WP_Post Object ( [ID] => 126048 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:43:40 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:43:40 [post_content] =>Mais comment diable Molière, ce parangon du classicisme, peut-il trouver grâce en dehors de l’Hexagone ? Ses pièces les plus fameuses ne sont-elles pas engoncées dans un alexandrin dont la rigidité nous vaut depuis des siècles les railleries du monde entier (et, en particulier, des Anglo-Saxons) ? Cela fait longtemps, semble-t-il, que la cause est entendue : au XVIIe siècle, les Français ont eu le rêve un peu fou de créer, à force d’épure, une langue plus universelle qu’aucune autre, qui s’exprimerait dans des tragédies ou des comédies parfaites – cinq actes dans l’idéal, respectant toutes les unités imaginables (lieu, temps, action…). Las, soit que le projet ait été condamné d’avance, soit, plus vraisemblablement, déclin culturel, la postérité a, jusqu’à nouvel ordre, préféré le langage foisonnant et les pièces plus informes de Shakespeare, où prose et vers alternent sans complexe, où sublime et vulgaire se mêlent bizarrement et où la seule règle semble être de susciter des émotions fortes.
D’où une petite consolation à découvrir que le 400e anniversaire de la naissance de Molière (ou plus exactement de son baptême), le 15 janvier 2022, loin d’être un événement franco-français, avait reçu un écho mondial. Et – surprise ! – que le pays où la salve d’hommages fut peut-être la plus importante n’est autre que les États-Unis : durant toute l’année passée, les articles s’y sont succédé dans les meilleures revues tandis que les œuvres de Molière faisaient leur entrée dans la prestigieuse Library of America, inspirée de la Pléiade.
Dès début février, Adam Gopnik, ancien correspondant du New Yorker à Paris, rapportait sur le site de ce même journal la polémique entourant une éventuelle panthéonisation de l’auteur du Tartuffe. Il en profitait pour dire tout le bien qu’il pensait de cet « inégalable Mozart de la comédie ». Pour lui, guère de doute : le président Macron, par la voix de son conseiller mémoire Bruno Roger-Petit, a bien tort de lui refuser l’entrée au Panthéon sous prétexte que celui-ci « est un temple laïc, enfant de la patrie républicaine, elle-même engendrée par les Lumières » et qu’« ainsi, toutes les figures qui y sont honorées sont postérieures aux Lumières et à la Révolution ». C’est oublier qu’il existe « une certaine classe d’écrivains qui, avant l’apparition des Lumières et avant que la modernité soit moderne, ont propagé les valeurs des Lumières, à savoir le pluralisme et la tolérance, le droit à la vie privée et le danger du fanatisme. Molière est notre contemporain pour des raisons qui ne sont ni superficielles ni simplistes. Ce n’est pas un radical, ni même un romantique, au sens du XIXe siècle – c’est un réaliste, qui s’oppose à ce que l’on mette les abstractions, les obsessions et les idées fixes à la place des gens et des relations, et qui croit non pas à un monde ordonné, mais à un monde équilibré. Ce qu’il sait faire de manière presque unique – peut-être seule Jane Austen l’égale-t-elle sur ce plan –, c’est transmettre cette qualité d’intelligence non scolaire que nous appelons le bon sens. »
Maître du bon sens contre les idéologues de tout acabit, Molière serait donc plus nécessaire que jamais. « Les continuités avec notre époque sont évidentes », poursuit Gopnik. Et de dresser un étonnant parallèle entre le misanthrope Alceste et l’humoriste Larry David. Dans la série télévisée Larry et son nombril, ce dernier se met en scène en vieux richard incapable de ne pas dire leur fait aux gens, conséquences désastreuses à la clé. Larry et Alceste, même combat et mêmes déconvenues ? « La présence parmi nous d’un enquiquineur qui s’entête à dire la vérité suscite aujourd’hui à Los Angeles le même mélange d’exaspération et d’admiration qu’à Paris au XVIIe siècle », assure Adam Gopnik.
Quant à Tartuffe, quel personnage plus actuel ? De nos jours, certes, il ne serait pas dévot. Gopnik l’imagine plutôt en « adepte du yoga » ou en « gourou new age ».
Molière, donc, superstar outre-Atlantique, soit. Mais comment expliquer un tel succès ? La réponse, en fait, comme nous le rappelle un article de Geoffrey O’Brien dans The New York Review of Books, tient en deux mots : Richard Wilbur. Molière a eu la chance de trouver en lui un génial traducteur.
Décédé en 2017, Wilbur est considéré comme l’un des plus honorables poètes américains du XXe siècle. Au début des années 1950, il caresse un projet qui peut nous faire sourire par son apparent anachronisme, mais qui, comme le remarque O’Brien, « à l’époque de T. S. Eliot et de Christopher Fry, semblait une voie prometteuse » : écrire des pièces en vers. L’inspiration n’est pas au rendez-vous. Pour se consoler, il entreprend de traduire Le Misanthrope. Ce qui n’était au départ qu’un passe-temps va devenir « l’engagement de toute une vie, une occasion d’habiter virtuellement une autre identité tout à fait agréable ». Après Le Misanthrope, au cours du demi-siècle qui suit, Wilbur s’attaque à neuf autres pièces, toutes en vers, à l’exception de Dom Juan.
Ce sont elles qui sont désormais réunies dans deux tomes édités par la Library of America (LOA). Pour bien mesurer l’honneur et l’anomalie que cela représente, il faut savoir que la vocation de la LOA est de « célébrer les mots qui ont fait l’Amérique » et qu’en principe, elle ne publie que des auteurs américains (sur les plus de 360 volumes, pas un Anglais, par exemple).
Que vient donc faire Molière là-dedans ? En réalité, ce qui entre dans la LOA, ce sont moins les vers de Molière que ceux de… Wilbur. Il y avait eu, du reste, deux précédents, nous apprend O’Brien : De la démocratie en Amérique, de Tocqueville, traduit par Arthur Goldhammer, et des traductions de poèmes chinois, grecs et provençaux par Ezra Pound, qui, « à bien des égards, élargissaient les possibilités de la poésie américaine ».
Une traduction peut-elle en elle-même être une œuvre littéraire, une sorte de recréation ? Dans le cas de Wilbur, c’est une évidence. À propos de sa version du Misanthrope, jouée pour la première fois à Cambridge, dans le Massachusetts, en 1955, le critique Eric Bentley, enthousiaste, estimait qu’elle était « peut-être la première pièce de Molière en anglais qui soit un régal du début à la fin ». O’Brien évoque, lui aussi, son étonnante « fluidité ».
Pour bien traduire, il faut trahir un peu et, si possible, à bon escient. Hors de question, par exemple, de garder le strict alexandrin, ce vers bien trop français. Wilbur opte pour son équivalent anglais, le pentamètre iambique, le vers roi outre-Manche depuis Geoffrey Chaucer, aux règles différentes, mais à la longueur plus ou moins équivalente. Il s’astreint, sinon à un impossible mot à mot, du moins à une « fidélité de pensée à pensée », selon ses propres termes. « Il a parlé plus d’une fois de journées entières consacrées à la traduction de quelques lignes, mais le résultat donne une impression de spontanéité », note O’Brien, lui-même poète de son état. Selon lui, la formation de cryptographe militaire qu’a suivie Wilbur et sa prédilection pour les mots croisés l’ont probablement aidé.
