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Mia est une écrivaine danoise mordue par la « faim » d’enfanter depuis sa jeunesse. À 35 ans, alors que la vie l’a sevrée de ce côté-là, elle se lance dans un traitement contre l’infertilité avec le soutien de son compagnon, Emil, qui a déjà deux enfants d’un précédent lit. Et, parce que cette démarche l’empêche d’écrire un nouveau livre, elle se résout à tenir un journal intime. 

C’est celui-ci que Tine Høeg donne à lire en guise de troisième roman, clairement autobiographique. « Un journal, c’est désordonné et potentiellement sans fin, la seule forme, donc, qui puisse contenir la honte, le chagrin et la déception endurés par Mia », observe le quotidien danois Politiken

Sur quoi écrit Mia, jour après jour, pendant neuf mois ? Sur l’épuisant traitement, les difficultés qu’ Emil  et elle traversent, y compris dans leur sexualité. Sur le fait de savoir qu’une amie va avorter alors qu’elle-même se bat pour un fœtus qui ne vient pas. Sur la faim pendant la grossesse, la jalousie de voir son compagnon déjà papa ou encore la communion qu’elle perçoit entre les deux enfants de celui-ci et leur mère lorsqu’elle se trouve avec eux.

En résumé, « la banalité du quotidien enrichie d’explications tout aussi banales sur le traitement », glisse un autre quotidien, Berlingske. « Bien que Sult soit écrit dans le style caractéristique de Tine Høeg, avec peu de vir­gules et de majuscules, pas de points, des retours à la ligne soudains, de grands espaces entre les lignes et souvent très peu de mots sur les pages, ces qualités stylistiques ne parviennent pas à sortir le texte de la tristesse » qui en émane, estime le quotidien danois. Triste aussi est la langue employée, à en croire Berlingske, malgré des passages où « l’écriture se déploie magnifiquement […], sans fioritures, avec un humour subtil ». Cet ouvrage, conclut-il, « s’apparente à une source de consolation pour les lecteurs dans la même situation que l’auteure, et il n’y a rien de mal à cela. Mais ce n’est pas ce dont est faite la grande littérature ».

D’autres titres sont admiratifs. Grâce à son style particulier, « le roman déroule sa poésie vibrante sur les pages », se métamorphose en « un espace passionnant entre sens et non-sens linguistiques et existentiels », et « le langage commun devient art », dissèque Information. « La lutte pour tomber enceinte et créer une nouvelle littérature », titre pour sa part Jyllands-Posten, qui voit en Sult le meilleur des romans de cette trentenaire. Le plus grave aussi, pointe-t-il, en se demandant « où se situe la frontière entre l’auteure elle-même et la protagoniste du roman ». De fait, sur les réseaux sociaux, Tine Høeg ne fait pas mystère de ce qu’elle aussi a suivi un traitement. Un sujet qui « a trop longtemps été entouré de tabous, un défi que les couples devaient relever seuls. Mais ils ne sont pas seuls, insiste Politiken. Environ un bébé danois sur dix naît aujourd’hui après une forme de traitement contre les troubles de la fertilité. Celui que porte désormais Tine Høeg est attendu en septembre. 

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Le 23 mai 1992, le juge sicilien antimafia Giovanni Falcone mourait dans un attentat : Cosa Nostra avait placé 500 kilos d’explosifs sous l’autoroute entre l’aéroport et la ville de Palerme, puis déclenché la mise à feu au passage du convoi de Falcone. L’Italie devait à ses méthodes d’enquête une victoire historique de la justice contre la mafia : le « maxi-procès de Palerme », en 1986-1987, qui avait débouché sur 360 condamnations. Parmi les publications marquant le trentième anniversaire de la mort du juge se trouve le dernier roman de Roberto Saviano (journaliste et écrivain napolitain qui vit sous escorte policière depuis 2006), « fruit d’un gigantesque travail de reconstruction », lit-on dans la revue Pulp Libri. L’auteur s’en est expliqué dans une interview : il s’agit de « rassembler toutes les informations et de bâtir une histoire narrative où les passages dialogués sont reconstruits par le biais de la recherche ». Une façon pour Saviano de rendre hommage au courage d’un homme qui a dû affronter l’adversité, y compris au sein de la magistrature, dans son combat contre la mafia. Il met aussi en cause les personnes qui ont entravé le travail du magistrat. Comme le disait Falcone : « On meurt souvent parce qu’on ne dispose pas des alliances nécessaires, qu’on est privé de soutien. » 

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Néogothiques, écologi­ques, noirs, sanglants, fol­kloriques, pornographiques… « Les romans de Miloš Urban ont un double effet sur le lecteur, estime l’hebdomadaire tchèque Respekt. Leur lecture est divertissante, grâce à l’ingéniosité avec laquelle l’auteur joue avec les genres, élabore des intrigues mystérieuses et crée une atmosphère captivante. Et puis le lecteur apprend plein de choses, par exemple sur l’architecture, la mycologie ou le design des voitures. » L’architecture en question, c’est souvent celle de Prague, comme dans Les Sept-Églises (Au Diable Vauvert, 2010) ; les champignons étaient au cœur de Boletus arcanus, l’industrie automobile au cœur de Praga piccola. Il y a eu aussi l’histoire et les légendes tchèques, ou encore la culture anglaise…

Dans « L’usine de viande », Miloš Urban, lui-même usine à best-sellers, renoue avec l’univers de la production de masse, passant des carrosseries rutilantes aux carcasses sanglantes. Prague reste le protagoniste et, cette fois, le récit est centré sur les années 1920, époque où la capitale de la toute nouvelle première République tchécoslovaque était en plein développement. Il avait alors été décidé, pour des raisons d’économie et d’hygiène, de concentrer la production de viande dans le quartier populaire de Holešovice, au sein d’un complexe si grand qu’il devint une ville dans la ville, avec ses alignements de baraquements, son propre approvisionnement en eau et en énergie, ses entrepôts et sa banque. Un « enfer qui nourrissait tout Prague et une partie de la Bohême-Centrale », selon Urban.

Dans le roman, ces abattoirs malodorants et bruyants ont mauvaise réputation ; M. Hebvábný est embauché pour la redorer. C’est « un homme renfermé, un peu sarcastique, intelligent », selon le site d’information Aktualne.cz. Urban introduit pour la première fois de sa carrière de romancier la problématique du genre – pas très défini chez Hebvábný. Mais la tâche est difficile. Alors que, en pleine quête d’identité, le héros se laisse entraîner dans une double vie de débauche, synonyme de désintégration familiale, des restes humains sont découverts dans le four de l’usine d’équarrissage...

« Le revers sanglant de la moder­nité est un thème récurrent dans les œuvres d’Urban », note Aktualne.cz, surtout en référence à Lord Mord, roman dans lequel les pires atrocités s’abattent sur le quartier juif de Prague lors de son assainissement. Mais, pour le site, Urban est ici au sommet de son art : « Il est comme un poisson dans l’eau, il écrit avec virtuosité, ses dialogues sont souvent somptueux. » De quoi faire de ce « poète et archiviste de paysages perdus », selon iLiteratura, « l’une des voix les plus originales et les plus reconnaissables de la littérature tchèque contemporaine ». 

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Vous êtes paléontologue et professeure de paléoclimatologie à l’Université de Tübingen. Dans votre livre, vous contestez la théorie la plus couramment admise sur l’origine de l’homme, selon laquelle notre lignée est née en Afrique. Sur quels fondements ?

Je conteste non pas l’« out of Africa », qui concerne Homo sapiens et ses ancêtres directs, mais ce qu’on pourrait appeler l’« Africa only », une conception selon laquelle toutes les étapes décisives de l’évolution humaine ont eu lieu en Afrique, aussi bien l’évolution de l’australopithèque que celle du chimpanzé, du gorille et des ancêtres que nous partageons avec eux.

Le concept « out of Africa » remonte aux années 1980. Il a été forgé par un anthropologue allemand, Günter Bräuer, et s’appliquait alors à Homo sapiens, l’homme moderne. D’après cette vision des choses, Homo sapiens est apparu en Afrique avant de se répandre en Asie et en Europe. Plus tard, le concept s’est élargi au genre Homo. On a affirmé qu’un Homo primitif, en général Homo erectus, était parti d’Afrique pour migrer en Eurasie. On distingue donc deux « out of Africa ».

Dans mon livre, je remarque juste que les données ne sont pas sûres à 100 %. Homo, nous dit-on, apparaît en Afrique avec les premiers outils, il y a environ 2,6 millions d’années. Peu auparavant, il y avait des australopithèques – dont Lucy, vieille de 3,2 millions d’années, est le spécimen le plus connu. Or il n’existe aucun fossile qui, de façon claire et univoque, montre l’évolution d’Australopithecus afarensis à Homo. Il y a donc un trou du point de vue de la morphologie, un saut. Je n’exclus pas qu’Homo soit apparu en Afrique et qu’il ait ensuite migré. Mais, à l’heure actuelle, les données restent lacunaires. Nous avons, par ailleurs, découvert des outils en Inde qui sont aussi anciens que les plus vieux outils africains. Et il y en a aussi en Chine qui sont, certes, plus récents, mais de peu. Donc rien n’est très certain.

Vous suggérez surtout que la séparation entre la lignée humaine et celle des autres grands singes qui existent encore aujourd’hui, comme le gorille et le chimpanzé, pourrait avoir eu lieu en Europe. Ce qui, en un sens, revient à y situer l’origine de l’humanité. Comment est-ce possible ?

Je dispose – et pas seulement moi, d’autres aussi, comme le Canadien David R. Begun 1 – de données qui montrent que certaines étapes décisives de l’évolution lointaine des grands singes et de la lignée humaine n’ont pas eu lieu en Afrique. Je peux l’affirmer en m’appuyant sur mes propres recherches.

Mes premiers doutes remontent à 2009, quand un collègue et ami bulgare, Nikolai Spassov, qui dirige le Muséum national d’histoire naturelle de Sofia, a découvert à Azmaka, près de Tchirpan, au cœur de la Bulgarie, une dent qui ne pouvait appartenir qu’à un hominidé et qui était vieille de 7 millions d’années. C’était en complète contradiction avec la doctrine dominante selon laquelle les grands singes étaient alors depuis longtemps éteints en Europe. J’ai très vite fait le lien avec une publication du géologue Bruno von Freyberg, datant de 1949, où il rendait compte de la découverte qu’il avait faite en 1944 d’une mandibule à Pyrgos, en Grèce. Il évaluait son âge à environ 7 millions d’années et, en 1969, le paléoanthropologue Gustav Heinrich Ralph von Koenigswald, en l’examinant, avait conclu qu’il s’agissait d’un grand singe jusqu’ici inconnu. En hommage à son découvreur, il l’avait baptisé Graecopithecus freybergi. Aussi bien la datation reculée que l’attribution à un grand singe avaient suscité au mieux de l’indifférence, et souvent des moqueries.

J’y ai donc repensé et je me suis dit qu’il fallait réexaminer cette mandibule avec des moyens modernes. Problème : elle avait disparu ! J’ai mis deux ans à la retrouver, elle était dans un Tupperware, lui-même enfermé dans un coffre-fort ! Mais le jeu en valait la chandelle : ce que mon équipe et moi avons découvert nous a stupéfiés.

Qu’avez-vous découvert, et grâce à quelles méthodes ?

Lorsque Koenigswald avait décrit la mandibule, on ne pouvait pas encore examiner l’intérieur du fossile. La tomographie 2 n’existait pas. Là – nous étions en 2015 –, nous avons pu soumettre le fossile aux rayons X et nous nous sommes aperçus que les racines d’une des prémolaires étaient fusionnées à 50 %. Or cette fusion est caractéristique de la lignée humaine. Chez l’homme moderne, la fusion est complète. Chez l’australopithèque, elle est partielle. En revanche, chez les autres grands singes, les racines sont écartées.

Qu’avez-vous conclu de ces racines dentaires ainsi fusionnées ?

Eh bien ! qu’on avait affaire à un fossile qui évoquait beaucoup plus certaines espèces de préhumains africains comme l’australopithèque qu’un grand singe disparu. Avec cette différence que les fossiles africains sont beaucoup plus tardifs. Ils datent de 5,5 à 2 millions d’années. Le grécopithèque dont Bruno von Freyberg a exhumé la mandibule à Pyrgos vivait il y a 7,175 millions d’années – nous avons pu l’établir de façon précise grâce, entre autres, à des analyses paléomagnétiques. Et la molaire de Bulgarie, qui appartient elle aussi à un grécopithèque, est plus vieille d’environ 80 000 ans. Cette période représente pile le moment où, sur la base des données génétiques dont nous disposons, la lignée évolutive humaine venait très probablement de se séparer de celle des chimpanzés, nos plus proches parents toujours existants. Autrement dit, Graecopithecus pourrait bien être notre plus lointain ancêtre, le premier représentant de la lignée spécifiquement humaine. Et il vivait non pas en Afrique, mais en Europe.

Vous avez, par ailleurs, mis au jour un grand singe jusqu’ici inconnu, qui, lui, se situerait peut-être en amont de cette divergence. Et ce… en Allemagne ! Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Oui, là encore, cela vient contredire la doctrine dominante qui voudrait que tout se soit passé en Afrique… Pour y voir plus clair, peut-être faut-il remonter dans le temps et retracer brièvement l’évolution des singes sur la très longue durée. Nous savons que les singes primitifs sont arrivés d’Asie en Afrique il y a environ 35 millions d’années, et c’est bien en Afrique que se sont développés les premiers grands singes, qui ont pour particularité d’être dépourvus de queue. Mais, entre 14 millions et 7, voire 6 millions d’années, nous sommes confrontés à une absence de fossiles sur le continent africain. Or c’est précisément de cette période que datent les fossiles de grands singes qui ont été retrouvés en Europe…
Par exemple, le fameux dryopithèque, découvert en France au XIXe siècle, décrit par le paléontologue Édouard Lartet et qui aurait vécu il y a 11 à 12 millions d’années. Mais aussi Danuvius guggenmosi, mis au jour par mon équipe en 2015 dans le sud de l’Allemagne et que nous avons surnommé « Udo » parce que, le jour de sa découverte, la radio diffusait en boucle les chansons d’Udo Lindenberg.

Qu’est-ce qu’Udo a de particulier ? Pourquoi est-il si important pour l’histoire de l’évolution humaine ?

C’est le meilleur matériau concernant cette époque jamais exhumé. Il remonte à 11,6 millions d’années et nous disposons d’environ 15 % de son squelette, ce qui est exceptionnel. Les autres découvertes en Europe sont souvent des fragments isolés liés à une seule partie du corps, et non des os de l’ensemble du squelette. En France, par exemple, je crois qu’on a trouvé trois mâchoires et un humérus fragmentaire. C’est bien, mais c’est trop peu, notamment pour déterminer comment le dryopithèque se déplaçait. Pour Udo, nous disposons d’os du crâne, de la colonne vertébrale, des bras, du pied, des jambes, d’éléments de la main, du coude, et même d’une rotule. Nous avons une idée de la manière dont fonctionnaient ses hanches, ses genoux et ses pieds  – toutes les zones importantes ayant trait à la locomotion.

Et qu’en avez-vous déduit ?

Que Danuvius était sans doute bipède. Au niveau des doigts – qu’il avait courbés – et des bras – qu’il avait longs –, il était semblable au chimpanzé, et cela en fait une espèce arboricole. Mais, au niveau des jambes et des pieds, il s’apparentait en partie à un homme et présente des indices de bipédie. Son gros orteil était, certes, opposable comme celui d’un chimpanzé, signe qu’il pouvait saisir des branches avec. Mais il le faisait avec les genoux et les hanches tendus, comme ceux de l’homme. Chez les grands singes non humains comme le chimpanzé, la poitrine est étroite et profonde. Cela tient au fait que ce sont des quadrupèdes. Or Danuvius avait une poitrine large et plate, comme nous. De même, sa colonne vertébrale était déjà en forme de S. Cela signifie qu’au niveau des hanches elle était très mobile. Il pouvait bouger le bassin comme une danseuse du ventre ! Un chimpanzé n’en est pas capable, il est trop raide à ce niveau-là. Une nécessité pour lui, car, quand il grimpe à un arbre, il faut que son corps reste très proche du tronc ou des branches. De notre côté, nous avons besoin de hanches mobiles afin d’équilibrer notre centre de gravité quand nous marchons. 

Le schéma anatomique de Danuvius n’est donc pas du tout similaire à celui d’un chimpanzé, ni à celui d’un gorille. Il n’est, bien entendu, pas identique non plus à celui d’un homme. Mais il présente plus de ressemblances avec un homme qu’avec un chimpanzé. 

Si je vous comprends bien, cela voudrait dire qu’un grand singe ayant peut-être vécu avant notre divergence d’avec les autres grands singes encore existants était non pas quadrupède mais bipède, et que la bipédie est bien plus ancienne qu’on l’a longtemps supposé…

À vrai dire, il est difficile de situer exactement Udo dans l’arbre généalogique des grands singes. Est-il l’un des derniers ancêtres communs de l’homme et des grands singes encore existants ? Se situe-t-il ultérieurement dans l’évolution, par exemple après la divergence du gorille d’avec le chimpanzé et l’homme ? Plus tard encore ? Appartient-il à la lignée spécifiquement humaine ? Ou bien à la lignée spécifique du gorille ou à celle du chimpanzé ? Dans l’état actuel de nos connaissances, impossible de le dire. 

Toujours est-il que ces découvertes à propos d’Udo posent effectivement une question dérangeante : l’anatomie humaine est-elle quelque chose de moderne, de nouveau ? Ou bien est-elle primitive ? Udo semble, de toute évidence, très moderne, très « humain ». Mais à quoi ressemblaient les préchimpanzés et les prégorilles ? Pour l’heure, on raconte l’histoire ainsi : le chimpanzé n’a jamais changé, il a toujours été aussi primitif, il est toujours resté tel qu’il était au départ. Et, quand on imagine notre ancêtre commun, on le voit en général plus proche du chimpanzé que de l’homme. Pourtant, tout cela n’est absolument pas prouvé. On ne dispose d’aucun fossile de chimpanzé archaïque ni de gorille archaïque. Pourquoi ? Certains ont dit que c’était parce qu’ils se trouvaient dans la forêt vierge et que ce n’est pas un terrain propice à la préservation des fossiles. Certes, mais à quoi penserait-on reconnaître un fossile de préchimpanzé ? À ce qu’il serait quadrupède. Pourtant... et si le chimpanzé archaïque ne ressemblait pas au chimpanzé actuel, s’il était plus primitif parce que bipède ? On a tendance à classer d’office les fossiles de bipèdes comme des fossiles de préhumains. On a peut-être tort.

Vous voulez dire que la quadrupédie pourrait s’être développée après la bipédie ?

C’est toute la difficulté quand on tente de reconstituer l’arbre généalogique des espèces, que l’on travaille sur la phylogénie 3. Il faut toujours se demander quel est le trait primitif et quel est le trait dérivé. Et ce jugement est parfois très subjectif, surtout quand on a affaire à des fossiles qui sont proches de ceux d’êtres humains. Nous partons toujours du principe que l’homme constitue le couronnement de la création et que tout ce qui est antérieur est nécessairement primitif. Or ce qui est vieux peut être très moderne.

