard de grands chapeaux. Elle se réfugia dans les livres, suivit des cours par correspondance et parvint à intégrer une université de Londres ; elle aurait préféré aller à Grenoble, mais son père, la jugeant déjà « trop étrangère, » ne consentait à financer qu’un cursus anglais. Peu après son départ, l’escapade maternelle connut une fin sordide à souhait : sa sœur Vera, la bonne fille docile, fut mariée dès ses 18 ans au comte italien de leur mère.
Les deux scrupuleuses biographes de Freya Stark, Jane Fletcher Geniesse et Molly Izzard, présentent ces noces impies et leurs conséquences sur leur héroïne de façon très différente. Pour l’une, le comte fit d’abord des avances à Freya (ainsi qu’elle le laissa entendre bien plus tard) ; pour l’autre, il la négligea au profit de sa plus séduisante cadette. Dans un cas comme dans l’autre, c’était atroce. Par la suite, selon Molly Izzard, Vera connut une belle vie avec son mari et ses quatre enfants, rendant d’autant plus pénible le célibat de l’aînée ; dans l’autre version, la vie conjugale de Vera fut épouvantable et terriblement confinée, ce qui valut à sa sœur un autre type de tourment. Quoi qu’il en soit, Freya oscilla longtemps entre le désir de s’accomplir en faisant de grandes choses – elle fit des études d’infirmière et servit pendant la Grande Guerre sur le front italien – et une tendance à la maladie et à la dépression qui semblait annoncer une existence typique de femme hystérique et frustrée.
Elle avait près de 30 ans quand elle entreprit d’étudier l’arabe. Un professeur lui avait suggéré de s’atteler à une langue extra-européenne : il prônait l’islandais. Mais la longue histoire d’amour de l’Angleterre avec les contrées arabes était à son apogée après la guerre, au moment où les exploits de Lawrence d’Arabie voire de Gertrude Bell, laquelle eut une influence décisive dans la création de l’Irak moderne en 1921 et fut célébrée comme sa « reine sans couronne », faisaient les gros titres. Stark exploitait alors une pépinière qu’elle avait achetée dans le nord de l’Italie : c’est dans la boue, au sens propre, qu’elle tentait de gagner sa vie. Elle déclara plus tard qu’elle avait choisi l’arabe dans l’espoir qu’il la tirerait de ce labeur, d’une manière ou d’une autre. Cet espoir reposait à la fois sur une fine compréhension de la géopolitique contemporaine, sur son exemplaire illustré des Mille et Une Nuits, qu’elle avait lu et relu enfant, mais aussi sur le désir de prendre le plus de champ possible. La simple vue d’une bonne carte, disait-elle, l’emplissait d’une « certaine folie ». Mais il fallut la mort de sa sœur en couches, à l’âge de 33 ans, en 1926, pour que Freya se prenne vraiment en main. Vera était morte, écrivit-elle, parce qu’elle avait laissé autrui décider de sa vie. Elle n’entendait pas faire la même erreur. En novembre 1927, après des années de réflexion, de préparatifs et d’économies, elle embarquait sur un cargo et débarquait trois semaines plus tard à Beyrouth.
Elle fut chaleureusement accueillie par la population locale car elle ne venait « ni pour la corriger ni pour la voler », nota-t-elle. Tout ce qu’elle voulait, c’était étudier l’arabe (et très vite le persan) pour se préparer à explorer le « véritable Orient » ; Beyrouth, hélas, avec ses Français, ses talons aiguilles et ses missionnaires, lui semblait une contrée hybride à l’âme déchirée entre Orient et Occident. Elle n’en trouva pas moins la ville passionnante. Malgré des semaines de froid intense et de pluie, sa santé s’améliora vite. Elle ressentait une joie presque vertigineuse d’être « libre toute la journée de [se] consacrer à [son] propre travail ; rien que cela valait la peine d’avoir traversé la planète. » Chaque rue, chaque inconnu l’intriguait par son mystère. Elle trouva même exquis d’être arrêtée lorsque, à l’occasion de sa toute première aventure, elle se rendit en Syrie en quête des Druzes qui venaient de se soulever contre les occupants français.
Depuis la fin de la guerre et la chute de l’Empire ottoman, les Français administraient la Syrie et le Liban en vertu d’un « mandat » de la Société des Nations, tandis que les Britanniques contrôlaient l’Irak, la Palestine et la Jordanie – partage du butin qui trahissait sans vergogne les promesses d’indépendance faites en temps de guerre (notamment par Lawrence d’Arabie) afin d’obtenir des insurgés arabes qu’ils combattent les Turcs alliés de l’Allemagne. Ces pays n’étaient pas des colonies, et les mandats étaient censés être temporaires. Mais, près d’une décennie après la fin de la guerre, les puissances occupantes semblaient peu enclines à se retirer. Les Druzes avaient été violemment réprimés, leur région montagneuse placée sous la loi martiale et officiellement fermée aux voyageurs.
En conséquence, l’exploratrice décida de partir discrètement de Damas à dos d’âne, accompagnée d’un guide druze et d’une amie anglaise venue spécialement pour l’expédition. Stark se félicitait de voyager sans personnel ni quantité de bagages, contrairement à Gertrude Bell, qui, en aristocrate issue d’Oxford, avait parcouru le même trajet avec « trois mules de bât, deux tentes et trois domestiques » : « Je considère donc que nous fûmes plus aventureuses », se gaussa-t-elle. Les articles essentiels dont elle apprit à se munir étaient des médicaments, des lettres d’introduction (de préférence nanties de couronnes gravées) et des colifichets à offrir.
Le petit groupe prit les routes les plus accidentées et les plus dérobées, à travers un paysage lui-même très inhospitalier. La nuit, on était hébergé dans l’une des maisons du village. Les officiers de l’armée française qui finirent par les rattraper furent médusés par ces dames anglaises (l’une fort jolie, l’autre parlant le français et l’arabe) qui prétendaient s’être égarées à cause de l’imprécision de leur guide touristique. Soupçonnées d’espionnage, elles furent mises aux arrêts dans une caserne durant trois jours, lesquels se muèrent bientôt en promenades à cheval, dîners conviviaux et visites de villages du cru où l’officier responsable s’étendait sur les bienfaits civilisateurs apportés par la France à ces contrées barbares. Les adieux furent presque tendres. Et Stark retira des bénéfices imprévus de cette expérience : la permission de poursuivre sa route, ainsi que la confiance des Druzes, qui la plaignaient d’avoir été incarcérée par ces Français qu’ils détestaient.
Son premier article publié dans un magazine anglais, en 1928, tançait les agents de l’imperium français – le mot était utilisé avec mépris, en lieu et place de « mandat » – pour leur attitude autoritaire, leurs multiples injures aux Syriens qu’ils soumettaient au travail forcé, leur désintérêt pour l’agriculture paysanne vivrière, les attaques de leurs chars d’assaut et leur grossièreté, autant de symptômes de leur incapacité à considérer leurs sujets comme des êtres humains. Par contraste, l’approche britannique (qu’elle avouait n’avoir pas encore vue en pratique) était ouverte aux compromis comme aux mœurs des autochtones. Malgré tout, elle proposait aux lecteurs britanniques un récit qui valait mise en garde.
Freya Stark ne s’intéressait pas vraiment à la politique, mis à part son désir de dénoncer les injustices qui lui sautaient aux yeux. Et, même après avoir appris à bien connaître la manière de faire des dirigeants coloniaux britanniques, elle laissait rarement entendre que les autochtones s’irritaient de leur mainmise ni qu’ils avaient des raisons de le faire, l’odieuse suffisance des épouses britanniques exceptée. (Une nuit, alors qu’elle dormait à la belle étoile au Yémen, elle s’éveilla pour trouver accroupi à son chevet un membre « d’une tribu bombardée par la Royal Air Force », qui brandissait un poignard. Mais celui-ci se contenta de lui demander si elle appartenait à la tribu du commandant britannique – elle ne rapporte pas sa réponse, vraisemblablement appropriée – avant de disparaître aussitôt, avec son histoire et ses intentions.) Ce qui la captiva toujours, ce sont les grandes découvertes archéologiques de l’époque moderne ; elle lisait Le Livre des merveilles de Marco Polo comme Schliemann avait lu Homère pour situer Troie. Et c’est dans cet esprit qu’elle se lança dans les plus grandes quêtes semi-mystiques qu’elle put trouver.
Les récits sur les Assassins, cette secte médiévale du Proche-Orient spécialisée dans l’assassinat politique, sont d’abord parvenus en Europe à l’occasion des croisades. Le mot dérive d’ailleurs de l’arabe haschisch, car c’est sous l’influence de cette drogue que les hashashin étaient réputés commettre leurs forfaits – il s’agissait, à en croire Bernard Lewis, des « premiers terroristes de l’Histoire ». Les ruines des châteaux des Assassins, juchées sur une crête quasi inaccessible des montagnes de l’Elbourz, dans le nord-ouest de l’Iran, n’étaient certes pas tout à fait inconnues des Européens, mais tant leur souvenir que les cartes restaient vagues jusqu’à ce que notre exploratrice écrive son livre. Toutefois, le succès de La Vallée des Assassins reposait davantage sur les détails glanés en chemin : une couverture de feutre déployée sur l’herbe au soleil, le thé infusant dans un samovar calé entre des pierres, les gens du cru causant joyeusement du faible degré de civilisation de leurs voisins irakiens ou s’étonnant que leur noble visiteuse ne fût pas mariée. Il y avait le pauvre vieillard ayant fait des kilomètres pour supplier l’étrangère, dont on savait qu’elle transportait des médicaments, de sauver son fils mordu par un serpent ; la mère démunie qui, respectant les lois de l’hospitalité, offrit les rares tomates du jardin familial à ses hôtes, avant de tendre furtivement ses doigts à lécher à son fils affamé, pour le faible relent de tomate qui les imprégnait. « Quant à sa fille », qui se tenait en retrait tandis que les garçons se partageaient les restes que Stark avait discrètement laissés dans son assiette, « elle connaissait déjà sa place en ce monde, précise-t-elle. Elle n’obtint aucune part, qu’elle n’attendait d’ailleurs pas ».
Tous ses livres proposent un mélange analogue de romantisme et de réalité brute. La quête décrite dans « La porte sud du monde arabe » 3 concernait les origines de l’antique route commerciale de l’encens, au plus profond des « terres désolées, couleur de léopard » du Yémen actuel. La résine fragrante était jadis requise pour la fabrication de l’encens brûlé sur les autels, depuis Jérusalem jusqu’à Rome en passant par Le Caire – substance si précieuse qu’un roi de l’Orient la considéra comme une offrande digne d’un dieu nouveau-né. Au début, le voyage se passa bien, Stark semblant avoir le don de tirer du plaisir des choses les plus banales, grâce à sa solidité et son aplomb philosophique : « Une certaine gaieté émane du bruit clair et vif des sabots de l’âne qui trotte sur le sol dur. Et il est aussi agréable de s’asseoir sur une selle d’âne, quand on sait s’y prendre, sans raideur, en accueillant les cahots et caprices de son compagnon avec bonne humeur et une aptitude à l’équilibre ; en montant en fait comme on monte à travers la vie, en considérant d’un œil calme les accidents, en sachant se réjouir entre-temps. »
Bien vite, hélas, elle attrapa la rougeole d’un enfant dans le harem qu’elle avait visité, puis une dysenterie sévère, et dut finalement être transportée par avion jusqu’à l’hôpital britannique le plus proche, à Aden. Du coup, elle ne réussit pas à atteindre le vieux comptoir couvert de sable de Shabwa, lequel était très probablement la capitale de la reine de Saba, ce qui redoublait son attrait et la déception de Stark. Mais elle ne renonça pas.
