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On a beaucoup annoncé la « sixième extinction » des espèces animales, due à l’homme. Paul R. Ehrlich, qui avait naguère annoncé à tort, dans sa Bombe P, une famine mondiale pour la décennie 1970, est resté un catastrophiste convaincu. À 92 ans, il signe avec d’autres auteurs un livre confirmant la venue de cette sixième extinction. Ils décrivent une « mutilation de l’arbre de la vie ». Non sans de bonnes raisons, écrit dans le journal scientifique Nature Julia P. G. Jones, professeure de sciences de la conservation à l’Université de Bangor au Pays de Galles. La pression exercée par les activités humaines sur les animaux sauvages est considérable. « Le lecteur qui n’est pas familier de la science de l’extinction apprendra beaucoup de ce livre, écrit-elle. Nombre de concepts de la biologie de la conservation sont explorés avec compétence et les auteurs prennent un nouvel angle en soulignant le rôle de l’extinction de populations, étape vers l’extinction d’une espèce. »

Julia Jones exprime cependant de fortes réserves. Les auteurs passent sous silence ce qu’elle appelle le « paradoxe environnemental » : que le bien-être des hommes a augmenté « à mesure de notre destruction d’écosystèmes naturels ». Ils invoquent une « menace existentielle » pour notre espèce, où est la menace si les espèces menacées sont du genre de Melomys rubicola, un rongeur d’une île inhabitée au large de l’Australie ? « Avons-nous vraiment besoin de dire que des extinctions de populations animales menacent l’existence de l’humanité pour soutenir qu’il faut s’en préoccuper ? », écrit-elle. Les auteurs critiquent le programme d’infrastructures de la « nouvelle route de la soie » engagée par la Chine, mais « ne se demandent pas pourquoi cette initiative est approuvée par nombre de responsables de pays à faible revenu, qui recherchent désespérément de nouveaux moyens de transport et la sécurité énergétique ». Enfin les auteurs, selon elle, évacuent la question de l’évaluation des politiques de conservation menées depuis des décennies. Or elles ont enregistré de francs succès, parfois spectaculaires, comme la renaissance de l’antilope saïga et du faucon de l’île Maurice. Julia Jones regrette la tonalité de « misanthropie environnementale » qui selon elle imprègne cet ouvrage. Elle considère qu’un pessimisme systématique dessert les efforts des conservationnistes et défend l’efficacité d’une attitude optimiste.  

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« Si vous n’aviez qu’un seul livre à lire sur l’économie, prenez celui d’Andrew Leigh, clair, pénétrant, remarquable (et court). » Le jugement émane de Claudia Goldin, prix Nobel d’économie 2023. Il figure en bonne place sur la couverture du dernier ouvrage de l’Australien Andrew Leigh. Lequel n’est pourtant pas un économiste. Il a certes fait de brillantes études à Harvard, mais son domaine est le droit – et la politique, dont il est un acteur dans son pays.

Pour donner une idée de ce qu’il écrit, on peut d’abord se référer à son livre précédent, « L’Économie d’à peu près tout », dans lequel il avançait, entre autres trouvailles, que le fait d’acheter un anneau de valeur à sa promise est une forme de dépôt de garantie devant servir de compensation à la future épouse en cas d’annulation de l’engagement. Et que la facilitation de l’avortement à la suite de l’arrêt Roe v. Wade de la Cour suprême a entraîné dans les années 1990 une surprenante baisse du taux de délinquance, parce qu’il y avait moins d’enfants exposés au type de désavantage social susceptible de les entraîner sur cette voie.  

Son nouvel ouvrage, censé proposer une « courte histoire de l’humanité » à la lumière de l’économie, est particulièrement bref (moins de 200 pages). L’objectif est triple, nous dit l’auteur : « raconter l’histoire du capitalisme et l’émergence du système de marché ; discuter les idées-forces des personnalités qui ont fondé la science économique ; montrer comment les forces économiques ont influencé l’histoire du monde ». Mais en fait, c’est surtout « une histoire de la vie économique, depuis les temps paléolithiques jusqu’à la pandémie de Covid-19 », écrit l’économiste australien John Quiggin sur le site The Conversation. C’est clairement une réussite, au point que l’hebdomadaire The Economist l’a inscrit sur sa liste des meilleurs livres 2024. 

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Chez les linguistes, la vie universitaire n’est pas un long fleuve tranquille. Cela fait des décennies qu’à propos de l’origine du langage humain on s’écharpe avec violence (verbale) entre tenants de l’hypothèse « gradualiste » – le langage est une forme de communication qui s’est lentement affinée au fil de l’évolution – et Noam Chomsky et al. pour qui l’apparition du langage constitue un saut qualitatif qui s’explique par l’existence chez les humains d’une aptitude innée. Eux – et eux seuls dans le règne animal – auraient instantanément et sans doute récemment pu, en maîtrisant l’utilisation de symboles, « organiser leur pensée intérieure » et faire du langage bien plus qu’un moyen de communiquer des informations sur l’environnement mais un instrument pour le transformer. Ce débat est d’autant plus loin d’être tranché qu’aucune preuve matérielle de l’apparition du langage ne peut être produite, sauf l’arrivée de l’écriture il y a 5 000 ans. Pire, il se complexifie à mesure que l’on appréhende mieux les formes de communication animale, chants des oiseaux ou des baleines ou « mots » que modulent chimpanzés ou babouins.