Une anecdote amusante : lorsque j’ai publié mon livre et les résultats de mes recherches sur Danuvius dans Nature, j’ai reçu un colis de France, sans mention de l’expéditeur. À l’intérieur, un livre. Rien d’autre. Ce livre a été écrit par une scientifique française, Yvette Deloison 4. C’est peut-être elle qui me l’a fait parvenir, ou l’un de ses proches. Cette chercheuse au CNRS a toujours dit que la marche debout était primitive et que c’est l’anatomie du chimpanzé qui est moderne, c’est-à-dire biologiquement dérivée, secondaire. Elle a consacré sa vie à tenter de le démontrer, sans doute en se heurtant à beaucoup de difficultés parce que la plupart des gens refusaient de l’admettre. Il faut dire que c’est assez contre-intuitif.

Vos propres découvertes se sont-elles heurtées à des résistances ?

Elles ont certainement amené beaucoup de chercheurs à réfléchir. La description de Graecopithecus a suscité une réponse de chercheurs sud-africains, qui ont essayé de prouver qu’il était improbable qu’il s’inscrive dans la lignée humaine. Mais nous y avons répondu, et je pense que nous avons démontré que leurs arguments n’infirment pas les nôtres. Même chose pour Danuvius. Il y a eu une réaction en 2019 dans Nature. Nous y avons répondu. Et, là encore, il me semble que nos arguments ont non seulement résisté à la critique mais en sont sortis renforcés. Nous avons pu les étayer avec des données supplémentaires. Donc je ne parlerais pas de « résistances », ni de dissensions, même s’il y a eu un groupe de peut-être cinq personnes qui ont profité de l’occasion pour se faire de la publicité en rédigeant ces réponses ! Il ne faut pas oublier que c’est comme ça que ça marche... Du reste, les désaccords font partie de la science. C’est normal. Bien entendu, parfois, je souhaiterais qu’il en aille un peu différemment. Par exemple qu’un de ces auteurs vienne à Tübingen examiner l’original. Mais ils ne le font pas. Ils écrivent en s’appuyant sur notre seule publication. Tout paléontologue sait pourtant qu’on ne peut pas remplacer l’original, pas même par une reproduction en trois dimensions. 

Dans votre livre, vous remettez en cause beaucoup des théories traditionnelles. Il y en a pourtant une que vous ne battez pas en brèche : c’est l’hypothèse de la savane. Que dit-elle ? 

Cette théorie remonte au début du XIXe siècle et à Jean-Baptiste de Lamarck, qui avait déjà su formuler les concepts et problèmes essentiels. Il réfléchissait à la façon dont on passe de la quadrupédie à la bipédie. Son idée était que les quadrupèdes vivaient dans les arbres parce que c’est beaucoup plus simple de se déplacer ainsi dans ce milieu, et que c’est le passage d’un écosystème forestier à un écosystème de savane, où les arbres se font bien plus rares, qui aurait entraîné le développement de la bipédie. 

N’est-ce pas contradictoire avec ce que vous expliquiez plus haut sur une éventuelle antériorité de la bipédie ?

Il faut bien comprendre qu’il n’y a pas d’un côté la quadrupédie et de l’autre la bipédie, avec rien du tout entre les deux. Il existe de nombreuses variantes de la bipédie. La variante Udo, par exemple, est une bipédie dans les arbres avec une adaptation des bras en conséquence. Il est certain qu’Udo ne pouvait pas courir. Mais, quand il était au sol, il se tenait sur ses deux jambes. Ardipithecus, en Afrique, présente une adaptation très similaire. C’est une autre manière d’être bipède. L’extension de la savane pourrait avoir contraint nos ancêtres à améliorer leur bipédie, à apprendre notamment à courir.

Vous expliquez justement dans votre livre que cette extension de la savane a eu lieu en Europe. On associe pourtant plutôt cet écosystème à l’Afrique…

La savane évoque bien sûr l’Afrique, mais l’Afrique d’aujourd’hui. À l’époque qui m’intéresse, il n’y avait pas de savane en Afrique, le Sahara était verdoyant. En revanche, entre – 9 millions et – 6 millions d’années, on sait qu’une immense savane a pris forme sur le pourtour méditerranéen et au-delà, depuis l’Espagne jusqu’au Pakistan inclus. Et c’est dans cet écosystème que se sont développés tous les animaux qu’aujourd’hui nous considérons comme typiquement africains : la girafe, le lion, la hyène… L’exception, c’est l’éléphant, qui, lui, est vraiment africain. Le zèbre et l’âne viennent, quant à eux, d’Amérique du Nord ; ils ont traversé toute l’Asie. 

Comment tous ces animaux se sont-ils finalement retrouvés en Afrique ?

L’assèchement de la Méditerranée, il y a 5,6 millions d’années, pendant ce qu’on appelle la « crise de salinité messinienne », pourrait avoir joué un grand rôle – non pas au sens où les animaux auraient pu la traverser (cela restait impossible), mais au sens où cet assèchement aurait entraîné la constitution d’un désert très aride à l’est, en Mésopotamie, à la jointure de l’Eurasie et de l’Afrique. Ce désert, en s’étendant, a repoussé toujours plus loin les zones de savane, contribuant à disperser les êtres vivants qui s’y trouvaient auparavant. C’est précisément à cette époque que les hyènes et les grands félins arrivent en Afrique. Il est tout à fait possible que les ancêtres bipèdes de l’homme, habitant le bassin méditerranéen, les aient accompagnés. Tout comme, du reste, les ancêtres des chimpanzés et des gorilles : eux aussi étaient peut-être encore bipèdes à l’époque et ne seraient passés à la quadrupédie qu’une fois parvenus dans la forêt équatoriale africaine. 

Ce désert très aride s’est maintenu 2 millions d’années et, pendant tout ce temps, il a bloqué la sortie des êtres vivants hors d’Afrique. C’est ainsi qu’a pu se développer en Afrique, de façon endémique, c’est-à-dire indépendante, quelque chose de nouveau, et qu’a pu notamment y émerger l’australopithèque. Mais ces développements africains, comme on le voit, sont assez tardifs à l’échelle de notre longue histoire évolutive.

Et Homo sapiens, où est-il apparu ?

Il existait sans nul doute en Afrique il y a plus de 200 000 ans. Mais certains de ses premiers représentants ou de ses ancêtres directs ont été retrouvés au Maroc, en Grèce et dans la région du Levant. Au vu de ces éléments, déterminer où l’espèce a émergé n’a rien d’évident. Et je peux très bien concevoir que les plus vieux Homo sapiens vivaient sur le pourtour méditerranéen autant qu’en Afrique.

Je tiens toutefois à préciser que je ne suis pas spécialiste de cette période relativement récente. Pour ma part, je travaille sur une période très antérieure, et c’est à elle qu’est consacré l’essentiel de mon livre. 

— Propos recueillis par Baptiste Touverey.

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Cest lors d’un trajet en train entre Richmond et Waterloo que Virginia Woolf a croisé la femme qui pleurait. Petite chose aux traits tirés, aux larmes silencieuses, elle n’aurait pu deviner qu’elle était sur le point d’être enrôlée dans un débat sur l’avenir de la fiction. Woolf l’a convoquée dans un essai de 1924, Mr. Bennett and Mrs. Brown : « Tous les romans commencent par une vieille dame dans le coin d’en face » – un personnage qui éveille l’imagination. Le roman anglais ne doit pas l’oublier, écrit Woolf, au risque de disparaître. L’intrigue et l’originalité comptent pour du beurre si l’écrivain ne peut donner vie à cette malheureuse dame. Partant de là, de façon presque irrépressible, Woolf se met à tisser elle-même une histoire – la petite maison qu’occupait la vieille dame, les oursins qui la décoraient, son habitude de prendre ses repas dans une soucoupe –, s’attardant sur des détails d’une densité étrange et sombre, de façon à transmettre quelque chose de l’essence de cette femme.

Les oursins, cette soucoupe, cette personnalité : pour les faire apparaître, explique Woolf, un écrivain puise dans son caractère, son époque, son pays. Un romancier anglais dépeindra la dame comme une excentrique, couverte de verrues et de rubans. Un Russe en fera une âme sans attaches, errant à travers les rues en « posant à la vie quelque grande question ».

Comment les romanciers d’aujourd’hui dépeindraient-ils la Mrs Brown de Woolf ? Quel est notre archétype ? On nous la présenterait, j’imagine, de profil, à peine dessinée. Une personne renfermée, secrète, exhalant un parfum de blessure dont on ignore la nature. Distante, déroutante, se retranchant dans de soudains silences et réagissant de manière impulsive. Quelque chose la ronge, l’isole, la rend indéchiffrable, jusqu’à ce qu’elle perde soudainement le contrôle et que son histoire, sous forme de confession ou de flash-back, vienne à se dérouler.

La trame pourra être plus ou moins élaborée, mais, que ce soit sur le papier ou sur écran, une intrigue – celle du traumatisme – a progressivement pris le pas sur toutes les autres.

Contrairement au roman classique, l’intrigue-traumatisme n’oriente pas notre curiosité vers l’avenir (vont-ils ou non se marier ?), mais vers le passé (que lui est-il arrivé ?). « Pour regarder mes cicatrices, il faut payer, écrit Sylvia Plath dans le poème Dame Lazare. […] Il faut payer, et payer très cher » 1. Désormais, le spectacle est bon marché. Prenez pour cadre une mauvaise romance entre deux personnages aux vécus discordants. Nichez cela dans l’épopée d’une diaspora, un western réinventé, le récit d’un « passage » 2. Mettez plein de fantômes. Écrivez dans un flot de sensibilité moderniste avec le moins de ponctuation possible. Installez le tout entre neuf parfaits inconnus 3. Dans un roman, notre héros sera souvent anonyme ; à la télévision, on le croisera sous le nom de Ted Lasso, Wanda Maximoff, Claire Underwood ou Fleabag. Les classiques sont reformatés à l’aune de ce modèle. Dans deux adaptations modernes du Tour d’écrou, de Henry James, un viol vient s’ajouter au passé de la gouvernante. Dans « Anne avec un E », la version Netflix de Anne et la maison aux pignons verts 4, la protagoniste hérite d’un passé violent qu’elle revit au cours de flash-back agités. Dans les actualisations romanesques des pièces de Shakespeare que publie Hogarth Press (la maison d’édition fondée par Virginia Woolf et son mari), des auteurs comme Jo Nesbø, Howard Jacobson ou Jeanette Winterson dotent Macbeth et consorts du ­terrible passé requis.

La prédominance de l’intrigue-traumatisme n’a rien de surprenant à notre époque, où la notion de traumatisme a tendance à tout envahir. Son
incarnation clinique la plus courante, le trouble de stress post-traumatique (TSPT), est le quatrième syndrome psychiatrique le plus fréquemment diagnostiqué aux États-Unis, et l’un de ceux dont le spectre est le plus étendu. Défini dans le DSM-III 5, en 1980, comme un événement situé « au-delà de l’expérience humaine habituelle », le traumatisme englobe désormais « tout ce que le corps perçoit comme trop, trop vite ou trop tôt », affirme le psychothérapeute Resmaa Menakem dans « Les Mains de ma grand-mère » 6. Cette définition élargie a permis de traiter beaucoup plus de patients, mais elle a aussi étiré le concept à tel point que quelque 636 120 combinaisons de symptômes possibles peuvent être attribuées au TSPT. Autrement dit, 636 120 personnes pourraient chacune présenter un tableau clinique différent et pourtant recevoir le même diagnostic. L’ambiguïté est autant morale que médicale : un soldat qui commet des crimes de guerre peut partager le diagnostic de ses victimes, note Ruth Leys dans « Généalogie du traumatisme » 7. Le terme ayant encore gagné en élasticité, le diagnostic peut s’appliquer à un journaliste qui aurait rendu compte de ces atrocités, aux descendants des victimes, et même à un historien qui étudierait l’événement un siècle plus tard et pourrait être victime d’un « traumatisme indirect ».

Comment rendre compte de cet envahissement ? Choisissez. La vie moderne est intrinsèquement traumatisante. Ou alors nous sommes simplement plus aptes à repérer le traumatisme, car nous prêtons davantage attention à la souffrance humaine sous toutes ses formes. À moins que nous le soyons moins, au contraire, et d’autant plus prompts à tout mettre sur le compte d’une blessure. Dans un monde épris de la condition de victime, le traumatisme serait-il devenu une garantie de prestige, une médaille de courage ? Le fait même de poser la question peut choquer : peut-être est-il grotesque de débattre de la valeur symbolique de la souffrance quand tant de réparations et de remèdes manquent à l’appel. Autant de questions compliquées que l’on s’empresse de mettre sous le tapis lorsque vient le moment de se divertir. Nous prenons place devant les nouveaux épisodes de musculeux super-héros Marvel qui ressassent leurs problèmes avec leur papa et autres sagas d’héroïnes littéraires énigmatiques qui cachent une blessure.

Ce ne sont ni les guerres ni les violences sexuelles qui ont fait émerger l’idée de mémoire traumatique, mais les chemins de fer anglais, quelque six décennies avant que Woolf n’emprunte son tortillard de Richmond à Waterloo. Dans les années 1860, un médecin avait identifié un ensemble de symptômes chez certaines victimes d’accidents ferroviaires. Sigmund Freud et Pierre Janet ont ensuite affirmé que l’esprit lui-même pouvait être blessé. Le syndrome a resurgi dans les tranchées de la Grande Guerre, cette fois sous la forme du choc de l’obus (« obusite ») qu’incarne le vétéran suicidaire Septimus Warren Smith dans Mrs Dalloway, le roman de Woolf. Les soldats victimes d’obusite étaient parfois qualifiés d’« invalides moraux » et envoyés devant la cour martiale. Au cours des décennies suivantes, l’étude du traumatisme est « tombée dans l’oubli », écrit la psychiatre Judith Herman. Il a fallu attendre la guerre du Vietnam pour que les séquelles du front soient, pour ainsi dire, « redécouvertes ». Le TSPT a été identifié en tant que tel et, grâce à la structuration politique des mouvements féministes, le diagnostic a été étendu aux victimes de viol et d’agression sexuelle. Dans les années 1990, la théorie du traumatisme en tant que champ d’investigation culturelle – dont la critique littéraire Cathy Caruth fut une pionnière – a décrit une expérience qui submerge l’esprit, fragmente la mémoire, provoque comportements obsessionnels et hallucinations. Dans le débat public, ces idées ont reçu un imprimatur scientifique avec l’ouvrage de Bessel Van der Kolk, Le corps n’oublie rien. Ce dernier soutient que les souvenirs traumatiques sont physiologiquement repérables et s’inscrivent dans une partie plus ancienne et plus primitive du cerveau.

« Si les Grecs ont inventé la tragédie, les Romains la correspondance et la Renaissance le sonnet, déclarait l’écrivain Elie Wiesel, notre génération a inventé un nouveau genre littéraire, le témoignage. » La consécration du témoignage sous toutes ses formes – Mémoires, poésie confessionnelle, récits de survivants, talk-shows – a fait passer le traumatisme d’un signe de faiblesse à une source d’autorité morale, voire d’expertise. Ces vingt dernières années, une nouvelle vague de littérature est apparue sur le sujet, avec des best-sellers et des Mémoires en tout genre : caustiques (la série de romans d’Edward St Aubyn sur le personnage de Patrick Melrose), sentimentaux (Extrêmement fort et incroyablement près, de Jonathan Safran Foer), passionnés (Examens d’empathie, de Leslie Jamison), d’une sincérité époustouflante (Mémoires anonymes parus sous le titre Jours d’inceste) ou tout cela à la fois (les six volumes de Mon combat, de Karl Ove Knausgaard). Sur Internet, des moteurs de contenus étaient prêts à acheter 150 dollars la confession. « On était en 2015, et tout le monde était un critique pop écrivant à partir de son expérience, se souvient Larissa Pham dans le recueil d’articles Pop Song 8. Le meilleur moyen pour une jeune auteure ambitieuse de faire entendre sa voix était de décider lequel de ses traumatismes elle pourrait monétiser, de l’anorexie à la dépression en passant par le racisme ordinaire ou, comme dans mon cas, une tristesse mêlant les trois. »

Le traumatisme a fini par être admis comme une catégorie globale. Les débats d’experts n’ont eu que peu d’effet sur son statut – y compris les critiques apportées à la théorie de la mémoire traumatique de Van der Kolk, d’après lesquelles aucune recherche empirique ne la corrobore. Cela me fait penser à ce sonnet du poète américain Terrance Hayes : « J’ai pensé que nous pourrions célébrer/ le fil de fer enroulé autour de la blessure du sentiment. » Ce fil de fer autour de la blessure pourrait bien être le fil conducteur du traumatisme, un concept qui s’enfonce si profondément dans la chair qu’il devient difficile d’en distinguer la contingence historique. L’idée selon laquelle l’empreinte du traumatisme est une caractéristique intemporelle de notre espèce, laissant ses traces dans le cerveau, ignore le fait que le traumatisme a changé depuis l’époque des premiers chemins de fer. Les premiers flash-back traumatiques datent d’après l’invention du cinéma. Les mots qui nous viennent lorsque nous évoquons notre souffrance sont-ils jamais totalement les nôtres ?

La théorie du traumatisme trouve son incarnation romanesque la plus parfaite dans Une vie comme les autres, de Hanya Yanagihara 9, un livre consacré à l’un des personnages de papier les plus maudits. Jude, qui doit son prénom au saint patron des causes perdues, a été abandonné enfant. Il va avoir à subir, entre autres horreurs, un viol par des prêtres, la prostitution infantile, la torture et une tentative de meurtre par un homme qui le kidnappe, des coups et blessures et une autre tentative de meurtre commise par un amant, sans oublier l’amputation des deux jambes. Jude est un homme à la consistance ambiguë, sans désirs, quasi muet sur son histoire. « Post-sexuel, post-racial, post-identité, post-passé, lui lance un ami taquin. Le post-homme ; Jude, le postier. » Le lecteur complétera la liste : Jude, le post-traumatique. Chez Jude, le traumatisme l’emporte sur toutes les autres identités. La blessure évacue la personnalité, la refaçonne à sa propre image. L’histoire tourne autour des soins et de l’attention que prodigue à Jude un cercle d’amis, qui se battent pour le protéger de ses tendances autodestructrices ; une sollicitude que pourraient lui envier certains nouveau-nés. Ce dévouement a de quoi déconcerter le lecteur, qui est invité à s’investir lui aussi en tant que témoin des incessantes mortifications de Jude. Mais est-il si facile de s’arracher à cette silhouette tracée à la craie, à cette incarnation d’une entrée du DSM ? La logique de l’intrigue-traumatisme veut qu’il suffise d’évoquer la blessure pour croire qu’un corps, une personne l’a portée.