« Un hiver en Arabie » raconte comment, ennuyée et dépitée par son expédition aussi peu glorieuse qu’épuisante avec un archéologue expérimenté (« Ces cruches sont d’une laideur si déprimante »), elle repartit explorer les contrées de l’encens. Ignorant les recommandations britanniques – la paix était précaire entre les tribus yéménites, et n’importe quel prétexte pouvait mettre le feu aux poudres –, contractant une nouvelle maladie (la dengue, apparemment), passant jusqu’à vingt-deux heures à dos de chameau en deux jours, elle se demande notamment si c’est surtout notre « amour du mystère qui explique l’optimisme des êtres humains à l’égard de la polygamie comme du voyage ». Pour elle, et pour ses lecteurs, le seul son de beaucoup de ces mots – Shabwa, Saba, encens – s’inscrivait dans ce mystère plein d’attraits.
Si des générations d’auteurs britanniques avaient donné une image romantique des Arabes du désert, Stark les revêtait souvent, elle aussi, de mystère et d’enchantement. À ses yeux, les Bédouins évoluaient avec une « liberté arabe naturelle », faisaient preuve d’un « véritable détachement face aux embûches de l’existence ». Bon sauvage d’un nouveau genre, figure mythique sans cesse invoquée par les Occidentaux en réaction aux inconvénients de leur propre civilisation – les machines, la vie de bureau, le refoulement sexuel –, le Bédouin, tel l’insulaire de Tahiti ou les musiciens de jazz noirs, incarnait une liberté indomptée que ses fervents admirateurs pensaient avoir perdue. Si la description des hommes arabes livrée par l’auteure a parfois une dimension sexuelle – « Leur beauté résidait dans leur torse nu, leurs muscles ondulant librement sous une peau à laquelle un traitement constant d’indigo, de soleil et d’huile confère un éclat qui n’est ni brun ni bleu, mais tient de la prune sombre » –, elle voit chez les femmes la même liberté exemplaire. Même sous leurs voiles et leurs lourdes étoffes, « personne parmi ces femmes affairées ne portait de chaussures ni de corset ; et c’est cela, opinai-je, qui leur donnait cette grâce et ces mouvements d’hirondelles ». Mais notre auteure n’était nullement aveugle aux souffrances et aux contraintes de ce monde gracieux dans le quotidien des femmes (aucune de celles qu’elle croisa ne savait lire), des pauvres quasi faméliques et des esclaves.
Dans l’Hadramaout – la vaste région centrale du Yémen où elle voyageait –, « on donne un petit esclave ou un domestique à chaque enfant né dans une famille aisée », observe-t-elle – et le lecteur se rappelle avec un certain malaise que nous sommes en 1934. Presque tous les esclaves sont des Africains noirs et, si l’on n’en importe plus dans le pays, « un certain nombre en subsiste, qui va diminuant ». Pourtant, au fil de ses voyages, ce nombre semble considérable : il inclut la garde du sultan de Makalla, ainsi que 500 esclaves de Tarim qui s’étaient soulevés l’année précédente ou encore les esclaves particulièrement maltraités qui peinent dans les champs des Bédouins, car les fiers nomades méprisent le travail manuel. Et puis il y a l’esclave Moubarak, qui vient demander à la voyageuse un médicament pour sa femme : il ne peut l’emmener consulter un médecin dans la ville la plus proche parce que c’est « un esclave lié à cette terre et qu’il ne peut en bouger » – c’est du moins ce que ses maîtres lui ont dit, assignation d’une légalité discutable dont Stark espère qu’elle sera révoquée lors de la prochaine visite d’un dignitaire britannique. D’ailleurs, la scène la plus stupéfiante de ses livres se produit quand les esclaves des Bédouins, ayant appris que la Royal Air Force pourrait les libérer, déferlent dans un champ pour baiser les genoux et les habits de la voyageuse sur son passage.
La persistance de l’esclavage posait un dilemme moral à qui souhaitait écarter toute idée de hiérarchie culturelle : à l’évidence, elle heurta Freya Stark. Quand elle consent à aborder le sujet, au lieu d’en mentionner simplement l’existence, elle soutient que l’Occident ne s’est affranchi de l’esclavage que lorsque la religion a reculé – quand il y eut assez de gens pour comprendre qu’il leur fallait affronter eux-mêmes les causes du malheur ici-bas car Dieu n’interviendrait pas. Le Moyen-Orient restait une société tout imprégnée de religiosité, mais elle changeait vite – trop vite, peut-être, du fait de l’immixtion d’étrangers comme elle. Quand, autour d’un feu de camp, un Bédouin lui demanda si elle était bien l’une de ces étrangères venues les « obliger à affranchir [leurs] esclaves, à payer des impôts, à laisser [leurs] femmes agir comme il leur plaît », elle esquiva plaisamment en disant qu’elle ne savait trop ce qu’il en était des deux premiers points, puis ajouta : « Mais je sais que vos femmes font déjà ce qui leur plaît, car je suis une femme moi-même. » Le Bédouin se mit à rire et la conversation continua. La politique n’était qu’un épiphénomène.
Jusqu’au jour où elle éclipsa tout le reste. En 1939, alors que la guerre menaçait, Stark proposa ses services au gouvernement britannique et fut affectée au bureau de la Propagande au Moyen-Orient du ministère de l’Information. À ce stade, c’était un personnage illustre parmi les Britanniques du Moyen-Orient, mais elle avait su rester à part ; elle avait même publié un opuscule satirique, « Saynètes de Bagdad » 4, pour se gausser de la suffisance de la communauté anglaise en Irak. Mais l’heure n’était plus à la suffisance. Chez les Arabes, la haine des Anglais était devenue véhémente dans l’entre-deux-guerres, du fait de leur mainmise inflexible sur la région mais aussi de leur politique en Palestine.
Le soutien britannique à l’immigration juive avait précédé la déclaration Balfour de 1917, puis culminé à la fin des années 1930, lorsque des révoltes arabes suscitées par l’afflux en Palestine de réfugiés juifs désespérés avaient été brutalement réprimées. En 1939, menacée d’une interruption de son approvisionnement en pétrole et de la perte de ses bases stratégiques si les États arabes se rangeaient du côté des puissances de l’Axe, la Grande-Bretagne opéra un virage à 180 degrés et mit un terme à l’immigration juive en Palestine. Mais l’Allemagne avait déjà su exploiter la situation pour s’attacher le soutien des Arabes. Elle continuait d’accentuer son étreinte grâce à une très efficace propagande anglophobe et antisémite – à Bagdad, un quotidien arabe financé par Berlin avait publié des passages de Mein Kampf. La nouvelle mission de Freya Stark consistait à renverser la vapeur.
Elle traduisit des dépêches de Reuters pour les diffuser ; elle fit entrer en douce des films de propagande anglais sur le territoire yéménite, lequel était fermé et strictement gouverné par les imams (elle fit aussi passer un projecteur en prétendant qu’il s’agissait d’une chaise d’aisance portative). Mais son vrai titre de gloire fut la Fraternité de la liberté, organisme qu’elle avait fondé en s’inspirant des Frères musulmans, cette confrérie née au Caire et inféodée à l’islam qui formait ses membres à lutter contre la domination étrangère depuis les années 1920. Tous les efforts britanniques pour contrecarrer le militantisme des Frères musulmans avaient échoué ; Stark, qui admirait leur pugnacité, partit pour le Caire et copia avec soin la structure de la confrérie, articulée autour de cellules idéologiques. Mais les membres de son réseau s’engageaient au nom des libertés individuelles et de la démocratie laïque, et elle propageait ces valeurs en recourant à sa méthode préférée : la conversation.
Des thés, des groupes de discussion et des réunions informelles mettaient en relation des autochtones issus de toutes les couches sociales (des balayeurs, des étudiants, des officiers de l’armée) avec des agents britanniques amicaux prêts à répondre aux questions, à parer les objections, à instiller la certitude que l’Angleterre gagnerait la guerre – chose particulièrement importante durant les deux premières années du conflit, quand on pouvait tout aussi bien penser que l’Angleterre la perdrait, car beaucoup de gens se souciaient d’abord de miser sur le gagnant. Au bout du compte, il est délicat d’apprécier le degré d’efficacité de la Fraternité de la liberté, mais au plus fort de la guerre l’organisme revendiquait des dizaines de milliers d’affiliés, et d’importantes sections du Foreign Office se disputaient la présence et la supervision de Freya Stark.
Elle venait d’arriver à Bagdad pour y poursuivre son travail quand le putsch pro-nazi s’y produisit. Le palais tomba aux mains des insurgés, le régent appuyé par les Anglais prit la fuite et les boutiquiers arrachèrent les affiches pro-anglaises de leurs vitrines. Tandis que les étrangers retenaient leur souffle dans l’espoir d’une intervention diplomatique, Stark, toujours incapable de résister à l’appel du danger, fit une brève escapade récréative à Téhéran, dont elle revint juste à temps pour passer le terrible mois de mai 1941 parmi les prisonniers de l’ambassade britannique, à attendre qu’un camp ou un autre reçoive du renfort. Il s’avéra que le contingent nazi de Bagdad n’était pas mieux informé que les autres des plans militaires allemands. Hitler, qui se préparait à envoyer le gros de ses troupes en Union soviétique, ne pouvait dérouter que deux escadrilles d’avions vers l’Irak, lesquelles ne suffirent pas à arrêter le bataillon dépêché par les Anglais depuis la Palestine – qui comportait notamment des autocars réquisitionnés dans les rues de Haïfa – lorsqu’il traversa le désert vers Bagdad. À la fin du mois, le gouvernement avait derechef changé de mains. On rouvrit le portail de l’ambassade le 1er juin. Plus persuadée que jamais de l’importance de faire parler les gens, Freya Stark célébra cette libération en achetant trois chapeaux avant de se remettre au travail.
En tant que propagandiste, sa tâche la plus délicate fut de faire accepter la nouvelle position britannique en Palestine au sein d’un milieu notoirement hostile, les États-Unis. Elle y fit une tournée officielle en 1943, et, si la presse la salua comme un « Lawrence d’Arabie au féminin » et lui imputa même le succès d’avoir bouté le général allemand Erwin Rommel hors du Caire, ses discours sur la nécessité d’imposer de stricts quotas à l’immigration juive furent mal reçus à New York, Washington ou San Francisco. Stark n’était pas qu’une porte-parole du ministère de l’Information : elle croyait en ce qu’elle disait. Dès le début de sa mission gouvernementale, elle déclara à ses supérieurs, avec une évidente stupéfaction : « Tous les Yéménites auxquels j’ai parlé ont mis la question palestinienne sur le tapis avant celle des frontières de leur propre pays ! » Elle jouissait d’une connaissance intime – bien que partielle – de ce sujet d’importance mondiale. De fait, même si elle ignorait le sort des juifs d’Europe, elle défendait une politique qui avait provoqué l’année précédente la mort de plus de 700 juifs roumains, noyés lors du naufrage d’un bateau refoulé par les Anglais au large de la Palestine. Elle ne pouvait esquiver le sujet. Elle affirmait ne pas être antisioniste mais estimait seulement qu’il fallait obtenir le consentement des Arabes avant la reprise de l’immigration massive des juifs. Ce consentement serait vraisemblablement acquis, annonçait-elle, par la formation d’une fédération arabe après la guerre – pourvu que les Alliés la gagnent.