Mais pas de quoi décourager le paléoanthropologue Steven Mithen qui, pour y voir plus clair, présente avec un maximum d’ordre et de précision les différents éléments du « puzzle » évoqué dans son titre. Il se fonde sur les dernières découvertes « de la linguistique, des neurosciences, de l’anthropologie, de l’archéologie, de l’éthologie des primates, etc. », résume Ian Tattersall, autre paléoanthropologue, dans The New York Review of Books. Parmi « ces pièces de puzzle mises sur la table », citons chronologiquement ces avancées chez les hominidés bipèdes apparus il y a 7 millions d’années : utilisation d’outils pour découper la viande et apport consécutif d’un surcroît de protéines et développement du cerveau (- 2 millions d’années) ; évolution d’un équipement auditif et vocal adapté au langage (- 500 000 ans ?) ; maîtrise du feu et généralisation des réunions autour de feux de camp (- 400 000 ans) ; enfin, à partir de -100 000 ans, premières manifestations matérielles chez Homo sapiens d’une pensée symbolique compatible avec le langage (gravures abstraites, ornements corporels…). Le problème, avertit cependant Ian Tattersall, c’est que l’auteur se réduit à identifier et empiler sur la table les pièces de puzzle sans pouvoir les agencer entre elles. Malgré son bel effort, on ne peut donc toujours pas, faute de preuves imparables, déterminer quand et surtout comment et pourquoi Homo sapiens a, quoiqu’issu d’une « lignée d’ancêtres non linguistiques », basculé un beau jour dans le langage. Les spécialistes vont donc continuer à s’écharper, mais ils en ont l’habitude : en 1866, la nouvellement créée Société de Linguistique de Paris n’avait-elle pas interdit, pour garantir la tranquillité de ses débats, la moindre discussion sur la question de l’origine du langage ?

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Qui a entendu parler des « Allemands africains » ? Loin d’être une plaisanterie de l’Histoire, le roman de l’écrivain espagnol Sergio del Molino est basé sur un fait réel : en 1916, deux bateaux à vapeur arrivent à Cadix, transportant 627 Allemands de la colonie du Cameroun, conquise par les Alliés. Au lieu de se rendre à leurs ennemis, les Allemands se sont livrés aux autorités espagnoles en Guinée équatoriale. L’Espagne, en tant que puissance neutre, les accueille. Ils s’installent notamment à Saragosse. Ils ne quitteront plus le pays. Rapidement, ces « Allemands du Cameroun » deviennent célèbres dans la région.

Los alemanes commence au cimetière de Saragosse à l’occasion de la mort de Gabi, le fils aîné de la famille Schuster. C’est un musicien underground, populaire, homosexuel et controversé. Les obsèques se déroulent en présence de son frère Fede, de sa sœur Eva et de Juan Schuster, un père tyrannique, héritier d’une industrie de la charcuterie construite dans la capitale aragonaise par leur ancêtre Hans, « maître boucher du Reich », et connu pour sa populaire saucisse Schuster, « 100 % allemande ».

Vont alors remonter à la surface les tensions accumulées tout au long de leur vie, en particulier le chantage exercé par un homme d’affaires israélien, Ziv, sur Eva, en raison du sombre passé de sa famille, liée au nazisme. Eva est le bras droit du maire de Saragosse. Lié à l’argent sale, Ziv est impliqué dans une affaire immobilière louche. Mais par ailleurs, il s’est consacré à la chasse aux nazis après la guerre. Il a tenté de mettre la main sur plusieurs réfugiés bruns dans l’Espagne franquiste.

C’est un roman choral, animé par toute une galerie de personnages secondaires. « Chacun raconte l’histoire de son point de vue et c’est le lecteur qui détient la clé de l’ensemble », déclare l’auteur au quotidien El País. Et si le roman est bien une fiction, il rejoint le réel : Saragosse était un refuge pour les nazis et faisait partie de la « rat line », le réseau d’évasion criminelle après la défaite d’Hitler, explique le journaliste Jacinto Antón. 

Los alemanes a valu à Sergio del Molino le prix Alfaguara 2024 du meilleur romanUn précédent, Histoire de ma peau, a été publié en France en 2023 (Éditions du sous-sol). 

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Oliver Sacks vivait la plume à la main. Le célèbre neurologue et auteur d’histoires médicales, un genre qu’il a largement contribué à faire connaître et populariser, est décédé en 2015 à l’âge de 82 ans. À côté de textes inédits dont certains furent repris dans deux recueils posthumes, il laissait dans ses archives 70 boîtes de correspondance contenant quelque 200 000 pages : il gardait copie de la plupart des lettres qu’il envoyait. De cette masse, Kate Edgar, qui fut sa secrétaire, son assistante et sa collaboratrice pour la fabrication de tous ses livres à partir du quatrième (L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau), a extrait quelques centaines de lettres. Représentant une petite fraction du total, elles composent malgré tout un volume de 700 pages : épistolier compulsif, Sacks était également souvent prolixe et beaucoup parmi les lettres sélectionnées sont très longues. Les premières datent de 1960, peu après son arrivée aux États-Unis à l’âge de 27 ans, les dernières de quelques jours avant sa mort. 

