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« La sociologie est un sport de combat », professait Pierre Bourdieu. Spécialiste des inégalités sociales, le sociologue américain Philip N. Cohen s’inscrit dans cette tradition, qu’il entend renouveler et surtout actualiser, eu égard aux menaces que la deuxième administration Trump fait peser sur des pans entiers de la recherche scientifique. Cohen ne cache pas ses préférences politiques. Il se définit comme « un progressiste qui défend des politiques sociales de gauche ». Il juge périmée la tradition enjoignant aux scientifiques de séparer clairement leur recherche et leur éventuel engagement politique. « Je pense que les rôles d’universitaire et de citoyen sont compatibles », écrit-il. Fort de son expérience sur Twitter (qu’il a quitté), il invite ses collègues à profiter des réseaux sociaux pour toucher un large public, journalistes y compris. D’autant que la présence sur les réseaux sociaux favorise la carrière des chercheurs. Au terme d’un compte rendu favorable de ce livre dans Science, le spécialiste de l’éducation Jonathan Wai pose ces questions : « Les chercheurs universitaires doivent-ils être ouvertement politiques ? Ou bien au contraire doivent-ils s’efforcer de réduire le risque que leurs valeurs personnelles biaisent leur recherche ? Quand l’engagement dans le débat public risque-t-il de faire plus de mal et quand peut-il faire plus de bien ? »

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Si vous avez la faiblesse de croire que vous disposez d’une once de libre arbitre, d’une faculté d’agir indépendante de ce qui vous détermine, vous êtes victime d’un vieux préjugé, assène le neurobiologiste de Sanford Robert Sapolsky. Un préjugé auquel nous nous accrochons avec une « ténacité féroce ». Les études scientifiques les plus poussées le montrent, nous n’exerçons aucun contrôle sur les déterminants biologiques, environnementaux et culturels qui ont façonné nos ancêtres et continuent de nous façonner jusqu’à l’instant présent. Nous ne sommes d’ailleurs que des maillons dans un univers déterministe, car « tout ce qui est advenu était destiné à advenir ». Ceux qui pensent le contraire avancent des arguments « ridicules et absurdes ». De fait, si « l’on met bout à bout tous les résultats scientifiques de toutes les disciplines concernées, il n’y a pas de place pour le libre arbitre ».

Développé sur 500 pages, ce point de vue radical est à son tour ridiculisé par l’historienne des sciences Jessica Riskin, sa collègue à Stanford. Ce n’est pas parce que les sciences n’ont pas identifié les ressorts du libre arbitre que celui-ci est à jeter à la poubelle, écrit-elle dans un long article publié dans la New York Review of Books. La question du libre arbitre ne ressort pas de la science, soutient-elle, mais de la philosophie. Elle estime que Sapolsky, un auteur à succès, est victime sans le savoir d’une longue tradition déterministe dont elle retrace les étapes : Calvin, Newton, l’anglican William Paley, le physicien français Laplace et les biologistes qui ont malheureusement rigidifié la théorie de Darwin August Weismann et Ernst Mayr – entre autres. 

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En mai 1970, Kissinger convia à déjeuner à la Maison Blanche son ami l’éditeur Siegfried Unseld, en compagnie de Max Frisch, alors le plus vendu des auteurs de la célèbre maison d’édition dirigée par Unseld, Suhrkamp. Kissinger et Unseld s’étaient liés d’amitié en 1955, quand le premier, sur recommandation d’Hermann Hesse, avait invité le second à l’école d’été internationale qu’il venait de lancer. Dans sa recommandation, Hesse écrivait qu’Unseld « tiendrait sans doute une place importante dans l’avenir de l’édition et de la culture en Allemagne ». Il ne se trompait pas. Suhrkamp publia les plus grands auteurs d’après-guerre et exerça une influence considérable. Willi Winkler parle de « l’amitié de deux survivants » car la famille juive de Kissinger avait fui l’Allemagne nazie, tandis qu’en 1944 Unseld, soldat allemand âgé de 20 ans, cerné par les Russes en Crimée, s’était échappé en nageant pendant huit heures dans la mer Noire.

Doué d’un « flair pour les modes et un génie du marketing », écrit Ben Hutchinson dans le Times Literary Supplement, Unseld était animé au départ par l’ambition de montrer que la littérature sous toutes ses formes pouvait contribuer à aider son pays à renier son passé. Il partageait avec Kissinger l’optimisme politique caractérisant les années d’après-guerre. Les participants de haute volée de l’école d’été internationale, dont certains eurent un destin fameux, se considéraient comme des « citoyens du monde », expression employée par Unseld dans une de ses lettres. En 1970, quand Kissinger l’invite à la Maison Blanche, ils ne sont plus du même bord. Kissinger le présente affectueusement comme « mon ami et éditeur de gauche », car entretemps Unseld avait pris le virage de la contestation soixante-huitarde. Mais plus pour des raisons commerciales que par conviction, écrit Hutchinson.   