Nombre d’Américains jugeaient ses positions politiques au mieux naïves. Elle fut chahutée et contredite sur divers thèmes, depuis l’accord entre l’Irak et l’Allemagne nazie jusqu’à l’exercice du pouvoir britannique en Inde en passant par l’appétit anglais pour le pétrole. Pourtant, malgré tout cela, ses lettres révèlent qu’elle s’était prise d’affection pour les Américaines – « les personnes vraiment sympathiques que j’ai croisées dans ce pays étaient juives », nota-t-elle, bien consciente de ce que cela pouvait avoir d’ironique. Elle fut choquée d’être qualifiée de « judéophobe » et d’« agent provocateur », accusations brandies jusque dans l’enceinte du Congrès américain. Elle répliqua que les États-Unis étaient bien plus à même d’accueillir des réfugiés en nombre que la Palestine, mais que le pays leur était fermé par des lois d’immigration aussi inflexibles qu’exclusives. Ces polémiques incessantes et stériles furent pour elle une expérience très éprouvante. Sa tournée dura six mois, au terme desquels elle écrivit un « petit livre simple et personnel » qui faisait le bilan de ses expériences récentes et de ses convictions. (Aux États-Unis, il est paru sous le titre « L’île arabe » ; en Angleterre, il s’intitule « L’Orient est l’Occident », renversant l’adage de Kipling, « tous deux ne se trouveront jamais » 5.) Tout au long des décennies suivantes, cependant, elle garda le silence sur le Moyen-Orient et n’écrivit plus sur l’Arabie.
Après guerre, elle regagna l’Italie et s’installa dans une villa de Vénétie héritée d’un ami de la famille, où elle recevait du beau monde venu de toute la planète et entretenait une réputation d’excentricité charmante. Avant même d’avoir quitté le Moyen-Orient, outre son œuvre littéraire, c’est sa gaieté, son charme mondain et surtout ses chapeaux extravagants qui l’avaient fait connaître : très célèbre, entre autres, fut un couvre-chef aux larges bords bleu ciel, orné d’aiguilles d’horloge brodées roses qui pointaient vers cinq et sept heures du soir avec espièglerie, horaire réputé favorable aux retrouvailles d’une épouse avec son amant puisque son mari en faisait autant de son côté.
Stark était une séductrice notoire, mais aussi quelque peu innocente. Au milieu de la cinquantaine, elle épousa un fonctionnaire britannique arabisant comme elle, dont tous savaient, sauf sa future femme, qu’il était homosexuel. Ravie de tourner le dos à son statut de vieille fille, elle n’était prête ni à un mariage blancni à une vie de femme de fonctionnaire. Après quelques vains efforts pour faire fonctionner leur relation, elle obtint le divorce et revint à sa vie d’avant, mais en se faisant désormais appeler Mme Freya Stark. Le coup fut dur, mais elle n’était pas femme à panser longtemps ses plaies. « Je croyais, écrivit-elle à un ami qui se trouvait être aussi son éditeur, que l’objectif de ma vie était d’aimer et d’être aimée, mais tel n’est pas le cas : c’est seulement d’écrire des livres, alors pourquoi ne pas le faire ? »
Durant les années 1950, elle parcourut la Turquie et publia quatre livres, tous très différents de ses premiers ouvrages : pour la première fois de sa carrière, en effet, elle ne parlait pas la langue locale. Privés des voix indigènes, ces livres tardifs reposent sur l’histoire et l’introspection – laquelle sent parfois l’effort littéraire –, et leur auteure paraît inhabituellement sensible aux ruines et au silence qui les baigne. Stark a toujours pris de magnifiques photos : celles qu’elle a choisies pour illustrer son texte l’enrichissent à merveille. Dans « Ionie » 6, par exemple, un cliché à la légende mystérieuse – « Gryneium : temple d’Apollon » – semble ne montrer qu’un jeune berger assis devant son troupeau, sur une balle de foin dans un vaste champ ; il faut regarder attentivement pour comprendre que la balle est en fait le tambour brisé d’une colonne de marbre antique. Ces livres exhalent une calme mélancolie – le sentiment écrasant de cultures à tout jamais perdues et de l’implacable fuite du temps, lesquels résultent sans doute de la nature du sujet comme de la sénescence de la voyageuse.
Stark poursuivit son introspection avec quatre volumes d’autobiographie et huit volumes de lettres, dont le dernier parut en 1982, quand elle avait 90 ans. Elle a voyagé jusqu’à ses 92 ans et devait mourir centenaire. À la fin de sa vie, elle aimait faire des excursions avec ses nombreux filleuls – « Il faut éclairer la jeunesse », disait-elle. On l’imagine piloter ses ouailles sur l’Acropole ou les éveiller au petit matin pour voir le soleil se lever sur Troie.
Son dernier voyage important se déroula en Afghanistan, à l’été 1968 – elle avait 75 ans. Elle souhaitait voir un minaret du XIIe siècle qui avait été découvert par des archéologues au cours de la décennie précédente – il avait été localisé depuis le ciel, apprit-elle, par un pilote qui avait dévié de sa route – dans une région semi-désertique du pays. Le livre consacré à cette expérience, « Le minaret de Djam » 7, est certes saturé d’histoire et d’introspection, mais aussi de gens, même s’il s’agit de compagnons de voyage britanniques croisés à Kaboul tandis qu’elle cherchait un moyen de gagner ce site extrêmement reculé. À Kaboul, elle étudia le dari 8 et assista aux répétitions de La Nuit des rois montée par des anglophones et destinée à être jouée à l’ambassade de Grande-Bretagne. Elle finit par atteindre son minaret, grâce à un couple très influençable nanti d’une Land Rover, qui avait assisté par hasard à l’une des répétitions. En dépit de portions de route parfois asphaltées (« pour séduire les touristes les plus paresseux ») et du véhicule tout-terrain, l’expédition s’avéra passablement éprouvante et aventureuse.
Mais le cœur du livre réside à Kaboul, où l’auteure contemple le jardin de l’ambassade de Grande-Bretagne, avec ses pelouses, ses roses et ses platanes géants qui ont continué de pousser tandis que « l’empire qui les avait plantés se muait peu à peu en une voix aigrelette ». En admirant les acteurs en jean qui remontent les siècles et redécouvrent la poésie de leur propre langue, elle ne peut s’empêcher de noter combien Shakespeare s’adapte à l’Orient. Nul besoin de s’évertuer à créer une ambiance exaltée, irréelle ; et l’on ne s’étonne pas davantage quand se produit un évènement tout à fait imprévu ou bouleversant puisqu’on a renoncé aux garanties et aux défenses habituelles. N’était-ce pas la raison de sa présence, après tout ? Elle était venue parce que « l’action se situe en Illyrie » – sur chacun de ses kilomètres non cartographiés – « et que tout pouvait arriver ».
— Claudia Roth Pierpont est une journaliste américaine, contributrice du New Yorker depuis 1990. Elle a notamment publié Passionate Minds: Women Rewriting the World, un recueil d’articles parus dans ce magazine et consacrés aux grandes écrivaines du XXe siècle. — Cet article a été publié par The New Yorker le 11 avril 2011. Il a été traduit par Guillaume Villeneuve.
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WP_Post Object ( [ID] => 119796 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:26:28 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:26:28 [post_content] =>Elle fut la première femme à faire le tour du monde. C’était en 1766, lorsqu’elle monta à bord d’un navire qui partait pour un long voyage. Énergique, intelligente et indépendante, Jeanne Baret était une botaniste et une exploratrice ; elle s’est lancée dans ses aventures avec un objectif clair et une détermination sans faille. C’est en tout cas ainsi qu’en 2020, à l’occasion de son 280e anniversaire, le doodle de Google a célébré la Française, en faisant une véritable héroïne.
Quiconque veut y regarder de plus près doit s’attendre à des surprises. À quoi aspirait vraiment cette fille de paysans, née en 1740 dans la petite commune de La Comelle, en Bourgogne ? Comment se voyait-elle, comment qualifierait-elle l’œuvre de sa vie ? Les sources historiques n’en disent rien. L’existence de cette femme commence avec le récit de deux hommes.
Peu après la fin de la guerre de Sept Ans (1756-1763), qui s’est soldée pour la France par une défaite sur tous les fronts, l’officier Louis Antoine de Bougainville partit avec deux navires et plusieurs savants pour le premier tour du monde français. L’expédition avait un enjeu de prestige : elle visait à découvrir de nouveaux territoires permettant d’accroître les ressources d’une France humiliée.
Parmi les passagers, le botaniste Philibert Commerson, qui espérait que cette mission ferait progresser sa carrière. En raison de sa santé fragile, il craignait cependant de ne pas se montrer tout à fait à la hauteur. C’est pourquoi il voulut emmener avec lui la jeune Jeanne Baret. Mais tout cela ne devait pas arriver aux oreilles de ses nouveaux employeurs.
Commerson avait déjà un mariage derrière lui. Sa femme était décédée en 1762, juste après la naissance de leur premier enfant. Il avait alors confié le bébé à des parents et engagé Baret, originaire d’un village voisin, comme gouvernante. En 1764, Jeanne tomba enceinte. Sans doute pour éviter un scandale, le couple partit vivre à Paris, où naquit un garçon, qu’ils confièrent à une famille d’accueil.
Pour faire le tour du monde avec Bougainville, l’ambitieux botaniste avait la permission d’engager un collaborateur. Il n’était toutefois pas autorisé à faire monter une femme à bord d’un navire de la Marine royale. Mais le souffreteux Commerson s’inquiétait sans doute à l’idée qu’un assistant ne puisse pas l’aider en tout, si talentueux fût-il, voire qu’il lui fasse concurrence. Baret, en revanche, avait déjà fait ses preuves en tant qu’infirmière, gouvernante et aide botaniste.
Commerson la fit embarquer la poitrine bandée et déguisée en homme. L’histoire ne dit pas lequel des deux avait imaginé cette supercherie risquée et extrêmement inconfortable pour Baret. Peut-être n’avaient-ils tout simplement pas pensé au fait que, sur un navire militaire, on n’était jamais vraiment seul pour dormir, se laver, se changer ou aller aux toilettes. Toujours est-il qu’ils bénéficièrent d’un heureux concours de circonstances : comme le botaniste et son « assistant » transportaient beaucoup de matériel, le capitaine de l’Étoile leur laissa sa propre cabine, tandis que Bougainville, le chef de l’expédition, voyageait sur le second navire, la Boudeuse.
Combien de temps dura la mascarade ? Les témoignages divergent. Le récit le plus connu a été rédigé par Bougainville lui-même. Dans son livre Voyage autour du monde 1, il mentionne le démasquage de Jeanne Baret – prétendument lors d’une descente à terre à Tahiti. Lorsque les Français débarquèrent sur cette île du Pacifique Sud, le 6 avril 1768, l’expédition était partie depuis déjà seize mois et avait parcouru plus de 20 000 kilomètres. À en croire Bougainville, ce sont les insulaires qui auraient découvert que Jeanne était une femme, et elle aurait alors dû être mise en sécurité par ses hommes.
