WP_Post Object ( [ID] => 121752 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:28:38 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:28:38 [post_content] =>Hormis peut-être Cléopâtre, aucune femme n’a autant ni aussi durablement fasciné poètes, romanciers et cinéastes. Aliénor d’Aquitaine serait née « vers 1122 » et, à l’occasion de cet anniversaire approximatif, la critique Elisabeth von Thadden a déployé dans Die Zeit un panégyrique en règle. Celle qui fut deux fois reine (en épousant d’abord le roi de France Louis VII, puis, quelques semaines après son divorce, le roi d’Angleterre Henri II Plantagenêt) et donna naissance à deux rois (Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre) – voire trois si l’on compte Henri le Jeune, couronné mais mort avant son père – a aujourd’hui la réputation d’une grande protectrice des arts. Pour Thadden, qui s’appuie notamment sur la biographie de référence signée Ralph Turner, celle-ci tiendrait en partie du mythe : « C’est son grand-père, Guillaume IX, surnommé le Troubadour, qui est devenu célèbre grâce à son œuvre littéraire ; c’est aussi son mari, plutôt qu’elle-même, qui a fait prospérer les arts à la cour d’Angleterre ; c’est enfin sa fille, Marie de Champagne, qui, en tant que mécène, a inspiré le sujet de Lancelot au premier romancier français Chrétien de Troyes (entre 1176 et 1181). » Reste un point sur lequel le mythe tient bel et bien la route : « son don pour le pouvoir », qui ferait d’elle, selon Thadden, la digne « héritière des grandes reines carolingiennes ».
[post_title] => Une femme de pouvoir [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-femme-de-pouvoir [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:28:38 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:28:38 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121752 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121757 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:28:02 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:28:02 [post_content] =>Connaissez-vous Marie Aymard ? Il y a peu de chances. Elle vivait à Angoulême au XVIIIe siècle et ne quitta jamais cette ville. Elle eut huit enfants. Si elle a attiré l’attention de l’historienne de Cambridge Emma Rothschild, c’est parce qu’en 1764 elle se rendit chez un notaire afin que l’on enquête sur le sort de son mari, parti aux Caraïbes onze ans plus tôt et qui y aurait fait fortune avant d’y mourir. « Marie Aymard, nous apprend Lynn Hunt dans The New York Review of Books, ne reçut jamais d’héritage, mais elle laissa derrière elle une longue lignée de descendants dont les destins variés constituent cette “histoire infinie” » (titre de l’ouvrage d’Emma Rothschild). Ce qui fascine Hunt, c’est la manière dont une famille on ne peut plus ordinaire et provinciale peut se retrouver propulsée dans le vaste monde. « L’époux de Marie ne fut pas le seul à aller tenter sa chance au loin ; son plus jeune fils quitta Angoulême avec sa femme en 1777 et ouvrit un magasin à Haïti. En 1795, après des années de révoltes d’esclaves, il revint en métropole, ruiné. À l’autre bout de la ligne narrative, l’arrière-arrière-petit-fils de Marie, Charles Martial Allemand-Lavigerie, fut nommé archevêque d’Alger en 1867, puis cardinal en 1882 et archevêque de Carthage en 1884. »
[post_title] => Une famille pas si ordinaire [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-famille-pas-si-ordinaire [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:28:03 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:28:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121757 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121762 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:59 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:59 [post_content] =>Si, pour Victor Hugo, le grand modèle fut Chateaubriand (« Je veux être Chateaubriand ou rien »), pour Émile Zola, ce fut assurément Balzac. Comme lui, il se lança dans l’écriture d’un grand cycle de romans connectés entre eux, avec pour ambition de rendre compte de tous les aspects d’une époque (Balzac s’était intéressé à la Restauration, lui voulut reconstituer le Second Empire). Il prit tout de même soin de distinguer son approche de celle de son illustre devancier dans un document intitulé « Différences entre Balzac et moi » : Balzac avait été un romancier « social », lui se voulait « scientifique ». Contrairement à l’auteur de la Comédie humaine, il suivrait les membres d’une vaste famille, les Rougon-Macquart, sur plusieurs générations, et démontrerait ainsi le rôle implacable de l’hérédité dans le destin individuel.
La principale différence, il ne la mentionne pas : Balzac n’avait échafaudé l’organisation globale de ses romans qu’a posteriori, n’ayant l’idée géniale de les lier qu’une fois un bon nombre d’entre eux déjà écrits. Venant après lui, Zola peut se permettre le luxe d’une conception a priori, bien plus méthodique et rigoureuse.
Le premier paradoxe est qu’en voulant dépasser le maître il se fait bien plus lourd et didactique que lui. Le second est que, s’il s’est imposé comme le plus important romancier français du dernier quart du XIXe siècle, il ne le doit pas à ses méthodes scrupuleuses et à ses certitudes scientifiques ; « il y est plutôt parvenu en dépit d’elles », juge Aaron Matz dans The New York Review of Books.
Plusieurs romans de Zola ont récemment été retraduits en anglais, et c’est l’occasion pour Matz de s’interroger sur le talent spécifique de Zola – et ses limites. Le critique s’appuie pour l’essentiel sur Son Excellence Eugène Rougon, « le roman le plus ouvertement politique que Zola ait écrit », La Faute de l’abbé Mouret, où l’auteur « nous inflige des descriptions d’arbres et de fleurs si longues qu’elles entravent le récit », et Nana, « qui traite de sexe comme Son Excellence Eugène Rougon traite de politique ». Zola, constate Matz, a beau prétendre à la scientificité, il fait rarement preuve de la distance qu’elle suppose : « Sa tendance moralisatrice se heurte à toute prétention d’observation détachée et naturaliste. » Rien chez lui de l’ascétisme d’un Flaubert, ni même de sa détestation de son époque. Il critique, il dénonce, il « accuse ». Mais, justement, son époque le stimule autant, sinon plus, qu’elle ne le révulse : « Il est clair qu’il appréciait d’avoir un adversaire aussi utile. »
Quand, dans Nana, il évoque son héroïne, prostituée « mangeuse d’hommes », on sent bien son « intérêt fervent, voire lubrique […] pour sa chair », mais aussi sa difficulté à évoquer la sexualité féminine. De fait, dans ses romans, l’appétit (de sexe, d’argent, de pouvoir) est plutôt l’apanage des hommes et, dans Nana « comme dans des volumes ultérieurs tels que La Terre et La Bête humaine, il semble souvent gêné, incapable d’entrer dans la tête des femmes qui ont envie de sexe », préférant se focaliser sur leur aspect extérieur. Dans le cas de Nana, ses seins, ses cuisses et les fameux poils dorés de ses aisselles.
[post_title] => J’accuse (et j’aime ça) [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => jaccuse-et-jaime-ca [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:27:59 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:27:59 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121762 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121884 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:53 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:53 [post_content] =>Entre les littératures persane et française du Moyen Âge existe un étrange parallèle. Elles éclosent à peu près au même moment et connaissent pendant deux siècles une évolution étonnamment comparable. L’épopée fondatrice de l’Iran, le Shâhnâmeh (Livre des rois), est composée aux alentours de l’an 1000 par Ferdowsi 1. Notre épopée fondatrice à nous, La Chanson de Roland, est à peine postérieure. On la doit à un clerc du XIe siècle resté anonyme. Certes, la première est d’une ampleur sans commune mesure avec la seconde (plus de 60 000 vers contre environ 4 000), mais, dans les deux cas, on chante avant tout les exploits de héros guerriers à travers lesquels se cristallise l’identité d’une nation.
