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« Les stylos semblent être des instruments tellement plus propres que les baïonnettes », raillait William Arnold-Forster en 1920. Pendant la Première Guerre mondiale, un fonctionnaire de Whitehall, à Londres, pouvait gratter du papier toute la journée, puis se rendre au Savoy pour dîner dans son uniforme élégant, à mille lieues de l’horreur des tranchées. Mais, pour avoir été chargé d’organiser le blocus de l’Allemagne par les Alliés, Arnold-Forster savait que, même si sa veste restait immaculée, son stylo faisait verser plus de sang que n’importe quel fusil. Le blocus qu’il aida à concevoir généra une famine de masse causant des centaines de milliers de morts. Selon la logique impitoyable de la guerre totale, il s’agissait de « faire regretter à l’ennemi que ses enfants aient jamais vu le jour ».

Tout en ayant bien conscience de la terrible réalité du blocus, Arnold-Forster ne prônait pas l’abolition de la guerre économique. Au contraire, il pensait que cet instrument offrait un espoir pour le monde d’après-guerre : il permettrait de transformer le blocus en temps de guerre en une politique de sanctions en temps de paix. La Société des Nations disposerait ainsi d’un outil puissant pour empêcher les États révisionnistes d’ébranler l’ordre international. La nécessité de maintenir des relations économiques l’emporterait sur les convoitises territoriales. Les conséquences de l’isolement semblaient si graves que beaucoup crurent que leur simple évocation suffirait à décourager toute agression. En 1919, le président américain Woodrow Wilson présentait les sanctions comme « quelque chose de plus formidable que la guerre [...]. Appliquez ce remède économique, pacifique, silencieux, mortel, et il ne sera plus besoin de recourir à la force ».

Il va sans dire que « l’arme économique », comme on l’appelait dans l’entre-deux-guerres, n’a pas empêché le déclenchement d’une autre guerre mondiale. Si on en a beaucoup parlé, on l’a peu utilisée. En 1935, les sanctions contre Mussolini après son invasion de l’Éthiopie furent plus que timides ; avec Hitler, elles furent inexistantes. Cette période leur valut, comme à la Société des Nations, la réputation d’être inutiles et inefficaces.

Cependant, avance Nicholas Mulder, échec ne signifie pas insignifiance. La menace des sanctions eut un impact immense, y compris sur l’Allemagne. Mais un impact négatif. Elle stimula le désir de s’immuniser contre le risque d’un blocus, ce qui impliquait souvent l’expansion territoriale, soit l’effet contraire de celui escompté. L’hostilité entre les nations n’en fut que renforcée.

Les vainqueurs réunis à Paris lors de la conférence de la paix en 1919 n’imaginaient pas qu’une telle dynamique se mettrait en place. Ils pensaient qu’un pouvoir coercitif et multilatéral était essentiel à la survie du nouvel ordre libéral. L’arme économique semblait être l’outil adéquat. Dans une économie globalisée et interdépendante, elle avait un énorme potentiel punitif. Elle était également ajustable, de manière à cibler les importations ou les exportations, la finance ou les voyages. Des sanctions furent donc intégrées au pacte de la Société des Nations, et cette politique connut un certain succès dans les années 1920, la menace de sanctions ayant permis de désamorcer plusieurs conflits dans les Balkans.

Le véritable défi n’était cependant pas de dissuader les petits joueurs, mais bien les grandes puissances. Ici, la coopération pour la paix échoua. La Société des Nations dut lutter contre les agressions fascistes dans un contexte difficile, marqué par l’absence des États-Unis et les débuts de la Grande Dépression. Mulder nous aide à mieux comprendre cet échec en montrant combien la politique de sanctions de l’entre-deux-guerres fut elle-même un facteur de déstabilisation. Le souvenir du blocus allié, jugé décisif – à tort, selon Mulder – d’un point de vue stratégique, poussa Berlin, Rome et Tokyo à rechercher l’autosuf­fisance. Cela se manifesta par des conquêtes territoriales et des politiques économiques innovantes (comme le développement de la liquéfaction du charbon). Les démocraties se mirent alors à craindre qu’un usage plus énergique de l’arme économique entraîne un effet d’escalade. Elles s’en servirent donc peu, laissant les agresseurs impunis. On notera que la doctrine de l’apaisement économique (l’idée que la paix requiert de garantir, et non de restreindre, l’accès aux matières premières) explique aussi en partie leurs hésitations, bien que Mulder n’explore pas cette question en profondeur.

Loin de prévenir la Seconde Guerre mondiale, suggère-t-il, la menace de sanctions précipita son déclenchement. Son analyse est convaincante dans l’ensemble, mais on se demande si un emploi plus précoce, plus énergique et plus systématique de l’arme économique aurait pu faire la différence. Les démocraties auraient au moins pu essayer ; les dictateurs furent sans doute ravis qu’elles ne l’aient pas fait. Lorsqu’elle sanctionna l’Italie, la Société des Nations se refusa à décréter un embargo pétrolier, une des options les plus radicales envisagées. Si la Société des Nations avait coupé l’accès au pétrole à Mussolini, « cela aurait été pour [lui] une véritable catastrophe », ainsi qu’il le confia à Hitler. Mais elle n’en fit rien, et le drapeau italien flotta sur Addis-Abeba pendant cinq ans.

Le fascinant récit de Mulder tisse des liens entre politique, droit et économie. S’il fait parfois des détours, c’est en grande partie dû à la nature de son sujet : les débats sur les sanctions (leur ampleur, leur sévérité, leurs risques, leur coût) reviennent régulièrement sur le tapis. Le livre de Mulder offre un compte rendu précieux de notre expérience des sanctions dans les années 1920 et 1930, et il est rendu d’autant plus pertinent par l’actualité récente. À un siècle de distance, nous voyons resurgir les mêmes débats épineux, et la même urgence. 

— Max Harris est un économiste américain, auteur de Monetary War and Peace (Cambridge University Press, 2021). — Cet article a été publié par The Times Literary Supplement le 8 avril 2022. Il a été traduit par Lucile Pouthier.

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« On se voit dans neuf jours. » Ce sont les derniers mots que Yanelys Núñez a dits à sa mère, le 3 mars 2019, avant de quitter Cuba pour Prague afin d’y suivre un atelier de journalisme vidéo, sans savoir que ce serait un prélude à son exil à Madrid. Les deux femmes se sont séparées fâchées. L’activisme de Yanelys était une source de tensions au sein de sa famille – et de stress pour elle-même. L’année précédente, en janvier 2018, elle avait souffert d’une paralysie faciale. À 28 ans, c’était la seconde fois que cela se produisait. Elle y a vu un avertissement : « Mon corps me disait que je ne pouvais pas continuer à vivre à ce rythme », raconte-t-elle. Mais, dans les mois qui ont suivi, la jeune femme n’a pas relâché la pression, bien au contraire.

L’année 2018 a été décisive dans l’histoire récente de l’île. En mai s’est tenue la Biennale 00, un festival indépendant conçu en réponse à l’annulation de la Biennale de La Havane par les institutions culturelles du pays à la suite des ravages provoqués par l’ouragan Irma, début septembre 2017. Malgré le harcèlement constant des services de la Sûreté de l’État – la police politique –, qui réprime toute initiative de la société civile échappant à son contrôle, quelque 140 artistes cubains et étrangers y ont participé. Parmi les principaux organisateurs de l’événement, Yanelys Núñez, historienne de l’art, et son compagnon de l’époque, l’artiste Luis Manuel Otero Alcántara ; tous deux sont jeunes, noirs, d’origine modeste, et posent un regard critique sur l’élitisme dans l’art. Deux mois plus tard, en juillet, le décret 349 était publié au Journal officiel. Il s’agit d’un mécanisme de censure et de répression de l’art indépendant qui, entre autres barbaries, établit qu’un artiste doit obtenir l’autorisation du gouvernement pour créer et diffuser ses œuvres. Il a été signé par Miguel Díaz-Canel, premier dirigeant cubain depuis 1959 à ne pas porter le nom de Castro, quelques semaines après son accession à la présidence du pays. Ce décret, par le coup radical qu’il porte à la liberté de création artistique, marque un tournant dans l’histoire de la dissidence.

Le 21 juillet 2018, jour de l’ouverture des débats parlementaires sur le projet de réforme de la Constitution cubaine, Yanelys a couvert son corps de déjections pour protester contre le décret 349 devant le Capitole de La Havane. La jeune femme n’était pas censée tenir le premier rôle de cette action militante : l’idée venait de Luis Manuel Otero Alcántara, mais il a été violemment arrêté quelques minutes plus tôt, alors qu’il était assis avec deux amis sur les marches du bâtiment. Yanelys devait initialement se contenter de transporter les excréments de Luis Manuel dans son sac, ainsi qu’un appareil photo et une pancarte avec le slogan : « Non au décret 349. Vive la liberté artistique. » Mais, quand elle l’a vu se faire arrêter par deux policiers, elle a décidé de prendre sa place.

« Voilà comment ils trai­tent les artistes cubains ! Liberté, bordel ! Liberté ! » a lancé Luis Manuel tandis qu’on le poussait dans une voiture de police. De l’autre côté de la rue, Yanelys a étalé la crotte sur son corps et son visage. Le soleil tapait fort, il faisait très chaud. La jeune femme transpirait. Iris Ruiz, une actrice et amie, s’est mise à la filmer. Elle l’a encouragée : « Allez, Yanelys, on est là avec toi, ils ne te ­toucheront pas. » La vidéo de ­l’événement est disponible sur YouTube. « La culture cubaine est bafouée, c’est la raison de notre action. Et, puisqu’ils ont empêché Luis Manuel d’aller jusqu’au bout, je le ferai. Qu’ils viennent me chercher, moi aussi, a déclaré Yanelys. Le gouvernement doit engager le dialogue avec nous parce que nous sommes des artistes. Je suis une professionnelle, je suis une historienne de l’art, je ne suis pas une criminelle. »

En effet, personne ne l’a touchée. Un agent de la Sûreté de l’État a jeté sa pancarte au sol, c’est tout. Aujourd’hui, depuis l’Espagne, elle explique : « La merde est souvent utilisée dans les prisons cubaines pour protester, parce que quand vous en êtes couvert, les policiers ne vous attrapent pas. Du moins, ça leur prend plus de temps. »

Outre Luis Manuel Otero Alcántara, quatre personnes ont été arrêtées ce jour-là : l’actrice Iris Ruiz et son mari, le poète Amaury Pacheco, le rappeur Soandry del Río et le militant José Ernesto Alonso. Ils étaient tous là pour participer à la performance-manifestation.

Les agents de la Sûreté de l’État ont signifié à Yanelys de rentrer chez elle et de prendre une douche. Elle habitait à environ 500 mètres de là, mais elle est d’abord allée dans un parc disposant d’une connexion Wi-Fi – en 2018, les Cubains n’avaient pas encore accès à la 3G – pour publier la vidéo de l’événement sur les réseaux sociaux. Puis elle s’est rendue dans l’un des deux commissariats où ses amis avaient été emmenés. Ce n’est qu’une fois José Ernesto libéré qu’elle est rentrée se laver. Iris a pu sortir un peu plus tard, mais les autres ont passé jusqu’à trois jours en détention.

À chaque action, les militants repoussent les limites de ce qui est autorisé par le pouvoir. Et, comme on prend vite goût à la liberté, l’indignation suscitée par le décret 349 ne s’est pas arrêtée là.

En octobre 2018, un groupe d’intellectuels et d’activistes hétérodoxes a fondé le mouvement San Isidro : un espace de réflexion horizontal qui cherche à faire entrer l’art dans le quotidien des gens. Son nom vient du quartier populaire de La Havane où vivait Luis Manuel Otero Alcántara, dont la maison servait de QG au collectif. Sur son site web, le mouvement San Isidro se définit comme « une initiative visant à promouvoir, protéger et défendre la pleine liberté d’expression, d’association, de création et de diffusion de l’art et de la culture à Cuba, en donnant à la société les moyens d’évoluer vers un avenir aux valeurs démocratiques ».

Pendant ces années-là, un vent d’espoir soufflait sur l’île. De nombreux jeunes avaient le sentiment que le pays allait changer ou qu’ils allaient pouvoir le changer. Les légères ouvertures initiées par Raúl Castro entre 2010 et 2014, la reprise officielle des relations diplomatiques entre les États-Unis et Cuba en 2015, la visite du président Barack Obama avec sa famille en 2016, l’expansion des services d’accès à Internet et l’essor de médias indépendants comme El Estornudo, Periodismo de barrio et 14ymedio, entre autres événements, avaient donné à la population l’impression que Cuba se dirigeait enfin vers la normalité. Mais, après le rapprochement avec les États-Unis, le régime s’est retrouvé sans ennemi à blâmer pour ses problèmes, dépourvu des excuses qu’il utilisait pour restreindre les droits de l’homme, traiter les citoyens comme des soldats et la nation comme un camp militaire. Très vite, ce fut la désillusion. La répression était déjà devenue une habitude, et, avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche et la reprise des hostilités entre les deux nations, cette habitude a été renforcée.

Aujourd’hui, beaucoup de ceux qui ont pris part au mouvement culturel né de ces espoirs de transformation sont exilés, emprisonnés ou réduits au silence. Ce qui est arrivé aux organisateurs de la manifestation de juillet 2018 devant le Capitole en est la parfaite illustration. José Ernesto Alonso et Soandry del Río sont toujours à Cuba, mais ils ont pris leurs distances avec la sphère dissidente. Luis Manuel Otero Alcántara est incarcéré dans la prison de haute sécurité de Guanajay, dans la province d’Artemisa, où il mène des grèves de la faim et de la soif pour obtenir sa libération. Il a été arrêté à La Havane le 11 juillet 2021, alors qu’il tentait de se joindre aux vastes manifestations populaires contre le gouvernement qui se sont déroulées dans des dizaines de villes et villages du pays. Un tel soulèvement ne s’était pas produit à Cuba depuis la révolution castriste de 1959, et il restera dans les mémoires sous le nom de « 11J ». Les autorités ont accusé Luis Manuel d’outrage aux symboles de la patrie, d’attentat, de dissidence, de trouble à l’ordre public et de diffamation d’institutions, d’organisations, de héros et de martyrs. Iris Ruiz a dû se séparer de sa famille et partir pour Miami en octobre 2021, car la Sûreté de l’État lui refusait l’accès aux soins médicaux – elle souffrait d’hémorragies et de graves douleurs abdominales depuis un an. Amaury, son mari, est resté à Cuba pour s’occuper de quatre de leurs six enfants. Il vit dans la crainte d’être mis derrière les barreaux pour les crimes présumés d’incitation à l’insurrection et de trouble à l’ordre public.

« Je savais déjà que je ne pouvais pas rester à Cuba, dit Yanelys, qui a demandé l’asile politique à l’Espagne et attend une réponse depuis trois ans. J’étais en colère contre le peuple cubain, contre son immobilisme, sa sempiternelle résignation ; pas seulement contre la communauté artistique et son manque de solidarité. Puis je me suis dit : “Je ne dois pas libérer le pays, tout le monde doit se libérer, chacun a une part de responsabilité dans l’état de la société.” J’ai pris conscience de la raison pour laquelle je militais. Je le faisais en premier lieu pour moi-même, pour mon droit à travailler dans mon pays, à vivre librement et en toute sécurité ; et, en second lieu, pour le progrès social. Trois ans ont passé et j’ai toujours du mal à parler de tout ça. Je suis arrivée en Espagne très perturbée émotionnellement, parce qu’il y a aussi ce sentiment d’avoir jeté l’éponge, d’avoir laissé tomber mes amis, d’avoir abandonné la lutte. »

Iris prévoit de rester aux États-Unis. Elle a réussi à partir avec deux de ses enfants : une adolescente de 14 ans et un jeune homme qui aura bientôt 21 ans. Lorsqu’ils sont arrivés, le médecin qui les a examinés a constaté qu’ils souffraient de malnutrition. Au même moment, l’aîné est tombé en dépression. « Il a perdu pied, j’ai dû le faire interner. Il suit un traitement psychiatrique, confie Iris. Amaury, mon mari, a déjà la cinquantaine, et moi la quarantaine. Il a consacré environ vingt-cinq années de sa vie au militantisme ; moi-même, j’ai passé près de vingt ans à lutter à ses côtés. Les enfants ont vécu tout cela, ils grandissent et n’ont aucun avenir. Vous sacrifiez tout pour la lutte, pour la lutte, pour la lutte, pour la lutte, et quand vous regardez votre famille, vous vous dites : “Qu’est-ce que j’ai fait ?” [...] L’exil n’a rien de facile, parce qu’en réalité personne n’aurait voulu partir. J’aurais voulu ne jamais partir. Ma mère est enterrée là-bas depuis un an. Mais on se rend compte que la santé ne suit plus, qu’on a des enfants à finir d’élever et à qui on doit donner un avenir. Ou un présent, parce que, à Cuba, non seulement on n’a pas d’avenir mais on n’a même pas de présent. »

Amaury, avec trois jeunes enfants à charge et un autre fils de 19 ans, est pratiquement immobilisé. Il craint d’être emprisonné et que ses enfants soient livrés à eux-mêmes. « Je ne sais pas si je serai autorisé à quitter l’île parce que, jusqu’à présent, je n’ai été invité nulle part, donc je n’ai aucune visibilité », explique-t-il. Pour sortir du territoire, en plus du visa du pays de destination, les consulats demandent souvent aux Cubains de présenter une « lettre d’invitation » émise par une personne ou une organisation locale. La femme d’Amaury, avant de partir, était regulada, « réglementée », terme utilisé par le régime pour désigner les personnes qui ont l’interdiction de quitter Cuba. En 2020, le nombre de citoyens regulados pour des raisons politiques s’élevait à 245. Iris a heureusement été autorisée à partir après avoir été retenue quelque temps à l’aéroport par les services d’immigration.

La « perle des Antilles » connaît actuellement l’une des crises migratoires les plus alarmantes depuis 1959. À la suite de la réouverture des frontières le 15 novembre 2021 – après une fermeture prolongée due à la pandémie de Covid-19 et à la décision du gouvernement nicaraguayen, une semaine plus tard, d’exempter les Cubains de l’obligation d’obtenir un visa pour se rendre sur son territoire –, près de 72 800 ressortissants de l’île sont arrivés illégalement aux États-Unis par la frontière avec le Mexique. Rien qu’au cours du mois de mars dernier, plus de 32 000 Cubains sont entrés sur le sol américain – deux fois plus qu’au cours du mois précédent. Ceux qui ne peuvent ni se payer un billet d’avion pour le Nicaragua, ni rémunérer les passeurs pour traverser l’Amérique centrale optent pour la voie maritime. Selon les statistiques des garde-côtes américains, 1 399 migrants cubains ont été interceptés, presque toujours à bord d’embarcations de fortune, entre le 1er octobre 2021 et le 19 avril 2022.

La grande majorité est ensuite expulsée, mais certains ont de la chance, comme Elián López. En mars 2022, ce moniteur de plongée cubain a quitté Varadero pour la Floride sur une planche à voile, avec pour seul équipement un GPS et des téléphones portables. Deux jours plus tard, les garde-côtes américains le repêchaient à une vingtaine de kilomètres au large d’Islamorada, pratiquement déshydraté, et l’emmenaient à l’hôpital.

En janvier 2017, peu avant de quitter ses fonctions, Barack Obama a mis un terme à la politique « pieds secs, pieds mouillés », qui consistait à octroyer un permis de séjour aux Cubains ayant réussi à poser un pied sur le sol américain 1. L’immigration illégale n’a pas cessé pour autant. Elle a diminué entre 2017 et 2020, notamment en raison des politiques migratoires restrictives mises en place par Trump, mais elle est repartie à la hausse à la fin de l’année 2020. La souplesse de l’administration Biden à l’égard de ceux qui fuient un régime autoritaire, la pandémie, de sévères pénuries de nourriture et de médicaments, l’atteinte aux libertés individuelles et la répression politique après le 11J est l’une des multiples causes de ce phénomène. En mars 2022, par exemple, le National Review indiquait que Cuba occupait la première place dans l’indice de misère de Steve Hanke en 2021, sur 156 nations évaluées. Mais il existe une aspiration particulièrement puissante qui pousse des milliers et des milliers de Cubains à émigrer aux États-Unis et ailleurs dans le monde ; une aspiration qui s’est clairement manifestée lors du soulèvement du 11J et qui revient constamment dans les vidéos postées sur les réseaux sociaux par les migrants ayant réussi à atteindre leur destination : l’aspiration à la liberté.

Contrairement à ce qui a été rapporté par divers médias étrangers, ce ne sont ni la crise économique, ni la pandémie qui ont conduit des milliers de Cubains à descendre dans la rue en juillet 2021. Depuis 1959, Cuba a traversé de nombreuses crises ; on peut dire que la crise est son quotidien. Ce qui a poussé une grande partie de la population à protester comme jamais auparavant, c’est un sentiment de lassitude historique, un besoin de construire un pays différent et d’élaborer de nouveaux paradigmes. Pour beaucoup, l’île est une gigantesque prison à ciel ouvert. Presque tout y est interdit ou criminalisé. Nombre de Cubains ont le sentiment qu’ils auront davantage de droits et d’opportunités en tant que sans-papiers aux États-Unis qu’en tant que citoyens dans leur pays.

Actuellement, selon les données établies par des ONG, il y aurait environ 900 prisonniers politiques à Cuba, et la majorité d’entre eux, soit près de 750 détenus, risquent de lourdes peines pour avoir participé au soulèvement de juillet 2021. Des condamnations ont été prononcées – notamment contre les personnes accusées de sédition – qui vont jusqu’à vingt, vingt-cinq et trente ans de prison. Mais ils étaient bien plus nombreux à être descendus dans la rue pour protester contre le régime les 11, 12 et 13 juillet : entre 60 000 et 150 000, selon les estimations des militants, des journalistes et des organisations de défense des droits de l’homme. Et ceux qui n’ont pas été emprisonnés ne se sentent guère en sécurité. Même ceux qui ne sont pas allés manifester ne peuvent vivre sereinement dans un pays où l’exercice d’un droit fondamental peut coûter plus de vingt ans de prison – voire la mort. Le 12 juillet, alors qu’il manifestait dans le quartier de La Güinera, à La Havane, Diubis Laurencio Tejeda a été abattu par un policier. Il avait 36 ans.

La terreur générée par le régime transcende les frontières. Elle étreint le cœur de tout Cubain qui a un parent ou un être cher resté au pays. Mais son règne est sur le déclin. Les Cubains cessent d’avoir peur, que ce soit sur l’île ou à l’étranger. Les exilés organisent des manifestations pour la liberté dans des villes d’Europe, des États-Unis et d’Amérique latine ; ils signalent les violations des droits de l’homme ; ils soutiennent financièrement les militants et les proches des prisonniers politiques. Madrid accueille une part importante de la nouvelle génération de dissidents. Il n’est pas surprenant qu’à la mi-décembre 2021, dans son discours de clôture de la troisième séance plénière du Comité central du Parti communiste cubain, le président Miguel Díaz-Canel ait parlé d’une supposée « miamisation de Madrid ». Selon lui, « la droite dure de la vieille métropole rivalise avec les politiciens anticubains peu recommandables basés à Miami ».

Son agacement provenait également de l’attention accordée à l’époque par les médias internationaux, les universitaires, les organisations politiques et les défenseurs des droits de l’homme à l’acteur et dramaturge cubain Yunior García Aguilera, arrivé en Espagne le 17 novembre 2021 avec sa femme afin d’échapper à la répression policière. Leader du mouvement Archipiélago, il avait appelé les Cubains à descendre dans la rue deux jours plus tôt pour exiger pacifiquement un changement démocratique et la libération des prisonniers politiques du 11J. La manifestation n’a pas pu avoir lieu en raison de l’intense répression des forces de police, qui s’est soldée par quelque 90 arrestations. Face aux menaces d’emprisonnement, aux perquisitions incessantes de son domicile et aux campagnes de diffamation orchestrées par les médias d’État, Yunior García Aguilera a décidé de s’exiler en Espagne, où existait déjà une tradition d’accueil des opposants. C’est dans ce pays qu’est arrivée la quasi-­totalité des militants et journalistes qui composaient le groupe des 75 prisonniers politiques du Printemps noir de 2003, après que la diplomatie espagnole, l’Église catholique et le gouvernement castriste eurent négocié leur libération entre 2010 et 2011. Mais, ces dernières années, notamment grâce aux actions du mouvement San Isidro, les liens entre la communauté cubaine de Madrid et l’île se sont renforcés. Les exilés veulent participer au changement.

Ce qu’il y a de curieux avec le cas cubain, c’est que certains deviennent persona non grata non pas pour ce qu’ils ont fait lorsqu’ils vivaient sur l’île, mais pour les actions qu’ils mènent de l’étranger. L’un des exemples les plus parlants est celui de l’artiste, éditrice et militante Salomé García Bacallao, l’une des coordinatrices de la plateforme Justicia 11J, qui a méticuleusement documenté plus de 1 440 arrestations liées au soulèvement de juillet 2021. Elle est à l’initiative de nombreux boycotts, manifestations et autres actions visant à dénoncer le régime. Salomé prendrait un risque énorme en retournant à Cuba. À 30 ans, elle est probablement l’une des personnes les plus détestées par la Sûreté de l’État. Elle a commencé à faire parler d’elle lorsqu’elle vivait en Espagne, à Valence, en 2020. La jeune femme est rapidement devenue une référence en matière de combat mené à l’étranger. En février 2022, elle a déménagé à Miami.

Le cas de l’artiste visuel Hamlet Lavastida a servi de leçon à de nombreux Cubains : ce que vous dites et faites à l’extérieur de l’île peut avoir des conséquences si vous y retournez. Hamlet est rentré à Cuba en juin 2021, après une résidence artistique de plusieurs mois en Allemagne, et n’a pas pu poser un pied hors de l’aéroport. Il a été détenu près de quatre-vingt-dix jours à la Villa Marista, dont le nom officiel est « Organe d’enquête criminelle spécialisé dans les délits contre la Sûreté de l’État ». « Un espace paranormal », selon les termes d’Hamlet. « Il arrive un moment où le délire est tel que vous perdez contact avec la réalité ; autrement dit, il n’y a pas de catégories physiques susceptibles de décrire ce qui s’y passe. » La raison de son arrestation ? Des messages envoyés dans un groupe de discussion privé qui proposaient à ses interlocuteurs restés à Cuba de marquer des billets de banque de symboles et de slogans emblématiques de la dissidence. L’idée ne s’est même pas concrétisée, mais cela a suffi pour qu’il soit accusé d’incitation à l’insurrection et de désobéissance civile. La police politique n’a pas besoin d’avancer une quelconque preuve quand elle veut mettre quelqu’un derrière les barreaux. « Pour être honnête, Cuba tout entière ressemble beaucoup à la Villa Marista », observe-t-il.

Hamlet s’est vu proposer un marché : on le libérerait à condition que la poétesse et militante Katherine Bisquet, qui était sa petite amie, quitte Cuba avec lui. Elle aussi gênait les autorités. Katherine avait appelé à s’opposer au projet de réforme constitutionnelle approuvé par référendum en février 2019. Elle avait participé aux actions menées par le mouvement San Isidro, en novembre 2020, pour faire libérer le rappeur Denis Solís. Elle avait manifesté avec près de 300 personnes devant le ministère de la Culture et ne semblait pas disposée à se taire ni à baisser les bras. En 2021, à La Havane, la Sûreté de l’État a mis en place un barrage policier de plusieurs mois autour de son domicile, qu’elle partageait avec l’artiste plasticienne Camila Lobón, afin de les empêcher de sortir et de recevoir des visiteurs. Par la suite, Camila est partie aux États-Unis.

Katherine et Hamlet ont quitté Cuba fin septembre 2021 pour la Pologne. Sur le chemin de l’aéroport, ils ont été escortés par des policiers et des agents de la Sûreté de l’État jusqu’à ce qu’ils montent dans l’avion. Ils ont été exilés de force. « Je n’étais pas bouleversée par le fait de quitter Cuba. C’était inévitable. J’étais bouleversée par la façon dont j’étais expulsée. Le naturel avec lequel la Sûreté de l’État m’a conduite jusqu’à l’avion. Comme si je partais pour représenter le régime lors d’un événement important et que j’avais besoin d’une escorte, de personnel pour porter mes valises, pour accélérer les formalités douanières. Comme si j’étais la présidente de Cuba, et non une supposée criminelle n’ayant pas le droit de choisir sa destination », se souvient Katherine, qui vit à Madrid depuis 2022. « Je ne me vois pas seulement comme une exilée, ajoute-t-elle. Je me vois comme une personne déplacée, bannie. Je n’ai pas choisi de partir. Pas à ce moment-là. Mon exil étant forcé, il m’est difficile de me considérer comme une migrante qui fait des projets d’avenir, qui s’épanouit dans sa nouvelle vie. J’ai l’impression d’être dans l’expectative, que ma vie est en suspens. »

Hamlet Lavastida vit désormais à Berlin, où il tente de transformer son expérience en art. Son travail, déjà caractérisé par une profonde recherche historique, avait jusqu’alors dialogué avec des figures artistiques et politiques qui avaient affronté des machinations similaires. À présent, sa propre mémoire fait partie de la matière première de ses créations.

Des dizaines d’artistes, de journalistes, de scientifiques et de défenseurs des droits de l’homme ont récemment quitté Cuba dans des circonstances plus ou moins similaires. Du moins ceux qui ont eu l’opportunité de choisir entre l’exil et la prison, car les exilés cubains sont en grande majorité des intellectuels blancs. Yanelys Núñez, en tant que femme noire, fait figure d’exception parce qu’elle a suivi des études universitaires. Mais d’autres, qui ont la peau noire, qui ont reçu la pauvreté et la marginalisation en héritage, qui n’ont aucun diplôme et qui, de surcroît, s’opposent au régime, n’ont pas forcément la même chance. C’est le cas de Luis Manuel Otero Alcántara et de son ami, le rappeur Maykel Castillo. Tous deux noirs, d’origine modeste et autodidactes. L’année dernière, pour sa participation à la chanson Patria y vida, une sorte d’hymne aux manifestations de juillet, Maykel a remporté deux Latin Grammy Awards – nouvelle qu’il a apprise dans la prison de haute sécurité de Pinar del Río. Il est derrière les barreaux depuis le 18 mai 2021.

L’historienne de l’art Carolina Barrero s’est vu promettre par la Sûreté de l’État que, si elle quittait Cuba, Maykel serait libéré. Depuis la fin de l’année dernière, le chanteur souffre d’une inflammation des ganglions lymphatiques qui n’a toujours pas été diagnostiquée ; du reste, il ne fait pas tellement confiance aux médecins du régime. Carolina a accepté le marché. Elle avait déjà été détenue et interrogée des dizaines de fois, elle connaissait la plupart des cachots de La Havane et avait passé six mois en résidence surveillée ; rien de tout cela ne l’avait convaincue de partir. Le cas de Carolina est particulier : contrairement à bon nombre de ses compatriotes, elle est revenue au pays pour lutter pour la liberté. Après avoir vécu en Espagne pendant un peu moins de dix ans, elle a décidé, à la fin de l’année 2020, de rentrer à Cuba. L’histoire de Carolina est une leçon de résistance. Le seul moyen qu’a trouvé le régime pour qu’elle s’en aille a été de lui offrir la libération de Maykel en échange. Elle a quitté le pays quelques jours après sa dernière arrestation pour avoir participé à un rassemblement devant un tribunal où étaient jugés des manifestants du 11J.

« À ce moment-là, je n’avais pas envie de quitter Cuba. […] Je ne me sentais pas épuisée, je n’éprouvais pas le besoin de prendre du champ, malgré toute cette violence. Je voulais rester vivre à Cuba ; il m’a même semblé qu’après le 11-Juillet, l’attitude la plus appropriée n’était pas de partir, mais de rester et de résister davantage. Cela dit, je respecte la liberté de chacun, il est absolument légitime de vouloir partir pour une raison ou pour une autre. Mais, pour moi, c’était comme se diriger vers le néant : ici [à Madrid], je subsiste grâce à la générosité de mes amis. Je n’ai ni logement, ni bourse d’études, ni travail », commente Carolina. Depuis l’Europe, elle continue de dénoncer les abus du régime auprès des organisations internationales, « pour mettre fin une fois pour toutes au mythe qui soutient la dictature ».

Personne ne sait s’il est possible de revenir. Le bannissement de la journaliste Karla Pérez en 2021 et de la chercheuse et professeure d’université Anamely Ramos González en 2022, toutes deux critiques à l’égard du régime, a fait passer un autre message important : nous pouvons vous empêcher de rentrer au pays. Karla et Anamely ont appris à l’aéroport, de la bouche du personnel de la compagnie aérienne avec laquelle elles comptaient voyager, qu’elles ne pourraient pas retourner à Cuba. Karla se trouvait alors au Costa Rica, où elle avait étudié le journalisme après avoir dû interrompre son cursus à Cuba pour raisons politiques, tandis qu’Anamely était en visite aux États-Unis. Elles ne pourront retourner dans leur pays natal que si des changements s’y produisent. Elles ne sont pas les premières dans cette situation : la diaspora cubaine est pleine d’histoires comme la leur.

L’écrivain Reinaldo Arenas, qui a quitté Cuba pour les États-Unis pendant la crise migratoire de 1980 – également connue sous le nom d’« exode de Mariel », lorsque quelque 125 000 Cubains sont partis pour la Floride –, a bien connu le déracinement de l’exil. Dans son autobiographie Avant la nuit, achevée en 1990, l’année même où il s’est suicidé, Reinaldo Arenas écrit : « Je me rends compte que, pour un exilé, il n’y a pas de lieu où la vie soit possible ; il n’y a pas de lieu, parce que celui où l’on a rêvé, découvert un paysage, lu son premier livre, vécu sa première histoire d’amour est toujours le lieu dont on rêve ; en exil, on n’est plus qu’un fantôme, une ombre qui n’atteint jamais la pleine réalité ; je n’existe plus depuis que je suis en exil ; depuis lors, j’ai commencé à me fuir moi-même. »

Peut-être que, si l’écrivain cubain avait été témoin d’un soulèvement populaire, il aurait eu le sentiment que le lieu rêvé pouvait redevenir le lieu réel. C’est du moins ce qu’a ressenti Yanelys Núñez après le 11 juillet 2021, jour qui coïncidait avec son 32e anniversaire et marquait sa réconciliation avec Cuba. « S’il y avait une chose qui m’avait éloignée de Cuba, c’était de ne pas pouvoir imaginer qu’une telle mobilisation puisse se produire. J’avais du mal à y croire, mais, au fil des jours, j’ai commencé à prendre conscience de ce qui s’était passé et de l’importance que cela avait, non seulement pour la population cubaine, mais aussi pour les exilés, explique-t-elle. Maintenant, ma colère se tourne vers la communauté internationale ; avec le peuple cubain, je me suis réconciliée après le 11-Juillet. N’était-ce pas ce que nous avions espéré toutes ces années ? Le peuple cubain est descendu dans la rue et a dit ce qu’il voulait. Et maintenant ? » 

— Mónica Baró Sánchez est une journaliste cubaine installée à Madrid. — Cet article a été publié par le mensuel mexicain Gatopardo le 17 mai 2022. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Le quarante-neuvième livre de Vaclav Smil témoigne d’un mépris acerbe pour les déclarations irresponsables d’experts autoproclamés, en particulier ceux qui se rendent coupables d’innumérisme, d’anhistoricisme et d’autres formes d’illusions et de vœux pieux auxquels l’auteur entend bien ne jamais se laisser prendre [lire « Vaclav Smil, penseur du défi énergétique », Books n° 107, mai 2020]. Vous avez vu passer quantité de pronostics sur l’état du monde. Ce sont des foutaises. Voici enfin expliqué « comment le monde fonctionne vraiment », annonce le titre de son livre.

Smil, qui a enseigné à l’Université du Manitoba, à Winnipeg (Canada), pendant près de cinquante ans, fonde son expertise sur un pedigree pluridisciplinaire presque inégalé dans le champ universitaire nord-américain. Contrairement à Noam Chomsky – dont il ridiculise au passage l’étendue des compétences –, il n’a pas de faible pour la polémique. Il n’est pas non plus un prévisionniste, ce qu’il souligne à l’envi (avec une exaspération croissante). Il serait plutôt un antiprévisionniste, car il méprise toute prédiction faite au sujet de systèmes complexes. Smil est un compilateur de données, un quantificateur infatigable (jusqu’à la dixième décimale), un synthétiseur, un pragmatique et un utilitariste. « Je suis un scientifique qui essaie d’expliquer comment le monde fonctionne réellement », affirme-t-il.

Pour ce faire, il faut d’abord trier et hiérarchiser – filtrer les informations à l’aide de critères subjectifs, car même l’utilitarisme dépend de l’observateur. Exemple : les politiques conçues pour bénéficier au plus grand nombre doivent-elles tenir compte des personnes qui ne sont pas encore nées ? Si oui, sur combien de générations ? Concernant de telles questions, si cruciales pour la politique climatique, les calculs mathématiques cèdent inexorablement le pas aux considérations éthiques.

Avant de s’aventurer dans ces eaux troubles et bien peu scientifiques, il s’agit de bien maîtriser les chiffres, et c’est là que Smil excelle. Il s’adresse à des lecteurs profanes qui n’ont peut-être aucune idée de la manière dont les aliments arrivent dans leur assiette, de l’énergie qui fait fonctionner leur réfrigérateur ou de la probabilité d’avoir un accident grave en se rendant au supermarché. La plupart d’entre nous pourraient sans doute fournir des réponses raisonnables aux questions formulées par un étudiant de première année. Mais nous resterions sans voix sous le feu d’un contre-interrogatoire façon Smil.

En quelques pages, il résume l’histoire mondiale de la production et du commerce de l’énergie, de l’alimentation et des matériaux, autant de sujets auxquels il a consacré un ouvrage. Il met en lumière des réalités éloquentes. Le Canada, qui jouit de plus d’espace forestier qu’aucun pays riche, fait des économies en important des cure-dents de Chine. Le monde jette un tiers de sa nourriture. Aucune nation ne possède suffisamment de métaux rares pour soutenir son économie. Un être humain bénéficie aujourd’hui, en moyenne, de 34 gigajoules d’énergie par an. Exprimé en unités de travail humain, c’est « comme si 60 adultes travaillaient non-stop, jour et nuit », pour chaque habitant de la Terre. Et ce chiffre est bien plus élevé dans les pays riches : pour une famille américaine de quatre personnes, cela reviendrait à avoir plus d’employés que le Roi-Soleil à Versailles.

Dans ces chapitres d’exposé des faits, une cloche ne cesse de sonner, et son tintement a tôt fait de noyer les litanies sur le carburant diesel par kilogramme et le rapport entre la masse comestible et celle de l’énergie incorporée. Elle annonce, hélas, que chaque aspect fondamental de la civilisation moderne repose de manière écrasante sur la combustion d’énergies fossiles. Prenez notre système alimentaire. Les lecteurs de Michael Pollan ou d’Amanda Little comprennent qu’il est moralement indéfendable d’acheter des myrtilles du Chili ou, Dieu nous en préserve, de l’agneau de Nouvelle-Zélande 1. Mais même un humble pain au levain nécessite l’équivalent d’environ 5,5 cuillerées à soupe de diesel, et une tomate de supermarché, qui pour Smil n’est rien de plus qu’un « récipient d’eau à la forme séduisante », est le produit d’environ 6 cuillerées à soupe de diesel. « Combien de végans amateurs de salade, écrit-il, sont conscients de son pedigree en termes de combustibles fossiles ? »

Il est préférable de manger local, mais nous n’avons pas assez de terres arables pour nourrir notre population, même sur notre vaste continent, du moins pas sans recourir à des quantités obscènes d’engrais dérivé de gaz naturel. Il faut également tenir compte des plus de 3 milliards d’habitants des pays en développement qui devront doubler ou tripler leur production alimentaire pour atteindre un niveau de vie décent. Il faut ensuite ajouter les 2 milliards supplémentaires qui nous rejoindront bientôt. « Dans un avenir proche, écrit Smil, nous ne pourrons pas nourrir la population de la planète sans compter sur les combustibles fossiles. » Il effectue des calculs similaires pour la production mondiale d’énergie, de ciment, d’ammoniac, d’acier et de plastique – et arrive toujours au même résultat : « Un retrait rapide et à grande échelle du système actuel est impossible. »

Son image de scientifique impartial s’effrite chaque fois qu’il tourne en dérision les « partisans d’un nouveau monde vert » ou encore « ceux qui préfèrent le mantra des solutions vertes à la compréhension de la façon dont nous en sommes arrivés là ». Il n’en reste pas moins que son point de vue général tient la route : nous sommes esclaves des combustibles fossiles. La transition mondiale que nous avons à peine amorcée – et encore, pas partout – n’est pas une affaire d’années mais de décennies, sinon de siècles.

Le livre de Smil doit être compris comme une œuvre critique. Il s’en prend légitimement à l’inepte bataille rhétorique menée par les militants du climat et relayée par les journalistes, entre un optimisme béat et un pessimisme apocalyptique. Il passe au vitriol les auteurs à la mode qui « soutiennent qu’un avenir durable est à notre portée » ou au contraire annoncent « que de vastes régions de la Terre deviendront bientôt inhabitables, que les migrants climatiques vont remodeler l’Amérique et le monde, que le revenu moyen mondial va drastiquement diminuer ».

Il laisse cependant dans l’ombre l’identité de ces auteurs « de plus en plus alarmistes ou exaltés ». Seuls sont brièvement mentionnés des gens comme Jeremy Rifkin et Yuval Noah Harari. Nous sommes invités à nous associer à ses moqueries à l’égard des « news des médias de masse », de la « foule high-tech», des « armées d’experts instantanés » et de ceux qui entonnent : « Chantons tous ces hymnes verts, suivons à la lettre les prescriptions du tout-renouvelable, il s’ensuivra un nouveau nirvana mondial... » Cela semble en effet bien naïf. Espérons qu’un jour certains d’entre eux liront Smil.

Il est rassurant de lire un auteur aussi imperméable aux modes rhétoriques et aussi désireux de se faire le chantre de l’incertitude. Il est possible, nous rappelle Smil, de consacrer d’énormes ressources à la lutte contre le changement climatique sans faire de vaines promesses sur l’impact que ces efforts auront sur nos vies. Le livre de Smil est un plaidoyer pour l’agnosticisme et, croyez-le ou non, pour l’humilité – le métal le plus rare. L’un de ses enseignements les plus précieux est qu’il est impossible de fonder l’action sur une connaissance claire de l’avenir. Vivre dans l’incertitude, après tout, « reste l’essence de la condition humaine » [lire à ce sujet l’entretien avec les économistes John Kay et Mervyn King, Books n° 114, juillet-août 2021]. Même dans le scénario le plus optimiste, l’avenir ne ressemblera pas au passé. Nous devrons naviguer dans des conditions apparemment impossibles, en nous fiant à notre instinct, en nous fondant sur des hypothèses imparfaites et sans nous départir de nos défauts (principalement « notre propension jamais démentie à sous-évaluer l’avenir »). Ce n’est peut-être pas une conclusion particulièrement galvanisante, mais c’est bien ainsi que le monde fonctionne. 

— Nathaniel Rich est un essayiste et romancier américain. Il a notamment écrit Perdre la Terre (Points, 2020). — Cet article a été publié par The New York Times le 11 mai 2022. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.

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En novembre 130, l’empereur romain Hadrien, accompagné de son épouse Sabine, d’amis, d’esclaves et probablement d’un détachement de gardes armés, se rendit sur le site de l’une des plus grandes attractions touristiques de l’Antiquité. Il s’agissait de deux statues pharaoniques de près de 20 mètres de haut qui se dressent aujourd’hui encore aux abords de la cité égyptienne de Louxor, et qui avaient déjà 1 500 ans lors de la visite de l’empereur. Hadrien ne s’intéressait pas tant à leur ancienneté qu’à leur caractère miraculeux. Il se trouve que par l’effet combiné d’une fissure dans la pierre et de la chaleur du soleil levant, l’une des statues émettait parfois un sifflement, comme si elle chantait. Personne n’a apporté d’explication totalement convaincante à ce phénomène, et certains observateurs de l’époque ont même soupçonné que « des garçons cachés derrière » et équipés d’instruments rudimentaires n’y étaient pas étrangers. Mais, quelle qu’ait été ­l’origine de ce son, la statue a cessé d’émettre le moindre bruit quelque temps après l’arrivée d’Hadrien et garde résolument le silence devant les touristes des temps modernes.

La visite d’Hadrien s’est déroulée dans une atmosphère pesante. En effet, quelques semaines plus tôt, l’amant bien-aimé de l’empereur, Antinoüs, s’était noyé dans le Nil, générant la plus grande controverse « accident ou meurtre ? » de l’Antiquité classique. Autre désagrément : la première fois que tout ce beau monde s’est présenté à l’aube pour écouter la statue chanter, elle n’a pas émis le moindre son. Elle s’est toutefois exécutée de bonne grâce à leur retour, le lendemain matin.

Cette anecdote nous est parvenue parce qu’une femme appartenant à la suite de l’empereur, une princesse proche-orientale et amie de la longanime Sabine, a composé un poème dans lequel elle décrit ce qui s’est passé. En fait, elle semble vouloir attribuer le silence initial de la statue au souhait de celle-ci de voir l’adorable impératrice revenir le jour suivant. Elle a vraisemblablement engagé quelqu’un pour graver ces vers sur la jambe de la statue (on imagine mal une aristocrate manier elle-même le burin). Et ils sont toujours là, bien lisibles, parmi plus d’une centaine d’autres graffitis témoignant de ­l’expérience des visiteurs : « J’ai entendu la statue quatre fois », se vante en l’an 121 une personne qui a eu plus de chance qu’Hadrien et sa cour ; « Je l’ai entendue le 12 février, mais c’était la troisième fois que je venais », concède en 82 l’épouse du gouverneur romain de la province d’Égypte. Ces ­inscriptions font partie d’une longue tradition qui consiste à imprimer sa marque de manière permanente sur les merveilles du monde, même si cette pratique fait l’objet d’une surveillance accrue de nos jours.

Hadrien a voyagé bien plus que les autres empereurs romains en temps de paix. Il s’est rendu sur les sites les plus remarquables de son empire et les a ensuite commémorés à son retour en Italie. C’était en partie la raison d’être de la « villa » qu’il s’était fait construire à Tivoli, près de Rome. (Ladite villa est en fait de la même taille qu’une ville romaine conséquente, bien plus grande que Pompéi.) Dans cette propriété, outre les salles à manger et les bains somptueux, les logements exigus destinés aux esclaves, les parkings souterrains (oui, c’est bien ce qui a été conçu pour les chevaux et leurs chariots) et les corridors dévolus au service, certains des plus hauts lieux artistiques et architecturaux de l’empire ont été recréés pour y être exposés : depuis les cariatides qui ornent l’acropole d’Athènes jusqu’au temple qui abritait la célèbre statue d’Aphrodite dans la cité de Cnide (sur la côte de l’actuelle Turquie) en passant par une grande quantité de « curiosités égyptiennes ». La statue parlante n’en fait pas partie, mais la villa compte de nombreuses répliques architecturales et quelques jolis ­crocodiles de pierre. Il s’agissait presque d’un « parc d’attractions » dédié à l’empire d’Hadrien.

Dans le monde romain, faire du « tourisme » – faute d’un terme plus approprié pour l’époque – et visiter des sites pour le plaisir était, dans une large mesure, réservé aux empereurs, aux aristocrates et aux super-riches. Dans les années 160 avant notre ère, par exemple, Lucius Aemilius Paullus, qui avait conquis le royaume de Macédoine et réalisé ainsi d’immenses profits, décida de voyager pour se rendre sur les sites patrimoniaux de la Grèce – Athènes, Delphes, Olympie et même Sparte – avant de retourner à Rome. Cent ans plus tard, la croisière que fit Jules César sur le Nil, à l’invitation de Cléopâtre, incita les membres de la famille impériale à explorer les merveilles de l’Égypte. Ils étaient les seuls à pouvoir s’offrir des répliques architecturales, des copies en marbre grandeur nature ou, de temps à autre, un original pour se remémorer leurs voyages une fois rentrés chez eux. Mais le Romain moyen voyageait aussi, et bien plus qu’on ne le croit souvent. Même s’il ne partait pas en vacances au sens contemporain du terme, il ne passait pas forcément toute sa vie dans la cité ou le village qui l’avait vu naître. Hormis les personnes que l’on déplaçait de force pour les réduire en esclavage, beaucoup parcouraient l’empire pour faire du commerce ou des affaires, pour travailler ou pour servir dans l’armée. Parmi les visiteurs qui ont laissé une trace de leur passage sur la statue chantante, un grand nombre se trouvaient dans la région à cause de leur travail pour l’administration ou l’armée romaines. Ils n’étaient pas venus exprès de si loin.

Le citoyen lambda gardait lui aussi un souvenir de ses visites, quoique de manière plus humble, en rapportant dans ses poches des bibelots et des modèles réduits de monuments célèbres. C’est le sujet de deux nouveaux livres, « Destinations en tête »,de Kimberly Cassibry 1, et Souvenirs and the Experience of Empire in Ancient Rome, de Maggie L. Popkin. Ces ouvrages présentent toute une série de souvenirs antiques totalement inattendus, dont beaucoup sont conservés dans les réserves des musées ou exhibés lors de colloques de chercheurs : de minuscules lampes en terre cuite ornées de représentations de courses de chars dans le cirque Maxime, des gobelets en verre décorés d’images du phare d’Alexandrie, voire des objets bien plus onéreux, comme ces quatre coupes en argent où sont gravés les noms des sites qui jalonnent la voie romaine allant de Cadix à Rome, ou encore une série de plats en cuivre émaillé sur lesquels est représenté le mur d’Hadrien. La grande question sous-jacente – qui préoccupe surtout Popkin, Cassibry se concentrant davantage sur les objets eux-mêmes – est la suivante : que peuvent nous apprendre ces objets sur la manière dont les gens percevaient l’empire dans lequel ils vivaient, ses lieux remarquables et ses monuments réputés ?

J’ai été particulièrement frappée, dans Souvenirs and the Experience of Empire in Ancient Rome, par un certain nombre de petites reproductions d’une statue connue sous le nom de « Tyché d’Antioche » – la divinité protectrice de la cité d’Antioche, dans la Syrie antique (aujourd’hui Antakya, en Turquie). L’original, réalisé en bronze aux alentours de l’an 300 avant notre ère, représentait la déesse Tyché assise sur un rocher, au-dessus d’un nageur personnifiant le fleuve Oronte, qui coule à Antioche. Les miniatures rassemblées par Popkin sont reconnaissables instantanément. On les trouve sur de fausses pierres précieuses et des lampes en terre cuite. Une autre se présente même sous la forme d’un flacon en verre moulé, peut-être autrefois rempli de parfum. (Il n’est pas sans rappeler ces petites bouteilles en verre en forme de Vénus de Milo et contenant de l’ouzo que l’on peut toujours acheter dans les magasins de souvenirs d’Athènes.) Certains de ces objets, notamment les flacons, étaient fabriqués à Antioche même, pour les acheteurs sur place : « Voyez la statue, puis achetez le souvenir. » Mais ce commerce était de toute évidence bien plus étendu, comme le montre une pierre tombale du IIIe siècle découverte à Messine, en Sicile. Son épitaphe rend hommage à un homme originaire de la cité syrienne dont la profession était « marchand de Tyché ». Il gagnait probablement sa vie en vendant, en important et en exportant des souvenirs représentant la déesse – un marché de niche a priori peu lucratif, sauf si ses clients souhaitaient posséder un échantillon des hauts lieux culturels de l’empire sans les avoir jamais vus.

Dans un style très différent, on trouve une série de flacons en verre que Popkin et Cassibry évoquent toutes les deux. Il y en a treize environ (selon que l’on inclut ou non certains fragments plus petits), fabriqués en Italie au IIIe ou au IVe siècle. Ils ont été découverts en différents endroits de l’ouest de l’empire, depuis l’actuelle Grande-Bretagne jusqu’à l’Afrique du Nord. Il n’y en a pas deux identiques, mais tous sont ornés d’un panorama gravé (ou, plus précisément, abrasé) des villes de Baïes et de Pouzzoles, dans la baie de Naples : les bâtiments sont clairement identifiés. Ces représentations anciennes et rares de paysages urbains locaux mettent en évidence ce que les artistes, et certainement leurs clients, devaient considérer comme des éléments emblématiques. Sans surprise, les thermes, le stade, les arcades et les temples font partie du lot. Plus surprenants sont les parcs à huîtres, qui figurent sur deux flacons, et l’intérieur du palais de villégiature de l’empereur, que l’on entrevoit sur l’un des fragments. Plusieurs siècles avant la fabrication de ces flacons, l’empereur Claude avait fait construire une « salle à manger sur l’eau » dans sa villa de Baïes, où les convives s’allongeaient autour d’un bassin. La sculpture centrale, dont une partie a été conservée, représentait la scène de L’Odyssée d’Homère où Ulysse enivre le Cyclope au cours d’un dîner avant de lui crever son œil unique avec un pieu chauffé à blanc. La scène peut sembler sinistre pour la décoration de la salle à manger d’un empereur (« faites attention à ce que vous buvez »), mais, sur le flacon, elle est mise en valeur et désignée par la mention « Cyclope Ulysse », presque comme s’il s’agissait d’un emblème de la ville.

Les deux auteures font grand cas de cet artefact, ordinaire à première vue, et soulèvent d’autres questions importantes. Comment, par exemple, les habitants de l’empire se représentaient-ils mentalement les différentes cités ? Le phare d’Alexandrie est une chose, mais peut-on imaginer un monde où les parcs à huîtres de Baïes étaient tout aussi reconnaissables ? Et quels monuments célèbres brillent par leur absence ? La Tyché d’Antioche remporte un franc succès ; idem pour la statue d’Athéna du Parthénon d’Athènes et celle d’Aphrodite à Cnide. Mais pourquoi ne semble-t-il pas y avoir de réplique de l’imposante statue de Zeus à Olympie, l’une des merveilles de l’Antiquité ? Est-ce parce que, malgré des jeux organisés tous les quatre ans et la visite de célébrités comme Lucius Aemilius Paullus, le sanctuaire d’Olympie se trouvait assez loin des sentiers battus par le commun des mortels ? Et pourquoi ne trouve-t-on pratiquement aucune réplique de monuments romains, à l’exception du cirque Maxime ? Il n’y a pas de Colisée, par exemple, un incontournable du commerce des souvenirs aujourd’hui. Peut-être parce que la cité était tout simplement trop grande pour être réduite à un seul monument. Ou parce que nous découvrons ici une perception populaire de l’empire, lequel était bien plus « décentré » qu’on ne le pense souvent. Contrairement aux œuvres littéraires qui nous sont parvenues, ces témoins bon marché de la culture antique nous rappellent qu’il était possible d’imaginer le monde romain et de collectionner des éléments de son patrimoine sans se focaliser sur sa capitale.

Il y a indubitablement de bonnes raisons de ranger ces objets dans la même catégorie que les souvenirs d’aujourd’hui, mais il peut parfois être risqué de vouloir les faire tous entrer dans ce moule contemporain. Le cas des flacons de verre, avec leurs paysages urbains, en est un bon exemple. Ils ressemblent à n’en pas douter à des souvenirs qui auraient été fabriqués sur place pour que les visiteurs gardent une trace de leur séjour une fois rentrés chez eux. Mais dans quel contexte précis ont-ils été découverts ? On ne le sait pas pour tous, mais au moins trois d’entre eux ont été trouvés dans des tombes. Cela ne signifie pas forcément grand-chose. Il s’agissait peut-être de souvenirs pour touristes qui ont acquis une valeur sentimentale aux yeux de leur défunt propriétaire. Les inscriptions gravées sur ces flacons laissent toutefois penser qu’ils pourraient s’inscrire dans le cadre d’un rite funéraire. Chaque inscription est différente, mais on peut lire sur l’une d’elles : « À la mémoire de ma très chère fille » et sur une autre : « Puisses-tu vivre, âme fortunée. » Comme l’a fait remarquer l’universitaire britannique Alison Cooley, d’autres flacons portent des inscriptions plutôt classiques de bons vœux, que l’on retrouve sur certaines pierres tombales des premières communautés chrétiennes. Il y a sûrement un lien – si obscur soit-il – entre ce qui ressemble à de simples souvenirs de parcs à huîtres et les rites funéraires.

Le problème, bien sûr, c’est qu’il est extrêmement difficile de travailler sur la question des souvenirs quand on ne dispose que d’un objet et que l’on ne sait pas qui l’a acheté, où, à qui, et ce que cette personne en a fait. Certains ne peuvent résister à la tentation d’interpréter le passé à la lumière du présent. Et, si Cassibry et Popkin se gardent d’évoquer l’image sympathique de bidasses romains échangeant leurs souvenirs de campagne dans le Nord tout en buvant du vin dans des coupes en cuivre représentant le mur d’Hadrien, elles n’y parviennent que de justesse.

Il arrive toutefois qu’une grille de lecture contemporaine se révèle étonnamment correcte, comme le montre une récente découverte archéologique faite dans le Londres romain. Il s’agit d’un stylet en fer de la fin du Ier siècle. D’apparence assez ordinaire, il comporte une inscription précisant qu’il a été acheté en guise de cadeau « provenant de la cité » (très probablement, mais pas nécessairement, Rome). Voici ce qui est écrit en latin : « De la cité, je suis venu. Un cadeau de bienvenue je te rapporte/ avec une pointe acérée, pour que tu te souviennes de moi./ J’aurais aimé, la fortune aidant, donner/ plus généreusement, mais le chemin est long et ma bourse vide. » Pour Maggie Popkin, il s’agit de l’équivalent, dans l’Antiquité, de : « Je suis allé à Rome et je ne t’ai rien rapporté d’autre que ce stylo minable. » 

— Mary Beard est une historienne britannique, éminente professeure de lettres classiques à Cambridge. — Cet article a été publié par The Times Literary Supplement le 20 mai 2022. Il a été traduit par Béatrice Murail.

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Nous avons toutes les raisons de détester les mouches. Pourtant, nous entretenons avec elles des relations souvent intimes et d’une extrême complexité. En plus de nous agacer, de nous piquer et de nous contaminer, les mouches jouent un rôle dans notre alimentation, dans l’élimination de nos déchets organiques et dans la lutte contre nos parasites. Elles se repaissent également de notre corps après notre mort – et beaucoup ne s’en privent pas, même de notre vivant. La peur et la haine que nous vouons aux diptères, l’ordre des insectes auquel appartiennent les mouches, se manifestent dans le nom merveilleusement évocateur dont on affuble Satan : Belzébuth, « Sa Majesté des mouches » en hébreu.

La Mouche (1986), de David Cronen­berg, classique de la science-­fiction horrifique et remake d’un film sorti en 1958, traite de la relation entre la mouche et l’homme de manière résolument moderne. Une machine à téléportation ayant mélangé les gènes du scientifique Seth Brundle et ceux d’une mouche entrée dans l’appareil par accident, Brundle (magnifiquement interprété par un Jeff Goldblum aux yeux de plus en plus globuleux) se transforme en un hybride homme-mouche. À mesure qu’il se métamorphose en « Brundlemouche », sa force et son agilité décuplent, jusqu’à lui permettre de faire sur des barres parallèles des acrobaties dignes d’un champion olympique et d’escalader les murs avec une dextérité terrifiante. Au grand étonnement de sa compagne, Veronica Quaife (incarnée par la charmante Geena Davis), il devient également capable de prouesses sexuelles qui la laissent épuisée, déshydratée et en sueur. C’est alors que, à la consternation générale, les choses commencent à mal tourner. Brundle perd toute empathie, son corps n’a plus forme humaine. Ses habitudes alimentaires changent : ses dents tombent, il se nourrit de donuts sur lesquels il régurgite de grandes quantités de suc digestif avant d’avaler la bouillie qui en résulte.

Si Cronenberg avait pu lire l’extraordinaire livre de Jonathan Balcombe, Super Fly, son film aurait sans doute été différent sur certains points. Balcombe, ­biologiste spécialiste du comportement animal et auteur de plusieurs livres visant à déconstruire les mythes au sujet des espèces qui nous entourent, nous apprend que les mouches ne prédigèrent pas leur nourriture à la façon de Brundle. Elles ne font que saliver sur les aliments pour les humidifier, de manière plus ou moins comparable à celle des mammifères, la seule différence étant que nous humidifions nos aliments après les avoir placés dans notre bouche.

D’un point de vue biologique, le film de Cronenberg s’avère toutefois relativement exact. Comme Brundlemouche, les mouches grimpent aux murs et s’accrochent aux plafonds en sécrétant au bout de leurs pattes une substance semblable à de la colle. Et, comme dans le film, elles aiment aussi les longs ébats sexuels. Certaines mouches dites de la Saint-Marc comptent parmi les copulateurs les plus infatigables du règne animal : elles sont capables de maintenir une activité sexuelle continue pendant cinquante-six heures. D’autres mouches se livrent à d’étonnantes acrobaties, les mâles balançant les femelles au bout de leurs organes génitaux tout en s’agrippant à des parois verticales.

D’ingénieuses expériences ont démontré que les mouches éprouvent effectivement du plaisir à s’accoupler. Dans l’une d’elles, des drosophiles mâles ont été appariées avec des femelles réceptives aux avances sexuelles, et d’autres avec des femelles qui ne l’étaient pas. Les deux groupes de mâles ont ensuite eu accès à une solution contenant de l’alcool et à une autre sans alcool. De façon remarquablement humaine, les mâles sexuellement frustrés se sont mis à consommer plus d’alcool que leurs congénères sexuellement satisfaits.

Une deuxième expérience portait sur des mouches mâles génétiquement modifiées de façon à ce que l’exposition à une lumière rouge entraîne l’éjaculation. (L’inventivité humaine semble sans limite.) Relâchés dans une cage équipée d’une lumière rouge à une extrémité, les mâles modifiés sont allés s’entasser dans le « quartier rouge ». Et, lorsque les mouches utilisées pour cette expérience ont eu accès à de l’alcool, les « clients » sexuellement satisfaits du quartier rouge ont moins bu que leurs homologues. En outre, chez les mouches, il existe indéniablement un lien entre vie sexuelle et santé. Exposées aux phéromones de femelles mais privées de la possibilité de s’accoupler, les drosophiles mâles ont tendance à s’affamer sous l’effet du stress, ce qui entraîne leur mort prématurée.

L’ordre des diptères comprend une grande variété d’insectes ; on en connaît quelque 160 000 espèces. Les moucherons et les moustiques sont des diptères, tout comme une myriade d’autres espèces dont vous n’avez certainement jamais entendu parler, la plus grosse d’entre elles étant capable de chasser de petits colibris. Certaines mouches boivent du nectar de fleurs et ressemblent à des abeilles, tandis que d’autres parasitent des créatures aussi diverses que les fourmis et les humains.

Et elles sont légion. Selon une estimation, il y aurait sur Terre 200 millions de mouches pour un être humain, et leurs morphologies sont si variées qu’il est difficile de comprendre pourquoi toutes sont classées dans le même ordre. Elles ont néanmoins en commun d’être dotées d’une seule paire d’ailes, la deuxième paire (que possèdent la plupart des autres insectes) ayant évolué pour devenir de petites saillies en forme de baguettes de tambour, appelées haltères, qui servent de stabilisateurs. L’étonnante agilité des mouches en vol doit beaucoup à leurs haltères.

Dans La Mouche, la jeune femme interprétée par Geena Davis tombe enceinte de Brundle et rêve qu’elle accouche d’un énorme asticot. La plupart des mouches pondent des œufs, mais certaines donnent naissance à des larves. La redoutable mouche tsé-tsé, par exemple, engendre un seul asticot qui fait les trois quarts de la longueur de sa mère. Chez les mouches qui donnent naissance à des asticots, note Balcombe, « il y a une certaine urgence à […] ce que les petits voient le jour parce que, dans certains cas, ces ingrats se mettent à dévorer leur mère de l’intérieur ».

Même les mouches parasites peuvent devenir victimes d’autres parasites. Quand les spores du champignon Ophiocordyceps atterrissent sur une mouche domestique et l’infectent, la malheureuse victime se transforme en robot au service du champignon. Le corps criblé d’hyphes fongiques, la mouche éprouve le besoin irrépressible de grimper sur un lieu en hauteur. Elle sort ensuite sa trompe et se colle à la paroi. Fermement arrimée, la mouche fait alors bourdonner ses ailes pendant quelques minutes avant de les bloquer en position verticale, en dirigeant son abdomen vers le haut. Lorsque la mouche meurt, les vrilles du champignon traversent sa peau et libèrent des spores qui infectent à leur tour d’autres mouches, et le cycle recommence. Ophiocordyceps s’attaque aussi aux fourmis [lire « Mélodie fongique en sous-sol », Books n° 116, novembre-décembre 2021].

La spécialité des mouches de la famille des phoridés est de parasiter les fourmis, et certaines ont un mode opératoire particulièrement macabre. Elles traquent leur victime en suivant les colonnes de fourmis, et, lorsqu’elles en trouvent une vulnérable, elles pondent un œuf unique sur son thorax. Une fois l’œuf éclos, l’asticot pénètre dans la fourmi par l’interstice entre sa tête et son thorax. De là, il migre vers la tête de son hôte et se nourrit des puissantes mandibules de la fourmi. « Après quelques semaines, écrit Balcombe, l’asticot arrivé à maturité libère une enzyme qui dissout la membrane reliant la tête de la fourmi à son corps. » Tandis que le corps décapité déambule à l’aveuglette, l’asticot transforme la tête de la fourmi en une capsule protectrice dont la mouche adulte émergera deux semaines plus tard.

Les œstridés sont de grosses mouches qui parasitent les mammifères. Leurs œufs sont parfois transportés par les moustiques, ce qui épargne à la mouche adulte le risque de mourir d’un coup de queue ou de main. Ce sont des parasites courants chez les rennes, le bétail et même les chiens. Certaines expédient leurs larves dans les narines des moutons, des chèvres, des cerfs, des élans, des chevaux ou des chameaux ; ces larves migrent ensuite vers les sinus et, une fois arrivées à maturité, sont expulsées par le nez avant de passer à l’état de pupe 1 dans la terre.

Une espèce d’œstridés prolifère aujourd’hui parce que son hôte de prédilection, l’humain, est disponible en quantités inédites. C’est en 1999, raconte Balcombe, qu’un certain Robert Voss, du musée d’Histoire naturelle de New York, a étudié de manière aussi approfondie qu’accidentelle le cycle de vie de Dermatobia hominis. Il fait la rencontre de cet insecte en Guyane française, à l’occasion d’une randonnée torse nu dans la forêt tropicale. De retour chez lui, dans le New Jersey, il éprouve une sensation de léger picotement dans le dos. Son épouse l’examine et remarque de petits renflements rouges qui ressemblent à des piqûres de moustique. Voss finit par faire appel à un dermatologue, qui l’oriente vers un spécialiste des maladies tropicales, que Balcombe nomme Dr X.

Tout à sa joie d’examiner Voss, le Dr X s’exclame : « Je pense que vous avez une myiase ! », une infestation parasitaire provoquée par une larve de mouche. « Tenez, la voilà ! » s’écrie-t-il alors qu’il palpe le dos de son patient. Sans plus d’explication, il découpe un morceau de chair sanguinolente au bout duquel frétille une larve. Voss n’a pas donné son autorisation pour l’excision, et il soupçonne le Dr X d’être prêt à tout pour se procurer un spécimen pour sa collection. Lorsque le Dr X esquisse le geste d’extraire une seconde larve, Voss s’y oppose – et demande que le parasite excisé lui soit rendu. Le Dr X « pousse les hauts cris » et, au bout du compte, propose de renoncer à ses honoraires en échange de la première larve. Une offre que Voss regrette encore aujourd’hui d’avoir acceptée.

Voss et son épouse se mettent à « veiller sur l’œstridé », et un lien se crée entre Voss et sa larve survivante. Héberger cette larve fut manifestement une expérience très émouvante pour lui : c’est l’événement « le plus proche de la grossesse » qu’il lui sera jamais donné de vivre, confie-t-il. Lorsque la larve et son puparium 2 sortent du corps de Voss, il les met en lieu sûr ; et, lorsque la mouche adulte émerge cinq semaines plus tard, il la confie, elle et son puparium, aux collections du musée d’Histoire naturelle de New York.

Étant moi-même biologiste des milieux tropicaux, l’attitude bienveillante de Voss envers son parasite m’a frappé. Je n’ai jamais hébergé d’œstridé, mais j’ai une fois été parasité par un organisme inconnu qui a migré sous ma peau pendant des semaines. Partant de mon coude gauche, il a traversé ma poitrine et mon ventre pour finalement atteindre mon genou droit. Il a laissé dans son sillage de grosses bosses qui étaient molles au début mais ont fini par durcir. Mon médecin, qui n’avait peut-être pas l’expertise du Dr X, n’a jamais suggéré d’inciser l’une des bosses. Quand je lui ai demandé ce que c’était, il a paru perplexe et a déclaré que c’était le signe que quelqu’un avait passé trop de temps en Nouvelle-Guinée.

Est-il plus acceptable de sucer le sang que de se nourrir de chair ? Les moustiques ne sont rien d’autre que des mouches spécialisées dans la consommation de sang. Selon une estimation, ils pomperaient près de 6 millions de litres de sang américain par an. Mais ils n’en prélèvent qu’une infime quantité sur chaque victime – si infime, en fait, qu’il faudrait entre 200 000 et 2 millions de piqûres pour vider de son sang un homme adulte. Parfois considérés comme les créatures les plus dangereuses de la planète, les moustiques transmettent diverses maladies, dont le paludisme, ce qui suffit à justifier notre aversion pour eux. Mais ils ont aussi leur part de mystère. Ils volent à une vitesse d’à peine 5 km/h, ce qui les rend relativement faciles à écraser, et ils produisent un vrombissement lancinant qui avertit leurs cibles de leur présence – une véritable sirène d’alarme qui coûte probablement la vie à de nombreux moustiques. Alors pourquoi n’ont-ils pas évolué pour devenir plus discrets ? Il s’avère que ce sont surtout les femelles qui émettent un vrombissement, ce bruit ayant pour but d’attirer les mâles. Or seules les femelles sucent le sang, indispensable à la ponte des œufs. Le bourdonnement est donc autant une condition de la reproduction qu’un dangereux handicap pour la future mère et sa progéniture.

Il existe des hordes de mouches suceuses de sang, et certaines feraient passer l’insaisissable moustique – qui injecte à ses victimes une salive anesthésiante et anticoagulante à l’aide de son rostre 3, d’une précision chirurgicale – pour un parangon de civilité. Les minuscules moucherons piqueurs, également connus sous les noms de phlébotomes et de cératopogonidés, sont par endroits présents en tel nombre qu’ils peuvent vous mener au bord de la crise de nerfs. Ils attaquent en masse, se glissent dans la moindre entrebâillure des vêtements de protection et laissent derrière eux des plaques d’urticaire qui saignent parfois abondamment et démangent pendant des semaines. Les mouches charbonneuses, les simulies et les taons sont beaucoup plus gros, et leur piqûre est très douloureuse. Parmi eux, ceux qui s’attaquent le plus souvent au gibier ou au bétail n’ont heureusement pas l’habitude d’essuyer de contre-attaque et sont faciles à écraser lorsqu’ils se posent sur la peau.

L’asilidé est, selon Balcombe, la Rolls-Royce des mouches. Les membres de cette famille sont énormes, robustes et dotés d’un rostre venimeux, et ce sont eux qui, à l’occasion, attrapent et tuent les colibris. Aucune de ces mouches – y compris la monstrueuse Satanas gigas, ou grand Satan – n’est particulièrement agressive envers les humains. Un entomologiste fasciné a déclaré à Balcombe : « La seule façon de faire en sorte qu’elles me piquent, c’est de les tenir entre mes doigts et de les presser contre ma peau, et, même ça, ça ne fonctionne pas toujours. » L’enthousiasme de certains entomologistes pour ces insectes majestueux est tel qu’ils ont fait campagne pour obtenir une journée mondiale des asilidés. Avec succès : elle est célébrée chaque année le 30 avril.

Lélimination des déchets est l’un des nombreux et précieux services rendus par les mouches. Une charogne grouillant d’asticots est certes un spectacle révulsant, mais il est indéniable que ces petites bêtes contribuent à la propreté du monde. En fait, certains asticots sont si doués pour dévorer les chairs nécrosées et supplanter ou éliminer les bactéries mortelles que les médecins s’en servent pour traiter les plaies. Le Dr Ronald A. Sherman, spécialiste de l’utilisation médicale des asticots, affirme que 40 à 70 % des patients dont les blessures ne répondent à aucun traitement conventionnel et qui sont sur le point d’être amputés réagissent si bien à l’asticothérapie qu’ils guérissent et évitent l’amputation ou s’en tirent avec une opération beaucoup moins lourde.

L’Américain moyen produit, d’après Balcombe, quelque 11 300 kilos de déjections au cours de sa vie, de quoi recouvrir le monde de matières fécales si des mouches et d’autres organismes ne s’en nourrissaient pas. Je suis toutefois soulagé d’annoncer qu’un grand nombre de mouches dédaignent les excréments et les cadavres et préfèrent polliniser. On imagine souvent que les abeilles sont championnes en la matière, mais, en Europe, dans les magnifiques vallées fleuries des Alpes, les deux tiers des pollinisateurs sont des mouches. En Arctique, les syrphes et les mouches domestiques se chargent de 95 % de la pollinisation. Sans les mouches pollinisatrices, des plantes tropicales telles que le cacaoyer et le jacquier n’existeraient plus, et il n’y aurait pas autant de géraniums, de violettes ni d’iris.

À mesure que la criminalistique progresse, les mouches deviennent le meilleur allié de l’enquêteur. Aux États-Unis, une cinquantaine d’espèces de mouches se nourrissent de cadavres humains ; elles suivent un calendrier strict qui aide les médecins légistes à déterminer l’heure du décès. Les mouches à viande arrivent les premières, souvent quelques minutes après la mort, tandis que les dernières sont les mouches du fromage, qui apparaissent lorsque le cadavre n’est plus qu’une enveloppe desséchée. Celles-ci jouent par ailleurs un rôle essentiel dans la fabrication de l’inhabituel casu marzu sarde, un type de pecorino délibérément infesté d’asticots chargés de digérer les graisses du fromage (un processus censé en rehausser la saveur) et que l’on mange, de préférence vivants, avec ce dernier.

Je doute qu’il existe une autre créature au monde qui ait plus souffert de la soif de connaissances de l’être humain que la drosophile. Des décennies durant, elle a été le cobaye de prédilection des études en génétique. Les chercheurs spécialistes de la drosophile ont remporté sept prix Nobel ; des revues entières sont consacrées à la publication des résultats d’études portant sur cette mouche. Environ 100 000 souches de drosophiles ont été créées en laboratoire, dont beaucoup sont porteuses de tares génétiques qui nous permettent de mieux comprendre les maladies. Les drosophiles de la lignée « Ken et Barbie » sont dépourvues d’organes génitaux externes, celles de la lignée « Homme de fer-blanc » n’ont pas de cœur, et celles de la lignée « Pompette » ont un penchant pour l’alcool. Les drosophiles « Mort subite », « Génoise », « Gruyère » et « Rouleau de printemps » sont toutes porteuses de maladies héréditaires qui se manifestent par des schémas de dégénérescence cérébrale similaires à ceux que l’on a observés chez l’homme. Marla Sokolowski, de l’Université de Toronto, étudie le comportement de certaines mouches susceptible de nous éclairer sur les causes de l’autisme. Elle s’intéresse également à celles qui sont sans cesse blackboulées par leurs rivales, dans l’espoir que leurs réactions puissent faire progresser notre compréhension de la dépression chez l’être humain.

Le dernier chapitre du livre de Balcombe, intitulé « Prendre soin des mouches », examine nos relations avec ces bêtes d’un point de vue éthique. Certaines drosophiles de laboratoire voient le jour sans anus. J’ai été surpris par les paroles pleines d’empathie d’un entomologiste apercevant l’une de ces malheureuses créatures : « Il faut que vous la tuiez, elle souffre le martyre. » Balcombe, dont les livres précédents exploraient également la vie intérieure des animaux, compatit à la douleur d’une drosophile incapable de déféquer. Il pense que les mouches sont un peu comme nous, dans la mesure où elles semblent capables d’éprouver des états proches non seulement de la souffrance, mais aussi de la frustration sexuelle, de la joie, et peut-être de bien d’autres sentiments et émotions familiers aux humains.

Quel merveilleux livre que Super Fly ! Bien écrit et rempli d’histoires fascinantes, il nous invite à réviser notre jugement sur l’un des groupes d’insectes les plus mal aimés. Même si vous ne pouvez pas les souffrir, Super Fly donne de bonnes raisons de ne pas recourir systématiquement à la tapette à mouches ou à la bombe insecticide au premier bourdonnement. Sans les mouches, certains crimes resteraient non élucidés, les fleurs non pollinisées et les déchets non éliminés. En fait, les mouches sont si indispensables à la vie sur Terre qu’un monde où elles auraient disparu serait voué à un effondrement écologique certain. 

— Tim Flannery est un biologiste, paléontologue et mammalogiste australien. Il est aussi connu pour son écologisme militant. — Cet article a été publié par The New York Review of Book le 16 décembre 2021. Il a été traduit par Charlotte Navion.

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En 1906, le prix Nobel de physiologie ou médecine fut attribué à l’Italien Camillo Golgi et à l’Espagnol Santiago Ramón y Cajal pour leurs recherches en neurobiologie. Dans son discours de réception, Golgi, tout en reconnaissant la qualité des travaux de son jeune confrère, se livra à une attaque en règle de ses idées au sujet de l’organisation du cerveau. Le lendemain, Cajal présentait les découvertes pour lesquelles il avait été récompensé, en prenant soin de répondre point par point aux critiques formulées par son corécipiendaire. En utilisant une technique de coloration au nitrate d’argent mise au point par Golgi, il avait montré que le tissu cérébral était constitué de cellules séparées les unes des autres, ultérieurement baptisées « neurones » par l’anatomiste allemand Wilhelm von Waldeyer-Hartz. Pour Golgi, la matière grise consistait en un ensemble d’éléments formant un réseau continu. Au moment où les deux savants furent distingués, la « théorie neuronale » de Cajal avait largement triomphé. Le discours agressif de Golgi était un combat d’arrière-garde.

Ramón y Cajal est le plus grand savant espagnol de l’Histoire, le seul dont la stature puisse être comparée à celle de Vésale, de Darwin ou de Pasteur. Comment une telle figure a-t-elle pu surgir dans un pays qui, à cette époque, occupait une place marginale sur la scène scientifique ? Le domaine dans lequel il s’est illustré, souligne l’historien des sciences José Manuel Sánchez Ron, l’explique en partie : « L’apparition d’un Cajal en physique, en chimie ou en mathématiques aurait été beaucoup plus difficile. » 1 Une tradition d’enseignement de la médecine et de recherche en biologie existait en Espagne, assez importante pour que l’un des biographes de Cajal lui consacre les cent premières pages de son ouvrage 2. Mais il faut aussi prendre en compte la personnalité de l’homme, bien mise en lumière par Benjamin Ehrlich dans sa biographie très fouillée 3 : ses dons d’observation exceptionnels, sa curiosité insatiable et sa persévérance hors du commun.

Ramón y Cajal est né en 1852 dans un petit village de montagne du Haut-Aragon, au cœur d’une région pauvre et aride qu’il décrira comme romantique, triste et désolée, un « lieu d’expiation et de châtiment, [peuplé de] paysans condamnés à une dure existence ». Son père était un médecin autodidacte : pour s’arracher à la pauvreté, il avait appris à lire et était devenu chirurgien « de seconde classe », puis médecin, un métier qu’il exercera dans plusieurs petites villes de la région. Alors que Santiago était déjà adulte, son père obtint un doctorat en médecine et termina sa carrière comme professeur de dissection à la faculté de médecine de Saragosse. De tempérament utilitariste et rationaliste, il détestait les romans. Cajal hérita de beaucoup de ses traits de caractère, à commencer par une confiance absolue dans le pouvoir de la volonté. Mais sa mère qui, elle, appréciait la littérature, eut sur lui une grande influence, et il lui resta attaché toute sa vie.

Ce fut un enfant sauvage et solitaire, qui n’aimait rien davantage qu’explorer la nature, dont le spectacle, écrira-t-il, ne le lassait jamais – « la magie des crépuscules, les alternances de la végétation, […] le mystère de la résurrection des insectes, le paysage varié et pittoresque de la montagne ». Ce fut aussi un adolescent rebelle. Son comportement dissipé et désordonné exaspérait son père, qui le corrigeait physiquement avec une incroyable férocité. Cajal aimait beaucoup lire (Miguel de Cervantes, Francisco de Quevedo, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Daniel Defoe) et, surtout, dessinait et peignait avec un talent qui lui serait extrêmement utile par la suite. Ce don aurait pu le conduire, remarque Francisco Cánovas Sánchez, à devenir un grand artiste. Son père n’envisageait pour lui aucun autre avenir que la médecine, à laquelle il le préparait. Pour lutter contre ses penchants artistiques et le priver de tout temps libre en dehors de ses études, il le plaça en apprentissage chez un barbier, puis chez un cordonnier.

En 1869, Cajal entrait à la faculté de médecine de Saragosse, d’où il sortit quatre ans plus tard avec une licence de chirurgie. Durant ses années universitaires, il développa une passion pour la philosophie, mais aussi pour l’écriture de fiction ainsi que la gymnastique et la musculation. Soumis aux obligations militaires, il posa sa candidature pour un poste d’assistant médecin, qu’il obtint avec le grade de lieutenant. Son envoi à Cuba, où l’armée tentait de mater une insurrection des planteurs créoles alliés à des travailleurs noirs, fut une expérience désastreuse. Il y contracta le paludisme et la dysenterie. Accusé d’insubordination, il perdit ses galons d’officier. Gravement malade, désillusionné, traumatisé par le souvenir des souffrances qu’il avait contemplées, il revint en Espagne. Il présenta avec succès une thèse de doctorat sur la « pathogénie de l’inflammation ». Ayant fait l’acquisition d’un microscope grâce aux indemnités que l’armée lui avait versées à sa démobilisation, il écrivit plusieurs articles de vulgarisation sur ce que cet instrument permet de découvrir. Pour évoquer le fonctionnement de l’organisme, il employait un langage imagé dont il continua à faire usage dans ses travaux ultérieurs, à l’étonnement admiratif de son confrère anglais Charles Scott Sherrington, qui se demandait « jusqu’à quel point sa capacité à présenter les faits en termes anthropomorphiques [avait]contribué à son succès comme chercheur ». Quelques semaines après avoir échoué à un concours pour une chaire d’anatomie à Saragosse, il fut victime d’une hémorragie pulmonaire, interprétée par son père comme un symptôme de tuberculose. La vitesse avec laquelle il se rétablit donne à penser qu’elle était le produit d’une maladie moins sérieuse.

Durant ses dernières années d’université, Cajal avait entamé une relation amoureuse avec une jeune fille qui, à son retour de Cuba, l’éconduisit brutalement. En 1879, contre la volonté de son père, qui craignait qu’un mariage trop précoce ne compromette sa carrière, il épousa la fille d’un fonctionnaire, Silveria Fañanás García. Simple, directe, active, elle fut entièrement dévouée à son mari et facilita son travail en prenant en charge les tâches domestiques et l’éducation de leurs enfants. Ils en eurent sept, dont deux moururent prématurément.

Après avoir échoué à un autre concours, Cajal réussit à obtenir un poste à Valence, où sa carrière de chercheur commença véritablement. Il y rédigea sa première œuvre importante, un manuel d’histologie couvrant tous les tissus du corps humain à l’exception des tissus nerveux. Ces derniers allaient bientôt se trouver au centre de son attention. À l’occasion d’un voyage à Madrid, où il était appelé à siéger dans un jury de concours, il découvrit la technique de coloration de Golgi. Elle permettait de produire des images très claires et contrastées des cellules nerveuses et de leurs prolongements, qui l’émerveillèrent : « Spectacle inattendu ! Sur un fond jaune d’une translucidité parfaite apparaissent clairsemés des filaments noirs, lisses et minces, ou épineux et épais, des corps noirs, triangulaires, étoilés, fusiformes ! On dirait des dessins à l’encre de Chine sur un papier transparent du Japon. »

Depuis les travaux de Rudolf Virchow et de Theodor Schwann, au début du XIXe siècle, on savait les organismes composés de cellules. La théorie cellulaire était acceptée pour tous les tissus, avec un doute au sujet des systèmes nerveux. Le tissu nerveux était-il constitué de cellules séparées ou celles-ci formaient-elles un continuum ? En observant des coupes obtenues par microdissection, l’anatomiste allemand Otto Friedrich Karl Deiters avait identifié deux types de fibres partant des corps cellulaires : des arborescences, que le Suisse Wilhelm His nomma peu après des « dendrites », et un long tube, ultérieurement baptisé « axone » par son compatriote Albert von Kölliker. His et un troisième chercheur suisse, Auguste Forel, étaient arrivés à la conclusion que ces types de fibres ne se touchaient pas. Cajal parvint à le démontrer. Comme Golgi, il choisit de travailler sur le cervelet ; non celui des mammifères, toutefois, mais celui des oiseaux, étudiés au stade embryonnaire. À la main, avec une précision comparable à celle d’une machine, il réalisa de très nombreuses coupes de tissu embryonnaire, synthétisant ses observations dans des dessins composites d’une extrême finesse et d’une grande beauté. En 1887, il fut nommé à l’Université de Barcelone. Deux ans plus tard, il présentait les résultats de ses recherches au congrès de la Société allemande d’anatomie, où ils furent accueillis avec enthousiasme par Kölliker. La théorie neuronale était établie. Telle que Cajal, Kölliker et Waldeyer-Hartz la défendirent, elle tient en quelques propositions : les neurones, unités structurelles et fonctionnelles du système nerveux central, sont des cellules individuelles distinctes les unes des autres ; ils sont composés d’un corps central, le soma, et de deux terminaisons, les dendrites et l’axone ; l’influx nerveux se propage de façon unidirectionnelle, des dendrites vers le soma, et de celui-ci vers l’extrémité de l’axone. Il reviendra à Sherrington de montrer la manière dont le signal se transmet d’un neurone à l’autre à travers l’intervalle qui les sépare, qu’il appellera la « synapse », par l’intermédiaire de mécanismes d’inhibition et d’excitation.

En 1892, devenu un savant réputé, Cajal fut nommé à Madrid. Il y écrivit ce qu’il appelait l’œuvre de sa vie, la monumentale Histologie du système nerveux de l’homme et des vertébrés 4. « Probablement le livre le plus important jamais écrit dans le domaine des neurosciences », observe Sánchez Ron. Cet ouvrage, rédigé dans une langue qui est un modèle de simplicité, de clarté et de concision, joue pour les neurosciences un rôle comparable à celui de L’Origine des espèces de Charles Darwin pour la théorie de l’évolution. 

À côté d’une abondante production scientifique et d’un ouvrage sur la photographie, technique qu’il pratiquait en professionnel, Cajal est l’auteur d’une œuvre variée. Décrit par Cánovas Sánchez comme « la plus littéraire de ses œuvres scientifiques et la plus scientifique de ses œuvres littéraires », « Règles et conseils sur la recherche scientifique » 5 contient une série d’observations sur le travail de recherche (les qualités d’un bon chercheur, le rôle des hypothèses et de l’expérimentation, l’administration de la preuve) qui conservent leur pertinence aujourd’hui. On y trouve aussi des réflexions sur les raisons du retard de l’Espagne dans ce domaine : le rôle du fanatisme religieux et, surtout, l’isolement du pays. Tel que le formule le médecin et penseur Gregorio Marañón, ami de José Ortega y Gasset, l’un des enseignements de ce livre est que les grandes réalisations scientifiques sont moins le produit du talent et du génie que celui de la « discipline de la volonté » 6.

Les « Souvenirs de ma vie » 7 de Cajal sont composés de deux parties. La première, initialement publiée en 1901, écrite dans une langue qu’il trouvera plus tard trop lyrique et fleurie, porte sur son enfance et sa jeunesse. La seconde, parue seize ans plus tard, est consacrée à l’histoire de ses travaux scientifiques. Durant la plus grande partie de son existence, Cajal participa aux tertulias (« réunions de discussion ») qui se tenaient dans les cafés qu’il aimait fréquenter : le Café de Pelayo et le Gran Café à Barcelone, le Café Suizo et le Café del Prado à Madrid. Il en a tiré un petit livre intitulé « Conversations de café » 8 : un ensemble de courts textes mêlant aphorismes à la manière des moralistes, observations psychologiques plus ou moins fines, anecdotes amusantes et réflexions sur la vie, parfois originales, parfois banales, souvent marquées par les préjugés de l’époque. Comme le soulignent les auteurs d’une de ses premières biographies 9, les vues critiques sur l’amour, le mariage et les femmes qu’il exprime dans ces pages ne reflètent guère son expérience vécue et son comportement dans la réalité : il était très attaché à sa femme, son mariage fut heureux, il admirait la figure de Marie Curie et a promu avec vigueur l’instruction scientifique des jeunes filles.

La Première Guerre mondiale marque une inflexion prononcée dans sa vie. Le spectacle des horreurs que s’infligeaient les peuples européens renforça son pessimisme naturel au sujet de la nature humaine. « Dans vingt ou trente ans, écrivait-il avec prescience en 1915, lorsque les orphelins de cette guerre seront devenus adultes, les mêmes stupéfiants massacres se répéteront. » La guerre affectait de surcroît beaucoup de ses collègues et amis étrangers, notamment allemands, avec lesquels la communication devenait impossible. Déçu et découragé, il se réfugia dans l’étude de ce qui avait toujours été son organe de prédilection, la rétine – plus particulièrement celle des insectes, dont l’organisation le fascinait et à côté de laquelle celle des vertébrés lui semblait « grossière et déplorablement simple ». Dans sa jeunesse, il avait été ébloui par les écrits de l’entomologiste français Jean-Henri Fabre, dont il admirait le style. À partir des derniers mois de la guerre, il passa de plus en plus de temps à observer les fourmis, prenant de nombreuses notes sur leur comportement.

Cajal s’est aussi intéressé à l’hypnose, qu’il a pratiquée, ainsi qu’à l’étude des rêves. Il refusait la thèse de Sigmund Freud selon laquelle ceux-ci sont dotés d’une signification inconsciente. « La majorité des rêves, soutenait-il, consistent en fragments d’idées, non liées ou assemblées de façon étrange, une sorte de monstre absurde, sans proportions, harmonie ni raison. » Longtemps, il nota ses propres rêves, auxquels il refusait d’attribuer le moindre sens, même lorsque s’y reflétaient clairement ses préoccupations professionnelles ou ses anxiétés personnelles 10. Totalement dévoué à son métier, qu’il pratiquait comme un sacerdoce, se définissant comme un « ouvrier de la science », « adepte fervent de la religion des faits » et pratiquant la « religion du laboratoire », il se distinguait par son caractère obsessionnel et son esprit de compétition. Éprouvant, note Ehrlich, « un sentiment de particulière fierté lorsqu’il avait appris ou découvert quelque chose tout seul, sans que personne le lui ait enseigné », il n’utilisait pas volontiers les termes inventés par d’autres. En 1920, il se brouilla avec l’un de ses plus brillants collaborateurs, Pío del Río Hortega, qu’il expulsa de son laboratoire pour différentes raisons dont, à l’évidence, une forte jalousie : à l’aide d’une méthode nouvelle, del Río avait démontré l’existence d’un type particulier de cellules gliales (les cellules entourant les neurones) qui avait échappé à Cajal. Celui-ci reconnut plus tard son erreur et les mérites de la découverte de son confrère, avec lequel il renoua des relations cordiales.

Les dernières années de sa vie furent tristes et solitaires. Devenu sourd, il cessa de participer aux tertulias. Fuyant les contacts, il ne quittait plus guère le laboratoire-bibliothèque qu’il avait aménagé sur deux niveaux dans le sous-sol de sa maison. Sa santé se dégrada. L’abus du véronal, un barbiturique puissant qu’il utilisait pour lutter contre les insomnies, affecta son humeur. Il se pensait atteint d’artériosclérose cérébrale, mais les migraines constantes dont il souffrait étaient probablement en partie d’origine psychosomatique. Républicain fervent, il avait salué la révolution de 1868. Durant les dernières années du régime monarchique restauré en 1873, sous le règne d’Alphonse XIII, puis sous la dictature du Premier ministre Miguel Primo de Rivera, il était devenu une gloire nationale. Comblé d’honneurs et de décorations, il considérait les hommages qui lui étaient rendus comme une perte de temps et leur trouvait une saveur funèbre. L’érection de plusieurs statues à son effigie, dont une dans le parc du Retiro, à Madrid, lui donna l’impression d’être inhumé de son vivant. Quelques mois avant sa mort, en 1934, trois ans après l’instauration de la Seconde République espagnole, il publia un petit livre intitulé « Le monde vu à 80 ans » 11. On y trouve une analyse clinique des effets du vieillissement sur les différents organes et la mémoire, des réflexions critiques sur la civilisation moderne (les méfaits du machinisme, le « délire de la vitesse », la dégradation du langage) et des conseils, notamment de lecture, pour bien vieillir. Quelques heures avant sa mort, il travaillait encore, couché dans son lit.

« L’œuvre de Ramón y Cajal, observe Michel Imbert dans son Traité du cerveau, ouvre l’ère moderne des neurosciences 12. » Au XXe siècle, à côté de la transmission électrique de l’influx nerveux, aujourd’hui appelé « potentiel d’action », le long de l’axone, on a identifié les mécanismes de la transmission chimique entre les neurones, qui impliquent plusieurs dizaines de neuromédiateurs. On a découvert que les neurones opèrent souvent collectivement, en groupes de cellules connectées en réseaux. Sans être totalement remise en cause, la théorie neuronale a été complétée, et certains de ses dogmes relativisés.

Bien des questions demeurent toutefois sans réponse. En 1899, Cajal n’hésitait pas à déclarer : « L’état de conscience est lié [aux] changements chimiques engendrés dans les neurones par les terminaisons nerveuses. » Pour justifier cette affirmation, relève Matthew Cobb 13, il ne proposait ni mécanisme ni analogie. Il l’avouait : de quelle manière « un mouvement vibratoire de la matière devient un fait de conscience », nous ne le savons pas. « Pour être honnête, reconnaît Cobb, un siècle après, nous ne sommes pas plus avancés. »

Au fil du temps, le système nerveux central a été comparé à un automate hydraulique, une horloge mécanique, un système télégraphique, un réseau ferroviaire ou un standard téléphonique. Aujourd’hui, le modèle privilégié est celui de l’ordinateur. C’est dans la nature, plus particulièrement le règne végétal, que Ramón y Cajal allait chercher ses images, comparant les petites branches des axones à de la mousse ou des ronces, les fibres nerveuses à du lierre ou de la vigne, pointant la différence de complexité, dans les tissus nerveux embryonnaires, entre « la forêt adulte » et « le jeune bois ». L’une des idées à laquelle il était le plus attaché était que le système nerveux ne possède pas une architecture rigide, immuable, qu’il a la capacité de changer et d’évoluer en fonction de ce qu’il appelait son « dynamisme », sa « force de différentiation interne », sa « capacité d’adaptation » ou sa « plasticité ». Il y voyait le signe que « l’organe de la pensée est, à l’intérieur de certaines limites, malléable et capable de perfectionnement ». Instruit par son expérience, il en avait la conviction : « Chacun peut devenir le sculpteur de son propre cerveau. » 

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). — Cet article a été écrit pour Books.

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Pour contrer les premiers travaux scientifiques faisant le lien entre tabagisme et cancer, qui remontent aux années 1950, l’industrie a inventé le filtre, assurant contre toute évidence qu’il protégeait efficacement. Avec l’aide d’agences de publicité astucieuses, les cigarettes à filtre ont longtemps dominé le marché. Une seconde invention a suivi : la cigarette mentholée, censée protéger les voies respiratoires des fumeurs « soucieux de leur santé ». Après une première période de succès, l’enthousiasme des consommateurs s’est étiolé. Mais, dès les années 1960, de brillants conseillers en marketing firent valoir qu’un marché avait été négligé : celui de la communauté noire. L’un de ces conseillers était Ernest Dichter, l’inventeur du slogan : « Mettez un tigre dans votre moteur » adopté par Esso/Exxon. En 1964, la société Brown & Williamson a donné une nouvelle vie à sa marque Kool en menant une campagne de pub nationale. Les images montraient un beau couple noir assis près d’une fontaine entourée d’une végétation luxuriante, avec ce slogan : « Sentez plus de fraîcheur dans votre gorge ». Quand la publicité télévisée pour les cigarettes fut interdite aux États-Unis, en 1970, la population noire, qui se concentrait désormais dans les centres-villes, fut bombardée de panneaux grand format, y compris sur les bus et dans le métro.

Historien à Princeton et lui-même noir, Keith Wailoo a publié Pushing Cool, un minutieux travail d’enquête montrant comment l’industrie du tabac a efficacement ciblé cette communauté. Une étude de consultants constate que le segment des Noirs américains peut être « exploité » et représente « de nouvelles opportunités pour le marché des cigarettes mentholées ». L’agence de communication Dancer Fitzgerald Sample a conçu pour l’industriel R. J. Reynolds un plan de bataille intitulé « La Camel menthol et le marché nègre ». 

L’opération a si bien fonctionné que la communauté noire s’est approprié les cigarettes mentholées pour en faire une marque de distinction par rapport à la communauté blanche. Le magazine Ebony, destiné au lectorat afro-américain, a accueilli des pages de publicité montrant des mannequins noirs fumant des menthols. Et quand les campagnes antitabac se sont mises à cibler les cigarettes mentholées, des représentants de la communauté noire se sont rebellés, arguant qu’on portait atteinte à leur libre arbitre. L’Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP) a fait valoir : « Il est raciste de dire que les Noirs sont malléables au point de ne pas avoir la faculté de décider de fumer ou non ». Et, quand, au moment où le mouvement Black Lives Matter prenait son essor, il fut question d’interdire purement et simplement les cigarettes mentholées, l’influent pasteur noir Al Sharpton s’est insurgé, avançant que cela conduirait à l’émergence d’un marché souterrain et à une intensification de la répression policière visant les fumeurs noirs. 

En rendant compte de Pushing Cool, la revue Science le rapproche d’un autre livre, non moins édifiant 1. Écrit par une journaliste, il relate l’histoire de la cigarette électronique Juul. Conçue par deux anciens élèves de Stanford, James Monsees et Adam Bowen, qui en avaient fait leur sujet de thèse en 2004 dans le cadre du programme « product design » de l’université, elle devait, comme les autres cigarettes électroniques alors en gestation, permettre aux fumeurs d’abandonner le tabac pour de bon. Monsees et Bowen vendirent leur projet aux investisseurs de la Silicon Valley. Ils firent appel aux mêmes techniques de marketing que les industriels du tabac : en 2017, la cigarette Juul avait raflé 30 % du marché de la cigarette électronique. Dotée d’un design très étudié, elle avait pour vertu de faire absorber en une seule recharge autant de nicotine (non cancérigène mais addictive) que dans un paquet de Marlboro. Problème : en 2019, année où le magazine Time promut Monsees et Bowen dans sa liste des « cent personnes les plus influentes », la Food and Drug Administration (FDA) jugea que la cigarette électronique avait généré une véritable épidémie chez les adolescents. La compagnie – dont Altria, société mère de Philip Morris, venait d’acquérir 35 % du capital pour la modique somme de 12,8 milliards de dollars – dut retirer du marché une partie de sa production. 

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Le vagabond qui débarque un jour d’automne 1910 (au mois de tishri 5671) dans un shtetl (quartier juif) de Podolie, typique des confins du Sud-Est polonais de l’époque, est-il vraiment un simple vagabon ? La population s’interroge. Cet homme boiteux est-il venu pour voir le tsadik (l’homme juste) ? Est-ce un fuyard ? Un fou ? Un escroc ? Un démon ? Le Messie ? Quant au Golem, qui apparaît vers la fin du roman, est-il vraiment le Golem – un monstre prêt à se retourner contre ses créateurs ou, au contraire, un défenseur des juifs ? Ou alors, ose le site Culture.pl, « la métaphore moderne d’un extraterrestre » ? Face à ces personnages, les lecteurs de Golem sont aussi perplexes que les habitants du shtetl. Et l’auteur, Maciej Płaza, finaliste pour ce roman du prix Nike, ne leur vient pas en aide. Car, pour lui, l’essentiel est ailleurs, estime le magazine culturel Dwutygodnik : « Son objectif est de créer l’image la plus riche possible d’une communauté juive de province », bientôt menacée par les pogroms et la guerre. Et ce surtout grâce à la langue, mêlant polonais, yiddish et hébreu. De quoi s’attirer les louanges de la presse, comme Dwutygodnik, qui « ne doute pas que des doctorats lui seront consacrés » : « La question de la langue est essentielle pour comprendre le projet de Płaza, qui fait preuve d’une grande sensibilité et d’une imagination linguistique considérable. » Quant à l’érudition de l’auteur, elle est sans faille, assure le magazine : « Płaza a lu tout ce qui peut l’être sur la kabbale et le folklore juif. » Culture.pl salue la capacité du romancier à s’approprier cette tradition hassidique pour mieux la « réinterpréter » dans une œuvre unique où les frontières entre mysticisme et réalisme ont disparu. 

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La célèbre tour de Babel peinte par Bruegel l’Ancien impressionne par son architecture surréaliste en forme de spirale. À l’instar de ses contemporains, le peintre associait cet épisode de la Bible à l’extraordinaire expansion de la ville d’Anvers au cours du XVIe siècle. Cette ville était l’épicentre du « commerce du monde entier », selon l’expression du diplomate vénitien Bernardo Navagero. Un essor dû à l’ensablement du Zwin, ancien bras de la mer du Nord, vers 1500, qui avait rendu Bruges inaccessible par bateau et fait d’Anvers le port commercial le plus important d’Europe. On pouvait y acheter de tout : de la laine anglaise, des épices, du papier, des pierres précieuses, de la soie, de l’ivoire, de l’or, de la porcelaine chinoise, du vin, et bientôt des livres… Dans un ouvrage paru cette année, Michael Pye, historien et journaliste britannique, explore les « années fastes » d’Anvers, « ces quelques décennies fugaces pendant lesquelles elle a brillé de mille feux », souligne la London Review of Books. Un succès surprenant, car Anvers n’avait ni cour, ni évêque, ni dynastie régnante. « Une tolérance pragmatique » faisait de cette ville cosmopolite un endroit propice aux affaires. C’est là que prend racine la financiarisation de la vie et qu’apparaît, en 1531, la première Bourse au sens moderne du terme. Le vent tourne dans les années 1560, avec l’avènement de la Réforme. « Les ingrédients magiques qui faisaient le succès d’Anvers se sont dissous rapidement », écrit The Guardian. En 1585, la ville est mise à sac par les troupes de Philippe II d’Espagne. Vers 1600, les rues du centre sont quasi désertes. Les forces vives ont fui vers le nord, vers Amsterdam, qui devient le nouvel Anvers.  

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La pratique de l’isolement dans les îles, qui remonte à l’Antiquité, n’a cessé d’être employée aux quatre coins du monde, déclinée sous différentes formes : prison, exil forcé, assignation à résidence… C’est à cette thématique qu’est consacré le dernier ouvrage de Valerio Calzolaio, journaliste et essayiste italien, présenté par La Stampa comme un « intellectuel curieux » qui adopte « des points de vue extrêmement originaux, fins, érudits ». Dans son tour des mers, des fleuves et des lacs de la réclusion insulaire, l’auteur s’intéresse aussi bien aux colonies pénitentiaires d’Australie ou de Nouvelle-Calédonie au XVIIIe siècle qu’aux îlots tels qu’Alcatraz ou l’île du Diable, au large des côtes guyanaises, qui étaient destinés à la détention de prisonniers. 

Passant en revue plus de 270 îles, ce « livre original », enrichi de cartes, de photographies et de graphiques, permet de « rendre compte de pages très importantes de l’histoire de l’humanité et du pouvoir », explique le Corriere della Sera. Grâce à une « recherche rigoureuse » et à une « écriture très agréable », Calzolaio « surprend le lecteur par sa réflexion singulière, où science et histoire se confondent », s’enthousiasme La Stampa. Et de conclure : « Un essai important sur l’histoire de l’homme et son besoin d’“isoler” pour exiler ou punir. » Une nouvelle page de cette histoire est en train de s’écrire dans les centres de rétention pour migrants situés aux entrées de l’Europe, comme ceux des îles de Lampedusa et de Lesbos. Depuis leur création, ils font l’objet d’alertes répétées de la part des ONG sur les conditions de vie des demandeurs d’asile. 

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