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Descriptions d’égocrates désaxés, obsédés de conquête, accapareurs, paranoïaques, affabulateurs, immoraux voire dépravés, brutaux, prêts à mettre le feu au monde pour assouvir leurs appétits… Non, il ne s’agit pas de ceux d’aujourd’hui mais d’autres, bien plus anciens : les douze Césars tels que portraiturés par l’historien latin Suétone et dont vient de paraître en anglais une traduction modernisée par l’historien Tom Holland… Pourtant, entre les hyper-présidents de 2025 et les Césars de Suétone, depuis Jules jusqu’à Domitien, la continuité n’est que trop visible. Comme si la volonté d’acquérir le pouvoir, et les dommages mentaux qu’entraîne implacablement son exercice, répondaient aux mêmes lois psychiques à travers les millénaires.

Ainsi, Jules César maniait déjà les fake news, « altérant, sciemment ou faute de mémoire, la vérité des faits », raconte Suétone ; et il méprisait autant le Sénat de Rome que son lointain épigone celui de Washington. Les successeurs de César s’étaient (presque tous) bâtis des palais phénoménaux (cf. Mar-a-Lago ou Putin-Palace à Guelendjik), et Caligula avait en plus voulu rentabiliser le sien en y intégrant un bordel public et même un casino (un proto-Trump Plaza ?). Pouvoir politique et avidité financière croissent inéluctablement de pair, et sans limite, montre Suétone, qui évoque Tibère « se promenant souvent nu-pieds sur d’énormes monceaux d’or étalés dans un vaste bâtiment, et quelquefois s’y roulant tout entier », façon Picsou. Quant aux anti-César de tout poil, opposants, rivaux ou simples ploutocrates aux fortunes insolentes, ils étaient éliminés, mais dans des conditions tout de même bien pires que les chutes par la fenêtre et autres infortunes réservées aux oligarques d’aujourd’hui. Enfin tous utilisaient leur puissance illimitée pour assouvir impunément et sans limite leurs fantasmes sexuels, occasion pour le ragotier Suétone de décrire avec délectation leurs extravagances. « Il donnait à ses lecteurs d’antan tout ce qu’ils voulaient comme détails sur les préférences impériales, jeunes garçons ou épouses de sénateurs », écrit Roy Gibson dans le Times Literary Supplement.

Mais si la recette a valu à Suétone un succès inter-séculaire, celui-ci n’est du coup pas considéré comme un historien très sérieux, bien qu’en tant que secrétaire de l’empereur Hadrien (en charge des correspondances impériales) il ait eu accès à des sources exceptionnelles. Qui plus est, son récit n’est pas rigoureux et chronologique comme le veulent les règles de l’art, et il n’explore pas la psyché de ses (anti)héros aussi scrupuleusement que ses grands confrères, Plutarque et autres Tite-Live. Enfin le style de Suétone laisse à désirer, juge encore Roy Gibson : usant d’un latin « volontiers lourdingue », il a tendance à s’appesantir dans ses descriptions sinon ses analyses, poussant ses traducteurs à corriger le tir en allégeant le texte ou la phrase partout où c’est possible. Mais dans sa traduction « entièrement rénovée », Tom Holland prend le contre-pied de cette approche : il suit au contraire le rythme « nonchalant » du texte et « donne ainsi tout leur poids aux énormités morales » des Césars, se félicite Roy Gibson. Avis donc aux biographes qui fourbissent dès à présent leurs plumes, et à leurs futurs traducteurs : plus le méga-potentat portraituré manifeste de singularités cocasses ou horrifiantes, plus celles-ci doivent recevoir d’ampleur. Ça promet !

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Notre vie se déroule au milieu d’un océan d’incertitudes : pourquoi les choses se sont-elles passées de telle manière plutôt que de telle autre ? Comment se passeront-elles dans l’avenir ? Que devons-nous craindre et que pouvons-nous espérer ? Nul n’a mieux résumé cette caractéristique de la condition humaine que l’ancien secrétaire à la Défense des États-Unis Donald Rumsfeld dans une déclaration fameuse, raillée à l’époque en raison de son objet (la présence ou non d’armes de destruction massive en Irak), mais aujourd’hui considérée comme exprimant une vérité profonde : « Comme chacun sait, il y a le connu connu, c’est-à-dire les choses que nous savons que nous savons ; nous savons aussi qu’il y a l’inconnu connu, c’est-à-dire les choses que nous savons que nous ne savons pas ; mais il y a aussi l’inconnu inconnu – les choses que nous ne savons pas que nous ne savons pas ». 

L’objet du calcul des probabilités consiste à ramener de l’inconnu inconnu à de l’inconnu connu, en quantifiant l’incertitude. David Spiegelhalter lui consacre un livre, qui s’inscrit dans le prolongement d’un ouvrage d’introduction à la statistique qu’il avait publié il y a quelques années. Les deux disciplines sont formellement distinctes : le calcul des probabilités est la science des événements aléatoires et du hasard, la statistique une technique de traitement et d’interprétation des données. Mais elles sont étroitement liées. On trouve donc dans The Art of Uncertainty un rappel de notions fondamentales en statistique descriptive, dont certaines sont parfois confondues comme la moyenne (le quotient du total des valeurs par le nombre de cas), la médiane (la valeur divisant la population étudiée en deux groupes de taille égale) et le mode (la valeur la plus fréquente).    

Le calcul des probabilités s’est développé en liaison avec les jeux de hasard. Bien qu’on jouât déjà aux dés avec des osselets de mouton dans la Rome antique, c’est seulement à la Renaissance que furent jetées les bases de l’étude mathématique des jeux de hasard. Au milieu du XVIe siècle, le mathématicien italien Jérôme Cardan (Cardano) publiait un livre sur le sujet. Le premier, il établit qu’en raison de la symétrie des dés à jouer, chacune des six faces numérotées avait la même chance d’apparaître au sommet. Ses travaux sur la manière de calculer à l’avance les résultats d’une série de lancers seront poursuivis par Galilée et, surtout, Pierre de Fermat et Blaise Pascal, souvent considérés pour cette raison comme les inventeurs du calcul des probabilités. Dans un échange de lettres célèbre, les deux mathématiciens français s’emploient à répondre à la question suivante : comment répartir équitablement les mises dans le cas où une partie est interrompue, en estimant ce qu’auraient été les gains des joueurs si elle s’était poursuivie ? Il faudra cependant attendre 1713 pour que le terme « probabilité » dans le sens où nous l’employons aujourd’hui fasse son apparition, sous la plume de Jacob Bernoulli. Peu après, Giacomo Casanova, qui avait d’autres talents que celui de séduire les femmes, participa à la création d’un système de loterie destiné à renflouer les caisses du gouvernement français. Il permettait, en fixant le prix des billets sur la base du calcul des possibilités de gain, de faire à long terme un profit substantiel. À un certain moment, les sommes rapportées par cette loterie représentèrent 4 % du revenu de l’État.  

Les esprits sont loin de s’accorder sur la nature des probabilités. Aux yeux des tenants des conceptions « classique », « fréquentiste » ou  « logique » (celle imaginée par J. M. Keynes, abandonnée aujourd’hui), les probabilités ont une existence objective, sous la forme de faits du monde (les deux premières) ou de relations logiques objectives (la troisième). Mais il est aussi possible de considérer les probabilités dans une perspective subjective comme l’expression quantifiée de notre incertitude personnelle. Ce point de vue a été défendu sous différentes variantes, notamment par les logiciens Frank Ramsey, dans une très sévère critique de Keynes, et Alan Turing. « La probabilité n’existe pas », n’hésitait pas à déclarer dans cet esprit le mathématicien italien du XXe siècle Bruno de Finetti. Sans aller jusqu’à souscrire à cette formule provocatrice, David Spiegelhalter se range explicitement dans cette école : « Les probabilités sont des jugements subjectifs, même si elles sont basées sur des considérations de symétries physiques, sur l’analyse des données ou sur des modèles complexes. La seule exception possible se situe au niveau quantique subatomique. »

Que les probabilités soient l’expression de jugements subjectifs implique que celles que nous affectons aux différents événements sont conditionnées par l’information dont nous disposons et que l’acquisition de nouveaux éléments d’information peut nous conduire à les modifier. Au XVIIIsiècle, le révérend Thomas Bayes a formalisé cette idée dans un théorème célèbre qui a donné naissance à l’interprétation dite « bayésienne » des probabilités. Spiegelhalter donne de multiples exemples de son application, du calcul de la chance de tirer une boule d’une certaine couleur d’un sac en fonction de celle des boules qui sont déjà sorties, à l’estimation de la probabilité, non qu’une personne meure du Covid si elle a été vaccinée, mais qu’elle ait été vaccinée si elle en meurt. 

Il n’est pas possible de traiter des probabilités sans évoquer la question des coïncidences. Écartant d’emblée les théories étranges (« sérialité » de Paul Kammerer, « synchronicité » de Carl Jung, « résonance morphique » de Rupert Sheldrake) avancées pour expliquer des événements apparemment très peu probables, Spiegelhalter montre que les coïncidences s’expliquent, soit par la loi des grands nombres, qui veut que même des événements rares finissent par arriver, soit par la sélection des faits qui vont dans le sens de ce que l’on veut prouver (on ignore ceux qui contredisent les attentes), soit par une interprétation trop généreuse des résultats. Beaucoup d’entre elles découlent mécaniquement des nombres en jeu : dans un groupe de 23 personnes prises au hasard, la probabilité que deux d’entre elles soient nées le même jour de l’année est de 50 %. Celle que deux personnes dans un groupe de 20 aient des numéros de téléphone se terminant par les deux mêmes chiffres est de 67 %. Tout dépend aussi de la question posée. Durant la semaine qui va du 17 juillet au 24 juillet 2014, trois avions civils ont été abattus ou se sont écrasés dans le monde. La probabilité de trois catastrophes semblables une même semaine donnée est de 1/1000. Mais celle d’un tel regroupement durant un intervalle quelconque de 8 jours durant 10 ans est de 1/6. 

Spiegelhalter clarifie aussi l’idée de « chance » en en distinguant trois formes : la chance « constitutive » qui tient à ce que l’on est : le pays où l’on est né, qui sont ses parents, sa constitution physique ; la chance « circonstancielle » qui fait que l’on se trouve, selon la formule consacrée, « au bon moment au bon endroit » (ou l’inverse) ; et la chance « résultante » qui fait que deux personnes exposées aux mêmes circonstances s’en tirent plus ou moins bien. Ces différentes formes de chance peuvent se combiner, mais aussi se contrecarrer. Ce qui semblait au départ une malchance peut également s’avérer plus tard une chance, et vice versa.

Dans des domaines comme l’épidémiologie, l’évaluation de l’effet des médicaments, les systèmes de surveillance, l’expertise judiciaire, l’emploi des probabilités requiert de bien garder à l’esprit la différence entre la sensibilité d’un test ou d’un système de détection (sa capacité d’écarter les faux négatifs) et sa spécificité (sa capacité d’exclure les faux positifs). Un système de reconnaissance faciale permet d’identifier 70 % des personnes considérées comme suspectes, mais avec un taux de fausses alertes de 1/1000. Imaginons que sur un total de 10 000 personnes, 10 soient suspectes. 7 seront identifiées, mais aussi 10 personnes non suspectes : le taux de faux positifs sera de 59 %.  Dans le domaine judiciaire, la confusion entre deux catégories de probabilités conditionnelles porte un nom : « l’erreur du procureur ». Sur une scène de crime, de l’ADN a été trouvé, qui correspond largement à celui d’un suspect. On peut légitimement affirmer que, si le suspect n’était pas présent sur la scène de crime et que l’ADN a été laissé par quelqu’un d’autre, la probabilité qu’il ressemble à ce point à celui du suspect est de d’1/1 000 000. Mais cela ne signifie pas qu’avec ce degré de ressemblance il n’y a qu’une chance sur 1 000 000 que le suspect n’ait pas été présent sur la scène de crime. David Spiegelhalter cite plusieurs exemples tragiques d’erreurs judiciaires engendrées, dans des affaires criminelles, par une estimation incorrecte des causes probables d’un décès. 

C’est en termes de probabilités que sont établis les différents scénarios produits par les modèles prédictifs utilisés en climatologie, météorologie, épidémiologie et d’autres disciplines. Ces modèles, reconnaît Spiegelhalter, sont loin d’être parfaits. Certains (notoirement en économie) ont démontré être spectaculairement peu fiables. Il vaut donc toujours mieux, suggère-t-il, en employer plusieurs, et, comme le dit un expert, s’il est vrai que tous les modèles sont faux, certains sont utiles. 

Une question liée est celle des risques, de leur estimation et de leur prévention. Il faut ici se méfier du langage ordinaire et des nomenclatures imprécises et variables. J. F. Kennedy donna son feu vert à l’opération de débarquement d’opposants à Fidel Castro à Cuba, qui fut un désastre, parce qu’elle lui était présentée comme ayant une « fair chance » de succès, expression qu’il interpréta comme signifiant « une chance raisonnable ». Dans l’esprit des responsables de la CIA, qui avaient hésité à avancer un chiffre, la probabilité qu’elle réussisse n’était toutefois que de 30 %. On sait à présent que le risque d’échec était de 90 %. Les fourchettes de pourcentage utilisées aujourd’hui par les organisations nationales et internationales sous le terme « probable » vont de 55-75 % à 66-100 % selon les cas. Il faut aussi se garder de confondre danger (la présence d’une source possible de dommage) et risque (la probabilité qu’un dommage soit causé), ainsi que risque relatif et risque absolu, bénéfice relatif et bénéfice absolu : « Le bénéfice relatif détermine si un vaccin est efficace, et représente donc le bon critère pour autoriser sa mise sur le marché. Le bénéfice absolu est pertinent pour décider s’il convient de l’administrer, compte tenu de ses possibles effets secondaires. »

On l’aura compris, The Art of Uncertainty n’est pas un traité du calcul des probabilités, mais un ouvrage de haute vulgarisation destiné à un large éventail de lecteurs potentiels : étudiants, professionnels de la santé et de la sécurité, responsables politiques, amateurs de jeux logiques et de devinettes, toute personne intéressée à mieux comprendre des notions comme celles de  « probabilité », « chance » ou « risque » et désireuse d’employer ces termes avec plus de précision et de rigueur. Le livre illustre à l’aide de multiples exemples la puissance des outils mathématiques qui ont été forgés pour maîtriser le hasard et réduire l’incertitude. Mais il montre aussi les inévitables limites de leur emploi. L’incertitude fera toujours partie notre existence, souligne en conclusion David Spiegelhalter et nous devons accepter de vivre avec elle. Mais « vivre avec l’incertitude ne veut pas dire se montrer prudent à l’excès. On peut prendre des risques sans être téméraire. »

[post_title] => Maîtriser l’incertitude [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => maitriser-lincertitude [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-02-28 09:33:24 [post_modified_gmt] => 2025-02-28 09:33:24 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131408 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Célébrée dans le spectacle mis en scène par Ariane Mnouchkine dans son Théâtre du Soleil, la République populaire ukrainienne instituée en 1918 au nez et à la barbe des Bolcheviks de Moscou fut, on le sait, l’occasion d’effroyables pogroms. Rapidement évoqués dans le spectacle, ils sont relatés en détail par l’historien américain Jeffrey Veidlinger. Entre 1918 et 1921, date de la reconquête de l’Ukraine par les Bolcheviks, plus de 100 000 juifs ont été assassinés et 600 000 ont fui le pays. Le livre s’ouvre en évoquant des précédents : les pogroms déclenchés à la suite de l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881 à Elisavetgrad (l’actuelle Kropyvnytskyï, au centre de l’Ukraine) puis, dans le sillage de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, avec comme point culminant une sorte de Saint-Barthélemy à Odessa, lors de laquelle 800 juifs ont été assassinés en quatre jours. Les juifs servirent à nouveau de boucs émissaires lors de l’avancée des troupes russes sur le front est pendant la Première Guerre mondiale. Les pogroms en série perpétrés entre 1918 et 1921 furent souvent orchestrés par des officiers de l’armée de la jeune république. Le point commun entre tous ces pogroms fut la propagation d’absurdes théories du complot. En rendant compte de ce livre dans la London Review of Books, l’historienne britannique Abigail Green regrette seulement que l’auteur passe sous silence le précédent le plus ancien : les massacres de Khmelnytsky en 1648-1649. Des milliers de juifs ont alors été massacrés, provoquant « la première crise de réfugiés juifs de grande ampleur en Europe orientale ».

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Nos comportements sont souvent le résultat d’automatismes inconscients, induits par les circonstances. Le libre arbitre et l’intentionnalité y perdent des plumes. Conduites par des chercheurs en psychologie, de nombreuses expériences en témoignent. L’exemple phare, qui ouvrit ce champ d’investigation, est l’expérience menée par John Bargh, de l’université Yale, au début des années 1990. Des étudiants servant de sujets doivent former rapidement des phrases avec des mots qui leur sont donnés en désordre. À la moitié d’entre eux, on donne des mots qui évoquent la vieillesse (gris, solitaire, hésitant, ancien etc.). Aux autres, on donne des mots au hasard, sans lien entre eux. Quand ils ont fini, les premiers arpentent un couloir beaucoup plus lentement que les autres, comme s’ils avaient pris de l’âge. Imprégné de stéréotypes évoquant la vieillesse, leur cerveau a été « amorcé » (primed) sans qu’ils s’en rendent compte. Quantité d’expériences de ce type ont été réalisées, qui aboutissent à la même conclusion, popularisée par des auteurs à succès comme Malcolm Gladwell (Le Point de bascule) et même le grand spécialiste des biais cognitifs, Daniel Kahneman (Système 1, système 2). Problème : ces expériences se sont révélées fausses, voire truquées. Celle de John Bargh n’a pu être reproduite. Ruth Leys expose en détail comment ce champ de recherches s’est trouvé invalidé. Comme beaucoup de travaux de psychologie expérimentale, ils ont sombré dans ce qu’il est convenu d’appeler « la crise de la réplication ». 

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Quand débuta le siège de Léningrad, en septembre 1941, le directeur de l’Institut de botanique appliquée et de sélection végétale, qui abritait la première véritable banque de plantes du monde, fut exfiltré vers une ville de l’Oural. Un train contenant une grande partie de la collection devait suivre, mais resta en rade. Comme la famine menaçait, le directeur enjoignit aux botanistes de manger graines et tubercules. Ils refusèrent, préférant se sacrifier. Le siège dura jusqu’en janvier 1944. Un tiers de la population de la ville périt. À l’institut, il s’agissait de maintenir la banque à une température de 1 ou 2 degrés au-dessus de zéro. En janvier et février 1942, la température extérieure descendit à – 40 °C. Les botanistes volaient du combustible. 28 moururent de faim. Un jour, le biochimiste Nikolaï Rodionovitc Ivanov découpa en fines lanières un harnais de cuir brut et les fit bouillir pendant huit heures pour nourrir ses collègues. Ils durent lutter contre des invasions de rats, capables de s’introduire dans des boîtes de métal ventilées afin de manger les graines. Soumis au bombardement incessant des Allemands, ils allaient éteindre les bombes incendiaires qui s’abattaient sur le toit de l’Institut. Sur les 250 000 spécimens de la banque, 210 000 sortirent intacts à la fin de la guerre. Les témoignages des survivants sont unanimes. « Ce n’était pas difficile pour nous de ne pas manger la collection, expliqua le responsable de la banque de tubercules. C’était simplement impossible de manger le travail de notre vie, le travail de la vie de nos collègues. » Plusieurs plants de blé à haut rendement et de pommes de terre résistantes aux maladies servirent à nourrir la planète après la guerre.

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Comme Bill Gates aime bien se raconter, voici le premier des trois volumes de ses Mémoires. Donc oui, lui aussi a été enfant, ado et post-ado. Mais pas n’importe lesquels : précoce génie en puissance doublé d’une parfaite tête à claques, arrogant et indiscipliné. Il l’admet avec une touchante sincérité qui est la marque de fabrique de cet ouvrage, mais une sincérité bidirectionnelle : s’il reconnaît volontiers ses manquements et considère qu’aujourd’hui on l’aurait diagnostiqué comme se situant quelque part sur le spectre autistique (« C’était dans ma tête que je me sentais le plus chez moi »), il martèle aussi qu’il était, oui, un peu exceptionnel, grandissant avec « de plus en plus confiance dans la puissance de [son] cerveau », un cerveau qu’il « n’échangerait pour rien au monde ». Sic. Mais, comme il l’a déclaré sans ambages à GeekWire, « un des grands avantages de l’hyper-succès, c’est qu’on peut facilement faire état de ses propres défauts » (et donc, semble-t-il, de ses qualités aussi).

Sinon, qu’apprend-on au fil des pages ? Que Bill a eu une enfance heureuse et confortable, avec des parents très méritants et patients (qui l’ont quand même mis dans les mains d’un psychologue). Que sa grand-mère, championne aux cartes, lui a appris que pour gagner il fallait toujours se concentrer et calculer. À l’école, il a d’ailleurs découvert « que les maths étaient comme des lunettes à rayons X permettant de décrypter le chaos du monde », et il y excellait. À part ça, pas grand-chose à signaler. Aucun drame, sauf la perte d’un ami cher dans un accident d’alpinisme. Pas d’amours, sauf un innocent râteau au lycée. Apparemment peu de drogues, sauf de l’herbe et une poignée de trips au LSD. Mais beaucoup de bonnes fées ont entouré son ascension, et la liste des remerciements qu’il contient fait ressembler son livre à un discours de remise de décoration, touches d’humour en moins. Et l’on n’en est encore qu’à la moitié…

Heureusement, tout s’anime quand Bill découvre l’informatique et surtout la programmation, à laquelle il s’adonne à 140 %, allant même jusqu’à faire le mur pour pouvoir utiliser gratuitement un ordinateur pendant la nuit. Le récit s’accélère au rythme de la carrière de Gates. Encore lycéen, il lance un business de logiciel, fait des rencontres cruciales (Bob Allen surtout, son complément parfait, un génie informatique aussi mais plus âgé, plus déluré, plus polyvalent), se met à programmer avec acharnement, parfois 36 heures d’affilée. Il enchaîne aussi les créations de micro-entreprises, quitte à se faire de temps en temps gruger (mais Gates senior, un avocat de grand talent, vole à la rescousse). Puis Bill est pris à Harvard (joie de maman), y saute des classes et fait encore d’autres rencontres professionnelles cruciales mais découvre qu’il n’est pas assez génial pour poursuivre dans les mathématiques fondamentales et décide de se lancer à fond dans le business naissant de la fabrication de software. À défaut d’être un grand mathématicien, il se révèle très bon businessman et très bon commercial (c’est lui qui le dit, mais comme le lecteur sait que c’est vrai…). Très vite, il a plusieurs intuitions capitales : l’inéluctable développement des microprocesseurs, donc de l’ordinateur personnel, donc de la centralité des logiciels, sur lesquels il persuade Bob Allen de tout miser.

En 1975, les deux amis (une relation agitée mais féconde) lancent Microsoft (« micro-ordinateur + software »). Ils se font encore parfois gruger, Gates senior vient encore à la rescousse, mais Gates junior apprend de ses erreurs et devient implacable : Bill réduit la participation de Bob de 40 % à 36 % (dureté qu’il regrettera mais considère justifiée) et surtout, pour protéger son sacramentel code source, il entreprend une croisade contre l’open source, généreux principe hippie mais qui entrave le développement de softwares de qualité. Bill Gates n’a alors qu’à peine 20 ans mais à mesure que le rustique Altair et les rubans magnétiques se voient remplacés par les PC du quotidien et les floppy disks, le succès de Microsoft paraît déjà inéluctable. La suite, encore plus brillante, sera décrite au tome deux. On y comprendra sans doute « pourquoi, lecteurs, le renouvellement annuel de votre abonnement à Microsoft Office 365 est lui aussi inéluctable », glisse Steven Poole dans The Guardian.

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Les guerres de grande ampleur n’ont pas manqué dans l’Antiquité : guerres médiques entre la Grèce et la Perse au début du Ve siècle av. J.-C., campagnes de conquête d’Alexandre le Grand au IVe siècle, guerres puniques opposant Rome et Carthage aux IIIet IIe siècles, guerre des Gaules de Jules César au Ier siècle avant notre ère. De toutes, celle qui a le plus marqué les esprits est la guerre du Péloponnèse qui, durant la seconde moitié du Vsiècle, mit aux prises les deux villes d’Athènes (une cité démocratique) et de Sparte (sous régime oligarchique) ainsi que les coalitions bâties autour d’elles. Les historiens n’ont cessé de se pencher sur elle, on l’enseigne dans les écoles militaires, les spécialistes de géopolitique l’utilisent volontiers comme grille de lecture des relations internationales, par exemple des rapports des États-Unis et de la Chine. 

L’attention particulière dont bénéficie ce conflit s’explique par plusieurs raisons. Son bilan matériel fut considérable et elle décima la population de plusieurs des villes engagées dans les combats, à commencer par Athènes, dont les élites payèrent un lourd tribut. Cet affrontement marque par ailleurs la fin, sinon de l’âge d’or de la civilisation grecque classique, qui se poursuivit au IVe siècle (les œuvres des philosophes Platon et Aristote sont postérieures à sa conclusion), à tout le moins de la domination politique et artistique d’Athènes, marquée par la construction du Parthénon et les grandes tragédies d’Eschyle, Sophocle et Euripide. Enfin et surtout, l’histoire de la guerre du Péloponnèse nous a été racontée en détail par celui que l’on considère, davantage encore que son prédécesseur immédiat, Hérodote, comme le premier historien au sens moderne du terme, Thucydide, qui en fait un récit à la fois factuellement précis et accompagné d’explications. Bien qu’ayant lui-même participé à la guerre (il était un des « stratèges », c’est-à-dire un des généraux de l’armée athénienne), il présente de son déroulement une vision équilibrée et aussi objective que possible. Les seuls éléments de fiction qui apparaissent dans son texte sont les discours qu’il met dans la bouche de certains acteurs, dont la fameuse oraison funèbre prononcée par le grand homme d’État Périclès, le plus célèbre morceau d’éloquence de ce genre avec le discours de Gettysburg d’Abraham Lincoln : faire énoncer sous cette forme les points de vue des différents protagonistes était alors un procédé rhétorique courant. Interrompu par sa mort, vraisemblablement autour de 396, son récit s’arrête en 411, quelques années avant la fin de la guerre. Les dernières années de celle-ci seront narrées par Xénophon dans les Helléniques.  

Les historiens distinguent traditionnellement trois grande phases dans la guerre du Péloponnèse. La première démarre avec une série d’incursions des troupes de Sparte dans l’Attique, la partie continentale de la Grèce, où se situe Athènes. À l’issue des guerres médiques qu’ils avaient remportées contre les Perses grâce à leur victoire lors de la bataille terrestre de Marathon et celle, navale, de Salamine, les Athéniens avaient constitué avec plusieurs autres cités une ligue défensive, dite de Délos, qui se transforma rapidement en un empire de caractère colonial : en échange de sa protection, Athènes exigeait des villes qui lui étaient associées un lourd tribut, tout en leur interdisant de construire une flotte. Effrayés par les vues qu’avaient apparemment les Athéniens sur le Péloponnèse, la grande presqu’île où se situe Sparte, les Spartiates lancèrent des attaques préventives qui les conduisirent jusqu’à proximité d’Athènes. Dans un premier temps, celle-ci mit en œuvre une stratégie défensive en laissant les citoyens de l’Attique se réfugier derrière les hauts murs qui protégeaient la ville et l’accès à son port, le Pirée. Une épidémie de « peste » de nature inconnue (le typhus ou une autre maladie transmissible) frappa toutefois durement la population, emportant notamment Périclès. À l’initiative de son successeur Cléon, et sous la direction d’un autre général, Démosthène (sans rapport avec le célèbre orateur du siècle suivant), les Athéniens lancèrent à leur tour des offensives dans le Péloponnèse. 

Une trêve de six ans marque le début de la deuxième phase, qui vit toutefois éclater une série de guerres par procuration entre les villes de la ligue de Délos et celles du Péloponnèse, emmenées par Sparte. Une bataille de grande ampleur entre les troupes des deux villes et leurs alliés permit à Sparte de reprendre le contrôle du Péloponnèse. En 415, Athènes s’engageait dans une expédition en Sicile dont l’objectif affiché était de défendre une de ses villes amies contre une attaque de la cité de Syracuse, alliée de Sparte. L’opération finit en désastre. Les Athéniens perdirent toute leur flotte et leurs troupes furent massacrées ou capturées par les soldats de Syracuse et ceux de Sparte. La troisième phase se caractérise par l’entrée en jeu de la Perse, qui aida Sparte, jusqu’alors puissance terrestre face à la puissance maritime d’Athènes, à s’équiper d’une flotte de guerre. La défaite d’Athènes face à l’escadre des navires spartiates commandée par le très habile général Lysandre précipita sa défaite et sa capitulation. Dans les années qui suivirent, un empire spartiate se substitua à l’empire athénien. Un régime oligarchique aux ordres de Sparte fut installé à Athènes, bientôt ravagée par une guerre civile conduisant à la restauration de la démocratie. Athènes récupéra son pouvoir dans les décennies suivantes avant que Philippe II et son fils Alexandre le Grand n’unifient l’ensemble du territoire grec au sein d’un nouvel empire. Ce ne sont là que les grandes lignes : ces trente années de la guerre furent émaillées de conflits locaux et intermittents, de luttes intestines entre factions soutenues par les deux belligérants, de retournements d’alliance et de loyauté : un des plus brillants généraux athéniens, Alcibiade, craignant pour sa vie parce qu’il était accusé de sacrilège, se mit un temps au service de Sparte, puis des Perses, avant d’être rappelé par Athènes. 

Thucydide énonce avec beaucoup de clarté, de précision et d’intelligence des questions que nous nous posons encore aujourd’hui au sujet de la guerre du Péloponnèse et de la guerre en général. Son texte et les événements qu’il décrit et analyse sont donc un sujet d’étude classique. Parmi ceux qui s’y sont récemment intéressés figurent notamment des historiens américains de sensibilité conservatrice. Dans une somme en quatre volumes qui fait autorité, Donald Kagan reconstitue l’enchaînement des épisodes en montrant de quelle manière ils mettent en lumière des constantes de la nature humaine : la lutte féroce pour le pouvoir et la manière dont, pour reprendre les termes de Thucydide, les hommes se font la guerre « par peur, pour l’honneur et par intérêt ». Spécialiste de l’histoire militaire, Victor Davis Hanson consacre de longues pages à l’armement et à l’équipement des hoplites et aux techniques de combat des phalanges, formations compactes de fantassins qui demeureront très lourdes jusqu’à leur modernisation par Alexandre le Grand, ainsi qu’à la manœuvre des trières de guerre à plusieurs rangs de rameurs, la composition de leurs équipages et leurs divers usages, du transport de troupes à l’éperonnage des vaisseaux ennemis. 

Le livre de Luciano Canfora sur la guerre du Péloponnèse est d’une autre nature. Bien qu’il suive en gros l’ordre chronologique, il ne se veut pas un récit complet des événements mais présente, à propos d’une sélection d’épisodes, une série de réflexions sur leur signification profonde. Philologue autant qu’historien, et classiciste aguerri naviguant dans l’histoire grecque et romaine avec une grande aisance, Canfora multiplie les observations judicieuses au sujet du texte de Thucydide et d’autres auteurs postérieurs qui ont traité du conflit. « Communiste sans parti » depuis la dissolution du parti communiste italien, il a conservé de sa formation marxiste une propension à privilégier, dans l’explication historique, les facteurs économiques et matériels, le rôle des idéologies et les causes structurelles, à l’intérieur de cadres de référence larges, dans le temps comme dans l’espace.  

Ceci le conduit à proposer des dates de début et de fin de la guerre différentes de celles traditionnellement retenues. Pour lui, le conflit commence, non, comme on le dit le plus souvent, avec l’invasion de l’Attique par les troupes de Sparte en 431 av. J.-C., mais en 447, au moment où se constitue, en opposition à Athènes, la ligue béotienne associant Thèbes et Sparte. On pourrait même la faire débuter, suggère-t-il, en 478, au moment où Athènes crée la ligue de Délos et où sont érigées ses murailles. Elle ne se termine par ailleurs pas en 404, avec la destruction de ces mêmes murailles, mais en 394, lorsque celles-ci sont reconstruites, voire en 378 avec la création, par Athènes, d’une nouvelle ligue. À ses yeux, la guerre du Péloponnèse doit être comprise, au-delà de la rivalité entre Athènes et Sparte, comme le produit de la lutte pour le contrôle de la Méditerranée entre l’empire athénien et l’empire perse. À l’origine de la guerre, il y a l’impérialisme de la « thalassocratie athénienne », et en ce sens la guerre menée par Sparte est une guerre défensive. Canfora reprend à son compte la comparaison avec d’autres puissances maritimes comme l’empire anglais au XIXsiècle ou les États-Unis au XXainsi que la comparaison souvent faite avec la Première Guerre mondiale, dans laquelle leur rivalité a entraîné les grands empires européens. Thucydide a raison, dit-il, de présenter ce conflit comme une guerre « mondiale » impliquant « la plus grande partie de l’humanité », le monde connu couvrant alors l’Europe occidentale, le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient : au-delà de Syracuse, Alcibiade entendait prendre le contrôle de l’ensemble de la Sicile et même de Carthage. Et, durant cette période, tant Athènes que la Perse sont intervenues en Égypte, grenier à blé de toute la Méditerranée et objet de toutes les convoitises. 

Canfora insiste par ailleurs sur le rôle important joué par la propagande dans la conduite de la guerre. Athènes affirmait apporter la démocratie aux villes qu’elle plaçait sous son autorité et sa protection, et Sparte prétendait lutter pour libérer ces mêmes villes de la tyrannie athénienne. Dans un cas comme dans l’autre, la rhétorique employée n’était pas seulement un instrument d’autojustification mais une arme utilisée pour convaincre les alliés potentiels. En matière philologique, Luciano Canfora défend des thèses qui s’écartent du consensus. Il est généralement admis que Thucydide, puni pour n’avoir pas réussi à empêcher la prise d’Amphipolis par Sparte, a écrit une partie importante de son histoire de la guerre du Péloponnèse en exil, sur la base de récits de témoins. Canfora suggère que sa fortune (il était un riche aristocrate) lui a permis de les payer pour leur contribution. Mais surtout, il soutient qu’il n’a pas été exilé et a été le témoin oculaire direct de beaucoup des faits qu’il rapporte. Il affirme également qu’une partie de son texte a été mise en forme par Xénophon.  

Dans l’ensemble, Luciano Canfora crédite Thucydide d’avoir parfaitement saisi à quel point les trente ans de combats interrompus de trêves qu’il raconte constituaient un événement historique unique. Il le félicite d’avoir réussi à identifier, sous-jacentes aux causes occasionnelles, les causes profondes de la guerre. Il le loue pour sa rigueur, son sens politique et son réalisme, qualités qui lui sont universellement reconnues : Nietzsche recommandait de le lire, à côté de Machiavel, pour cette raison. 

L’application des analyses de Thucydide à d’autres épisodes historiques ou à la compréhension de la situation internationale actuelle peut se révéler extrêmement éclairante mais conduit parfois aussi à des simplifications basées sur d’évidents anachronismes, des inférences abusives et des rapprochements hâtifs. C’est le cas de toutes les comparaisons historiques. Les enseignements qu’historiens, spécialistes des relations internationales et responsables politiques tirent de son histoire de la guerre du Péloponnèse varient selon leur tempérament et leur idéologie. C’est le cas de toutes les œuvres de l’esprit d’une grande richesse, qui sont une inépuisable source d’inspiration. On continuera longtemps à lire Thucydide.

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