À peine quelques générations plus tard, le goût a changé, s’est affiné, et c’est là que la similitude des cheminements littéraires a de quoi stupéfier : aussi bien en France qu’en Iran, fini l’épopée, place aux romans (en vers). Nizami, le plus grand romancier de langue persane du Moyen Âge, et Chrétien de Troyes, le plus grand romancier européen du Moyen Âge, sont de quasi stricts contemporains. Ils écrivent l’essentiel de leurs chefs-d’œuvre au cours des mêmes décennies (1170 et 1180). Khosrow et Chirine remonte à 1180, Lancelot ou le Chevalier de la charrette et Yvain ou le Chevalier au lion sont composés entre 1175 et 1181 ; Layla et Majnûn date de 1188, Chrétien travaille à son Perceval ou le Conte du Graal de 1182 à sa mort, en 1190. Constructions complexes, personnages à la psychologie bien moins sommaire que dans l’épopée, thématiques plus variées, centralité de l’amour contrarié qui forme souvent la majeure partie de la trame, autant de traits nouveaux qu’on retrouve chez nos deux auteurs 2.
Comment expliquer de telles convergences ? Est-ce dû aux croisades qui, au-delà de la confrontation militaire, ont permis d’intensifier les échanges intellectuels entre Occident et monde musulman ? Il est plus vraisemblable que le passage d’une épopée puissante mais encore mal dégrossie à des romans plus ciselés et davantage tournés vers l’intériorité soit l’une des règles universelles de l’évolution des formes.
Du reste, Iraniens et Européens actuels entretiennent des rapports très différents à ces deux pôles majeurs de leur histoire littéraire. Le Shâhnâmeh demeure un ouvrage de référence que l’on cite jusque dans les taxis de Téhéran et dans lequel les classes cultivées continuent de puiser des prénoms pour leurs enfants, tandis que Nizami est jugé trop obscur, trop éloigné de l’âme perse. En France, c’est l’inverse : même si les manuels scolaires accordent la même place à La Chanson de Roland qu’aux romans arthuriens, la popularité des seconds écrase celle de la première. Dans leur édition de ces romans, parue au printemps dernier, Martin Aurell et Michel Pastoureau rappellent qu’il en fut ainsi dès le début : « L’écart quantitatif est considérable entre les manuscrits racontant les aventures d’Arthur et de ses compagnons et ceux qui portent sur les prouesses de Charlemagne, de Roland, de Guillaume d’Orange et des héros de chansons de geste. Pour un témoignage concernant ces derniers, on en possède cent ou davantage qui parlent de Lancelot, de Gauvain, de Tristan ou de Perceval. » Aujourd’hui encore, combien de romans, de films ou de séries télé inspirés par le héros de Roncevaux ? Fort peu. Combien inspirés par les chevaliers de la Table ronde ? Une foultitude.
La légende arthurienne imprègne l’imaginaire occidental comme aucune autre création littéraire du Moyen Âge. Le recueil d’Aurell et Pastoureau ne réunit pas l’ensemble de la littérature arthurienne (il aurait fallu bien plus qu’un volume de 1 000 pages), mais des œuvres choisies – et bien choisies. L’un de ses innombrables mérites est de montrer à quel point cette création fut progressive, collective et, si l’on peut dire, internationale. Le premier récit significatif sur le roi Arthur, Kulhwch et Olwen, qui ouvre le recueil, a été rédigé en moyen gallois vers 1100. La suite est, pour l’essentiel, française, et culmine avec les œuvres de Chrétien de Troyes.
Depuis des siècles, une question agite les érudits : y a-t-il un fondement historique aux aventures d’Arthur, Lancelot et consorts ? Dans leur appareil critique, Aurell et Pastoureau évoquent plusieurs hypothèses. Arth en langue celtique désigne l’ours. Arthur pourrait signifier « ours-homme » et renvoyer à un demi-dieu menant les Bretons à la victoire dans leur combat désespéré contre les envahisseurs germains du Ve siècle. Mais c’est là une origine mythique plus qu’historique. Dans la London Review of Books, le spécialiste de littérature médiévale Thomas Shippey, commentant un ouvrage sur la question, affirmait il y a peu qu’il était « à peu près certain » que le nom Arthur dérivait plutôt « d’un nom de famille romain, Artorius ». Le candidat le plus sérieux serait alors un certain Lucius Artorius Castus. Problème : sa carrière militaire et civile fut certes brillante, mais pas au point de susciter un culte posthume. Et puis, s’il séjourna en Grande-Bretagne, ce fut pour une durée fort courte. En réalité, il faut sans doute se résoudre à ne jamais tirer au clair ce mystère des origines d’Arthur qui, plus qu’aucun autre, n’aura fait, selon un médiéviste cité par Shippey, que « gaspiller le temps des historiens ».
Ce qui est à peu près certain, c’est que cette figure plus qu’à moitié légendaire est associée à la résistance des populations celtes refoulées par les Angles et les Saxons. Au départ, la littérature arthurienne fut ce qu’on pourrait appeler une littérature de « compensation » ou de « consolation » : il s’agissait de magnifier quelques rares victoires au milieu du désastre général et, en diffusant des prophéties annonçant le retour d’Arthur, d’entretenir l’espoir d’un avenir plus clément. Vaincus par les Romains, puis par les Germains et enfin par les Franco-Normands, les Celtes, dans leurs réduits du pays de Galles et de la péninsule armoricaine, eurent ainsi leur revanche symbolique.
La légende arthurienne telle qu’elle a peu à peu pris forme au fil des siècles raconte l’histoire d’un équilibre précaire, obtenu de longue lutte et qui finit par voler en éclats. En introduction de son remarquable « Dictionnaire des principaux personnages de la littérature arthurienne », qui clôt le volume, Pastoureau rappelle que « si l’on considère l’ensemble des textes littéraires produits entre le milieu du XIIe siècle et le milieu du XIIIe siècle, on constate […] que […] tout se déroule sur quatre générations ». Il y a d’abord celle d’Uther Pendragon (le père d’Arthur) et des rois qui, après sa mort, vont combattre Arthur ou, au contraire, le soutenir. Il y a la génération d’Arthur, qui, puisqu’il n’a eu que des sœurs ou des demi-sœurs, comprend pour l’essentiel ses beaux-frères, les rois Lot, Urien et Aguisant. La troisième génération, celle de Gauvain et d’Yvain (des neveux d’Arthur), de Lancelot, de Perceval, de Tristan, est celle des héros et « principales figures de la légende arthurienne ». La quatrième génération, « plus discrète et moins fournie », compte les rares fils de ces héros, Galaad, par exemple, fils de Lancelot, qui mènera à son terme la quête du Graal. Comme le résume Pastoureau, « il n’y a pas de cinquième génération, car après la découverte des amours adultères de Lancelot et de la reine Guenièvre [l’épouse d’Arthur], puis de la trahison de Mordred, fils incestueux d’Arthur, des guerres meurtrières opposent les différents lignages et finissent par entraîner la disparition de toute la chevalerie, la fin du royaume de Logres [le royaume d’Arthur] et celle des aventures de la Table ronde ».