Loin de faire double emploi avec ses deux livres d’autobiographie Oncle Tungstène et En mouvement, ce volume de correspondance les complète heureusement : parce qu’il s’y livre au jour le jour dans toutes ses contradictions et ses humeurs changeantes, torturé mais plein d’excitation et d’enthousiasme, absorbé par lui-même mais généreux, on y approche au plus près sa personnalité et sa vitalité hors du commun. La variété de ses intérêts, la vivacité de sa curiosité, la finesse psychologique de ses observations, l’étendue de ses connaissances en médecine, biologie et psychologie, mais aussi en histoire des sciences, philosophie et littérature, donnent à cette correspondance une richesse exceptionnelle.    

Si Oliver Sacks, né à Londres dans une famille de médecins juifs, est parti aux États-Unis, c’était pour fuir l’environnement dans lequel il avait grandi et l’avenir dont ses parents rêvaient pour lui : épouser une jeune fille juive et reprendre le cabinet médical de son père. Traumatisé par son séjour, au moment du Blitz, dans un internat dur et sinistre où il avait été envoyé en conformité avec les consignes du gouvernement, il l’était tout autant par la présence à ses côtés d’un frère schizophrène et par la réaction violente de sa mère lorsqu’elle découvrit son homosexualité. Ce qui l’avait sauvé était sa passion dévorante pour les sciences naturelles et la chimie, qui suscitait chez lui des sentiments violemment affectifs. Mais il ne songeait qu’à s’éloigner le plus possible de l’Angleterre. Une fois son diplôme de médecine obtenu à Oxford, après un crochet par le Canada, il s’installa aux États-Unis. Le pays l’attirait par « sa splendeur géographique, son énergie […], son excitante nouveauté ». Il rêvait plus particulièrement de la Californie, où vivait le poète Thom Gunn, qu’il admirait : il l’y rencontra, ils devinrent amis (mais pas amants) et il resta un de ses correspondants réguliers. 

Tout en travaillant dans un hôpital de San Francisco et poursuivant une formation en neuropathologie à l’Université de Californie à Los Angeles, il se livra durant plusieurs années à ce qui allait constituer ses grandes passions de jeunesse, poursuivies avec excès comme tout ce qu’il entreprenait : la moto, la musculation et l’haltérophilie, ainsi que la consommation de drogues excitantes ou hallucinogènes et de psychotropes (hashish, mescaline, morphine, cocaïne, amphétamines, LSD). Ce furent également des années d’aventures sentimentales. En 1965, à l’occasion d’un voyage en Europe, il fit la connaissance d’un jeune et très beau directeur de théâtre hongrois nommé Jenö Vincze. Durant quelques mois, ils vécurent une liaison fiévreuse d’une intensité dont témoignent plusieurs lettres de Sacks, brûlantes de passion. Lorsqu’elle prit fin à sa propre initiative – il était apparemment terrifié à l’idée d’une vie commune –, Sacks vécut strictement solitaire sur le plan amoureux pendant 43 ans. À l’âge de 75 ans, il rencontrera l’écrivain Bill Hayes qui fut son compagnon durant ses dernières années. 

Les principaux destinataires des lettres des premières années sont ses parents, ses frères et l’auteur et directeur de théâtre et d’opéra Jonathan Miller, qui était un ami d’école. Leur contenu est surtout personnel. Il y raconte sa vie et y fait fréquemment part de ses interrogations sur son identité et de ses doutes, y compris au sujet de sa vocation médicale. En 1961, il avouait ainsi à ses parents éprouver « une extrême aversion pour les patients, la maladie, les hôpitaux et tout particulièrement les médecins ». Neuf ans plus tard, il leur écrivait toutefois : « Je pense que je suis un bon (et, très rarement, à des moments magiques), un grand professeur : non parce que je communique des faits, mais parce que d’une manière ou d’une autre je transmets une sorte de passion pour le patient […], une sensation de la texture des patients, de la manière dont leurs symptômes se raccordent à leur personnalité et [...] à leur environnement. »

À ce moment-là, il avait jugulé ses pulsions autodestructrices et commencé à trouver une sorte d’équilibre qu’il allait bientôt consolider en voyant une fois par semaine un même psychanalyste durant 49 ans. Et il s’était établi à New York, où il travailla dans plusieurs hôpitaux et institutions hospitalières. Il s’y occupa tout d’abord de malades atteints d’encéphalite léthargique (c’est l’histoire racontée dans son livre L’Éveil et le film qui en a été tiré), puis de patients souffrant d’une grande variété de troubles neurologiques ou des sens. Ainsi que le montrent plusieurs lettres, il s’y trouva souvent en butte à l’hostilité du corps professoral et médical, qui n’appréciait ni ses méthodes, ni sa personnalité excentrique, ni son comportement peu discipliné. C’est de ce travail que sont tirées les études de cas rassemblées dans ses livres ultérieurs. Il y décrit les symptômes que présentent les malades, mais aussi les stratégies qu’ils emploient pour compenser les carences dont ils souffrent, éléments de la clinique qui lui semblent autant nécessaires à la compréhension de la maladie que les données physiologiques. 