Quelques semaines après l’incident, il note : « Depuis quelque temps, il courait un bruit dans les deux navires que le domestique de M. de Commerson, nommé Baré, était une femme 2. Sa structure, le son de sa voix, son menton sans barbe, son attention scrupuleuse à ne jamais changer de linge ni faire ses nécessités devant qui que ce fût, plusieurs autres indices avaient fait naître et accréditaient le soupçon. Cependant, comment reconnaître une femme dans cet infatigable Baré, botaniste déjà fort exercé, que nous avions vu suivre son maître dans toutes ses herborisations, au milieu des neiges et sur les monts glacés du détroit de Magellan, et porter même dans ces marches pénibles les provisions de bouche, les armes et les cahiers de plantes avec un courage et une force qui lui avaient mérité du naturaliste le surnom de sa bête de somme ? »
Lors de la discussion qui s’ensuivit avec Baret, Bougainville dit avoir appris la vérité, qui était pour lui la suivante : « Quand je fus à bord de l’Étoile, Baré, les yeux baignés de larmes, m’avoua qu’elle était une fille : elle me dit qu’à Rochefort elle avait trompé son maître en se présentant à lui sous des habits d’homme au moment même de son embarquement ; qu’elle avait déjà servi, comme laquais, un Genevois à Paris ; que, née en Bourgogne et orpheline, la perte d’un procès l’avait réduite à la misère et lui avait fait prendre le parti de déguiser son sexe ; qu’au reste, elle savait, en s’embarquant, qu’il s’agissait de faire le tour du monde et que ce voyage avait piqué sa curiosité. »
Jeanne Baret aurait donc affirmé, selon Bougainville, que Commerson n’avait rien remarqué de sa féminité, et Commerson aurait corroboré cette version des faits. Tous deux prétendaient ne pas se connaître avant le voyage. Certains membres de l’équipage, en revanche, avaient eu des doutes sur la virilité du serviteur de Commerson dès les premières semaines, comme le montrent leurs récits. On avait remarqué, par exemple, que Baret était réticente à se déshabiller lors du traditionnel « baptême de l’équateur ». Interrogée sur son corps frêle et sa voix aiguë, elle aurait expliqué être eunuque. Des Turcs l’auraient capturée et castrée.
Les explications inventées par Baret et le fait qu’elle ait endossé toute la responsabilité de cette mystification ont dû beaucoup arranger Commerson et Bougainville. Dans le cas contraire, le capitaine aurait dû se justifier de n’avoir pas sanctionné la violation d’une ordonnance royale. Et l’annonce de cette violation aurait pu nuire à la réputation de l’expédition.
Lorsque, en novembre 1768, les navires atteignirent l’île Maurice, colonie de la Couronne française, Baret et Commerson y débarquèrent. Jusqu’à la mort de Commerson, cinq ans plus tard, le couple étudia la flore locale.
Puis Baret dirigea un cabaret sur le port ; son affaire tournait si bien qu’elle avait accumulé une petite fortune lorsqu’elle épousa finalement un officier de marine français. C’est avec lui qu’elle rentra en France vers 1775, bouclant ainsi son tour du monde. Elle acheta une ferme en Dordogne, fit venir une partie de sa famille de La Comelle et y vécut encore plus de trente ans. Jusqu’à sa mort, en 1807, elle reçut une pension annuelle de la marine française pour ses services.
Jeanne Baret n’a laissé aucun récit de son voyage ni de sa vie. On a donc pu projeter sur elle toutes sortes de choses. Par exemple, qu’elle était la « fidèle servante » de Commerson, ainsi que la décrivit le biographe de ce dernier, Paul-Antoine Cap, en 1861. « Par souvenir et vénération pour son ancien maître, elle laissa tout ce qu’elle possédait aux héritiers naturels du célèbre botaniste », affirmait Cap. L’histoire d’une dévotion sans limite a ensuite été répétée ad nauseam au cours du XIXe siècle. Les récits ultérieurs firent de Jeanne Baret – selon les points de vue – une victime ou une héroïne. La version de Glynis Ridley, publiée en 2010 sous le titre « La découverte de Jeanne Baret », la décrit comme une aventurière 3. Cette biographie a rencontré un grand succès populaire, notamment sur Internet, mais a été vivement critiquée pour ses erreurs factuelles et ses spéculations.
Presque chaque biographie apporte son lot de détails nouveaux à la vie de Baret. Pourtant, personne ne l’a vraiment approchée – même la seule image que nous ayons d’elle a été inventée. L’historienne Danielle Clode, auteure de la biographie In Search of the Woman Who Sailed the World, parue en 2020, a découvert que le portrait avait été dessiné bien après la mort de Baret pour un livre sur les voyages célèbres.
« L’image est probablement allégorique. D’amples vêtements de marin symbolisent son voyage, une brassée de fleurs symbolise la botanique et son bonnet rouge lui donne un air de Marianne, symbole révolutionnaire de la liberté et de la nouvelle République française, explique Clode. En réalité, un serviteur et botaniste comme Jeanne était censée l’être aurait porté des vêtements de gentilhomme et arboré une collection d’épingles, de couteaux, de sacs, d’armes et de papiers. »
Le fait que Jeanne Baret ait réellement été la première femme à faire le tour du monde est lui-même contesté. Pour l’écrivaine Christel Mouchard, il s’agit d’une légende 4. « Elle n’était certainement pas la première. D’abord, les femmes n’étaient interdites que sur les navires de la Couronne. Dans la marine marchande, une telle interdiction n’existait pas. Ensuite, même sur les navires royaux, les femmes pouvaient voyager en tant que passagères. On peut donc supposer qu’il y avait d’autres femmes qui naviguaient autour du monde. »
Peut-être Jeanne Baret fut-elle du moins la première femme à porter des vêtements masculins pendant l’essentiel de son voyage. C’était prouver par là qu’elle avait un courage d’aventurière – ce que sa vie ultérieure ne fit que confirmer.
— Solveig Grothe est journaliste au Spiegel. — Cet article a été publié dans le supplément Histoire du Spiegel le 26 juillet 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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WP_Post Object ( [ID] => 119801 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:26:22 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:26:22 [post_content] =>Amelia Earhart est la plus célèbre aviatrice de l’Histoire. Elle fut la première femme à survoler l’Atlantique (comme passagère), en 1928, et la première à le traverser aux commandes d’un appareil, en 1932 – c’était la deuxième traversée en solitaire après celle de Charles Lindbergh. Elle est aussi la première femme à avoir survolé les États-Unis d’une côte à l’autre d’une seule traite, et la première personne ayant volé sans escale de Los Angeles à Mexico, de Mexico à Newark et de Hawaii à Oakland.
Bien d’autres aviatrices de ces temps héroïques ont établi des records de distance, de vitesse ou d’altitude, à commencer par ses amies Louise Thaden, Ruth Nichols, Blanche Noyes et Jacqueline Cochran, aussi bonnes pilotes qu’elle, sinon meilleures. Si le nom d’Amelia Earhart est resté dans les mémoires, c’est en grande partie en raison de sa disparition à l’âge de 39 ans, dans des conditions jamais complètement élucidées, quelque part dans l’océan Pacifique. Mais, bien avant ce tragique épisode, c’était déjà une légende. Sa stature mythique, elle la devait notamment à l’éditeur et écrivain George Putnam, qui allait devenir son mari. « George, résume bien Susan Butler, l’une des biographes de l’aviatrice, était son agent, son imprésario, son chargé de communication. » Dire qu’elle fut sa création ou qu’il l’a mise au service de ses ambitions serait cependant inexact. De l’avis général, c’est Putnam qui travaillait pour sa femme et non l’inverse.
Amelia Earhart est née à Atchison, une petite ville du Kansas. Très tôt, elle se révéla être un vrai garçon manqué : elle grimpait partout, montait à cheval, construisait ses jouets et chassait les rats à l’aide d’une carabine offerte par son père. À l’école, elle était une élève brillante mais impatiente, trouvant très rapidement la solution des problèmes mathématiques sans se donner la peine d’indiquer comment elle y était arrivée.
Lorsque ses parents s’installèrent à Chicago, elle les accompagna pour y continuer ses études secondaires, qu’elle poursuivit dans une école privée de Philadelphie. Férue de littérature, forte en sciences, c’était une adolescente douée mais volontiers rebelle. Faute de détermination suffisante mais surtout de moyens financiers, elle abandonna les études de médecine et d’ingénierie auxquelles elle avait successivement songé pour exercer divers métiers, dont ceux de photographe, de conductrice de poids lourds et d’enseignante.
Au bout de quelques années, elle crut avoir trouvé sa vocation : le travail social, au sein d’une institution de Boston spécialisée dans la formation des jeunes femmes. Le travail social, rappelle Susan Butler, était alors « le seul domaine dans lequel [les femmes] pouvaient accéder à des postes de direction ». Entre-temps, Amelia Earhart avait découvert l’aviation. Elle avait pris des cours de pilotage, obtenu son brevet, et, à une époque où c’était encore possible pour un particulier peu fortuné, avait acheté un petit avion. Elle participait à des meetings et à des compétitions, faisait des vols de démonstration, avait battu un record d’altitude et était membre de la branche bostonienne de l’association aéronautique nationale. Vers la fin des années 1920, « les femmes, fait remarquer Joseph Corn dans son histoire de l’aviation aux États-Unis, éprouvaient une forte attirance pour l’aviation, parce qu’aucune activité ne symbolisait mieux la liberté et le pouvoir dont elles étaient privées dans leur vie quotidienne » 1.
En 1928, George Putnam, qui venait d’éditer l’autobiographie de Charles Lindbergh, cherchait quelqu’un pour remplacer une riche Américaine qui voulait être la première femme à survoler l’Atlantique mais en avait été dissuadée par sa famille. Il ne s’agissait pas de piloter l’avion. Il apprit alors qu’il y avait à Boston une jeune enseignante qui pratiquait l’aviation. Elle était le « genre de fille » recherché : instruite, compétente, d’apparence avenante, l’idéal de la jeune femme américaine. C’est ainsi qu’Amelia Earhart embarqua comme passagère. Le vol, sur un Fokker baptisé Friendship, fut un succès. Toute l’attention se porta sur Amelia, très embarrassée de recevoir des félicitations qui, à ses yeux, devaient revenir aux pilotes. En attirant l’attention sur elle, ce voyage avait toutefois lancé sa carrière d’aviatrice professionnelle. À partir de ce moment, sa vie ne fut plus qu’un enchaînement de vols spectaculaires et de premières.
Avant de renouveler la performance de Lindbergh, elle devint la première femme à voler sur un autogire et la première personne à traverser les États-Unis à bord de cet appareil. Entre deux exploits, elle faisait de longues tournées de conférences qui l’aidaient à les financer. Amelia n’avait pas de dons oratoires particuliers mais s’exprimait avec naturel et aisance. Deux autres de ses biographes, Donald Goldstein et Katherine Dillon, expliquent bien les raisons de sa popularité : « Le public l’aimait pour son honnêteté et son courage, son humour sans méchanceté. Elle semblait incarner le meilleur des Années folles sans sacrifier à aucun de leurs vices. » Elle publiait aussi de nombreux articles dans les journaux et les magazines. Les meilleurs sont les comptes rendus de vols techniques, sobres et précis, qu’elle a rédigés pour National Geographic. Elle est aussi l’auteure de trois livres, dont un posthume, sur son expérience de pilote.