Cette fin crépusculaire est le sujet du meilleur des romans arthuriens en prose, La Mort du roi Arthur, qui clôt le recueil d’Aurell et Pastoureau. Même si la civilisation qui y est évoquée est celle de l’Occident francophone des XIIe et XIIIe siècles, il est tentant d’y voir un écho lointain de ce que subirent les Bretons à la fin de l’Empire romain : l’effondrement d’un monde.
On sait que les Celtes, pour leur plus grand malheur posthume, refusaient l’usage de l’écrit. C’est ce qui a entraîné l’effacement définitif de l’essentiel de leur mythologie, de leur spiritualité, de leur intériorité. Seuls quelques rares et précieux fragments de l’« âme celte » nous sont parvenus. Force est de constater que les thèmes et les personnages de la légende arthurienne ont joué un rôle non négligeable dans ce sauvetage in extremis. Prenez Keu, le frère de lait d’Arthur, son plus ancien et fidèle compagnon, à défaut d’être le plus admirable et le plus sympathique : dans plusieurs romans des XIIe et XIIIe siècles, ainsi que le rapporte Pastoureau, « il peut respirer sous l’eau pendant neuf jours et neuf nuits ; il dégage une chaleur naturelle telle que tout ce qu’il touche sèche et que la pluie ne mouille pas le sol dans un rayon de deux toises autour de lui ; ses compagnons viennent s’abriter, se sécher ou se chauffer près de lui ; enfin, il peut grandir en taille à volonté jusqu’à dépasser la hauteur des arbres ». Ces propriétés surnaturelles suggèrent qu’il dérive d’une ancienne divinité du panthéon celtique.
Tout, bien sûr, n’est pas « celte » dans les romans de la Table ronde, loin de là. C’est leur grande force : une capacité stupéfiante à agglomérer au vieux fond celte des éléments originaux et souvent, il faut le dire, géniaux.
L’invention de la Table ronde elle-même remonte à 1155 et à la traduction en anglo-normand (le dialecte français parlé alors par les élites anglaises) que Wace proposa de l’Histoire des rois de Bretagne de Geoffroy de Monmouth. Cette Histoire, « rédigée dans une prose latine aussi élégante que sobre et efficace » et qui narre « l’ascension et les conquêtes d’Arthur, devenu roi de toute la Grande-Bretagne avant d’occuper une large partie du continent », fut, comme nous l’apprennent Aurell et Pastoureau, le plus grand best-seller médiéval en historiographie : 218 manuscrits (44 de plus que l’Histoire de Charlemagne, deuxième du classement). En le transposant en langage vernaculaire, Wace se permit quelques libertés dont cet ajout de la Table ronde autour de laquelle les chevaliers du roi Arthur se réunissent sur un pied de parfaite égalité.
Celle-ci devait satisfaire à l’inconscient égalitaire du nord de la France. Pour autant, ces chevaliers ne sont vraiment égaux ni en prouesses, ni en popularité. Lancelot est sans cesse qualifié de « meilleur chevalier du monde » et, de fait, semble quasi invincible. Pour Pastoureau, Arthur est en réalité au courant de sa liaison avec Guenièvre, et, s’il la tolère, c’est parce qu’il ne peut se passer de son soutien. Le lecteur moderne s’en étonnera peut-être, mais Lancelot n’était pas le plus populaire des chevaliers auprès du public. Chrétien de Troyes lui-même, bien qu’il ait été le premier à l’introduire, ne semble pas l’avoir beaucoup aimé : il n’achève pas le roman qu’il lui consacre, laissant à un autre le soin de le faire. Il préfère s’atteler à Yvain ou le Chevalier au lion, son ouvrage le plus personnel et le plus parfait.
En matière d’innovations géniales, guère de doutes : Chrétien surclasse tout le monde. On lui doit non seulement les personnages de Lancelot et de Perceval, mais aussi le Graal. Cet objet énigmatique a fait couler des hectolitres d’encre. De quoi s’agit-il exactement ? « Un graal, nous apprend l’universitaire Helen Cooper dans la London Review of Books, était un grand plat comme il en existait beaucoup au Moyen Âge : il apparaît de temps en temps dans les descriptions de festins ou dans les inventaires d’objets domestiques. Le mot dérive du latin gradalis, appliqué au Moyen Âge à un plat utilisé pour les services successifs. Il semble avoir été assez grand pour servir un gros poisson, et était régulièrement utilisé à cette fin. Chrétien de Troyes le décrit comme « le plat approprié pour un brochet, une lamproie ou un saumon ». Pourquoi, alors, poursuit Cooper, avoir, comme l’a fait Chrétien de Troyes, intitulé un roman Le Conte du Graal, autrement dit « l’histoire du grand plat à poisson » ? « L’ironie est que nous ne le saurons jamais. Chrétien […] est mort avant d’avoir achevé son œuvre, et avant que nous découvrions pourquoi le Graal méritait de donner son titre au roman. »
Rien ne dit que le Graal tel qu’il le concevait était avant tout chrétien. C’est Robert de Boron qui, à la toute fin du XIIe siècle, associa le mystérieux récipient au saint calice, cette coupe avec laquelle le Christ aurait célébré la Cène la veille de sa mort et dont Joseph d’Arimathie se serait ensuite servi pour recueillir son sang tandis qu’il agonisait sur la croix.
Avec le Graal, on a affaire à une création si extraordinaire qu’elle dépasse, pulvérise même, les intentions de son créateur, constituant une sorte d’éternelle question sans réponse. Perceval est mis en sa présence au château du roi Pêcheur, un seigneur infirme. Alors qu’il attend le souper en sa compagnie défile devant eux un cortège mystérieux : d’abord un jeune homme tenant une lance qui saigne, puis d’autres objets, dont le fameux Graal. Le jeune Perceval, à qui on a appris qu’un chevalier digne de ce nom ne doit pas poser de questions indiscrètes, tient sa langue malgré la curiosité qui le taraude. Tant pis pour lui, tant mieux pour le mythe.
Ainsi que le notait Pastoureau dès 1976 : « [Dans] le vide vertigineux laissé par le silence de Perceval, poètes et romanciers vont pouvoir organiser leur vision du monde et de la société, et le public laisser fleurir ses espérances et ses illusions. Si le jeune chevalier avait parlé, s’il avait posé la question fatidique, la littérature médiévale aurait perdu sa légende la plus troublante et la littérature universelle un de ses thèmes les plus poétiques et les plus ineffables. Mais, ce jour-là, Perceval avait rendez-vous avec le destin, et un auteur de génie a voulu que ce fût un rendez-vous manqué. » 3
— B. T.
[post_title] => Arthur, Lancelot et tous les autres [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => arthur-lancelot-et-tous-les-autres [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:27:54 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:27:54 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121884 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121888 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:49 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:49 [post_content] =>Cet ouvrage, publié en français huit ans après sa parution en italien, preuve que son propos reste d’actualité, part d’un constat : les limites du confort sont sans cesse repoussées. Stefano Boni, anthropologue, alerte ses lecteurs à propos de cette surenchère en soulignant toutes les conséquences néfastes de ce « progrès » jamais remis en question. Celui-ci limite sinon efface les interactions entre les hommes et la nature, altère leurs sens et les rend incapables de pourvoir à leurs besoins sans l’intermédiaire des machines, ce qui n’est pas sans danger : « Les dégâts que notre vie hypertechnologique cause à l’environnement pourraient faire sauter les réseaux d’énergie et de services qui nous maintiennent en vie », relève La Repubblica.