Sacks souffrait lui-même de certains troubles, par exemple une grande difficulté à reconnaître les lieux et les visages, et pensait présenter certains traits d’autres maladies. Dans son effort pour comprendre le monde dans lequel vivaient ses patients, il faisait appel à l’introspection. Il l’explique dans une lettre au neurologue russe Alexandre Luria, pionnier de la formule du récit clinique, qu’il s’est employé à appliquer : « Lorsque j’avais 10 ans, j’ai développé une passion absolue pour l’astronomie, et c’est cette sorte de passion, je pense, qui me domine aujourd’hui encore […], mais il y a eu un changement de direction […]. Avec les années, et presque contre ma volonté, je suis devenu une sorte d’astronome de l’intime, concentré […] sur mes propres états mentaux, mais faisant cela (j’aime à le penser) pour apprendre quelque chose au sujet d’autres esprits que le mien […], parce que si je suis unique – comme tout le monde est unique – je suis aussi semblable à n’importe qui d’autre, ce que j’observe en moi-même se produit certainement chez les autres également. » 

Luria n’est qu’une des personnalités connues qui apparaissent dans ce recueil de lettres. À partir d’un certain moment, la notoriété venant avec le succès de ses livres, le nombre de ses correspondants s’est fortement accru. Durant la dernière partie de sa vie, plusieurs milliers de lettres lui étaient adressées par an, auxquelles il se faisait un devoir de répondre. Lui-même, mû par son insatiable curiosité et son goût pour les gens, n’hésitait pas à prendre contact avec des savants ou des écrivains dont les livres lui avaient plu ou dont il aurait aimé avoir l’avis. Le plus souvent, l’échange commençait sur un ton assez formel. Au bout de quelques lettres, on passait à l’emploi du prénom et très souvent une réelle amitié s’ensuivait. Parmi les personnes avec lesquelles il s’est ainsi trouvé en relation régulière, voire amicale, figurent Gerald Edelman et Antonio Damasio, deux neurologues dont il partageait les idées, le biologiste Francis Crick, le physicien Freeman Dyson, les philosophes Daniel Dennett et Peter Singer, le poète W. H. Auden, les critiques Frank Kermode et Susan Sontag, l’écrivain Paul Theroux et bien d’autres. Mais on trouve à côté d’eux de nombreuses personnes moins connues, voire carrément inconnues. À toutes, il s’adressait avec beaucoup de chaleur et de délicatesse, parlant souvent de lui-même, de ses objets d’intérêt et de ses passions, mais sans ostentation. Lorsqu’il s’agissait d’une personne malade ou dont un proche l’était, il manifestait toujours une extrême compassion. 

En 2006, Oliver Sacks apprit qu’il était atteint d’un mélanome à l’œil droit. Une intervention chirurgicale au laser le laissa apparemment guéri, mais quelque temps après il devint borgne de l’œil opéré. Neuf ans plus tard – il avait entretemps publié trois livres supplémentaires –, on découvrit que le cancer avait récidivé et développé des métastases au foie. Sacks savait qu’il n’en avait plus que pour quelques mois. On accéléra le processus de publication de son second livre de souvenirs, de manière à ce qu’il paraisse encore de son vivant, de même que la préparation de ce qui allait devenir un de ses recueils de textes posthumes. Il avertit les membres de sa famille et ses amis de sa fin imminente. Les lettres dans lesquelles il leur fait part de la sombre nouvelle sont franches, factuelles et dépourvues de la moindre trace d’auto-apitoiement. C’est aussi le cas de l’article du New York Times par l’intermédiaire duquel il rendit l’information publique. Cet article figure dans le petit livre intitulé Gratitude en compagnie notamment de deux autres textes rédigés durant les derniers mois de sa vie. Celui qui clôt le livre, écrit trois semaines avant sa mort, a pour titre « Sabbat ». Il y évoque ses souvenirs de la célébration de cette fête lorsqu’il était enfant. 

Les rapports de Sacks avec la judéité ont toujours été compliqués. Dans une lettre, il parle du fait d’être né juif comme « à la fois une malédiction et une bénédiction » et exprime clairement ses sentiments ambivalents à ce sujet : « Le côté dogmatique-doctrinal, légal-scholastique du judaïsme m’a toujours dégoûté, et a fortement contribué à m’éloigner de lui ; mais la profondeur, la disposition pacifique, contemplative, hospitalière [...] du judaïsme dans sa dimension lyrique et méditative m’a attiré vers lui. » C’est cette dimension humaine et spirituelle, non nécessairement accompagnée d’une croyance religieuse, qu’il voit sans doute à l’œuvre dans l’idée du Sabbat, jour du repos mérité après une semaine de travail : « Je sens que j’ai accompli ma tâche, écrit-il à sa belle-sœur dans des termes similaires à ceux du texte publié, à tout le moins que j’ai fait ce que je pouvais, et que le temps qui me reste devrait être une sorte de paisible Sabbat de fin de la vie, et j’éprouve une impression de sérénité et d’acquiescement. » Commencée dans les tourments, l’existence d’Oliver Sacks s’est peu à peu apaisée et s’est achevée par une sorte de réconciliation avec lui-même. De cette trajectoire et des soubresauts par lesquels sa vie est passée, ses lettres retracent en quelque sorte l’histoire en temps réel. Cette caractéristique, l’intelligence et la profonde humanité qui s’y expriment constamment, ainsi que le brio de son style et sa grande qualité littéraire font de ce recueil de lettres un de ses meilleurs livres. 