Pour Amelia, se marier n’allait pas de soi. Durant des années, elle avait été fiancée à un jeune ingénieur nommé Sam Chapman, à qui elle avait fini par signifier son refus. Quant à George Putnam, il dut renouveler sa demande à plusieurs reprises. La veille de la cérémonie, elle lui remit une lettre d’une brutale franchise : « Tu connais mes réticences envers le mariage […]. Je ne t’imposerai pas de code médiéval de fidélité à mon égard et je ne me considérerai pas non plus liée à toi. […] Je garderai un endroit où me rendre quand bon me semblera, parce que je ne peux garantir de supporter en permanence le confinement d’une cage, même agréable. […] Tu dois me faire la promesse cruelle de me laisser partir dans un an si nous n’avons pas trouvé le bonheur ensemble. » Putnam adorait Amelia et se plia à ses conditions. De son côté, elle avait trouvé un homme avec qui elle pouvait partager sa vie sans compromettre l’indépendance à laquelle elle était attachée. Amelia définissait leur couple comme « un partenariat raisonnable […] organisé selon un système satisfaisant de double commande ». Il était en réalité davantage. Une profonde complicité les unissait.
Putnam était envahissant, souvent brusque, bouillonnant d’idées et habitué au commerce des célébrités. Il lui imposait des campagnes de promotion frénétiques. En 1935, elle ne donna pas moins de 136 conférences. Mais ils aimaient les mêmes choses, avaient beaucoup de plaisir à être ensemble et se témoignaient un grand respect. A-t-elle profité de la liberté qu’elle revendiquait ? Amelia vivait entourée d’hommes avec lesquels ses relations étaient presque toujours purement amicales ou professionnelles. Sa seule liaison à peu près avérée est celle qu’elle eut, semble-t-il, avec Gene Vidal – le père de l’écrivain Gore Vidal –, brillant aviateur, officier et athlète, qui deviendrait le directeur de l’aviation commerciale américaine. Lorsque Franklin Roosevelt, dans le cadre d’une réorganisation des services fédéraux, envisagea de le remplacer, Amelia, qui était proche du président et de sa femme Eleanor, envoya à cette dernière un télégramme dans lequel elle menaçait de cesser de soutenir son mari, qui briguait un second mandat, s’il ne revenait pas sur sa décision. Le culot de l’aviatrice fit rire Roosevelt, qui renonça à son projet.
L’un des thèmes centraux de toutes ses interventions publiques était le droit des femmes à s’épanouir dans tous les métiers exercés par les hommes. Interrogée sur les raisons pour lesquelles elle volait, elle répondait invariablement : « Parce que je le veux, pour le plaisir, et pour démontrer que les femmes peuvent faire presque tout ce que font les hommes. » Dans son essai sur l’aviatrice, l’historienne Susan Ware rapproche Amelia d’autres femmes de cette époque, comme la journaliste Dorothy Thompson, la photographe Margaret Bourke-White ou les actrices Katharine Hepburn, Greta Garbo et Marlene Dietrich, « qui ne se proclamaient pas féministes et ne s’identifiaient pas consciemment à la cause des femmes [mais] attiraient l’attention sur leur rôle toujours plus important dans la vie moderne » 2.
Amelia Earhart a été l’une des femmes les plus photographiées de son temps. Deux caractéristiques de son physique frappaient. La première était sa ressemblance avec Charles Lindbergh, délibérément accentuée, il est vrai, sur certaines photos : comme lui, elle était mince, pâle, avait les cheveux clairs et un air adolescent. Le second était son charme androgyne, conjuguant une silhouette longiligne, avec peu de hanches et de poitrine, et une indiscutable féminité. Amelia, dit Susan Ware, était le modèle de femme promu par le magazine Cosmopolitan, « grande, mince, avec des cheveux courts, un petit nez, […] des dents blanches, […] un sourire éclatant ». Elle s’était par ailleurs construit une apparence très personnelle en associant la tenue des aviateurs d’alors (blouson et casque de cuir, lunettes de protection, pantalon ou jodhpurs, bottines ou bottes lacées) et des éléments ostensiblement féminins : foulard de soie, collier de perles (curieusement entrelacé avec un insigne d’aviateur). Si elle portait volontiers des pantalons, c’était pour masquer des chevilles épaisses, mais aussi parce que son goût allait à des vêtements fonctionnels assurant une grande liberté de mouvement. À un moment, elle produisit et même commercialisa une ligne de vêtements pour femmes conçue dans cet esprit. La photographe Kristen Lubben le souligne : « Les éléments clés de sa signature stylistique n’étaient pas une construction publicitaire, mais la version perfectionnée, raffinée, de la manière dont elle s’était toujours spontanément présentée. »
En 1936, approchant de la quarantaine, elle décida de se lancer dans une nouvelle aventure : le premier tour du monde au niveau de l’équateur – là où le trajet est le plus long – à bord de l’appareil dont elle venait de faire l’acquisition : un Lockheed Electra 10-E. À l’heure où les premiers vols transocéaniques commerciaux commençaient à se développer, un périple de ce genre n’avait pas de réelle valeur démonstrative. Si Amelia entreprit ce tour du monde, c’est parce qu’elle en avait envie, que cela lui faisait plaisir, qu’elle cherchait à tester une fois de plus son courage et sa compétence et parce que, une fois ce vol derrière elle, sa vie serait « plus riche et plus remplie », comme elle le confia à George Putnam.
On dota l’Electra de réservoirs supplémentaires, et un hublot spécial fut percé dans la carlingue afin de faciliter la navigation astronomique. Après de longs préparatifs, une première tentative, d’est en ouest au départ d’Oakland, eut lieu en mars 1937. Elle se solda par un échec. Lors de son décollage de Hawaii, l’appareil culbuta et subit d’importants dégâts. Trois mois plus tard, Amelia Earhart repartait de Miami pour un périple dans le sens ouest-est. Comme lors du premier essai, elle n’était pas seule à bord. Elle était accompagnée de Fred Noonan, l’un des meilleurs navigateurs aériens de l’époque. Après une série d’escales, notamment à Natal, Dakar, Khartoum, Karachi, Bangkok, Singapour, Bandung et Darwin, le 2 juillet, à minuit GMT, l’Electra décollait de l’aéroport de Lae, en Nouvelle-Guinée, pour ce qui devait être l’avant-dernière étape du voyage. Sa partie la plus dangereuse était la traversée du Pacifique, que l’appareil ne pouvait réaliser d’une seule traite. George Putnam et les autorités américaines avaient donc convenu qu’Amelia atterrirait, pour se ravitailler en carburant, sur Howland, un îlot annexé par les États-Unis, situé à mi-chemin entre l’Australie et Hawaii, au large duquel un bâtiment de la Marine serait ancré. Dans l’immensité de l’océan Pacifique, Howland est un minuscule confetti.
Le 2 juillet à l’aube, Amelia Earhart signalait par radio au navire qui l’attendait qu’elle devait être à proximité de l’île mais ne l’apercevait pas, et que l’avion était sur le point de tomber en panne sèche. À 8 h 44, elle informait qu’elle volait « nord et sud » sur la droite de hauteur 157-337, une ligne droite établie d’après le dernier relèvement de l’azimut solaire, perpendiculaire à la route suivie jusque-là et passant théoriquement par l’île. Ce fut son dernier message.
Tout indique que l’Electra n’a raté l’île Howland que de très peu. Que s’est-il passé ? Il est possible que les réservoirs n’aient pas été remplis au maximum. L’avion a de surcroît affronté des vents de face qui ont accru la consommation des moteurs. Pour déterminer la position et la direction de l’appareil, Fred Noonan et Amelia Earhart conjuguaient la navigation astronomique, la navigation à l’estime et la radionavigation. Mais, alors qu’ils approchaient de leur destination, le temps couvert empêcha Noonan d’effectuer des relèvements astronomiques. Surtout, l’organisation du système de communication radio avait été entachée de négligences, de malentendus et de confusions. Théoriquement, l’Electra pouvait émettre et recevoir dans trois fréquences : 3 105 kHz, 6 210 kHz et 500 kHz, la fréquence de détresse. Il pouvait aussi recevoir des signaux pour effectuer des relèvements radio dans quatre bandes de fréquences. En pratique, les communications avec le bateau ancré à Howland furent très limitées. En raison notamment de certaines modifications apportées aux antennes, l’Electra n’émettait pas parfaitement et recevait très mal. Et ni Noonan ni Earhart ne maîtrisaient le morse, ce qui ne semble pas avoir été porté à la connaissance des opérateurs radio du bateau, pas plus que les informations relatives aux fréquences utilisées ou le fait que, pour des raisons de poids, l’antenne traînante de l’Electra avait été débarquée.
D’ordinaire, Amelia Earhart préparait ses vols avec beaucoup de soin. Dans le cas présent, il semble qu’elle et ses conseillers aient sous-estimé les risques et les difficultés. Le plus probable est que l’Electra, les réservoirs vides, ait sombré dans les flots après qu’Amelia Earhart eut tenté un amerrissage, près de Howland. C’est la thèse défendue par la plupart des historiens et des biographes sur la base des conclusions de plusieurs experts. Très vite, des rumeurs se sont propagées, et toutes sortes d’hypothèses plus ou moins sérieuses ont été avancées. La plus fantaisiste veut qu’Amelia et Fred aient été capturés par les troupes japonaises puis détenus sur l’île de Saipan, dans l’archipel des Mariannes, après avoir réussi à y poser l’Electra ou y avoir été conduits après un atterrissage sur l’une des îles Marshall. Ils y auraient été exécutés ou seraient morts en captivité. Souvent associée à l’idée d’une mission d’espionnage de l’Electra pour le compte des États-Unis et d’une conspiration du silence à ce sujet, cette théorie repose sur des témoignages fragiles ou sujets à caution. Une objection de poids est que les Marshall comme les Mariannes se trouvent à des centaines de kilomètres de Howland.
Selon une autre hypothèse, l’Electra aurait pu gagner l’une des îles Phœnix située dans le prolongement de Howland lorsqu’on suit vers le sud la droite de hauteur 157-337. Ceci impliquerait, d’une part, que l’Electra ait eu suffisamment de carburant pour voler encore quelques heures et, d’autre part, que certains messages radio enregistrés dans les jours qui suivirent le 2 juillet étaient authentiques et qu’il ne s’agissait pas de signaux d’une autre origine ou du fruit de mauvaises plaisanteries. Dans le cadre du scénario envisagé, Amelia Earhart et Fred Noonan auraient en effet réussi à lancer des messages de détresse à partir de l’appareil échoué sur le récif corallien avant que la marée ne l’engloutisse. Ils auraient ensuite survécu quelques jours avant de mourir de soif ou de maladie. Les tenants de cette thèse invoquent la découverte d’ossements attestant la présence de naufragés, d’objets, comme un sextant et un talon de chaussure de femme, ainsi que de morceaux de métal et de Plexiglas qui pourraient provenir de l’Electra. En dépit d’annonces fracassantes, aucun de ces indices ne s’est révélé concluant à ce jour.
Il a souvent été affirmé que ce voyage autour du monde était « l’exploit de trop », celui qu’Amelia Earhart n’aurait pas dû chercher à accomplir, parce qu’il n’ajoutait rien à sa réputation et ne faisait pas vraiment progresser l’aviation. On a également dit que la manière tragique dont il s’est terminé ne lui aurait pas déplu, parce que l’idée de vieillir ne l’enchantait guère : à deux reprises, elle avait soustrait une année à son âge officiel.