Dans les colonnes du Manifesto, si l’on salue « un discours bien conçu et dense sur un objet d’étude difficile à cerner », on regrette en revanche que « la validité scientifique et analytique » de l’essai soit diminuée par l’absence d’une réflexion sur « les causes qui, à partir du XVIIIe siècle, ont peu à peu déterminé l’affirmation de ce système ». Et l’on reproche à l’auteur de procéder à « la reconstruction nostalgique et faussée d’un passé rural bucolique, d’un âge d’orperdu, dépourvu de tout fondement historique ». Peut-être Homo confort a-t-il aussi besoin de réconfort.
[post_title] => Le confort à tout prix [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-confort-a-tout-prix [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:27:50 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:27:50 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121888 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121900 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:44 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:44 [post_content] =>Dans Ancienne Capitale, l’écrivaine taïwanaise Chu T’ien-hsin choisit de s’adresser à elle-même à la deuxième personne. Profitant d’un contexte géopolitique tendu (1996 est l’année de la troisième crise du détroit de Taïwan), elle explore son rapport à l’île où elle est « née, [a] grandi, donné la vie, élevé [son] enfant et où [elle a] commencé à vieillir ». Aussi complexe que l’histoire du territoire, ce rapport est nourri par un fort sentiment de rancœur lié au rejet dont les continentaux font l’objet de la part des Taïwanais « de souche ». En définitive, comme l’écrit Liu Hsue-chen dans la Revue de littérature chinoise de Tunghai, « cette complexité reflète également l’espoir de l’auteure de voir le discours nationaliste s’ouvrir à d’autres voix ».
Entre réflexion sur l’identité, récit de souvenirs d’enfance et d’adolescence, précis de botanique, flânerie littéraire et plongée quasi cinématographique dans les rues de Taipei, Ancienne Capitale charme par son style élégant et la densité des problématiques abordées. Il faut simplement veiller à ne pas perdre le fil entre les différentes temporalités, les événements historiques volontairement laissés dans le flou ainsi que les jeux littéraires de répétition et d’échos, ce à quoi veille un appareil critique conséquent.
[post_title] => Rancœurs taïwanaises [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => rancoeurs-taiwanaises [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:27:44 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:27:44 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121900 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121904 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:38 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:38 [post_content] =>Connaissez-vous Bahreïn ? Probablement pas, de même qu’Emilio Sánchez Mediavilla n’avait jamais entendu parler de cette petite île du golfe Persique avant de s’y installer en 2014. « Bahreïn, écrit-il, est un endroit qui n’est ni le Qatar, ni Dubaï, ni Abu Dhabi, qui ne fait pas non plus partie des Émirats arabes unis, qui n’est pas davantage l’Arabie saoudite, ni aucun des aéroports du Moyen-Orient où tu as fait escale un jour que tu volais vers la Thaïlande. » Au lecteur qui aspirerait à une définition plus positive, on peut dire que Bahreïn est une île semi-désertique peuplée de 1,7 million d’habitants, reliée par un pont à l’Arabie saoudite. Ajoutons que le pays est à majorité chiite, mais qu’il est gouverné par une monarchie sunnite, et qu’il occupe la 167e place, sur 180, dans le classement mondial de la liberté de la presse.
C’est donc dans cette contrée pas franchement hospitalière que l’éditeur espagnol Emilio Sánchez Mediavilla a vécu deux ans, sa compagne y ayant décroché un poste. Dans Une datcha dans le Golfe, qui lui a valu le prix Nicolas-Bouvier 2022, il fait la chronique des convulsions du pays et de son quotidien d’expatrié. Il décrit ses difficultés à apprendre l’arabe ; le faste ahurissant de la capitale, Manama, avec son centre financier et ses hôtels de luxe ; les curiosités des coutumes locales (« Tout le petit commerce du Golfe fonctionne comme un drive-in : le client se gare en double file, donne deux coups de klaxon et attend que le commis du magasin sorte noter sa commande et la lui serve ensuite […]. Se garer et marcher avec des sacs à la main était une excentricité d’Européen fraîchement débarqué ») ; les contradictions d’une société où les femmes portent l’abaya avec des talons aiguilles, où l’alcool est proscrit sauf lorsqu’il coule à flots lors de fêtes clandestines qui voient se côtoyer richissimes Saoudiens et prostituées philippines.
« Voilà un récit débordant d’intelligence, émaillé de passages hilarants qui rappellent Un anthropologue en déroute, de Nigel Barley », applaudit le portail Todo Literatura. Et le quotidien El Español de surenchérir, saluant « une prose vivante, un humour fin et délicat ». Pourtant, tout n’est pas drôle dans ce livre, car l’auteur ne manque pas de souligner le traitement discriminatoire réservé aux chiites, la situation de quasi-esclavage dans laquelle se trouvent les nombreux travailleurs asiatiques de l’île, la sévère répression qui étouffe toute voix dissidente. « Il montre le côté sombre de la monarchie régnante – injustement qualifiée de “constitutionnelle” », note El País. Cette même monarchie qui a écrasé dans le sang le soulèvement populaire de 2011 et rasé la place de la Perle, où s’étaient rassemblés les manifestants. Celle-là même qui soigne ses relations publiques en organisant chaque année un prestigieux prix de formule 1 et se targue de la modernité de ses services publics. Autant de paradoxes impitoyablement épinglés par l’auteur : « Ce soir-là, des blindés de la police tireraient à la chevrotine sur des enfants de 14 ans et balanceraient des centaines de bombes lacrymogènes de fabrication brésilienne sur les villages chiites. Mais, à Bahreïn, tu peux faire ton passeport sur Internet. »
[post_title] => Chroniques de Bahreïn [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => chroniques-de-bahrein [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:27:41 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:27:41 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121904 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121708 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:25 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:25 [post_content] =>Voici un roman graphique singulier par bien des aspects. Ici, les personnages ont certes un nom et un prénom, mais pas de corps, de tête ni de membres. Ils sont représentés par des ronds de couleur, et les scènes sont toujours « vues du ciel ». Nous sommes quelque part entre une application de géolocalisation, pour les plans larges, et Les Sims, avec son décor en deux dimensions, pour les scènes situées en intérieur.
L’auteur, Martin Panchaud, n’hésite pas à interrompre le récit avec ce que le cinéma qualifierait d’« arrêts sur image ». Ainsi du pistolet à impulsion électrique, plus communément appelé Taser. Lorsqu’un policier dégaine le sien, Panchaud nous gratifie d’une planche d’explications imagées sur le fonctionnement de cet engin.
Au détour d’une page, voilà qu’une baleine bleue et la situation de ce cétacé dans le monde – régions d’habitat, flux migratoires, population globale – font soudainement irruption ; une sorte de coq-à-l’âne visuel, pour rester dans le domaine animal. Il faudra attendre la fin de l’histoire pour comprendre l’intrusion de ce mammifère géant dans le scénario.