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Déjà plusieurs fois réédité et traduit en plusieurs langues (mais pas ou pas encore en français), le livre de ce professeur de sociologie à l’université d’Amsterdam fait sensation. Présentant en langue claire des monceaux de littérature spécialisée sur ce sujet ô combien clivant, il pourfend les torrents d’idées simples qui empoisonnent les débats politiques des deux côtés de l’Atlantique. Voici quelques-uns des « 22 mythes » qui lui paraissent pervertir les discours dominants. Contrairement à ce qu’on croit, « les migrations internationales sont restées stables et à un niveau relativement bas au cours des dernières décennies », résume Alice Fill sur le site E-International Relations. La grande majorité des migrants arrivent tout à fait légalement, étant recherchés pour des raisons d’emploi. Les migrants occupent des emplois dont les nationaux ne veulent pas ou dont la qualification est rare ou en déficit. L’impact sur le système social et le logement dans le pays d’accueil est « négligeable ». La plupart des crises de réfugiés restent concentrées dans les régions d’origine. C’est aussi un mythe de croire qu’on peut réduire l’émigration en investissant dans le développement des pays d’origine, car elle augmente à mesure que les conditions économiques s’améliorent. Comme le souligne aussi Ros Taylor dans le Times Literary Supplement, le renforcement de barrières aux frontières a le double effet de stimuler le trafic de l’immigration illégale et d’inciter ceux qui venaient pour un séjour temporaire à s’implanter définitivement. 

Sur le journal conservateur en ligne Quillette, le Néerlandais Steije Hofhuis juge que tout en prétendant dénoncer des préjugés équitablement répartis entre la droite et la gauche, l’auteur témoigne d’un classique optimisme de gauche qui le conduit à fausser les véritables enseignements de la littérature spécialisée.

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Si un éditeur décide de publier en France le dernier roman d’Ariana Harwicz, il n’aura aucune difficulté à traduire le titre : « perder el juicio » en espagnol et « perdre le jugement » en français ont le même double sens dans les deux langues : perdre un procès… ou la raison.

Perder el juicio raconte l’histoire de Lisa, une mère juive argentine installée dans la campagne française ayant rompu avec son mari français et sa belle-famille, quelque peu antisémite. Plongée dans une spirale de désespoir après avoir perdu la garde de ses jumeaux lors d’un procès, elle décide de déclencher un incendie et d’enlever ses enfants.

Lisa se bat contre une société qui la juge sans la comprendre et contre un système qu’elle estime injuste. C’est une mère perdante, humiliée et désespérée, qui ne peut s’abstraire de sa judéité et qui fera souffrir ses enfants en pensant punir leur père. La violence est omniprésente, sous toutes ses formes : les cris et les bousculades lors des disputes du couple ; la sauvagerie des ébats sexuels pendant les trêves ; le mépris de la belle-famille ; la décision de la justice qui sépare les enfants de leur mère et confie la garde au père.

« Je pars toujours du principe que mes livres mettent en scène ce dont je ne suis pas capable. Je laisse toujours mes personnages enfreindre la loi à ma place » confie-t-elle au portail InfobaeEn l’occurrence, ce roman est inspiré d’un événement qu’Ariana Harwicz a vécu elle-même. « J’ai traversé une épreuve très lourde qui a duré de nombreuses années », dit-elle aussi. 

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« Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années », proclame le Cid dans la pièce de Corneille – sans grande modestie mais avec une certaine exactitude. Effectivement, Rodrigo Díaz, alias El Cid, alias El Campeador, est né – fait plutôt rare s’agissant des personnages de légende – et bien né : en 1048 à Vivar (nord de l’Espagne), dans une famille de l’aristocratie. Pour ce qui est de sa valeur (morale, pas militaire), c’est une autre histoire. En fait, Rodrigo avait tout d’un condottière sans foi ni loi qui retournait sa cotte de mailles à tout bout de champ, trahissait à qui mieux mieux et mettait sa valeureuse épée au service de qui payait le plus, tantôt le roi d’Aragon, tantôt celui de Castille, tantôt les roitelets musulmans à la tête des « taïfas » qui constellaient alors la péninsule Ibérique. Rodrigo était aussi collecteur d’impôts, rançonneur et pilleur, ainsi que le relatent les nombreux livres documentant cette existence tout sauf exemplaire.

