Un jour de mai 2018, dans le hall du musée d’Aquitaine, à Bordeaux, l’artiste nigérian Jelili Atiku se mit à appeler à l’aide. « Je veux rentrer chez moi, criait-il. Bénin, Edo… Ramenez-moi à la maison ! » Habillé en guerrier de bronze, pieds et poings liés, un drapeau britannique gisant au sol, il mimait le désespoir d’une statuette prise au piège dans le musée qu’il finissait par fuir torse nu, révélant sa peau recouverte de peinture métallique. Sa performance artistique mettait en scène les efforts longtemps infructueux du Nigeria pour récupérer les « bronzes du Bénin », une collection de plusieurs milliers d’œuvres volées en 1897 lors du sac de Benin City par l’armée britannique. Aujourd’hui, elles sont dispersées parmi plus d’une centaine d’institutions à travers le monde, principalement au British Museum.
Pendant des décennies, les bronzes du Bénin ont servi d’emblème à la lutte pour la restitution des œuvres d’art africaines dérobées pendant la colonisation. Plus d’un demi-million d’objets (soit, d’après certaines estimations, plus de 90 % du patrimoine artistique de l’Afrique) sont détenus par des musées européens – et semblaient appelés à y rester. Il y a vingt ans encore, un groupe de musées se proclamant « universels » déclaraient que beaucoup de ces œuvres volées étaient tout simplement devenues « partie intégrante du patrimoine des nations qui les détiennent ». En 2018, le ministre de la Culture de l’actuel Bénin [ex-Dahomey] décrivait leur restitution comme aussi impensable que « la réunification des deux Corées ». Depuis, un changement d’envergure s’est opéré, et ce en un laps de temps très court.
En mars dernier, la Smithsonian Institution, basée à Washington, a accepté de rendre la plupart de ses 30 bronzes du Bénin au Nigeria, faisant suite à une décision similaire des musées nationaux en Allemagne. La Belgique, qui conserve la plus vaste collection d’art africain au monde au Musée royal de l’Afrique centrale, près de Bruxelles, a promis de passer en revue toutes les acquisitions réalisées pendant la période coloniale en partenariat avec la République démocratique du Congo [lire « Peut-on décoloniser un musée ? », Books n° 107,mai 2020]. Cette vague de restitutions a eu lieu pour diverses raisons, allant de retournements géopolitiques à la prise de conscience provoquée par des mouvements comme Black Lives Matter et Rhodes Must Fall 1. Mais c’est le président français Emmanuel Macron qui a fait tomber le premier domino. En 2017, à l’occasion d’une visite officielle au Burkina Faso, il déclare que « le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens ». L’année suivante, son gouvernement publie un rapport qui choque le milieu des musées internationaux, appelant à la restitution permanente des œuvres pillées. La France a, depuis, rapatrié des dizaines d’œuvres majeures au Sénégal, à Madagascar et au Bénin, où le président Patrice Talon salua leur arrivée comme un retour de « notre âme ».
Partout en Afrique, des musées voient le jour pour accueillir les œuvres prodigues, que ce soit au Bénin ou au Nigeria, où l’on a annoncé la construction à Benin City du gigantesque Musée d’art ouest-africain de l’Edo (Emowaa), conçu par David Adjaye. La situation est pourtant loin de satisfaire tout le monde. Peu de pays ont mis en place des politiques de restitution systématiques. Et de grandes institutions comme le British Museum font toujours la sourde oreille. Les musées occidentaux joueraient-ils la montre, faisant mine de céder avant de se raviser au dernier coup de minuit et de redevenir ces « centres de détention artistique » décrits par l’écrivain Ishmael Reed 2 ? Bien qu’on en parle peu, ces institutions ont déjà usé de cette tactique par le passé.
« La quasi-totalité des débats autour de la restitution du patrimoine culturel de l’Afrique a déjà eu lieu il y a quarante ans », écrit Bénédicte Savoy dans son dernier livre, Africa’s Struggle for Its Art. Elle y retrace l’histoire d’un mouvement presque oublié, qui fut lancé dans les années 1960 (la décennie des indépendances africaines) pour s’éteindre dans les années 1980, quand les musées européens parvinrent à le faire taire. Pendant vingt ans, la bataille fut livrée dans des magazines ou à la télévision, dans des conférences ou pendant des expositions, au cœur du Bundestag allemand ou à la Chambre des lords britannique. Le débat finit même par atteindre les Nations unies, où, en 1978, le directeur général de l’Unesco, Amadou-Mahtar M’Bow, publia un émouvant plaidoyer au nom des peuples dont la culture avait été pillée. « Les œuvres enlevées étaient plus que des décors ou des ornements : elles portaient témoignage d’une histoire, l’histoire d’une culture, celle d’une nation dont l’esprit se perpétuait, se renouvelait en elles », écrivait-il.
Loin des lumières aveuglantes des hémicycles, dans les cabinets feutrés des galeries ethnographiques, les cadres des musées européens échafaudèrent une contre-attaque gantée de blanc. En public, ils avancèrent l’argument de l’universalisme, agitèrent la menace des musées vides et tentèrent de faire diversion en proposant des aides au développement. En privé, ils allèrent jusqu’à saboter des comités internationaux, isoler les dissidents et accuser les plaignants africains d’être incapables de conserver leur propre patrimoine. Mais, le plus souvent, ils pratiquèrent la loi du silence, en dissimulant leurs inventaires et la provenance des objets d’art. En Allemagne de l’Ouest, théâtre principal de cette contre-révolution de bureau, Savoy met en évidence un effort concerté pour bloquer les appels à la restitution. Son enquête se lit comme un polar universitaire, offrant au passage une mise en garde salutaire car, comme elle le dit, « les musées aussi mentent ».
Historienne de l’art à l’Université technique de Berlin, Savoy n’est pas seulement une experte des questions de restitution, elle contribue à les faire avancer. En 2018, elle a coécrit un important rapport commandé par la France, avec le professeur sénégalais Felwine Sarr – tous deux figurent dans la liste des personnalités les plus influentes au monde de Time Magazine en 2021. Sarr et Savoy soulignent que les restitutions peuvent s’avérer fructueuses sur le plan culturel : une fois ces objets inanimés rendus à leurs communautés, ils pourraient redevenir « des puissances de germination ».
Des intellectuels africains avancent ce même argument depuis près d’un demi-siècle. En 1965, l’auteur béninois Paulin Joachim demandait aux musées occidentaux de « libérer les divinités noires, qui n’ont jamais pu jouer leur rôle dans l’univers glacial du monde blanc où elles sont retenues prisonnières ». Son pamphlet fut publié dans le magazine panafricain Bingo pendant les préparatifs du Festival mondial des arts nègres qui s’est tenu en 1966, à Dakar (premier grand événement célébrant la culture des nations nouvellement indépendantes). Les musées européens avaient alors accepté de prêter certaines œuvres d’art pour une exposition attenante mais refusé d’évoquer leur potentielle restitution. Les spécialistes de l’art européens se positionnaient déjà en gardiens de la culture africaine, et Paulin Joachim moquait leur « dialectique aveuglante », tentative déplorable de maquiller le pillage colonial en mission de sauvetage.
D’autres se joignirent à lui. Bénédicte Savoy explore les travaux de Nii Kwate Owoo, un cinéaste ghanéen dont le court-métrage documentaire You Hide Me (1970) suit un homme et une femme noirs dans leur visite du sous-sol du British Museum. Alors qu’ils déballent les objets conservés dans des caisses de la réserve, un narrateur explique que ces pièces furent jadis utilisées comme « support de propagande » à l’encontre de nations prétendument sauvages, pour se voir ensuite attribuer, après les indépendances, le statut de « chef-d’œuvre » que l’Europe pourrait utiliser pour définir une tradition africaine « authentique » (on raconte que des représentants du British Museum s’esquivèrent furtivement lors d’une projection du film à Londres). Plus élégiaque, le poète nigérian Niyi Osundare dédie ses vers à un masque béninois, le décrivant comme « un dieu captif […] disséqué par des yeux étrangers ».
Ces griefs finissent par éclater sur la scène internationale en octobre 1973, quand Mobutu Sese Seko, le président du Zaïre, s’adressant aux Nations unies, dénonce le « pillage barbare et systématique » du patrimoine culturel africain. Son discours inaugure un débat public acharné sur la restitution des œuvres d’art, qui prendra de l’ampleur l’année suivante, quand le Ghana réclamera au British Museum les emblèmes dérobés en 1874 pendant le sac de Kumasi [alors capitale de l’Empire ashanti, qui deviendra le Ghana]. Le Parlement britannique refuse, mais d’autres pays se mettent à réfléchir sérieusement à la question, comme la Belgique, qui rendra plus d’une centaine d’œuvres au Zaïre dès 1976. Cette même année, l’Unesco décide de former un comité pour le retour des biens culturels, faisant une place particulière à l’occupation coloniale. Au plus fort de ce mouvement, la presse internationale publie des articles avec des titres du genre : « L’art africain reverra-t-il un jour sa patrie ? » On pense alors que ce sera le cas.
En décembre 1974, la Chambre des lords se réunit pour débattre de la requête de l’Empire ashanti. « S’agissant de la restitution de notre butin à ce pays, nous devons avancer avec prudence, assure alors devant l’auguste assemblée la baronne Lee d’Asheridge, une noble écossaise de 70 ans. L’affaire pourrait bien se terminer en séance d’effeuillage. » Cette comparaison cavalière réécrit l’histoire de la colonisation : Britannia fait désormais figure de victime dépossédée de son empire et forcée de céder ses trésors. Les années 1970 sont émaillées de mises en garde similaires, les musées se mobilisant pour défendre l’intégrité de leurs collections. Si l’on prête un bronze du Bénin aux Nigérians, avance-t-on alors, ils demanderont certainement à le garder. Et si on leur dit oui, ils ne tarderont pas à réclamer la collection entière. À ce train-là, l’Allemagne devra bientôt rendre le buste de Néfertiti à l’Égypte.
L’Allemagne de l’Ouest a joué un rôle pionnier dans cette stratégie. Bien qu’ayant été une puissance coloniale mineure, elle possédait des collections ethnologiques somptueusement dotées (la plupart achetées à la Grande-Bretagne). Ses institutions, nombreuses et concurrentes, avaient également d’excellents systèmes d’archivage que Bénédicte Savoy décortique tel un procureur déterminé à dévoiler les coulisses putrides d’une affaire de délinquance en col blanc. Son enquête scrupuleuse révèle les complexités d’un conflit qui ne se limitait pas à « l’Afrique contre l’Occident ». « En Europe aussi, écrit-elle, c’était une affaire de lutte entre politique intérieure et politique extérieure, entre la diplomatie et les musées, entre l’information et la désinformation. »
Savoy commence son récit de la fatwa lancée contre la restitution en 1972, quand le directeur du département fédéral des Antiquités du Nigeria, Ekpo Eyo, demande à l’ambassade ouest-allemande de Lagos d’appuyer le « prêt permanent » des œuvres d’art béninoises. Le ministère des Affaires étrangères transmet sa requête à la Fondation du patrimoine culturel prussien, gardienne de la deuxième plus grande collection de bronzes du Bénin à l’échelle internationale. La demande d’Eyo est soutenue par des membres du Bundestag, dont l’un reconnaît même que « les souhaits du Nigeria restent modestes ». Les gouvernements européens étaient souvent réceptifs à l’idée de restitution – un moyen pour eux de doper leur capital politique à peu de frais auprès des pays africains dans un contexte de guerre froide. Le public européen était ouvert à la question, lui aussi : Savoy écume les débats publics et les courriers des lecteurs de l’époque, où l’on découvre que les femmes étaient particulièrement favorables à « une discussion constructive ».
L’opposition, en revanche, était menée par « des hommes, presque tous âgés de plus de 50 ans, dont de nombreux avocats, quelques anciens membres du parti nazi, et pour la plupart sans aucune expérience internationale ». La réclamation d’Eyo fut étudiée par le directeur de la Fondation du patrimoine culturel prussien, Hans-Georg Wormit, un ancien nazi, qui expliqua que si l’Allemagne commençait à « distribuer des cadeaux » aux « nations émergentes […], de telles pratiques ne pourraient pas se limiter à quelques cas particuliers ». Il mobilisa rapidement des collègues dans toute l’Allemagne de l’Ouest et étouffa la requête du Nigérian. Mais, comme la question des restitutions gagnait en visibilité, les refus muets devenaient de moins en moins acceptables. Le discours de Mobutu sema la panique, et l’on entendit s’élever la voix d’un dissident : Herbert Ganslmayr, directeur de l’Übersee-Museum (musée de l’Outre-mer) de Brême et ardent défenseur des restitutions. Après avoir rendu plusieurs œuvres des collections de son institution au Nigeria, Ganslmayr fut ostracisé par le monde des musées allemands. Pendant ce temps, les appels à la restitution se faisaient plus audacieux. Les organisateurs du Festac ’77, le deuxième volet du festival de Dakar, organisé cette fois à Lagos, choisirent délibérément comme emblème La Reine mère Idia, un masque d’ivoire à la renommée internationale représentant la mère d’un oba béninois du XVIe siècle. D’après Savoy, le visage d’ivoire « ornait les promenades, les terrains de parade et les stades de la capitale nigériane » –, il apparaîtrait même sur le nouveau billet de 1 naira, la monnaie nigériane. Le masque lui-même était néanmoins absent des célébrations, le British Museum ayant refusé de le prêter. La raison officielle était la crainte qu’il supporte mal le voyage. La raison officieuse était celle qu’il ne soit jamais rendu. Le musée proposa d’envoyer une copie à Eyo, qui était commissaire de l’exposition principale du festival, mais ce dernier, offusqué, refusa. L’écrivain nigérian Wole Soyinka, qui siégeait au comité d’organisation, s’irrita encore plus et alla jusqu’à proposer que l’on forme « un corps expéditionnaire de spécialistes […], comprenant des mercenaires étrangers si nécessaire, pour rapatrier le trésor ».
L’évocation d’un cambriolage montre combien l’ambition était forte mais aussi désespérée. À partir de 1978, la presse européenne commence à changer de ton : le discours pourtant très modéré de M’Bow aux Nations unies est tourné en ridicule par des dessins de charrettes vidant le Louvre. La même année, un groupe de directeurs de musées et de fonctionnaires de la culture allemands se réunissent à Bonn, où ils rédigent un mémorandum confidentiel que Savoy décrit comme « la source de tous les blocages » liés aux restitutions. Le document avance que les pays occidentaux n’ont pas le devoir juridique ni moral de rapatrier des œuvres d’art qui sont désormais devenues « la propriété de l’humanité entière ». Il suggère de remplacer le terme « restitution » par celui de « transfert », d’imposer aux requérants des normes de conservation extrêmement coûteuses et de s’abstenir de publier les catalogues qui pourraient attiser la « convoitise ». Par-dessus tout, le groupe insiste sur le fait que l’Histoire n’a pas d’importance : « La manière dont les objets sont arrivés dans les collections européennes et nord-américaines, écrivent-il, est anecdotique. »
Savoy ne s’attarde pas à réfuter ces arguments, préférant, dans la plupart des cas, souligner leur hypocrisie. Beaucoup d’opposants aux restitutions alléguaient, en des termes parfois ouvertement racistes, que l’art africain était bien plus en sécurité dans des musées européens plutôt que de se voir « renvoyé dans la jungle », comme l’écrivait alors un ethnologue. Un directeur de musée avançant des critiques similaires écrivait ailleurs que les conditions de stockage au sein de sa propre institution étaient « à peine acceptables », certains objets étant entreposés dans des espaces dont on ne peut pas réguler la température. Chika Okeke-Agulu, historien de l’art nigérian et défenseur des restitutions, compare cette rhétorique à celle de quelqu’un qui déclarerait n’accepter de rendre à son propriétaire la berline qu’il lui a volée qu’à la condition que ce dernier construise un garage adapté.
On émit aussi l’idée que les professionnels de l’art occidentaux étaient les mieux placés pour comprendre les œuvres africaines. L’un des membres du groupe de Bonn expliquait par exemple que « les pays du tiers-monde » n’ont pas de véritable relation à leur culture ; certains cadres de musées arguèrent même que des civilisations fondées sur la tradition orale ne pouvaient tout simplement pas interpréter leur propre héritage. Savoy montre que les musées ouest-allemands ont sciemment dissimulé la provenance de leurs œuvres, prétendant qu’elles avaient toutes été acquises de manière légitime, voire que l’Allemagne, contrairement à la Grande-Bretagne, n’avait presque pas participé au pillage colonial du continent (ce qui est loin d’être vrai).
En attendant, pour ce qui est des demandes de restitution, « on ne pouvait jamais faire preuve d’assez de rigueur scientifique ». Tandis qu’ils appliquaient la loi du silence pour se protéger, les musées européens ne cessaient de vanter leurs capacités inégalables à éclairer le monde sur l’art africain. Les collections ethnographiques doivent remplir une mission spéciale : « approfondir la compréhension interculturelle », écrivait Wormit, l’ancien nazi, en 1972, ajoutant que beaucoup d’objets d’art avaient été tout bonnement « oubliés dans leurs pays d’origine ». Pourtant, seule une fraction de ces œuvres est véritablement exposée (et encore moins appréciée du grand public) en Europe.
L’objection principale faite à la restitution a toujours été que diviser la production artistique en fonction de ses origines renforce les dangereux récits nationalistes et racistes. Dire que les momies de l’Égypte ancienne « appartiennent » à l’Égypte moderne, ou les marbres de la Grèce antique à celle du XXIe siècle, revient à affirmer que la créativité humaine est déterminée ethniquement. Cela renforce également le mythe de « civilisations » hors du temps, là où notre monde a toujours été un tourbillon de migrations et de mélanges. Dans cette version, les musées occidentaux protègent le patrimoine culturel de l’humanité contre la propagande du particularisme. « Le musée n’est pas un miroir de l’identité nationale, mais un reflet du patrimoine universel de l’Homme », déclarait un représentant du British Museum en 1981. D’ailleurs, le Zaïre de Mobutu, qui réclamait à grands cris le retour des œuvres d’art confisquées, n’était-il pas une dictature réactionnaire ?
Difficile de critiquer cette vision généreuse et idéale de la culture humaine. Mais en faire un argument contre les restitutions relève d’une fausse opposition entre l’universalisme européen et le nationalisme africain, quand en réalité l’existence de musées prétendument « universels » cache elle-même des relents nationalistes. Les opposants ouest-allemands aux restitutions ont à un moment cité la peur de perdre la course ethnographique face à leurs rivaux communistes de l’autre côté du mur de Berlin. Des années durant, la France et la Grande-Bretagne ont refusé de prendre en compte les demandes de restitution car les collections de l’époque coloniale étaient chargées d’une douce nostalgie de l’Empire.
Et si le retour des œuvres pillées était, en fait, l’option la plus cosmopolite ? L’argument universaliste contre les restitutions (à savoir que nous méritons tous l’accès au patrimoine commun de l’humanité) perd de sa superbe quand il est mis en regard de la situation des pays africains, seuls à posséder si peu de leurs œuvres d’art historiques. Il s’agit moins de confiner l’art africain en Afrique que de mettre un terme au monopole de l’Occident sur son étude et sa circulation. Compte tenu de la pluralité ethnique et religieuse de beaucoup de pays réclamant ces restitutions, elles pourraient même y promouvoir l’entente interculturelle. « Retenir en otage le patrimoine culturel de l’humanité dans l’optique de l’affirmation d’une identité nationale ne saurait être une option pour l’avenir », assène Savoy dans sa conclusion évocatrice.
La première campagne africaine demandant le retour des œuvres finira par s’éteindre sans faire de bruit. En 1978, l’Allemagne de l’Ouest réussit à détourner des pillages coloniaux le nouveau comité de l’Unesco pour le réorienter vers le trafic contemporain, une problématique certes importante – pensons à ce qui s’est produit durant la guerre du Biafra (guerre civile nigériane de 1967 à 1970) –, mais surtout un moyen très pratique de passer sous silence les exactions coloniales. À la même époque, la Grèce réclamait au British Museum le retour des marbres du Parthénon, occultant les autres demandes de restitution. Un autre coup dur fut le déclin des ambitions culturelles des gouvernements africains. Beaucoup des figures de la lutte pour les indépendances étaient d’anciens journalistes, des intellectuels et même des poètes, qui mettaient l’accent sur le rôle des arts pour construire ce que Kwame Nkrumah, le président du Ghana de 1960 à 1966, décrivait comme une nouvelle « personnalité africaine ». Mais, à la fin des années 1970 et dans les années 1980, ces rêves furent victimes des crises politiques et des exigences d’austérité de « l’aide au développement », qui ont souvent dévasté le secteur culturel des pays récipiendaires. Savoy conclut son histoire en 1985, quand le débat disparaît de la scène publique. « Un silence de plomb recouvrit les musées européens, écrit-elle, et leur passé colonial sombra peu à peu dans l’oubli. »
Difficile de prédire jusqu’où ira le mouvement actuel d’appel à la restitution. Mais son succès a d’ores et déjà montré l’aberration des vieilles mises en garde contre la ségrégation de l’art en fonction de carcans ethniques. Dans une scène célèbre de Black Panther (2018), le méchant du film, Killmonger, organise un cambriolage dans un musée de Londres afin de mettre la main sur une hache en vibranium, qu’il utilise plus tard pour prendre le pouvoir au Wakanda : une caricature parfaite de la restitution comme symbole d’un nationalisme destructeur. Mais, au-delà de l’univers de Marvel, le mouvement a fait naître un véritable élan créatif. En novembre 2021, la France a rendu des statues du Dahomey au Bénin, où elles ont été accueillies en fanfare. Des milliers de visiteurs ont depuis pu les admirer lors d’une exposition gratuite au palais présidentiel de Cotonou, où elles trônent au côté d’une centaine d’œuvres d’artistes béninois contemporains. À la longue, les défenseurs de la restitution apparaîtront moins comme des Killmonger et plus comme des Mu’tafikah, un groupe multiculturel d’artistes bandits, dans le roman d’Ishmael Reed Mumbo Jumbo, qui libèrent les objets d’art du Centre international de détention artistique. Leur but n’est pas la vengeance, ou le chauvinisme ethnique, mais quelque chose de plus global : créer un « enthousiasme renouvelé pour les icônes des civilisations esthétiquement persécutées ».
— Julian Lucas fait partie de la rédaction du New Yorker.— Cet article a été publié dansThe New Yorker le 14 avril 2022. Il a été traduit par Lucile Pouthier.