Ici, pas de personnages valeureux dotés de pouvoirs magiques, d’un courage exceptionnel ou d’un humour ravageur, mais plutôt des gens ordinaires, que l’auteur ne cherche jamais à rendre sympathiques (il est aidé en cela par le fait qu’ils sont désincarnés).
Mais venons-en au récit : Simon (rond orange cerclé de marron) est un adolescent britannique rondouillard maltraité par ses camarades. Un jour, une voyante (rond mauve cerclé de violet) dont il fait les commissions lui souffle le nom du cheval – un outsider – qui gagnera « la troisième de la Royal Ascot », une course prestigieuse, et, en bonus, lui indique le quinté dans l’ordre. Simon vole 1 000 livres dans les affaires de son père, Dan (rond vert clair cerclé de vert foncé), joue et gagne plus de 16 millions de livres… qu’il ne peut pas toucher, étant mineur. Notre héros part donc en quête d’une signature parentale pour encaisser cette somme mirobolante et permettre à sa famille de vivre dans le luxe.
C’est là que les choses se gâtent. De retour chez lui, il y trouve une ambulance et la police : sa mère, Daisy (rond bleu clair cerclé de bleu foncé), gît dans la cuisine, en sang, après avoir pris une sérieuse dérouillée. Elle est dans le coma, et le père de Simon a disparu. Que faire ?
Simon espère d’abord que sa mère va se réveiller. Jour après jour, il quitte le foyer où on l’a placé et va la voir à l’hôpital, mais son état est stationnaire. Il finit par croiser là-bas un homme, un certain Alan Jones (rond marron cerclé de marron foncé), dont il apprend qu’il vient quotidiennement rendre visite à Daisy. C’est avec cet homme qui le prend sous son aile que l’adolescent se met en quête de son géniteur. D’aventure en aventure, Simon découvrira que son père biologique n’est pas Dan mais Alan, ce qui donne lieu à une scène plutôt comique du point de vue du lecteur, qui voit les ronds des deux personnages côte à côte, l’adulte disant à l’adolescent : « Ton père, c’est moi ! Regarde-moi, tu ne vois pas qu’on se ressemble ? » Les codes couleur employés pour ces deux personnages sont certes dans les mêmes tons, mais, pour nous, la « ressemblance » s’arrête là !
Simon fera nombre de rencontres au fil des pages ; il s’apercevra, par exemple, que l’un des voisins de lit de sa mère, censé être dans le coma, s’est réveillé mais ne veut pas que cela se sache (« Je suis bien mieux ici… Je n’ai de comptes à rendre à personne »).
Un récit d’initiation ? Dans une certaine mesure, oui. Pour grandir, Simon devra « tuer » ses parents. Le règlement de comptes avec Dan se mue en une scène particulièrement explosive qu’on ne peut révéler plus avant sous peine de la divulgâcher. La tonalité générale de l’album reste assez sombre, et le monde des adultes – fait de violence, de lâcheté et de chantage – est dépeint de façon peu reluisante. Pourtant, le nom de famille de Simon, c’est Hope, « espoir ». Voyons-y un message !
— O. C.
[post_title] => Simon, un adolescent vu du ciel [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => simon-un-adolescent-vu-du-ciel [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:27:26 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:27:26 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121708 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121726 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:20 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:20 [post_content] =>D’où viennent les idées ? Comment se forment-elles, dans la tête d’un physicien théorique comme moi ? Quels types de procédés logiques utilisons-nous ? Je ne veux pas parler exclusivement des grandes idées, celles qui changent l’histoire de l’humanité, l’histoire de la pensée ; je veux plutôt évoquer ce qu’on a appelé la « microcréativité », les petites idées quotidiennes qui sont cruciales pour le progrès de la science. Pour moi, une idée est une pensée inattendue, surprenante, tout sauf banale.
Je voudrais partir d’Henri Poincaré et de Jacques Hadamard. Ces deux mathématiciens, qui ont vécu au tournant des XIXe et XXe siècles, ont décrit à plusieurs reprises la manière dont leurs idées mathématiques sont nées, avec un point de vue similaire. Tous deux affirment que l’on peut identifier plusieurs étapes dans la démonstration d’un théorème en mathématiques.
• Une phase initiale de préparation, au cours de laquelle on étudie le problème, on lit la littérature scientifique et on fait les premières tentatives de solution. Après une période qui va d’une semaine à un mois, cette phase se termine car aucun progrès n’a été réalisé.
• Il y a ensuite une période d’incubation au cours de laquelle le problème est abandonné (du moins consciemment).
• L’incubation se termine brusquement par un moment d’illumination, qui se produit souvent dans une situation sans rapport avec le problème que l’on souhaite résoudre, par exemple en parlant avec un ami, même de contenus très éloignés du sujet.
• Enfin, après l’illumination qui indique les lignes générales pour aborder le problème, il s’agit effectivement d’en établir la démonstration. Cette dernière étape est parfois très longue : il faut vérifier si l’illumination était fondée, si la route indiquée est vraiment praticable, franchir tous les passages mathématiques obligés jusqu’à obtenir une démonstration explicite.
Bien sûr, l’illumination se révèle de temps à autre erronée : elle supposait la validité de développements qui ne peuvent être démontrés. Dans ce cas, il faut tout recommencer.
Cette description est fort intéressante et réserve un rôle déterminant à la pensée inconsciente. Même Einstein était d’accord sur ce rôle : il a en effet souligné à plusieurs reprises l’importance du raisonnement inconscient. Il ne fait aucun doute que le processus consistant à mettre de côté un problème difficile, à laisser les idées se sédimenter, pour l’aborder à nouveau avec un esprit neuf et le résoudre, est très courant. Le proverbe « La nuit porte conseil » existe en de nombreuses langues : Consiliis nox apta ; Night is the mother of counsel ; Die Nacht bringt Rat ; La notte porta consiglio ; Antes de hacer nada, consúltalo con la almohada (l’almohada étant l’oreiller) ; La note xe la mare d’i pensieri.
Passant des grands problèmes à des problèmes plus triviaux, je voudrais vous raconter une expérience personnelle. Très souvent, pour mes recherches en physique théorique, je dois écrire des programmes sur ordinateur, une activité que je trouve amusante et relaxante. L’ordinateur est une machine totalement dépourvue de sens commun, qui fait donc exactement ce qu’on lui indique de faire et se tient au sens littéral avec une précision exaspérante. Si vous dites à un humain de prendre une route et d’aller toujours tout droit, il ne sort pas de la route au premier virage, heureusement ; ce comportement serait au contraire naturel pour un ordinateur, à moins que vous ne soyez extrêmement précis en expliquant ce que vous entendez par « aller tout droit ».
Quels que soient vos efforts, la première fois, ce que vous demandez à l’ordinateur de faire est en général légèrement différent de ce que vous voulez vraiment qu’il effectue. Souvent, un nouveau code, écrit dans l’un des nombreux langages de programmation, ne fonctionne pas : lors de tests simples, il donne des résultats complètement différents de ceux attendus (c’est du moins mon expérience : évidemment, plus le programmeur est doué, plus il vise juste).
Je ne compte plus les fois où je me suis battu toute une matinée pour essayer de comprendre quelle était l’erreur que j’avais commise : je relisais attentivement le code, je repassais en revue toutes les instructions les unes après les autres, je me demandais si les virgules étaient à leur place, s’il manquait un point-virgule, s’il y avait un signe égal en trop ou en moins, en vain. Puis, alors que je rentrais chez moi en voiture, la solution m’apparaissait à mi-chemin (« Voilà où se cachait l’erreur ! »), et je m’empressais de la vérifier immédiatement arrivé chez moi.