Mais c’était une personne gaie qui aimait la vie et qui, à côté de sa passion pour l’aviation, avait de nombreux centres d’intérêt. Ce qu’il reste aujourd’hui d’elle est l’image d’une aviatrice intrépide qui était en même temps une femme attachante à la personnalité forte et originale, formidablement indépendante.
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né
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et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour le n° 98 de Books, paru en juin 2019.
WP_Post Object ( [ID] => 119825 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:26:14 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:26:14 [post_content] =>13 août 1928. Les aventuriers n’ont plus la force de continuer à hisser la six-cylindres vert foncé en haut du raidillon à l’aide d’un palan manuel. D’autant que son système de refroidissement est vide : Clärenore Stinnes et le cameraman Carl-Axel Söderström ont bu l’eau qui s’y trouvait pour ne pas mourir de soif. À pied, ils errent dans les Andes péruviennes, complètement épuisés. Quatre jours entiers sans nourriture, sans savoir vers où se diriger. Söderström écrira plus tard dans son journal : « Nous pleurions comme des enfants. Nos chaussures étaient percées par des pierres, chaque pas nous brûlait comme des charbons ardents. Par moments, nous tombions à quatre pattes. De l’écume nous venait aux lèvres, partout nous croyions voir de l’eau – une illusion de nos yeux enflammés. »
Lorsqu’ils découvrent enfin une hacienda après une cinquantaine de kilomètres de marche, Söderström tombe malade. Sa température monte à 41 °C, et Stinnes le soigne avec une infusion de feuilles de coca pendant que vingt Péruviens remorquent la voiture. Le voyage peut continuer. Dix mois plus tard, ils arrivent à destination : ils ont 46 758 kilomètres au compteur lorsqu’ils atteignent Berlin, le 24 juin 1929. Ils sont les premiers à avoir fait le tour du monde en voiture, en traversant 23 pays. À partir de Francfort, cap à l’est : les Balkans, le Caucase et la Sibérie, une traversée du désert de Gobi vers la Chine et le Japon, enfin les Andes et les États-Unis. Puis retour en Europe par bateau.
Le tour de force a duré vingt-cinq mois. À affronter le gel et la chaleur, la boue et les éboulis, souvent sans routes ni cartes, sans stations-service ni ateliers. S’ils ont réussi à mener à bien cette expédition périlleuse, c’est grâce à l’obstination d’une femme pour qui faire demi-tour n’était pas une option. « Elle doit être faite d’acier, à voir comme elle supporte tout sans se plaindre », note Carl-Axel Söderström au cours du voyage en parlant de Clärenore Stinnes.
Quel était le moteur de la fille du puissant industriel Hugo Stinnes, cette casse-cou qui fumait comme un pompier, portait pantalons et cravates et riait sans cesse ? « Oh, mon Dieu, je veux voir le monde de mes propres yeux, c’est tout », disait-elle à un reporter du journal viennois Die Stunde.
Mais sa famille ne voulait rien savoir : hors de question pour elle de sponsoriser Clärenore. La « conductrice la plus célèbre d’Europe », selon le Leipziger Neueste Nachrichten, dut donc trouver ailleurs les 100 000 reichsmarks nécessaires. Bosch, Continental et la future entreprise Aral ont financé son périple, qui devait au bout du compte faire la promotion de la qualité des produits de l’industrie allemande.
Née en 1901 à Mülheim an der Ruhr, Clärchen préfère, dès son plus jeune âge, jouer avec des bougies d’allumage plutôt qu’avec des poupées ; à 13 ans, elle connaît par cœur tous les types de voitures et de moteurs.
Après la mort de son père, comme elle ne peut pas occuper un poste de direction dans l’empire Stinnes, Clärenore s’installe à Berlin. Sa mère souhaite qu’elle fasse un bon mariage, conformément à son rang, mais Stinnes devient pilote automobile. En 1924, elle gagne sa première course sous le pseudonyme de « Fräulein Lehmann », puis dix-sept autres dans les trois années qui suivent.
Pourtant, ce n’est pas dans une voiture de course que Clärenore va faire le tour du monde, mais dans une berline de série : l’entreprise Adler lui offre une Standard 6 de 50 chevaux, dotée d’une boîte à trois vitesses, qu’elle baptise Kleiner (« Petite »). Seule modification : des sièges inclinables pour pouvoir dormir dans l’habitacle.
La jeune femme embarque trois hommes dans l’aventure, deux mécaniciens et un caméraman, qui la suivront à bord d’un camion : Carl-Axel Söderström est chargé de photographier et de filmer leur périple. Clärenore le choisit parce qu’il est marié et « qu’en tant que Suédois il est peut-être d’une nature un peu plus froide », expliquera-t-elle plus tard, en 1986. Mais Söderström n’est pas aussi cool qu’elle, et il regrettera bientôt amèrement sa décision.
Le 27 mai 1927, les aventuriers partent de Francfort. Dès le deuxième jour, un pneu crève peu après Prague, puis c’est l’embrayage qui fait des siennes. À Belgrade, Söderström note : « Je donnerais tout pour être de retour à la maison. Et pourtant, il ne s’est écoulé qu’une semaine depuis le début de ce voyage qui semble si horriblement long. »
À Moscou, l’un des mécaniciens jette l’éponge : Hans Grunow fait demi-tour pour cause d’appendicite. Stinnes, elle, poursuit sa route vers l’est.
Craignant l’arrivée d’un hiver précoce, elle aiguillonne ses compagnons sans relâche. Pas d’arrêt, même à l’heure du déjeuner : en plus de trois pistolets et de trois robes de soirée, Stinnes a emporté 128 œufs durs pour les manger au volant de sa voiture, accompagnés d’une tartine de beurre.
Söderström consigne dans son journal : « Je deviens chaque jour plus aigri, j’aurais préféré ne jamais m’engager dans ce fichu voyage. Est-ce que je vais tenir jusqu’au bout ? Je l’ignore. » Mais rien ne peut faire revenir Fräulein Stinnes sur sa décision, ni les télégrammes de ses amis allemands, ni une dépêche du ministre des Affaires étrangères, Gustav Stresemann. Plus tard, elle écrira dans son livre Im Auto durch zwei Welten : « Si, à l’époque, j’avais eu connaissance dès le premier jour de toutes les défaillances techniques qui nous attendaient au cours de cette rude épreuve, j’aurais abandonné. Mais ce mot était absent de mon vocabulaire. »
Les trois compères bravent les tempêtes de sable et la boue, les loups affamés et les Russes ivres qui s’en prennent à eux avec des couteaux à pain. À Novossibirsk, le second mécanicien, Viktor Heidtlinger, abandonne à son tour le navire.
Désormais, le Suédois de haute stature et la frêle Stinnes sont seuls – et se rapprochent. La jeune femme de 26 ans ne précise pas à quel point. Elle se contente de remarquer que les « pensées accablantes » de la journée se dissipent grâce aux combats de boxe du soir.
À Irkoutsk, en Russie, le duo doit faire une pause et attendre que le lac Baïkal gèle. Dix semaines plus tard, ils tentent enfin la traversée. Mais la glace ne cesse de se fissurer, un traîneau et son cheval sombrent dans l’eau sous leurs yeux. Une lézarde s’ouvre sous la voiture, Stinnes met les gaz à fond. Lorsqu’ils regagnent la rive, elle propose à son compagnon qu’ils se tutoient – et s’enivre de madère et de vodka.
Bientôt, de nouveaux dangers se profilent : dans le désert de Gobi, ils sont poursuivis par des honghuzi, des bandits chinois, quand un incendie se déclare dans le camion. À peine le feu éteint, un ressort se brise. Stinnes raconte : « Nous travaillions fébrilement, plus avec le marteau qu’avec patience. Nous avions les mains abîmées et ensanglantées. [...] Notre précipitation nous a sauvés, car sur les collines apparaissaient déjà les honghuzi qui nous suivaient. Nous avons sauté dans les véhicules, démarré les moteurs et échappé à nos poursuivants. »
Le 28 avril 1928, le tandem atteint le Japon et poursuit son voyage en bateau, via Hawaii et l’Amérique du Nord, jusqu’à Lima. Dans les Andes, ils doivent se frayer un chemin à la dynamite et avaler des pentes à 60 % – ils ne font plus qu’avancer au ralenti. Dans son journal du 12 août 1928, Söderström écrit : « Performance du jour : 150 mètres ! C’est triste. » Grâce à une chance inouïe, ils parviennent à se sortir de cette situation, sans doute la plus périlleuse de toutes.
La dernière grande étape de leur épopée est l’Amérique du Nord. Les deux bourlingueurs sont accueillis comme des stars de cinéma : des reporters les guettent partout, Henry Ford leur fait visiter son usine à Détroit, le président américain Herbert Hoover les invite à la Maison-Blanche. Après leur traversée de l’Atlantique, ils sont rejoints au Havre par Martha Söderström [l’épouse de Carl-Axel], qui veut parcourir les ultimes kilomètres avec son mari. C’est à peine s’ils échangent quelques mots sur cette dernière portion du trajet. Peu après leur arrivée triomphale à Berlin, Söderström divorce – et se marie avec sa compagne de voyage.
Ils ont eu leur content d’aventures : le couple part pour le sud de la Suède, y exploite une ferme et a trois enfants. Pourtant, même à un âge avancé, Stinnes n’a pas totalement perdu son goût pour les sensations fortes, comme en témoigne une déclaration de 1986 : « Je referais le voyage aujourd’hui si cela me permettait d’unir les Russes, les Européens et les Américains. Je le referais malgré mon âge. Même si je devais rester sur le carreau. »
Ce nouveau périple n’eut jamais lieu : la femme d’acier qui avait fait le tour du monde et trouvé l’amour de sa vie est décédée le 7 septembre 1990.
— Katja Iken est journaliste au Spiegel. — Cet article est paru dans le Spiegel le 21 décembre 2016. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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WP_Post Object ( [ID] => 119830 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-06-30 07:26:06 [post_date_gmt] => 2022-06-30 07:26:06 [post_content] =>En 2003, des ex-reporters de guerre de la défunte Frontline Television News 1 ont créé à Londres le Frontline Club afin de pouvoir y « manger, boire et penser », selon les mots de l’un d’eux. Ses membres étaient pour la plupart de vieux baroudeurs chargés de souvenirs glanés sur tous les champs de bataille de la planète. Dans un cadre accroché au mur, on pouvait voir le portrait de huit d’entre eux tués alors qu’ils étaient en reportage pour Frontline ; au-dessus avaient été ajoutées les photos de deux autres journalistes tués depuis la création du club, dont celle de Marie Colvin, avec son emblématique bandeau sur l’œil. Je jette toujours un regard à son œil valide quand je me dirige vers la table autour de laquelle Marie et moi avons eu notre ultime conversation, début 2012. Elle m’avait fait signe de la rejoindre alors qu’elle buvait un verre de vin. Certes, nous travaillions l’un et l’autre pour des journaux concurrents – elle pour The Sunday Times, moi pour The Observer (cousin dominical du Guardian) –, mais nous étions en bons termes et avons bavardé amicalement. « Il faut vraiment que tu ailles en Syrie », m’a-t-elle dit.