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Pour le peuple de l’ancien royaume du Bénin, la mise à sac de Benin City a eu un impact aussi traumatique que si une armée avait envahi Londres, brûlé le palais de Buckingham ainsi que l’abbaye de Westminster, et volé le contenu de la National Gallery et des Archives nationales. Les obas [rois] du Bénin avaient autrefois régné sur un empire s’étendant sur des centaines de kilomètres à l’ouest du fleuve Niger, jusqu’à l’actuelle Lagos. Mais le Bénin ne connaissait pas d’autre système d’écriture que les histoires coulées dans le laiton ou sculptées dans l’ivoire.
Ces œuvres d’art représentaient la culture du royaume, sa richesse, sa littérature, sa mémoire. Et puis on a pillé cet héritage, ne laissant que des cendres là où palais et temples se dressaient depuis des siècles. Ce qui restait du royaume du Bénin a ensuite été annexé par la Grande-Bretagne, qui, en 1914, avait fusionné toutes ses possessions des alentours du fleuve Niger au sein de ce qu’elle avait baptisé « colonie et protectorat du Nigeria », une entité formée de dizaines d’ethnies, souvent étrangères les unes aux autres et parfois mutuellement hostiles. Même le mot « Nigeria » est d’origine britannique, inventé par une journaliste nommée Flora Shaw pour désigner les possessions anglaises qui entouraient le bassin du fleuve Niger.
Au moins 3 000 œuvres d’art béninoises sont aujourd’hui détenues par des musées publics et des collections privées du monde entier, notamment en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux États-Unis. Les Nigérians réclament depuis longtemps qu’on les leur restitue. En 2007, un consortium de musées occidentaux a constitué avec les Nigérians un « groupe de dialogue sur le Bénin » pour discuter du rapatriement de ces œuvres. Pendant plus d’une décennie, le dialogue n’a guère progressé. Puis, en 2020, les manifestations autour de la mort de George Floyd ont plongé le groupe dans l’hyperactivité. L’Université d’Aberdeen, en Écosse, et le Jesus College de l’Université de Cambridge ont alors tous deux restitué l’unique pièce béninoise en leur possession, tandis que le gouvernement allemand s’engageait à rendre tous ses artefacts béninois (deux d’entre eux ont déjà été remis aux autorités nigérianes). La Smithsonian Institution, basée à Washington, a également promis de remettre la majeure partie de sa petite collection béninoise à un musée situé dans l’actuelle Benin City. Enfin, en août 2022, le musée Horniman d’anthropologie et d’histoire naturelle de Londres a déclaré qu’il restituerait ses objets béninois ; l’Université d’Oxford et ses musées pourraient en faire bientôt de même pour leurs importantes collections.
Et cette campagne ne concerne pas que les trésors du Bénin. Une collection de regalia prise à l’Empire éthiopien par les Britanniques en 1868 a été rendue en 2021. Deux mois plus tard, la France restituait 26 objets saisis dans l’ancien royaume ouest-africain du Dahomey. Un musée de Munich a lancé une enquête pour déterminer l’origine des dizaines de pièces d’art camerounais en sa possession. Partout dans le monde des musées, les conservateurs doivent faire face à de pressantes interrogations sur ce qu’ils détiennent et pourquoi.
Certaines des personnes interrogées trouvent sans doute les questions qu’on leur soumet plutôt ironiques. Beaucoup d’entre elles ont en effet œuvré toute leur vie pour faire entrer l’art africain dans les musées d’art occidentaux. Il y a une génération, les objets d’art africain n’étaient exposés que dans les musées ethnographiques : au musée de l’Homme à Paris, pas au Louvre ; au musée de l’Homme à Mayfair, pas dans le bâtiment principal du British Museum ; au Musée royal de l’Afrique centrale dans la banlieue de Tervuren, pas dans les Musées royaux des Beaux-Arts au centre de Bruxelles…
C’est en 1982 que s’est produit un changement de paradigme, lorsque le Metropolitan Museum of Art de New York a ouvert l’aile Michael C. Rockefeller, où sont exposées des œuvres d’art venues d’Afrique, d’Océanie et des Amériques. Le British Museum a ensuite inauguré les Sainsbury African Galleries en 2001. En 2006, les plus importantes collections du musée de l’Homme ont migré vers le splendide et tout nouveau musée du Quai Branly. Mes défunts parents, Barbara et Murray Frum, comptent parmi ceux qui se sont engagés dans cette lutte pour la reconnaissance de l’art africain comme un art à part entière ; ils avaient commencé à le collectionner au début des années 1970. Aujourd’hui, on peut voir les fleurons de leur collection au musée des Beaux-Arts de l’Ontario, à Toronto (quelques membres de ma famille et moi-même possédons toujours certaines de leurs pièces).
À peine les vues de la génération de mes parents avaient-elles commencé à prévaloir que tout s’est trouvé remis en question par un puissant mouvement en faveur de la restitution des œuvres. Et chaque musée qui s’engage à céder tout ou partie de sa collection africaine augmente la pression sur les institutions récalcitrantes. Mais chacune de ces promesses accroît l’ambiguïté sur ce qu’elles impliquent vraiment. Qu’est-ce que cela signifie, « rendre un objet au Nigeria » ? Et qu’adviendra-t-il de cet objet une fois sur place ?
Là où s’élevaient jadis les palais des obas du Bénin, on circule aujourd’hui à toute vitesse autour d’un immense rond-point. Benin City n’est pas une mégalopole comme Lagos, mais ses 1,8 million d’habitants génèrent tout de même un gros trafic. Ce que l’on aperçoit immédiatement à l’intérieur du giratoire, c’est un énorme cadre métallique pour panneaux d’affichage. Les clôtures qui entourent l’endroit sont également bordées de publicités, vives taches colorées qui détournent le regard des autres éléments du terre-plein central : une fontaine monumentale à l’abandon, une colonne servant de monument aux morts et un petit parc poussiéreux. Trois bâtiments laissent aussi entrevoir ce qu’abritaient autrefois les lieux : deux édifices de l’époque coloniale, avec vérandas et toits en pente, vestiges du complexe gouvernemental que les Britanniques avaient érigé sur les ruines du palais des obas ; et à côté, une structure circulaire rouge, dont la couleur évoque la terre crue dont étaient faits les murs des anciennes habitations béninoises. Il s’agit du Musée national de Benin City, avec sa collection d’œuvres d’art et de souvenirs témoignant de l’ancienne grandeur du Bénin.
Si l’on se tourne vers le sud et que l’on rassemble tout son courage pour franchir les voies qui délimitent le rond-point, on tombera nez à nez avec un hôpital croulant, en béton style années 1970, recouvert de moisissures tropicales vertes. Ce bâtiment en déréliction avec son enceinte pourrait néanmoins, dans un avenir pas trop lointain, se voir remplacé par quelque chose qui suscite l’enthousiasme des dirigeants nigérians : un complexe muséal rutilant où seraient exposées les œuvres d’art béninoises rapatriées d’Occident. David Adjaye, l’architecte britannique d’origine ghanéenne qui a conçu le National Museum of African American History and Culture, à Washington, en a déjà dessiné les plans. La longue bande de terrain derrière l’hôpital serait aussi transformée en un grand « quartier culturel », avec de nouvelles fouilles archéologiques ambitieuses, d’élégants studios et ateliers, des écoles cosmopolites pour artistes et artisans.
Ce nouveau musée, espère-t-on, pourrait élever Benin City au rang de destination touristique internationale, tout comme le spectaculaire musée Guggenheim de Frank Gehry a contribué à faire revivre la ville industrielle de Bilbao, en plein déclin. De nouveaux hôtels sortiraient de terre, de nouvelles entreprises fleuriraient. Les jeunes en quête d’un emploi se découvriraient des perspectives dans l’art, l’archéologie, le tourisme et les autres services. Les traumatismes du passé se transformeraient en ressources pour l’avenir.
On doit cette idée d’un musée d’Art ouest-africain de l’Edo au dynamique et compétent gouverneur de l’État dont Benin City est la capitale. Godwin Obaseki, né à Benin City en 1957, a obtenu un MBA à New York avant de rentrer au Nigeria pour créer une entreprise qui deviendrait l’une des principales sociétés financières du pays. Ses talents d’homme d’affaires l’ont ensuite porté à la présidence de l’entité de développement économique de l’État d’Edo. Sous sa houlette, l’un des pires problèmes du Nigeria a été résolu : le manque de fiabilité de la production électrique. Les trois quarts du système électrique national étaient complètement défectueux, et les Nigérians devaient se rabattre sur des générateurs diesel coûteux, bruyants et polluants, dont les émanations toxiques les asphyxiaient.
Obaseki a fait construire juste à l’extérieur de Benin City une centrale électrique à gaz détenue par le secteur privé. J’ai pu la visiter à l’automne 2021 et j’ai découvert une installation propre, efficace, conçue dans le souci de la sécurité. Du toit du bâtiment, je pouvais voir de l’autre côté de la route une seconde centrale, celle-là possédée et exploitée par le gouvernement fédéral. Comme presque tous les jours, elle était à l’arrêt et ne produisait pas un watt, tandis que l’installation gérée par le secteur privé fournit 8 % de l’énergie du réseau national. Cette réalisation et d’autres du même genre ont valu à Obaseki d’être élu gouverneur de l’État en 2016, puis réélu en 2020.
Obaseki est un homme grand et élégant, qui passe adroitement de la langue edo à un anglais impeccable ou au langage de la rue. Dans son bureau, je lui ai demandé pourquoi il attachait tant d’importance au rapatriement des œuvres d’art volées. Réponse : « Il est important de comprendre qui l’on est et comment on est arrivé là où nous en sommes aujourd’hui. Pour nous, ce projet est très important et chargé de sens, parce qu’il nous permet de nous reconnecter au passé. » Un passé pas vraiment si lointain. « En 1897, il y a eu une invasion. Un système, celui que nous connaissions à l’époque, a été pulvérisé [...]. Voilà l’occasion de tenter de renouer avec les œuvres d’alors, de rétablir notre lien avec elles ainsi qu’avec la culture, le savoir-faire et la tradition qui les ont fait naître. »
Pour concrétiser son projet de musée, Obaseki s’est tourné vers son ami, l’une des stars de la finance africaine, Phillip Ihenacho. Né d’un père nigérian et d’une mère anglaise, Ihenacho a fait ses études dans une école d’élite au Nigeria, puis à Yale et Harvard. Il a commencé sa carrière chez McKinsey, puis a fait fortune grâce à des opérations financières dans le secteur de l’énergie en Afrique. Sa société a contribué au financement de la centrale électrique de Benin City, celle-là même qui a eu un effet si bénéfique sur la carrière politique d’Obaseki.
Pour le projet de musée de Benin City, Ihenacho a eu à nouveau recours au modèle public-privé qui avait prouvé son efficacité avec la centrale électrique de l’État d’Edo. Il a créé une entité privée, le Legacy Restoration Trust [« Fonds de restauration de l’héritage »], rebaptisée Edo Museum of West African Art Trust. C’est cette entité qui détiendrait les objets cédés par les musées étrangers, puis construirait et exploiterait le musée envisagé. Supervisée par un conseil d’administration composé de Nigérians et d’étrangers, l’organisation s’autofinancerait en s’attachant le soutien de donateurs internationaux, pas celui du gouvernement nigérian. L’idée du Legacy Restoration Trust a presque instantanément suscité l’enthousiasme international. Des articles élogieux ont paru dans TheTimes, TheNew York Times et dans la publication de référence du monde de l’art, The Art Newspaper. Nombre de ces articles étaient illustrés des magnifiques dessins conceptuels de David Adjaye.
Au sud-ouest du rond-point, à moins de 800 mètres de l’hôpital, s’étend un imposant domaine clos par des murs d’enceinte. Les portes en sont fermées aux quidams la plupart du temps. Les rares fois où elles s’ouvrent, elles révèlent un manoir blanc à colonnades au milieu d’une grande cour. C’est la résidence de l’actuel oba du Bénin, qui a pris le nom d’Ewuare II lors de son accession au trône mais que l’on désigne généralement juste par son titre.
L’oba capturé par les Britanniques en 1897 est mort en exil. En 1914, les autorités coloniales britanniques ont autorisé son fils aîné à rentrer chez lui, à remonter sur le trône et à reconstruire un palais royal. Ewuare II est l’arrière-petit-fils de cet oba qui a restauré la monarchie.
Je suis arrivé à Benin City le jour de son 68e anniversaire. J’avais passé des mois à négocier sans succès une audience avec lui, car il accorde rarement des interviews. J’espérais que, une fois que je serais sur place, lui et ses conseillers changeraient d’avis. Dans la voiture qui me transférait de l’aéroport, la radio retentissait de félicitations enthousiastes et de vœux d’anniversaire. L’oba du Bénin n’a que peu de pouvoir politique, et ses ressources économiques sont réduites. Il a droit à une allocation du gouvernement fédéral, reçoit des dons de ses partisans et affidés et perçoit les revenus de son patrimoine. Avec ces fonds, il doit entretenir les membres de sa cour royale et subvenir aux besoins des nombreuses personnes à sa charge, notamment ses cinq épouses et leurs foyers. Le palais royal occupe une plus grande superficie que n’importe quelle résidence privée de Benin City, mais le bâtiment lui-même est éclipsé par les belles demeures modernes, bien plus grandes et élégantes, qui entourent le terrain de golf de la ville. D’ailleurs, avec son petit portique, il a tout l’air d’un club-house.
Malgré le déclin de ses ressources, l’oba jouit d’un prestige et d’un respect considérables, à la limite de la vénération. L’une des images les plus saisissantes de l’iconographie béninoise est celle du « messager de la mort » – une tête effrayante portée par des pieds humains. Si un sujet de l’ex-royaume du Bénin déplaisait à l’oba, l’esprit représenté par l’image était censé mettre un terme à la vie de l’indésirable.
Et, aujourd’hui encore, l’oba du Bénin peut adresser ce message au monde : chaque œuvre d’art subtilisée en 1897 lui revient de droit, à lui et à sa famille. Le 11 mai 2021, les journaux nigérians ont publié une déclaration, signée par deux hauts dignitaires de la cour royale, proclamant : « Les individus qui prétendent constituer le Legacy Restoration Trust ne sont pas connus de l’oba du Bénin et ne peuvent se réclamer de lui. » Par ce communiqué, l’oba se revendiquait comme le seul gardien et propriétaire légitime de l’art royal du Bénin. Il était également précisé que quiconque contredisant ces affirmations serait considéré comme un « escroc » et un « ennemi œuvrant contre les intérêts du grand royaume du Bénin ».
Les personnes impliquées dans le groupe de dialogue sur le Bénin diront plus tard que cette déclaration a été un choc. Quand j’ai enfin obtenu une audience avec l’oba, il n’a pas mâché ses mots à propos des haines recuites qui l’avaient poussé à désavouer le projet de musée du gouverneur.
L’oba n’affecte pas cette familiarité factice chère aux grands de ce monde. Mon audience a débuté par un majestueux défilé de domestiques et de courtisans. On m’a prié de m’agenouiller, de joindre les mains et de baragouiner en edo une incantation de déférence et de respect. Assis sur un trône doré, entouré d’artefacts métalliques du Bénin moderne, l’oba portait une tunique blanche et une haute coiffe de même couleur. Son cou et ses poignets étaient ornés de plusieurs rangées de lourdes perles de corail qui symbolisent le pouvoir royal. Il m’a montré des photos le représentant avec des membres de la famille royale britannique.
Comme Obaseki et Ihenacho, l’oba est un homme qui a voyagé de par le monde. Il a fait ses études en Grande-Bretagne, puis a été ambassadeur en Angola, en Suède et en Italie, entre autres postes. J’avais obtenu une audience grâce à un courriel que j’avais envoyé à son staff avec une vieille photo dédicacée de moi serrant la main du président George W. Bush (pour lequel j’avais écrit des discours). L’oba a moins d’admiration pour Donald Trump. Parmi les tout premiers mots qui sont sortis de sa bouche : « Qu’en est-il de ce Trump ? S’accroche-t-il toujours à son Grand Mensonge ? »
Le protocole m’interdisant de lui poser des questions directement, j’avais soumis les miennes à l’avance par écrit. J’aurais pu m’en passer. Au cours des deux heures qui ont suivi, l’oba a déversé sans se faire prier une litanie de plaintes et d’accusations de trahison.
La famille royale, m’a-t-il dit, s’était dès le début jointe au groupe de dialogue sur le Bénin. Elle était habituellement représentée par un frère cadet de l’oba, le prince Aghatise Erediauwa, lui-même un important homme d’affaires nigérian. La famille royale projetait de construire un musée dans l’enceinte même du palais ou à proximité, mais réclamait en parallèle la reconnaissance officielle de ses droits légaux et moraux sur les œuvres d’art du Bénin. La famille royale pensait que, du côté nigérian, tout le monde était d’accord. En 2019, le budget de l’État d’Edo provisionnait encore une somme de 500 millions de nairas [environ 1,1 million d’euros] pour contribuer à la construction du nouveau « musée royal » d’art béninois.
Puis a surgi cette idée étonnante : abandonner le projet de musée royal au profit d’un musée dirigé par Ihenacho et contrôlé par un conseil d’administration indépendant.
Selon l’oba, la première fois qu’il a entendu parler de cette initiative, c’était par une lettre laconique datée du 21 mars 2021 qui lui demandait d’autoriser le trust à entreprendre toutes les négociations concernant les œuvres d’art, à agir en tant que gardien de toute pièce restituée au Nigeria et, enfin, à les détenir et à les exposer dans son propre musée. La lettre était signée par Ihenacho. Elle comportait un espace destiné à recevoir le contreseing d’un représentant du palais royal.
L’oba a vu dans chaque ligne de cette missive une insulte, à commencer par la formule de politesse initiale, « Votre Excellence » – un si grave manquement à l’étiquette que quelqu’un avait rayé sur la copie qui m’a été donnée les mots offensants et les avait remplacés à la main par la formule appropriée : « Votre Royale Majesté ».
L’oba m’a répété que cette demande avait surgi de nulle part. Il n’avait même jamais rencontré Ihenacho. Mais la cible de son courroux n’était pas Ihenacho ; c’était Obaseki. « Notre cher gouverneur – l’oba prononçait ces mots avec une lourde ironie – disait : “Nous collaborons avec le palais.” Mais je n’ai pas vu de collaboration ! »
L’oba a accusé le camp du gouverneur de comploter pour le mettre sur la touche. Il a longuement évoqué l’humiliante perspective de voir venir au Bénin de futurs visiteurs qui contempleraient les trésors de ses royaux ancêtres dans un musée appartenant à une société privée, conçu par un architecte que l’oba n’avait pas choisi, et sur un terrain détenu par l’État plutôt que par le palais.
Les courtisans m’ont montré les plans du musée qu’ils avaient imaginé, un édifice dans le même style que la résidence de l’oba, mêlant des éléments plus ou moins classiques. La bienséance m’a empêché de le dire tout haut, mais je préférais de loin le projet de David Adjaye. Le contraste entre la fraîcheur des esquisses d’Adjaye et le projet beaucoup plus flamboyant déroulé devant moi dans la salle du trône n’illustrait que trop bien la question au cœur du débat sur la restitution : à qui bénéficierait effectivement le projet ?
Une histoire longue et conflictuelle divise la famille du gouverneur et celle de l’oba. Au milieu des années 1890, l’arrière-grand-père d’Obaseki servait l’oba de l’époque, Ovonramwen, en tant que responsable des finances royales. Selon Obaseki, alors que des émissaires britanniques avançaient depuis la côte vers le royaume du Bénin, son arrière-grand-père préconisait la négociation et la conciliation. Il avait commercé avec les Britanniques et connaissait leur puissance, mais son avis ne fut pas écouté. Il y eut une bataille suivie de terribles représailles. Les Britanniques victorieux exécutèrent les nobles béninois qu’ils accusaient d’être responsables du conflit et installèrent l’arrière-grand-père d’Obaseki comme souverain par intérim du royaume.
La famille Obaseki a profité des opportunités éducatives et économiques offertes par les envahisseurs. Ses membres ont appris à parler leur langue et à jouer selon leurs règles. Ils sont devenus riches et influents, mais ce succès a eu un prix : celui de la méfiance et de l’aversion persistante de la famille royale béninoise.
Obaseki et l’oba sont tous deux des patriotes. Chacun souhaite avoir l’honneur de récupérer les trésors artistiques du Bénin et de rétablir les villes du royaume dans leur grandeur. Les plans du gouverneur sont fondés sur l’idée, déjà émise par son arrière-grand-père en 1897, que le Bénin atteindrait plus facilement ses objectifs s’il acceptait les conditions fixées par les Occidentaux. L’oba considère au contraire, comme son arrière-arrière-grand-père, que le Bénin doit s’imposer sur la scène internationale selon ses propres modalités, sans se soumettre aux pressions extérieures.
Qui va gagner ? Le Nigeria est un pays profondément religieux. Dans l’État d’Edo, le christianisme est la religion dominante. Pour me faire une idée de l’opinion publique locale, j’ai rendu visite à plusieurs éminents pentecôtistes et pasteurs évangéliques. En tant que chrétiens, ils étaient plutôt réservés sur le côté idolâtre de l’art traditionnel béninois. Mais, pressés de se prononcer sur l’issue de l’affrontement entre l’oba et le gouverneur, ils ont été catégoriques et unanimes : l’oba l’emporterait.
Celui des deux qui se retrouvera en position de décideur pour le rapatriement des œuvres d’art béninoises – et pour les subventions des gouvernements occidentaux et des fondations qui vont avec – contrôlera des centaines d’emplois et des dizaines de millions de dollars de contrats de construction et d’exploitation. La capacité de donner du travail et de distribuer des contrats induit un énorme pouvoir politique – et souvent la richesse personnelle. Le budget de l’État d’Edo n’était cette année que d’environ 500 millions de dollars. Une entité ou une personne dépensant des dizaines de millions de dollars pour construire un musée – et plusieurs millions pour le faire fonctionner – deviendrait instantanément un acteur majeur au sein de l’ancien royaume du Bénin. C’est un enjeu qui vaut la peine de se battre. Cependant, tandis que le gouverneur et l’oba se tournent autour, un autre prétendant rôde, le plus puissant de tous : le gouvernement fédéral nigérian.