Sa langue ne cherche ni à moderniser ni – autre écueil – à historiciser Molière. Résultat ? « Ses traductions, même sur la page, suggèrent une opérette dont la musique réside entièrement dans la volée de mots. Elles saisissent précisément la cadence soutenue des arguments et des contre-arguments de Molière, ponctuée par la poussée et la contre-poussée percutantes des interjections et des ripostes monosyllabiques. Il n’y a pas de répit – même lorsque les personnages de Molière hésitent ou temporisent, ils le font dans l’urgence –, et il est facile de parcourir ces volumes, d’une scène à l’autre et d’une pièce à l’autre, comme emporté par un même souffle. »
Le plus étonnant est que, dans ses propres œuvres, Wilbur est à des années-lumière de l’élégance tout en retenue du Grand Siècle : il y verse sans vergogne, d’après O’Brien, dans un « artifice presque rococo ». Or le voilà qui se met au service de vers presque entièrement exempts de métaphores et dépourvus d’imagerie naturelle, où ce qui prévaut, ce sont les sentiments et eux seuls. « Ni le temps, ni la flore, ni la faune n’y entrent, résume O’Brien, rien que les désirs et les angoisses des hommes mis en scène dans un décor générique, rue de la ville ou salon, pour un effet comique maximal. » Une ascèse par laquelle, paradoxalement, le traducteur-poète a trouvé sa voix la plus juste.
— B. T.
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WP_Post Object ( [ID] => 126053 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:43:34 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:43:34 [post_content] =>Les femmes ont le vent en poupe : on voit en elles les grandes oubliées ou vilipendées de l’Histoire et on ne compte plus les ouvrages qui entendent y remédier. L’un des derniers en date est signé de la poétesse américaine Shelley Puhak. Il est consacré aux reines Brunehaut et Frédégonde. Dans leur cas, cela fait longtemps que l’historiographie les a réhabilitées, mais qu’importe. Pour l’historien Levi Roach, Puhak a accompli un remarquable travail de vulgarisation à l’endroit du grand public anglo-saxon : « Sous sa plume, elles apparaissent comme d’habiles manipulatrices qui ont réussi à naviguer dans les eaux troubles de la politique mérovingienne pendant près d’un demi-siècle », écrit-il dans la Literary Review. Il faut dire que, sur les sept rois qui se sont succédé pendant cette période, « trois ont connu une fin violente (deux assassinés, un tué au combat), un a été empoisonné, un est mort de dysenterie et deux seulement de cause naturelle ». Alors, comment expliquer la survie de Frédégonde et Brunehaut (laquelle finit tout de même suppliciée) ? Précisément par le fait qu’elles étaient des femmes : « En tant que reine consort et reine mère, elles étaient rarement les premières cibles de leurs adversaires », explique Roach.
[post_title] => Reines des âges obscurs [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => reines-des-ages-obscurs [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:43:35 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:43:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126053 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 126061 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:43:28 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:43:28 [post_content] =>La transformation de Paris par le baron Haussmann entre 1853 et 1870 pose un problème de taille : comment pareille réussite a-t-elle pu résulter d’un projet commandé par des motifs si bassement intéressés et mis en œuvre avec une telle brutalité ?
À l’origine de ces gigantesques travaux d’urbanisme, on le sait, il y a d’abord la peur. Celle de Napoléon III devant les lacis de rues étroites de sa capitale, d’autant plus propices aux émeutes qu’elles sont peuplées par les classes les plus agitées. En dégageant de grands axes, comme le boulevard Saint-Michel et le boulevard de Sébastopol, Haussmann entend faire d’une pierre deux coups : d’une part, les artères ainsi créées sont d’une largeur à décourager les barricades (pour plus de sûreté, on remplace même les pavés par du macadam) et facilitent l’acheminement de troupes. D’autre part, cela permet de raser les quartiers dangereux et d’en déplacer les turbulents habitants vers la périphérie.
Cerise sur le gâteau, l’entreprise pharaonique se révèle étonnamment lucrative pour les proches d’Haussmann et de l’empereur, qui, rappelle David A. Bell dans The New York Review of Books, « font rapidement fortune grâce à des informations privilégiées sur les quartiers destinés à être démolis ou reconstruits ». Idem pour les affairistes et capitalistes de tout poil, qui profitent du boom immobilier et des possibilités commerciales des nouveaux boulevards.
Corruption, violence et – c’est tout le paradoxe – résultat exceptionnel : Paris devient une œuvre d’art. C’est ce conflit qui traverse le livre de l’historienne de l’architecture Esther da Costa Meyer, professeure émérite à Princeton. D’après Bell, lui-même historien spécialiste de la France, si Esther da Costa Meyer a du mal à cacher son antipathie pour le personnage d’Haussmann (apparemment aussi grossier que dénué d’humour), sa « fascination pour les réalisations du second Empire » transparaît à chaque page : « Tout en prenant soin d’expliquer que le nouveau système d’approvisionnement en eau profite bien plus aux riches quartiers centraux qu’à la périphérie pauvre de la ville, elle fait l’éloge de la “technologie audacieuse” et de l’“élégante simplicité” des aqueducs conçus par l’ingénieur Eugène Belgrand. Tout en insistant sur le fait que les nouveaux espaces verts tels que les bois de Boulogne et de Vincennes bénéficient davantage à l’élite qu’aux ouvriers, ses descriptions minutieuses et ses magnifiques illustrations en couleur montrent tout le soin apporté à leur conception et à leur aménagement. »
Il y a certes des précédents à Haussmann, y compris à Paris : la construction de la place Dauphine sous Henri IV, par exemple. Mais rarement une grande capitale n’avait été métamorphosée à ce point et aussi vite. À en croire Bell, l’une des principales explications a été négligée par la plupart des historiens : même si Napoléon III a fait figure d’aventurier un peu ridicule et qu’il a fini honteusement, vaincu par la Prusse, on oublie qu’il a présidé l’un des États les plus puissants qu’ait connus la France : « Pour transformer Paris, il pouvait compter sur de vastes ressources et sur une opposition qui était étouffée et inefficace ».
[post_title] => Paris outragé, mais embelli [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => paris-outrage-mais-embelli [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:43:29 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:43:29 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126061 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 125994 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:43:22 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:43:22 [post_content] =>La Belgica maintint son cap sud-ouest dans la mer de Bellingshausen. Comme il n’y avait pas eu de nuit claire depuis que le navire avait quitté le canal, Lecointe [le capitaine] était incapable d’établir ses coordonnées avec précision, mais, à l’estime, il calcula qu’ils franchiraient le cercle antarctique dans la soirée du 15 février 1. On hissa le drapeau belge pour marquer l’événement. Ce fut un moment de grand soulagement pour Gerlache. S’il n’avait pas encore atteint la gloire, avoir franchi ce jalon le sauverait d’une humiliation totale à son retour au pays.