Je n’étais pas chaud. « Mais enfin, a-t-elle protesté, le régime massacre des milliers de civils ! » Fort de mon passé de turfiste, j’ai évoqué l’importance de percevoir le moment où la chance pouvait tourner – comme si Marie avait besoin qu’on le lui rappelle : elle avait perdu l’œil gauche à cause d’un éclat d’obus. « Bah, a-t-elle raillé, c’est notre boulot ! » – c’était sa grande formule. Je lui ai chanté le refrain des Eagles « Va jusqu’au bout » 2, ça l’a fait rire. Puis nous avons dévié sur la question de savoir si ça valait encore le coup d’assister à un concert des Eagles. Je suis parti au Mexique pour un reportage sur la guerre de la drogue – et j’ai pu voir les Eagles sur scène. Mais Marie n’a pas eu cette chance : quelques semaines plus tard, elle était morte.
Le 22 février 2012, Marie Colvin et le photographe français Rémi Ochlik ont perdu la vie lors d’un bombardement de l’armée syrienne. Lindsey Hilsum a vu Marie beaucoup plus souvent que moi au cours de ses dernières années. Son livre In Extremis s’ouvre sur une scène où, avec d’autres reporters, elle pèse les risques de se rendre clandestinement à Baba Amr, un quartier ravagé de la ville syrienne de Homs, non pas sous escorte des troupes du régime, mais avec les rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL). Pour Hilsum et les autres, ça dépassait le « niveau de risque acceptable », mais Marie avait haussé les épaules : « Peu importe, c’est ça notre boulot. » Elle est allée à Baba Amr avec le photographe Paul Conroy ; le dimanche suivant, Hilsum lisait les dépêches envoyées par Marie d’une cave et d’un hôpital de campagne et apprenait qu’elle avait pu quitter Homs saine et sauve. Plus tard, dans un e-mail, Marie l’informait qu’elle était retournée à Baba Amr. « J’étais furieuse, écrit Hilsum. Pourquoi courir ce risque à nouveau ? » C’est la question qui sous-tend sa biographie de Colvin.
Avec tous les livres et les films qui ont relaté son histoire, Marie Colvin est probablement devenue la reporter la plus connue au monde. In Extremis sort du lot : Lindsey Hilsum y décrit sa consœur avec admiration et une pénétrante sensibilité.
Marie est née en 1956, à Long Island, dans un foyer de la classe moyenne que sa mère, Rosemarie, qualifiait de « famille irlandaise avec rideaux de dentelle aux fenêtres » – catholique, politiquement à gauche, mais conservatrice sur le plan des mœurs. Son père, Bill, enseignait l’anglais ; sa mort d’un cancer, peu après l’entrée de Marie à Yale, a profondément affecté la jeune femme.
Marie avait pour modèle la reporter de guerre Martha Gellhorn 3, devenue célèbre pour son courage et son talent au sein d’un univers essentiellement masculin. Colvin a d’abord travaillé à l’agence de presse United Press International (UPI) dans le New Jersey, puis elle est passée par Washington avant de devenir chef du bureau d’UPI à Paris. The Sunday Times l’a ensuite appelée à Londres en 1986 et affectée au Moyen-Orient. Ce qui distinguait Marie des autres membres de la « famille nomade des journalistes » couvrant la région, c’est le courage insensé dont elle faisait preuve. En 1987, elle s’est introduite dans le camp de réfugiés palestiniens de Bourj el-Barajneh, dans la banlieue de Beyrouth, alors qu’il était assiégé par le Hezbollah ; elle a obtenu des entretiens avec Yasser Arafat ou encore avec le dictateur libyen Mouammar Kadhafi, qui lui réservaient l’un et l’autre un accueil privilégié.
Marie et moi avons tous deux couvert la guerre du Golfe en 1991. Nous nous sommes rendus dans la ville irakienne de Bassora, séparément, pour couvrir la répression sanglante d’un soulèvement chiite par Saddam Hussein.
Colvin a ensuite fait l’impasse sur le carnage en Bosnie – étrangement, vu l’importance pour elle d’alerter sur les souffrances des civils –, mais elle a foncé tête baissée dans le conflit du Kosovo. Elle était invariablement la première journaliste à arriver et la dernière à repartir, que ce soit d’une base de l’ONU au Timor oriental où s’abritaient des réfugiés fuyant les milices indonésiennes en 1999, ou, la même année, de Tchétchénie – à pied à travers des montagnes enneigées, sous les avions lâchant des bombes. « Marie était désormais célèbre, écrit Hilsum. D’autres reporters avaient essuyé des fusillades, mais échapper aux bombardements en escaladant les montagnes du Caucase en plein hiver, au risque de mourir de froid, c’était sans précédent. Et le fait qu’elle soit une femme ne faisait qu’ajouter à son aura. »
En avril 2001, la journaliste était dans la jungle avec les Tigres tamouls. En franchissant la ligne de front, elle est tombée dans une embuscade de l’armée sri-lankaise et a été atteinte par des éclats d’obus : « Si je ne hurlais pas aussitôt, ils allaient me tomber dessus et tirer [...]. Je me suis levée, les mains en l’air. Le sang dégoulinait sur mon visage. » Marie n’a plus jamais vu de l’œil gauche.
En 2003 survint l’invasion anglo-américaine de l’Irak – une « affaire Dreyfus », ai-je pensé, qui exigeait de prendre parti. Mon rédacteur en chef de l’époque à The Observer était pro-invasion, tout comme le rédacteur en chef de Marie au Sunday Times, John Witherow, ainsi que Marie elle-même. J’étais, moi, viscéralement contre. Ma situation était plus compliquée que la sienne : fin 2002, l’ancien chef du bureau soviétique de la CIA, Melvin Goodman, m’avait dit que les « informations » sur les armes de destruction massive en Irak – le casus belli – étaient de pures fictions, inventées par le dissident irakien Ahmed Chalabi. Des mois plus tard, alors que je me trouvais à Bagdad, où je travaillais à un article sur les victimes civiles du conflit, j’ai été chargé, contre mon gré, d’interviewer Chalabi. Au quartier général de son parti politique, la première personne sur laquelle je suis tombé, c’était Marie. « Hé ! Qu’est-ce que tu fais là ? » « Je crèche ici », a-t-elle éludé. Nous nous sommes disputés à propos de l’invasion et de Chalabi, puis j’ai eu une idée : « Marie, tu ne veux probablement pas que The Observer interviewe ton contact ; pourquoi ne pas saboter mon entretien ? » « Avec plaisir », a-t-elle répondu, et elle a glissé un mot à Chalabi qui a annulé notre rendez-vous.
Les journalistes vont dévorer le livre de Hilsum, mais quid des autres lecteurs ? J’espère qu’ils le liront avec le même enthousiasme : via l’histoire de Marie Colvin, Hilsum dévoile tout un monde d’ordinaire fermé aux quidams. L’auteure se plaît aussi à évoquer « toutes les célébrités de Yale parmi lesquelles Marie évoluait » et les soirées londoniennes où pullulaient « aristocrates, artistes, cinéastes, politiciens, poètes ». Les gens se méfient souvent des journalistes, et le tourbillon qu’était la vie sociale de Marie pourrait laisser croire – à tort – que nous appartenons aux hautes sphères et qu’aucun de nos amis n’occupe un emploi mal payé qu’il déteste.
Il y a, à Londres, une église anglicane, Saint Bride, traditionnellement liée au milieu des médias, et beaucoup d’entre nous y étaient réunis un soir de l’année 2010 pour commémorer la mort de nos confrères tués en reportage. Cette soirée, à laquelle participaient des orateurs de renom, n’avait pas grand-chose à voir avec « notre boulot » sur le terrain jusqu’à ce que l’auteure de cette formule prenne le micro. Marie, puisque c’était elle, a déclaré : « Nous devons toujours nous demander si l’article justifie la prise de risque […]. Où cesse la bravoure, où commence la bravade ? »
Où, en effet ? Et de quel côté de la ligne Marie campait-elle ? Sa vie, écrit Hilsum, c’était « patauger dans la neige un jour et porter de la haute couture le lendemain pour côtoyer des stars de cinéma. Laquelle de ces deux femmes était la vraie Marie Colvin ? » Hilsum s’interroge aussi sur son état mental. Après une conférence à Cancún au cours de laquelle Marie s’était soûlée, ses collègues l’avaient déposée à l’aéroport : « Ils pensaient qu’elle allait bien [...]. Mais ce n’était pas le cas. Elle était à la dérive. » Cathleen, la sœur de Marie, s’en était inquiétée : « Elle m’a dit qu’elle ne sortait plus de son lit [...]. Elle avait des idées suicidaires, elle avait besoin d’aide. » Marie avait alors écrit à son rédacteur en chef, Witherow : « J’ai eu des crises d’angoisse qui m’ont plongée dans une sorte de dépression paralysante. »
La plupart des correspondants de guerre souffrent du syndrome de stress post-traumatique ; pour ma part, je préfère parler d’« état de choc ». Il faut être passé par là pour savoir ce que c’est, et Marie était manifestement en état de choc. En outre, elle n’était pas en bons termes avec son employeur. « Certains correspondants, écrit Hilsum, craignaient qu’elle soit influencée et qu’elle se fasse exploiter – sa photo en haut de l’article, avec son bandeau sur l’œil, était devenue non seulement son image de marque, mais aussi celle du journal, comme si la prise de risque était synonyme de bon reportage. »
Pour Hilsum, « l’image de courageuse correspondante de guerre qu’incarnait Marie aux yeux du grand public se trouvait en grand décalage avec l’insécurité qu’elle éprouvait en son for intérieur. Elle-même pensait que ses rédacteurs en chef lui en demandaient trop ».
Marie avait consulté des avocats dans l’idée de porter plainte contre John Witherow pour « harcèlement moral », mais elle n’est pas allée au bout de la démarche. Le responsable de la rubrique Étranger l’insultait et « exigeait l’impossible », note Hilsum. Le journal ne cessait d’envoyer Marie dans les zones de conflit – où, au demeurant, elle souhaitait être. Après une déception amoureuse, « quel soulagement de retourner en Afghanistan ! » ironise Hilsum.
Marie a demandé un visa syrien début 2012, mais l’affaire traînait. Des journalistes s’étaient faufilés illégalement jusqu’à Baba Amr, et elle se devait d’aller là où d’autres osaient s’aventurer. L’un de ses confrères du Sunday Times et le photographe Paul Conroy « avaient fait demi-tour à cause du danger, raconte Hilsum, mais Paul voulait retenter le coup ». Dans « Sous les barbelés » 4, celui-ci revient sur l’ultime épisode dramatique qu’il a vécu avec Colvin. Le discours qu’elle a tenu au commandant de l’Armée syrienne libre qui la mettait en garde est un manifeste : « Le monde doit absolument savoir ce qui se passe à Baba Amr […]. Nous, nous pouvons le montrer, nous pouvons témoigner. » Une fois en route, « Marie était extatique ». Ils sont passés par un tunnel – une conduite d’évacuation d’eau pluviale – pour entrer dans l’enclave. « Paul, dit-elle, on en a fait des choses bizarres au cours de toutes ces années, mais celle-là, c’est le pompon. Je vois mal comment on pourrait faire plus bizarre et plus dangereux, mais, maintenant que c’est fait, c’est tellement fun. »
Marie et Conroy ont envoyé leurs articles et leurs images et quitté Baba Amr – mais pour y revenir quelque temps plus tard. Pour la première fois de sa carrière, Conroy a ignoré la voix intérieure qui le mettait en garde, parce que Marie l’avait défié : s’il refusait d’y retourner, elle irait seule. Une fois sur place, même leurs rédacteurs en chef les ont exhortés à rentrer. Ils se préparaient à le faire quand les bombardements ont repris ; fallait-il ou non se précipiter dehors ? Marie et le photographe Rémi Ochlik allaient sortir quand le bâtiment a été frappé.
Conroy, blessé à la jambe, fera ultérieurement une saisissante description de la mort de Colvin : « Je me suis levé et j’ai fait quelques pas vers l’entrée du bâtiment avant que ma jambe ne se dérobe sous moi. Je me suis effondré à côté de Marie. Sa tête était enfouie sous des morceaux de béton et ses pieds sous des gravats. J’ai posé ma main sur sa poitrine, mais plus rien. »
Dans « Sous les barbelés », Conroy raconte la terrifiante opération d’exfiltration qui lui a permis de rentrer chez lui. Son livre a donné lieu à un documentaire dans lequel lui et Édith Bouvier, une correspondante de RFI et du Figaro qui s’était également rendue à Baba Amr, évoquent l’infernal enfermement dans le bâtiment bombardé, la mort de Colvin et d’Ochlik et leur propre survie. Lors de la présentation du film, en octobre 2018, à l’occasion de la remise des prix Bayeux – les oscars du reportage de guerre, décernés chaque année en Normandie –, Conroy a longuement été applaudi. Pendant sa fuite périlleuse par le tunnel, c’était comme s’il « portai[t] Marie sur [s]on épaule ».
Il serait injuste que le livre de Marie Brenner 5, dont Hollywood a tiré un biopic, éclipse celui de Hilsum, mais cela pourrait bien se produire. Intitulé « Une guerre privée », comme son adaptation cinématographique, il présente en couverture Rosamund Pike, qui incarne Marie à l’écran. Le film est plutôt bien fait, quoique trop poignant – beaucoup de « témoignages » et d’alcool, pas grand-chose sur la complexité et l’humour de Marie. Le livre, lui, est composé d’une sélection d’articles de Vanity Fair ; seules 31 pages sur 334 (plus cinq dans l’introduction) concernent Marie elle-même. Brenner s’intéresse davantage aux conditions pratiques du reportage de guerre qu’à sa raison d’être : Colvin « avait passé des mois à dormir par terre dans la ville assiégée de Misrata, en Libye, subsistant grâce au “régime zone de guerre” – Pringles, thon en boîte, barres de céréales et eau... » Les sous-vêtements La Perla, qu’apparemment Marie portait sur le terrain, font l’objet de plusieurs mentions.
Il en résulte quelque chose de bizarre : le mythe autour de Colvin risque de faire de l’ombre aux événements sur lesquels elle écrivait. On ne peut que se réjouir que sa mort ait touché des gens qui n’avaient pas nécessairement lu ses reportages. Sur BBC Radio, Jonathan Sacks, l’ex-grand rabbin de Grande-Bretagne, a demandé à des enfants qui étaient leurs héros. Une fillette nommée Tully a répondu : « La journaliste Marie Colvin, qui a été tuée en Syrie » – réponse merveilleuse, quoique pas très rassurante pour les parents de Tully. Il y a pourtant matière à s’interroger : Marie est morte en Syrie, mais Kenji Gotō, James Foley et Steven Sotloff aussi, exécutés tous les trois par Daech. D’autres reporters ont été récemment assassinés : au Mexique, Javier Valdez Cárdenas à Culiacán et Miroslava Breach à Chihuahua (ainsi que de nombreux autres journalistes mexicains) ; Daphne Caruana Galizia, Ján Kuciak et Viktoria Marinova, respectivement à Malte, en Slovaquie et en Bulgarie. Les Équatoriens Javier Ortega et Paúl Rivas, ainsi que leur chauffeur Efraín Segarra, ont été abattus par des dissidents des Farc de Colombie. La Russe Anna Politkovskaïa et le Saoudien Jamal Khashoggi ont aussi été assassinés, et leur mort a été légitimement médiatisée. La liste des journalistes tués ces dernières années est au moins aussi longue que cet article.
Alors que je me préparais à écrire cela – en ayant conscience de marcher sur des œufs –, un confrère m’a dit : « Marie est une idole, et cette profession a besoin d’idoles. » C’est exact dans la mesure où la mort de Marie attire l’attention sur elle, mais aussi sur les autres reporters assassinés et sur les raisons de leur mort. Mais, si l’idole éclipse tout le monde, c’est qu’il y a autre chose.
Rémi Ochlik avait 28 ans et avait remporté le prix World Press Photo, mais qui s’en souvient ? Même si son cas n’est peut-être pas aussi captivant que celui de Marie, cette indifférence est révélatrice d’un biais anglophone – l’info, ça se fait en anglais. Le journalisme anglophone a ainsi prêté peu d’attention à Jean-Pierre Perrin, de Libération, qui a signé des reportages audacieux et pertinents sur la guerre Iran-Irak et l’Afghanistan. Perrin était pourtant présent lui aussi à Baba Amr avec Colvin. Son merveilleux livre La mort est ma servante. Lettre à un ami assassiné, Syrie, 2005-2013 6 (un titre emprunté à T. E. Lawrence) décrit sa traversée du tunnel avec Colvin. Il contient de belles pages sur les déserteurs de l’armée syrienne qui refusent de tirer sur des manifestants et rejoignent les rebelles, ou encore sur les témoignages émouvants des citoyens de ce qu’il appelle « un quartier contre une armée ».
Perrin est d’abord intimidé par la « légende » de Marie et trouve Conroy « amical ». Il écrit avec humour qu’avec leurs casques, leurs armures et leurs téléphones satellites ils lui donnaient « le sentiment de n’être qu’un amateur », avec son K-Way, ses baskets et ses sacs remplis de pas grand-chose. « Pour voyager léger, je n’avais même pas pris d’ordinateur », confie-t-il. En revanche, dans le livre de Conroy, Perrin est dépeint non en confrère mais plutôt en bouffon, en raison de son âge – 60 ans – et de son physique : « Le Français [...] était un peu lourd dans ses mouvements. » Conroy se livre à d’incessantes railleries – puériles parfois, mesquines souvent. Lorsqu’il revient par exemple sur l’épisode où Perrin accepte l’offre de faire laver son pantalon lors d’un arrêt pour ensuite devoir partir précipitamment en empruntant une tenue de l’ASL.
En règle générale, les journalistes font preuve de confraternité et forgent parfois des amitiés solides dans des situations extrêmes, comme en témoigne le dévouement de Conroy envers Marie. Mais ils peuvent aussi entrer dans une rivalité stérile, même dans des endroits comme Baba Amr. Alors que Marie et Paul s’apprêtaient à quitter les lieux, ils ont vu arriver Édith Bouvier, Javier Espinosa, d’El Mundo, Ochlik et un autre photographe français, William Daniels. « Marie les a immédiatement considérés comme des adversaires », écrit Conroy. « “Paul, il faut absolument qu’on arrive à l’hôpital de campagne demain matin avant les Français, m’a-t-elle dit. Tu veux vraiment partir maintenant que les Eurotrash 7 sont là ?” » Selon Hilsum, Marie écrit à Londres : « Des journalistes européens ont débarqué en masse ! [...] Je refuse d’être battue par les Français ! » La qualité du travail de Marie – cause de son « exploitation » par ses rédacteurs en chef – doit autant à sa volonté de ne pas être « battue » qu’à son courage et à son talent. Mais « battue » par quoi ? Inutile de prétendre que tout, chez Marie, n’était que vertu et « désir de porter témoignage » : « aller jusqu’au bout » était dans sa nature, ce jusqu’au-boutisme l’a portée jusqu’au jour où il s’est retourné contre elle.
Les écrits de Hilsum sur Colvin soulèvent inévitablement d’importantes questions sur le journalisme. Au Kosovo, Marie elle-même a formulé une question qui imprégnait nos reportages en Bosnie et tourmentait ceux d’entre nous qui avaient choisi de témoigner devant les tribunaux pour crimes de guerre : comment faire la part entre objectivité et neutralité, entre les faits et la morale ? Hilsum cite un entretien accordé par Marie à la journaliste australienne Denise Leith : « Lorsque vous mettez au jour des tombes au Kosovo, de vos propres mains, il n’y a pas pour moi deux versions de l’histoire, a-t-elle déclaré. À mes yeux, il y a le bien et le mal, une dimension morale, et, si je n’en tiens pas compte, je ne vois pas pourquoi j’irais là-bas. » Ce principe, conjugué à son choix de se concentrer sur les victimes civiles de la guerre plutôt que sur la stratégie militaire, a produit ce que l’on fait de mieux en matière de journalisme. Comme l’a affirmé le photographe Tom Stoddart à propos de cette première mission dans le camp palestinien de Bourj el-Barajneh, « Marie savait que ce n’était pas une histoire de combats ni de politique, mais de femmes assassinées ».
La dernière dépêche de Marie est forcément poignante. Elle commence ainsi : « Ils l’appellent le sous-sol des veuves. » Il s’agissait d’une pièce essentiellement remplie de femmes, souvent avec des enfants, dont beaucoup étaient veuves. Conroy et Marie y ont vu un bébé mourir après une longue agonie. « Marie s’est approchée de moi, écrit-il. Elle semblait harassée, vidée. […] “Allez, tout ça tu l’as déjà vu. Ne te laisse pas abattre [...]. Nous devons montrer ça au monde, nous pouvons faire changer les choses.” »
C’est du Marie à cent pour cent, mais avait-elle raison ? Les livres comme les films proclament haut et fort que Marie n’est pas morte en vain. J’ai là-dessus un point de vue personnel : à l’été 1992, j’ai eu le tragique honneur de révéler, en même temps qu’Independent Television News, l’existence de camps de concentration en Bosnie – la photo d’un prisonnier décharné derrière des barbelés est devenue un symbole de cette guerre – et d’accompagner des convois de déportés victimes du « nettoyage ethnique » le long d’une terrifiante route de montagne. Les politiciens ont poussé les hauts cris, mais il ne s’est rien passé pendant trois sanglantes années, jusqu’au massacre de 8 000 personnes à Srebrenica en 1995. De très bons reporters ont fait de l’excellent journalisme et cela n’a rien changé. Faut-il en conclure que nous devrions cesser de dénoncer les atrocités ? Bien sûr que non. Mais, après la mort de Marie à Homs, la ville est tombée, la population a connu l’horreur ; puis est venu le tour d’Alep, et d’autres encore…
Ne nous prenons pas pour des héros. Faisons notre boulot. Je pensais qu’il y avait deux types de reporters de guerre : ceux qui comme moi exècrent la guerre – c’est pourquoi nous la montrons – et ceux que ça excite, au mieux parce qu’ils se sentent utiles, au pire pour le frisson. En lisant Hilsum, on réalise que Marie avait un pied dans les deux camps. Ou plutôt qu’elle appartenait à un troisième, bien à elle. « Pourquoi est-ce que je couvre les guerres ? écrit-elle depuis le Sri Lanka. C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Je n’avais pas l’intention de devenir correspondante de guerre. Il m’a toujours semblé que, ce sur quoi j’écris, c’est l’humanité dans des situations extrêmes, poussée dans ses retranchements jusqu’à l’insupportable. Je pense qu’il est important de dire aux gens ce qui se passe réellement pendant les conflits, qu’il s’agisse de guerres ouvertes ou de guerres de l’ombre. »
— Ed Vulliamy est un journaliste diplômé d’Oxford. Il a été correspondant de guerre pour The Guardian et The Observer en Bosnie et en Irak. — Cet article a été publié par The New York Review of Books le 20 décembre 2018. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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