En revanche la médiéviste britannique Nora Berend, elle, « s’intéresse moins à la vie du Cid “historique” qu’à ce qu’elle appelle son “après-vie”… c’est-à-dire l’invention de sa réputation après sa mort en 1099 », explique David Abulafia dans la Literary Review. Contrairement à la forfanterie que Corneille met dans la bouche de son héros, la « valeur » du Cid a en effet dû attendre non pas des années mais plutôt deux ou trois siècles pour être célébrée. Mais alors, quelle célébration ! La vie post-mortem du mercenaire et voyou médiéval a pris en effet un tour presque plus spectaculaire que sa vie ante-mortem, et surtout bien plus édifiant. Bien sûr Rodrigo, ou plutôt son cadavre ficelé sur la selle d’un cheval, n’a pas entraîné ses troupes à la victoire devant Valence comme dans le film de 1961 avec Charlton Heston et Sophia Loren. Par contre, le mercenaire qui avait si vaillamment défendu les Almoravides contre les chrétiens, au point de mériter le surnom de El Cid (déformation du mot arabe « saïd », « seigneur »), se verra curieusement promu fer de lance de la Reconquista anti-musulmane et défenseur de la chrétienté ! Il sera même quasiment sanctifié, miracles à l’appui ; et sur la trace de quelques-unes de ses pérégrinations sanglantes on effectuera des pèlerinages tout comme sur le chemin de Compostelle. Mieux encore, le chef de guerre qui avait défendu les unes contre les autres les ambitions prédatrices de tant de principautés espagnoles ou arabes deviendra « le symbole du dynamisme de la Castille médiévale dans l’exercice de sa mission divine, l’unification de l’Espagne », dit encore David Abulafia – symbole que l’ultra nationaliste Franco récupérera avec enthousiasme en dédiant au Cid une belle statue à Burgos.

Enfin le soudard aux exactions infinies et trahisons à répétition, et qui, pour conforter sa situation à la cour, avait habilement épousé Chimène, cousine du roi Alphonse, se trouvera érigé, grâce aux dramaturges espagnols du « Siècle d’or » et surtout à Corneille, en porte-flambeau de l’idéal chevaleresque et du pur amour. Ce qui amène Nora Berend à poser cette question : « Qu’est-ce qui nous pousse ainsi à glorifier les exploits militaires et transformer les individus les moins recommandables en héros ? ». Une question qui va très loin.

[post_title] => Quel salopard, ce Cid ! [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => quel-salopard-ce-cid [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-28 17:34:57 [post_modified_gmt] => 2024-11-28 17:34:57 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130828 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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S’il y a un pays occidental qui, depuis février 2022, a eu à souffrir de la rupture de ses relations avec la Russie, c’est bien l’Allemagne. La bonne santé de ses entreprises reposait en grande partie sur un approvisionnement en gaz russe bon marché. Plus généralement, aucune économie d’Europe n’était, plus que la sienne, dépendante du grand voisin de l’Est. Comment a-t-elle pu se laisser entraîner dans une telle situation, qui, aujourd’hui, la plonge dans de graves difficultés ? Naïveté ? Aveuglement ? C’est l’une des questions que pose l’universitaire Bastian Matteo Scianna dans l’ouvrage qu’il consacre aux relations germano-russes depuis 1990. 

Scianna reconnaît lui-même que son étude ne saurait être que partielle et provisoire, ne serait-ce que parce qu’il n’a pas pu avoir accès à toutes les archives : « la chancellerie fédérale a certes autorisé une réduction du délai de protection de ses dossiers sur la politique russo-allemande jusqu’en 1998 – après presque un an d’attente de Scianna. Mais l’accès aux dossiers de la période 1998-2003, relatifs notamment à l’élargissement de l’OTAN vers l’Est lui a été refusé – et ce sans justification, rapporte Thomas Speckmann dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Scianna s’est contenté de consulter les archives des fondations proches des partis au pouvoir depuis 1990, complétées par des archives aux États-Unis et en Europe, notamment en Grande-Bretagne et en France. »

L’un des constats les plus frappants du livre est l’étonnante continuité de la politique allemande vis-à-vis de la Russie pendant plus de trente ans, quel que soit le chancelier en place et la coalition au pouvoir. Schröder, dont l’amitié avec Poutine est bien connue, n’est pas le seul à avoir travaillé à un rapprochement. Même ceux qui, à l’instar de Merkel, ne se faisaient guère d’illusions sur le régime russe, ont suivi la même voie. Rien ne le prouve mieux que la construction des gazoducs Nord Stream : le projet remonte à 1997, à Kohl donc, les travaux de Nord Stream 1 s’achèvent en 2011, ceux de Nord Stream 2 dix ans plus tard, à la veille de leur sabotage.

La république fédérale trouvait son compte à cette complémentarité économique. Scianna regrette que ses dirigeants n’aient pas inclus dans leurs calculs « une politique de dissuasion ou d’endiguement face à une Russie de plus en plus agressive », qu’ils aient laissé, par exemple, la Bundeswehr se clochardiser. « On a largement suivi une utopie de l’interdépendance, dans laquelle était occulté un éventuel conflit armé », résume Speckmann.