Cependant, plus il s’éloignait vers le sud, plus il courait de risques de ne pas même pouvoir rentrer chez lui. La texture de plus en plus épaisse du pack 2 se manifestait par les bruits qui résonnaient à l’intérieur du navire tandis qu’il le traversait. Le choc mat de fragments de banquise épars contre la coque céda la place au lent grondement de la glace en crêpe, puis au craquement rocailleux du brash-ice 3. L’écho de la mer qui gelait peu à peu autour du navire inquiéta plusieurs hommes à bord, notamment les scientifiques. Chaque jour voyait grandir la probabilité qu’ils soient pris au piège.
Aucun être humain n’avait jamais hiverné au sud des îles Shetland du Sud – sans parler du sud du cercle antarctique –, et les dangers d’un tel séjour dans la banquise étaient flagrants. Gerlache était parfaitement conscient du sort que risquait une expédition bloquée dans les glaces. Ses lectures de récits polaires lui avaient appris qu’il était bien plus facile d’entrer dans le pack que de s’en dégager. L’expédition Franklin des années 1840 en offrait un bon exemple : une fois que la Terreur et l’Érèbe furent tombés dans les rets de l’Arctique canadien, tous leurs hommes furent condamnés à mourir de froid, de faim et de maladie.
Gerlache savait que la glace pouvait détruire un navire comme un boa constrictor tue sa proie, broie ses os et l’avale d’un coup. En 1882, il n’était encore qu’un adolescent déjà fasciné par les récits polaires quand les journaux du monde entier avaient publié l’histoire sensationnelle d’un autre vaisseau américain condamné, l’USS Jeannette. Sous le commandement de l’officier de marine George W. De Long, parti en 1879 pour atteindre le pôle Nord par le détroit de Béring en se fondant sur l’hypothèse erronée de l’existence d’un canal d’eau libre et relativement chaude menant directement au sommet de la planète, la Jeannette se trouva prise dans les glaces à quelques centaines de kilomètres au nord de la Sibérie. Le navire dériva à travers l’océan Atlantique pendant près de deux ans avant que la glace ne relâche son étreinte. Ce bref sursis ne lui apporta pourtant pas le salut : le tampon d’eau libre entourant le navire permit au pack de prendre de l’élan dès le lendemain, quand les pressions se renouvelèrent. La glace fracassa alors la Jeannette de toutes parts et perça sa coque sous la ligne de flottaison. De Long et ses hommes évacuèrent le navire et s’aventurèrent sur la glace, voyant leur demeure sombrer lentement, douloureusement, dans un trou de plus en plus étroit. Les câbles cassèrent net, les cordages se détendirent et les fusées de vergue se plièrent à la verticale quand le vaisseau fut aspiré dans l’ouverture. Une fois que la glace eut refermé ses mâchoires, il ne resta qu’un résidu de peinture et quelques esquilles pour marquer l’endroit où avait sombré la Jeannette. Un tiers seulement des naufragés survécut grâce à des chasseurs sibériens autochtones qui les trouvèrent à demi-morts, les nourrirent, les réchauffèrent et les conduisirent en lieu sûr.
Gerlache s’efforçait de ne pas laisser ce genre d’histoires émousser son courage tandis qu’il faisait voile vers le sud. Les dangers de la glace n’étaient-ils pas précisément, après tout, ce qui faisait des pôles des objectifs aussi convoités ? […]
Le livre de bord de Gerlache au cours de cette période est une chronique d’un étranglement, lent mais inexorable. Il nota ainsi le 20 février : « Le navire est pris entre plusieurs grands “pans” qui l’enserrent et rendent toutes évolutions impossibles. » La glace piégeait la Belgica pendant une ou deux heures, avant de relâcher son emprise.
Certains hommes profitaient de ces répits pour s’y aventurer, mais on ne pouvait pas se fier à sa solidité. « Les crêpes de glace sont étroitement soudées, observait Cook [le médecin de l’expédition], mais à certains endroits se trouvent des tampons mous de glace pulvérisée et de neige, qui sont dangereux pour le voyageur. » Ces surfaces pouvaient paraître fermes et même résister à quelques coups de botte hésitants, mais finir par céder sous le poids d’un homme. Tomber dans de l’eau à moins 15 °C vous garantissait une mort facile. La réaction instinctive du corps au choc du froid est de haleter ; pour peu que la tête soit submergée, le réflexe d’inhalation peut remplir les poumons d’eau instantanément. Si un homme avait survécu à l’immersion initiale, il était possible que le trou par lequel il était tombé dérive si vite qu’il était incapable de le suivre, ce qui le condamnait à se cramponner à la face inférieure de la glace et à regarder, impuissant, la faible lumière filtrant à travers le pack diminuer jusqu’à ce que tout devienne noir.
Le 23 février, Gerlache accompagna Cook pour une brève sortie sur le pack apparemment solide. Cette excursion était particulièrement risquée pour le commandant, qui ne savait pas nager. Ils commencèrent par avancer d’une démarche peu assurée, examinant attentivement chaque plage de neige suspecte. Mais plus ils progressaient, plus leurs pas s’allongeaient. Ils avaient presque oublié qu’ils n’étaient pas sur la terre ferme quand le commandant posa le pied sur de la glace fondue recouverte de neige et s’enfonça droit dans l’océan glacé. Avec une agilité de félin, Cook attrapa Gerlache par le col de son manteau avant que sa tête n’atteigne la surface et il le hissa hors de l’eau. « J’ai arraché son col et dérangé ses boutons, mais j’ai eu la satisfaction de lui éviter un bain complet à une température de 6 degrés au-dessous de zéro », écrivit Cook 4.
Pour éviter de se laisser piéger par un environnement aussi perfide, Gerlache maintint son navire à la périphérie du pack en expansion, faisant des tentatives d’incursion dès qu’un passage s’ouvrait. La Belgica, que Cook avait trouvée si maladroite et disgracieuse à côté des yachts élégants et des paquebots dans le port de Rio de Janeiro, l’impressionna alors par sa pugnacité. Elle était dans son élément. Si la glace se refermait autour d’elle, elle se débattait et se dégageait en se tortillant, laissant derrière elle des copeaux de bois rabotés. « Elle se plaint, elle gémit, craque et frissonne, relata Cook, mais elle continue à découper de grandes crêpes de glace de 1,5 mètre d’épaisseur et d’écarter des fragments de banquise de plus de 50 mètres de diamètre. Elle laboure la mer jonchée de glace comme un être animé. »
Gerlache tentait le sort en poursuivant ainsi sa progression alors que l’hiver approchait. Les jours raccourcissant et se rafraîchissant, les brèches dans la glace se faisaient moins nombreuses. La perspective de quitter l’Antarctique un jour trop tôt le déchirait pourtant. Malgré les avantages du moteur à vapeur, la Belgica n’avait pas encore atteint les 71° 10’ de latitude sud, le record du capitaine James Cook, enregistré plus d’un siècle auparavant, en 1774, sans parler du record de la latitude la plus australe établi par James Clark Ross en 1842 avec 78° 09’ 30”. Ces deux exploits avaient été accomplis de l’autre côté du globe. Gerlache s’était déjà engagé plus au sud dans la mer de Bellingshausen que tout baleinier ou explorateur avant lui. Mais cela ne remplaçait pas la gloire irréfutable d’un record de latitude.