Ce type d’expérience est très courant. Une seule fois dans ma vie (malheureusement !), j’ai vécu un épisode de même nature, mais plus spectaculaire. J’avais travaillé par le passé avec d’autres collègues sur un problème très difficile ; nous avions essayé de trouver une stratégie pour le résoudre, sans succès. Pendant une longue période (dix à quinze ans), plusieurs approximations ont été proposées ; j’avais quant à moi abandonné la question – trop difficile. Et puis, durant une conférence, à l’heure du déjeuner, l’un de mes amis m’a dit au détour de la conversation : « Tu sais, le problème sur lequel tu avais travaillé est très intéressant, car sa solution aurait une série d’applications qui vont au-delà de celles qui avaient été envisagées. » Je lui ai alors répondu : « Dans ce cas, il faut faire un effort pour le résoudre. Peut-être que tu pourrais essayer de... », et je lui ai exposé pas à pas la stratégie pour parvenir à la solution, stratégie qui s’est avérée être la bonne.
Pensées et paroles
Il est facile de reconnaître dans ces épisodes des exemples du processus d’incubation. Je suis convaincu que chacun d’entre nous pourrait raconter des anecdotes similaires. Si l’incubation, qu’il s’agisse de petites ou de grandes choses, est un processus non conscient, nous pouvons toutefois nous demander à quel type de logique elle obéit et dans quelles circonstances elle advient. Très souvent, on considère que la pensée est verbale et que le raisonnement inconscient n’est pas une pensée proprement dite. Einstein n’aurait pas été d’accord, lui qui soutenait que le fait d’être pleinement conscient est un cas limite, qui ne se produit jamais : il y a toujours une part d’inconscient dans la pensée.
Bien que je ne sois pas un expert en la matière, permettez-moi de vous exposer quelques-unes de mes réflexions sur la pensée consciente et inconsciente. Nous avons l’impression de penser en mobilisant des mots, en formulant des phrases. Cela est vrai non seulement lorsque nous parlons à d’autres personnes, mais aussi lorsque nous réfléchissons en silence. Si quelqu’un nous demandait de creuser un problème sans utiliser de mots, nous nous trouverions complètement démunis : nous sommes incapables de le résoudre dans notre tête sans formaliser le raisonnement par le biais du langage ; ce peut être des mots de n’importe quelle langue, mais ce doit être des mots.
La forme verbale n’épuise cependant pas la façon dont nous pensons ; lorsque nous commençons à réfléchir ou à prononcer une phrase, en réalité, nous savons déjà où nous allons. Il existe des règles de grammaire que nous devons suivre. Par exemple, nous ne commençons pas une phrase par le mot « ne » pour nous arrêter immédiatement après sans savoir que dire, car dès que le mot « ne » nous vient à l’esprit, nous savons déjà quel est le verbe qui va suivre, et probablement le reste de la phrase. S’il en va effectivement ainsi, la phrase entière doit être présente dans notre esprit sous forme non verbale avant d’être exprimée en mots.
Formaliser ses pensées à travers le langage est extrêmement important ; les mots sont puissants, ils s’enchaînent les uns aux autres et s’attirent entre eux. Ils ont au fond la même fonction que l’algorithme en mathématiques. De même que l’algorithme incarne presque à lui seul le raisonnement mathématique, les mots ont une vie propre, ils évoquent d’autres mots, nous servent à formuler des abstractions, des déductions, à déployer la logique formelle. La formulation consciente de la pensée en mots est sans doute également utile pour mémoriser ce que nous avons conçu : faute de mots, se souvenir du fruit de nos pensées semble plus délicat. Quoi qu’il en soit, la pensée verbale doit être précédée d’une pensée non verbale. Cette affirmation n’est pas si étrange quand on considère que la pensée est historiquement beaucoup plus ancienne que le langage : si celui-ci est probablement apparu il y a quelques dizaines de milliers d’années, il est difficile de croire que les humains, avant cette étape, ne pensaient pas (et aussi que les animaux ou les enfants qui ne parlent pas encore ne disposent d’aucune forme de pensée).
Malheureusement, il est très difficile de comprendre quel type de logique suit la pensée non verbale, notamment parce que la logique se réfère au langage et qu’il est presque impossible d’étudier la pensée non verbale à l’aide des mêmes outils du langage. Et pourtant, la pensée inconsciente est cruciale pour la formulation de nouvelles idées : elle est non seulement à l’œuvre pendant la longue période d’incubation mentionnée par Poincaré et Hadamard, mais elle est également à la base du phénomène plus général de l’intuition mathématique à première vue, qui présente des caractéristiques surprenantes.
Normalement, la démonstration d’un théorème se déroule en plusieurs étapes, qui s’enchaînent et finissent par conduire à la solution, déduction après déduction. Toutefois, à de très rares exceptions près, ce n’est pas ainsi que le théorème est démontré la première fois. En général, l’énoncé est formulé en premier ; puis, lorsqu’on sait d’où l’on part et où on doit arriver, les passages intermédiaires sont identifiés et reliés entre eux par les démonstrations nécessaires, jusqu’à aboutir à la démonstration complète. C’est un peu comme la construction d’un pont : vous décidez d’abord quels sont les points que vous voulez relier, puis vous creusez les fondations des piles intermédiaires et vous posez en dernier le tablier. Vous ne construisez pas un pont en réalisant entièrement la première travée, pour concevoir ensuite le reste. Vous risqueriez fort de découvrir que vous ne pouvez pas poser les fondations de la pile suivante.
D’une certaine façon, de même qu’une phrase doit être présente dans son intégralité avant d’être formalisée en mots, une démonstration doit être présente dans l’esprit du mathématicien, au moins dans ses grandes lignes, avant de passer à la phase déductive.
Cette façon de procéder explique pourquoi il y a tant de théorèmes valides dont la première démonstration présentée était fausse. Souvent, le mathématicien, après avoir formulé correctement le théorème et identifié une voie possible, commet une erreur dans la démonstration d’une étape. Si l’intuition était à peu près juste, il y a alors deux possibilités : soit il existe une autre manière correcte de démontrer le passage difficile, soit il existe une autre façon, plus ou moins différente, d’arriver au même résultat. Les mathématiciens parlent souvent du « sens » d’un théorème, un sens qui est énoncé dans un langage informel, le plus souvent fondé sur des analogies, des similitudes, des métaphores ou des intuitions. Mais il n’y a généralement plus aucune trace de ce sens dans les textes mathématiques qui utilisent un autre langage : le sens justifie en quelque sorte l’intuition originale, mais, comme il ne peut pas être formalisé, il est ressenti comme quelque chose d’imprécis, susceptible d’être discuté entre amis mais certainement pas d’être inclus dans un texte rigoureux.