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Les langues romanes usent d’un même mot (temps, tempotiempo) pour nommer des réalités désignées dans les langues germaniques par deux vocables différents (time/weatherZeit/Wetter). Cette heureuse caractéristique a pour vertu de mettre en évidence le lien qui unit le temps qui passe et le temps qu’il fait, matérialisé dans la succession des saisons : dans toutes les langues, le lexique de celles-ci sert de réservoir d’images pour évoquer l’écoulement du temps, le cycle de la vie et de nombreuses formes de devenir individuel ou collectif : la jeunesse est notoirement le « printemps de la vie », l’historien néerlandais Johan Huizinga appelait les XIVet XVe siècles « l’automne du Moyen Âge ». Cette relation intime du temps et des saisons n’épuise pas ce que l’on peut dire de leurs rapports. On peut aussi écrire l’histoire des saisons, qui est susceptible de prendre plusieurs formes : histoire des saisons elles-mêmes, dont la durée et la rigueur ont varié avec les changements du climat ; histoire de la façon dont elles furent perçues aux différentes époques, dans différentes civilisations ; histoire de leur impact sur la vie, la société et les comportements ; histoire de leur place dans la littérature et de leur représentation dans la peinture et la musique. 

C’est cette histoire qu’Alessandro Vanoli a entrepris de raconter dans une série de quatre petits livres, chacun consacré à une saison, publiés au cours des dernières années. Destinés au grand public davantage qu’aux historiens de métier, rédigés dans un style très vivant de conversation ou de conférencier, dans une langue à la fois littéraire, lyrique par endroits et toujours précise pour le vocabulaire technique, ces ouvrages s’appuient sur une documentation solide, utilement et très honnêtement présentée à chaque fois dans les dernières pages. Parce qu’il est un spécialiste de l’histoire de la Méditerranée, Vanoli fait souvent démarrer son enquête, immédiatement après une évocation des temps préhistoriques, dans l’Antiquité égyptienne et gréco-romaine et dans le monde arabe. Le récit emmène ensuite le lecteur dans toute l’Europe, en Russie, aux États-Unis, en Inde, en Chine et au Japon. 

À l’origine des saisons, on le sait, il y a l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre sur l’écliptique (le plan de révolution de la Terre autour du Soleil), qui fait varier la durée du jour (donc d’ensoleillement) et l’angle d’incidence des rayons lumineux en fonction du moment de l’année où la Terre se trouve dans sa trajectoire elliptique autour du Soleil. Cette inclinaison n’est pas totalement stable. C’est vraisemblablement à sa variation, combinée avec des changements de l’activité solaire, qu’on doit le « petit âge glaciaire » qui a sévi du début du XIVsiècle au milieu du XIXe. Il s’est régulièrement traduit par des hivers glacials, des étés pluvieux et des tempêtes violentes comme celle, rappelle Vanoli, qui a englouti en 1588 au large de l’Irlande l’Invincible Armada partie conquérir l’Angleterre. 

Dans les différents ouvrages on trouve des indications sur les faits astronomiques à l’origine de certaines fêtes religieuses païennes, chrétiennes et juives : les solstices d’hiver et d’été, qui marquent respectivement le début de l’hiver et de l’été astronomiques, avec lesquels coïncident plus ou moins les fêtes de Noël et de la Saint-Jean. Sans mentionner les calculs très compliqués du « comput ecclésiastique » (épacte, indiction romaine, nombre d’or, lettre dominicale, cycle solaire), Alessandro Vanoli explique dans le livre sur le printemps la manière dont on est passé de la date de la fête de la Pâques juive (Pessah), fixée dans le calendrier luni-solaire hébraïque au 14e jour du mois de Nissan, à la Pâques chrétienne, fêtée depuis le concile de Nicée le premier dimanche qui suit la première lune du printemps. Dans le même ordre d’idées, le volume sur l’hiver consacre de belles pages au phénomène des « nuits blanches » qui émerveillait tant Dostoïevski. Il se produit partout dans l’hémisphère nord à la latitude de Saint-Pétersbourg aux alentours du solstice d’été (c’est le « jour polaire »), mais c’est dans cette ville seulement qu’il donne lieu à une célébration et est considéré comme « un enchantement transcendant les misères humaines et réconciliant avec l’univers ». 

Plusieurs thèmes servent de fil conducteur entre les différents ouvrages. L’un d’eux est la guerre, telle qu’elle pouvait être menée durant les différentes saisons en fonction des contraintes particulières de celles-ci. Les pages les plus saisissantes sont celles qui évoquent le rôle joué par le « général hiver » dans la campagne malheureuse de Napoléon en Russie que raconte Tolstoï dans Guerre et Paix. Elles s’inscrivent dans un long développement sur l’hiver en Russie et sa place dans l’âme russe, illustré par un extrait d’Anna Karénine et le beau passage du Docteur Jivago dans lequel Youri se retrouve seul dans la maison familiale de Varykino en compagnie de Lara endormie : « La lumière de la pleine lune enveloppait la clairière enneigée [...]. La somptuosité de la nuit était indescriptible. La paix était tombée dans son âme. Retournant dans la chambre illuminée et chaude, il se mit à écrire. »