L’idée d’Obaseki et d’Ihenacho d’un musée indépendant et privé n’a pas été conçue pour contrarier l’oba, mais clairement pour défendre les objets d’art restitués contre un gouvernement fédéral qui a lamentablement – et souvent malhonnêtement – échoué à protéger le patrimoine culturel du Nigeria. Ce triste bilan est décrit par Oluseun Onigbinde, directeur d’un groupe de transparence fiscale appelé BudgIT. Dans un livre paru en 2021, The Existential Questions, il analyse sans complaisance les problèmes les plus urgents du Nigeria contemporain. Lui aussi, m’a-t-il dit, aimerait voir un jour les pièces du Bénin restituées. Mais, pour l’instant, « la gestion de nos musées est très, très mauvaise. Bien souvent, les gens se retrouvent embauchés dans ces endroits non parce qu’ils sont qualifiés mais par hasard. Beaucoup des employés de musées ne comprennent pas leur mission – surtout au niveau de la direction. Il n’existe pas de règles strictes concernant la gestion des musées : qui y a accès, qui en est responsable. Je suis allé au musée de Kano. La façon dont les pièces étaient conservées laissait franchement à désirer. On pouvait y entrer par effraction et en repartir avec n’importe quoi. »
Ce n’est pas la première fois que l’on projette de placer l’art du Nigeria sous le contrôle des autorités nigérianes. Des années avant la naissance des principaux protagonistes évoqués dans ces lignes, un fonctionnaire colonial britannique du nom de Kenneth Murray avait entrepris de doter le Nigeria d’un musée digne de son patrimoine. L’histoire est bien racontée dans « Le butin. La Grande-Bretagne et les bronzes du Bénin » 1, le livre de Barnaby Phillips.
Murray était arrivé au Nigeria en 1927 pour enseigner l’art, et il avait été fasciné par le patrimoine artistique local. Depuis des décennies, les habitants des collines du centre du pays mettaient au jour des têtes et des personnages en argile d’une finesse et d’une beauté exceptionnelles. En 1943, le gouvernement colonial avait soumis certaines de ces pièces à une expertise scientifique. Elles remontaient à deux mille ans ou plus. Cette découverte avait incité les autorités coloniales à créer un département des Antiquités nigérianes et à nommer Murray comme premier directeur.
En 1957, le Musée national du Nigeria avait ouvert ses portes dans la capitale de l’époque, Lagos. Il possédait 90 pièces béninoises ; 55 d’entre elles avaient auparavant appartenu au British Museum. Lorsque le Nigeria obtint son indépendance, en 1960, Lagos possédait une collection d’art béninois qui n’était surpassée que par celles de Londres et de Berlin, ainsi que quantité de trésors issus des nombreuses autres traditions artistiques du pays.
J’ai visité le Musée national du Nigeria à deux reprises au cours de mon séjour. Cet édifice tout en longueur s’est progressivement effondré. Entre le bâtiment du musée et le parking, l’étendue négligée de ce qui aurait pu être un jardin était constellée de détritus. À l’intérieur, des fils électriques pendaient des dalles tachées et cassées du plafond. Le vrombissement du faible groupe électrogène du musée et l’odeur de gazole envahissaient l’espace. Là où le soleil n’entrait pas, le musée était plongé dans la pénombre, car de nombreuses ampoules avaient grillé.
Le Musée national ne manque pourtant pas complètement de ressources. Il emploie environ 200 personnes, du directeur du musée aux conservateurs en passant par les préposés, les agents de sécurité et la femme qui dort la tête sur le comptoir de la minuscule boutique de souvenirs. Lors de ma première visite, un lundi à midi, il n’y avait aucun visiteur – et cela dans une métropole de plus de 20 millions d’habitants. Ils n’étaient pas plus nombreux lorsque je suis revenu à midi le dimanche suivant.
Au cours de ma première visite, alors qu’un conservateur me conduisait vers la section du Bénin, toutes les lumières se sont éteintes. L’allocation quotidienne de gazole était épuisée. C’est grâce à la lampe de mon téléphone portable que j’ai pu contempler quelques pièces béninoises. Pour voir les plus emblématiques des acquisitions de Murray, m’a-t-on dit, il faudrait que je revienne.
Le nombre de pièces béninoises exposées au Musée national est bien inférieur à celui des pièces effectivement acquises par Murray. Il est certes fréquent qu’un musée n’expose qu’une partie de ses collections, mais, au fil des années, certains objets importants ont disparu du musée de Lagos. En juin 1980, des diplomates nigérians avaient acheté aux enchères à Londres quatre bronzes du Bénin pour 532 000 livres sterling. Peu après leur arrivée à Lagos, le plafond de la réserve du musée avait été percé et ces nouvelles pièces volées. Barnaby Phillips a pu apporter la preuve que deux plaques du Bénin acquises par le Metropolitan Museum of Art en 1991 avaient été subtilisées dans la collection Murray du Musée national (le Met les a depuis restituées).
Lorsque des vols étaient détectés, les autorités nigérianes les imputaient systématiquement à des employés du bas de l’échelle. Mais, en 1976, le directeur de la section Ethnographie du British Museum a averti le gouvernement britannique que des politiciens nigérians « pillaient leurs propres collections » – parfois sans faire preuve de beaucoup de discrétion. En 1973, le chef d’État nigérian de l’époque, le général Yakubu Gowon, s’est rendu en visite officielle au Royaume-Uni. Il voulait remercier les Britanniques pour leur soutien pendant la guerre civile nigériane de 1967-1970, un conflit sanglant qui avait fait quelque 2 millions de morts. Avant de quitter le Nigeria, Gowon était allé au musée de Lagos choisir l’une des têtes béninoises acquises par Murray pour l’offrir à la reine Elizabeth. Les Britanniques ont d’abord cru qu’il s’agissait d’une reproduction. Aujourd’hui encore, cette tête figure dans la collection Windsor – chose extrêmement embarrassante à la fois pour le gouvernement britannique et pour le gouvernement nigérian.
Le musée conçu par le gouverneur Godwin Obaseki est doté d’un conseil d’administration indépendant pour éviter la continuation de ces pratiques déplorables. Du moins en théorie. Mais est-ce réaliste ?
L’une des toutes premières personnes que j’ai rencontrées au Nigeria était le ministre de l’Information et de la Culture, Lai Mohammed. J’ai eu droit à une déclaration enflammée sur la prévalence des droits fédéraux sur ceux des autres prétendants à l’héritage du royaume du Bénin. « Il n’y a pas le moindre doute, pas la moindre ambiguïté quant à l’absolue primauté du gouvernement fédéral sur les autorités étatiques ou traditionnelles, s’agissant des questions relatives aux monuments, aux musées et aux objets d’art », a-t-il affirmé.
Depuis son indépendance, le Nigeria concentre tout le pouvoir politique au niveau fédéral – et, à ce niveau-là, on a des vues précises sur les œuvres d’art du Bénin. Celles qui ont été restituées jusqu’à présent ont été revendiquées par les autorités fédérales. Le président actuel, Muhammadu Buhari, a de son propre chef offert certaines des premières œuvres d’art rapatriées à l’oba, comme il en a le droit. En supposant que Buhari quitte comme prévu ses fonctions en mai 2023, celui ou celle qui lui succédera disposera du même pouvoir discrétionnaire. Il se pourrait donc que des antiquités valant au total plusieurs centaines de millions de dollars quittent bientôt les musées occidentaux sans qu’ait été planifiée la façon de les exposer ni de les protéger des tristes conditions dont souffrent les diverses institutions culturelles nigérianes gérées par le gouvernement.
Lorsque j’ai évoqué les précédents agissements du gouvernement nigérian, Lai Mohammed, le ministre de la Culture, m’a rétorqué : « Vous ne pouvez pas me voler mes biens et ensuite, quand je vous demande de me les rendre, répondre que vous n’avez pas confiance dans la façon dont je vais les conserver. »
Cette forme de raisonnement, qui rencontre un puissant écho en Occident, est soutenue par ceux qui, comme Dan Hicks, critiquent avec virulence les musées occidentaux. Hicks, l’un des conservateurs du Pitt Rivers Museum, à l’Université d’Oxford, est un ardent promoteur de la restitution des œuvres béninoises. En 2020, il a publié un ouvrage enflammé, « Les musées brutanniques » 2, pour défendre ses vues.
Hicks plaide pour le retour immédiat des œuvres d’art prises par les puissances coloniales européennes. Ce n’est pas aux Occidentaux de se préoccuper de ce qu’il advient ensuite de ces objets. Ils feraient mieux de faire leur examen de conscience et de s’interroger sur l’iniquité de leur propre culture. « Il est temps de clore cet épisode en analysant cet héritage blanc avant de le condamner et de le démanteler », écrit-il. Mais faire de la restitution un rituel d’aveu et d’expiation, d’autopurification par l’autopurgation, entraîne des conséquences que l’on ne peut ignorer.
Les musées occidentaux répugnent à exprimer leurs doutes quant au sort incertain des pièces restituées au Nigeria. Les conservateurs que j’ai interrogés s’en sont tous tenus à des propos très généraux. D’ailleurs, indépendamment des problèmes de sécurité, il serait assez ironique de voir le gouvernement fédéral du Nigeria devenir le gardien des bronzes du Bénin. Les autorités coloniales britanniques avaient favorisé les peuples du Nord, les Haoussas et les Peuls, pour le recrutement militaire. Après l’indépendance, le Nord a eu tendance à dominer l’État nigérian. Cette domination a déclenché la guerre civile des années 1960, lorsque le peuple igbo du Sud a voulu former son propre État indépendant, le Biafra. La région de Benin City a tenté de rester neutre, avec comme résultat d’avoir été envahie par le Sud avant d’être occupée par le Nord. Les forces fédérales ont fini par soumettre l’État sécessionniste du Biafra par la faim. À certains égards, l’État fédéral nigérian actuel perpétue davantage qu’il ne remplace le système qui a renversé le royaume du Bénin en 1897.
En 1991, la capitale du Nigeria a été déplacée de Lagos à Abuja, à 750 kilomètres de route vers le nord-est [au centre du pays], plus ou moins sur la ligne de démarcation entre le Sud chrétien et le Nord musulman. Abuja est le siège de la présidence du Nigeria, de son Assemblée nationale et des bureaux des administrateurs des différents États nigérians en quête de subventions et de faveurs des autorités centrales. Ce qui manque à la ville, ce sont des institutions culturelles nationales.
En janvier 2022, Abba Isa Tijani, le directeur général de la Commission nationale des musées et monuments du Nigeria, a prononcé un discours dans lequel il proposait la création dans la capitale d’un grand musée qui servirait d’abri naturel aux œuvres d’art béninoises rapatriées. Mais à quoi rimerait le déplacement des œuvres d’art du Bénin depuis Londres, l’ancienne capitale impériale, vers Abuja, une capitale impériale juste un peu moins éloignée ?
Alors, qui devrait être l’ultime garant des bronzes du Bénin ? Le rêve de faire de Benin City la prochaine grande destination culturelle se heurte aux dures réalités pratiques des voyages à destination – et à l’intérieur – du Nigeria : visas touristiques coûteux et longs à obtenir, routes peu sûres, liaisons aériennes non fiables, risque d’être la cible de la florissante industrie du kidnapping. Qui plus est, le gouverneur Obaseki a un mandat limité ; il ne sera plus en fonction à la fin de l’année 2024. Or les États nigérians ont la fâcheuse habitude de lancer des projets ambitieux promus par un gouverneur puis de les abandonner sous le suivant.
Les revendications de l’oba, quant à elles, doivent prendre en compte cette réalité juridique : il n’est pas à la tête d’un gouvernement. Lui restituer les objets signifierait convertir ce qui était autrefois la propriété sacrée d’un roi régnant en richesse personnelle pour une famille. Dans le Bénin précolonial, l’oba était le seul commanditaire autorisé d’œuvres en métal fondu. Il pouvait offrir ces œuvres en cadeau à ses partisans, mais, avant 1897, elles ne constituaient pas un produit commercialisable. Le Nigeria d’aujourd’hui est régi par des lois sur la propriété similaires à celles du système britannique. Si un Nigérian possède une œuvre d’art, il peut bien sûr la vendre. Et, même si l’oba actuel a juré de conserver dans un futur musée tous les objets d’art qui lui seront rendus, il a des héritiers qui auront des héritiers. Dans les décennies à venir, il y aura des besoins, des revers commerciaux, des divorces – et désormais un nouveau portefeuille d’actifs familiaux pour couvrir ces futures dépenses.
Il convient aussi de considérer des questions plus fondamentales, comme la possibilité – ou la nécessité – de déconstruire l’Histoire. Calquer les identités du présent sur l’art du passé est presque inévitablement une source d’illusions, voire pire. Considérons cet autre célèbre trésor en exil, le Grand Autel de Pergame, présentement à Berlin. Il a été commandé par un roi hellénistique de langue grecque pour sa capitale, située près de la côte occidentale de l’actuelle Turquie. À qui faudrait-il le restituer ? À la Grèce ou à la Turquie ? Les collections des musées sont des institutions humaines. Elles peuvent et doivent faire l’objet d’examens critiques. Mais il faut également s’interroger sur les critères d’examen. La règle selon laquelle l’art doit appartenir au gouvernement actuel du lieu où il a été créé il y a des siècles n’est pas, à mon avis, irrécusable.
Les actuels propriétaires de ces objets ne peuvent pas non plus effacer les barbaries de jadis en s’en débarrassant. Le passé de l’humanité était cruel pour presque tout le monde ; et, parmi ceux qui avaient les moyens de commander des œuvres, bien peu étaient blancs comme neige – y compris les souverains du Bénin. Le royaume a atteint son apogée au moment même où les Portugais transformaient l’île voisine de São Tomé en plantations de cannes à sucre. Au début des années 1500, São Tomé était le plus grand producteur sucrier du monde, et c’est le Bénin qui fournissait une grande partie des bras qui effectuaient le travail. L’ancien Bénin produisait des tissus, du poivre et de l’ivoire, mais pas son propre métal. Les obas obtenaient le matériau nécessaire à leurs glorieuses œuvres d’art en échangeant les personnes qu’ils avaient réduites en esclavage contre du laiton, vendu par les marchands portugais. Comme le Panthéon romain ou le manoir de Thomas Jefferson à Monticello, en Virginie, l’art du Bénin affiche la richesse des propriétaires d’esclaves. Cela n’enlève rien à la beauté de ces objets, mais cette dimension de violence ne doit pas non plus être occultée.
Oluseun Onigbinde fait valoir qu’il n’y a au Nigeria qu’une petite minorité, une élite, pour qui le rapatriement des œuvres d’art figure parmi les dix priorités du pays. Mais, pour cette minorité-là, le vol de leur patrimoine artistique est l’un des traumatismes les plus manifestes et douloureux qu’ait provoqués le colonialisme. Quand on parle de l’art africain en exil, on a en tête bien, bien plus que cela. « L’art est un puissant moyen de comprendre ce qui nous lie les uns aux autres : voici ce dont je suis issu, m’a dit le collectionneur nigérian Femi Akinsanya. Et c’est une façon d’appréhender cet héritage, dans toute sa complexité. »
L’idée est séduisante. Mais elle soulève une autre question : en matière d’art, qui est ce « nous » qui s’exprime ? En 1907, Pablo Picasso, alors âgé de 25 ans, avait vu des masques africains dans la poussière du tout premier musée d’Ethnographie de Paris, alors situé au Trocadéro, en face de la tour Eiffel. Cette rencontre allait le lancer dans une nouvelle phase de son art. Elle lui avait appris que la peinture « est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où j’ai compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin. » 3 Quelques semaines plus tard, Picasso achevait ses célèbres Demoiselles d’Avignon, où des masques africains remplacent les visages de deux des cinq figures féminines nues. Dans la vision de Picasso, l’Afrique était devenue une source d’inspiration pour l’art du monde moderne.
La muséographie est en train de véritablement se structurer en Afrique de l’Ouest. Le gouvernement chinois a fait don de plusieurs millions de dollars pour aider à construire un impressionnant musée au Sénégal qui accueillera les œuvres prêtées par le gouvernement français. En face du Musée national de Lagos s’est installé un centre consacré à la culture du peuple du sud-ouest du Nigeria, les Yorubas. À Lagos et à Los Angeles, la Rele Gallery propose à la vente des œuvres nouvelles vibrantes de vitalité. Il y a là de quoi admirer et célébrer l’art africain.
Mais, s’il est bon d’applaudir ce qui est en train d’émerger, je crois qu’il faut aussi défendre ce qui existe déjà. Le musée à l’occidentale est une grande réalisation de la civilisation humaine. Il se peut que les musées plongent leurs racines dans les méfaits des rois et les turpitudes des colonisateurs. Mais, à l’heure actuelle, ils permettent surtout à des dizaines de millions de personnes de partager ce qui ne constituait autrefois que la jouissance personnelle d’une poignée de notables riches et puissants. Les musées situés dans des États stables offrent aux trésors fragiles et précieux qu’ils abritent une sécurité inégalée. Ceux qui se trouvent dans des centres d’affaires et des grandes destinations internationales permettent de mettre ces objets rares au contact du plus grand nombre. Avant la pandémie de Covid, le British Museum attirait près de 4 millions de visiteurs étrangers par an ; et le Louvre, quelque 10 millions de visiteurs annuels dont les trois quarts provenaient de pays autres que la France. L’importante diaspora africaine d’Amérique du Nord, qui ne cesse de croître, devrait, elle aussi, pouvoir admirer son patrimoine dans les musées de New York, de Chicago, de Washington et de Toronto.
Il y a plus de grandes œuvres d’art dans ce monde qu’il n’y a d’endroits pour les exposer correctement. J’ai visité la collection du Bénin au British Museum avec Barnaby Phillips quelques heures avant de m’envoler pour Lagos. « Combien de pièces béninoises voyez-vous ici ? » m’a-t-il demandé. J’en ai compté environ 65. Il a répondu qu’en 1897 les Britanniques avaient emporté au moins 3 000 objets en ivoire et en métal. Combien d’objets un nouveau musée ouest-africain d’art béninois pourrait-il souhaiter exposer ? Trente ? Quarante ? Une centaine ? « Il y en a sûrement assez pour tout le monde », estime Phillips.
Peut-être pourrait-on considérer d’autres types d’arrangement, notamment des collaborations intermusées ou des compensations financières. Ou encore des programmes d’échanges internationaux permettant à des œuvres entreposées à Berlin ou à Londres d’être montrées dans des expositions temporaires itinérantes au Nigeria. On pourrait compléter ces programmes par des initiatives offrant aux Nigérians des possibilités de carrière dans les arts et la culture, domaines où ils ne trouvent aujourd’hui d’opportunités qu’à la condition d’émigrer. On pourrait aussi augmenter le nombre de bourses d’études destinées aux artistes et artisans prometteurs, et promouvoir plus activement l’art contemporain d’Afrique auprès des marchés internationaux. J’ai eu le plaisir de visiter le musée fondé par le prince Yemisi Adedoyin Shyllon à l’Université panatlantique, à l’est de Lagos. Contrairement au musée gouvernemental du centre-ville, ici, tout est méticuleusement conservé par une équipe réduite et efficace. J’ai découvert des artistes que je ne connaissais pas auparavant et dont, maintenant, je suis le travail de près.
Les expositions dans les musées occidentaux pourraient par ailleurs être revues pour donner un meilleur aperçu de la culture au sein de laquelle cet art a surgi. Au British Museum, par exemple, l’art du Bénin est accompagné d’un texte écrit sur le mur relatant l’expédition de 1897. Pourquoi ne pas présenter une modélisation du palais royal, pour donner à voir la civilisation qui a créé l’art béninois d’avant 1897 ? La ville de Benin City n’attend qu’une chose : que des recherches archéologiques soient menées sur son patrimoine et qu’elle puisse restaurer l’ambitieux réseau de murs et de douves de la ville historique, hélas effondré et jonché d’ordures aujourd’hui. Le projet de musée du gouverneur Obaseki inclut des travaux archéologiques. Même s’il n’aboutit pas, un soutien extérieur pourrait contribuer à mettre en œuvre ces fouilles. Peut-être pourrait-on construire une réplique de certains des anciens quartiers royaux, à l’instar du palais des rois de Prusse, qui a été reconstruit sur son site historique à Berlin. Les revendications de la famille royale du Bénin pourraient enfin être satisfaites par une restitution financière, peut-être sous forme d’une fondation placée sous le patronage royal pour soutenir les arts et la culture de l’État d’Edo.
Mais ce qui importe le plus, c’est de substituer à la rancœur polémique qui, aujourd’hui, biaise les discussions une vision plus large et optimiste. Une partie du travail a déjà été entreprise. Il faut aller plus loin.
— David Frum est un journaliste canadien, connu pour avoir rédigé des discours pour le président George W. Bush. Il fait partie de la rédaction en chef de The Atlantic. Il a récemment publié Trumpocalypse: Restoring American Democracy (Harper, 2020). — Cet article est paru dans le numéro d’octobre 2022 de The Atlantic. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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En ouvrant la nouvelle monographie de Saul Leiter, photographe américain disparu en 2013 à l’âge de 89 ans, nous avons l’impression de pénétrer dans son antre. C’est la trouvaille majeure de ce livre. Au-delà d’une présentation de 76 clichés jamais rendus publics auparavant, c’est une plongée dans l’univers leiterien rendu palpable grâce à tout un corpus d’images contextuelles. Celles de son appartement dans le quartier d’East Village, à New York, de ses innombrables diapositives – son médium de prédilection – ainsi que de l’équipement que celles-ci nécessitent : la petite table lumineuse sur laquelle Leiter triait et sélectionnait ses photos, une visionneuse de poche, un projecteur. Au détour d’une page, on aperçoit, par exemple, des rangées de diapositives imparfaitement alignées, dans leur cache en carton et annotées à la main, laissant apparaître en transparence de minuscules clichés que l’on découvrira agrandis un peu plus loin dans le livre.
Le lecteur apprend surtout que l’artiste prolifique a laissé derrière lui une montagne d’archives, dont un fonds de diapositives qui comprend au moins 40 000, voire 60 000 pièces. Il est géré aujourd’hui par la Fondation Saul Leiter, créée en 2014 par Margit Erb, qui a été la représentante du photographe pour la Howard Greenberg Gallery et l’avait assisté dans le classement de ses archives. En 2018, la fondation s’est lancée dans un travail de longue haleine de visionnage, d’inventaire et de numérisation des diapositives, surnommé « Projet diapos », qui a donné lieu à cet ouvrage.
Les photographies présentées ici couvrent la période la plus fertile de l’artiste, de 1948 jusqu’au début des années 1960. Né à Pittsburgh, en Pennsylvanie, dans une famille de rabbins, Saul Leiter abandonne ses études talmudiques et emménage à New York à l’âge de 23 ans pour se consacrer à la peinture et à la photographie, auxquelles il s’est initié à l’adolescence. Il est l’un des premiers à expérimenter les possibilités de la photographie couleur, en arpentant avec son appareil les rues du Downtown Manhattan. « On peut considérer que toutes ces œuvres traitent du même sujet : la couleur », souligne Michael Parillo, qui s’occupe du catalogue numérique de l’œuvre de Leiter. Il utilisait souvent des pellicules couleur périmées, qui permettaient d’obtenir des variations chromatiques originales.
À une époque où les codes visuels sont dictés par la photographie en noir et blanc, Saul Leiter crée un style à nul autre pareil. Dans The Unseen Saul Leiter, il n’y a pas de grands paysages aux perspectives dégagées, ni de portraits de face. Dans ses compositions espiègles, le photographe joue à juxtaposer, à superposer, à fragmenter les plans à l’infini. Les images sont souvent prises comme à travers une sorte de voile qui empêche de voir la scène : des branches, une vitre embuée ou recouverte de gouttes de pluie, des rideaux qui laissent entrevoir par un ajour quelques silhouettes au loin abritées sous des parapluies. Il arrive qu’un objet surgisse en plein milieu du cadre : un poteau, une partie de l’habitacle d’une voiture. Leiter fait de ces objets « gênants » des éléments clés de la composition de l’image, qui hésite entre l’abstraction et la figuration.
Pour percer le mystère de ces clichés, il faut se souvenir des larges aplats de rouge et de noir des tableaux de Mark Rothko, que Leiter admirait. Il affectionne également toutes les formes de flou : les gros flocons de neige se mêlent au grain de la photo, une voiture en mouvement se transforme en une tache jaune et verte, l’avant-plan ou l’arrière-plan est parfois complètement indistinct. « Les expérimentations de Leiter ont précédé de plusieurs décennies la street photography en couleur, devenue populaire dans les années 1970 », rappelle Michael Parillo. On referme le livre, qui met brillamment en valeur l’esthétique très particulière des diapositives couleur, avec le sentiment d’avoir fait une visite privée du studio de Saul Leiter, en compagnie de guides sensibles et véritablement amoureux de son œuvre.
— E. D.
Saul Leiter à sa table lumineuse, triant et sélectionnant ses photos. Il aimait par-dessus tout travailler sur diapositives.
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Peu importe à qui l’on s’adresse, à son père ou à sa mère, à ses deux sœurs ou à Johann Traber junior lui-même, tous finissent immanquablement par évoquer ce jour qui a changé à jamais leur vie et le destin de leur famille. Les uns le racontent en pleurant, les autres d’une voix brisée, seul Johann Traber junior en parle avec une sobriété presque désinvolte. Il a aujourd’hui 37 ans, et c’est le seul à ne pas s’en souvenir, à ne pas avoir d’images devant les yeux.
C’était le 21 mai 2006, un jour pluvieux à Hambourg. On fêtait l’inauguration du nouveau Jungfernstieg, la grande promenade de la ville, lorsqu’il est tombé d’une hauteur de 52 mètres.
Katharina Traber, 33 ans, la sœur cadette : « Nous n’avions jamais imaginé qu’il pourrait arriver quelque chose. »
Anna Traber, 36 ans, la sœur aînée : « Jusqu’à ce jour, nous nous sentions invulnérables. »
Johann Traber senior, 68 ans, le père : « Je revois encore toute la scène : comment le mât se tord. Comment Johann tombe. Comment il se balance, inerte, au bout de la longe de sécurité attachée à sa taille, comme s’il était suspendu à une potence. Ces images ne veulent pas s’effacer. »
Mitzi Traber, 61 ans, la mère : « Non, ces images resteront pour toujours. C’est pourquoi nous n’y arrivons plus. Nous n’avons plus le sang-froid nécessaire. »
Les Traber comptent parmi les plus anciennes dynasties d’artistes d’Allemagne. C’est en 1512 qu’ils auraient été mentionnés pour la première fois dans un document évoquant des comédiens ; selon la légende familiale, ils dansent sur la corde depuis 1799. Ils se sont produits à Madrid et à Tokyo, au stade de Wembley, à Londres, et à la porte de Brandebourg, à Berlin. Ils ont marché sur la corde sans filet et les yeux bandés, s’y sont tenus sur la tête, sur les mains et sur les épaules, y ont roulé sur des monocycles, des vélos, des motos. Et ils ont établi quelques records délirants : le temps le plus long sur une corde haute (dix-sept jours), la distance la plus longue (640 mètres), la hauteur la plus élevée (2 962 mètres, sur la Zugspitze, le sommet le plus haut d’Allemagne), la vitesse la plus élevée (96 km/h à moto, sur une corde de 380 mètres), le plus grand nombre de sauts périlleux (quinze, à 40 mètres de hauteur, également sur une moto). Pendant seize générations, tout s’est bien passé.
L’entreprise s’est transmise de père en fils, de fils aîné en fils aîné. De Johann en Johann. C’est également ce qu’avait prévu Johann Traber senior. Mais son fils, Johann junior, est tombé. Il a été grièvement blessé, mais il a survécu. Depuis, les Traber doivent se battre.
On pourrait raconter leur histoire comme une tragédie. Mais c’est surtout l’histoire d’une famille, une histoire qui parle du sens du devoir et de la tradition, de pères, de leurs fils et de leurs filles – et de haute voltige. Un art millénaire qui, pour beaucoup, semble aussi désuet que le patriarcat qui a si longtemps marqué cette famille.
Je rencontre les Traber par une chaude journée du mois de juin. Une route étroite mène à leur propriété de 5 000 m2, le Jägerhof, située près de la petite ville de Vieux-Brisach, non loin de la frontière franco-allemande, dans le Bade-Wurtemberg. Après un camion-kiosque, la route bifurque et débouche sur le royaume de la famille Traber. Autour d’une place pavée sont regroupés une chapelle blanchie à la chaux, sept grands garages dans lesquels sont entreposés des équipements qui pèsent des tonnes et quatre maisons dans lesquelles vivent les Traber : Johann Traber senior et sa femme Mitzi, mariés depuis trente-huit ans ; leur fils, Johann junior ; leur fille cadette, Katharina, et son compagnon ; et Anna, la fille aînée, avec son mari et leurs deux enfants, Mex, 8 ans, et Antonia, 5 ans.
Les Traber distinguent deux types de personnes : les bourgeois, qu’ils appellent aussi « les paysans », et les gens comme eux, les itinérants, les gens du cirque, les gens du voyage. Et, comme il est d’usage chez ces derniers, ils forment une famille qui se rassemble autour du père. Il est au sommet de la hiérarchie et, même si ses enfants contestent parfois ses décisions, ils finissent généralement par se plier à sa volonté. Surtout sur la corde. Là, aucun ordre ne peut être discuté. On leur a inculqué cela dès leur plus jeune âge. Car ils risquent leur vie à la moindre hésitation.
Le patriarche m’attend dans l’un des pavillons, sous le lustre du salon. Johann Traber senior est un homme aussi subtil que bavard, qui commence par demander à chacun son signe astrologique.
Traber (qui est Taureau) confie qu’il s’en veut pour la chute de son fils, il y a quinze ans 1. Ses enfants ne sont pas d’accord. Ils assurent que leur père n’y est pour rien. Mais Traber ne l’entend pas de cette oreille. « Je suis le père, le chef de famille, dit-il. Bien sûr que j’en porte la responsabilité. J’ai toujours voulu que mes enfants puissent compter sur moi. »
Johann junior : « J’avais 6 ans lorsque j’ai fait mes débuts, à l’Europa-Park de Rust. Mon père et moi sommes passés sur le câble à moto. À 75 mètres de hauteur. À la fin, je suis monté sur ses épaules. Je n’avais pas peur, je me sentais protégé et en sécurité. Après tout, mon père était là, il avait tout sous contrôle. »
Anna : « Je n’ai pas choisi ce travail sur la corde parce que j’aime particulièrement être artiste ou au centre de l’attention. Je l’ai fait pour respecter la tradition et aussi pour papa. »
Johann senior : « Pour devenir un bon funambule, il faut faire confiance à son père. C’était pareil avec mon papa. »
Johann senior se lève et passe du pavillon à une maison située en face, en diagonale. Contrairement à ses trois enfants, il se promenait encore régulièrement sur la corde l’année dernière, à l’Europa-Park de Rust, sur un traîneau, déguisé en père Noël. Cette année aussi, il doit s’y produire, tous les jours pendant six semaines. Il déverrouille la porte et entre dans son musée.
Des coupes argentées et scintillantes forment un arc de cercle derrière une vitrine et, au mur, sont accrochées peut-être 50 motos. Traber regarde autour de lui. Il pourrait raconter une anecdote sur chacune des pièces exposées : sur la photo avec Roger Moore, avec qui l’équipe de Traber, engagée pour les cascades, a autrefois tourné un James Bond. Ou sur la Smart décapotable avec laquelle il s’est hissé jusqu’au sommet de la tour de télévision de Stuttgart sur un câble incliné. Arrivé à 53 mètres de hauteur, il a tiré le frein à main, il est descendu et il a fait le poirier sur le cadre du pare-brise. « Quand je suis ici, dit-il, je me sens de nouveau fier. J’entends les murmures du public, les cris d’effroi et les applaudissements. »
Ce que Johann senior ne montre pas et que seul son fils sortira plus tard dans l’après-midi, c’est le costume que celui-ci portait lors de sa chute. Le maillot blanc déchiré, le sang séché couleur brun rouillé.
Traber a besoin de reprendre son souffle, il s’assied à une table ronde en bois. Il dit : « Parfois, ça fait mal. C’est la nostalgie. Dès ma naissance, j’ai eu pour mission de maintenir la tradition. Tant que je serai en vie, le Traber Show continuera d’exister. Mais, quand je ne serai plus là, il s’arrêtera sans doute. »
Traber s’est vu diagnostiquer un cancer de la prostate il y a quatre ans, il a subi plusieurs chimiothérapies et radiothérapies. Il se sent faible, confie-t-il, et dort mal la nuit. Il assure ressentir sa propre finitude. Il a 68 ans ; son père, qui s’appelait également Johann et qu’il admirait par-dessus tout, est mort à 69 ans. La question que se pose Traber, et qu’il adresse parfois en pensée à son père décédé, est la suivante : qu’est-ce que je vais laisser derrière moi ?
Traber le sait : lorsqu’il ne sera plus là, une tranche de l’histoire familiale disparaîtra avec lui, ainsi qu’une partie des connaissances nécessaires pour être un bon funambule.
Le funambulisme a une histoire millénaire. Depuis l’Antiquité au moins, des hommes se tiennent en équilibre sur des cordes vacillantes de quelques centimètres d’épaisseur, très haut au-dessus du sol. Il existe des peintures sur vase et des fresques datant de 1350 av. J.-C. représentant des funambules. Cet art a connu son apogée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, avant l’invention de la télévision et la démocratisation de la radio. À cette époque, il pouvait attirer des milliers de personnes sur la place du marché, venues admirer l’audace des artistes. Aujourd’hui, on ne compte plus en Europe que quelques familles qui marchent sur la corde. Tout comme de nombreux cirques, les anciennes familles de saltimbanques se demandent comment enthousiasmer le public avec un spectacle à l’ancienne quand quelques clics suffisent pour voir sur YouTube des gens traverser des gorges pieds nus sur des kilomètres de slackline 2 ou sauter en parachute depuis la stratosphère.
En Allemagne, il n’y a plus que les frères Weisheit, basés à Gotha, qui peuvent vivre du funambulisme. Toutes les autres grandes dynasties d’artistes, dont certaines se produisent depuis le Moyen Âge, ne sont plus en activité depuis longtemps : les Bühler, les Kolter, les Malmström.
Lorsqu’on parle avec les Traber, on a l’impression qu’ils ne comprennent pas très bien eux-mêmes pourquoi on a cessé de faire appel à eux. Est-ce parce que, pour leurs clients – les entreprises, les cirques ou encore les parcs de loisirs –, le risque est trop important désormais ? Craignent-ils, depuis l’accident de Johann junior, la mauvaise presse que susciterait une chute ?
L’auteur Paul Auster a un jour écrit un texte sur son ami, le funambule Philippe Petit, qui s’est entraîné dans sa jeunesse avec les Traber avant d’acquérir une renommée mondiale, notamment en marchant sur un câble métallique tendu entre les tours du World Trade Center, à New York. Ce qui fait l’intérêt de la haute voltige, remarque Auster, ce n’est pas le danger – il s’agit plutôt de le faire oublier au public. La beauté du funambulisme réside dans sa « totale inutilité », elle procède d’« un désir à la fois extravagant et parfaitement naturel ». Le funambulisme se passe d’explications et, en même temps, éveille en nous une profonde pulsion esthétique.
Johann Traber parle du rêve de voler, qui est à la base de la haute voltige. Quand on regarde d’en bas, on doit avoir l’impression que l’artiste est en train de planer.
Les funambules distinguent différents types de numéros. Il y a le funambulisme qui se pratique généralement dans les cirques et à quelques mètres de hauteur au-dessus d’un filet de sécurité. Ce que Traber qualifie, avec dédain, d’« acrobatie au sol » : « Marcher à 5 mètres de hauteur, beaucoup savent le faire, dit-il. Mais à 50 mètres ? Très, très peu de gens en sont capables. »
Il y a le travail au mât, qui fait jusqu’à 50 mètres de haut, sur lequel l’artiste grimpe et au sommet duquel il se met sur la tête ou sur les mains et se balance de telle sorte qu’il oscille sur plusieurs mètres.
Il y a également le travail au trapèze, qui est généralement suspendu sous une moto, elle-même lancée sur le câble. L’artiste fait par exemple le grand écart ou se pend la tête en bas, assuré seulement par un pied.
Et il y a la discipline reine, le funambulisme proprement dit, qui se pratique sur une corde droite ou inclinée, tendue à une hauteur vertigineuse. Parfois c’est à 30 mètres au-dessus du sol, parfois à 50 mètres. Le funambule tient dans ses mains un balancier en aluminium pouvant mesurer jusqu’à 7 mètres de long et peser jusqu’à 40 kilos, qui l’aide à abaisser son centre de gravité et à garder ainsi l’équilibre. La plupart des funambules ne sont pas assurés. Il n’y a pas d’explication logique à cela. En 2006, au sommet du mât, Johann était assuré, et c’est ce qui lui a sauvé la vie. Lorsqu’on demande aux Traber pourquoi ils ne s’assurent pas sur la corde, ils invoquent leur honneur d’artiste.
Johann senior : « Bien sûr, on joue avec sa vie. À certains moments où j’ai eu peur de mourir, il m’est arrivé de prier sur la corde. »
Johann junior : « Je ne suis pas sujet au vertige, j’ai juste appris à gérer la hauteur. Je n’ai donc jamais eu peur. Ce que j’éprouvais, c’était du respect. Le respect empêche de devenir imprudent. J’étais calme, serein. »
Marcher sur la corde a toujours été un domaine réservé aux hommes. Bien sûr, il y a aussi des femmes funambules, comme Selena Young, qui a été victime d’un accident en 1862 à un stade avancé de sa grossesse, ce qui a entraîné l’interdiction pour les femmes de marcher sur la corde en Grande-Bretagne. Mais les hommes étaient plus connus, au premier rang desquels le Français Charles Blondin, qui, du haut de son mètre cinquante-deux, était surnommé le Grand Blondin. En 1859, devant 25 000 spectateurs, il fut le premier à traverser les gorges du Niagara, un exploit qu’il réitérera plusieurs fois, notamment avec son manager sur le dos ou en s’arrêtant en plein milieu pour boire une coupe de champagne sur la corde.
Chez les Traber aussi, à l’exception de la tante Sonja, la reine des airs, ce sont surtout des hommes qui marchent sur la corde. Mitzi, la mère de Johann junior, d’Anna et de Katharina, aidait certes de temps en temps au trapèze, mais s’occupait surtout de la comptabilité. Elle n’a jamais marché sur la corde et assure souffrir du vertige.
Katharina : « Je travaille sur le trapèze depuis que j’ai 14 ans. Mais il n’a jamais été question que ma sœur ou moi soyons les vedettes du spectacle. »
Anna : « La star, c’était notre frère. Je ne me suis produite régulièrement qu’après la chute de Johann, sur le mât et la moto. J’avais déjà 21 ans. »
Johann junior : « Il a toujours été clair que je prendrais la succession de mon père. J’ai toujours voulu être funambule, je n’ai jamais pensé à faire autre chose. »
Johann senior : « Le funambulisme est en effet un métier d’homme. C’est un travail éprouvant. Il faut être très bien entraîné et avoir les nerfs solides. C’est pourquoi j’ai tenu mes filles à l’écart. Jusqu’à ce que ce ne soit plus possible. »
Chez les Traber, personne ne semble avoir jamais remis en question ce mode de succession. Certes, les deux filles se disent « émancipées », mais apparemment elles aussi ont toujours accepté que ce soit leur frère et non l’une d’elles qui succède à leur père. Conformément à la tradition.
Il existe une photo en noir et blanc, prise en 1959 dans une arène de Madrid destinée aux corridas, qui montre Johann Traber senior et son père, un homme de 1,57 mètre pour 120 kilos, paraît-il, qui s’appelait Johann mais que tout le monde surnommait Schang, une déformation du français Jean. Sur sa tête, un chapeau blanc et, au coin de la bouche, ce qui ressemble à un cure-dents. À côté de lui, Johann Traber senior, alors âgé de 6 ans et surnommé Schangi, casquette de capitaine sur la tête, se tient en équilibre sur une barre à quelque 50 centimètres du sol.
La même année, avec son cousin du même âge, il a participé pour la première fois à un spectacle, à 22 mètres de hauteur. Un prospectus les présentait alors comme « les deux plus petits funambules du monde ». Traber dit qu’il a toujours lutté pour obtenir la reconnaissance de son père. Si Schangi ne se défendait pas à l’entraînement, Schang lui jetait des bouteilles d’eau, même lorsque son fils s’exerçait sur la corde à 8 mètres de hauteur et sans sécurité. Si la pointe de ses pieds n’était pas droite, Schang le frappait avec un bâton qu’il avait baptisé « le maître de danse ».
Le père l’a martelé à Schangi, tout comme à ses deux jeunes frères, Charlie et Falko : « Nous sommes les Traber, les meilleurs funambules du monde. »
Adolescent, Schangi recevait encore une gifle de temps en temps. Le père traitait ses fils d’« amateurs », d’« incapables ». Aujourd’hui, Traber affirme : « Il ne nous a pas brisés. Il s’arrêtait toujours juste avant. »
Traber sort de son musée, s’arrête au milieu du Jägerhof. Il lui est peut-être arrivé de donner une claque à son fils, dit-il, mais il ne l’a jamais frappé aussi fort. Il avait décidé de s’y prendre autrement.
Il lui a quand même transmis tout ce qu’il savait – et qu’il a toujours caché à ses filles. Il lui a appris à monter toute la structure : il lui a montré comment passer le câble – 14 millimètres d’épaisseur, en acier galvanisé – à travers des manilles et des crochets, des œillets et des pinces, puis comment le tendre avec des treuils. Il lui a enseigné que mieux valait changer chaque câble tous les deux ans et faire contrôler régulièrement les mâts.
Traber raconte : « Pour moi, le jour de sa naissance, il était clair que mon garçon serait funambule. Il devait être le Johann de sa génération et reprendre un jour le flambeau : le Jägerhof, le hangar, l’atelier. » Johann senior avait même déjà réglé sa succession. « Mitzi, va chercher un papier à en-tête », avait-il ordonné à sa femme avant de nommer officiellement son fils Johann comme son associé. C’était à la Noël 2005. Six mois avant la chute.
Johann Traber junior (signe astrologique : Bélier) se tient dans le camion-kiosque argenté. Il porte une casquette qui cache ses cicatrices. Ce jour-là, il a un rendez-vous. Avec Caroline. Depuis des mois, ils s’écrivent et se téléphonent, presque chaque jour ces dernières semaines. Et la voilà qui est assise sur une petite chaise à côté du kiosque. Elle aussi est une Traber, elle appartient à la branche est-allemande de la famille, son père est le petit-cousin de Johann senior.
Dès que passent des clients, généralement des cyclistes ou des promeneurs, Caroline donne un coup de main à Johann. Il vend des boissons sans alcool et du café, des barres de chocolat et des chips.
Après sa chute, il a fait de la mise en rayon pour un supermarché, d’où il a été renvoyé parce qu’il était trop lent, avant d’être embauché par une entreprise de transport sur une chaîne de montage. Mais, là aussi, on l’a licencié – au bout d’une journée, raconte-t-il. Puis c’est son mariage – avec une auxiliaire de vie qu’il avait rencontrée après son accident – qui a capoté. Il touche une pension d’invalidité de 1 200 euros, à laquelle s’ajoute ce que lui donnent ses parents, plus les recettes du kiosque.
Depuis sa chute, il a perdu l’odorat et en grande partie le goût. Il a une vision floue de l’œil droit. Sur son cou, il garde une cicatrice due à une trachéotomie. Il parle lentement, il a parfois visiblement du mal à se concentrer, à trouver ses mots.
Il dit que son ancienne vie lui manque. Il parle de ses records. Comment il a passé dix-sept jours sur un câble à 30 mètres de haut lors de l’Exposition universelle de Hanovre, en 2000, interrompus seulement par quelques minutes de pause quotidienne. Comment il a franchi le Rhin à moto, sur une corde tendue à 160 mètres au-dessus du sol, depuis le rocher de la Lorelei. Comment il a fait quinze sauts périlleux sur sa moto à 40 mètres de hauteur à la porte de Brandebourg. Comment sa bouche s’asséchait et l’adrénaline se répandait dans son corps.
Presque tous les funambules sont tombés à un moment ou à un autre de leur vie. Le Grand Blondin a fait une chute de 10 mètres parce que la corde s’est rompue. Philippe Petit s’est cassé plusieurs côtes en tombant de 14 mètres. Dans la famille Traber aussi, les chutes ont été fréquentes.
À l’âge de 9 ans, Traber senior a fait une chute de 9 mètres et a dû subir une ablation de la rate. À 19 ans, son frère Charlie et lui se sont grièvement blessés en tombant d’une hauteur de 30 mètres parce qu’un mât s’était détaché de son ancrage. Cinq jours plus tard, ils étaient de nouveau sur la corde, sur ordre de leur père. Celui-ci savait que, si ses fils n’y retournaient pas rapidement, ils ne le feraient peut-être plus jamais.
En 1996, Lutz Schreyer, un proche collaborateur des Traber, est mort en tombant de sa corde à Baden-Baden. Peu de temps après, Johann Traber senior avait l’idée du prochain record : son frère Falko et lui passeraient à vélo sur la Zugspitze, à 2 962 mètres d’altitude, sans être assurés, et feraient le poirier sur le guidon.
Un succès. Les deux frères ne sont pas tombés. Ils ont sauvé la réputation de la famille. Et ces records toujours plus audacieux ont rapporté aux Traber des contrats lucratifs : des représentations dans les fêtes organisées par des villes et des entreprises, dans les centres commerciaux et les magasins de bricolage, dans les parcs d’attractions.
Après sa chute, Johann a été hospitalisé pendant six mois à Hambourg. Se sont ensuivis trois ans et demi de rééducation, d’ergothérapie, de physiothérapie et de psychothérapie. « Avant l’accident, raconte-t-il, j’étais un homme de 22 ans. Après, j’étais redevenu un bébé. Ma mère changeait mes couches, me douchait et me nourrissait, me donnait à boire. J’ai dû tout réapprendre depuis le début, à me tenir debout, à marcher, à parler. »
Johann n’a jamais vu les images télévisées de sa chute. Il ne sait que ce que ses sœurs et son père lui ont raconté. C’était le dernier spectacle sur le Jungfernstieg, le neuvième en trois jours. Johann a grimpé en haut du mât. Là, à 52 mètres, il s’est accroché. Il s’est mis debout et a fait le poirier.
C’est alors que le sommet du mât s’est brisé. Et Johann est tombé. Il a fait une chute de 20 mètres, s’est cogné la tête contre la partie inférieure du mât et a oscillé, inerte, au bout de la longe de sécurité. Il n’était jamais tombé auparavant.
Johann senior : « J’ai escaladé le mât pour rejoindre Johann. Je l’ai pris dans mes bras. Je lui ai dit : “Johann, Johann, papa est là !” Il a gémi. J’ai pensé : “Dieu soit loué, il est vivant.” »
Le crâne de Johann était fracturé, ainsi que son os zygomatique, sa mâchoire, son bassin et, du côté gauche, sa cuisse, son tibia et toutes ses côtes. Les médecins l’ont opéré pendant neuf heures ; ils ont même retiré sa calotte crânienne afin de permettre à son cerveau tuméfié de mieux se dilater.
Johann raconte avoir eu une vision de lui-même dans une sorte d’expérience de mort imminente : il entrait dans une pièce blanche au sol bleu ciel, où se tenait un homme petit et lourd, en costume noir. Son grand-père Schang, qu’il n’a jamais connu. Il lui aurait dit : « Retourne là-bas. »
Après huit semaines de coma, Johann s’est réveillé. Son père lui a construit une chapelle, située à une cinquantaine de mètres du kiosque où il travaille, qui porte le nom de Sankt Georg [Saint-Georges], le quartier de Hambourg où se trouve l’hôpital qui lui a sauvé la vie. Traber senior y récite chaque jour un Notre Père.
Johann junior : « Je sais que mon père s’en veut pour ma chute. Mais ce n’est pas de sa faute. C’était un accident, causé par un matériel défectueux. »
Le parquet a constaté par la suite que de la condensation s’était infiltrée à l’intérieur du mât par des microfissures, ce qui avait entraîné la formation de rouille. Personne n’est à blâmer.
Johann Traber senior a du mal à en parler. Peu de temps avant l’accident, il avait contrôlé et fait radiographier le mât en collaboration avec l’organisme agréé, dit-il. Aucun défaut n’avait été constaté. Après l’accident, il a scié tous les autres mâts qu’il possédait. Ils étaient tous en bon état.
Le soir est tombé sur le Jägerhof. La famille Traber s’est rassemblée autour d’une grande table sur la terrasse, devant la nouvelle maison d’Anna. Il y a de la pizza. Tout le monde est là : Johann Traber senior et sa femme Mitzi. Anna et Katharina avec leurs compagnons (l’un est employé de banque, l’autre mécanicien automobile). Les enfants, Mex et Antonia, bien sûr. Et aussi Johann junior et Caroline. Anna et Katharina ont l’air épuisé, elles sont rentrées tard. Elles travaillent toutes les deux à l’Europa-Park de Rust, tout près d’ici. Elles y tiennent un stand où elles vendent du saumon flambé. C’est désormais la principale source de revenus de la famille. Ce n’est pas un travail facile que de rester toute la journée devant un feu, mais les deux sœurs trouvent que c’est une vie agréable et tranquille. Une vie sans risques.
Katharina : « Après la chute de Johann, j’étais terriblement nerveuse et agitée avant chaque représentation. Je ne pouvais pas regarder ma sœur travailler sur le mât. »
Anna : « Parfois, je pensais que j’allais vomir. »
Après l’accident de Johann, Traber senior aurait pu engager des artistes extérieurs, mais il n’a pas voulu. « On ne peut compter que sur la famille », dit-il. Katharina est restée sur le trapèze. Anna a pris en charge la moto et le mât. Johann senior installait seul le matériel. Au bout d’un an, Johann junior a fait son come-back, à Munich, à l’occasion de l’Oktoberfest.
Il souhaitait de toutes ses forces renouer avec son ancienne vie. La première année, il a fait du trapèze. La deuxième année, il a repris la moto. La troisième année, il a grimpé au mât. Mais il ne parvenait plus à atteindre le sommet. Son corps n’en était plus capable. Les contrats se sont raréfiés.
Six ans après l’accident, Anna est tombée enceinte. Elle avait toujours prévenu qu’elle arrêterait alors. Après cela, Katharina, son frère et son père ont continué à tourner à trois pendant un certain temps.
Ils ne peuvent pas dire exactement quand ils se sont produits ensemble pour la dernière fois, peut-être en 2013. En tout cas, à un moment donné, il n’y a tout simplement plus eu de demandes. Même après coup, les Traber ont du mal à expliquer pourquoi.
Tout s’éclaire lorsqu’on parle à Mathias Reichle. Il est depuis près de cinq ans le directeur du divertissement à l’Europa-Park de Rust, l’un des plus grands parcs d’attractions d’Europe, là où travaillent les sœurs Traber. Enfant, raconte-t-il, il a vu les Traber faire leurs numéros sur la corde à l’Europa-Park. À l’époque, dans les années 1990, c’était le clou du spectacle. Aujourd’hui, à l’exception de Johann Traber avec son numéro de Noël, il est rare que des funambules soient encore engagés durablement.
Reichle invoque exactement les mêmes raisons que d’autres programmateurs et organisateurs : la mise en place pour un spectacle de haute voltige est coûteuse et complexe. Ce qu’il ne dit pas mais laisse entendre (peut-être parce que la famille propriétaire d’Europa-Park est amie de longue date avec les Traber), c’est que la haute voltige est passée de mode.
Son confrère Ingo Reichstein, chef du divertissement du Heide-Park Resort à Soltau, en Basse-Saxe, est plus explicite. Il déclare : « Le funambulisme a fait son temps, c’est lent et ennuyeux. Aujourd’hui, ça n’attire plus personne. » Il pense que la haute voltige doit se réinventer. Comme l’a fait le cirque Roncalli, qui présente désormais des hologrammes au lieu d’animaux vivants. Mais Reichstein ne sait pas non plus quelles seraient les modalités concrètes de cette réinvention. « En tout cas, elle ne devrait pas signifier plus de hauteur, plus de records et plus de danger », dit-il.
Dans la famille Traber, il y a deux hommes que tout cela n’empêche pas de continuer à marcher sur la corde : Falko, 62 ans, le frère de Johann Traber senior, qui a quitté l’entreprise familiale il y a plusieurs décennies suite à une dispute et qui a ensuite établi seul de grands records à Rio de Janeiro et à Kitzbühel, en Autriche ; et son fils Fernando, 23 ans, le dernier artiste de la dix-septième génération.
Avant la pandémie, ils étaient, selon leurs dires, en tournée jusqu’à cent quatre-vingts jours par an. Mais, à cause du Covid, leurs engagements récurrents sur les marchés de Noël de Karlsruhe et de Southampton, où ils jouent les pères Noël sur une luge glissant sur des cordes, ont été annulés. Ils espèrent au moins que le marché de Noël de Bochum aura lieu, ainsi que quelques autres représentations prévues pour l’année prochaine. Dans le cas contraire, ils risquent de crouler sous les frais de l’équipement et des camions, des assurances et des contrôles techniques.
Fernando, un jeune homme arborant une barbe à la d’Artagnan, a travaillé dans l’usine d’un équipementier automobile pendant la pandémie. Maintenant, il intervient pour une entreprise de nettoyage de bâtiments spécialisée dans le travail en hauteur (quoi d’autre ?). Il aimerait exercer ce métier à son compte, dit-il. Mais il ne souhaite pas pour autant abandonner la haute voltige : il veut travailler dans un spectacle laser et, en outre, battre bientôt le record du monde de longueur de son père : les 640 mètres de Baden-Baden. Il est donc possible que Fernando poursuive la tradition encore un peu. Mais que se passera-t-il ensuite ? Sera-t-il le dernier Traber sur la corde ?
Fernando : « Si Dieu le veut et que j’ai un jour des enfants, je leur apprendrai à marcher sur une corde. Encore faut-il qu’ils soient d’accord. »
Anna : « Mes enfants ne monteront pas sur la corde. Je ne veux pas porter cette responsabilité. »
Katharina : « Si j’avais des enfants, je leur permettrais de s’entraîner un peu avec leur grand-père. Mais je n’ai pas envie qu’ils en fassent leur métier pour autant. »
Anna : « Je ne suis pas non plus contre un peu de pratique. »
Johann senior : « Qui sait ce qui se passera quand mon fils aura un fils. Peut-être l’appellera-t-il Johann ? Qui sait ce qui va résulter de cette visite de Caroline... »
Johann junior : « Peut-être que j’enseignerai le funambulisme à mon fils. Je ne sais pas. Mais, en tout cas, je ne lui donnerai pas Johann comme premier prénom. Il en existe beaucoup d’autres très jolis. »
L’accident de Johann Traber junior remonte maintenant à quinze ans. Pour l’anniversaire du 21 mai, il s’est rendu à la chapelle, raconte-t-il. Midi sonnait. Johann s’est assis devant, sur le banc du premier rang, et a allumé deux cierges : un pour lui, l’autre pour sa famille.
— Björn Stephan est journaliste. Il collabore régulièrement au Zeit et au supplément magazine du Süddeutsche Zeitung. En 2021, il a publié un premier roman : Nur vom Weltraum aus ist die Erde blau (« La Terre n’est bleue que depuis l’espace »), Galiani Berlin. — Cet article est paru dans le supplément magazine du Zeit le 24 novembre 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
Les athlètes sont nos Apollon et nos Atalante. Ils brillent de leur juvénile beauté et de tous leurs merveilleux talents. De façon générale, on se soucie peu du tennis en Grande-Bretagne, à l’exception des deux semaines, à la fin du mois de juin et au début du mois de juillet, où Wimbledon fait l’objet d’une dévotion nationale. C’est pourquoi les grands joueurs de tennis qui accomplissent leurs exploits au plus fort de l’été rayonnent pour nous, Anglais, avec une singulière intensité.
En 1972, un jeune Suédois aux longs cheveux blonds, qui manie sa raquette comme une hache, arrive à Londres. Bien qu’il ait développé son jeu sur des courts lents en terre battue, Björn Borg remporte [à 16 ans] le titre junior sur le gazon rapide de Wimbledon et, quatre ans plus tard, le simple messieurs – ce qui fait de lui le premier joueur masculin à remporter les deux titres et le plus jeune champion de Wimbledon de l’ère Open [avant 1985 et la victoire de Boris Becker, à 17 ans].
Dans The Golden Boy of Centre Court, Graham Denton retrace les Wimbledon de Borg, match par match, année après année, chapitre par chapitre. Un véritable défi : le tennis est un jeu simple, après tout, avec une gamme limitée de coups. Mais, si Denton n’est pas un prosateur de génie (encore que décrire la légende du tennis américain Jimmy Connors comme un « paquet d’agressivité trépidante » est plutôt bien trouvé), il se révèle être un fouineur infatigable et perspicace lorsqu’il s’agit d’éplucher les archives des rapports de matchs, les interviews et les biographies. Il sait très bien mettre en valeur les trouvailles d’autres auteurs. À propos des groupies adolescentes du jeune Björn, Peter Wilson écrit : « Les cris, les oh ! et les ah ! atteignaient des fréquences si élevées qu’ils étaient presque inaudibles pour l’oreille humaine. » Et, quand Borg entre sur le court d’une démarche chaloupée, il a un « curieux balancement d’une jambe sur l’autre, presque chaplinesque », selon l’écrivain et éditeur sportif américain Curry Kirkpatrick.
La concentration et le calme surnaturels de Borg ont très tôt défrayé la chronique. Sa tension artérielle était de 70/30 : d’après Joe Jares, auteur et chroniqueur sportif américain, « on a prouvé qu’il avait le pouls d’un cadavre ». Pourtant, dès qu’il se mettait à jouer, il envoyait des lifts gagnants dans les coins du camp adverse. Face à lui, le malheureux surclassé en était réduit à « chasser des ombres pendant une panne d’électricité ». Les nombreuses citations du livre sont si plaisantes à lire qu’on se dit que, si les dadaïstes avaient un peu aimé le sport, ils auraient peut-être trouvé un but à leurs collages expérimentaux.
Au fil des pages, Denton s’attaque aux énigmes de la carrière de Borg : comment ce préadolescent dissipé a-t-il appris à maîtriser ses émotions à ce point ? Comment se fait-il qu’il ait réussi à remporter six titres sur la lente terre battue française et cinq sur l’imprévisible gazon de Wimbledon, mais pas un seul US Open ou Open d’Australie ? Pourquoi a-t-il pris sa retraite à 26 ans, au moment où il atteignait sa pleine maturité physique ? Mais, au-delà de ces questions, Denton relate les matchs de Borg, et c’est un plaisir de les revivre.
Je me souviens d’avoir regardé à la télévision sa demi-finale de Wimbledon en 1977 contre l’Américain Vitas Gerulaitis, alors que j’étais chez ma mère. C’était une journée magnifique, mais j’étais comme hypnotisé, je ne pouvais pas quitter la pièce. Chacun des deux hommes – amis et partenaires d’entraînement – lisait le service de l’autre, et pratiquement chaque point devenait un magnifique échange, les joueurs plaçant leurs balles exactement sur les lignes du court. « Depuis mes années d’écolier, je n’avais jamais vu autant de craie voler », rapporte Peter Wilson. Dans son récit, Denton cite le commentateur sportif britannique Dan Maskell, qui, selon le journaliste et animateur Mark Lawson, avait dit de sa « mélodieuse voix édouardienne » : « Oh ! mais dites donc, ce passing de revers de Borg est un rêve absolu. »
J’avais quelques mois de moins que Borg et je me doutais, avec tristesse, que je ne verrais plus jamais un si beau match de tennis. Borg a remporté ce Wimbledon et les trois suivants. Nous nous sommes habitués à ce champion qui avait de l’is i magen, « de la glace dans l’estomac » [expression suédoise désignant le sang-froid], et ne laissait éclater son émotion qu’au dernier point, lorsque, sous les acclamations tumultueuses de la foule, il tombait à genoux « comme s’il accédait au Walhalla [paradis des guerriers dans la mythologie nordique] ».
Puis vint John McEnroe, le « chérubin boudeur », comme le décrit la journaliste australienne Lenore Nicklin. Certains appréciaient la pétulance du New-Yorkais ; d’autres estimaient, à l’instar de l’écrivain britannique David Irvine, que « le goût aigre laissé par le comportement de McEnroe gâtait le festin comme de l’ail en décomposition ». McEnroe avait « l’apparence, l’attitude et les manières d’un homme qui fait quelque chose qu’il méprise », écrit Bob Rubin. Mais il caressait la balle avec une habileté exquise. À l’inverse, Borg était « enveloppé d’un charisme sur lequel on ne pouvait pas mettre le doigt », selon les mots du tennisman britannique John Lloyd. Beaucoup trouvaient McEnroe ennuyeux.
Lorsque Borg et McEnroe s’affrontèrent enfin en finale de Wimbledon, en 1980, McEnroe démarra sur les chapeaux de roue, bousculant Borg avec son extraordinaire service (« comme s’il servait en suivant les lignes d’un bâtiment imaginaire », selon les termes de l’écrivain australien Clive James) et trouvant pour ses volées des angles aux confins de la géométrie euclidienne. Il conclut le premier set en vingt-sept minutes. Borg vola le deuxième set en ne prenant qu’une fois le service de son adversaire, puis remporta le troisième. Le quatrième set se termina par un tie-break de légende, au cours duquel les deux hommes, échangeant des balles de match et des balles de set, refusaient de perdre ou de laisser l’autre gagner. Ce tie-break dura à lui seul vingt-deux minutes. McEnroe eut le dernier mot, égalisant à deux sets partout, et la volonté de Borg sembla brisée.
Sauf qu’elle ne l’était pas. Imper-turbable (« Sa concentration est si profonde qu’elle en est presque palpable », écrivit le journaliste sportif écossais Hugh McIlvanney), Borg se leva de sa chaise et joua un tennis exemplaire, « l’incarnation de l’acharnement et de la grâce », comme le résuma l’auteur et commentateur américain Mike Lupica. Il remporta la dernière manche 8-6 et, nous dit Denton, « tomba à genoux en exultant, s’arquant si loin vers l’arrière que ses longs cheveux effleurèrent l’herbe dégarnie ».
Ce genre de bras de fer constitue le sommet du sport. Des talents opposés font jaillir l’un de l’autre un potentiel inexploité, transformant sous nos yeux des concurrents en collaborateurs. De tels champions – comme Chris Evert et Martina Navrátilová – se rencontrent et « explorent de nouvelles dimensions », selon les mots de Mike Lupica. La finale Borg-McEnroe de 1980 fut d’une intensité sans pareille (jusqu’à ce que Roger Federer et Rafael Nadal la surpassent, si incroyable que cela puisse paraître, en 2008). L’année suivante, en 1981, les deux mêmes joueurs se retrouvèrent en finale de Wimbledon. Ce fut une affaire discrète. McEnroe gagna en quatre sets. « Quand on s’est serré la main, se souviendra McEnroe, Björn avait l’air étrangement soulagé. » Plus tard cette même année, Borg prit une retraite plus ou moins définitive – lessivé, vidé de tout esprit de compétition et de la joie qu’il éprouvait à jouer.
La postérité est capricieuse. Des joueurs éminents s’effacent de la mémoire collective. Björn Borg, lui, avec son bandeau et sa veste de survêtement rouge Fila, reste une icône culturelle des années 1970, cette décennie funky et agitée. Dans son cas, c’est sûrement parce que, en plus de son extraordinaire talent, il est l’incarnation de la passion réprimée, cachée, gardée en réserve. « Nous ne saurons peut-être jamais ce qui fait vibrer ce Suédois impassible, écrit Lupica, ni dans quels réservoirs d’eau glacée il puise lorsque les choses semblent mal tourner. Mais ces réservoirs sont bien réels : c’est un athlète d’exception. »
— TimPears est un écrivain britannique. Seul son premier roman, Un été brûlant, a été traduit en français (Phébus, 1997). — Cet article a été publié par l’hebdomadaire britannique The New Statesman le 23 juin 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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Il y a quelques dizaines d’années, lorsque j’ai emménagé à New York, j’ai répondu à une petite annonce pour devenir l’assistante personnelle d’une écrivaine. Je m’imaginais en amanuensis, transcrivant ses déclarations inspirées pour en faire des poèmes. Au lieu de cela, je commandais et retournais des pulls, planifiais des séances chez le coiffeur et organisais des repas en trois services pour des personnalités du monde des lettres que je n’ai jamais pu rencontrer. Ma patronne, son mari gestionnaire de fortune et leurs enfants vivaient sur Park Avenue, à Manhattan, dans un penthouseavec rideaux géorgiens aux fenêtres et triple vitrage. Elle avait à son service toute une ribambelle de gens : coachs sportifs, personal shoppers, un professeur particulier de poésie et un autre d’opéra. J’étais l’une des quatre employées à temps plein, avec deux nounous irlandaises logées sur place et une femme de ménage française. Quand venait notre pause déjeuner de trente minutes, nous nous précipitions toutes les quatre dans la cuisine pour actionner le petit robinet doré dont jaillissait instantanément de l’eau bouillante pour faire du thé et de la soupe. Entre deux grands « slurp », nous plaisantions et nous plaignions de notre patronne.
Au cours de l’un de ces repas, la nounou en chef a passé un coup de fil avec le téléphone situé dans un coin de la pièce, puis a rapidement raccroché le combiné. Pointant du doigt l’appareil doré, elle a dit qu’elle pensait que notre boss nous écoutait. Alors que nous nous serrions autour de nos bols de soupe, j’ai expliqué que notre patronne me demandait toujours des comptes rendus de nos conversations, et la nounou a chuchoté qu’elle était presque sûre de l’avoir vue rôder derrière la porte de la cuisine. Au départ, nous en rigolions, puis plus du tout – une vague angoisse a commencé à planer dans la pièce...
Quelques semaines plus tard, la femme de ménage a été renvoyée. Nous ignorions si son départ était lié à ce qui avait été dit, mais une fois que la paranoïa vous a pris entre ses griffes, elle ne vous lâche pas facilement. Nos salaires et nos augmentations étaient imprévisibles. Deux des employées espéraient obtenir leur green card. Toutes ces choses qui avaient fait l’objet de tant de conversations sont soudainement devenues sources de danger. Nous avons progressivement cessé de déjeuner ensemble.
Alors que les investissements des entreprises dans la surveillance de leurs employés grimpent en flèche, j’ai repensé à cette expérience démoralisante. L’année 1995, au cours de laquelle j’occupais ce poste, semble aujourd’hui presque surannée – une ère d’innocence. C’était avant l’existence de Facebook et Google, qui suivent les gens partout où ils vont, avant leurs effrayantes publicités personnalisées. À l’époque, les Américains passaient en moyenne trente minutes par mois en ligne ; seuls les individus visés par une enquête du FBI étaient surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept.
Il se trouve que les années 1980 et 1990 ont marqué un tournant majeur dans le domaine de la surveillance : c’est à cette période que les entreprises ont fait leurs premiers investissements en matière de contrôle électronique des performances. En 1987, aux États-Unis, environ 6 millions de travailleurs étaient épiés d’une manière ou d’une autre, en général au moyen d’une caméra vidéo ou d’un enregistreur audio ; en 1994, environ un travailleur américain sur sept, soit quelque 20 millions de personnes, était pisté électroniquement au travail. Les chiffres n’ont cessé d’augmenter depuis lors. Lorsque la bande magnétique a été supplantée par des technologies numériques capables de scruter plusieurs endroits à la fois, les caméras installées initialement pour se prémunir des vols ont tourné leur regard insatiable vers les travailleurs.
Le deuxième grand tournant en matière de contrôle électronique des performances se produit en ce moment même. Il est dû au développement des objets connectés, à l’intelligence artificielle et à la crise du Covid. Selon certaines estimations, l’utilisation par les entreprises de logiciels de surveillance a augmenté de 50 % en 2020, première année de la pandémie. Depuis, ce chiffre ne cesse de croître. Ces nouvelles technologies de pistage sont omniprésentes et intrusives. Les entreprises y ont recours pour des raisons de sécurité, d’efficacité – et parce qu’elles le peuvent. Ces outils scrutent, archivent et analysent les mouvements, les conversations, les relations sociales et les affects. Certains chauffeurs de poids lourds doivent désormais conduire un camion à plateau de 15 mètres de long sur quelque 1 000 kilomètres par jour avec une caméra braquée sur eux en permanence, observant leurs yeux, leurs mains sur le volant, leurs mimiques, leurs sifflotements, les mouvements de leur nuque. Imaginez-vous vivre pendant des mois sous le regard de cette caméra braquée sur votre cabine, laquelle vous sert de maison la plupart du temps. Sur l’un des nombreux forums Reddit où les internautes déversent leur colère au sujet de ces caméras, un routier écrit qu’il n’en tolérerait une que « si le patron de l’entreprise [lui] permettait de voir ce qui se passait chez lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept ». « Ces quelques centaines de kilomètres quotidiens sont le seul moment que j’ai complètement à moi et j’ai l’impression qu’on me l’a gâché, ajoute un autre. Je veux juste me curer le nez et me gratter les couilles en paix, bon sang ! » Un chauffeur de bus décrit ce désir très humain de « faire des grimaces, se parler à voix haute ou fredonner en écoutant une chanson ». « Je pouvais sentir à quel point le cortisol [une hormone du stress] irriguait moins mon corps dans mon second emploi, où les bus étaient plus vieux et n’avaient pas de caméra dans l’habitacle, raconte-t-il. Ce système vous rend malade, il vous lessive. »
Les employeurs lisent les e-mails de leurs salariés, suivent leur navigation sur Internet et écoutent leurs conversations. Les infirmières et les manutentionnaires sont obligés de porter des badges d’identification et des bracelets connectés, voire des vêtements munis de puces qui enregistrent leurs déplacements, mesurent le nombre de pas qu’ils font dans la journée et le comparent à celui de leurs collègues et à celui de la veille.
Le bracelet qui, aujourd’hui, enserre délicatement votre poignet pourrait à l’avenir servir à envoyer des messages révélant à votre employeur combien de minutes vous passez aux toilettes. Amazon, qui piste minutieusement le moindre mouvement des employés de ses entrepôts, chacune de leurs pauses et de leurs conversations, a déposé un brevet pour un bracelet qui, selon le Times, « émettrait des ultrasons et des ondes radio permettant de suivre la position des mains d’un employé par rapport aux bacs d’inventaire » et vibrerait ensuite pour le diriger vers le bon bac. Une « SmartCap » (« casquette intelligente »), utilisée dans le secteur du transport routier, enregistre les ondes cérébrales des chauffeurs pour détecter leur fatigue.
Certains logiciels de gestion des ressources humaines peuvent surveiller le ton de la voix des employés. L’une des entreprises leader du marché, Cogito, présente son produit comme « un coach assisté par l’intelligence artificielle qui augmente les capacités humaines grâce à l’analyse de la voix et au retour d’information ». Alors qu’ils gagnent 15 dollars de l’heure pour rester enfermés dans un box et répondre aux plaintes de consommateurs en colère, les employés des centres d’appels doivent garder un œil sur un écran qui se met à clignoter s’ils parlent trop vite, si leur voix recouvre momentanément celle du client, ou s’ils marquent un silence trop long.
Dans un sens, le traçage des comportements individuels est une vieille histoire : après tout, le modèle économique d’entreprises technologiques comme Facebook et Google repose sur le suivi des utilisateurs, même lorsqu’ils naviguent sur d’autres sites que les leurs. La monétisation des données personnelles en est à sa troisième décennie. Mais la surveillance au travail et le management automatisé, c’est autre chose. Les employés ne peuvent pas s’y soustraire sans perdre leur travail : vous n’êtes pas en droit d’éteindre la caméra du camion si cela va à l’encontre de la politique de l’entreprise ; ni d’arracher votre badge d’identification. La surveillance des travailleurs s’accompagne d’une puissante menace implicite : si l’entreprise remarque que vous êtes trop fatigué, vous risquez de ne pas obtenir de promotion. Si elle entend quelque chose qui ne lui plaît pas, vous pouvez être licencié.
Les implications politiques de cette surveillance omniprésente sont monumentales. Si les patrons ont toujours écouté les conversations de leurs employés, naguère, pour des raisons logistiques, ils ne pouvaient le faire que rarement. Plus maintenant. Chacun doit partir du principe que tout ce qu’il dit peut être enregistré. Qu’est-ce que cela signifie lorsque la moindre de vos phrases, et le ton sur lequel vous l’avez prononcée, peut être réécoutée ? Chuchoter ne sert plus à rien.
Dans de nombreux cas, la surveillance est mise en place pour de prétendues raisons de sécurité – des caméras thermiques installées pour protéger à la fois les clients et les collègues d’un employé qui aurait de la fièvre, par exemple. Mais il s’avère qu’elle nuit à notre bien-être. La surveillance électronique place le corps de la personne observée dans un état d’hypervigilance perpétuelle, ce qui est particulièrement mauvais pour la santé. Les travailleurs qui se savent scrutés peuvent devenir anxieux, épuisés, extrêmement tendus et irritables. La surveillance déclenche la libération d’hormones associées au stress et maintient leur circulation dans le corps, ce qui peut aggraver les problèmes cardiaques ; elle peut aussi entraîner des troubles de l’humeur, de l’hyperventilation, une dépression. Des professeurs de commerce des universités Cornell et McMaster ont récemment mené une étude sur la surveillance électronique dans les centres d’appels et montré que le stress qu’elle provoquait était aussi important que celui causé par un client injurieux. Les employés ont le sentiment qu’ils sont surveillés à des fins de discipline et non de perfectionnement, que les attentes de l’entreprise sont déraisonnables et que le recours à ces dispositifs est injuste. Ils préféreraient avoir affaire à un patron humain plutôt qu’à un robot espion omniprésent susceptible de faire varier leur salaire.
Faut-il s’étonner que la santé mentale des routiers en souffre ? Ou que les employés des centres d’appels craquent ? Ils font état d’une sorte de brume déstabilisante et constante d’incertitude et de paranoïa : quel geste de la main, quelle pause pipi, quelle conversation m’a fait passer à côté de cette prime ? « Je sais bien que nous sommes au boulot, mais quand même, je n’ose même pas me gratter le nez », raconte un chauffeur d’Amazon dans un article publié par le site Insider et consacré aux caméras placées face au conducteur. L’interviewé n’a pas donné son nom par crainte de représailles.
En 2011, Travis Kalanick, le fondateur d’Uber, a invité des personnalités de Chicago à une fête à l’hôtel Elysian. Sur un écran géant, il a affiché ce qu’il a d’abord appelé « Godview » (« le point de vue de Dieu ») puis rebaptisé « heaven » (« paradis ») : une carte vue du ciel sur laquelle l’entreprise pouvait suivre les chauffeurs à leur insu. Grisés par la sensation de surplomb, les invités ont observé avec stupéfaction des centaines de voitures sillonner la ville en temps réel.
Cette anecdote, tirée du livre Super gonflé de Mike Isaac, donne à voir un Kalanick euphorique, se délectant du contrôle qu’il exerce. Mais, la plupart du temps, lui et son entreprise font preuve de paranoïa : il s’agit d’espionner pour protéger la forteresse. Le livre commence lorsque Kalanick se heurte à la résistance de régulateurs voulant restreindre l’activité de son entreprise dans certaines villes. Il réagit en embauchant d’« ex-membres de la CIA, de la NSA et du FBI » pour mettre en place une « unité d’espionnage performante » qui « traquerait les représentants du gouvernement, s’intéresserait de près à leur vie privée et les suivrait parfois jusque chez eux ». Une fois que les espions de Kalanick ont identifié les régulateurs hostiles à Uber, l’entreprise a développé une application pour s’assurer que ces régulateurs n’entrent jamais en contact avec des chauffeurs Uber et donc ne puissent pas enquêter sur l’éventuelle illégalité de leur activité. Les gêneurs se voyaient proposer un modèle fictif de l’application, avec des véhicules fantômes. Lorsqu’ils validaient une course avec un conducteur, ce dernier n’arrivait jamais. Uber a baptisé ce programme « Greyball ».
Mike Isaac est un journaliste du New York Times qui écrit sur les nouvelles technologies et la Silicon Valley. Il a révélé l’affaire Greyball dans le Times en 2017, deux ans avant la publication de son livre. Super gonflé retrace l’histoire d’Uber depuis ses débuts jusqu’à l’éviction de Kalanick et revient à plusieurs reprises sur la façon dont l’entreprise s’est servie des techniques de surveillance pour asseoir son pouvoir. Uber a suivi des clients après qu’ils ont quitté leur VTC, a exploité les données de cartes de crédit pour se renseigner sur la concurrence et a espionné les chauffeurs qui travaillaient pour des entreprises rivales. La société a mis sur pied une « unité stratégique » qui utilisait « des VPN, des ordinateurs portables bon marché et des points d’accès Wi-Fi payés en liquide ». Uber a également usurpé l’identité de chauffeurs dans des forums de discussion pour se renseigner sur ses concurrents, photographié des personnalités publiques, mis en place des filatures et enregistré les conversations privées de concurrents.
Isaac montre comment Kalanick a dépensé des dizaines de millions de dollars en espionnage et activités connexes. En juillet 2022, Mark MacGann, l’ex-lobbyiste en chef d’Uber pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, a transmis au quotidien britannique The Guardian plus de 124 000 documents révélant le mépris d’Uber pour la loi et la façon dont ses dirigeants ont courtisé des chefs d’État pour bâtir leur empire.
En 2017, après une série de scandales liés à des affaires de harcèlement sexuel et de discrimination au travail, Kalanick a été remplacé au poste de P-DG par Dara Khosrowshahi, précédemment à la tête d’Expedia. L’arrivée de Khosrowshahi a entraîné certains changements au sein de l’entreprise, mais la surveillance des chauffeurs ne semble pas avoir diminué.
Pendant la période couverte par le livre d’Isaac, Uber déclarait toucher entre 20 et 25 % du prix de chaque course, plus les suppléments. Cette année, Khosrowshahi a lancé dans certaines villes un nouveau système de rétribution des chauffeurs et de tarification des courses. Le prix de la course dépend de plusieurs facteurs, dont, selon le site d’information en ligne The Markup, « la longueur et la durée estimées du trajet, la demande en temps réel pour la destination en question et les tarifs en heure de pointe ». La rémunération des chauffeurs est opaque et peut varier. Un chauffeur a confié des captures d’écran de ses paiements à The Markup : l’une d’elles indique qu’il perçoit 14 dollars pour une course alors qu’Uber en touche 13, une autre qu’il empoche 6 dollars tandis qu’Uber en prend 9. Personne ne connaît la raison pour laquelle la rémunération des chauffeurs fluctue. Mais nous savons qu’Uber prend en compte des paramètres tels que la vitesse de freinage des conducteurs, les endroits où ils se rendent, leurs évaluations, les courses qu’ils acceptent et celles qu’ils annulent, le temps qu’ils mettent pour se rendre quelque part – leur rémunération est probablement calculée à partir de toutes ces données.
Tout cela est certes démoralisant et orwellien, mais quel est le rapport avec la démocratie ? « Gouvernement privé », le livre convaincant d’Elizabeth Anderson 1, offre à cette question une réponse partielle. Anderson, professeure de philosophie politique à l’Université du Michigan, secoue le lecteur par les épaules pour lui ouvrir les yeux. Le travail, affirme-t-elle, est une forme de gouvernement qui pèse sur la vie de la plupart des gens de façon beaucoup plus immédiate que celui qui siège à Washington.
Une entreprise puissante comme Amazon, par exemple, fixe ses propres conditions de travail et, ce faisant, influence celles des chauffeurs d’UPS et, plus largement, du secteur logistique. Les employeurs privés ayant un impact sur l’ensemble de l’industrie ont un pouvoir coercitif – ce qu’Anderson appelle le « pouvoir de gouverner ».
De nombreux travailleurs du secteur privé, écrit-elle, vivent sous des « dictatures dans leur vie professionnelle ». Comment en sommes-nous arrivés là ? Anderson pense que les raisons qui font qu’aujourd’hui nos lieux de travail sont devenus des espaces dystopiques remontent à plusieurs générations. Lorsque la révolution industrielle a déplacé le « lieu principal du travail rémunéré du domicile vers l’usine », elle a importé dans la foulée la longue tradition qui voulait que le pouvoir soit totalement arbitraire au sein du foyer : les enfants étaient soumis à l’autorité de leurs parents, et les femmes en partie à celle de leur époux. La révolution industrielle aurait pu offrir une échappatoire aux tyrannies de la vie domestique, mais elle les a plutôt reproduites.
Quand la Ford Motor Company était à son apogée, son « département de sociologie » s’est mis à inspecter les maisons des ouvriers. « Les ouvriers de Ford, raconte Anderson, ne pouvaient prétendre au fameux salaire journalier de 5 dollars que s’ils tenaient bien leur maison, avaient un régime alimentaire jugé équilibré, ne buvaient pas, prenaient des bains régulièrement, n’hébergeaient pas de pensionnaires, n’envoyaient pas trop d’argent à des parents vivant à l’étranger et avaient assimilé les normes culturelles américaines. »
Si Apple ne s’invite pas chez ses salariés aujourd’hui, relève Anderson, l’entreprise exige toutefois que les employés de ses boutiques présentent leurs sacs à l’inspection en arrivant sur leur lieu de travail. Nous trouvons cela normal, note-t-elle, mais l’est-ce vraiment ? Près de la moitié des Américains se sont déjà soumis à un test de dépistage de drogues en l’absence de toute suspicion. Et de nombreux travailleurs peuvent être licenciés pour ce qu’ils ont dit sur les réseaux sociaux. À ceux qui prétendent que le travail n’est pas une forme de gouvernement parce que vous pouvez démissionner, Anderson rétorque : « C’est comme dire que Mussolini n’était pas un dictateur parce que les Italiens pouvaient émigrer. »
Anderson ne se focalise pas sur la question de la surveillance, mais son travail suggère deux choses. Premièrement, pour faire face à l’omniprésence de l’espionnage, nous devons prêter attention au pouvoir, et pas seulement à la technologie. Le droit du travail et la législation antitrust sont les principales ressources à mobiliser pour répondre aux structures de pouvoir actuelles. Deuxièmement, nous devons traiter la surveillance des employés comme toute surveillance d’État, c’est-à-dire avec une profonde méfiance. C’est un truisme de dire que la surveillance étatique nuit à la liberté d’expression et au débat public ; dès lors que nous percevrons le lieu de travail comme un espace où s’exerce une forme de gouvernement, nous pourrons jeter les bases d’un mouvement politique pour une plus grande liberté dans ces endroits où les travailleurs américains passent l’essentiel de leurs heures de veille.
Il y a trois ans, alors que je rédigeais un livre sur les monopoles et la façon dont ils agissent comme des États privés 2, j’ai parlé à des éleveurs de poulets qui voyaient la grande distribution acheter leurs marchandises à des prix différents chaque mois. Le visage d’un de ces éleveurs est resté gravé dans ma mémoire. Cet homme touchant et démoralisé m’a raconté avec colère ce qu’il ressentait en se penchant sur le tarif fixé ce mois-ci par son distributeur, sans savoir si ce prix découlait d’une concurrence loyale avec d’autres agriculteurs ou d’une vengeance pour avoir haussé le ton – voire s’il ne s’agissait pas de la preuve qu’il faisait partie d’une expérience sociologique.
Ce type de rémunération est appelé « système de tournoi ». Les agriculteurs sont mis en concurrence ; théoriquement, ils sont payés en fonction de leur productivité par rapport aux autres. Cependant, il n’y a pas de mécanisme permettant de rendre des comptes : le distributeur conserve par-devers lui toutes les données et, lorsqu’il distribue les chèques, les agriculteurs, qui dépendent de lui pour se maintenir à flot, doivent partir du principe qu’il est honnête.
Amazon exerce son pouvoir sur ses interlocuteurs – qu’il s’agisse d’États, de vendeurs ou d’employés – selon un schéma proche de celui du système de tournoi. Dans « Amazon délié » 3, son deuxième livre sur l’essor d’Amazon, le journaliste Brad Stone examine l’extraordinaire expansion de l’entreprise au cours de la dernière décennie et la croissance de son pouvoir politique.
Jeff Bezos, rapporte Stone, était profondément impliqué dans tout ce qui touchait aux ressources humaines. Il a mis en place un système d’indemnités et de promotions appelé stack ranking (« classement de la pile »), dans lequel les managers de niveau intermédiaire devaient évaluer leurs subordonnés et licencier les moins bien classés – un quota déterminait le nombre de personnes à évincer. Après la publication en première page du Times d’un article dénonçant la façon dont la culture d’entreprise montait les employés les uns contre les autres, cette pratique a été abandonnée.
Mais cette philosophie – forcer les gens à se battre pour des miettes, limoger les moins performants – continue à infuser dans différents secteurs de l’entreprise. Lorsque Amazon faisait appel à des sous-traitants pour la distribution des colis, elle a développé une application appelée Rabbit qui permettait de suivre la livraison. L’équipe qui gérait l’application a vu les chauffeurs « sauter des repas, griller des stops et scotcher leur téléphone sur leur cuisse pour pouvoir facilement jeter un coup d’œil à l’écran, écrit Stone. Et tout cela pour respecter les exigeants délais de livraison. » Ceux qui ne les respectaient pas étaient remerciés.
Selon Stone, qui couvre les nouvelles technologies pour l’agence de presse Bloomberg News, Bezos était furieux lorsque le directeur des opérations d’Amazon a tenté de pousser l’entreprise à intégrer l’approche lean (« maigre ») de Toyota, qui consiste à développer la confiance et les liens entre les employés et leurs responsables pour favoriser la stabilité de l’emploi. Lorsque l’adjoint RH du même département a présenté un document intitulé « Du respect entre les individus », raconte Stone, « Bezos l’a détesté. Non seulement il s’est insurgé contre ce document lors de la réunion, mais il a convoqué son auteur le lendemain matin pour continuer à l’intimider. » La stabilité des effectifs ne l’intéressait pas ; il voulait au contraire que les employés des entrepôts restent au maximum trois ans, à moins qu’ils ne soient mutés en interne. Il a drastiquement limité les augmentations de salaire après trois ans d’ancienneté.
Les exigences qu’impose Amazon à ceux qui travaillent dans ses entrepôts sont draconiennes : interdiction de parler, traçage du moindre mouvement et licenciement en cas de non-respect des quotas. L’entreprise mise sur le fait que les conditions de travail sont tellement mauvaises que les employés finiront par démissionner. Avant la pandémie, « le taux de rotation du personnel était d’environ 150 % par an », d’après le Times.
« Vous passez dix heures debout, dans un entrepôt sans fenêtres, et vous n’avez pas le droit de parler – aucune interaction n’est autorisée, témoigne un travailleur dans un article du site d’information Vox, consacré au nombre croissant d’appels aux urgences en provenance des entrepôts d’Amazon. J’ai tout de suite eu l’impression qu’ils faisaient travailler les gens jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou jusqu’à ce qu’ils soient trop épuisés pour continuer. »
« C’est l’une des raisons principales pour lesquelles les salariés veulent se syndiquer », déclarait Chris Smalls au Washington Post, en décembre 2021. Ce leader de l’Amazon Labor Union a fondé un syndicat pour les ouvriers d’un entrepôt de Staten Island, à New York, en avril 2022. « Qui veut être surveillé toute la journée ? Nous ne sommes pas en prison, insiste-t-il. Nous sommes au travail. »
Il est tentant de considérer la surveillance d’Amazon comme un problème purement lié aux entrepôts, et la fluctuation des rémunérations en fonction des performances comme un problème uniquement lié à la gig economy (l’« économie à la tâche »), mais aucune restriction légale n’empêche les employeurs d’intégrer de nouvelles variables impactant la rémunération des salariés classiques – ceux-ci sont de plus en plus confrontés aux mêmes abus que les travailleurs indépendants. C’est l’un des principaux arguments de « Votre patron est un algorithme » 4, d’Antonio Aloisi et Valerio De Stefano, tous deux professeurs de droit européen. La gig economy est un laboratoire où sont mises au point de nouvelles techniques de management, qui seront ensuite appliquées à d’autres types d’emploi.
Selon Aloisi et De Stefano, nous allons voir émerger une combinaison de technologies de traçage et de récompense de la gig economy avec de nouveaux types de contrat de travail permettant de faire fluctuer la rémunération. La boîte à outils existante est bien fournie : « ActivTrak inspecte les programmes informatiques utilisés par les employés et indique au patron s’ils sont déconcentrés et passent du temps sur les réseaux sociaux. OccupEye enregistre quand et pendant combien de temps une personne est absente de son poste de travail. Time Doctor et Teramind gardent la trace de chaque tâche effectuée en ligne. De même, InterGuard archive minute par minute l’activité d’un employé en combinant des données telles que l’historique de navigation et l’utilisation de la bande passante ; une notification est envoyée aux responsables si quelque chose de suspect est détecté. Hubstaff et Sneek prennent des photos des employés par le biais de leur webcam toutes les cinq minutes environ, génèrent une fiche de présence et la font circuler pour créer une émulation. Pragli synchronise les calendriers professionnels et les playlists musicales pour susciter un sentiment de communauté ; il dispose également d’un système de reconnaissance faciale capable d’afficher l’expression d’un employé sur le visage de son avatar. »
À l’heure actuelle, l’utilisation de ces outils ne semble pas entraîner une fluctuation de la rémunération des salariés traditionnels. Mais les auteurs affirment que ces technologies peuvent facilement être combinées avec des innovations juridiques en matière de contrat de travail. Les entreprises pourraient bientôt se débarrasser du modèle à salaire fixe qui caractérise l’emploi des cols bleus depuis des décennies.
Ce n’est pas une coïncidence si la surveillance au travail a suivi de près la révolution antitrust de Reagan et l’effondrement de la syndicalisation dans le secteur privé. Rien, si ce n’est la syndicalisation ou la promulgation de nouvelles lois, ne peut empêcher un employeur de centraliser toutes les données collectées à partir de capteurs et d’enregistrements, puis de les utiliser pour ajuster précisément les salaires – jusqu’à ce que chaque employé soit payé au tarif le plus bas pour lequel il est prêt à travailler, et que tous vivent dans la crainte de représailles. L’idée n’est pas plus délirante que celle qui veut que Facebook et Google servent à leurs utilisateurs des contenus et des publicités ciblés destinés à les garder sur leurs plates-formes le plus longtemps possible, de manière à vendre encore plus de publicités.
Les vêtements sur mesure que portait ma patronne de Park Avenue – des tailleurs faits pour épouser sa morphologie, des chaussures adaptées à la cambrure de ses pieds – étaient un marqueur de prestige. La promesse moderne de la personnalisation technologique, qui repose sur les idées romantiques d’individualité et d’authenticité, est que nous pourrons tous vivre dans des mondes taillés sur mesure, avec des flux d’informations adaptés à nos préférences et à nos centres d’intérêt. Vous êtes peut-être l’une des rares personnes à aimer à la fois Kenny Rogers et The Cure, mais Spotify vous connaît et peut vous proposer des chansons qui parlent à votre âme singulière.
Étendre cette logique du sur-mesure n’a pourtant rien de romantique : ces yeux ont beau vous déshabiller comme un amant, ils sont dépourvus de toute affection. Les technologies de surveillance modernes signent l’avènement des salaires sur mesure dans tous les types d’emploi. Le déclin des salaires des travailleurs non syndiqués de la fin du XXe siècle était déjà alarmant, mais les nouveaux salaires du XXIe siècle, spécialement calculés par une intelligence artificielle, marquent un progrès de l’autoritarisme. Pour l’enrayer, nous devons rendre illégales certaines formes d’espionnage et mobiliser le droit du travail et la législation antitrust pour restructurer le pouvoir.
Les technologies de traçage sont certes présentées comme des outils au service de la protection des individus, mais elles finiront par servir à calculer avec précision le salaire le plus bas que chaque travailleur est prêt à accepter. Elles seront utilisées pour tuer dans l’œuf le sentiment de camaraderie qui précède la syndicalisation en divisant toujours plus les travailleurs. Elles serviront à saper la solidarité entre les employés en les payant différemment. Et l’anxiété et la peur envahiront de plus en plus nos lieux de travail, car le fait de ne pas savoir pourquoi vous avez obtenu une prime ou un malus jette sur chaque journée une chape de brouillard.
Tout cela est important, parce que le travail est central dans toute société démocratique. Or, lorsque les travailleurs sont totalement atomisés, lorsqu’on les dissuade de tisser des liens avec les autres mais qu’on les force à livrer à leur patron un portrait complet et intime d’eux-mêmes, peut-on parler de démocratie ?
— Zephyr Teachout est une avocate américaine, professeure à la faculté de droit de l’université Fordham, à New York. — Cet article est paru dans The New York Review of Books le 18 août 2022. Il a été traduit par Pauline Toulet.
Aurais-je loupé la première leçon sur la race, celle qui dit qu’elle est une construction sociale ? Ne partons pas sur un malentendu : il est évident pour moi que la race a une dimension sociale, en ce sens qu’elle est liée à la culture, au pouvoir et à l’histoire. Il est néanmoins tout aussi évident qu’elle a une dimension biologique. Elle est liée à des caractéristiques physiologiques telles que la couleur de la peau. Or, si la couleur de la peau n’est pas biologique, qu’est-ce qui l’est ?
Voilà quel était l’état de mes réflexions la première fois que j’ai entendu les idées reçues sur la race comme construction sociale. Par la suite, j’ai voulu en savoir plus et j’ai décidé de faire quelques recherches, c’est-à-dire de taper « la race est une construction sociale » dans Google.
Et les choses se sont gâtées. Internet regorge de déclarations niant la réalité biologique de la race. Elles sont souvent aussi équivoques qu’ostentatoires. La race biologique est évacuée par la porte, pour être ensuite réintroduite discrètement par la fenêtre.
Deux exemples. D’abord un article paru en 2016 dans Scientific American et affublé d’un titre apparemment limpide : « La race est une construction sociale, selon les scientifiques ». Il suffit de jeter un coup d’œil à l’article en question pour constater que les scientifiques n’y ont pas soutenu cela. Ils affirment qu’il vaut mieux éviter d’employer le mot « race » en génétique car il revêt plusieurs significations. Il ne s’ensuit pas que la race n’a pas de fondement biologique. À titre de comparaison, le mot « acide » a plusieurs significations différentes en chimie, mais dire que l’acidité n’a pas de base chimique serait pour le moins trompeur.
L’autre exemple provient du site Web du Southern Poverty Law Centre, association américaine qui lutte pour la tolérance : « Si la race est une construction sociale, qu’en est-il des tests ADN d’ascendance ? » L’auteur affirme que « les races biologiques dans l’espèce humaine n’existent pas ». Mais il écrit également que « le flux de gènes européens vers les Afro-Américains s’est produit principalement pendant l’esclavage ». Si la race n’est pas biologique, j’aimerais savoir comment il peut y avoir des « gènes européens ».
Après avoir lu une demi-douzaine d’articles de même farine, je me suis pris au jeu. Je me suis dit : mais jusqu’où va la confusion ? J’ai lu tout ce que j’ai pu dénicher sur la science de la race – ou du moins tout ce qui est compatible avec le fait d’avoir des enfants et un travail à plein temps. Les éditoriaux de Nature Genetics et Nature Biotechnology ; les déclarations d’associations professionnelles comme l’American Anthropological Association ; l’ensemble des rapports sur la race publiés par l’Unesco de 1950 à 1978. Sont venus ensuite les livres de vulgarisation scientifique, puis ceux sur l’histoire des idées sur la race, tant populaires qu’universitaires. J’ai terminé par des lectures diverses, depuis les essais de James Baldwin jusqu’aux ouvrages actuels sur le privilège blanc. Je me suis arrêté là, car mon but était de consulter les experts, pas d’en devenir un.
Le problème, c’est que les experts ne sont pas d’accord entre eux. Les déclarations des associations scientifiques nient que la race soit biologique, mais leurs arguments diffèrent peu de ceux des communications de l’Unesco, dont la plupart aboutissent à la conclusion inverse. Les éditoriaux des revues scientifiques sont prudents et équivoques. David Reich est un éminent généticien qui affirme que la race est biologique, Adam Rutherford un autre éminent généticien qui affirme le contraire. Nicholas Wade est un journaliste scientifique primé qui affirme que la race est biologique, Angela Saini est une autre journaliste scientifique primée qui affirme qu’elle ne l’est pas. L’introduction de The Oxford Handbook of Philosophy and Race dit elle aussi qu’elle ne l’est pas. Un chapitre du même ouvrage, intitulé « Minimalist biological race », soutient qu’elle l’est.
Que se passe-t-il donc ? Pourquoi est-il si difficile d’avoir une vision claire d’un sujet aussi actuel et intéressant que le statut biologique de la race ? Une réponse courante consiste à blâmer la politique. Ceux qui soutiennent que la race a une dimension biologique ont tendance à s’en prendre au politiquement correct. Les sceptiques dénoncent des formes subtiles de racisme latent. Et certains scientifiques accusent la politique en général. Mettons d’abord la science au point, disent-ils ; ensuite, et seulement ensuite, nous pourrons déterminer ce que cela signifie sur le plan politique.
Je pense que le vrai problème n’est pas la politique mais la science. Ou, plutôt, le scientisme : la croyance selon laquelle les sciences de la nature peuvent donner des réponses décisives aux questions sociales et intellectuelles. Elles peuvent certainement aider, mais elles sont moins cruciales que ne le croient la plupart des gens – y compris, à ma grande surprise, de nombreuses personnes qui ne songeraient jamais à se dire scientistes, comme les historiens, les sociologues et les vulgarisateurs scientifiques.
Ces auteurs partent presque toujours du principe que les biologistes peuvent répondre à la question de savoir si la race est biologique. Et ils supposent presque toujours que la réponse que nous donnons à cette question est socialement significative. Mais ces deux hypothèses sont fallacieuses.
Commençons par examiner la question : « La race est-elle biologique ? » En apparence, elle ne s’adresse qu’aux biologistes, puisqu’elle contient le mot « biologique ». Mais elle fait bien plus que cela. C’est une question sur la façon dont les gens ordinaires emploient le mot « race » puisqu’elle demande s’il y a quelque chose dans la science de la biologie qui correspond à la conception courante de la race. C’est une question sur le type de correspondance que nous recherchons – une correspondance exacte ou quelque chose de plus lâche ? Et c’est aussi une question sur les croyances populaires du passé et du présent. Lorsque nous demandons si la race est biologique, nous voulons généralement dire : « La race est-elle plus ou moins biologique que ce que l’on nous a dit ? »
Ces subtilités sont perdues chez la plupart des généticiens et des anthropologues dont j’ai lu les travaux sur le sujet. On les retrouve, en revanche, chez les philosophes, comme les auteurs de What Is Race? Four Philosophical Views, un livre paru en 2019 qui mériterait de s’écouler à autant d’exemplaires que Fragilité blanche 1, de Robin J. DiAngelo, mais qui a peu de chances d’y parvenir, le monde étant ce qu’il est. Les auteurs – Joshua Glasgow, Sally Haslanger, Chike Jeffers et Quayshawn Spencer – réussissent l’exploit remarquable d’avoir un débat sur la signification de la race sans s’étriper.
Ces quatre penseurs divergent sur bien des points, mais une chose est claire : ils montrent que l’affirmation « la race est biologique » n’a rien d’univoque. Dans la bouche des biologistes, elle signifie généralement : « Il existe des sous-espèces chez Homo sapiens aujourd’hui », « sous-espèce » étant un terme technique en biologie. Comme tout le monde s’accorde à dire qu’il n’y a pas de sous-espèces chez Homo sapiens aujourd’hui, les biologistes en concluent que la race n’est pas biologique. Mais il n’y a aucune raison de préférer ce sens de « la race est biologique » à d’autres sens, comme celui-ci : il y a quelque chose qui est réel et biologique et qui est étroitement lié à la notion usuelle de race.
Dans ce sens, la race est probablement bel et bien biologique. C’est ce que soutient Quayshawn Spencer, et il emporte mon adhésion. Le raisonnement de Spencer est grosso modo le suivant. Des généticiens ont recueilli des échantillons d’ADN de nombreuses personnes dans le monde entier, en privilégiant celles qui vivent à peu près là où vivaient leurs ancêtres récents. En 2002, une équipe de l’université Stanford (Californie) dirigée par Noah Rosenberg a publié une étude dans laquelle les chercheurs ont utilisé un programme informatique pour trier ces échantillons en groupes ayant un ADN similaire. Ils ont demandé au logiciel de diviser les participants en cinq groupes. Ils ont appelé les groupes obtenus « Afrique », « Amérique », « Eurasie », « Asie de l’Est » et « Océanie ». Ils ont choisi ces étiquettes parce que les personnes du premier groupe vivaient toutes en Afrique, celles du deuxième groupe en Amérique, et ainsi de suite.
Voilà pour la science. Quel est le rapport entre tout cela et la race ? Dans un article complémentaire publié en 2005, Rosenberg et son équipe nient que leurs recherches constituent une preuve de l’existence de la race biologique. Mais Spencer n’est pas d’accord. Il souligne que les cinq groupes continentaux mis en évidence par le programme informatique correspondent étroitement aux cinq groupes raciaux utilisés dans le recensement américain, à savoir « Noirs », « Amérindiens », « Blancs », « Asiatiques » et « insulaires du Pacifique ».
La correspondance n’est pas exacte, mais elle est trop élevée pour être due au seul hasard. Si vous disposez de l’ADN d’une personne vivant aux États-Unis et que vous ne savez rien de plus sur elle, vous pouvez prédire dans quel groupe de recensement elle se placera. Vous pouvez le faire avec un haut degré de fiabilité – 98,8 %, selon une étude de 2014 citée par Spencer.
J’entends déjà le concert d’objections. Les généticiens comme Rosenberg n’imposent-ils pas subrepticement à leurs données leurs préjugés sur la race ? Ne sont-ils pas, d’une certaine façon, complices du racisme, comme les scientifiques naïfs ou peu recommandables qui peuplent les ouvrages « Supérieur. Le retour de la science de la race », d’Angela Saini, et « Invention fatale. Comment la science, la politique et le big business recréent la race au xxie siècle », de Dorothy Roberts 2 ? À tout le moins, Rosenberg et Spencer ne sont-ils pas coupables de l’une des réifications erronées de la race qu’Adam Rutherford documente dans « Comment débattre avec un raciste » et que Rob DeSalle et Ian Tattersall décrivent dans « Quand la science pose problème. L’utilisation abusive de la génétique et de la génomique dans la compréhension de la race » 3 ?
Eh bien ! non. Pas pour autant que je sache, en tout cas. Saini mentionne l’article de Rosenberg de 2002, mais elle ignore la partie concernant les cinq groupes continentaux. Rutherford hésite. Il commence par dire que l’article de Rosenberg montre une variation continue chez les humains plutôt que l’existence de groupes distincts. Mais il écrit ensuite qu’« il y a une structure au sein des génomes qui sous-tend notre biologie de base » et que cette structure « correspond aux masses terrestres », ce qui ne ressemble pas à une variation continue, pour moi.
DeSalle et Tattersall prédisent que les cinq groupes « s’estomperont » lorsque l’analyse inclura l’ADN d’un plus grand nombre de personnes. Mais, en 2015, il n’y avait aucun signe de cet estompage, selon un article de Spencer publié cette année-là. Enfin, Roberts souligne que le chiffre cinq est arbitraire – l’algorithme de Rosenberg peut également être utilisé pour diviser les humains en trois groupes, en dix groupes ou encore en 1 million de groupes. Il est certain qu’il y a plus d’une façon de subdiviser les humains. Mais il ne s’ensuit pas qu’aucune de ces subdivisions ne soit biologiquement significative. Il y a plus d’une façon de subdiviser les étoiles – par âges, par galaxies, par compositions chimiques, etc. –, mais il ne s’ensuit pas qu’aucune de ces subdivisions n’ait de signification astronomique. Les termes « océanien » et « européen » ne sont peut-être pas des catégories biologiques très importantes, mais ce sont néanmoins des catégories biologiques. C’est ce que soutient Spencer, dont les articles universitaires sont complètement ignorés par Saini, Rutherford, DeSalle et Tattersall, bien qu’ils soient parus plusieurs années avant leurs livres.
Ces auteurs sont plus attachés à l’histoire qu’à la philosophie, mais ils utilisent l’histoire de manière sélective. « Pensez aux origines du concept de race, exhorte Roberts, à la façon dont les groupes raciaux ont été reconfigurés au fil du temps ou à leurs différentes significations dans le monde. La race ne saurait être qu’une catégorie politique. »
Roberts a raison de dire que l’histoire de la science de la race n’est guère édifiante. Elle est pleine d’erreurs, de raisonnements orientés, de classifications aussi multiples qu’incompatibles. Mais il en va de même pour l’histoire de la plupart des branches de la science. L’histoire de la géologie est émaillée de confusions et de controverses. On peut supposer que Roberts ne nie pas pour autant qu’il existe une base scientifique aux concepts d’« holocène », de « pléistocène » ou d’« époque géologique ». Alors pourquoi nier qu’il existe une base scientifique aux concepts d’« Européen », d’« Est-Asiatique » ou de « race biologique » ?
Une utilisation plus féconde de l’histoire consiste à comparer les conceptions les plus récentes de la race biologique aux plus anciennes.
On fait souvent remonter la science moderne de la race à Johann Friedrich Blumenbach, un médecin allemand qui, dans un livre publié en 1795, a divisé les humains en cinq catégories 4. Blumenbach pensait que ces catégories étaient artificielles plutôt que naturelles. Mais elles sont très semblables aux groupes continentaux identifiés par Rosenberg, à tel point que Spencer appelle ces groupes « la partition de Blumenbach ». En un sens, la race est donc plus naturelle que ne le croyait le médecin allemand.
Mais le concept de Blumenbach était flottant, comme je l’apprends dans « Nature, nature humaine et variabilité humaine. La race dans la philosophie de l’époque moderne », un livre publié en 2015 par l’historien et philosophe Justin E. H. Smith 5. Blumenbach a peut-être déclaré que ces divisions étaient artificielles, mais il nommait et classait les humains d’une manière qui suggérait le contraire. Dans sa pratique, il donnait l’impression que les races humaines étaient comme des races de chiens ou ce que les biologistes appellent aujourd’hui des « sous-espèces ». Or il n’y a pas de sous-espèces chez les humains actuels. En termes génétiques, la différence entre les Océaniens et les Est-Asiatiques est bien plus faible que la différence entre, mettons, les labradors et les dobermans – bien trop faible pour répondre à la définition habituelle d’une sous-espèce.
Blumenbach pensait également que les races humaines pouvaient être définies en fonction de caractéristiques physiologiques telles que la couleur de la peau et les dimensions du crâne. Là encore, il n’avait que partiellement raison. Mon guide sur ce sujet est John H. Relethford, un anthropologue qui a consacré une grande partie de sa carrière à l’étude de la variation globale de la physiologie humaine. Il a découvert que les dimensions du crâne varient de la même manière que les marqueurs génétiques étudiés par Rosenberg – par exemple, elles sont plus variables chez les populations qui ont historiquement vécu près de l’Afrique que chez les populations plus éloignées. En revanche, la couleur de la peau varie d’une manière très différente de celle des marqueurs génétiques. En gros, Blumenbach avait raison pour les dimensions du crâne mais tort pour la couleur de la peau.
C’est donc en termes de marqueurs génétiques qui ont peu à voir avec la couleur de la peau que les races sont le mieux définies. Or ces marqueurs génétiques sont « non codants », ce qui signifie qu’ils n’influent pas sur les traits mentaux ou comportementaux, ni même sur les traits physiologiques.
Le principal objectif de toutes ces recherches est de reconstituer le passé humain, et non de classer les humains dans le présent. Pour citer Quayshawn Spencer : « Si des individus souhaitent affirmer qu’une race est supérieure à une autre à certains égards, ils devront chercher ces preuves ailleurs [c’est-à-dire pas dans les articles de Rosenberg]. »
J’entends une nouvelle rafale d’objections. La traite atlantique des esclaves, les lois ségrégationnistes, l’eugénisme, la stérilisation forcée, les camps de concentration, le suprémacisme blanc, les politiques de logement discriminatoires, l’incarcération massive des Noirs américains – tout cela a été légitimé par l’idée qu’il existe des divisions naturelles entre les races. Le lien entre le réalisme racial et le racisme semble aussi clair que celui entre le tabagisme et le cancer du poumon. De la même façon que nous devons renoncer à fumer pour éviter le cancer, nous devons renoncer au réalisme racial pour éviter le racisme. La logique de Quayshawn Spencer est peut-être impeccable, mais ne joue-t-il pas avec le feu ?
Je ne le pense pas, non. Les dangers de l’idée de race biologique ont été grandement surestimés. Le véritable mythe n’est pas que la race est biologique, mais que l’idée de race biologique est dangereuse. En réalité, les antiracistes qui rejettent l’idée de race biologique perpétuent souvent la pensée qui a conduit au racisme scientifique en premier lieu.
Considérons cette déclaration de l’un des racistes scientifiques les plus influents du xixe siècle, le naturaliste suisse naturalisé américain Louis Agassiz : « Il existe sur la Terre différentes races d’hommes, habitant différentes régions de sa surface, qui ont des caractères physiques différents ; et ce fait nous oblige à déterminer le rang relatif entre ces races, la valeur relative des caractères propres à chacune... »
Agassiz partait du principe que les « caractères physiques » pouvaient se voir attribuer un « rang relatif ». En d’autres termes, il supposait que les différences physiques étaient inséparables de différences morales. Venant d’Agassiz, qui écrivait en 1850, cela semble raciste. Mais la même hypothèse est omniprésente dans les écrits des antiracistes d’aujourd’hui. La seule différence est l’orientation de l’argument. Agassiz affirmait : il existe des différences physiques entre les races, il doit donc y avoir aussi des différences de valeur. Les antiracistes affirment qu’il n’y a pas de différences de valeur entre les races, donc pas de différences physiques non plus. Les deux arguments sont entachés de ce que l’on pourrait appeler un « racisme conditionnel ». Ils supposent tous deux que si les races sont réelles, alors certaines d’entre elles sont meilleures que d’autres.
Je ne suggère pas de laisser les scientifiques s’en tirer à bon compte. Les scientifiques sont aussi coupables que n’importe qui d’avoir une pensée confuse sur la biologie et l’éthique. Tel généticien de l’Université d’État de Pennsylvanie croit qu’il y a une dimension biologique à la race. Il pense également que c’est une bonne idée de transmettre l’ADN des Noirs à la police américaine afin qu’elle puisse l’utiliser pour créer des portraits-robots de criminels présumés. La plupart des lecteurs de cet article seront probablement d’accord pour dire que ce n’est pas une très bonne idée. Mais où le scientifique s’est-il trompé exactement ? La tentation est grande de penser qu’il a commis une erreur scientifique (croire que la race est biologique) qui conduit à une erreur éthique (transmettre l’ADN à la police). En fait, il a raison sur le plan scientifique. Son erreur est de penser que sa science soutient son projet.
Tout bien considéré, croire à la race biologique, ce n’est pas comme fumer. C’est plutôt comme faire du vélo. Le cyclisme peut causer des dommages – des blessures à la tête, par exemple. Mais nous ne devrions pas interdire le vélo, pour deux raisons. Les avantages du vélo sont supérieurs à ses inconvénients. Et les blessures qu’il entraîne ne sont pas dues au vélo seul, mais à un système qui favorise les voitures au détriment des vélos. Mieux vaut changer le système que d’interdire le vélo. De même, l’idée de race biologique a des inconvénients. Mais ces inconvénients résultent moins de l’idée elle-même que d’un système qui valorise les assertions des scientifiques au détriment des études historiques et philosophiques permettant de les interpréter. Plutôt que d’interdire l’idée de race biologique – qui présente tout de même l’avantage incontournable d’être vraie –, changeons le système !
— Michael Bycroft est historien des sciences et enseigne à l’Université de Warwick, en Angleterre. Il a coédité un ouvrage sur les pierres précieuses à l’époque moderne : Gems in the Early Modern World: Material, Knowledge and Global Trade, 1450-1800 (Palgrave Macmillan, 2019). — Cet article a été écrit pour Books.
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Il a introduit en Europe le principe de contrôle de constitutionnalité, aujourd’hui en vigueur dans de nombreux pays, et conseillé le gouvernement américain sur la mise en place du tribunal de Nuremberg. Il a défendu le principe de responsabilité individuelle des crimes de guerre, définitivement établi par la Cour pénale internationale. Il rêvait d’un ordre juridique international appelé à déboucher sur un « État mondial ».
Largement ignoré en dehors du monde juridique, Hans Kelsen est l’un des plus grands juristes du XXe siècle (le plus grand, affirment certains). Qualifié de « classique méconnu » 1, il est familier des étudiants en droit pour avoir écrit Théorie pure du droit, le maître-ouvrage dans lequel il a synthétisé les idées qui sont au cœur de sa pensée 2. À côté de ce livre, Kelsen a pourtant produit une œuvre extraordinairement abondante et variée, une vingtaine d’ouvrages et des centaines d’articles représentant quelque 17 000 pages qui couvrent un large éventail de domaines : philosophie du droit, philosophie et sociologie politiques, droit international, théorie des relations internationales 3. Sa « théorie pure du droit » est par ailleurs souvent enseignée sous une forme simplifiée comme un exemple de positivisme juridique, la doctrine selon laquelle il convient d’étudier le droit non en fonction de ce qu’il devrait être idéalement, mais tel qu’il existe en réalité. C’en est cependant une forme étrange et singulière. Parce qu’elles sont extrêmes et très radicales, ses idées ont suscité de vives controverses.
Sur la vie de Kelsen, on n’a longtemps su que peu de chose. Lui-même nous a laissé deux textes autobiographiques de 12 et 46 pages, rédigés à vingt ans d’intervalle : le premier est daté de 1927 (il avait 46 ans), le second de 1947, alors qu’il lui restait encore un quart de siècle à vivre. Peu enclin à se livrer, il y évoque les grandes étapes de sa vie intellectuelle et de sa carrière, en passant sous silence de nombreux moments de son existence. Sur la base de ces deux documents et d’entretiens avec lui, l’un de ses collaborateurs, Rudolf Aladár Métall, a composé une courte biographie, témoignage et hommage autant que travail scientifique 4. Jusqu’en 2020, elle était la principale source d’informations sur sa vie. La situation a changé avec la publication d’une monumentale biographie en allemand. Fruit d’un travail de recherche de plusieurs années réalisé par Thomas Olechowski et une équipe de collaborateurs, l’ouvrage exploite une grande quantité d’archives et de correspondances trouvées dans les différents pays où Kelsen a vécu. Mettant en lumière des faits inédits et corrigeant la version de certains épisodes donnée par l’intéressé, il reconstitue pas à pas son existence très remplie et mouvementée : homme d’études par excellence, Kelsen n’en fut pas moins directement impliqué dans les événements de son temps et les soubresauts de l’histoire du XXe siècle.
Né à Prague en 1881, il était l’aîné d’une famille juive assimilée de quatre enfants. Son père, commerçant puis petit industriel d’équipements d’éclairage, était originaire de Brody, en Galicie ; sa mère, de Bohême. Lorsqu’il eut 3 ans, ses parents déménagèrent à Vienne. Il se convertit à deux reprises : au catholicisme à la fin de ses études, puis au luthéranisme au moment de se marier. Non par conviction (il n’était pas un esprit religieux), mais afin de mieux s’intégrer dans la société autrichienne et le milieu universitaire. Attiré par les mathématiques, la philosophie et la littérature, il entreprit des études de droit pour des raisons d’ordre pratique. Peu intéressé au départ par cette discipline, il s’éprit des problèmes théoriques qui s’y posent. Un de ses grands amis de jeunesse fut Otto Weininger, philosophe tourmenté qui se suicida à l’âge de 23 ans, en 1903, et dont le scandaleux ouvrage Sexe et Caractère marqua toute sa génération, à commencer par l’écrivain Karl Kraus et le philosophe Ludwig Wittgenstein. Kelsen était très conscient de la psychologie troublée de son ami, relève Olechowski. Ce ne sont pas ses déclarations misogynes et antisémites qui eurent de l’effet sur lui, mais sa passion pour la connaissance ; il le considérait comme un génie 5. Dans son autobiographie, il écrit : « La personnalité de Weininger et le succès posthume de son travail ont considérablement influencé ma décision d’entreprendre un travail scientifique. »
Ce trait de caractère est aussi ce qui a pu l’attirer chez Freud, qu’il considérait comme « avant tout un savant, un chercheur » et secondairement seulement « un médecin soucieux de soigner ses patients ». Les deux hommes eurent l’occasion de se fréquenter, et Kelsen participa à certaines réunions du mercredi de la Société psychanalytique de Vienne, dont il était membre. De Freud il semble avoir hérité une certaine vision pessimiste de l’humanité qui influença ses idées ultérieures sur la paix internationale. Mais l’exposé critique qu’il fit de ses thèses sur la naissance de l’État à l’occasion d’une séance de la Société fut contesté par le maître, qui, tout en soulignant la qualité de son analyse, lui reprocha de déconnecter les phénomènes de masse de la psychologie individuelle. Kelsen eut aussi des contacts personnels avec certains membres du fameux cercle de Vienne, dont il partageait les exigences de rigueur scientifique.
Sur le plan politique, sans être affilié à un parti, il était proche des théoriciens du mouvement social-démocrate : Karl Renner (futur chancelier d’Autriche), Max Adler et Otto Bauer. On lui a souvent reproché la contradiction entre la conception apolitique du droit qu’il défendait et son engagement en faveur de la démocratie, régime auquel il consacra de nombreux travaux tout au long de sa vie. Elle n’est qu’apparente. Ayant fait sienne la thèse du sociologue allemand Max Weber sur le relativisme des valeurs, il pensait que le mérite de la démocratie ne réside pas dans les valeurs auxquelles elle serait censément associée (par exemple l’égalité ou la liberté économique), mais dans son mode opératoire : la recherche du compromis, qui permet de trouver un accord entre individus n’ayant pas les mêmes valeurs. L’instrument le plus efficace pour y parvenir, c’est la démocratie représentative parlementaire assortie d’un système de partis.
Ses liens avec Karl Renner conduisirent celui-ci à solliciter son aide lorsqu’il s’avéra nécessaire d’élaborer une Constitution pour la Première République d’Autriche, créée à la suite du démembrement de l’Empire austro-hongrois à l’issue de la Première Guerre mondiale. Kelsen, qui avait travaillé pour le gouvernement monarchique durant le conflit, était entre-temps devenu professeur à l’Université de Vienne. On le crédite communément d’avoir été le père de la Constitution autrichienne. Sans contester l’importance de sa contribution, Olechowski nuance cette façon de présenter ce qui fut en réalité un travail collectif. Sur un point, cependant, l’apport de Kelsen fut déterminant : la création d’une cour constitutionnelle pouvant se prononcer sur la constitutionnalité des lois. Cette formule de contrôle de la constitutionnalité fait d’une telle instance le « gardien de la Constitution ». Une idée férocement combattue par le grand juriste allemand Carl Schmitt, pour qui, en vertu du primat du politique sur le juridique, ce rôle devait être joué par l’État, en la personne de son chef.
Hans Kelsen siégea plusieurs années comme juge à la Cour constitutionnelle autrichienne, un poste qu’il dut abandonner dans des circonstances qui contribuèrent à lui faire quitter Vienne. Olechowski raconte en détail cet épisode. En Autriche, le divorce, proscrit par l’Église catholique, était illégal. Une pratique administrative permettait cependant d’accorder aux catholiques séparés de facto une « dispense » les autorisant à contracter un nouveau mariage. Pour éviter la généralisation de la bigamie, cette disposition fut abolie par la Cour suprême et le Tribunal administratif, mais l’administration continuait à accorder des dispenses. Le conflit fut porté devant la Cour constitutionnelle, qui se déclara d’abord incompétente pour des raisons techniques. Kelsen se battit pour qu’elle se prononce et annule l’interdiction des dispenses. Il obtint gain de cause, mais au prix de sa réputation dans le monde politique conservateur. Lorsque la cour fut renouvelée, il n’en fit plus partie. Plus tard, la décision devait d’ailleurs être renversée. Confronté au même moment à la montée de l’antisémitisme à l’Université de Vienne, il démissionna de celle-ci pout trouver asile, en 1930, à celle de Cologne.
Son séjour dans cette ville fut de courte durée. En 1933, Hitler arrivait au pouvoir. Kelsen pensait pouvoir conserver son poste, mais l’adoption du décret interdisant aux fonctionnaires publics non aryens d’exercer le contraignit à en chercher un autre ailleurs. Ce fut à Genève qu’il le trouva. Il y resta de 1934 à 1940, tout en donnant des cours à l’Université de Prague, où il se heurta à une atmosphère politique hostile marquée par un fort nationalisme et de l’antisémitisme.
En 1934 paraissait Théorie pure du droit. Dans la préface de cet ouvrage caractérisé, comme tous ses écrits, par la rigueur du raisonnement, la précision des idées et la clarté de l’expression, Kelsen expose l’intention qui a présidé à sa rédaction : « Mon but a été d’emblée d’élever la théorie du droit […] au rang d’une véritable science, […] avec le souci de tendre dans toute la mesure du possible vers l’idéal de toute science, soit l’objectivité et l’exactitude. » Pour ce faire, il s’agit de penser le droit en faisant abstraction de toute considération religieuse, morale, politique, idéologique ou sociologique. Chez Kelsen, dit en une formule frappante le juriste américain Richard Posner, « le concept de la loi est purement juridictionnel » 6.
Le positivisme juridique s’oppose au jusnaturalisme (la théorie du droit naturel), qui fonde le droit sur des principes transcendants ou sur la nature humaine et la raison. Kelsen défend une espèce très particulière de positivisme, un positivisme des normes. Influencé par le néo-kantisme du philosophe allemand Hermann Cohen, il fait sienne l’idée de Kant d’une distinction radicale entre l’« être » (les faits) et le « devoir-être » (les normes). La catégorie particulière de normes que sont les normes juridiques se présente à ses yeux comme un système organisé de manière hiérarchique (la « hiérarchie des normes »), dans lequel chaque norme tire sa validité de sa conformité à une norme supérieure (les décrets de leur conformité aux lois, les lois de leur conformité à la Constitution, etc.). Pour éviter une régression à l’infini, l’ensemble de cette construction repose sur une « norme fondamentale » dont on postule l’existence (l’obligation de respecter la Constitution, par exemple). Ses idées sur la façon dont il faut concevoir la norme fondamentale ont évolué avec le temps. Il finit par lui accorder le statut d’une fiction nécessaire. Sur bien des points, d’ailleurs, une seconde édition de Théorie pure du droit parue aux États-Unis en 1960, ainsi que l’ouvrage posthume Théorie générale des normes 7, nuancent, parfois fortement, les thèses initiales.
On a fait valoir que sa théorie pure du droit permettait de justifier les systèmes juridiques des régimes totalitaires. Ce à quoi il répondait en substance que le droit nazi est sans doute moralement condamnable et politiquement inacceptable, mais que l’on ne peut nier qu’il s’agit de droit. L’une des caractéristiques les plus remarquables de sa théorie est l’identification qu’elle opère entre le droit et l’État. Pour Kelsen, qui a grandi dans un empire bigarré, l’État n’a pas de réalité historique ou sociopolitique. Il se confond avec l’ordre juridique. En conséquence, il n’existe plus de distinction entre le droit privé (qui règle les rapports entre les individus) et le droit public (relatif à leurs relations avec l’État), pas plus qu’entre le droit national et le droit international, qui, selon lui, ne présentent aucune différence de nature et sont dans la continuité l’un de l’autre.
Craignant que la Suisse n’échappe pas à la guerre, Kelsen prit le parti de quitter l’Europe. Non sans devoir surmonter de sérieux obstacles financiers, il émigra avec sa femme et leurs deux filles aux États-Unis. N’ayant pu obtenir une chaire à l’université Harvard, il fut accueilli à Berkeley, où il termina sa carrière. À Genève, il avait commencé à s’intéresser de près aux questions de droit international. Il eut l’occasion de s’en occuper davantage à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Les noms de juristes les plus souvent cités en liaison avec le procès de Nuremberg sont ceux de Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin. Bien qu’il ne fût pas formellement associé aux travaux qui ont conduit à la mise en place des tribunaux internationaux de Nuremberg et de Tokyo, Kelsen, qui conseillait le gouvernement américain, apporta une contribution à la définition du cadre juridique dans lequel ils opéraient. Ses analyses aidèrent à justifier l’application rétroactive de dispositions qui n’existaient pas au moment où les faits jugés avaient été commis, ainsi qu’à valider le principe de responsabilité individuelle des crimes de guerre.
Cela ne l’empêcha pas de critiquer le procès de Nuremberg, dans lequel, en l’absence du consentement des États vaincus, il voyait l’expression d’une « justice des vainqueurs ». En limitant le principe de responsabilité individuelle des crimes de guerre à une juridiction d’exception, les Alliés, alléguait-il de surcroît, avaient manqué une occasion de le faire pleinement reconnaître dans le droit international. De fait, ni la Cour permanente de justice internationale, créée en 1922, ni la Cour internationale de justice établie à sa suite en 1945, ne reconnaissent d’autre responsabilité que celle des États. Il faudra attendre la création de la Cour pénale internationale en 1998 pour que le principe de la responsabilité individuelle soit définitivement institué.
Kelsen pensait qu’il était possible, pour reprendre le titre d’un de ses livres, d’arriver à « la paix par le droit » 8, une idée totalement irréaliste aux yeux d’un théoricien politique comme Raymond Aron. Pour ce faire, il proposa en 1944 l’établissement, sur les ruines de la Société des Nations, d’une « Ligue permanente pour le maintien de la paix » dotée d’une assemblée, d’une cour, d’un conseil et d’un secrétariat. Mais à sa place vit le jour l’Organisation des Nations unies, à la charte de laquelle il consacra une étude de 700 pages. Il s’y montre très critique, déplorant le manque de rigueur juridique de nombreux articles, l’imprécision du vocabulaire, les contradictions de certaines dispositions. On a néanmoins relevé des traces de ses idées dans le texte. La même remarque pourrait être faite au sujet des documents fondateurs d’autres organisations internationales ainsi que de l’Union européenne – dans ce dernier cas, il a été suggéré que s’exprimait, à l’échelle d’un continent, l’idéal d’un État défini en termes purement juridiques qu’il avait imaginé dans le contexte de l’empire multiculturel habsbourgeois. Kelsen n’a jamais caché ce qu’était à son avis le terme de l’évolution du droit international : « La fin ultime de l’évolution réelle du droit, qui s’oriente vers une centralisation croissante, apparaît être l’unité organique d’une communauté universelle ou mondiale, fondée sur un ordre juridique, ou, en d’autres termes, la formation d’un État mondial. »
Au cours des trente-trois ans qu’il passa à Berkeley, sa réputation ne fit que grandir. Mais jamais ses idées ne réussirent à s’imposer aux États-Unis. Elles étaient peu compatibles avec le système de la common law, qui fait des décisions des juges la principale source du droit ; ni avec la méthode de formation des juristes dans ce pays, fondée sur les études de cas. Elles s’opposaient à la doctrine dominante du réalisme juridique telle que la résume la célèbre formule du juriste américain Oliver Wendell Holmes Jr. : « Le droit n’est pas régi par la logique, mais par l’expérience. » Outre-Atlantique, la principale alternative à la théorie pure du droit fut incarnée par le philosophe Ronald Dworkin, qui mettait l’accent sur la question de la justice, évacuée de la science du droit par Kelsen 9. La théorie pure du droit se heurta aussi à des résistances en Allemagne, en raison de sa tolérance supposée envers le droit nazi : les Allemands se sentaient mieux protégés de sa résurgence par les principes du droit naturel. Ils n’appréciaient pas non plus la position que Kelsen avait prise en 1945, affirmant que l’État allemand avait cessé d’exister avec la capitulation. Son influence est plus visible dans les autres pays européens ayant adopté le Code civil ainsi qu’en Amérique du Sud. En Italie, il a ainsi fortement inspiré le philosophe Norberto Bobbio, qui partageait son intérêt pour la question de la démocratie.
Hans Kelsen était un homme discret, voire secret, qui n’a jamais tenu de journal. Quelques témoignages et ce que l’on a conservé de sa correspondance permettent de se faire une idée de sa personnalité. De petite taille et d’apparence peu imposante, sociable et non dépourvu d’humour, il pouvait se révéler un polémiste redoutable, défendant ses idées avec acharnement. Il avait des goûts simples en accord avec une vie studieuse. Les observations de personnes qui l’ont connu à Berkeley ouvrent une échappée sur sa vie une fois l’éméritat atteint. Fréquentant assidûment la bibliothèque de l’université, il faisait apparemment lui-même ses courses au supermarché. Une fois par semaine, il allait au cinéma. Dans son bureau figurait, à côté d’un portrait de Kant et d’une photo de son père au travail, une autre de Liz Taylor. Il s’était marié en 1912 avec Margarete Bondi, une jeune femme juive qui se convertit en même temps que lui au protestantisme. Leur union dura quelque soixante ans, jusqu’à leur mort, à trois mois d’intervalle. Grethe Kelsen n’apparaît qu’ici et là dans le livre d’Olechowski. Traductrice occasionnelle pour la revue juridique dont s’occupait son mari, elle fut aussi sa secrétaire, dactylographiant « plusieurs milliers de pages manuscrites, peut-être dix mille, et presque toute sa correspondance ». Elle lui procura aussi un soutien psychologique constant : « Sans Grethe, écrit avec un peu d’emphase Rudolf Aladár Métall, Hans Kelsen aurait difficilement pu affronter les nombreuses tempêtes de sa vie. »
Quel impact ses idées ont-elles dans le monde réel ? Interrogés à ce sujet, beaucoup de juges et d’avocats contesteraient qu’elles aient une incidence importante sur leur travail quotidien et la vie des prétoires. Tout dépend de ce dont on parle. Un concept comme celui de norme fondamentale est trop abstrait pour donner lieu à autre chose que des controverses philosophiques. Et le rêve d’un gouvernement mondial est une utopie chimérique. Mais bien des idées développées dans son œuvre se sont frayé un chemin dans l’univers juridique, où leur présence se fait aujourd’hui sentir.
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). —Cet article a été écrit pour Books.
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Il a 35 ans et en avait 33 quand est paru son second livre, « Le capital dans l’anthropocène ». Ce fut une totale surprise pour lui comme pour son éditeur : les ventes dépassent le demi-million d’exemplaires et vont certainement atteindre de nouveaux records quand il paraîtra, cette année, dans d’autres langues. Face à une demande improbable, les librairies japonaises ont ouvert des rayons spécialisés dans la redécouverte de Marx et du marxisme.
Kohei Saïto n’est pas un économiste. Aujourd’hui professeur associé de philosophie à l’Université de Tokyo, il a étudié aux États-Unis et en Allemagne et parle couramment l’anglais et l’allemand. À l’université Humboldt de Berlin, il a fait sa thèse de doctorat sur des notes manuscrites de Marx qui témoignent de son intérêt pour ce que l’on appelle aujourd’hui l’écologie. Il en a tiré son premier livre, traduit en français : La Nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital 1. Un ouvrage resté confidentiel, mais qui n’a pas échappé aux professionnels du marxisme 2. D’un point de vue académique, Saïto s’inscrit dans la mouvance d’études récentes visant à faire entrer Marx dans le panthéon des penseurs écologistes avant la lettre. L’auteur principal à cet égard est le sociologue américain John Bellamy Foster, professeur à l’Université de l’Oregon. On peut lire en français son Marx écologiste 3. Mais l’incroyable succès du deuxième livre de Saïto, paru en pleine épidémie de Covid-19, est sans rapport avec le monde universitaire. Il s’explique, selon l’auteur, parce qu’il rencontre les angoisses et les attentes de beaucoup de jeunes Japonais. Les mêmes qui affectent une bonne partie des jeunes en Europe et en Amérique du Nord. Au Japon, ce succès a été amplifié par deux grands prix littéraires et par la décision de la NHK, la grande chaîne de télévision conservatrice, d’accorder au jeune et séduisant auteur quatre plages de vingt-cinq minutes pour exposer ses idées. Dans ce livre comme à l’oral, il s’exprime dans un langage simple et direct. « Il raconte une histoire facile à comprendre, explique au Guardian un autre jeune universitaire japonais. Il ne dit pas qu’il y a de bonnes et de mauvaises choses dans le capitalisme, ni que l’on pourrait le réformer ; il dit qu’il faut tout simplement s’en débarrasser.»
« Je plaide pour la décroissance et un au-delà du capitalisme », déclare en effet Saïto. Il s’agit d’aboutir à un « communisme de la décroissance ». Les raisons sont celles que développent un peu partout dans le monde riche ceux que l’on appelle désormais les « décroissants ». Comme l’explique Saïto, « notre âge, l’anthropocène, est une époque géologique pendant laquelle les activités économiques humaines affectent la Terre tout entière, détruisant la planète. Avec le capitalisme global, nous avons donné naissance à une société prospère en extrayant de nouvelles ressources et en promouvant la production et la consommation de masse. » À ses yeux, la pandémie de Covid-19 est à la fois un produit et un révélateur de l’impasse dans laquelle le système capitaliste s’est engagé. Elle a creusé les inégalités au sein des pays riches et entre pays riches et pays pauvres. « Mais la crise du changement climatique est encore plus sévère. » Ce qu’il faut, c’est « actionner les freins de secours ». Quelque chose de beaucoup plus radical que la « croissance verte » préconisée par la doxa dominante et les institutions internationales, en laquelle il voit un nouvel « opium du peuple ». Sa lecture de Marx lui fait plaider pour un retour à des formes de communautarisme agricole telles qu’il en existait selon lui avant l’essor du capitalisme industriel.
Cambridge University Press doit publier prochainement une version « académique » (en langage universitaire) de ses thèses ; la version anglaise du « Capital dans l’anthropocène » paraîtra dans la foulée.
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Il y a cent ans, en octobre 1922, le poète anglais d’origine américaine T. S. Eliot publiait La Terre vaine, « le poème anglophone le plus célèbre et le plus fascinant du XXe siècle », selon The Times Literary Supplement. Un centenaire célébré par une série d’événements et de lectures au Royaume-Uni, aux États-Unis et ailleurs. Comme de juste, plusieurs ouvrages consacrés à cette épopée moderniste de 433 vers et à son auteur ont vu le jour en 2022. La maison d’édition Faber, au sein de laquelle Eliot a travaillé et publié bon nombre de ses ouvrages pendant quarante ans, a réédité le fac-similé des brouillons de La Terre vaine, devenu « le Graal pour une génération d’étudiants en littérature anglaise », note The Guardian. On notera aussi la sortie d’Eliot After the Waste Land, de Robert Crawford, une exploration érudite de la vie intime du grand poète et de ses relations tumultueuses avec les femmes. La débâcle de son mariage avec Vivien Haigh-Wood, qui nourrira d’ailleurs l’écriture du poème, était connue. Fait nouveau, le biographe s’appuie sur la correspondance amoureuse d’Eliot avec l’Américaine Emily Hale, révélée en 2020.
Poète lui-même et éditeur de poésie, Matthew Hollis consacre, quant à lui, une biographie au texte de T. S. Eliot, dans laquelle il retrace le processus de création « jour après jour, voire heure après heure », souligne The Times Literary Supplement. Le rôle d’éditeur tenu par l’ami et poète Ezra Pound y apparaît essentiel. « Il avertissait Eliot lorsqu’il risquait de trop ressembler à James Joyce, dont ils admiraient tous deux Ulysse (1922), d’être trop répétitif dans ses rythmes ou trop vague », commente Prospect. « Tel un étudiant en écriture créative », Eliot suivit la plupart du temps les suggestions de son mentor.
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