Le commandant gardait les yeux rivés sur l’horizon. Au sud, des water skies suggéraient que de vastes surfaces dégagées s’étendaient dans cette direction, invitant Gerlache à s’attarder encore un peu dans l’espoir de les atteindre.
Chaque jour qui passait voyait cependant la glace cerner la Belgica plus fréquemment et plus longtemps, au grand désespoir de la plupart des hommes à bord. Dans la soirée du 23 février, Gerlache demanda aux officiers et aux scientifiques ce qu’ils pensaient de la perspective d’hiverner dans la glace. À en croire Cook, « tout le monde y [était] hostile ». Longtemps auparavant, il avait imaginé prendre la tête de la première expédition à hiverner dans l’Antarctique, mais il pensait au continent lui-même et n’avait pas envisagé d’être prisonnier d’une étendue de glace apparemment infinie dérivant sans but autour de la mer. Cook ne voyait pas ce qu’on pouvait gagner à rester coincé dans le pack. Cependant, étant le seul homme à bord à avoir enduré un hiver polaire (avec Peary au Groenland), Cook était également le seul à être plus ou moins prêt à cette éventualité.
Pétrifiés par cette idée, les scientifiques s’y opposèrent avec la dernière véhémence. Aucun d’eux ne s’était engagé à passer un hiver dans les glaces. Ils affirmèrent se soucier avant tout de la préservation de leur travail : si la Belgica était broyée par la glace, déclarèrent-ils, les collections d’Arctowski et le musée miniature de Racovitza sombreraient avec elle. […]
Aussi longtemps que le pack était resté fermé au-delà de ses marges extérieures, les délibérations de Gerlache sur l’opportunité d’y hiverner avaient été largement hypothétiques. Mais le 28 février au matin, une violente tempête fracassa le bord du pack. Des fragments de banquise se séparèrent et des chenaux d’eau libre s’ouvrirent, invitant la Belgica à s’y introduire et offrant à Gerlache une occasion éphémère de s’enfoncer profondément jusqu’au cœur de la banquise antarctique.
Le commandant devait prendre une décision. Le navire venait de franchir le 70e parallèle et les voies qui s’ouvraient lui offraient une chance de se frayer un passage vers le sud et, qui sait, d’établir un nouveau record. Cependant, pénétrer aussi loin dans le pack à une période aussi tardive de l’année leur faisait courir le risque de se faire prendre au piège, non pas pour quelques heures ou quelques journées, mais pour des mois, voire des années. Tandis que la Belgica tanguait parmi les fragments de banquise qui s’entrechoquaient et que les vents hurlaient en bourrasque dans les gréements, Gerlache pesait ses options.
Les mésaventures de la Terreur, de l’Érèbe et de la Jeannette étaient très présentes à son esprit alors qu’il envisageait de s’engager profondément. Faire naufrage dans l’Antarctique était à tout prendre une éventualité plus inquiétante encore. À la différence de l’Arctique, aucun navire de passage ne viendrait leur porter secours. Même si la localisation de la Belgica avait été connue, ce qui était exclu, le vaisseau le plus proche se trouvait certainement à plusieurs centaines de kilomètres d’elle. Et les hommes ne survivraient probablement pas à la traversée du passage de Drake dans les petits canots découverts du baleinier. De plus, comme Gerlache n’avait envisagé de faire hiverner que quatre hommes sur la terre de Victoria, l’expédition n’avait emporté que quatre jeux de vêtements adaptés à un froid extrême. S’ils étaient obligés de tirer des canots à travers le pack sans équipement adéquat, bien des hommes mourraient.
Mais leur sécurité n’était pas, en cet instant, la préoccupation première du commandant. Contrairement à Amundsen [le célèbre explorateur norvégien qui, quelques années plus tard, serait le premier à atteindre le pôle Sud et qui, pour l’heure, était premier lieutenant sur la Belgica], Gerlache n’avait aucun goût pour la souffrance en tant que telle et ne s’était pas familiarisé avec son étreinte si pleine d’enseignement. Il n’en avait pas moins compris que la gloire accompagnait le risque, et que risque et souffrance étaient généralement indissociables. Outre les histoires tragiques de navires perdus dans les glaces, il se sera rappelé les récits plus heureux de capitaines qui avaient exposé la vie de leurs hommes et avaient triomphé. Le 5 janvier 1841, quelques années avant que Franklin ne conduise l’Érèbe et la Terreur à leur perte, James Clark Ross les avait entraînés dans le pack à une latitude comparable, de l’autre côté de l’Antarctique. En quatre jours, les navires avaient forcé le passage à travers plus de 200 kilomètres de banquise et étaient ressortis de l’autre côté dans des eaux libres, permettant ainsi à Ross de découvrir la terre de Victoria. Que penserait le monde de Gerlache s’il avait peur de tenter ce que Ross avait réalisé presque soixante ans plus tôt ?
La Belgica attendait les ordres, battue par les vagues, le vent et la glace. Comme la tempête qui grossissait fracturait le bord du pack, il devint trop dangereux de rester sur place. Gerlache allait devoir essayer d’échapper aux vagues en s’enfonçant profondément dans la glace, ou bien éviter les fragments de banquise agités par la tempête et les icebergs en se retirant dans l’océan libre. Il ne pouvait plus différer sa décision : l’expédition avait déjà perdu un homme dans des circonstances moins dangereuses.
Cependant, tous les arguments rationnels que Gerlache examina pour prendre son parti étaient sous-tendus par une profonde angoisse latente : sa chance d’accéder à la gloire n’était-elle pas en train de lui échapper ? Les retards accumulés avaient déjà imposé de nombreuses modifications au programme de l’expédition, et il en éprouvait un profond malaise. Au total, leur campagne allait désormais durer trois ans au lieu des deux que Gerlache avait d’abord envisagés. Cet allongement était devenu indispensable parce que les contretemps survenus en Amérique du Sud – les renvois et les désertions, la curiosité insatiable que la Terre de Feu inspirait aux scientifiques, le naufrage évité de justesse dans le canal de Beagle, un détour imprévu vers l’île des États pour reconstituer les réserves d’eau douce – avaient empêché la Belgica d’atteindre la terre de Victoria avant que la banquise hivernale n’en bloque tous les accès. Mais cette année supplémentaire posait ses propres problèmes. Le budget de 300 000 francs prévu pour l’expédition suffisait à peine pour deux ans ; en fait, il ne restait que 16 000 francs dans les coffres. Il avait fallu si longtemps à Gerlache pour rassembler cette somme qu’il était insensé d’imaginer pouvoir, en un seul hiver et en Amérique du Sud, lever des fonds suffisants pour prolonger l’expédition d’un an. Il serait déjà assez difficile de convaincre ses commanditaires ou le gouvernement belge de lui accorder une rallonge alors qu’il avait échoué à atteindre un de ses principaux objectifs. Le faire depuis le Chili ou l’Argentine serait quasiment impossible. De même, en considérant le mal qu’il avait eu à réunir son équipage, à le conserver et à en assurer la discipline, Gerlache pouvait s’attendre à ce que plusieurs de ses hommes quittent le navire à la première escale de la Belgica au lieu d’attendre tout l’hiver que le navire puisse repartir.