Un autre leitmotiv est la vie dans les monastères du Moyen Âge ainsi qu’elle se déroulait aux différentes saisons. Certains auteurs sont régulièrement sollicités : ceux de l’Antiquité, plus particulièrement Pline l’Ancien ; Shakespeare (Macbeth, Le Songe d’une nuit d’été, les Sonnets), ainsi que ce merveilleux document sur les saisons, Les Très Riches Heures du duc de Berry. D’autres (Kawabata, Leopardi) ne le sont qu’une fois, mais avec une exceptionnelle pertinence. Dans le livre sur l’été, on apprend qu’en Chine et au Japon autant que dans l’Antiquité grecque et romaine, l’heure de midi, lorsque le Soleil est à son zénith, était redoutée comme un moment de malédiction ; et qu’en Chine, l’été, la plus « yang » des saisons, est associée « à la direction du sud, à la couleur rouge, au son du rire, à l’organe du cœur, à l’élément du feu ». L’ouvrage sur le printemps consacre quelques pages à ce phénomène très printanier que sont les révolutions populaires ; celui sur l’été traite notamment de la naissance des vacances et du tourisme de masse ; le livre sur l’automne évoque le saturnisme et la mélancolie, l’été indien en Amérique du Nord, le Rosh Hashanah (Nouvel An juif), les origines de la fête d’Halloween et le culte des morts. Celui sur l’hiver raconte l’invention des sports d’hiver et, avec l’aide de Dickens, celle de la fête de Noël. On y trouve aussi une courte section sur les saisons dans l’hémisphère sud (au Brésil et en Argentine), qui sont, comme on sait, symétriques des nôtres. 

Les digressions plus ou moins franches ne manquent pas. Alessandro Vanoli profite de l’évocation de l’hiver pour faire le récit de la conquête des pôles par Scott, Perry et Amundsen. Dans le livre sur le printemps, il souligne l’importance des jardins dans le monde arabe : « Quand, dans l’Islam, on pense à un jardin, on pense au paradis ». Dans le sillage de Michel Pastoureau, il raconte l’histoire de certaines couleurs associées à différentes saisons : le vert au printemps, le jaune à l’été (deux couleurs aujourd’hui valorisées mais longtemps de très mauvaise réputation), le blanc à l’hiver. Dans le livre sur l’automne, il est question des champignons, des vendanges et du vin. Dans celui sur l’été, ce sont les insectes qui s’imposent : les cigales, les abeilles (et l’apiculture), les sauterelles (et le ravage des cultures auquel elles se livrent), les moustiques (et les maladies qu’ils transmettent), ainsi que les vers luisants, menacés d’extinction par l’éclairage massif des villages et des routes : « Peut-être est-il temps d’éteindre [...] les lumières. Pour sauver ce qui reste de la nature, pour réapprendre à jouir du mystère de la nuit et pour redécouvrir la magie stupéfiante de cette danse lumineuse dans l’obscurité des bois et des champs. »  

Le printemps est illustré par Botticelli, Poussin et Watteau ; l’été par Van Gogh, Seurat et l’emblématique Summertime d’Edward Hopper ; l’automne par Arcimboldo et Le Caravage ; l’hiver, assez naturellement, par Pieter Brueghel l’Ancien, Hokusai et Hiroshige pour le Japon, ainsi que les paysages glacés de Caspar David Friedrich, que cette saison obsédait littéralement.  

Deux idées apparaissent de manière récurrente tout au long de l’exposé et explicitement dans les pages de conclusion. La première est que l’histoire des saisons nous révèle quelque chose de profond et d’intime sur nous-mêmes en tant que membres de l’espèce humaine. Dans notre perception des saisons se trouvent sédimentés 30 000 ans d’histoire de la plus grande partie de l’humanité, des millénaires d’émerveillements, de peurs, d’attentes, d’espoirs, dont la langue, le calendrier, nos habitudes et les produits de notre créativité artistique portent la trace. 

La seconde idée est que cette histoire ne peut qu’engendrer un puissant sentiment de nostalgie. Nostalgie à l’idée des saisons de notre enfance, qui étaient peut-être objectivement plus marquées qu’aujourd’hui mais sont surtout restées intenses dans nos souvenirs du fait de la force des impressions qu’on éprouve à cet âge. Nostalgie, aussi, moins paradoxalement qu’on pourrait le croire, d’époques anciennes que nous n’avons pas connues, où la succession des saisons structurait l’existence bien davantage qu’elle ne le fait aujourd’hui. La généralisation du chauffage central et de la climatisation, l’omniprésence de l’éclairage artificiel, la mécanisation des transports, le développement d’un habitat urbain sophistiqué et la disponibilité permanente des produits alimentaires les plus variés ont affranchi les sociétés modernes des contraintes qu’a longtemps fait peser sur elles l’ordre de la nature, mais au prix de leur éloignement de celle-ci. Telles qu’elles subsistent dans nos représentations, et bien qu’elles continuent naturellement à affecter notre vie, les saisons sont donc dans une certaine mesure liées à un état de choses révolu : une manière inédite, pour elles, de symboliser le temps qui passe. 

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