[…]
Connaître la conclusion
Je voudrais maintenant présenter un dernier argument qui suggère que notre mode de raisonnement est plus complexe que nous le pensons. J’ai toujours été frappé par la difficulté de parvenir à démontrer la véracité ou l’inexactitude d’une affirmation lorsque nous n’avons aucune idée du résultat final. S’il existe de solides arguments heuristiques impliquant qu’une affirmation est vraie (ou fausse), il est souvent – mais pas toujours – beaucoup plus facilede trouver la démonstration. Dans le cas contraire, celui où nous n’avons pas d’indices sur le résultat, on pourrait penser qu’il suffit d’employer deux fois plus de temps pour arriver au même résultat : vous commencez par raisonner comme si vous saviez que le résultat était vrai, puis comme si vous saviez qu’il était faux. Or c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire : dans la pratique, la personne essaye de trouver des arguments pour prouver la véracité de l’affirmation ; si elle n’y arrive pas, elle tente alors de prouver qu’elle est fausse et oscille entre les deux positions sans avancer dans son raisonnement. Nous avons beau tenter de passer consciemment d’une hypothèse à l’autre, notre inconscient reste indécis.
Le rôle déterminant d’une petite information supplémentaire s’incarne dans un épisode dont j’ai été témoin et qui m’a laissé sans voix. Une propriété très intéressante (je l’appellerai X par commodité) avait été vérifiée dans le contexte de modèles extrêmement simplifiés, et il était crucial pour le développement de la théorie de savoir si elle pouvait être démontrée pour des systèmes réalistes. Mes amis et moi en parlions depuis des années : personne n’avait la moindre idée de la manière d’aborder cette démonstration, et nous nous demandions même si la propriété était effectivement démontrable, en admettant qu’elle fût vraie.
Un jour, mon ami Silvio Franz me raconta qu’avec Luca Peliti, il avait démontré la propriété X grâce à une idée élémentaire quoiqu’extrêmement astucieuse. J’étais ravi ; je me rendais à Paris et, au cours d’une conférence, j’ai déclaré que j’étais très confiant quant à la possibilité de démontrer la propriété X. Je n’ai toutefois pas annoncé le résultat, car je voulais attendre que Silvio et Luca aient écrit la démonstration. Après mon intervention, un autre ami, Marc Mézard, m’a abordé sur les marches de l’École normale supérieure : « Excuse-moi, Giorgio, mais pourquoi as-tu dit que tu étais sûr que la propriété X était démontrable ? Tu sais très bien que nous n’avons aucun moyen de la démontrer. » Je lui ai répondu : « Marc, la propriété X vient d’être démontrée par Silvio Franz et Luca Peliti : ils m’ont décrit la démonstration et elle est correcte. » À ma grande surprise, Mézard a instantanément réagi : « Ah ! oui, je vois comment ils ont fait », et sans attendre, sur le perron, il m’a exposé dans ses grandes lignes la bonne démonstration. La simple information que la propriété X pouvait être démontrée à partir de connaissances communes lui avait suffi pour parvenir à la démonstration tant recherchée en moins de dix secondes.
Il est stupéfiant de constater que parfois, un infime élément d’information suffit pour réaliser des progrès substantiels dans un domaine qui a fait l’objet d’une réflexion approfondie. Einstein raconte ainsi qu’en 1907, plongé dans d’intenses réflexions sur la gravité, il a eu un jour « l’intuition la plus heureuse de sa vie » : lorsque nous tombons en chute libre, nous ne ressentons plus la force de gravité, la gravité s’annule autour de nous ; elle dépend donc du référentiel, si bien qu’en choisissant un référentiel approprié, il est possible de l’annuler, au moins localement. En partant de cette observation, il construisit la théorie de la relativité générale, qui est sans doute sa contribution la plus profonde et la plus en avance sur son temps.
On dit qu’Einstein a eu cette intuition après un incident curieux (je ne suis pas sûr que l’histoire soit vraie, mais si elle ne l’est pas, elle est bien trouvée). Au troisième étage de l’immeuble du savant, un peintre en bâtiment travaillait sur un échafaudage, assis sur une chaise. Un jour, le voilà qui se penche trop, perd l’équilibre et bascule dans le vide non sans rester assis sur la chaise, ne se cassant heureusement que quelques os. Quelques jours plus tard, en discutant avec un voisin, Einstein se demande à quoi pouvait bien penser ce pauvre peintre durant sa chute. Le voisin lui répond : « Je lui ai parlé et il m’a dit qu’alors qu’il tombait, il n’avait plus l’impression d’être assis sur sa chaise, comme si la gravité n’existait plus. » Einstein se saisit de l’observation du peintre et part de là pour formuler la théorie de la relativité générale. Et il est remarquable de constater que l’origine des théories de la gravitation est toujours liée à la chute de quelque chose, pour Newton une pomme, pour Einstein... un peintre.
— Giorgio Parisi @Flammarion 2022
[post_title] => Comment naissent les idées [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => comment-naissent-les-idees [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:27:21 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:27:21 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121726 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 121730 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-09-01 06:27:16 [post_date_gmt] => 2022-09-01 06:27:16 [post_content] =>Le multimilliardaire Andrew Carnegie n’était pas vraiment un tendre, mais la vie, dans sa jeunesse du moins, n’avait pas été tendre avec lui. Petit Écossais dont la famille avait émigré en Amérique en 1848 pour fuir la famine, il s’était formé et instruit comme il avait pu, devenant ouvrier dans une filature, puis télégraphiste dans une compagnie de chemin de fer dont il avait rapidement gravi les échelons. Il avait alors investi ses émoluments croissants dans le secteur ferroviaire en pleine expansion, dont il connaissait tous les secrets. Délits d’initié, corruption, pots-de-vin judicieusement distribués, innovations géniales et coups tordus : sa fortune s’était vite arrondie. Après la guerre de Sécession, il s’était tourné vers la production de rails, puis d’acier, dont la demande explosait. Il produisait des poutrelles pour les derricks et les gratte-ciel, des blindages pour les cuirassés, des canons, des obus – et cela en portant une attention toute spéciale à la maîtrise des coûts (notamment salariaux), à l’intégration verticale, aux innovations et aux ententes entre producteurs (il misait à fond sur la synergie acier/chemin de fer, fournissant des rails livrés grâce au train). Carnegie n’était pas très porté sur le dialogue social, et son refus d’autoriser un syndicat dans l’une de ses usines à Homestead (Floride), en 1892, avait déclenché une longue grève matée dans le sang. Mais il deviendrait peu à peu le roi de l’acier américain, l’homme le plus riche du pays et peut-être du monde. Voilà pour le versant ascensionnel et plutôt sombre de sa vie.
Heureusement, il y en a un autre, radicalement différent. Au fil des ans, le capitaliste implacable que la guerre avait considérablement enrichi s’était mué en philanthrope hypergénéreux qui, avant sa mort, en 1919, se serait défait de 90 % de son immense fortune, estimée à plus de 6 milliards de dollars actuels. Les traductions concrètes de ses dons constellent encore les États-Unis et son Écosse natale : bibliothèques, écoles, salles de concert (le Carnegie Hall, à New York), musées (les quatre Carnegie Museums de Pittsburgh), universités (dont la Carnegie-Mellon, à Pittsburgh)… Il finançait également la recherche scientifique (via la Carnegie Institution), des laboratoires, des télescopes et même l’achat d’un squelette de dinosaure. Si bien que l’image qui nous reste de lui n’est pas tant celle d’un « baron voleur » sans scrupules que celle du fondateur de la philanthropie moderne.