Le commandant voyait bien que tous ses projets risquaient de s’écrouler. S’il n’avait pas l’argent ou les hommes pour poursuivre l’expédition, il serait contraint d’y mettre fin, ce qui serait une humiliation nationale, personnelle et familiale. Les chercheurs seraient peut-être impressionnés par les découvertes que les scientifiques de la Belgica avaient faites dans le canal, mais des roches, des lichens et un moucheron aptère auraient peine à satisfaire un public belge assoiffé de gloire nationale et d’aventure par procuration. Si la Belgica devait se replier en Amérique du Sud, la réaction de la presse serait probablement brutale et risquerait d’influencer négativement les rares commanditaires encore disposés à soutenir l’expédition.
Malgré les dangers – ou plutôt, à cause des dangers –, rester prisonnier des glaces résoudrait l’intégralité de ces problèmes. Cela ne coûterait pas plus cher, Gerlache ne perdrait pas d’hommes – en tout cas pas du fait de désertions – et cette aventure donnerait matière à un récit sensationnel. Si l’expédition de la Belgica n’arrivait pas à atteindre le pôle Sud magnétique (cette année, en tout cas), ses hommes pourraient établir un autre record en étant les premiers à hiverner au sud du cercle antarctique. Les périls en jeu n’étaient pas un frein, mais plutôt un encouragement : plus le récit serait poignant, plus on aurait envie de le lire et plus les éditeurs seraient disposés à mettre la main à la poche pour s’en assurer l’exclusivité.
Si tous ces éléments jouèrent un rôle dans les réflexions de Gerlache, cela ne faisait pas de lui un homme plus cynique que d’autres explorateurs. Il était courant que les chefs d’expédition publient leurs souvenirs à leur retour. C’était en grande partie ainsi qu’ils gagnaient de l’argent, qu’ils remboursaient leurs créanciers et finançaient leurs futures campagnes. Faute de ressources naturelles facilement exploitables, les récits étaient ce que les explorateurs polaires rapportaient de ces paysages de glace désolés. Et les meilleures histoires n’étaient pas celles où tout se passait bien 5. Bien que Gerlache sût qu’être prisonniers des glaces risquait d’infliger à ses hommes de terribles souffrances, il ne pouvait que savoir que ces souffrances pourraient constituer un investissement d’un bon rapport futur, financier et autre.
La mer agitée soulevait les fragments de banquise et les projetait les uns contre les autres, et contre les flancs de la Belgica. La neige s’élevait en tourbillonnant jusqu’au sommet des mâts. Le commandant traversa le pont, adaptant son pas au balancement du bateau. Il gravit l’échelle qui menait à la passerelle de commandement, où il trouva Lecointe. Il prit le capitaine à part, pour éviter que le timonier ne surprenne leurs propos, et lui fit part de ses intentions. Le vent glacial couvrait leurs voix. Mais quand le commandant eut fini de parler, le capitaine sourit. Les deux hommes échangèrent une vigoureuse poignée de main pleine de sens et de l’assurance que chacun assumerait la responsabilité de cette décision mémorable.
Se tournant alors vers le timonier, Lecointe cria : « Cap au sud ! »
— © Éditions Payot & Rivages, Paris, 2023.
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WP_Post Object ( [ID] => 126065 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:43:15 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:43:15 [post_content] =>Pourquoi Staline n’a-t-il été retrouvé que de longues heures après sa mort, baignant dans une flaque d’urine au pied de son lit ? Parce que, dans la réclusion de la datcha où il vivait coupé de tout et de tous, il inspirait encore une telle crainte que personne n’osait pénétrer dans sa chambre. Ce genre de fin de parcours, beaucoup de dictateurs modernes le connaissent peu ou prou, comme le montre Frank Dikötter en retraçant la trajectoire de sept d’entre eux : Mussolini, Hitler, Mao, Kim Il-sung, Ceaușescu, Duvalier et Mengistu Hailé Mariam. Pourquoi ces sept-là, au sein d’une liste hélas très fournie et qui s’allonge implacablement ? Sans doute parce qu’ils sont incontournables et surtout incontestables. La qualification de « dictateur » est en effet toujours un peu subjective, même si l’on peut dire de la dictature ce qu’un juge américain disait de la pornographie : « Quand on la voit, on la reconnaît tout de suite. »
À vrai dire, ce n’est pas seulement par leur fin que les dictateurs sont comparables, mais par l’ensemble de leur parcours, depuis son début. Beaucoup possèdent en effet des origines ultramodestes et provinciales, et connaissent des jeunesses chaotiques voire miséreuses et peu propices aux bonnes études, sauf pour le lettré Mao et le futur médecin Duvalier (le Papa Doc des Haïtiens). Leur formation, les tyrans la reçoivent le plus souvent à l’armée – l’alma mater de bien des dictateurs –, dans la lutte révolutionnaire ou encore dans la rue, comme l’Ougandais Idi Amin Dada. Jeune, le futur dictateur rêve rarement de pouvoir absolu, même en se rasant (ce sont en effet tous des hommes ; il n’y a pas de dictatrice à l’époque moderne, sauf à la rigueur par association, comme Elena Ceaușescu). Mais cette insignifiance sociale, qui se complète parfois d’une insignifiance physique et intellectuelle – voire d’un lourd accent régional –, constitue paradoxalement un atout : à la capitale, on ne se méfie pas trop d’eux. Lénine finira par s’aviser de la toxicité de Staline, qu’il prend pour un rustre géorgien mal dégrossi, et témoignera de ses préventions par écrit, mais trop tard. Gheorghe Gheorghiu-Dej, leader communiste roumain, ne voit en Ceaușescu qu’un « petit jeune homme avec des problèmes d’élocution mais de bons talents d’organisateur, le président-potiche idéal pour le Parti », écrit Frank Dikötter. Lourde erreur ! Quant aux Soviétiques, s’ils portent Kim Il-sung sur le trône de Corée du Nord, c’est parce que de tous les prétendants, il leur semble le plus docile, un bon gars pas trop brillant et bien-pensant.
Mais, une fois arrivés aux manettes, les néodictateurs s’y cramponnent avec d’autant plus d’énergie qu’ils savent qu’en cas de destitution ils subiront la haine de leurs victimes ou de leurs vengeurs. Et les techniques auxquelles ils ont recours pour consolider leur position sont remarquablement similaires, à commencer par la répression brutale et la surveillance, police secrète à l’appui (Ovra, Gestapo, Guépéou, etc.). Les tyrans asiatiques vont jusqu’à mettre en place une segmentation méthodique – le Songbun de Kim Il-sung, système de castes divisant la société, ou encore le Zhengfeng de Mao, « rectification » des cadres du Parti – qui permet de focaliser efficacement les avantages sur les bons éléments, et l’attention policière et la brutalité sur les autres.
Bien sûr, chaque dictateur a ses propres recettes. Certains affectionnent la proximité maximale et demeurent au contact ou sous le regard de leurs sujets. Kim Il-sung multiplie les visites de terrain et donne des conseils, parfois catastrophiques, sur la façon de cuisiner le tofu ou de fertiliser les champs. Mussolini se vante d’avoir déjà traité, en 1929, pas moins de 1 887 112 cas particuliers ! D’autres optent pour une stratégie exactement inverse, préférant rester invisibles et mystérieux, comme Staline. Selon son médecin, Mao avait « un besoin éperdu d’affection » ; mais ses confrères, tant qu’à choisir, trouvent généralement plus sécurisant d’être craints. Frank Dikötter s’étend aussi sur ce qui semble le souci primordial des bons dictateurs : la gestion de leur image.
Le virtuose, dans ce domaine, est incontestablement Mussolini, qui consacre plus de la moitié de son temps à ses relations publiques. Jeune, Benito se serait bien vu acteur, avec son physique, son charisme, sa voix puissante, ses yeux magnétiques, ses mains voltigeantes. Plus vieux, il complète ces dons par un talent d’auteur, de metteur en scène, d’organisateur d’événements, de bâtisseur de décors. Il deviendra pour un temps l’homme le plus photographié du monde et couvrira l’Italie de radios et de haut-parleurs (mais pas jusque dans les foyers comme Kim Il-sung). Hitler est lui aussi un promoteur polyvalent qui sait utiliser toutes les formes d’expression – discours, chorégraphies spectaculaires, films, édifices triomphaux, décoration d’intérieur (les dictateurs ont en général une prédilection pour les bureaux démesurés qui mettent d’emblée le visiteur en condition). Il va jusqu’à prêter une attention minutieuse au dessin et à la couleur des brassards à svastika. Ceaușescu veut se construire le plus grand bâtiment du monde (toujours inachevé). Et peu de dictateurs résistent aussi à la tentation de réécrire l’Histoire à leur profit, en escamotant les appuis dont ils ont bénéficié, en s’inventant un passé prestigieux – de héros de la lutte contre l’occupation américaine, pour Duvalier par exemple – ou en cherchant laborieusement à s’inscrire dans la glorieuse tradition nationale, comme Mussolini, qui se réclamera de la Rome impériale.
Car, dans tous les cas, le but plus ou moins revendiqué est à peu près le même : accéder à un statut quasi divin. Soit en laissant faire le bon peuple, encouragé en sous-main, comme Hitler, qui autorisait les prières à son bénéfice dans les églises ; ou plus généralement en organisant un culte autour de leur personnalité, avec tous les attributs que requiert une religion authentique : clergé, sanctuaires, sacrements (confession !), miracles. C’est Kim Il-sung qui pousse l’exercice le plus loin – jusqu’à l’immortalité même (post mortem, il deviendra « président éternel »). Ceaușescu se laisse qualifier de « demi-dieu laïc », et Mao, écrit l’auteur, se « bouddhatise » (il n’hésite pas à affirmer : « C’est bien nous qui détenons la vérité, n’est-ce pas ? Alors pourquoi ne pas vénérer la vérité ? »). Duvalier, lui, se réinvente en divinité vaudoue, l’inquiétant Baron Samedi, pouvoirs magiques à l’appui. Mais pas de culte sans doctrine ni textes sacrés. « Quand on est un leader, on doit avoir une doctrine – comment gouverner les gens sans doctrine ? » plaide Duvalier. C’est pourquoi la plupart des dictateurs prennent la plume, parfois avec une vigueur spectaculaire. Là où Hitler ne peut se prévaloir que d’un seul ouvrage, Kim Il-sung s’en attribue plus de 4 000, sur tous les sujets concevables. Mao multiplie aussi les écrits, y compris poétiques (Staline de même). Duvalier se veut à la fois historien, philosophe, poète, ethnographe et on en passe. Mais, si les dictateurs doivent tout de même trouver le temps d’écrire (ou de faire écrire), du moins n’ont-ils pas à se tracasser pour la publication, la diffusion et la réception de leurs œuvres : il est bien sûr inconcevable qu’on les critique, et l’on est en général obligé de les lire (le despote Nyýazow, alias Türkmenbaşy, « Père de tous les Turkmènes », soumet ainsi l’obtention du permis de conduire à la connaissance approfondie de son évangile, le Ruhnama). Cela ne fait pourtant pas des dictateurs des idéologues exemplaires. Le fascisme de Mussolini demeurera quelque chose de très flou. Le marxisme-léninisme que Staline décortique d’abord avec ardeur se muera rapidement en léninisme-stalinisme, puis en stalinisme tout court. Kim Il-sung écarte vite le marxisme au profit de sa théorie personnelle, le Juché ; mais cette doctrine ne résistera pas à l’épreuve des faits, notamment économiques, et son véritable inventeur, l’homme d’État Hwang Jang-yop, fera défection.
S’ils sont souvent de piètres idéologues, les dictateurs sont en effet des économistes pires encore (voir le Grand Bond en avant de Mao, le Chollima de Kim Il-sung, les utopies collectivistes…). Et leurs qualités militaires s’avèrent elles aussi, dans les faits, assez discutables. Ils sont pourtant souvent issus des rangs de l’armée et dépendent d’elle pour se maintenir à leur poste ; raison pour laquelle ils sont si attachés – extérieurement – à la chose militaire, affectionnant uniformes ou tenues guerrières, multipliant les parades et les déclarations martiales, se parant de grades et de titres immérités. Mais, en réalité, ils se méfient presque tous de leurs troupes et surtout de leurs états-majors, qu’ils redoutent de voir désœuvrés. Ils les gardent donc sur le pied de guerre en leur inventant des conflits sur mesure (maître du genre : Mussolini). Le problème, c’est que les dictateurs s’impliquent dans les opérations militaires et court-circuitent volontiers leurs états-majors (quand ils ne vont pas jusqu’à les humilier en public, comme Hitler ou Mengistu). Leurs stratégies s’avèrent souvent désastreuses et causent leur perte, à moins qu’ils ne parviennent à se défausser sur des acolytes dont ils se débarrassent par la même occasion.
Même s’ils survivent aux échecs militaires ou économiques, les dictateurs développent tous, en effet, le même syndrome, déjà décrit en son temps par Suétone à propos de Caligula : une paranoïa, certes justifiée, qui provoque leur isolement, leur perte de contact avec la réalité, des troubles psychologiques divers et variés. Le dictateur sait bien qu’il est entouré de rivaux et d’ennemis. Il fait d’ailleurs tout pour les susciter, s’efforçant de diviser autour de lui pour régner, de confier aux uns et aux autres des attributions qui se chevauchent, de favoriser la lutte des officines sécuritaires entre elles, etc. Il projette dans son entourage l’insécurité dont il est la proie, et plus on est proche de lui, plus on en connaît sur ses méfaits, plus on est menacé. Face à la haine qui s’épaissit autour de lui, le tyran ne se repose que sur sa famille (et encore), et le plus souvent sur lui seul. Il concentre peu à peu la totalité du pouvoir, devenant, comme Staline, « son propre commandant en chef, son propre ministre de la Défense, son propre ministre des Affaires étrangères et même son propre chef du protocole », résume l’auteur. En parallèle, le tyran déclinant se claquemure dans une datcha, un nid d’aigle ou un bunker, une cité interdite… La folie est souvent déjà là et le désespoir en chemin (Mengistu alterne déclarations fracassantes et menaces de suicide avant de s’enfuir au Zimbabwe). Rares sont les dictateurs qui meurent dans leur lit (ou à côté, comme Staline), entourés de l’affection des leurs. Leur fin est le plus souvent violente, grotesque ou indigne, voire les trois à la fois, à l’instar de Mussolini, pendu par les pieds après des reniements lamentables. Kim Il-sung, lui, périt d’une débauche fatale sciemment encouragée par son propre fils. Ce sont encore les époux maudits de Roumanie qui quittent la scène avec le plus de panache : monsieur en chantant L’Internationale, madame en insultant les membres du peloton d’exécution.
— Jean-Louis de Montesquiou vient de publier Amin Dada, une biographie de référence sur le dictateur ougandais (Perrin, 2022). — Cet article a été écrit pour Books.
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WP_Post Object ( [ID] => 126073 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:43:10 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:43:10 [post_content] =>À l’heure où les épidémiologistes font l’objet d’un culte sans précédent, un livre vient de paraître qui pourrait quelque peu ternir leur blason. L’émergence de cette science, affirme en effet Jim Downs dans l’introduction des Origines troubles de l’épidémiologie, « ne fut pas seulement le fruit de l’étude des centres urbains européens, mais aussi du commerce international des esclaves, de la colonisation, des guerres et des migrations de populations qui s’ensuivirent ». La discipline serait donc frappée d’un péché originel que l’auteur, un historien américain de la médecine, explore sur une période allant du milieu du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe. Conclusion : loin d’être au départ un projet altruiste, l’épidémiologie procède de bureaucraties dont l’objectif, en collectant et en analysant de grands volumes de données de santé, était d’abord d’étendre la mainmise des empires et les profits du commerce triangulaire. Ce n’était pas par souci du confort des esclaves que l’on s’est inquiété de la bonne ventilation des cales des navires négriers et de la nourriture qui y était servie, mais parce que l’on s’est aperçu que l’air vicié et le manque de produits frais favorisaient l’apparition du scorbut, lequel pouvait décimer près « d’un quart de ces précieuses cargaisons ».
Exit les John Snow et autres figures tutélaires : les héros de ce livre sont les esclaves des plantations, les populations colonisées, les soldats conscrits. Autant d’anonymes qui ont fourni de précieuses informations aux médecins de l’époque sur la propagation des maladies infectieuses. « Downs s’interroge sur la façon dont l’épidémiologie transforme les individus en données exploitables, observe Mary T. Bassett dans Nature. Pour leur restituer une forme d’humanité, il propose des récits romancés. » Ainsi l’auteur raconte-t-il, avec force détails et une touche de pathos, comment les enfants d’esclaves noirs furent utilisés comme sources de lymphe afin de vacciner les soldats contre la variole pendant la guerre de Sécession : « Bercé dans les bras de sa mère, le nourrisson dormait, totalement inconscient du fait que même son corps – trop jeune pour parler ou marcher – devait travailler. La lancette tranchante comme un rasoir perçait la peau du nouveau-né, fine comme du papier, et le réveillait, intensifiant ses cris. » Le procédé ne convainc guère Bassett, pour qui « ces clichés empêchent d’imaginer les souffrances réelles des personnes qui ont été soumises à la violence ». John Galbraith Simmons salue quant à lui la démarche de l’auteur, notamment lorsqu’il entreprend de réhabiliter Florence Nightingale, une infirmière britannique dont la contribution à l’épidémiologie a longtemps été négligée : « Pour utiliser le vocabulaire d’aujourd’hui, écrit-il dans la Los Angeles Review of Books, Nightingale était “data-driven”, guidée par les données ; elle utilisait les statistiques de manière convaincante et originale […]. Le fait que les épidémiologistes aient besoin qu’on leur rappelle ces travaux témoigne d’un grave esprit de clocher au sein de la discipline. » Et Suman Seth de conclure, dans Science : « Rares sont ceux qui doutent du rôle clé que l’épidémiologie jouera probablement dans les années à venir. Mais nous ne devons pas oublier les contributions, volontaires ou non, de celles et ceux sur qui reposent nos connaissances médicales. »
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WP_Post Object ( [ID] => 126077 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:43:05 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:43:05 [post_content] =>C’est l’écueil par excellence des révolutions : elles sont lancées par des modérés mais vite récupérées par des extrémistes, et sombrent dans la violence. Cet implacable processus, Daniel Chirot le voit à l’œuvre dans presque toutes les révolutions modernes, à commencer par celle qui a servi de modèle à toutes les autres, la française. « Les radicaux peuvent bien se réclamer d’idéaux utopiques, ceux-ci sont irréalisables et ne sont pas soutenus par la majorité du peuple. Alors, s’ils veulent rester au pouvoir, ils se tournent rapidement vers la répression brutale », dit-il dans un entretien accordé au site de l’Université de Washington, où il enseigne. Pour lui, à l’origine de toute révolution, il y a la faillite des élites, incapables d’effectuer les réformes qui s’imposent : « Des autocraties obstinées dirigées par des incompétents comme le chah d’Iran ou le tsar Nicolas II font taire l’opposition modérée, ne voient pas que le changement est nécessaire et finissent donc par provoquer des bouleversements violents. » Paradoxalement, c’est l’insatisfaction de ces mêmes élites qui précipite les choses : celle de l’aristocratie dans la France du XVIIIe siècle, typiquement. Ou, à l’inverse, c’est un relatif contentement à l’égard du régime qui les maintient figées, comme dans l’actuelle Corée du Nord.
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WP_Post Object ( [ID] => 126081 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:42:59 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:42:59 [post_content] =>En Autriche, l’éditeur de la traduction du premier roman du Slovaque Peter Balko a décidé d’en changer le titre : Il était une fois à Lošonc (conservé pour la traduction française) est devenu « Ensemble nous sommes invincibles ». La traductrice, Zorka Ciklaminy, n’était pas d’accord, comme elle l’explique au site Medzi Knihami: « On dirait un titre de roman jeunesse. De plus, le résumé ne parle que d’une histoire d’amitié entre deux garçons vivant à la frontière slovaquo-hongroise. Il n’explique pas au lecteur ce qui est au centre du livre : la ville de Lošonc, ainsi que l’histoire du XXe siècle. C’est dommage. »
Alors certes, Il était une fois à Lošonc est l’histoire de deux garçons de 8 ans, Leviathan et Kápia, « meilleurs amis au monde », même si tout les oppose : « Kápia connaissait six gros mots et deux titres de films pour adultes, moi je pouvais réciter par cœur les noms de tous les saints du calendrier, même à l’envers. Kápia exécutait au minimum un animal par jour, je me brossais les dents tous les soirs. Kápia crachait, moi j’écrivais. » L’auteur du roman le confirme dans une interview donnée au quotidien Denník N : « Le thème de la puberté me tient à cœur et me permet de réfléchir sur la culpabilité et l’innocence. »
Cependant, pour l’écrivain originaire de Lučenec (le Lošonc du livre), ce roman multiprimé est avant tout « le chant du cygne d’une ville qui n’existe plus que dans les souvenirs » de ceux qui y vécurent. « Pour mon père, c’est le pays de personne ; pour les Occidentaux, la Hongrie ; pour les anciens de Lošonc, la poubelle de l’Histoire ; pour moi, c’est ma patrie », déclare le narrateur Leviathan, alter ego de Balko.
« Lošonc apparaît comme un monde où la réalité se mêle à l’absurdité et à l’abstraction », décrit Knižná Revue, saluant, à l’instar de la poétesse Mila Haugová, le réalisme magique de Balko, ce « mélange radieux et mystérieux de dureté, de tendresse, de fantastique et de réalité brute ». En découle le portrait d’un no man’s land hanté par la guerre, les mythes et les personnalités légendaires. Du côté des ennemis, les Hongrois, la peste bleue ou des pélicans rebelles. Concernant les mythes, une chasse au cochon d’or ou une apocalypse de la bière. Quant aux sommités : le voisin Hrcka, transformé en monstre bleuâtre par son cancer et dont les cheveux ont fini par recouvrir la ville ; Ferči Fošaš, « célèbre amoureux des coqs et l’ivrogne le plus correct de Lošonc », terrassé en crachant des plumes sanglantes ; sa veuve, devenue la terreur des enfants et des basses-cours ; l’énorme forgeron Balint, qui vivait dans un lit à roulettes afin de pouvoir se déplacer en ville ; Žaro, un joueur de cartes bulgare qui décima les soldats russes lors de la Seconde Guerre mondiale ; ou encore « l’homme le plus laid du monde », qui en fit autant avec les nazis.
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WP_Post Object ( [ID] => 126094 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:42:53 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:42:53 [post_content] =>Soucieux de contrôler le récit qui serait fait de sa vie, en particulier de ses relations orageuses avec les femmes, le grand romancier américain Philip Roth a longtemps cherché le biographe idoine. Il a d’abord sollicité Hermione Lee et Judith Thurman, deux pointures, qui ont décliné par manque de temps. Pendant un moment, Ross Miller, neveu du dramaturge Arthur Miller, a semblé tenir la corde. Mais l’entente entre Roth et lui a fait long feu. Ce n’est qu’en 2012 que Blake Bailey, réputé pour ses biographies de Richard Yates et John Cheever, rafle la mise. Le romancier formule ainsi ses attentes : « Je ne veux pas que vous me réhabilitiez. Rendez-moi simplement intéressant. » Il lui offre un accès quasi illimité à ses archives personnelles et se prête à des entretiens quotidiens de six heures. Après avoir alimenté la chronique littéraire pendant des années, la biographie-somme sort le 6 avril 2021 aux États-Unis. Pour être retirée du marché le 28 ! La faute non au contenu de l’ouvrage, « chef-d’œuvre narratif » pour l’essayiste Cynthia Ozick dans The New York Times, mais à des accusations d’agressions sexuelles portées contre Bailey. Depuis, un nouvel éditeur a pris le relais, et le livre vient de paraître en français chez Gallimard.
— Voir « Exit le biographe », Books n° 116, novembre-décembre 2021.
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WP_Post Object ( [ID] => 126098 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:42:47 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:42:47 [post_content] =>La parution en Russie, en 2017, d’En mémoire de la mémoire de Maria Stepanova, poètesse, essayiste, traductrice et rédactrice en chef du portail culturel Colta, fut un événement. Les critiques saluèrent « l’un des textes les plus importants écrits en langue russe ces dernières années ». Le livre a décroché deux des principaux prix littéraires du pays et il a été réimprimé plusieurs fois. Traduit (ou sur le point de l’être) en 28 langues, il est sorti en français en septembre dernier. Interviewée par le magazine Aficha, Stepanova, plus accoutumée à des tirages d’un millier d’exemplaires, s’est étonnée du succès retentissant d’un livre pourtant « intransigeant » : « Au départ, il n’était d’ailleurs destiné à aucun lecteur […]. J’avais en tête d’élaborer une sorte de vaste système d’archivage […], où un certain nombre d’objets qui m’étaient chers pourraient être entreposés. »
De fait, la composition de ce roman expérimental penchant du côté de l’essai prend la forme d’un labyrinthe. « Il s’agit non pas d’un, mais de trois livres […] sous une même couverture », relève Anna Golubkova dans la revue littéraire Novy Mir.
D’abord – et c’est le point de départ –, une restitution minutieuse de l’histoire familiale de l’auteure, issue d’une lignée judéo-russe, relativement épargnée par les cataclysmes du XXe siècle. « Ma parentèle n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour rendre notre histoire intéressante à raconter », écrit-elle. Médecins, ingénieurs, bibliothécaires : ils furent « figurants » et non pas « acteurs de l’Histoire », se tenant à l’écart « des moulins tournoyants de la modernité ». Afin de contrer cette « injustice », l’auteure se donne pour mission de « mettre en lumière » leurs existences discrètes vouées au néant.
Dans sa quête, elle se rend dans le berceau familial, petit bourg perdu du nom de Pochinki, ou encore à Paris, où a vécu un temps son arrière-grand-mère. En archiviste, elle fait de longs inventaires d’objets hérités de ses proches, retranscrit leurs lettres et journaux intimes. Stepanova décrit sur plusieurs pages les photos de famille (une seule est reproduite à la fin du livre ; une belle image mystérieuse d’un groupe de personnes se promenant dans une prairie sous la pluie). Mais à l’instar de ces clichés vieillis qui font surgir plus de questions que de réponses, « le passé reste tout aussi hermétique », note Golubkova.
Mue par un sentiment aigu de la fragilité et de la finitude « de chaque chose et de chaque personne », l’écrivaine fait appel à un immense cortège d’auteurs ayant abordé le thème de la mémoire. Au détour des pages, on croise Roland Barthes, Orhan Pamuk, Vladimir Nabokov, Susan Sontag. De longs développements sont consacrés à l’écrivain allemand W. G. Sebald, au poète russe Ossip Mandelstam ou encore à la photographe américaine Francesca Woodman. « Stepanova transforme une collection de souvenirs épars de sa famille […] en un essai foisonnant et potentiellement sans fin sur la façon dont la mémoire humaine se forme, note le critique littéraire Dmitri Samoilov sur le site Gorky. La mémoire, dans ce cas, est le flux des connexions de tout à tout. »
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