La foi peut s’essouffler. Invoquer un traumatisme promet l’accès à une pièce interdite bien gardée ; or, de plus en plus, on a l’impression de pénétrer dans une chambre de motel plutôt standard, avec tous les signes d’un taux d’occupation élevé. Dans la deuxième saison de la série Ted Lasso, la révélation des traumatismes subis par le héros dans son enfance ne fait qu’appauvrir sa personnalité ; son allégresse singulière, presque sinistre, n’était qu’un mécanisme de protection. Ted Lasso révèle son passé à son thérapeute, comme le fait un autre personnage avec sa mère (les scènes s’entrecoupent). Il se trouve que les deux événements traumatiques se sont produits le même jour. Leurs révélations croisées débouchent sur des constats classiques sur le père (faillible), le secret (pas bien) et les rancœurs accumulées (pas bien non plus). Mais elles donnent surtout à entendre le grincement de la mécanique de l’intrigue. À mesure que le public s’habitue, un seul traumatisme risque de ne plus suffire. Il faut rivaliser avec Job, avec Jude. Dans la série WandaVision, l’héroïne doit affronter le meurtre de ses parents, celui de son jumeau et la mort, de ses propres mains, de son bien-aimé qui ressuscite avant d’être tué à nouveau. Le tout ­agrémenté d’une intrigue secondaire qui contient une bombe à retardement.

Le traumatisme est devenu la toile de fond, mais la tyrannie de l’arrière-plan est elle-même un phénomène relativement récent. Lequel, comme toute convention à succès, a tendance à passer inaperçu. Or il n’a pas toujours été nécessaire de déterrer le passé des personnages pour éclairer leur personnalité. Ceux de Jane Austen ne sont pas transpercés par des réminiscences soudaines ; ils ne cherchent pas à faire resurgir des souvenirs partiels et obsédants. Un rideau pèse sur l’enfance, écrit Nicholas Dames dans « Mois amnésiques » 10,qui décrit une tradition d’« oubli agréable », dans laquelle les personnages ne mobilisent de leur passé que les détails susceptibles de leur servir (et, implicitement, de servir le récit). Il en va de même pour Dorothea Brooke (Middlemarch, de George Eliot), Isabel Archer (Portrait de femme, de Henry James), ou encore Mrs Ramsay (La Promenade au phare, de Virginia Woolf). Les maîtres de l’âge d’or d’Hollywood étaient tout à fait capables de donner vie à des personnages sans avoir recours à de sinistres flash-back sur les tourments de leur jeunesse. Alors que les personnages d’aujourd’hui sont créés pour être expédiés dans le passé, à l’affût de leurs propres traumatismes. 

L’Enfant qui voulait disparaître, de Jason Mott, qui a reçu le National Book Award de la fiction en 2021, s’ouvre avec un lent panoramique sur la silhouette d’une femme assise dans une vieille robe délavée : « Les fils de l’ourlet se sont détachés, eux aussi. Ils pendouillent désormais dans toutes les directions possibles. Au bout de sept années de dur labeur, le tissu élimé de la robe semble ne plus pouvoir tenir encore bien longtemps sans complètement se déchirer. » Il est tentant d’y voir la description même de l’intrigue-traumatisme, aussi usée que la robe. Le narrateur, un romancier à succès en pleine tournée promotionnelle, est talonné par une apparition qui représente à la fois un jeune garçon noir tué par la police et un enfant qui a vu la police tirer sur son père et l’abattre. Malgré la gravité des thèmes qu’entend explorer Mott, ceux-ci disparaissent sous une série d’effets bon marché et d’allusions faussement détournées à un traumatisme enfoui dans le passé du narrateur : épisodes d’amnésie, grossiers lapsus freudiens, conseils avisés mais mal compris prodigués par un thérapeute. Une fois mis au jour, le traumatisme semble étrangement déconnecté de l’histoire, aussi tangentiellement relié à elle que les deux trames de Ted Lasso, conduisant aux mêmes homélies confuses (le deuil hante, le traumatisme vous rattrape), sans servir le propos autrement plus fort de Mott sur la violence policière vue comme une forme de terrorisme et la douloureuse perpétuation du deuil qu’elle engendre. Mott utilise toutes les combines de l’intrigue-traumatisme, comme s’il voulait créer un suspense capable de nous happer. Mais la machinerie n’a rien de subtil et finit par couler l’histoire elle-même.

Jentends grommeler ici et là. N’est-il pas injuste de reprocher aux récits d’un traumatisme de dépeindre ses effets – moi annihilé, imagination paralysée, immobilisme et répétition ? Notre expérience, il est vrai, ne peut être totalement détachée des conventions culturelles de l’époque ; ces dernières servent à interpréter la première. Et pourtant, les récits de survivants et les travaux de chercheurs suggèrent une bien plus grande diversité que le récit-type. Même si la définition du TSPT est de plus en plus confuse – « un fourre-tout de symptômes sans lien entre eux », écrit David J. Morris dans « Les heures empoisonnées » 11. L’idée de ce que le TSPT entraîne, de la peine qu’il inflige, semble, elle, de plus en plus étroite et pauvre. La postface d’un récent manuel intitulé « Les histoires sont ce qui nous sauve » livre ce conseil : « Ne vous échinez pas à vous en débarrasser complètement. Oubliez les heureux dénouements. Vous perdrez. Échapper à un traumatisme revient en quelque sorte à nager contre le courant » 12.

Mettre en doute le rôle du traumatisme, nous dit-on, c’est opprimer : ce n’est « souvent rien d’autre qu’une forme de résistance aux mouvements en faveur de la justice sociale », écrit Melissa Febos dans « Le travail du corps » 13. Selon elle, tous ceux qui regardent d’un mauvais œil les récits personnels d’un traumatisme reproduisent le « rôle classique de l’agresseur : nier, discréditer et marginaliser la victime pour se couvrir ou éviter de perdre du pouvoir ». Les survivants d’un traumatisme et les chercheurs qui ont décrit des expériences ou présenté des arguments allant à l’encontre de la vulgate voient souvent leurs témoignages niés et rejetés. Dans les années 1990, la psychologue Susan A. Clancy a mené une étude sur des adultes victimes d’abus sexuels dans leur enfance. Ils ont évoqué les souffrances et séquelles à long terme du TSPT, mais, à sa grande surprise, beaucoup ont déclaré que les abus sexuels n’avaient pas été en eux-mêmes traumatisants, ne serait-ce que parce que beaucoup étaient trop jeunes pour comprendre pleinement ce qui se passait et que l’abus était déguisé en affection, en jeu. L’angoisse est venue plus tard, avec la prise de conscience de ce qui s’était passé. Pour avoir présenté ces résultats, Clancy a été cataloguée comme une alliée des pédophiles, une négationniste du traumatisme. Traité pour un TSPT, l’ancien correspondant de guerre en Irak David J. Morris s’est vu dissuader de se demander si une forme de sagesse pouvait résulter de son expérience. Les médecins l’ont admonesté, dit-il, « pour s’être écarté des règles strictes de la cure thérapeutique ». Il en est venu à penser que la médica­lisation du traumatisme empêchait peut-être les anciens combattants d’exprimer leur indignation morale face à la guerre, la réduisant à un ensemble de symptômes à gérer. 

Qu’importe si d’embarrassantes études montrent que la grande majorité des gens se remettent bien d’événements traumatiques et que la résilience est beaucoup plus fréquente que le TSPT. Dans un article récemment paru dans Harper’s, le romancier Will Self suggère que les principaux bénéficiaires du modèle du traumatisme sont les théoriciens du traumatisme eux-mêmes, qui se voient octroyer une sorte de chaire à vie, se vouant jusqu’à la fin de leurs jours à une mission de « témoignage » et d’interprétation. 

George A. Bonanno, directeur du laboratoire « Perte, traumatisme et émotion » à l’université Columbia et auteur de « La fin du traumatisme » 14, formule les choses de façon moins abrupte : « Les gens ne semblent pas vouloir abandonner l’idée que tout le monde est traumatisé. »

Lorsque Virginia Woolf a écrit sur sa propre expérience d’abus sexuels dans l’enfance, elle s’est contentée d’une description prudente d’elle-même comme étant « la personne à qui les choses arrivent ». Le masque du traumatisme ne s’ajuste pas parfaitement à tous les visages. Dans son roman graphique Maus, Art Spiegelman s’efforce de comprendre son père autoritaire, un survivant de l’Holocauste. « Je pensais que c’était la guerre qui l’avait rendu comme ça », raconte-t-il. Sa belle-mère, Mala, lui répond : « Je suis passée par les camps. Tous nos amis sont passés par les camps. Personne n’est comme lui ! » Mala ne laissera par la logique bien ordonnée de l’intrigue traumatique prendre le pas sur la connaissance qu’elle a de son mari et de la vie. Il y a d’autres Mala qui doutent. Je me mets à les voir partout, parfois tapies au sein du récit conventionnel du traumatisme, attachées à le défaire de l’intérieur.

De multiples scénarios se rebellent contre le corset de l’intrigue-
traumatisme, mêlant scepticisme, humour ou fantastique, avec une conscience aiguë du genre et des attentes du public. Dans la série Netflix Feel Good, la protagoniste (Mae, une comédienne aux prises avec une addiction à la drogue et des réminiscences déconcertantes) ne trouve ni diagnostic ni traitement simple adaptés aux sentiments complexes qu’elle nourrit à l’égard de son passé. (« Les gens sont obsédés par les traumatismes de nos jours, regrette-t-elle. Ils n’ont que ce mot à la bouche. ») Après avoir découvert qu’elle a été droguée et agressée sexuellement, l’héroïne de la série I May Destroy You, créée par Michaela Coel, trouve elle aussi que les interprétations thérapeutiques toutes faites laissent à désirer ; dans certains de ses volets les plus intéressants, la série montre comment le fait de se concentrer sur nos histoires douloureuses peut nous rendre aveugles à la souffrance des autres. Les conversations portant sur le traumatisme dans le recueil de nouvelles « Afters », d’Anthony Veasna So 15, sont lestées d’exaspération, de moqueries, de lassitude. « Arrêtez d’utiliser le génocide pour avoir le dernier mot dans la conversation », lancent des enfants américains d’origine cambodgienne à leurs parents réfugiés.

Le goût des histoires sur les traumatismes subis par des Noirs se fait étriller dans « New York, mon village », d’Uwem Akpan 16, et Affamée, de Raven Leilani 17. En parcourant les propositions de nouveaux « livres-cadeaux sur la diversité », Edie, le personnage de Leilani – qui est l’une des seules employées noires de sa maison d’édition –, tombe sur une litanie de « récits d’esclaves » (sic) : « Une jeune domestique métisse se bat pour obtenir une part de l’héritage de son père ; une amitié entre une esclave marron et l’institutrice blanche altruiste qui lui apprend à lire ; une mulâtresse ressuscite les morts par la magie de ses tourtes aux tripes »… à quoi s’ajoute « un drame domestique sur une servante noire qui, tel le chat de Schrödinger, est à la fois vivante et morte ». 

La série Reservation Dogs, située sur un territoire indien de l’Oklahoma, bouscule l’attente du spectateur pour qui une histoire d’autochtones doit forcément être liée à un traumatisme. Bear, un adolescent de 16 ans, est abordé avec ses amis par les membres d’un gang rival, qui stoppent leur voiture et commencent à tirer. Le corps de Bear tremble sous l’impact, se débat et tombe avec une lenteur angoissante. Il a été balayé… par une pluie de paintball. C’est une belle parodie de la scène de la mort du sergent Elias interprété par Willem Dafoe dans Platoon. Comme s’il ne suffisait pas de jouer sur un classique du genre traumatique, Bear a plus tard la vision d’un guerrier autochtone à cheval, transperçant la brume. « J’étais à la bataille de Little Bighorn », lance-t-il, comme s’il s’apprêtait à jouer son couplet sur l’adversité et l’héroïsme. Avant d’indiquer : « Je n’ai tué personne, mais je me suis battu avec bravoure. » Et de préciser encore : « En fait, je ne me suis pas battu, mais j’ai franchi cette colline comme un chef. »

« Mon traumatisme », ai-je déjà entendu prononcer, avec une étrange note caressante doublée de quelque chose de dur, de protecteur. (Est-ce une touche d’humour noir de la part de Yanagihara que de montrer Jude lisant Pour introduire le narcissisme de Freud ?) Le résultat est souvent une histoire facile à schématiser, un moi qui se diagnostique aisément. Mais, dans des mains plus habiles, l’intrigue-traumatisme n’est qu’un point de départ, dont le milieu et la fin sont à chercher ailleurs. Avec cette perspective plus large, nous quittons le registre thérapeutique pour entrer dans un répertoire générationnel, social et politique. Lequel offre à son tour une porte d’entrée dans l’Histoire et dans un langage commun. « Bégayer, être blessé, bafouiller – le langage de la douleur, la douleur que nous partageons avec les autres, écrit Cristina Rivera Garza dans “En deuil. Textes d’un pays blessé” 18, un livre sur la violence au Mexique. Là où il y a de la souffrance existe aussi l’impératif politique de dire : “Tu me fais souffrir, je souffre avec toi.” » On retrouve dans ce traitement la trace et l’influence des romans de Toni Morrison, qui envisageait son travail comme un moyen de combler les omissions et les oblitérations des archives. Mais aussi celles de Saidiya Hartman, qui aborde l’écriture de l’Histoire comme une forme de soins prodigués aux morts. Pensez aux personnages d’historiens dans « Les chansons d’amour de W. E. B. Du Bois », d’Honorée Fanonne Jeffers 19, et No Home, de Yaa Gyasi 20. Dans ces romans, « mon traumatisme » n’est plus que le premier barreau d’une échelle. Qui ­verra-t-on d’autre si on la monte ? Dans No Home, un étudiant appelé Marcus écrit sur son arrière-grand-père condamné aux travaux forcés dans l’Alabama, durant la période suivant la guerre de Sécession. Pour en parler, il se rend compte qu’il doit évoquer les lois racistes Jim Crow. Mais comment en parler sans faire allusion à l’histoire de sa famille qui, pour y échapper, a fui lors de la « grande migration », et à leur vie dans les villes du Nord, puis à la « guerre contre la drogue » – et ainsi de suite ? 

Me vient une image tirée d’Absalon, Absalon !, de William Faulkner : deux piscines reliées par un « mince cordon ombilical », l’une alimentée par l’autre. On laisse tomber un caillou dans l’une d’elles. Des ondulations brouillent sa ­surface, puis l’autre bassin – celui qui n’a pas englouti le galet – se met à bouger à son rythme.

Quel filet d’eau nous relie à la dame en pleurs de Woolf ? Elle sur qui reposa un temps le destin du roman anglais – la femme entourée de ses oursins, perchée sur le bord de sa chaise, son manteau encore sur le dos, attablée devant une soucoupe ? Pourquoi a-t-on autant de plaisir à imaginer ces oursins si étranges et pourtant si révélateurs ? Je n’échangerais pas un seul d’entre eux contre tout un lot d’horribles secrets du passé de la dame. C’est ce genre de détail qui attise la curiosité si néces­saire à la lecture : non pas un appétit narratif dévorant, mais cette façon aléatoire, presque inconsciente, que nous avons de nous nourrir de l’observation des inconnus, d’assembler des bribes, de savoir et de ne pas savoir. 

Lexpérience de l’incertitude et de la connaissance partielle est l’un des grands plaisirs méconnus de la fiction. Pourquoi Hedda Gabler nous hante-t-elle ? Pour qui Jean Brodie se prend-elle ? Que veut Sula Peace ? 21 Son enfance est émaillée d’incidents tragiques, dont chacun pourrait former la trame d’une intrigue traumatique : elle voit un petit garçon se noyer, sa mère brûler vive… Mais Sula n’est pas la somme de ces drames ; dès sa première apparition dans le roman, elle commet un acte de violence soudain et spectaculaire qui ouvre le champ de son destin. Là où l’intrigue du traumatisme nous fournit des serrures avec leurs clés, Morrison ne prend même pas la peine de nous raconter ce qu’il advient de Sula pendant la décennie où elle disparaît de la ville (et, par la même occasion, du roman). La raison d’être de Sula n’est pas que nous l’approuvions ou la jugions. 

Le critique Stephen Greenblatt utilise l’expression d’« opacité stratégique » pour décrire la façon dont Shakespeare dépouille ses personnages d’explications causales, ce qui les rend plus complexes. Les sources de l’époque fournissent au Roi Lear et à Hamlet des motivations bien lisibles ; retirer ces motivations de l’histoire libère une énergie qu’entraverait l’explication conventionnelle. La pièce n’est pas la seule à libérer cette énergie. Celle-ci vient aussi du public, de la force de notre imagination qui se précipite pour combler le vide. Dans Mr. Bennett and Mrs. Brown, Woolf décrit la pulsion qui conduit à imaginer la vie privée des autres comme l’art de la jeunesse – c’est une question de survie – et aussi celui du romancier, jamais las de ce travail, qui se prend à imaginer la vie intérieure d’une vieille dame sitôt qu’il la voit pleurer dans le wagon d’un train. Mais ce territoire est aussi celui du lecteur. En relisant la description que j’ai faite plus haut de la vieille femme, je me rends compte que le manteau est de mon fait. En imaginant la scène, j’ai placé sur ses épaules un manteau que j’ai possédé, une harde parfaitement inesthétique qui aujourd’hui me manque – comme une vieille armure. Je suis à la fois confuse et émue de le retrouver ici. Les histoires sont pleines de nos empreintes digitales et de nos vieux manteaux ; nous en sommes les cocréateurs. D’où, peut-être, en présence d’un arrière-plan trop marqué, le sentiment d’une perte de substance, de notre propre inutilité, d’un gaspillage de notre faculté d’intuition.

L’intrigue-traumatisme aplanit, déforme, réduit le personnage à son symptôme, tout en se voulant édifiante et en insistant sur son autorité morale. Sa simplicité réconfortante se paie d’un prix non négligeable. Elle se fiche de ce que nous savons et nous demande de l’oublier aussi – d’oublier le plaisir de ne pas savoir, d’oublier ce que la souffrance a d’indicible, d’oublier les drôles de singularités d’une personnalité et, surtout, l’attrait et la nécessité d’un oursin bien placé. 

— Parul Sehgal est une critique littéraire américaine. Après une carrière au New York Times, elle a rejoint l’équipe éditoriale du New Yorker.
— Cet article a été publié par The New Yorker le 27 décembre 2021. Il a été traduit par Delphine Veaudor. 

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Rien, mais vraiment rien, ne laissait présager que Le corps n’oublie rien deviendrait un best-seller. Ce livre du psychiatre Bessel Van der Kolk décrit de manière explicite les décennies qu’il a passées à soigner des personnes ayant subi une expérience traumatisante telle qu’un viol, un inceste ou une guerre. Page après page, le lecteur est invité à se confronter à la théorie de l’auteur selon laquelle un traumatisme peut couper le lien entre l’esprit, qui veut oublier ce qui s’est passé, et le corps, qui n’en est pas capable. Il ne s’agit pas d’un ouvrage théorique à proprement parler, mais il est dense et ardu, rédigé à l’attention des étudiants en psychologie. Cette phrase est caractéristique : « Le système élémentaire du moi, dans le tronc cérébral et le système limbique, est massivement activé face à une menace d’anéantissement, entraînant une terreur bouleversante, doublée d’une excitation physiologique intense. »

Et pourtant, depuis sa parution en anglais en 2015, Le corps n’oublie rien a passé jusqu’à présent près de trois ans – cent cinquante semaines pour être précis – en tête des meilleures ventes du New York Times et s’est écoulé à plus de 3 millions d’exemplaires dans le monde. La pandémie en a renouvelé l’intérêt. L’an dernier, Bessel Van der Kolk a été l’invité du podcast Ezra Klein Show, le quotidien britannique The Guardian a publié son portrait, et son livre a pris l’allure d’un virus culturel (« Je demande instamment à mon corps de cesser de ne rien oublier », lit-on dans un tweet largement repris).

Après l’anxiété et l’isolement social entraînés par la pandémie, puis le sentiment d’incertitude sur ce que l’avenir nous réserve, beaucoup se tournent vers un nouveau genre de livres pratiques, susceptibles d’apporter du réconfort.Celui de Van der Kolka été rejoint sur la liste des meilleures ventes par Que vous est-il arrivé ? 1, recueil de lettres et de conversations entre l’animatrice de télévision Oprah Winfrey et le psychiatre Bruce D. Perry. Les éditions Barnes & Noble ne proposent pas moins de 1 350 autrestitres dans la catégorie « Anxiété, stress et troubles liés à un traumatisme », qu’il s’agisse de manuels cliniques ou d’ouvrages grand public. Certains empruntent des formules au monde du marketing pour vous promettre une vie meilleure : faites le test présenté sur la quatrième de couverture ; essayez ces exercices ; faites de votre vie un récit. Je lis sur la couverture de « Comment transformer un traumatisme » 2, du psychiatre James S. Gordon : « Que vous vous considériez ou non comme victime d’un traumatisme, ce livre peut vous rendre à votre vie par des moyens inimaginables. »

« Que les ventes de ces livres augmentent dans des circonstances stressantes, quand les gens sont sous pression, est aisément compréhensible », me confie Edgar Jones, historien de la médecine et de la psychiatrie au King’s College de Londres. En temps de crise personnelle et collective, il est tentant de céder à l’attrait d’un manuel pratique. Seul petit problème : quelle que soit leur popularité, rien ne dit que ces ouvrages puissent alléger les tourments dont les gens sont réellement affectés. « Le terme “traumatisme” est en vogue aujourd’hui », me dit Van der Kolk. Mais il est aussi des plus vagues, recouvrant toute une gamme de diagnostics psychiatriques, de conceptions populaires, voire d’idées fausses. La pandémie a engendré d’indéniables souffrances, mais l’idée que le lecteur se fait du traumatisme peut n’avoir guère de rapport avec le sens donné à ce mot par l’auteur.

Ces dernières décennies, le terme en est venu à désigner un éventail si vaste de détresses psychologiques qu’il en a presque perdu toute signification. L’Association américaine de psychologie (APA) le définit ainsi : « une réaction affective à un terrible événement, comme un accident, un viol ou une catastrophe naturelle » – comme, mais pas seulement

« À la manière des mauvaises herbes qui prolifèrent et envahissent le territoire sémantique d’autres termes », le mot “traumatisme” peut être employé pour évoquer n’importe quel malheur, petit ou grand, explique Nick Haslam, professeur de psychologie à l’Université de Melbourne. Cette dérive conceptuelle est manifeste sur TikTok, où des créateurs de contenu emploient l’expression « réaction post-traumatique » pour justifier toutes sortes de comportements, notamment la consultation compulsive d’informations anxiogènes et une tendance au perfectionnisme.

Lors de la pandémie, le traumatisme est devenu aux États-Unis un mot fourre-tout qui englobe des réalités diverses et variées, voire concurrentes. Il ne fait aucun doute que certaines personnes souffrent de stress post-traumatique, en particulier les soignants qui étaient en première ligne lors de l’hécatombe. Pour la plupart, cependant, ces deux années ont plutôt été une source de « stress chronique », voire d’« adversité extrême », m’expliquent des experts, mais sans forcément générer de conséquences graves sur le long terme.

Dans la liste des livres pratiques sur le traumatisme figurent en bonne place celui du biophysicien et psychologue Peter A. Levine, Réveiller le tigre 3, pour qui les humains devraient s’inspirer de l’absence de traumatisme chez les animaux sauvages pour dépasser leur propension – spécifique, semble-t-il – à en souffrir ; « Le puits le plus profond » 4, de l’ex-directrice de la Santé de l’État de Californie, Nadine Burke Harris, qui s’appuie sur son expérience personnelle pour établir une relation directe entre le stress subi dans l’enfance et tout un tas de maux physiques et sociaux ; et enfin Cela n’a pas commencé avec toi ! 5, dont l’auteur, Mark Wolynn, avance la thèse controversée selon laquelle un traumatisme peut être hérité de lointains ancêtres.

Ces livres suivent plus ou moins le même schéma : ils sont écrits sur la base du vécu de personnes victimes de traumatismes pour proposer une thèse centrale, puis concluent par quelques chapitres de conseils pratiques. Dans son livre, Van der Kolk décrit le cas de deux de ses patients : Sherry, négligée dans son enfance puis, quand elle était étudiante, enlevée et violée plusieurs fois pendant cinq jours, et Tom, un grand buveur dont l’objectif était de devenir un « monument vivant » à la mémoire de ses amis morts au Vietnam. Pour l’un comme pour l’autre, le psychiatre a finalement eu recours au yoga, aux massages thérapeutiques et à une thérapie appelée « désensibilisation et retraitement par les mouvements oculaires » ou EMDR. Celle-ci est spécifiquement destinée aux personnes souffrant de stress post-traumatique et vise à leur permettre de se détacher des souvenirs douloureux.

De tels traumatismes sont très différents de ce que la plupart des gens ont enduré du fait de la pandémie. Van der Kolk est de ceux qui s’inquiètent des mésusages du mot « traumatisme ». Les lecteurs qui le contactent le plus, me raconte-t-il, sont ceux qui ont été maltraités dans leur enfance, non ceux qui se sentent traumatisés par le Covid-19. « On nous rabâche que la pandémie est un traumatisme collectif, dit-il. Or ce n’est absolument pas le cas. »

Dans Que vous est-il arrivé ?, Oprah Winfrey et son coauteur consacrent un chapitre à l’idée, avancée dans les années 1990, qu’un traumatisme peut avoir un effet positif sur la trajectoire personnelle et l’appliquent à la pandémie. C’est le concept de « développement post-traumatique ». Ils invitent à rechercher les bons côtés du dommage subi. 

À contre-courant, le professeur de psychologie clinique à l’université Columbia et auteur de « La fin du traumatisme » 6 George A. Bonanno juge que la plupart des gens n’ont nul besoin d’une intervention quelconque. Ayant étudié les conséquences psychologiques de catastrophes comme le 11-Septembre, Bonanno a surtout observé une remarquable faculté de résilience. « Cela n’empêche pas quantité de personnes de s’accrocher à l’idée que tout le monde est traumatisé », me dit-il.

« Se faire une idée rigide, limitée, de ce à quoi ressemble la maladie mentale crée un risque de stigmatisation, ajoute Nick Haslam : c’est l’assurance de ne pas chercher à se faire aider et de ne pas proposer d’aide à autrui. » 

— Eleanor Cummins est une journaliste américaine indépendante. — Cet article a été publié par The Atlantic le 18 octobre 2021. Il a été traduit par Béatrice Murail.

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Au commencement de la première guerre du Golfe, en août 1990, notre hôpital fut sélectionné pour recevoir les blessés. Les psychologues se réunirent pour discuter du travail à venir et j’eus la singulière impression qu’ils s’y préparaient avec une sorte de plaisir morbide. Ils auraient à leur disposition une pléthore de plaies psychiques à panser grâce à leurs techniques et à leur expérience, ce qui permettrait de valider aux yeux de la société l’incommensurable valeur de leur profession. Les esprits brisés par les traumatismes seraient réparés, laissant entrevoir, pourvu qu’il y ait assez de psychologues disponibles, un monde où la souffrance humaine ne serait bientôt plus qu’une relique des temps obscurs. Il n’est de malheur qui résiste à une thérapie qui lui réponde.

En l’occurrence, on ne reçut pas de blessés, et j’eus de nouveau cette impression étrange que les psychologues étaient quelque peu déçus, tels des prédateurs privés de leur proie au terme d’une longue traque. Mais ils avaient tort de s’inquiéter : l’idée qu’il existe des traumatismes psychologiques ainsi que des moyens techniques pour en soulager les effets s’est durablement installée dans l’inconscient collectif anglo-saxon, toujours prêt à sauter sur la moindre raison de se bercer d’optimisme, si superficielle soit-elle.

De plus, une personne ayant subi un traumatisme se voit aujourd’hui auréolée d’un prestige et d’une autorité morale sans équivalent. Les traumatismes de masse du XXe siècle furent tels que ne pas les avoir vécus et n’en avoir éprouvé aucun autre, c’est presque faire preuve d’insensibilité ou d’une coupable suffisance. Mais, sachant que la souffrance n’est jamais objectivement proportionnelle à ses causes, chaque vie porte en elle assez de meurtrissures pour justifier l’affliction. Il existe de nos jours une sorte de concours d’infortune, y compris chez les plus privilégiés, et même la personne la plus dénuée de compassion en trouve assez pour s’apitoyer sur son sort. On a vu émerger dans la sphère anglophone tout un genre littéraire connu sous le nom de misery memoir [« autobiographie larmoyante »],dans lequel une célébrité adulée ou enviée – ou un quidam aspirant à atteindre ainsi la notoriété – révèle l’étendue de ses traumatismes. C’est un genre très apprécié, bien que pas encore aussi populaire que le roman policier.

Nul besoin de psychologues pour savoir qu’il est des événements dans la vie qui nous marquent profondément et souvent durablement. Y réfléchir est, d’ailleurs, l’une des fonctions de la conscience : la psychologie, selon moi, est conçue pour entraver cette réflexion. Elle nous incite à interpréter nos expériences à l’aide d’un prisme théorique qui nous détourne de nos réflexions et même de nos sentiments personnels. On ne compte plus les théories psychologiques visant à nous expliquer à nous-même : psychanalytique, comportementale, darwinienne, neurochimique parfois (j’entends des gens dans le bus parler du déséquilibre chimique de leur cerveau, alors qu’ils ignorent sans doute la formule chimique du sel !). Chaque théorie offre l’espoir d’une « cure », d’une « guérison », comme un mirage dans le désert promet la présence d’eau. Mon collègue, le psychiatre Colin Brewer, a formulé une loi d’après laquelle le malheur enfle en proportion des moyens consacrés à son soulagement ; ce à quoi j’ajouterais l’adjectif supposé : soulagement supposé. Aucune théorie psychologique ne semble avoir réduit le malheur du monde, et même si certains trouvent un peu de répit grâce à telle ou telle doctrine (après tout, jeter des osselets ou sacrifier un poulet peut aider quelques personnes à aller mieux), il est aussi possible que ces théories fassent plus de mal que de bien, par exemple en vous piégeant dans les méandres d’une interminable quête de vous-même. 

La vulnérabilité au traumatisme, de même que son caractère réversible, forme désormais une croyance aussi répandue que naguère le besoin de racheter ses péchés. Un cas récent aux États-Unis en témoigne. Un professeur émérite de médecine à l’Université de Pennsylvanie a suggéré en public que les résultats moins élevés des internes issus de certaines minorités n’étaient pas seulement liés au racisme. L’université a immédiatement offert une « cellule psychologique » pour les étudiants ainsi traumatisés, partant du principe qu’ils avaient forcément été choqués par les propos du professeur et que l’aide proposée pourrait annuler les effets du traumatisme subi. C’est l’équivalent moderne des Vierges miraculeuses, en moins efficace sans doute et à coup sûr en moins beau. 

Pour différentes raisons, dont la nature instinctive de nos émotions, la souffrance humaine n’est jamais directement proportionnelle à ce qui l’occasionne. Ce qui est une épreuve pour une personne peut, selon l’expérience et les circonstances, représenter un luxe pour une autre. Les attentes, l’âge, les goûts, l’histoire personnelle, le caractère, les croyances religieuses, la pression sociale et quantité d’autres facteurs affectent notre réaction à des événements fâcheux. Néanmoins, on s’attend à ce qu’il y ait une forme de proportionnalité entre le désarroi d’une personne et sa cause. Nous avons tous sans doute déjà ressenti une colère disproportionnée face à un obstacle ou un revers minimes, et le sentiment de honte qui s’ensuit. 

La souffrance n’est pas une réaction inévitable à un événement, et l’évaluer n’est pas simple. Par exemple, ayant pu observer le fonctionnement du système judiciaire à différentes occasions, j’ai découvert qu’il engendrait souvent bien plus de détresse chez les plaignants que le préjudice qu’ils avaient subi et pour lequel ils cherchaient compensation. Le système judiciaire augmente cette détresse par le biais d’au moins deux mécanismes. D’abord, il encourage les plaignants à exagérer leur souffrance et, comme la plupart de ces plaignants ne sont pas malhonnêtes, ils en viennent en effet à ressentir pleinement la souffrance qu’ils disent éprouver afin de se protéger de la pensée que leur plainte serait en partie frauduleuse. Cette souffrance secondaire ne devient pas seulement réelle, elle augmente avec le temps. Ensuite, la procédure judiciaire est souvent tellement longue, prenant des années pour arriver à son terme et demandant réfutation après réfutation de la réfutation, qu’elle force le plaignant à conserver sa souffrance constamment à l’esprit et l’empêche ou le décourage de passer à autre chose. Même quand la procédure s’achève, la personne n’est pas forcément soulagée. Soit elle n’a pas été dédommagée à la hauteur de ses espérances, ce qui engendre de la rancœur, soit elle considère, souvent à tort, que les maux infligés à l’origine sont permanents et insurmontables. Et, là encore, comme la plupart des gens n’aiment pas se considérer comme malhonnêtes, la souffrance supposée devient vraiment permanente. 

Dans les sociétés occidentales actuelles, la plupart des souffrances liées à un traumatisme sont vécues à travers le prisme déformant de la psychologie. Et le droit commun pousse en ce sens. Si une personne n’a pas requis l’aide d’un professionnel pour traiter cette souffrance, aucun document ne peut l’attester ; or, dans la quête d’une compensation, la moindre petite preuve papier vaut tous les souvenirs du monde. Plaignez-vous vite et souvent, c’est la meilleure façon d’obtenir réparation. 

La force d’âme, jadis valeur cardinale, n’en est plus une. Au contraire, elle est devenue un péché, un signe d’arriération intellectuelle ou culturelle. Une personne qui n’a jamais cherché l’aide d’un professionnel pour soigner ses traumatismes est considérée comme en partie responsable de leur persistance car, bien sûr, cette aide est disponible et la personne a refusé d’y avoir recours. Je ne dis pas que ce genre de soutien n’aide jamais, je ne dis pas davantage que le système judiciaire n’offre jamais de compensation juste. Mais le dommage collatéral, individuel, social et culturel dû à l’idée que des professionnels peuvent faire fondre la souffrance comme neige au soleil est considérable. Entre autres effets, cette idée encourage la rumination permanente (ce qui n’équivaut pas à une vraie réflexion) et procure une explication toute faite ou des excuses pour tout comportement dysfonctionnel par la suite. Aux États-Unis, notamment, des thérapeutes ont parfois même recours à ce syllogisme fallacieux : un traumatisme passé engendre un schéma de souffrance ; vous présentez un tel schéma ; donc vous avez subi un traumatisme par le passé.

C’est avec un certain soulagement que je me tourne maintenant vers les ouvrages magnifiques, salutaires et dérangeants de Jean Hatzfeld sur le génocide rwandais, notamment son premier livre sur le sujet : Dans le nu de la vie. Hatzfeld a interrogé des survivants du génocide qui ont échappé à la mort en se cachant dans des marais. On imagine difficilement traumatisme psychologique plus profond que celui qu’ils ont vécu. Ils ont vu leurs proches, leurs enfants, leurs parents, leurs conjoints se faire brutalement assassiner à coups de matraque et de machette. Ils ont échappé de justesse au massacre perpétré par ceux qui étaient jusqu’alors leurs voisins, et même leurs amis. 

Dans le nu de la vie s’ouvre sur ces mots : « En 1994, entre le lundi 11 avril à 11 heures et le samedi 14 mai à 14 heures, environ 50 000 Tutsis, sur une population d’environ 59 000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 9 h 30 à 16 heures, par des miliciens et voisins hutus, sur les collines de la commune de Nyamata, au Rwanda. »

En lisant ça, non seulement on se sent honteux d’avoir pesté parce que la banque mettait du temps à répondre au téléphone, mais tous nos tracas quotidiens semblent futiles en comparaison. L’effet ne durera pas : la prochaine fois que mon métro sera en retard, je serai aussi furieux que d’habitude. 

La clarté d’esprit et d’expression des interlocuteurs de Hatzfeld saute aux yeux. J’aurais même parlé de la beauté de cette clarté d’esprit et d’expression s’il n’y avait pas une telle antinomie entre le sujet traité et la notion de beauté. Ses interlocuteurs parlent de manière, pourrait-on dire, prépsychologique, à savoir qu’ils rapportent leurs expériences, sentiments et réflexions directement, sans les avoir passés au filtre d’une quelconque théorie psychologique, ce qui leur confère une authenticité indéniable. Cela ne veut pas dire qu’ils sont mal dégrossis ou simples d’esprit : au contraire, ils s’avèrent extrêmement complexes, intelligents et multidimensionnels. Les témoins interrogés par Hatzfeld ne s’apitoient pas sur leur sort, une tendance qui a bel et bien déformé notre vie mentale. 

Ils nous surprennent à chaque page par le caractère à la fois juste et modeste de leurs paroles. Claudine Kayitesi, qui était écolière quand elle a dû se cacher dans les marais et qui est ensuite devenue agricultrice, témoigne : « On buvait l’eau du marais pleine de boue. Elle était vitaminée, excusez-moi l’expression, du sang des cadavres. » Quel raffinement émotionnel et intellectuel contient cet « excusez-moi l’expression » ! 

Innocent Rwililiza (que les noms rwandais sont beaux !), qui a perdu sa femme et ses enfants dans le génocide et s’était séparé de sa femme pendant leur fuite, rapporte : « Je peux dire aujourd’hui que survivre avec le souvenir de son épouse et de son enfant, quand on ignore comment ils ont été tués, quand on ne les a pas vus morts, et qu’on ne les a pas enterrés, est la chose la plus décourageante. » Décourageante ! Sa retenue est admirable. 

Puis, pour expliquer pourquoi sa femme et lui se sont quittés pendant leur fuite, il dit : « Quand tout le monde doit mourir dans une famille, quand tu ne peux rien faire pour sauver ta femme ou alléger ses souffrances, et elle pareillement, c’est mieux d’aller se faire tuer ailleurs. Je m’explique plus précisément. Si ce n’est pas toi qui vas mourir le premier, si tu vas entendre les cris de ton papa, de ta maman, de ta femme ou de ton enfant, et si tu ne peux bouger une main pour les sauver, ou même pour les aider à mieux mourir, tu vas mourir à ton tour dans le gâchis des sentiments qu’il y avait entre vous, […] parce que tu vas te sentir trop coupable d’une situation qui te dépasse complètement. Un terrible sentiment de honte va t’envahir à l’ultime moment… »

Edith Uwanyiligira analyse : « Pendant le génocide, le rescapé a perdu sa confiance en même temps que le reste, et ça l’embrouille plus qu’il ne le sait. Il peut douter de tout, des inconnus, des collègues, même de ses proches rescapés. Seul, il va trop peiner à retrouver assez de cette confiance pour revenir aux autres, mais heureusement, Dieu l’aide à cela. »

Elle poursuit : « Moi, je suis prête à pardonner. Ce n’est pas pour nier le mal qu’ils ont fait, ni par trahison envers les Tutsis, ni par facilité ; mais c’est pour ne pas souffrir ma vie durant à me demander pourquoi ils ont voulu me couper [tuer avec une machette]. » 

Les pensées et sentiments les plus profonds se trouvent ici exprimés de manière extrêmement simple, sans la psychologisation qui nous éloigne souvent de notre propre expérience et nous rend malhonnêtes vis-à-vis de nous-mêmes. 

— Anthony Daniels a exercé le métier de psychiatre dans plusieurs pays africains et dans des prisons britanniques. Connu aussi sous le nom de plume de Theodore Dalrymple, il a publié plusieurs livres, dont Life at the Bottom (Ivan R. Dee, 2003), sur les déshérités de la société britannique. Son dernier livre, Ramses: A Memoir (World Encounter Institute/New English Review Press, 2022), est consacré à son chien. — Cet article a été rédigé pour Books. Il a été traduit par Lucile Pouthier.

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En japonais classique, le terme « traumatisme » s’écrit, me dit-on, en combinant deux caractères chinois signifiant respectivement « externe » et « blessure ». Déjà, en grec ancien, « blessure » se disait τραυμα, « trauma ». Ce n’est pourtant pas à cette signification que le mot doit aujourd’hui sa popularité – employé moins de 300 fois dans The New York Times entre 1851 et 1960, il y est apparu à plus de 11 000 reprises de 1960 à 2010.

Pareille explosion ne tient pas à un regain d’intérêt pour les blessures, mais à l’évolution de la notion à partir de la fin du XIXe siècle, lorsque le caractère clairement extérieur du traumatisme commence à laisser place à l’intériorité. Il devient une blessure psychique, une « épine fichée dans l’âme », selon l’expression du grand psychologue américain William James, une atteinte non du corps mais de l’esprit, causée par une agression violente ou par une expérience indicible, insoutenable. Au cours du XIXe siècle et de l’essentiel du XXe, on a admis que ce type de blessure se traduisait sur le corps par des symptômes tels que la paralysie, l’insomnie, l’épuisement, les palpitations, etc. Mais, de nos jours, plus besoin du moindre signe apparent pour être considéré comme traumatisé. La « condition de victime » s’est démocratisée. Le passé suffit à planter « une épine dans l’âme ». « Tous les enfants sont traumatisés par leurs parents et en gardent des cicatrices psychiques permanentes », nous dit la psychanalyste suisse Alice Miller.

Didier Fassin et Richard Rechtman ne s’intéressent guère à la façon dont le traumatisme s’est déplacé vers l’intériorité. Dans le sillage de Michel Foucault, ils se sont penchés sur la manière dont certains corps de métiers sont amenés, notamment dans leurs interactions avec l’État, à élaborer des catégories telles que « victime d’un traumatisme » ou « homosexuel ». Foucault assure (et nos deux auteurs sont d’accord avec lui) que la gouvernance se fonde au moins autant, si ce n’est plus, sur la « production de vérité » que sur l’imposition de lois. La question n’est pas de savoir si un quidam a véritablement été victime d’un traumatisme, mais comment les critères qui en décident ont été établis, et par qui. Ce qui est au cœur de leur livre, ce n’est pas la réalité du traumatisme, mais sa construction dans le champ de la santé mentale et les implications politiques de ce processus qui aboutissent à déterminer qui est en droit de bénéficier du statut de victime.

On peut bien sûr se demander, comme l’ont fait des historiens, s’il existait, par exemple, des symptômes de stress post-traumatique à la suite de guerres ou de catastrophes antérieures au XIXe siècle, et si leur fréquence s’est accrue ou non au cours du temps. Mais, en tant que catégorie nécessitant une prise en charge morale et médicale, le trouble de stress post-traumatique (TSPT) n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle. La guerre de Sécession est le premier conflit à propos duquel on dispose d’un volume suffisant de données pour diagnostiquer rétroactivement des symptômes proches de notre conception moderne du traumatisme comme blessure intérieure.

Désireux de cerner une maladie précise pouvant expliquer des manifestations physiques apparemment incompréhensibles, les médecins de l’époque ont épluché les informations recueillies, en quête de relations entre violence passée et souffrance présente. Et ils en ont trouvé. En 1871, Jacob Mendes Da Costa publie une étude établie sur la base de 300 cas de soldats dont il relie les étranges symptômes au stress subi, mais sans pouvoir en expliquer la physiologie. Il imagine que la terreur de devoir charger sous le feu nourri de l’ennemi, seul et sans protection, a pu provoquer un genre de « choc de l’obus ». Sa réflexion a contribué à l’émergence de la notion de traumatisme, une catégorie clinique nouvelle.

L’ouvrage de Didier Fassin et Richard Rechtman porte, lui, sur la manière dont les débats autour de la légi­timité morale des victimes ont façonné, voire construit, cette notion. Ils affichent une complète neutralité sur la question controversée de savoir si le traumatisme doit être compris comme une réaction culturellement déterminée, ou plutôt comme une lésion neurologique causée par des souvenirs impossibles à assimiler. Ce type de lésion peut se repérer à la lecture d’électroencéphalogrammes réalisés au moment de cauchemars ­post-traumatiques. Si cette thèse venait à être démontrée, affirment ses promoteurs, les questions soulevées par Fassin et Rechtman sur la construction sociale du traumatisme n’auraient plus lieu d’être.

Mais ces questions sont fondées, et cela n’a rien à voir avec la médecine. Une fois la catégorie « traumatisme » établie, dans les années 1880, de nombreux médecins ont mené des enquêtes épidémiologiques : pourquoi seul un faible pourcentage d’individus exposés à un événement violent ou stressant développe-t-il des symptômes ? Un siècle plus tard, la question a pris un tour éthique : dans quelle mesure le médecin peut-il considérer un traumatisme comme la manifestation d’une expérience passée, autrement dit, traiter son patient comme le témoin fiable de sa propre souffrance ? Et, en conséquence, étendre sa compréhension du syndrome à d’autres patients présentant les mêmes symptômes à la suite de circonstances semblables ?

Si la question, comme c’était surtout le cas naguère, porte sur l’incidence, la recherche se concentrera sur la vulnérabilité des victimes ; elle se focalisera sur l’événement lui-même s’il s’agit essentiellement de savoir ce dont elles ont été témoins. Aucun progrès clinique ne vient expliquer le basculement historique du premier type d’enquête vers le second. L’Empire du traumatisme raconte l’histoire de trois nouveaux champs disciplinaires visant à produire les « vérités » recherchées. La « victimologie psychiatrique », expérimentée à Toulouse à la suite de l’explosion de l’usine chimique AZF, le 21 septembre 2001, valide le statut de victime et met l’accent sur la réparation ; la « psychiatrie humanitaire », développée dans les territoires palestiniens occupés et, de manière plus controversée, en Israël, explore les causes des souffrances subies ; la « psychotraumatologie de l’exil » se consacre aux persécutions endurées par les demandeurs d’asile dans un pays réticent à les accueillir, la France. Ces nouvelles approches témoignent d’un tournant radical de la « signification anthropologique » de la condition de victime : on passe d’un univers où les victimes étaient suspectes à un autre où « leur souffrance, devenue irrécusable, vient attester une expérience qui suscite la sympathie et appelle une indemnisation ». 

Ce constat peut surprendre, car l’ouvrage semblait parti pour dire que l’omni­présence du traumatisme dans le débat public est une aberration. Il nous rappelle en effet que, au lendemain du 11-Septembre, 9 000 professionnels de la santé mentale se sont précipités à New York, mais que très peu de gens ont souffert, même brièvement, de ce qui peut être qualifié de stress post-traumatique. Les auteurs citent aussi le cas, pour Toulouse, d’une « enfant de 8 ans traumatisée par les seules larmes de son institutrice » et non par l’explosion elle-même. Ils ne cessent de souligner que le terme « traumatisé » peut vouloir dire tout et n’importe quoi : il s’agit d’un « signifiant flottant ».

On s’aperçoit aussi que les auteurs ne sont pas des observateurs neutres, mais des « observateurs participants » de l’histoire qu’ils racontent. Didier Fassin est un anthropologue qui enseigne à Princeton ; il est aussi médecin, ancien vice-président de Médecins sans frontières (MSF) et président du Comede, le Comité pour la santé des exilés. Richard Rechtman est anthropologue et psychiatre ; il a créé et dirige un dispositif de consultations spécialisées pour les réfugiés cambodgiens à Paris. Ainsi, tous deux œuvrent dans des organisations qui ont contribué à élaborer la notion contemporaine de traumatisme. Ils ne hiérarchisent pas les victimes et ne condamnent pas ce que certains perçoivent comme une inflation injustifiée du statut de victime. Ils réprouvent une telle lecture, « manière sophistiquée mais classique de nier l’injustice, les inégalités et la violence ». Ils refusent également de se poser en moralistes, estimant que leur rôle est simplement d’enregistrer – même s’ils ne convainquent pas toujours sur ce point. On voit de quel côté penche leur cœur. Pour eux, le traumatisme est devenu le moyen d’accéder au statut de victime et à un traitement des souffrances infligées ; cela a ouvert de nouvelles possibilités pour faire valoir la réalité des persécutions et des préjugés, offrant aux victimes un outil dans leur combat pour être reconnues et indemnisées. Ils s’en félicitent, sans réserve. 

La double généalogie du traumatisme, catégorie à la fois médicale et morale, trouve ses origines chez Charcot qui, en 1870, alors qu’il étudiait l’hystérie, se vit confronté à ce que d’aucuns auraient qualifié de « névrose traumatique ». Les étranges symptômes qu’il observa à l’hôpital de la Salpêtrière, à Paris, ne concernaient pas seulement des femmes (les suspectes habituelles, vu « la faiblesse de leur constitution ») ou des hommes efféminés, mais un large éventail de malades des deux sexes. L’hystérie et, par extension, le traumatisme ne pouvaient donc pas être considérés comme un problème gynécologique ni de dysphorie sexuelle. Trop matérialiste pour reléguer la chose dans les tréfonds d’un vague domaine psychologique, Charcot préférait postuler qu’il s’agissait d’une blessure intérieure, une pathologie des nerfs qui pouvait aussi bien toucher des terrassiers que des forgerons. Bien sûr, une faiblesse congénitale (la théorie de la dégénérescence battait son plein) pouvait aussi expliquer pourquoi seules certaines personnes étaient affectées.

Ce furent Pierre Janet, en 1888, et surtout Sigmund Freud, durant les décennies suivantes, qui émirent l’idée que le traumatisme était une blessure essentiellement psychique et non physique. Il survenait soit en réaction à un événement, soit, comme Freud le formula après avoir abandonné sa théorie de la séduction (d’après laquelle l’hystérie est causée par une véritable agression sexuelle), à l’issue du processus par lequel la sexualité infantile s’élabore pour atteindre sa forme adulte. Le mécanisme qui conduit une blessure psychique à se transformer en symptômes somatiques demeurait mystérieux ; Janet eut recours au modèle de l’hypnose, Freud développa sa théorie de la répression.

Le traumatisme avait donc une double signification, révélant à la fois la faiblesse de la victime et l’ampleur de l’événement responsable. Selon Fassin et Rechtman, l’accent était mis sur la faiblesse : ceux qui souffraient de traumatismes étaient considérés comme suspects. Au début du XXe siècle, les ouvriers qui cherchaient à être indemnisés pour les conséquences psychiques d’un stress ou d’un accident du travail à l’usine ou dans la mine étaient perçus comme souffrant de sinistrose, une affection surtout engendrée par les bénéfices matériels qu’ils escomptaient tirer de la situation.

Avec la Grande Guerre, l’herméneutique de la suspicion franchit un nouveau cap. Impossible désormais d’ignorer l’« obusite » contractée dans les tranchées, devenue endémique. Mais il était politiquement inacceptable d’y voir une preuve des horreurs, voire de l’illégitimité de la violence endurée. Souffrir d’obusite était jugé antipatriotique ou dénotait un patriotisme trop faible pour assurer une protection – voire vous mettait dans le même sac que ces ouvriers qui tombaient malades pour en tirer avantage. Les soldats étaient traités en conséquence. 

Tous les médecins n’étaient pas aussi brutaux que Clovis Vincent, à Tours, dont les techniques de « persuasion » mêlaient violents électrochocs, menaces et injonctions d’aller mieux, ou encore Julius Wagner-Jauregg, le fameux psychiatre autrichien et futur prix Nobel, traduit en justice après la guerre pour son utilisation des électrochocs. Quelques médecins ont montré plus d’humanité, mais il semble que, pour la plupart, le traumatisme témoignait d’une faiblesse individuelle.

La psychanalyse fit beaucoup pour effacer cette stigmatisation, d’abord dans les années 1920, puis après la Seconde Guerre mondiale, soutenant que l’obusite n’était pas le fait de simulateurs ni d’une aspiration inconsciente à un quelconque avantage, mais était imputable aux mêmes démons de la prime enfance qui créent les névroses ordinaires. Refuser de mourir pour son pays pouvait être dû, par exemple, à un narcissisme surdéveloppé. À l’orée des années 1950, l’individu en souffrance avait cessé d’être mal vu, sans toutefois que l’on soit parvenu à remonter aux causes de sa blessure psychique.

Pour les auteurs, c’est un inattendu pas de deux qui aurait fait changer les choses. L’Holocauste avait énormément servi à populariser la psychanalyse, laquelle avait largement contribué à faire de ce massacre l’« événement traumatique du siècle ». La violence exercée à pareille échelle en vint à définir les « limites de l’expérience humaine universelle ». Cela se situait indubitablement « au-delà de l’expérience humaine classique » et pouvait constituer « une source de stress reconnaissable capable de créer des symptômes de détresse significative chez tout un chacun ou presque », comme l’exprimait en 1980 la troisième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-III) dans sa définition du TSPT. Cette formulation est peut-être la tentative la plus spectaculaire jamais recensée d’habiller du langage de la science un ensemble d’idées de nature éthique, sociologique et anthropologique. Elle a pu suggérer une problématique équivalence morale entre toutes sortes de victimes, mais a manifestement soulagé d’un fardeau les individus en souffrance. Auschwitz avait conféré au traumatisme une nouvelle perspective.

Les psychanalystes lui ont rendu la pareille. Robert Jay Lifton et Bruno Bettelheim ne se sont pas contentés d’œuvrer à ériger l’Holocauste en paradigme d’un événement traumatique qui ne pouvait manquer de laisser « une trace sur l’individu et la mémoire collective », ils ont aussi inventé une notion clinique, le « syndrome du survivant » ou « culpabilité du survivant ». C’était désormais l’événement lui-même – sa « réalité irréfutable » et non des failles psychologiques présumées – qui était tenu pour responsable. Les survivants d’Auschwitz étaient forcément au-delà de tout soupçon, et mettre au grand jour les effets des camps pouvait avoir une valeur thérapeutique non seulement individuelle mais culturelle.

Se souvenir, l’une des tâches essentielles lorsqu’on suit une psychanalyse, est devenu la base d’un large engagement sociétal en faveur du « plus jamais ça ». Primo Levi, après avoir passé des années à tenter en vain de faire éditer Si c’est un homme (Pocket, 1988), a ensuite vu son livre devenir le récit mémoriel par excellence, et lui-même le parfait symbole du survivant. Ce qui naguère générait le soupçon acquérait « valeur de preuve ». La victime en tant que témoin venait de naître. Le traumatisme pouvait désormais nous parler « de notre époque, de l’air du temps ».

Le 11 septembre 2001, un flash spécial en provenance de New York interrompait une réunion du Comité national de l’urgence médico-psychologique à laquelle Fassin et Rechtman étaient en train d’assister à Paris (notons que la création de cet organisme, en 1997, montre bien le lien officiellement établi entre blessures internes et externes). À propos de l’attentat contre les Twin Towers, on a beaucoup parlé de « traumatisme de masse », phénomène présenté comme l’affirmation d’une humanité commune, comme si un parallèle pouvait être fait avec la menace exercée sur tout un chacun par le terrorisme. Dix jours plus tard, l’explosion de l’usine AZF de Toulouse allait démontrer à quel point la notion de traumatisme avait progressé : les demandes d’indemnisation des conséquences psychiques et sociales d’un accident industriel qui avait causé la mort de 31 personnes et en avait laissé plusieurs milliers sans logement invoquaient un traumatisme subi. C’était le résultat des efforts d’une nouvelle alliance entre professionnels de la santé mentale attachés à faire reconnaître et prendre en charge les besoins des victimes dans une société qui les avait si longtemps négligées.

Le ministère français de la Justice avait créé en 1982 un bureau de protection des victimes afin de mieux organiser leur indemnisation. En 1986, Françoise Rudetzki, une juriste qui avait été grièvement blessée par une bombe jetée sur le restaurant parisien Le Grand Véfour trois ans plus tôt, avait fondé l’association SOS Attentats, pour que les personnes dans sa situation cessent d’être doublement victimes, d’abord de l’attentat, puis de l’indifférence générale. Ces demandes de réparation visaient surtout à faire reconnaître leur condition de victime. Dans les années 1980 et 1990, la recherche universitaire contribua à élargir cette nouvelle catégorie pour y inclure des personnes qui, bien que ne se sachant pas traumatisées, pouvaient être considérées comme des victimes.

Le scepticisme avec lequel la plupart des psychiatres traditionnels accueillirent ces initiatives fit émerger une nouvelle discipline, la victimologie. Calqué sur celui de « criminologie », le terme prêtait à sourire. Cela ne l’empêcha pas de conquérir une reconnaissance semi-
officielle en 1995, lorsque le président Jacques Chirac, en réponse aux attentats perpétrés cette année-là en France, parla de l’urgence psychologique comme d’un service que l’État devait être prêt à assurer. Au moment de l’explosion d’AZF, les spécialistes en victimologie avaient enfin obtenu que leurs patients soient pris au sérieux. L’éventualité d’une indemnisation n’était plus considérée comme la cause potentielle des symptômes traumatiques ; il n’était plus question de « sinistrose ». Pouvoir indemniser était devenu une forme de thérapie, et là où planait autrefois le doute sur qui avait le droit de se dire victime, on affirmait maintenant qu’une société tout entière pouvait subir un traumatisme. 

À Toulouse, celui-ci était devenu « la preuve de l’humanité de ceux qui ont souffert ». Mais les deux auteurs montrent aussi que, même dans le cadre d’une souffrance présumée universelle, certains sont vus comme ayant plus souffert que d’autres. La politique et les préjugés continuent de faire des élus et des exclus. Ainsi, les malades de l’hôpital psychiatrique voisin d’AZF qui avaient dû être évacués n’ont pas été pris en compte, car personne n’a pensé qu’ils avaient pu être traumatisés. Les travailleurs de l’usine sont eux aussi restés en marge, leur syndicat leur ayant conseillé de faire profil bas pour éviter de se mettre leur employeur à dos. D’autant que l’un d’eux était responsable de l’accident. En dépit de ces « inégalités », Fassin et Rechtman décrivent à Toulouse un remarquable degré de cohésion sociale : le fait que l’accident ait été considéré comme un traumatisme de masse avait resserré les mailles du tissu social, et ce jusque dans les quartiers défavorisés. 

Dans les territoires palestiniens occupés, c’est la « psychiatrie humanitaire » qui s’est déployée, héritière d’une longue tradition de médecine humanitaire, avec des spécialistes du diagnostic, de l’étiologie et du traitement de la souffrance, des ­médecins sensibles à ses causes et à ses effets au-delà de la simple biologie. L’attention portée par les médecins humanitaires aux blessures de l’esprit s’est développée avec la prise en charge des victimes de la torture en Amérique du Sud et du tremblement de terre en Arménie en 1988, ainsi qu’avec le travail de MSF et de Médecins du monde en Bosnie, au Kosovo et au Congo (Médecins du monde a été créé en 1980 par des membres de MSF qui souhaitaient s’impliquer plus activement dans la lutte pour les droits humains). La question de savoir qui méritait l’empathie a fait débat. En 1999, la section grecque de MSF avait ainsi été exclue pour avoir affirmé que les Serbes aussi étaient dignes d’empathie.

Au début de leur engagement en Palestine, aucun des psychiatres de ces organisations n’employait le terme « traumatisme ». Il ne semblait d’ailleurs pas y avoir de raison médicale à leur présence, les Palestiniens disposant de suffisamment de médecins. Les symptômes cliniques étaient rares et, souvent, les jeunes hommes refusaient d’être considérés comme des victimes, quels que fussent leurs symptômes. Pourquoi le mot « traumatisme » s’est-il imposé ? Sans doute parce que cela permettait aux médecins de s’inscrire dans une tradition de témoignage : parler de la souffrance et de ses causes sans avoir à traiter ni même reconnaître de symptômes spécifiques. Prises dans leur acception la plus large, les blessures de l’esprit leur conféraient le statut à la fois de médecins et de travailleurs humanitaires. Ils pouvaient témoigner sans avoir recours au vocabulaire clinique, évoquer la dimension historique profonde de la condition de victime par le biais de cas individuels et attester l’équivalence morale de toutes les souffrances tout en témoignant des injustices perpétrées par un camp. Le traumatisme a servi à concilier des agendas apparemment inconciliables.

Peut-être restaient-ils inconciliables, d’ailleurs. MSF publia un rapport critiquant Israël pour les blessures mentales infligées aux Palestiniens dans les territoires occupés, et Médecins du monde en sortit un autre disant que les Israéliens étaient traumatisés par les attentats palestiniens. Si, comme l’écrivent Fassin et Rechtman, le traumatisme devait pouvoir servir de « pièce à conviction dans la défense des opprimés, un argument à charge contre les oppresseurs », on ne sait trop qui l’a emporté dans cette situation, hormis peut-être les psychiatres humanitaires, pour qui se sont ouverts « de nouveaux horizons dans notre compréhension du monde », le traumatisme représentant une « plus-value dans la construction du témoignage ». 

Les derniers chapitres du livre sont consacrés à ce que les auteurs appellent la psychotraumatologie de l’exil. Dans les années 1990, la notion de traumatisme n’apparaissait jamais dans les déclarations des demandeurs d’asile. À présent que les tortionnaires laissent peu de traces sur les corps, le concept est invoqué pour « dire l’indicible ». En 1951, le psychiatre franco-russe Eugène Minkowski fondait le premier centre de psychologie destiné aux migrants, sur un modèle universaliste et principalement tourné vers les douleurs de l’exil. En 1979, à la suite de la crise au Cambodge, le Comede était créé pour s’occuper de ceux qui avaient fui le pays. En 1984, à Paris, naissait l’Avre (Association des victimes de la répression en exil), un centre de prise en charge des victimes de la torture et d’autres actes de barbarie. Mais ce n’est qu’en 1995 – avec la fondation de ­l’Association Primo Levi, destinée à traiter les victimes de tortures et de violences politiques en général – qu’une psychotraumatologie de l’exil a fini par émerger. 

Ainsi, la dénonciation des sévices et la prise en compte des besoins particuliers des réfugiés avaient précédé la reconnaissance des blessures mentales en tant que catégorie médicale ou morale. Obtenir le statut de réfugié commença à dépendre de plus en plus des preuves de persécutions. Au lieu de provoquer la suspicion, le traumatisme était maintenant convoqué pour certifier de l’authenticité d’une souffrance déclarée. Les médecins se retrouvaient dans une position inconfortable, sommés d’identifier, tels des légistes, les séquelles présentes dans les esprits quand les marques sur les corps avaient disparu. L’administration se montrant de moins en moins encline à croire les récits des migrants, les experts médicaux se virent contraints d’attester la bonne foi de personnes dont la parole, selon eux, aurait dû suffire. L’idée que la violence blesse le psychisme a fini par être acceptée par les autorités, mais en théorie plus qu’en pratique. Le traumatisme, notent Fassin et Rechtman, ne peut énoncer que ce que « la société est prête à entendre comme vérité sur les victimes ». Alors que les médecins multipliaient les certificats, leur efficacité ne cessait de diminuer. Le traumatisme avait fini par lier « violence et souffrance, politique et psychiatrie, expérience et soin, mémoire et vérité », mais en contribuant peut-être autant à les dissocier. 

C’est une révolution morale qui s’est produite. Il nous paraît désormais évident que les marques de tortures s’inscrivent plus longtemps et douloureusement dans l’esprit que sur le corps, et que voir un ami ou un parent se faire supplicier est aussi un supplice. De nos jours, tout le monde ou presque a « survécu » à quelque chose. Les « survivants » et « groupes de survivants » sont partout, qu’il s’agisse d’anciens malades du cancer, de victimes d’inceste, de viol ou de maltraitance, de personnes ayant été confrontées à un divorce, à un deuil, à un parent alcoolique ou à un conjoint souffrant d’addiction au sexe, de victimes de tortures, d’une guerre, de l’exil ou d’une catastrophe naturelle. L’empire du traumatisme a généré un immense réseau d’intervention dont les cellules d’urgence médico-psychologique que mentionnent les auteurs ne sont qu’un aspect. Les pouvoirs publics, au niveau national comme local, ainsi que les employeurs se montrent tous prêts à aider d’éventuelles victimes : en Italie, des chercheurs commandités par l’État analysent la façon dont les gens traversent un deuil, avec l’idée de le rendre moins pénible ; à Vienne, le somptueux cimetière central propose au visiteur une liste de spécialistes de la gestion émotionnelle du deuil avalisés par la municipalité ; dans mon département universitaire, le décès d’un cadre très apprécié a donné lieu à l’envoi d’un message détaillant les moyens mis à notre disposition pour mieux surmonter cette épreuve. Et, sans surprise, un vaste système lucratif a émergé. Un séjour à 2 000 dollars la semaine dans un centre de traitement des addictions réputé promet de vous « libérer du passé », de vous apprendre à contrecarrer le sentiment de perte et, si cela ne fonctionne pas, à briser le cycle des « comportements destructeurs » qui suivent un traumatisme. 

Fassin et Rechtman considèrent que le traumatisme reconfigure notre « vision de l’humanité » en nous permettant de penser « l’expérience individuelle et la mémoire collective en termes de blessures », soit « la forme la plus consensuelle de la signature de l’événement tragique dans l’expérience humaine », qui « s’est imposée dans la société de façon à devenir la réalité centrale de la violence ». Cela « réinvente les “bonnes” et les “mauvaises” victimes », sans être le produit d’avancées cliniques, mais d’un « nouveau rapport au temps, à la mémoire, au deuil et à la dette, au malheur et aux malheureux ».

Selon moi, ce n’est pas l’Holocauste, tel qu’il a été considéré après le procès d’Adolf Eichmann en 1961, qui a provoqué la transformation morale du traumatisme en blessure psychique « suscitant la sympathie et appelant une indemnisation ». Il semble plutôt que cela soit dû aux mouvements de revendication des femmes, des anciens combattants et autres mobilisations sociales de la fin du XXe siècle. 

Le syndrome de stress post-traumatique est entré dans la nomenclature nord-américaine afin d’évacuer de la pratique clinique les jugements normatifs (c’est d’ailleurs cette même édition de 1980 du DSM-III qui statue que l’homo­sexualité ne doit plus être considérée comme une maladie ni une dépravation). Tout « événement psychologiquement traumatique, généralement hors du commun », devenait susceptible de transformer quelqu’un en victime, et c’est ainsi que des anciens combattants de l’armée des États-Unis dans la guerre du Vietnam, y compris ceux qui avaient commis des actes pouvant sembler criminels, ont pu être soignés en tant que victimes et percevoir des indemnisations. Il n’est toutefois pas certain que cela leur ait valu beaucoup de sympathie. Pour ce qui est de l’Holocauste, il est entré dans l’imaginaire occidental de multiples façons, mais en n’étant associé à la notion de traumatisme que de façon vague et rétrospective. 

Les études de cas citées dans le livre montrent bien que l’histoire récente du traumatisme reste quasiment sans lien avec ce mal absolu du XXe siècle. Dans les suites immédiates de la guerre, il avait été clairement posé que les réparations ne concerneraient pas les blessures mentales. Il n’était pas question de dédommager pour le traumatisme du génocide, ni d’affirmer une égalité de principe entre les victimes. De part et d’autre, tout fut fait pour séparer l’aspect financier des questions d’empathie, de pardon ou de moralité. En Israël, la droite comme la gauche s’opposèrent au processus dans son ensemble, parce qu’il semblait barbare de suggérer que l’on pût fixer un prix pour un génocide, un prix qui pourrait servir à réparer (en allemand, le mot « réparation », Wiedergutmachung, signifie littéralement « rendre les choses à nouveau bien » ; de nombreux survivants devaient l’avoir en tête, ce qui rendait l’idée encore plus atroce). Le gouvernement Ben Gourion, formé en 1949 et qui avait désespérément besoin d’argent, insista pour que le montant réclamé à l’Allemagne ne soit pas lié aux questions les plus profondes, limitant la demande à une compensation à la hauteur des coûts de relogement pour l’État d’Israël des centaines de milliers de survivants qui avaient perdu leur toit en Europe, c’est-à-dire 3 000 dollars par personne, soit 1,5 milliard de dollars au total – montant qui, à la suite d’âpres négociations, tomba à 1 milliard. Les Allemands étaient satisfaits.

En 1866, John Eric Erichsen, un chirurgien britannique, avait décrit des cas de patients qui, à la suite d’accidents de chemin de fer dont ils semblaient être sortis indemnes, développaient, parfois même longtemps après, de graves symptômes physiques et mentaux. Ils étaient désorientés, incapables de vaquer à leurs occupations, voyaient flou, entendaient des bruits, des chants, ou percevaient les sons avec une sensibilité perturbante. On baptisa le phénomène railway spine, « névrose du chemin de fer ». Comme Charcot, Erichsen était persuadé que ces blessures relevaient de la neurologie et non de la psychologie, que la grande violence des accidents ferroviaires causait des lésions microscopiques, indétectables par les instruments de l’époque mais bien réelles, à la moelle épinière (spine, en anglais). Si Charcot avait abouti à ses conclusions de manière surtout théorique, Erichsen avait, lui, des préoccupations plus immédiates et pratiques, car les rescapés commençaient à intenter des procès aux compagnies de chemin de fer. Et le droit anglais en matière de dommages et intérêts ignorait royalement le concept de blessure psychique : « La douleur mentale et l’anxiété ne sauraient être appréciées par la loi », écrivait en 1861 lord Wensleydale, juge à la cour de l’Échiquier, chargée des arbitrages financiers. 

Pour que les plaignants obtiennent gain de cause, il fallait que leurs avocats puissent prouver que la railway spine constituait une blessure comparable à celle que l’on pouvait subir en étant éjecté d’un wagon, et c’est ce qu’Erichsen, régulièrement cité en tant qu’expert par les parties civiles, venait expliquer devant les tribunaux. Il fut écouté. Durant la décennie suivant la parution de son ouvrage sur le sujet 1, les compagnies ferroviaires anglaises perdirent 70 % des procès qui leur avaient été intentés et furent condamnées à verser 11 millions de livres sterling de dédommagement (l’équivalent d’environ 1 milliard actuel). L’argument médical n’avait pas été le seul à peser – il y avait aussi le fait que les plaignants étaient considérés comme au-dessus de tout soupçon. Être victime d’un accident de train relevait d’une horreur presque indicible. Ainsi, le chirurgien britannique Thomas Furneaux Jordan écrivait en 1867 : « La puissance des forces destructrices à l’œuvre, l’ampleur des conséquences, la menace mortelle s’abattant soudain sur tout un groupe d’êtres humains et l’absence d’espoir d’en réchapper provoquent des émotions qui suffisent à elles seules à engendrer un choc terrible, voire la mort. » 

Les avocats de la défense et leurs experts ne l’entendaient pas ainsi. Herbert Page, chirurgien travaillant pour une compagnie de chemin de fer, affirma que ces gens s’étaient laissé dominer par la peur, que leurs symptômes pouvaient être comparés à ceux que déclenchait une séance d’hypnose. La source de leurs manifestations somatiques était « dans leur tête ». Qu’il s’agît ou non d’un processus conscient, la souffrance des plaignants était accentuée par le fait qu’ils avaient quelque chose à gagner en intentant un procès. Et les indemnités obtenues semblaient les apaiser, comme les avocats des compagnies de chemin de fer et les médecins pouvaient le constater. Selon un chirurgien de Boston, la persistance des symptômes prouvait surtout un désir de mener « une procédure agressive, assortie d’exorbitantes demandes pécuniaires ». N’avait-on pas remarqué, renchérissait l’un de ses collègues anglais, que « ceux qui souffrent le plus sont les passagers des wagons de troisième classe ? »

Les choses ont peu évolué depuis un siècle et demi. En février 1972, en Virginie-Occidentale, la rupture d’une série de barrages retenant des déchets miniers provoqua un déferlement de flots toxiques dans l’étroite vallée de Buffalo Creek, tuant 125 personnes et détruisant des centaines d’habitations. Plutôt que d’accepter la somme ridicule proposée par la Pittston Coal Company, responsable du désastre, les rescapés se tournèrent vers l’un des cabinets d’avocats les plus prestigieux de Washington pour attirer l’attention du grand public sur l’affaire. La partie adverse leur fournit une aide involontaire en exigeant la preuve que les plaignants avaient effectivement subi des blessures psychologiques et non de simples pertes matérielles. Une équipe d’experts embauchée par les avocats de la partie civile, dont l’inévitable psychanalyste Robert Jay Lifton, s’employa à faire en sorte que le terme de « traumatisme », alors sans valeur légale, remplace les expressions « blessure psychologique » et « souffrance mentale ». 

L’absence d’empathie manifestée par les dirigeants de la Pittston Coal Company avait nourri la colère qui avait mené au procès. (Quelques années plus tôt, en 1966, au pays de Galles, l’obtuse insensibilité de la Direction des charbonnages après l’effondrement d’un terril qui avait enseveli le village d’Aberfan, causant la mort de 144 personnes dont 116 enfants pris au piège dans leur école, avait eu le même effet.) Mais, dans l’affaire de Buffalo Creek, le succès des plaignants tint surtout à la reconnaissance désormais bien établie de la souffrance morale comme blessure valant réparation. 

À mon sens, Fassin et Rechtman dévoient cette histoire en assimilant le traumatisme à toute souffrance dont nous prenons conscience. Et se trompent en écrivant que le traumatisme représenterait (et que l’empire du traumatisme aurait fait advenir) un « nouveau rapport au temps et à la mémoire, au deuil et à la dette ». Il est certain que le XXe siècle a connu d’importants changements à cet égard, mais ils ne viennent pas de l’évolution de notre manière de comprendre les blessures psychiques. Ils font plutôt partie de l’expansion de ce que le philosophe israélien Avishai Margalit a appelé l’« éthique de la mémoire », selon laquelle les communautés sont façonnées et refaçonnées par les souvenirs partagés et l’obligation de se souvenir. 

Notre époque déborde de revendications et de contestations de la mémoire collective. Monuments commémoratifs, commissions de vérité et de réconciliation, explosion du nombre d’autobiographies, recensement des noms des morts... Depuis l’Holocauste, les protocoles, pratiques et tribunaux concernant les droits humains se fondent tous sur une forme ou une autre de maîtrise du passé dans l’intérêt de l’avenir. À cet égard, le sociologue français Maurice Halbwachs, disciple de Durkheim, est plus important que Freud. Pour lui, ce ne sont pas les ­blessures que le passé a laissées dans le présent qui comptent, mais la façon dont nous nous souvenons et dont nous construisons collectivement un passé en fonction d’un ensemble d’impératifs. Si les Allemands peuvent aujourd’hui parler des souffrances éprouvées sous les bombardements qui ont dévasté Hambourg, ce n’est pas parce que nous ou eux avons soudain pris conscience des blessures psychiques des survivants, mais parce que ces souvenirs sont à présent autorisés, collectivement. Il est désormais admis que les Allemands aussi peuvent avoir été des victimes, ce qui leur a été refusé durant des décennies.

Je pense que Fassin et Rechtman seraient d’accord là-dessus. En revanche, nos opinions divergent sur ce qui a produit les changements de sensibilité exposés en conclusion de leur ouvrage. Ils suggèrent que l’Holocauste a marqué un tournant radical dans notre évaluation morale des victimes de traumatismes. Plus encore, ils affirment que la notion de victime d’un traumatisme a été créée au sein d’une communauté professionnelle particulière dotée de ses propres règles, normes et contraintes quant à la production de vérité. En extrapolant à partir d’études de cas finement ciselées portant sur trois tribus parisiennes, ils découvrent un empire. 

À mes yeux, la notion de traumatisme relève d’une histoire plus large. L’empire du traumatisme, magnifié ou relégué au rang de « signifiant flottant », est le résultat de processus que l’on observe aussi ailleurs. Comme tant d’autres mots (« tragédie », « martyre »), ce terme emprunté à un univers différent se retrouve presque entièrement dépouillé de sa signification d’origine. De même, les « passifs-agressifs » sont plus nombreux que jamais, l’homme d’affaires américain Bernard Madoff est un « sociopathe » et non un « escroc ». Mais je ne crois pas que l’irruption de ces qualificatifs dans le langage courant, éloignés de leur étroite signification de départ, ait beaucoup d’importance. Pour moi, comme peut-être pour Didier Fassin et Richard Rechtman, l’omniprésence d’un mot ne laisse rien présumer de son efficacité – même si eux semblent penser que la banalisation du mot « traumatisme » témoigne du poids acquis par ce concept.

Surtout, je ne partage pas leur conclusion, à savoir que la notion ainsi élaborée par les professionnels de la santé mentale qu’ils décrivent a transformé la réalité et offert aux victimes un langage leur permettant d’évoquer les dérives de l’Histoire. Je dirais plutôt que l’empire du traumatisme, reconnaissance universelle de la souffrance d’autrui et de la nécessité de prendre en charge les blessures psychiques, fait partie d’une révolution amorcée au XVIIIe siècle et dont les dilemmes moraux sont toujours présents. « Je crois vraiment qu’à la fin l’humanité l’emportera, écrivait Goethe en 1782. Je crains seulement que le monde soit alors devenu un immense hôpital où chacun sera l’infirmier de son prochain. » 

— Thomas W. Laqueur est un historien américain de la médecine, de la sexualité et du genre. Ses livres disponibles en français sont Le Sexe en solitaire (Gallimard, 2005), La Fabrique du sexe (Gallimard, 2013) et Le Travail des morts (Gallimard, 2018). — Cet article a été publié par la London Review of Books le 8 juillet 2010. Il a été traduit par Natalie Amargier.

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À la façon de ces pièces de Tchekhov qui débutent au milieu d’une conversation apparemment sans intérêt, Courir après la pluie s’ouvre sans préambule sur un voyage déjà en cours, paisible. Dès la première photographie du livre, on navigue sur des flots à peine ridés par le sillage du bateau. Sous un ciel vaguement nuageux se découpe au loin le mamelon rassurant d’un îlot. Du haut de la tourelle, on peut voir que le navire qui nous fait glisser entre les deux rives d’un large fleuve est du genre marchand. Sur le pont, des draps sèchent ; un rideau jaune s’échappe, nonchalant, de la fenêtre d’une cabine où un lit gît, défait, sous une carte murale. 

Le lecteur découvrira dans les légendes des photos, compilées en fin d’ouvrage, que le bâtiment est un pétrolier naviguant sur la Léna, « d’Oust-Kout à Yakoutsk », en Sibérie, en 2006. Mais il apprendra aussi que, passé un cimetière de bateaux rouillant sur un bras du fleuve, il croisera un poste de télévision allumé dans la chambre morne d’un hôtel moscovite en 1988, la théière géante d’un jardin public de Géorgie en 2011, un soldat et un matelot monumentaux montant à l’assaut du Sébastopol de 2001, la datcha d’Andreï Tarkovski dans la Russie de 2006...

En fait de voyage, c’est à une divagation à travers l’espace et le temps de la Russie et des républiques orientales post-soviétiques que nous convie la photographe suisse Magali Koenig. Un périple lent, de bateaux en trains, dans un monde à l’arrêt, comme victime d’un sort : figés, les chevaux géants surplombant la steppe géorgienne ; figés, le bateau du tsar, le puissant Iliouchine, la roulotte kirghize et même l’eau de la rivière Oka, miroir parfait de ses rivages herbeux ; cloués au sol, les cygnes du manège sibérien et la soucoupe volante du parc kirghiz. Pour animer ces images, nul être vivant, sinon de dos, de loin, immobile – tout juste un enfant qui saute vers l’orteil de pierre d’une monstrueuse statue de la Mère patrie, un chien qui attend. 

Et pourtant. Dans ces vestiges des heurs et grandeurs de l’Empire soviétique, le présent, bien vivant, vibre de page en page. Il se trouve dans les jardins ensauvagés des datchas, les flottements des voilages brodés, ajourés, froncés – tout un art domestique –, devant les tables dressées et, surtout, dans le mouvement de la photographe, perceptible dans chacune de ses photos : nettes et précises, elles sont prises comme si elle avait dégainé juste avant que le sujet ne soit hors de vue. Peu de vues frontales, mais nombre d’images traversées par la diagonale d’une ligne de fuite. Grande amoureuse des voyages et de leurs récits, Magali Koenig voit, mitraille et poursuit sa quête, un projet en tête. « Je lance un petit caillou, je tire un fil rouge, et je vois ce qui vient », dit-elle de sa voix douce tintée d’accent vaudois. 

Le premier fil, c’était, explique-t-elle, « Blaise Cendrars et son voyage transsibérien ». En 1988, à 36 ans, elle atterrit à Moscou avec pour tout bagage un diplôme de photographe et des reportages en Iran, en Syrie et en Turquie, mais sans un mot de russe. Durant trois jours, elle sillonne la capitale au crépuscule de l’URSS – « triste, grise, mais j’aime tout » – et embarque dans le Transsibérien jusqu’à Irkoutsk. S’ensuivront douze autres voyages en Russie et dans les ex-républiques soviétiques. Avec « un Leica pour le noir et blanc et un Nikon pour la couleur », elle partira sur les traces d’Andreï Tarkovski (« Ce cinéaste, une passion ! »), d’Anton Tchekhov enquêtant sur le bagne de Sakhaline ou encore de l’écrivain Olivier Rolin, avec qui elle partage « une passion des fleuves ». 

Rythmé par vingt-cinq poèmes de Blaise Hofmann, Courir après la pluie est le fruit d’une sélection parmi les milliers de clichés argentiques de ces périples. Leur assemblage forme l’image touchante d’un monde post-soviétique vivant avec et malgré la nostalgie de ses rêves. « Selon un proverbe russe, dit Magali, regretter le passé, c’est comme courir après la pluie. »  

— C. Bn.

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Au printemps 1936, Lovett Fort-Whiteman, un Noir américain de Dallas, disparaît à Moscou. Il vivait en Union soviétique depuis près de dix ans – depuis peu avec une épouse russe, Marina, une jeune chimiste juive – dans un minuscule appartement. Une demi-douzaine d’autres Afro-Américains étaient alors installés à Moscou, mais Fort-Whiteman, 46 ans à l’époque, sortait clairement du lot avec ses bottes montant jusqu’aux genoux, sa casquette de cuir noir et sa longue chemise fermée d’une ceinture à la façon des commissaires du peuple bolcheviques. Homer Smith, un journaliste noir de Minneapolis qui fut un ami proche de Fort-Whiteman à Moscou, le décrit ainsi : « Comme de nombreux communistes russes, il s’était rasé la tête ; avec son nez finement ciselé et son visage en forme de V, il avait l’air d’un moine bouddhiste. »

Près de deux décennies s’étaient alors écoulées depuis l’instauration par la révolution bolchevique du premier État communiste du monde, une société qui promettait l’égalité et la dignité à tous les ouvriers et paysans. En Union soviétique, on voyait les préjugés raciaux comme un sous-produit de l’exploitation capitaliste, et le Kremlin faisait de la lutte contre le racisme un enjeu majeur de son image de marque sur la scène internationale. Dans les années 1920 et 1930, des dizaines de militants et d’intellectuels noirs étaient passés par Moscou. Où qu’ils aillent, les Russes leur cédaient leur place dans les files d’attente ou dans les trains, une pratique qualifiée par un dirigeant de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), la grande association américaine de défense des droits civiques, de « courtoisie presque embarrassante ». En 1931, les « Scottsboro Boys », ces neuf adolescents noirs accusés à tort d’avoir violé deux femmes blanches en Alabama, avaient vu leurs frais d’avocat payés par le parti communiste américain ; des manifestations de soutien avaient été organisées dans des dizaines de villes soviétiques. Deux ans plus tard, le chanteur, acteur et militant des droits civiques Paul Robeson avait déclaré lors d’une visite à Moscou : « Ici, pour la première fois de ma vie, je marche dans la rue avec un sentiment de complète dignité humaine. »

Dans ses Mémoires parus sous le titre Black Man in Red Russia, Homer Smith décrit Fort-Whiteman comme l’un des « premiers pèlerins noirs à venir à Moscou pour se prosterner devant la Kaaba du communisme ». Fort-Whiteman, poursuit Smith, était un « dogmatique pur et dur » qui avait dit un jour que, pour lui, revenir à Moscou après un voyage aux États-Unis c’était comme rentrer à la maison.

Mais, au milieu des années 1930, l’enthousiasme exubérant de la communauté des expatriés avait commencé à faiblir. En 1934, Sergueï Kirov, un fonctionnaire bolchevique de premier plan, fut abattu à Leningrad. Staline, qui avait employé la décennie précédente à consolider son pouvoir, se saisit de l’événement pour déclencher une série de purges visant l’élite communiste. Jadis fêtés, les étrangers devinrent suspects. « On n’en finissait pas de faire le ménage, écrit Smith, qui avait assisté aux procès de quelques accusés très en vue. Des milliers de victimes de moindre importance, je le savais, dispa­rurent purement et simplement ou furent liquidées sans autre forme de procès. »

Fort-Whiteman devint alors une figure controversée. Il avait tendance à se montrer pédant et solennel, mais « faisait aussi le maximum de prosélytisme et de propagande », observe Smith. Il s’était mis à affirmer que le Parti communiste, s’il voulait trouver davantage de soutien chez les Afro-Américains, devait reconnaître que leurs souffrances étaient dues au racisme autant qu’à la lutte des classes. Pour les idéologues marxistes, c’était une hérésie.

Un jour, Smith passa chez Fort-Whiteman. Il frappa plusieurs fois, et Marina finit par ouvrir. « Est-ce que Fort-Whiteman est là ? », demanda Smith. Marina était visiblement sur les nerfs : « Non. Et je vous supplie de ne plus jamais revenir ici pour le voir ! » Fort de ses reportages sur les purges, Smith avait des raisons de s’attendre au pire. « Je vivais depuis assez longtemps en Russie pour savoir de quoi il retournait », écrit-il.

Comme celle de beaucoup de Noirs américains du début du XXe siècle, la vie de Lovett Fort-Whiteman avait été marquée par les atrocités du Sud esclavagiste. Son père, Moses Whiteman, était né esclave dans une plantation de Caroline du Sud. Peu après la guerre de Sécession, il s’était installé à Dallas et avait épousé une fille de la région, Elizabeth Fort. En 1889, ils avaient eu un fils, Lovett, puis une fille, Hazel. À 16 ans, Lovett s’inscrivit à l’Institut Tuskegee, l’université d’Alabama réservée aux Noirs. Son père mourut quelques années plus tard, puis sa mère et sa sœur déménagèrent à Harlem. Lovett finit par les y rejoindre, travaillant le jour comme groom et jouant le soir dans une troupe de théâtre noire.

À 25 ans, il partit au Mexique, sans passeport, pour rallier le Yucatán, où la révolution faisait rage : les mouvements anarchistes et socialistes émergents affrontaient la classe des riches propriétaires terriens. Lorsque Fort-Whiteman revint à Harlem, trois ans plus tard, en 1917, il était devenu un marxiste convaincu.

C’était l’année de la révolution d’Octobre en Russie. Lénine et les bolcheviks prirent le pouvoir et instaurèrent la dictature du prolétariat. Le communisme exerçait aussi son attrait sur nombre d’immigrants et de minorités ethniques aux États-Unis, où l’on ne trouvait guère de philosophies politiques envisageant la possibilité d’une égalité intégrale. « Difficile pour ceux qui voient l’Union soviétique à travers le prisme du stalinisme ou de “l’empire du mal” d’imaginer tout ce qu’elle semblait offrir aux Afro-Américains », m’a dit Glenda Gilmore, auteure de « Défier le Sud » 1, une analyse des origines militantes du mouvement des droits civiques.

Fort-Whiteman s’inscrivit à un cours de six mois à la Rand School, un centre de formation socialiste installé dans une vaste demeure de la 15e Rue, à New York. À un journaliste de The Messenger, un magazine appartenant à des Noirs et couvrant l’actualité politique et littéraire de la Harlem Renaissance 2, il affirma : « Le socialisme constitue le seul remède durable aux maux économiques dont souffre l’humanité et qui pèsent si lourdement sur les personnes de couleur. »

Au cours des années suivantes, Fort-Whiteman monta à nouveau sur les planches et commença à publier des critiques de théâtre et des nouvelles dans The Messenger. Ses histoires pleines d’inventivité témoignaient souvent d’un souverain mépris pour les mœurs raciales de l’époque. Ainsi, dans Fleurs sauvages, Clarissa, une femme blanche du Nord – « silhouette fine, bien fichue » – a une aventure avec Jean, un Noir du Sud « au physique avantageux, dans la fleur de l’âge ». Clarissa finit par tomber enceinte et tente de cacher sa liaison en accusant son mari d’avoir des ancêtres noirs.

À l’issue de la Première Guerre mondiale, le retour des soldats entraîna l’accroissement de la concurrence pour les emplois et les logements, provoquant une montée des tensions raciales aux États-Unis. Au cours de l’été 1919, vingt-six émeutes raciales éclatèrent à travers le pays. À Chicago, un adolescent noir dont l’embarcation avait dérivé vers une zone du lac Michigan réservée aux Blancs avait été attaqué à coups de pierres – et s’était noyé sous le regard des baigneurs blancs. Dans la foulée, des centaines d’entreprises et de maisons du South Side appartenant à des Noirs avaient été saccagées, et près de quarante personnes tuées.

Fort-Whiteman entreprit une tournée de conférences dans l’espoir que ce déferlement de violence raciste, connu sous le nom d’« été rouge », sensibiliserait les Afro-Américains à son message politique. Il finit par attirer l’attention du Bureau d’enquête, qui deviendrait bientôt le FBI. En février 1924, un agent nommé Earl Titus, l’un des premiers Afro-Américains à travailler pour le Bureau, écouta un discours de Fort-Whiteman à Chicago. Son rapport stipule que Fort-Whiteman aurait dit à la foule : « Le nègre n’a rien à attendre de ce pays. Et jusqu’à ce qu’il y ait ici une révolution comme il y en a eu ailleurs, le nègre restera toujours le nègre. » Il avait aussi ajouté qu’il « aimerait beaucoup aller en Russie ». 

Quatre mois plus tard, à l’âge de 34 ans, il eut sa chance : il fut sélectionné comme délégué pour le Ve Congrès mondial de l’Internationale communiste qui se tenait cet été-là à Moscou. À leur arrivée, Fort-Whiteman et les autres délégués du Komintern, comme on appelait alors l’Internationale communiste, furent conduits au mausolée de Lénine, sur la place Rouge. Le père de la révolution était mort cinq mois plus tôt, et des pèlerins du monde entier venaient s’incliner devant son corps embaumé. Staline avait été nommé à la tête du Parti, mais il n’avait pas encore consolidé son pouvoir. La politique bolchevique se trouvait dans un entre-deux traversé d’âpres débats sur l’avenir du communisme. Tout était encore à faire, y compris définir une politique en matière de recrutement et d’organisation des Afro-Américains.

Lors d’une session consacrée à la « question nationale et coloniale », on donna la parole à Fort-Whiteman. Staline était dans l’assistance, ainsi que des délégués étrangers comme Palmiro Togliatti, un dirigeant du Parti communiste italien, et Hô Chi Minh, alors jeune socialiste vietnamien. Fort-Whiteman commença par évoquer la grande migration : le mouvement des Noirs vers le nord des États-Unis, déclara-t-il, n’était pas seulement motivé par des raisons économiques, mais exprimait aussi « leur révolte croissante contre les persécutions et les discriminations dont ils étaient victimes dans le Sud ». Pour lui, l’oppression des Afro-Américains trouvait son origine dans les questions de race et de classe qui s’interpénétraient. « Les Noirs ne sont pas discriminés en tant que classe mais en tant que race », affirma-t-il, semblant conscient que cette position était sujette à controverse. Pour les communistes, poursuivit-il, « le problème des Noirs constitue un problème psychologique insolite ».

À la fin du congrès, Fort-Whiteman décida de rester à Moscou. Il avait été invité à s’inscrire en tant que premier étudiant afro-américain à l’Université communiste des travailleurs d’Orient (KUTV). Les Américains blancs allaient à l’École internationale Lénine, la première académie de Moscou pour étrangers. Mais les Afro-Américains, parce que le Kremlin les considérait comme un peuple « colonisé », devaient étudier à la KUTV, aux côtés d’étudiants de Chine, d’Inde, d’Indonésie et d’ailleurs. Les élèves consacraient une heure et demie par jour à l’apprentissage du russe et le reste de leur temps à la lecture de textes communistes.

Cet été-là, Fort-Whiteman entreprit une tournée en Union soviétique. Dans « Défier le Sud », Glenda Gilmore raconte qu’une division cosaque en Ukraine le fit membre honoraire, et que, dans le Turkestan soviétique, des habitants avaient voté pour renommer leur ville Whitemansky. On trouve dans les archives de W. E. B. Du Bois 3 une lettre de Fort-Whiteman expédiée « depuis un village au cœur de la Russie », dans laquelle il décrit comment les nombreuses nationalités de l’Union soviétique « vivent comme une grande famille et se considèrent les uns les autres simplement comme des êtres humains ». Il raconte à Du Bois les soirées passées avec ses camarades de classe de la KUTV à monter des représentations théâtrales en plein air dans la forêt : « Ici, la vie est la poésie même ! »

De retour à Moscou, Fort-Whiteman écrivit plusieurs lettres à de hauts responsables communistes. J’ai pu les consulter dans les archives du Komintern. Fort-Whiteman s’était enquis auprès de l’influent Grigori Zinoviev, président du comité exécutif de l’Internationale communiste, de la possibilité d’enrôler « les éléments mécontents de la race noire en Amérique dans le mouvement révolutionnaire ». Les organisations communistes américaines, soulignait-il, ne tendaient guère la main à la communauté afro-américaine, pourtant le groupe le plus opprimé aux États-Unis. Même si la plupart des travailleurs noirs n’avaient pas lu Marx, le racisme qu’ils avaient subi les avait bien disposés à l’égard du bolchevisme. Le Parti, écrivait-il, avait le devoir « d’apporter l’enseignement communiste à la grande masse des travailleurs noirs américains ».

En 1925, Fort-Whiteman revint à Chicago, où il créa l’American Negro Labor Congress (ANLC), une tribune permettant aux communistes de faire passer leur message aux travailleurs noirs. Cette année-là, il envoya dix étudiants noirs étudier à la KUTV. « Soyez assuré que l’université sera satisfaite du groupe de jeunes hommes et femmes que j’envoie », écrivit-il au directeur de la KUTV. 

Fort-Whiteman espérait que ses recrues « feraient bouger les choses quand elles rentreraient chez elles », rapporta le New York Herald Tribune. Il prévoyait même d’ouvrir à Harlem une branche de la KUTV qui dispenserait des cours tels que « l’économie de l’impérialisme » et « l’histoire du communisme ». Manifestement alarmé, le journaliste écrivit : « La flamme du bolchevisme, allumée par Lénine et qui avait paru un moment devoir embraser toute l’Europe, menace aujourd’hui sournoisement les États-Unis par le truchement du nègre américain. »

Harry Haywood, dont les parents avaient connu l’esclavage et qui avait servi dans un régiment noir pendant la Première Guerre mondiale, aida Fort-Whiteman à organiser l’American Negro Labor Congress. (Son frère aîné Otto était de ceux que Fort-Whiteman avait convaincus d’étudier à la KUTV.) Dans ses Mémoires publiés en 1978, « Bolchévique noir » 4, Haywood écrivait à propos de Fort-Whiteman : « C’était indéniablement une bête de scène. Il semblait toujours jouer un rôle qu’il s’était lui-même choisi. »

Le soir du 25 octobre 1925, 500 personnes se réunirent dans une salle louée sur Indiana Avenue, à Chicago, pour le congrès fondateur de l’ANLC. Fort-Whiteman fit ensuite une tournée des villes industrielles, attirant l’attention de la presse partout où il passait. À Baltimore, le journal afro-américain local exprima son approbation : « Si c’est de la propagande rouge, alors prions pour que tous nos dirigeants prennent un pot de peinture rouge et un pinceau et qu’ils badigeonnent généreusement les 12 millions de personnes de couleur de ce pays. » La presse blanche, elle, réagit avec une prévisible hystérie. En 1925, un article du Time qualifia Fort-Whiteman de « Noir le plus rouge ».

Fort-Whiteman ne s’aventura pas plus au sud, où vivait pourtant la grande majorité des Afro-Américains. Les efforts de recrutement de l’ANLC firent long feu. Une directive du Parti communiste conservée dans les archives du Komintern prend acte de l’échec de la mission de Fort-Whiteman et informe les membres du Parti que « toutes les lacunes en matière de stratégie et d’organisation doivent être dévoilées au grand jour ». Un haut responsable noir du Parti des travailleurs d’Amérique déclara que l’ANLC s’était retrouvée « presque complètement coupée des masses qui constituent la base du peuple noir ».

En 1927, Fort-Whiteman fut démis de ses fonctions à la tête de l’ANLC. Il avait échoué dans son ambitieux projet : peu d’Afro-Américains s’étaient laissé convaincre que la révolution socialiste offrait un moyen de combattre le racisme. Et ses frères communistes à Moscou n’étaient pas davantage persuadés que, si les Afro-Américains étaient opprimés, c’était du fait de leur race. 

Mais Fort-Whiteman ne voulait pas lâcher l’affaire. « La haine raciale des masses blanches s’étend à toutes les classes de la race noire », écrivit-il dans un article paru dans l’organe officiel du Komintern. Ce débat sur les rôles respectifs de la race et de la classe dans la perpétuation des inégalités fait encore rage de nos jours parmi les militants et les penseurs de gauche. « Il était clair à l’époque, tout comme aujourd’hui, qu’en Amérique la race vous assignait à une classe sociale, explique Glenda Gil­more. Fort-Whiteman et d’autres s’interrogeaient sur ce qui devait être traité en premier. » Si la race est une construction sociale, alors une révolution égalitaire devrait permettre l’avènement de l’égalité raciale. Mais, ajoute Glenda Gilmore, l’approche de Fort-Whiteman était différente : « Bien que fervent communiste, il savait qu’en Amérique tout se résumerait toujours au fait qu’il était noir. » Dans les archives du Komintern, j’ai lu une « note éditoriale » que les camarades de Fort-Whiteman avaient plus tard annexée à l’un de ses essais, avertissant que l’intéressé « était en train d’évoluer du point de vue communiste vers un point de vue nationaliste petit-bourgeois ».

Lors du VIe Congrès du Komintern, à l’été 1928, il y eut un débat majeur sur la meilleure façon de promouvoir la révolution communiste auprès des Afro-Américains. Certains suggéraient de recruter des métayers et des ouvriers agricoles dans le Sud. Fort-Whiteman, qui était revenu à Moscou en tant que délégué, soutenait qu’il valait mieux attendre la fin de la grande migration et n’organiser les travailleurs noirs qu’une fois qu’ils auraient intégré le prolétariat urbain des usines du Nord. Sa position s’alignait sur celle de Nikolaï Boukharine, rédacteur en chef de la Pravda, qui considérait que le capitalisme était en plein essor : la révolution mondiale devait attendre. Staline, bien sûr, était d’un autre avis. 

Bien que souvent en désaccord avec la vision dominante sur la « question noire », comme l’appelaient les idéologues du Komintern, Fort-Whiteman coulait des jours heureux en Union soviétique. Il suivait des cours d’ethnologie à l’Université d’État de Moscou et passa un été à Mourmansk, dans le cercle polaire, pour étudier les effets de la concentration d’hydrogène dans l’eau sur le métabolisme des poissons. Le Moscow Daily News, un journal anglophone, l’avait engagé comme collaborateur. Bientôt, il épousa Marina, une chimiste d’une vingtaine d’années, même si, comme le rappelle Homer Smith, le russe de Fort-Whiteman était encore rudimentaire et l’anglais de Marina à peine meilleur. Les autorités soviétiques avaient ouvert une école anglo-américaine à Moscou pour les enfants des travailleurs étrangers ; Fort-Whiteman y trouva un emploi de professeur de sciences. L’éminent poète Evgueni Dolmatovski a composé quelques vers après avoir visité la classe de Fort-Whiteman : « Le professeur noir Whiteman/ Fait son cours/ Je tire mes mots du fond de mon cœur/ Du plus profond de mon être/ Je te vois encore, et encore, et encore/ Toi, mon camarade noir ! »

Fort-Whiteman voulait à tout prix servir de mentor aux autres Afro-Américains vivant à Moscou. Il organisait régulièrement des déjeuners chez lui, réunions au cours desquelles il expliquait la théorie marxiste et se vantait de ses relations avec des bolcheviks de premier rang comme Boukharine. Il adjurait ses visiteurs de rester très conscients de leur race. Cette façon de mettre l’accent sur la couleur de peau, qui allait à l’encontre non seulement de la théorie communiste dominante, mais aussi de l’expérience quotidienne des Noirs à Moscou, se heurtait souvent à une certaine réticence. L’un des invités de Fort-Whiteman suggéra que, s’il aimait « arborer en permanence le stigmate du Noir », il ferait mieux de retourner dans le Sud américain. « Ses convives noirs appréciaient la nourriture et la boisson, mais trouvaient le plat de propagande plutôt indigeste », écrivit plus tard Homer Smith.

En 1931, une société de production financée par le Komintern décida de produire un film à gros budget, Noir et Blanc, sur le problème racial aux États-Unis. L’histoire se déroulait en Alabama, ses protagonistes étaient des ouvriers noirs dans des aciéries et des employés de maison dans des foyers blancs aisés. Fort-Whiteman fut engagé comme consultant pour l’écriture du scénario. Un certain nombre d’aspirants acteurs afro-américains avaient exprimé leur souhait de participer au projet. Langston Hughes 5 s’y était associé en tant qu’auteur.

Au petit matin du 14 juin 1932, vingt-deux étudiants, enseignants, acteurs et écrivains noirs quittèrent New York pour l’Allemagne à bord du paquebot Europa, puis prirent le train pour Moscou. Fort-Whiteman les attendait sur le quai avec un comité d’accueil comprenant la plupart des membres de la petite communauté afro-américaine de la ville. Les Américains passèrent les semaines suivantes à danser à l’hôtel Metropol, à batifoler avec les baigneurs nus des bords de la Moskova [lire « Quand le prolétariat soviétique tombait la chemise », Books n° 119, mai-juin 2022] et à flirter. 

Fort-Whiteman avait participé à l’écriture de la première version du scénario de Noir et Blanc. J’en ai trouvé un exemplaire aux Archives d’État de la littérature et de l’art. Une note dactylographiée du grand cinéaste soviétique Boris Barnet est agrafée à la première page : « Ce film tente de replacer l’asservissement des Noirs américains dans son contexte historique et de montrer qu’il s’inscrit dans le cadre plus général de l’exploitation engendrée par le système capitaliste, écrit-il. On pourrait trouver grotesques voire invraisemblables certaines scènes de ce film ; mais la faute n’en reviendrait pas à l’auteur, plutôt au spectateur lui-même qui choisirait délibérément de fermer les yeux sur la cruauté du système capitaliste. »

Langston Hughes, chargé de la révision du scénario, trouva le projet « improbable, limite ridicule ». « J’ai d’abord été interloqué par ce que je lisais, se souvient-il. Puis j’ai ri aux larmes. » Un certain nombre de scènes, dont celle où le fils d’un riche industriel blanc invite une servante noire à danser lors d’une fête, « recelaient de telles incohérences qu’à l’écran cela aurait ressemblé à un film burlesque ». Noir et Blanc était une fantasmagorie imaginée par Fort-Whiteman. Mais celui-ci « avait beau être un intellectuel noir, explique Homer Smith, il était tellement imprégné du dogme du Parti qu’il avait complètement perdu le contact avec l’Amérique ». Hughes déclara à ses hôtes soviétiques que le scénario était irrécupérable.

Finalement, le projet tomba à l’eau pour des raisons qui n’avaient rien à voir ni avec Hughes ni avec Fort-Whiteman. À l’automne 1933, après des années de négociations, les États-Unis acceptèrent de rétablir leurs relations diplomatiques avec le régime soviétique. Staline espérait que cela l’aiderait à obtenir les prêts et les équipements étrangers nécessaires à la réalisation de son plan quinquennal, dont l’objectif était de doter le pays d’industries et d’infrastructures modernes. Mais, en contrepartie, le Kremlin se voyait tenu de mettre un frein à la diffusion de propagande anti-américaine. Noir et Blanc fut mis au rebut avant même le début du tournage.

Vers le milieu des années 1930, Staline avait réussi à étouffer les débats internes sur le rythme et les objectifs du projet communiste. Et sa police secrète, le NKVD, envoyait les membres auparavant loyaux du Parti dans des camps de travail établis dans les régions les plus hostiles du pays. Homer Smith commença à perdre ses illusions sur l’Union soviétique : « L’égalité raciale, se demandait-il, vaut-elle la peine de vivre dans la pénurie et dans une atmosphère de peur et de suspicion ? »

Même Fort-Whiteman avait des doutes. Il confia à Smith qu’il craignait que Staline ne fasse dévier le pays des principes premiers de la Révolution. En octobre 1933, il envoya une lettre au siège du Parti des travailleurs, à New York. « Je souhaite rentrer en Amérique », écrivait-il en proposant de devenir conférencier à l’école du parti. Les autorités soviétiques surveillaient la correspondance des étrangers vivant à Moscou, et sa lettre fut interceptée. Je l’ai retrouvée dans le dossier de Fort-Whiteman, aux archives du Komintern. Une note manuscrite d’un haut fonctionnaire du secrétariat anglo-américain du Komin­tern, griffonnée à même la page, ordonnait à ses subordonnés de convoquer Fort-Whiteman pour un entretien. Sa demande de sortie du territoire fut refusée.

Les rapports relatant les activités de Fort-Whiteman commencèrent à s’accumuler dans son dossier. Les réunions informelles organisées chez lui suscitaient des inquiétudes : « Fort-Whiteman adopte les positions les plus rétrogrades qui soient. Un groupe comme le sien ne devrait pas exister, ni en tant qu’entité politique ni au sein des structures existantes. » L’endoctrinement était l’apanage du Parti, et Fort-Whiteman commençait à s’écarter de la doctrine officielle.

Pendant les purges, les désaccords idéologiques et les affrontements d’ordre bureaucratique étaient souvent doublés de vils griefs personnels. En avril 1935, au Club des travailleurs étrangers, Fort-Whiteman anima une discussion sur Histoires de Blancs 6, le nouveau recueil de nouvelles de Langston Hughes qui dépeint le caractère inaltérable du racisme avec une ironie tragi-comique. Fort-Whiteman, peut-être encore vexé par son expérience malheureuse avec Noir et Blanc, débina l’œuvre, arguant qu’il n’y voyait que « de l’art, pas de politique ».

William Patterson, un éminent communiste noir et grand militant pour les droits civiques, venu à Moscou de Harlem quelques mois auparavant, se trouvait ce soir-là dans le public. Il était apparemment mal disposé à l’égard de Fort-Whiteman et décida de lui faire une crasse sous prétexte de défendre Hughes. Dans une lettre au Komintern, Patterson écrivit que Fort-Whiteman avait mis à profit sa critique du recueil de nouvelles pour se livrer « à une attaque frontale contre la position du Komintern sur la question noire ». Il concluait en suggérant que Fort-Whiteman soit « envoyé travailler quelque part où il ne pourrait avoir aucun contact avec les camarades noirs ».

Cet été de 1935, au VIIe Congrès du Komintern, quelques délégués américains se réunirent pour discuter de l’attitude à adopter face aux tentatives de Fort-Whiteman d’« induire en erreur certains camarades noirs ». Il fut décidé que William Patterson et James Ford, un communiste noir qui s’était présenté à la vice-présidence des États-Unis sur la liste du Parti communiste, se chargeraient de régler le problème. Au cours des mois suivants, Patterson déposa une multitude de plaintes auprès du Komintern. Dans des lettres à l’écriture soignée, il prétendait que Fort-Whiteman avait une attitude « pourrie » envers le Parti et disait redouter que « les nègres ne se laissent corrompre ». 

Une fois qu’une personne était déclarée suspecte, les éléments à charge contre elle commençaient à pleuvoir, car il était très dangereux d’être perçu comme peu soucieux de dénoncer les ennemis de classe. Un bienveillant archiviste m’a communiqué un résumé de la partie « inaccessible » du dossier de Fort-Whiteman, toujours classée secrète près de cent ans après avoir été constituée. Des informateurs anonymes racontaient avoir entendu Fort-Whiteman dire que le travail du Komintern se résumait à des « paroles en l’air », que Staline était une figure « mineure » de la révolution bolchevique et que les communistes tenaient « davantage à leurs intérêts blancs qu’à ceux des Noirs ». Une source expliquait que Fort-Whiteman se voyait comme un « leader naturel du peuple » et qu’il projetait de revenir aux États-Unis pour créer un mouvement afro-américain non soumis à l’influence soviétique.

En lisant la liste des péchés supposés de Fort-Whiteman, je l’ai imaginé se promenant dans Moscou à cette époque, avec son air absorbé et laborieux. Il travaillait encore à des manuscrits et à des discours, enseignait, voyageait, allait au théâtre – il profitait pleinement d’une vie intellectuelle et sociale intense dont il aurait été privé dans son pays natal. Au printemps 1936, lorsqu’il reçut l’ordre de se présenter au siège du NKVD, sur la place Loubianka, comment aurait-il pu imaginer le sort cruel que lui réservait son pays d’adoption ? Lorsque Homer Smith frappa à la porte de Fort-Whiteman, quelques jours plus tard, son ami était déjà en exil.

Après l’effondrement de l’URSS, de nombreux fonds d’archives sont soudain devenus accessibles en Russie. Alan Cullison, qui a été reporter pour l’Associated Press à Moscou dans les années 1990, a employé une grande partie de son temps libre à faire des recherches sur le sort des Américains en Union soviétique. Dans les archives du Parti communiste, il a trouvé un document fragmentaire indiquant que Fort-Whiteman avait été envoyé à Semipalatinsk, une ville reculée de l’est du Kazakhstan soviétique. C’était un lieu dur et hostile, mais Fort-Whiteman s’y fit une vie. Il trouva du travail comme professeur de langue et entraîneur de boxe, attirant les curieux dans son club de sport.

Pendant ce temps, à Moscou, les purges prenaient une ampleur effrayante. Karl Radek, ancien secrétaire du Komintern et mentor de Fort-Whiteman, fut accusé de trahison et envoyé dans un camp de travail. Boukharine fut exécuté après avoir livré de faux aveux lors d’un simulacre de procès. Le 16 novembre 1937, une équipe d’agents du NKVD se présenta à l’appartement de Fort-Whiteman à Semipalatinsk. Pendant huit mois, l’Américain fut placé en détention tandis qu’un « conseil spécial » du NKVD était constitué pour décider de son sort. Le bureau du procureur kazakh m’a envoyé une copie du dossier. On y découvre que, en août 1938, Fort-Whiteman fut reconnu coupable de différents crimes : agitation antisoviétique, diffamation du Parti et « emprise sur un groupe d’exilés auxquels il instillait un esprit contre-révolutionnaire ». Il fut condamné à cinq ans de détention dans un camp de travail forcé.

Il atterrit à la Kolyma, une région de l’Extrême-Orient russe qu’Alexandre Soljenitsyne a décrite comme étant la « quintessence du froid et de la cruauté ». Fort-Whiteman fut affecté au complexe de Sevvostlag, où les condamnés travaillaient dans les mines d’or et créaient de nouveaux tronçons de route dans la toundra gelée. Les prisonniers étaient équipés de bottes rudimentaires et de vestes à peine rembourrées – une maigre protection contre les températures qui descendaient régulièrement jusqu’à – 50 °C. 

Au bout de quelques mois, comme Fort-Whiteman ne parvenait pas à réaliser son quota de travail, on réduisit sa ration alimentaire quotidienne. Les gardes du camp le battaient brutalement et régulièrement. Cet homme d’une grande vitalité, qui avait du panache, se vit réduit à l’état de dokhodyaga, un mot d’argot utilisé dans le camp et qui se traduit à peu près par « personne au bout du rouleau ».

Aucun de ses amis moscovites n’avait la moindre idée de ce qui lui était arrivé. Parmi eux, Robert Robinson, un outilleur afro-américain de Detroit que des émissaires soviétiques visitant l’usine Ford avaient recruté pour travailler en Russie. Robinson est resté en Union soviétique pendant plus de quarante ans. Dans ses Mémoires, il raconte avoir rencontré à Moscou un ami qui avait été prisonnier à la Kolyma avec Fort-Whiteman. « Il est mort de faim ou de malnutrition, un homme brisé dont les dents avaient été arrachées », relata l’ami.

L’ultime document ajouté à l’épais dossier de Fort-Whiteman est son certificat de décès, une feuille de papier décolorée conservée dans une archive lointaine au Kazakhstan. Juste après minuit, le 13 janvier 1939, le corps gelé de Fort-Whiteman fut transporté à l’hôpital d’Ust-Taezhny, un village perdu au milieu des champs de neige. La cause officielle du décès était : « affaiblissement de l’activité cardiaque ». Fort-Whiteman est le seul Afro-Américain à avoir été déclaré mort au Goulag – une distinction qui n’a guère dû soulager ses derniers moments. Il fut enterré dans une fosse commune avec des milliers de codétenus ayant connu le même sort. 

— Joshua Yaffa est le correspondant du New Yorker à Moscou et l’auteur de Between Two Fires: Truth, Ambition, and Compromise in Putin’s Russia (Tim Duggan Books, 2020). — Cet article a été publié par The New Yorker le 18 octobre 2021. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.

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