Pourtant, Carnegie était tout sauf un béni-oui-oui, et sa générosité ne reposait pas sur des bons sentiments, encore moins sur des convictions religieuses. C’était un positiviste darwinien pur et dur, qui ne finançait les écoles qu’à la condition qu’elles soient dégagées de toute affiliation confessionnelle. C’était même un « darwinien social », comme son ami Herbert Spencer, pour qui les lois de l’évolution s’appliquent dans la société comme dans la jungle pour encourager les plus aptes à réussir. Carnegie pensait en effet que la société dépendait pour sa prospérité du talent de quelques êtres supérieurs capables de catalyser les potentialités économiques de l’époque. Certes, ces êtres-là vivraient dans le luxe et les palais. Mais ce n’était pas – ou ne devait pas être – leur objectif premier (« Quelle idole plus abjecte que l’argent ? »). Les heureux favorisés par la sélection « naturelle » devaient reconnaître « qu’ils n’étaient que les gérants de la fortune due aux pauvres » et ne se contenter pour eux-mêmes que d’un revenu plafonné – 50 000 dollars de l’époque par an dans son propre cas, une somme tout de même plus que rondelette. Quant aux moyens de faire fortune, tout était bon sauf une chose : la spéculation, qui était l’antithèse du business (« impossible d’être à la fois un honnête businessman et un spéculateur »). Il fallait qu’il y ait création de valeur industrielle, de quelque chose dont tous puissent bénéficier : « Le capital et le travail étant des alliés, et non des forces antagonistes, l’un ne peut pas prospérer sans l’autre. » La preuve : « Les profits des milliardaires augmentent quand les salaires sont élevés ; plus ils sont hauts, plus les profits des employeurs sont importants. » En théorie, du moins. En pratique, le traitement que Carnegie infligeait à ses ouvriers indignait Herbert Spencer.
Oui, mais voilà : plus les gens sont pauvres, plus ils sont incités à tout faire pour s’extraire de la pauvreté. C’est la sélection darwinienne poussée au paroxysme de son expression sociale, avec tout de même un correctif : pour encourager l’émergence de futurs milliardaires, il faut améliorer les conditions d’hygiène et de santé, et surtout faciliter l’accès de tous à l’instruction. Les chanceux ayant réussi dans les affaires ont le devoir de promouvoir ces objectifs par leurs actions philanthropiques, car leur succès procède moins de leurs talents que des opportunités que la société leur a offertes. Il convient donc de restituer à celle-ci l’essentiel des richesses accumulées grâce à elle. Évidemment, c’est en partie à cela que sert l’impôt, et d’ailleurs Carnegie défendait l’idée d’une taxe sur les successions voisine de 100 %. Mais l’impôt a un gros défaut : l’État qui collecte l’argent a aussi la charge de le dépenser, et Carnegie ne se fiait guère à l’État, dont il ne connaissait que trop les faiblesses morales ou techniques. « Sur 1 000 dollars dépensés pour le bien public, soutenait-il, probablement 950 sont gaspillés et contribuent à encourager les maux qu’ils entendent soulager ou minimiser. » Mieux valait faire confiance aux compétences des riches : s’ils avaient été assez malins pour amasser une fortune, ils étaient sans doute les mieux placés pour la dépenser intelligemment et efficacement, c’est-à-dire en aidant les gens à s’aider eux-mêmes, pas en encourageant leur indolence.
En incitant les milliardaires à distribuer leur argent de leur vivant, Carnegie sait qu’il prive leurs rejetons des héritages escomptés. Mais il s’en justifie en expliquant que les fortunes transmises et non acquises sont toxiques : elles créent des générations d’héritiers dépourvus d’énergie, incapables de prolonger le succès originel, et même de dépenser convenablement le pactole reçu. Les récipiendaires tendent à gaspiller leur legs, soit pour eux-mêmes, soit en se laissant aller à la facilité de la charité mal ciblée et partant contre-productive, car « seul l’homme sage sait dépenser sagement ». S’adressant aux étudiants de ses universités, Carnegie avait coutume de célébrer « ceux qui avaient la bonne fortune d’être nés dans la pauvreté », sans le handicap « d’un riche père ou, pire encore, d’une riche mère, susceptible si nécessaire de les entretenir dans leur oisiveté. Tandis que, quand on n’a pas de gilet de sauvetage, on nage ou on coule ».
Fort bien, mais reste tout de même un problème : pour légitime qu’elle soit, cette redistribution privée est entièrement soumise à l’arbitraire du redistributeur et à ses lubies. Dans le cas de Carnegie, celles-ci étaient plutôt innocentes, voire estimables. Il aimait la musique, donc il avait couvert les États-Unis de salles de concert et offert plus de 700 orgues. Il devait son ascension de self-made-man à la bibliothèque d’un généreux érudit, d’où pléthore de bibliothèques Carnegie. Il aimait le grand air et la nature, et avait en conséquence parsemé les villes de parcs et de jardins publics. Bien que fabricant de canons, il était pacifiste et avait financé la construction du palais de la Paix à La Haye, qui abrite aujourd’hui la Cour internationale de justice. (Il était aussi anti-impérialiste et avait proposé en vain de l’argent aux Philippines pour que le pays puisse se dégager de la mainmise américaine.) Et, oui, il avait également institué un fonds de pension pour ses ouvriers. L’évangile que prêche Carnegie est d’abord, écrit John Steele Gordon dans The New York Times, « un manuel pratique à destination des millionnaires », plein de judicieux conseils philanthropiques. Mais, comme tous les évangiles, celui-ci peut in fine se réduire à un grand précepte moral – en l’occurrence, celui-ci : « Quiconque trépassera en laissant derrière soi des millions de dollars de richesse disponible mourra dans l’indifférence, le dédain, le déshonneur. » Peut-être même le milliardaire inconséquent finira-t-il en enfer, lequel ne devrait pas être trop différent d’une aciérie Carnegie au XIXe siècle.
— J.-L. M.
Extrait :
« Pourquoi donc faudrait-il léguer de grandes fortunes à ses enfants ? Si on le fait par affection, n’est-ce pas une affection mal avisée ? L’observation nous apprend que, d’une façon générale, il n’est pas bon d’infliger à ses enfants un tel fardeau. À l’État non plus. Il faut juste assurer à l’épouse et aux filles un revenu modéré, et aux fils une allocation très modique voire nulle. Au-delà, on provoque des dommages. Car il ne fait désormais plus aucun doute que les legs importants sont plus nocifs que bénéfiques pour les récipiendaires. Les sages ont rapidement réalisé qu’abandonner de tels héritages entre les mains des membres de sa famille ou de l’État constitue un mauvais emploi de leur fortune […]. On trouve certes des exemples de fils de millionnaires que la richesse n’a pas corrompus et qui, bien que riches, continuent à rendre de grands services à la communauté. Ceux-là sont le sel de la terre – mais hélas, comme lui, aussi précieux que rares. L’homme plein de sagesse doit s’en tenir à dire : “Je préférerais léguer à mon fils une malédiction plutôt que des dollars...”, tout en reconnaissant que ces legs énormes ne sont pas inspirés par le souci du bien des enfants mais par l’orgueil familial. »
[post_title] => L’Évangile selon le pape de l’acier [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => levangile-selon-le-pape-de-lacier [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-09-01 06:27:16 [post_modified_gmt] => 2022-09-01 06:27:16 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=121730 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )