WP_Post Object ( [ID] => 126013 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:49:56 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:49:56 [post_content] =>« Certaines personnes mènent une existence si trépidante qu’elles donnent l’impression que, pour arriver à tout concilier, elles rémunèrent quelqu’un d’autre pour dormir à leur place. » C’est en ces termes que l’hebdomadaire britannique The Economist présente Siddhartha Mukherjee, chercheur et cancérologue au CHU de l’université Columbia et auteur star d’ouvrages de vulgarisation scientifique. L’Empereur de toutes les maladies. Une biographie du cancer (Flammarion, 2013) lui a valu le prestigieux prix Pulitzer et a été traduit en 40 langues. Son quatrième livre, paru fin octobre, The Song of the Cell, une plongée dans le monde de la biologie cellulaire, s’est immédiatement retrouvé sur la liste des meilleures ventes du New York Times. Le protagoniste de cette somme de 500 pages « n’est pas tant la cellule elle-même que les connaissances que nous en avons », précise le quotidien new-yorkais.
En guide passionné, Siddhartha Mukherjee « nous emmène au XVIIe siècle, lorsqu’un marchand de tissus hollandais du nom d’Antoni Van Leeuwenhoek braque un microscope simple (qu’il utilisait pour examiner des fibres textiles) sur une goutte d’eau, fasciné par les organismes frétillants qu’il appellera “animalcules” [en fait, les bactéries et les protozoaires] », poursuit le journal. Moins de dix ans auparavant, en 1665, Robert Hooke, un polymathe anglais, avait réalisé la première description d’une cellule biologique en observant de fines lamelles de liège (il s’agissait en réalité de cellules vidées de leur contenu). Il avait nommé ces petites cases du mot latin cellula, en raison de leur ressemblance avec les cellules de moines. C’est au XIXe siècle que les scientifiques découvrent progressivement ce qui se passe à l’intérieur des cellules. Dans les années 1830, le botaniste Matthias Schleiden et le zoologiste Theodor Schwann formulent les bases de la théorie cellulaire : tous les êtres vivants sont formés d’un ensemble d’unités de construction de même type, les cellules.
Mukherjee « est particulièrement doué pour dénicher les héros oubliés », relève The Economist. « Qui se souvient de George Emil Palade, qui a pratiquement inventé la biologie cellulaire moderne en ouvrant les cellules et en les centrifugeant pour en séparer les composants ? Ou de Walther Flemming, qui a découvert la mitose, ce ballet chromosomique qui crée deux noyaux à partir d’un seul pendant la division cellulaire ? Ou encore de Karl Landsteiner, dont la détermination des groupes sanguins a jeté les bases de la transfusion sanguine ? Pourtant, ils ont été, en leur temps, les Monet, lesTurner et les Picasso de leur domaine. »
Utilisant la métaphore d’un astronaute s’approchant d’un vaisseau spatial inconnu, l’auteur passe de l’anatomie de la cellule et de la division cellulaire à la formation d’organismes complexes à partir d’une cellule. « Le rythme du voyage s’accélère », note The Wall Street Journal, au point, ajoute-t-il, que, « en dépit de l’éloquence du narrateur, la quantité d’informations et leur complexité peuvent paraître écrasantes ». Le récit trouve un rythme de croisière lorsque Siddhartha Mukherjee aborde ses sujets de prédilection, les cellules sanguines.
La biologie cellulaire, dont nous sommes encore loin de comprendre tous les mécanismes, a des applications incroyablement vastes : de la thérapie immunitaire pour les patients atteints d’un cancer à la fécondation in vitro en passant par la compréhension de la pandémie de Covid-19. Elle est « au cœur des mystères médicaux », souligne Mukherjee. Le scientifique passe au crible les thérapies cellulaires existantes et celles à venir – qui semblent si futuristes qu’elles suscitent « un vertige moral ».
Comme ses livres précédents, The Song of the Cell est un ouvrage très personnel, dans lequel l’auteur, né à New Delhi en 1970, évoque les cas de patients ou d’amis emportés par la maladie, son histoire familiale, sa dépression après le décès de son père, en 2018. Mukherjee conserve des attaches avec l’Inde, où il a cofondé Immuneel Therapeutics, un laboratoire qui œuvre à la mise au point d’un traitement contre le cancer plus abordable, détaille l’hebdomadaire indien The Week.
Bien que le livre puisse sembler « tentaculaire », telle une ville qui se développe de façon chaotique, selon The New York Times, « certains passages sont si beaux qu’on se laisse emporter par leur musique ». Cette musicalité affichée jusque dans le titre n’est pas le fruit du hasard. Formé dès l’âge de 5 ans à la musique classique indienne, Siddhartha Mukherjee continue à répéter quotidiennement et même à se produire en petit comité.
[post_title] => L’homme qui faisait chanter les cellules [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lhomme-qui-faisait-chanter-les-cellules [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:49:56 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:49:56 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126013 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 126026 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:49:50 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:49:50 [post_content] =>Le chef du Service de renseignement militaire danois, suspendu depuis plus d’un an, attend d’être jugé pour avoir divulgué des secrets d’État concernant, notamment, la coopération secrète avec les services américains. Dans un livre devenu un best-seller dès sa parution, Lars Findsen, l’« espion en chef » du titre, raconte comment il a vécu son arrestation et ses soixante et onze jours passés en détention, tout en déroulant sa carrière de fonctionnaire. « L’histoire est tellement folle qu’elle serait considérée trop invraisemblable dans un roman », pointe le quotidien Jyllands-Posten. Écrit avec une journaliste, le livre a fait l’effet d’une « bombe », constate le tabloïd Ekstra Bladet, puisqu’il est sorti en pleine campagne électorale en vue des législatives du 1er novembre – et qu’il accuse le gouvernement social-démocrate sortant d’avoir laissé l’affaire prendre une telle ampleur uniquement pour des raisons de politique intérieure. Tandis que Politiken réclame une « réponse politique » à ces allégations, Berlingske, lui, estime que l’ouvrage contient « des réflexions intéressantes », en particulier sur « les limites de la surveillance de la population et les dangers d’une politisation excessive de la fonction publique ».
[post_title] => La chute d’un espion [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-chute-dun-espion [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:49:51 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:49:51 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126026 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 126030 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:49:43 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:49:43 [post_content] =>Fin octobre 1922. Des Chemises noires venues de toute l’Italie convergent vers la capitale, résolues à s’emparer du pouvoir. C’est la marche sur Rome. Menée par Benito Mussolini, cette démonstration de force, en réalité essentiellement rhétorique, ouvre les portes du gouvernement au mouvement fasciste, première étape vers l’avènement de la dictature.
À l’occasion du centenaire de ce moment-clé de l’histoire italienne du XXe siècle, les publications sur Mussolini et le fascisme se sont multipliées de l’autre côté des Alpes. Parmi elles, Roma 1922. Il fascismo e la guerra mai finita (« Rome 1922. Le fascisme et la guerre jamais finie »), de l’historien Marco Mondini ; L’anno del fascismo. 1922: Cronache della marcia su Roma (« L’année du fascisme. 1922 : chroniques de la marche sur Rome »), du journaliste Ezio Mauro ; M. Gli ultimi giorni dell’Europa (« M. Les derniers jours de l’Europe »), troisième volume du grand roman documentaire d’Antonio Scurati consacré au parcours du Duce, dont le succès ne se dément pas depuis le premier opus, lauréat du prix Strega en 2019 [voir Books n° 103]. Ou encore, figurant dans le palmarès des meilleures ventes depuis plusieurs semaines, Mussolini il capobanda, du journaliste Aldo Cazzullo, directeur adjoint du Corriere della Sera.
L’objectif d’Aldo Cazzullo est clair : en finir avec le relativisme très répandu en Italie au sujet de la période fasciste, qu’il juge « auto-absolutoire ». Pour ce faire, il propose « une analyse originale et rigoureuse de l’histoire du régime à la lumière de son lien étroit avec la cruauté et la violation de tous les droits », explique La Stampa. En « retraçant méthodiquement les crimes et les méfaits », note Il Foglio, il démontre que « la violence […] n’a pas été un outil utilisé temporairement pour arriver au pouvoir puis mis de côté, mais une caractéristique constante d’un régime criminel […]. La guerre qui a mis fin [au fascisme] n’a pas été un accident de parcours, mais l’issue inévitable d’une conception qui, dès le début, a vu dans la violence l’accoucheuse de l’Histoire », développe le quotidien La Repubblica.
Hasard du calendrier, le nouveau gouvernement italien, sous la houlette de Giorgia Meloni, a été formé le 22 octobre, quelques jours avant la date anniversaire de la marche sur Rome. Or, Fratelli d’Italia, le parti d’extrême droite que dirige la nouvelle présidente du Conseil italien, a conservé comme emblème la flamme tricolore du Movimento sociale italiano, son ancêtre fondé en 1946 par d’anciens membres du parti fasciste et de la République sociale italienne. Si le centenaire de la marche sur Rome a été largement commenté dans les livres et les journaux, Giorgia Meloni a quant à elle fait le choix de ne pas en dire un mot.
[post_title] => Une flamme mal éteinte [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-flamme-mal-eteinte [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:49:44 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:49:44 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126030 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 126034 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:49:24 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:49:24 [post_content] =>Les ouvrages prônant la pensée positive sont des habitués des listes de best-sellers. Or en voilà un qui dit tout le contraire, qui s’insurge contre l’injonction d’être toujours heureux, et se retrouve… sur la liste des meilleures ventes outre-Rhin. Dans Ich möchte lieber nicht (traduction allemande du fameux « I would prefer not to » de Bartleby dans la nouvelle de Melville), Juliane Marie Schreiber tente d’expliquer en quoi la quête du bonheur rend souvent malheureux. Pire : elle serait synonyme d’immobilisme. « Notre époque nous fait croire que si nous méditons sagement et buvons toujours le bon thé, tout ira bien, remarque l’auteure dans un entretien au Frankfurter Rundschau. Mais cette philosophie du bien-être conduit à la stagnation. » Comment changer les choses si l’on part du principe que tout ne va pas si mal ? Pour Edo Reents, du Frankfurter Allgemeine Zeitung, ce livre avait tout pour plaire – du moins à un pessimiste comme lui. « Malheureusement, il ne répond que partiellement aux attentes. » Le critique espérait plus « de venin et de fiel ». À la place, selon lui, des invectives répétitives « distillées sur un ton juste taquin ». Il admet, par exemple, que « la douleur soit une part essentielle de la condition humaine ». Inutile, pourtant, de le rabâcher.
[post_title] => Contre la méthode Coué [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => contre-la-methode-coue [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:49:25 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:49:25 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126034 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 126166 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:48:23 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:48:23 [post_content] =>Au Nigeria, on appelle vagabonds (en anglais) les sans-abri mais aussi les personnes exclues en raison de leur orientation sexuelle. Vagabonds!, le premier roman d’Eloghosa Osunde, artiste multidisciplinaire et écrivaine, est une ode à ces marginaux du monde de la nuit à Lagos pour qui « le simple fait d’exister est une forme de résistance », selon le site Brittle Paper. Dans la mégalopole de 15 millions d’âmes, où règnent corruption et oppression, les parias d’Osunde sont dotés de pouvoirs magiques. Lorsqu’elles sont menacées, des femmes disparaissent en fumée, sous les yeux médusés de leur mari. « L’alternance entre le monde des esprits et le monde réel peut être déroutant », relève le site.
Dans ces histoires interconnectées, l’auteure explore divers modes de narration et fait usage de pidgin nigérian – un créole issu du portugais, de l’anglais et de plusieurs langues africaines. Pour Michael Chiedoziem Chukwudera, le livre d’Osunde est « une lettre adressée aux personnes comme elle, devenues vagabondes de par leur curiosité insatiable et leur incapacité à tenir en place ». Il salue en la trentenaire « l’une des étoiles montantes de la littérature africaine ».
[post_title] => Oiseaux de nuit [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => oiseaux-de-nuit [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:48:25 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:48:25 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126166 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 126038 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:48:14 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:48:14 [post_content] =>Les écrivains Vladimir Nabokov, Bohumil Hrabal, Nina Berberova ou Božena Němcová ; des personnalités aux destins extraordinaires, comme la fille de Staline, Svetlana Alliluyeva, ou la duchesse d’Albe ; d’autres héroïnes de l’Histoire telles ces femmes revenues du Goulag à qui elle donne la parole dans « Habillées pour danser dans la neige »… Et désormais elle-même, ou plutôt son alter ego romanesque, Milena.
Avant de s’attaquer à sa propre vie dans Potmě jsme se viděli lépe, l’écrivaine tchèque Monika Zgustová s’était fait la main avec de nombreuses biographies saluées pour leur point de vue original et leur style trépidant. Ses livres se distinguent également par la proximité de l’auteure avec ses héros (elle a bien connu Hrabal, par exemple), par sa volonté de se concentrer sur des épisodes méconnus de leur vie, ainsi que par le choix de ses sujets, souvent des femmes. Ou plutôt, selon le quotidien Lidové noviny, « des femmes qui vont à contre-courant de leur époque, sans renoncer à y chercher le bonheur, même dans les moments les plus malheureux ». Le tout bien ancré dans l’histoire du XXe siècle, avec, le plus souvent, un rapport à la problématique de l’exil.
On retrouve tous ces ingrédients dans Potmě jsme se viděli lépe. Milena, « une femme belle, cultivée et indépendante qui vit sans conjoint ni enfant à Barcelone », résume iLiteratura, et sa mère Jana, monstre d’égoïsme retranchée de l’autre côté de l’Atlantique, vont se retrouver sur le lit de mort de cette dernière. Poussée à fuir le totalitarisme en pleine période de « normalisation » en Tchécoslovaquie, passée par l’Inde, l’Azerbaïdjan ou les États-Unis, « la famille de Milena a peiné à se lier aux habitants, la barrière de la langue et le statut d’étranger l’ont ostracisée et, malgré cette liberté tant désirée, le déracinement a irrémédiablement ébranlé toute la famille », poursuit le site.
Comme Milena, Zgustová vit en Espagne, où elle œuvre à diffuser la culture tchèque, notamment par ses traductions des grands classiques (elle a reçu le prix Gratias agit, décerné par l’État tchèque à des personnalités ayant contribué à la renommée du pays à l’étranger). Et sa famille, comme celle de son héroïne, ne s’est jamais remise de son exil de Tchécoslovaquie. « Mais il serait sans doute expéditif de voir le livre comme un roman purement autobiographique, nuance iLiteratura. On peut plutôt estimer que la vie de Zgustová a servi de tremplin à la fiction. » De quoi tout du moins en faire « son œuvre la plus personnelle », selon le journal ABC en Espagne, où le roman est sorti avant même sa version tchèque. Les Tchèques n’en ont pas pris ombrage, lui réservant un accueil chaleureux en librairie.
[post_title] => Une famille éparpillée [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-famille-eparpillee [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:48:14 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:48:14 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126038 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 125866 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:48:08 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:48:08 [post_content] =>Votre livre s’ouvre sur un constat : il existe un fossé entre l’être humain et les autres espèces animales. Ce constat, vous ne cessez de le réaffirmer par la suite. N’est-ce pas un peu à contre-courant de la vogue actuelle consistant à souligner notre proximité avec les autres animaux, à leur découvrir une intelligence et une sensibilité presque semblables aux nôtres, à leur reconnaître des droits, à s’interdire même de les manger ?
On peut exagérer les ressemblances ou exagérer les différences. Pendant longtemps, on a exagéré les différences. Puis Darwin et ses héritiers spirituels ont fait des découvertes qui les ont considérablement réduites. Une longue liste de prétentions à l’unicité – les humains seraient la seule espèce à utiliser des outils, à enseigner, à imiter, à communiquer à l’aide de signaux dotés de sens, à posséder le souvenir des événements passés et à anticiper ceux à venir – ont été réfutées par la science. Pour autant, le caractère distinctif de la cognition humaine par rapport à celle des autres animaux demeure frappant. Cent ans de recherches intensives ont établi au-delà de tout doute raisonnable ce dont la plupart des êtres humains ont toujours eu l’intuition : l’ampleur de l’écart est réelle.
Je soupçonne du reste que, dans le passé, de nombreux comportementalistes ont été réticents à l’admettre, de peur que cela ne renforce la position de ceux qui nient l’évolution humaine en elle-même. Les « bons évolutionnistes » avaient plutôt tendance à souligner la continuité entre les accomplissements intellectuels des humains et ceux des autres primates. Le fait de mettre en exergue notre supériorité mentale était rituellement dépeint comme anthropocentrique. À mon avis, on a trop fait de rapprochements superficiels entre le comportement des humains et celui des autres animaux : que ce soit en exagérant la nature bestiale des premiers ou en surévaluant les performances intellectuelles des seconds.
Nous partageons tout de même 98,5 % de notre ADN avec le chimpanzé. Cela n’en fait-il pas un être très semblable à nous ?
On a affaire ici à une donnée scientifique souvent très mal comprise. Pour beaucoup de gens, ce pourcentage implique que les chimpanzés sont à 98,5 % humains, ou que 98,5 % des gènes des chimpanzés fonctionnent de la même manière que les nôtres, ou encore que les différences entre les humains et les chimpanzés sont imputables au 1,5 % de différence génétique. Autant d’inférences foncièrement inexactes. Ce n’est pas parce que les deux espèces possèdent des gènes identiques que ceux-ci sont activés (ou inactivés) de la même façon. La comparaison entre la langue anglaise et la langue allemande est ici éclairante. En termes de forme symbolique écrite (c’est-à-dire de lettres utilisées), ces deux langues indo-européennes sont identiques, à ceci près que seuls les germanophones recourent au tréma. Il serait pourtant absurde de prétendre que toutes les différences entre les deux langues sont imputables au tréma, ou que, pour maîtriser l’allemand, un anglophone doit simplement connaître les règles d’utilisation du tréma.
Vous êtes l’un des grands défenseurs de l’idée selon laquelle c’est l’accumulation culturelle qui distingue l’homme des autres espèces. Et, pour mieux comprendre les mécanismes qui l’ont rendue possible, vous avez mené des expériences qui ont fait date. Vous en décrivez plusieurs dans votre livre. L’une d’elles est un gigantesque tournoi que vous avez organisé pour déterminer la meilleure façon d’apprendre. En quoi consistait-il exactement ?
J’avais constaté que le défi auquel étaient confrontés les chercheurs qui s’intéressent, comme moi, à l’apprentissage social était analogue à celui que d’autres chercheurs avaient eu à relever dans les années 1970, alors qu’ils enquêtaient sur l’évolution de la coopération. Nous voulions savoir quelle était la meilleure façon d’apprendre, alors que ces chercheurs se demandaient quelles stratégies comportementales étaient les plus susceptibles de conduire à la coopération. L’économiste Robert Axelrod, alors professeur de sciences politiques et de politique publique à l’Université du Michigan, avait fait de grands progrès sur le problème de la coopération en organisant un tournoi (en fait, deux tournois) reposant sur un jeu devenu célèbre sous le nom de « dilemme du prisonnier ».
Inspiré par ce précédent, je me suis demandé si nous serions capables de donner une impulsion comparable à notre propre domaine de recherche en organisant un tournoi qui déterminerait la meilleure façon d’apprendre. Il s’agissait de mettre en place une compétition autour d’un jeu que nous aurions conçu. La participation serait gratuite, ouverte à tous, et nous inviterions les concurrents à soumettre leurs idées sur la façon d’optimiser l’apprentissage. Nous pourrions ensuite étudier l’efficacité de chacune de ces stratégies en les opposant les unes aux autres dans des simulations informatiques et en comparant leurs performances relatives.
Nous avons imaginé une population hypothétique d’organismes – appelons-les des « agents » – qui doivent survivre dans un monde nouveau, changeant et semé d’embûches. Par exemple, les agents pourraient être des naufragés sur une île tropicale, réduits à survivre et à trouver de la nourriture par leurs propres moyens. Ils pourraient chasser les lapins, pêcher dans les rivières, creuser en quête de tubercules, cueillir des fruits, cultiver la terre, etc. Le tournoi a été structuré en un certain nombre de manches et, au fil des tours, chaque agent devait effectuer l’un des trois mouvements possibles : innover, observer ou exploiter.
Le succès a-t-il été au rendez-vous ?
Notre tournoi a suscité le nombre incroyable de 104 inscriptions (bien davantage que l’un ou l’autre des tournois d’Axelrod), issues de 15 disciplines (dont la biologie, l’informatique, l’ingénierie, les mathématiques, la psychologie et les statistiques) et de 16 pays. La plupart des candidatures provenaient d’universitaires, en particulier de professeurs, de chercheurs postdoctoraux et d’étudiants de troisième cycle. Au bout du compte, ce fut l’une des expérimentations scientifiques les plus rentables jamais réalisées : pour un montant de 10 000 euros seulement (le prix mis en jeu), nous avons employé des centaines d’assistants de recherche du monde entier, des personnes extrêmement brillantes et inventives, qui ont consacré des semaines, voire des mois de leur temps à résoudre l’énigme consistant à déterminer la meilleure façon d’apprendre.
Quels résultats avez-vous obtenus ?
Le premier constat qui nous a sauté aux yeux est qu’il est possible d’échouer parce que l’on apprend trop ! Ou parce que l’on apprend au mauvais moment. Mais la grande leçon, la plus déconcertante, a été que copier paie. Mieux : que c’est presque toujours la meilleure stratégie. Ce n’est que dans des environnements extrêmes présentant des taux extraordinairement élevés de variation – des taux si élevés que de telles conditions sont probablement rares dans la nature – qu’apprendre par soi-même est plus efficace qu’apprendre des autres.
Comment se fait-il que copier soit une stratégie aussi efficace ?
Un animal n’a pas besoin d’être malin pour qu’il lui soit profitable de copier : une bonne part de la prise de décision intelligente a déjà été effectuée par les individus copiés qui ont préfiltré le meilleur comportement. Quand on copie, on copie ce qui marche. Copier, même « à l’aveugle », offre des avantages par rapport à l’apprentissage par essais et erreurs, et c’est pour cela que l’apprentissage social est si répandu dans la nature, même chez les animaux que nous ne considérons guère comme « intelligents ». Les bourdons, les drosophiles et les grillons des bois tirent profit du copiage des autres, car il est difficile de trouver par essais et erreurs de riches sources de pollen, des femelles fécondes et des moyens d’échapper aux prédateurs. Dans la plupart des cas, l’apprentissage social offre un raccourci rapide et efficace vers un comportement à haut rendement.
Vous dites que le copiage est très répandu dans la nature. Les humains ne sont-ils donc que des copieurs parmi d’autres ?
Nous sommes les meilleurs copieurs, les champions toutes catégories du copiage. Nous copions avec beaucoup plus de fidélité et d’exactitude, avec beaucoup plus de pertinence aussi, que tous les autres animaux. C’est ce qui a permis de mettre en route chez nous une culture cumulative. Ce qui compte, en effet, pour que celle-ci soit possible, c’est moins l’innovation – dont les études récentes montrent qu’elle est souvent le fruit du hasard et d’un remaniement d’acquis préexistants – que la transmission fiable des savoirs et des techniques de génération en génération.
On en arrive à la seconde étape de votre démonstration. Si j’ai bien compris ce que vous expliquez dans votre livre, pour qu’une culture cumulative se mette en place, il faut être capable non seulement de copier très fidèlement, mais aussi d’enseigner. Or, là non plus, il ne s’agit pas d’une spécificité humaine…
L’homme n’est effectivement pas le seul animal à enseigner, mais les animaux – très peu nombreux – qui partagent ce trait avec lui ne sont pas ceux que l’on attendrait. Il y a la fourmi : quand une fourmi trouve une source de nourriture, elle retourne à la fourmilière et guide d’autres fourmis jusqu’à cette nourriture. Elle leur montre ainsi le chemin. Un deuxième exemple est le suricate, qui apprend progressivement à ses petits à chasser les scorpions 1. Le chimpanzé, en revanche, notre plus proche parent, n’enseigne pas. N’est-il pas beaucoup plus intelligent qu’une fourmi ? En fait, ce n’est pas parce que l’on est plus intelligent que l’on enseigne. Ce serait même plutôt le contraire. Les animaux intelligents ont rarement besoin d’enseigner, car la plupart de leurs compétences peuvent être acquises par copiage ou par essais et erreurs. Se donner du mal pour inculquer à des novices des compétences qu’ils apprendront sans votre aide n’est guère productif.
Alors pourquoi l’enseignement est-il si central chez l’homme ?
Tout porte à croire que l’enseignement a évolué chez les humains en dépit de nos fortes capacités d’imitation plutôt qu’à cause d’elles. La fenêtre où l’enseignement est favorisé par la sélection naturelle est très étroite : la compétence enseignée ne doit pas être tellement simple qu’il soit facile de l’acquérir par un autre moyen, mais elle ne doit pas non plus être tellement complexe que peu d’individus la maîtrisent et puissent la transmettre. La recherche suggère que, si l’enseignement occupe une telle place chez les humains, c’est principalement parce que la culture cumulative rend disponibles des informations utiles quoique difficiles à acquérir par une autre voie. Selon toute vraisemblance, l’enseignement humain et la culture cumulative ont évolué ensemble, par renforcement mutuel.
Quel rôle a joué l’apparition du langage dans ce processus ?
C’est une étape cruciale. Autant on retrouve ailleurs dans le règne animal le copiage et l’enseignement, autant l’émergence du langage fut un événement singulier, une réponse adaptative unique au sein d’une lignée isolée, la nôtre. Il n’y a, dans tout le règne animal, rien de comparable au langage humain. On parle communément du « langage des abeilles » ou du « bavardage des dauphins », mais, malgré des recherches intensives, la science n’a pas encore révélé de grandes similitudes entre la communication des humains et celle des autres animaux. Celle-ci est dépourvue de structure, de syntaxe, capable tout au plus de véhiculer un nombre très limité d’informations.
Pour vous, le langage humain résulte de l’enseignement. En quoi ?
Il existe tout un tas de théories visant à expliquer l’évolution du langage. Mais, pour chacune d’elles, on peut se demander : pourquoi seulement l’homme ? On va dire par exemple que le langage renforce les liens entre les individus. Très bien. Mais cela aurait été bénéfique aussi aux macaques, aux gorilles ou aux chimpanzés. Pourquoi n’ont-ils pas eux aussi développé de langage ?
L’avantage de l’argument de l’enseignement, c’est que seule une espèce qui s’appuie beaucoup sur l’enseignement peut être incitée à acquérir un langage. Celui-ci constitue en effet une manière d’enseigner extraordinairement économique, précise et efficace. Dire à quelqu’un à quel endroit trouver de quoi se nourrir est beaucoup plus facile que de l’y conduire. Dire à un enfant que les baies rouges sont toxiques est beaucoup plus simple que de le lui faire comprendre par d’autres moyens.
Par ailleurs, le langage est une faculté apprise. Ce n’est pas le cas de la communication chez les autres animaux, qui est innée. Pourquoi nos ancêtres ont-ils eu besoin d’un outil de communication appris ? Nous savons que l’enseignement est favorisé par un environnement changeant. Si l’environnement change, il faut apprendre pour s’adapter à ces changements. Mais alors, qu’est-ce qui, dans l’environnement de nos ancêtres, changeait au point de requérir une forme apprise de communication ? Et, question corollaire : si l’environnement changeait, pourquoi n’a-t-il pas affecté le système de communication d’autres organismes ? En fait, cela devait être un changement qui n’impactait que nos ancêtres, un changement dont ils étaient responsables. La réponse évidente est la culture : à un moment donné, nos ancêtres ont commencé à générer des variantes culturelles (comme des outils, des techniques de recherche de nourriture, des signaux sociaux, des rituels de parade nuptiale, des remèdes, des gestes) à un tel rythme que, pour que l’accumulation puisse se poursuivre, il leur a fallu mettre au point cette forme révolutionnaire de communication.
Quand, selon vous, le langage est-il apparu ?
J’aurais tendance à placer ses racines plus loin dans le temps que beaucoup de mes confrères. On a dû commencer par un protolangage qui remonte, à mon avis, à au moins 1,7 million d’années.
Sur quels critères vous fondez-vous pour affirmer cela ?
Je pense, comme de nombreux linguistes, que la principale caractéristique du langage est la structure syntaxique hiérarchique. Et je soupçonne que notre capacité à appréhender des chaînes d’éléments en ensembles organisés hiérarchiquement découle de centaines de milliers d’années de sélection des compétences computationnelles nécessaires à certaines activités, comme la transformation complexe des aliments ou la fabrication d’outils. En d’autres termes, je crois que les humains étaient prédisposés au maniement expert de chaînes d’éléments, parce que bon nombre des compétences liées à la fabrication et à l’utilisation d’outils ainsi qu’aux méthodes d’extraction et de transformation de nourriture que leurs ancêtres avaient développées nécessitaient d’effectuer des séquences précises d’actions.
Or, si je me base sur ce que l’on sait de l’évolution de la fabrication d’outils, la première technique lithique, rudimentaire, que l’on appelle l’Oldowayen, apparaît il y a environ 2,5 millions d’années, à l’aube du genre Homo, mais elle peine à se diffuser et stagne pendant sept cent mille ans. Ce n’est qu’il y a 1,7 million d’années que l’on assiste à un changement, avec l’apparition de la technique acheuléenne [et des outils caractéristiques que sont les bifaces et les hachereaux]. Cette apparente stagnation de la technique oldowayenne constitue l’une des énigmes les plus tenaces de l’évolution humaine. Pour moi, elle s’explique par le fait que les humains ne disposaient pas encore d’un langage digne de ce nom, ce qui limitait l’efficacité de la diffusion et les possibilités d’amélioration. On peut envisager que des formes rudimentaires de langage aient existé lorsque prévalait l’Oldowayen, mais si l’on considère la lenteur avec laquelle cette technologie a par la suite évolué, il est peu probable que le langage moderne soit apparu durant cette période. La transformation de la technique acheuléenne reposait plus vraisemblablement sur une forme de protolangage gestuel ou verbal.
Dans votre livre, vous parlez d’une accélération des changements touchant les hommes, y compris génétiques. C’est à l’opposé de l’idée fort répandue selon laquelle, une fois la culture en place, la génétique n’a plus droit de cité…
L’argument semble en effet imparable : si l’on résout les problèmes culturellement (si l’on sait, par exemple, soigner les maladies), on affaiblit la sélection naturelle. Le problème, c’est que, sous son apparente logique, cet argument est erroné. Il ne tient pas compte de tous les défis auxquels doivent faire face les organismes dans le monde réel, où, chaque fois que l’on résout un problème particulier, on en crée de nouveaux. Nous inventons, par exemple, l’agriculture et l’élevage pour pallier le manque de nourriture. Or cela impose toute une série de sélections agissant en retour sur nous, pour nous permettre de digérer le lait de vache ou encore de résister aux maladies transmises par les animaux. Des milliers de nos gènes ont ainsi été modifiés par l’agriculture. D’une manière générale, du fait de la coévolution gènes-culture, l’évolution génétique humaine, loin de se ralentir, s’est accélérée au point que son rythme est sans équivalent chez les mammifères : il a plus que centuplé au cours des quarante mille dernières années.
Vous réfutez, par ailleurs, l’idée que l’homme a tellement bouleversé son environnement, et si rapidement, que celui-ci est devenu inadapté à sa biologie. Sur la base de quels arguments ?
Un tel décalage se produit parfois. C’est le cas de notre préférence pour le sel, le sucre et les matières grasses : nous avons été sélectionnés pour les apprécier et les stocker. En nous retrouvant dans un environnement où la nourriture est abondante, nous nous exposons à l’obésité et au diabète.
Pour autant, cet argument a été exagéré. L’étendue de ces désajustements est beaucoup plus limitée que ne l’envisagent nombre d’auteurs de vulgarisation scientifique. Les humains ne modifient pas leur environnement au petit bonheur la chance. Ils le font d’une façon qui convient à leur génotype. Et, loin d’être piégés dans le passé par un héritage biologique dépassé, ils se distinguent par leur remarquable plasticité. Grâce à notre culture, nous nous montrons capables de compenser toute inadéquation entre nos adaptations biologiques et le monde dans lequel nous nous trouvons ; par exemple, les vêtements, le feu et la climatisation nous protègent des températures extrêmes. Et, lorsque nous ne parvenons pas à transformer par des outils culturels les conditions nouvelles que nous rencontrons, la sélection naturelle s’ensuit très rapidement. Car rien ne saurait l’arrêter : partout où il y a des organismes vivants, elle est à l’œuvre.
— Propos recueillis par Baptiste Touverey.
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WP_Post Object ( [ID] => 125883 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:48:00 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:48:00 [post_content] =>En février 1897, l’année du jubilé de diamant de la reine Victoria, un corps expéditionnaire britannique mettait à sac la cité ancienne de Benin City, dans le sud de l’actuel Nigeria. Les soldats de Sa Majesté poussèrent à l’exil Ovonramwen, l’oba [le souverain de l’ancien royaume du Bénin], et dérobèrent plus de 4 000 œuvres d’art connues sous le nom de « bronzes du Bénin ». L’assaut avait été donné à la suite du massacre de plusieurs membres d’une expédition britannique, qui avaient essayé de pénétrer dans le royaume l’année précédente. L’objectif de l’opération, dirigée par un consul honoraire britannique, était de rappeler à l’oba ses obligations, en vertu d’un nouveau traité qui autorisait la Royal Niger Company à détenir le monopole des échanges dans son vaste royaume, notamment pour le commerce de l’huile de palme. Plusieurs expéditions punitives avaient déjà été menées dans cette région qui deviendrait, quelques années plus tard, en 1900, le « protectorat » du Nigeria du Sud. Ovonramwen savait que toute résistance était inutile : trois ans plus tôt, la ville d’Ebrohimi, située à une centaine de kilomètres de la cité, avait été rasée et pillée par les Britanniques, son chef, Nana Olomu, ayant protesté contre le prix proposé pour son huile de palme. Nana Olomu a été contraint à l’exil, tout comme le roi Jaja d’Opobo l’avait été dans les années 1880. Ce dernier, un ancien esclave, avait créé un réseau de maisons de négoce d’huile de palme le long du fleuve Niger mais, dans un excès de confiance, il avait tenté de court-circuiter la Royal Niger Company et de traiter directement avec les marchands de Liverpool.
L’oba, un véritable dieu aux yeux de son peuple, régnait sur une région aussi vaste que l’Écosse, et la puissance coloniale avait du mal à admettre la splendeur de sa cour, dont la première description avait été donnée par un Hollandais, Dierick Ruiters, qui s’était rendu dans la cité au début du XVIIe siècle. Il s’était dit émerveillé par « une avenue superbe, non pavée, sept ou huit fois plus large que la Warmoesstraat, à Amsterdam ». Le palais de l’oba était « de vaste étendue […], à tel point que l’on a l’impression qu’il s’étire à l’infini ; on marche jusqu’à l’épuisement puis on aperçoit une autre porte, qui donne sur une place plus grande ». Ruiters avait trouvé les gens « sincères » et « inoffensifs », et ne craignait pas pour sa sécurité : quiconque s’en prenait à un étranger était « exécuté, son corps découpé en quatre morceaux et jeté en pâture aux bêtes sauvages ». L’oba lui-même n’apparaissait que deux fois par an et, à ces occasions, faisait étalage de « toute sa grandeur, accompagné de plus de 600 épouses, même si toutes n’étaient pas légitimes ». Un autre Hollandais, Olfert Dapper, qui n’avait jamais visité la cité mais en avait publié en 1668 une description inspirée de témoignages, affirmait qu’elle comprenait « trente avenues rectilignes, chacune mesurant 120 pieds [40 mètres] de large », bordées de vastes et élégantes demeures de plain-pied. Les quartiers royaux étaient « au moins aussi grands que la ville de Haarlem et clos par un mur d’enceinte remarquable [...], orné de splendides galeries aussi imposantes que celles de la Bourse d’Amsterdam ». L’une de ces longues galeries, qui reposait sur des piliers en bois, était « décorée de haut en bas de cuivre moulé », représentant « des faits d’armes et des scènes de bataille ».
Que l’héritier de ces merveilles s’entende donner des ordres par le capitaine Henry Gallwey, un diplomate subalterne agitant un bout de papier – qui, de son propre aveu, considérait que « la partie était gagnée d’avance » –, avait de quoi exaspérer. « Aussi longtemps que la Grande Reine Blanche régnera sur les mers, aurait déclaré l’oba, je régnerai sur la terre. » Un an avant l’invasion, l’un des responsables de la Royal Niger Company avait exhorté la chambre de commerce de Liverpool à convaincre le gouvernement « de le destituer ou de l’exiler ». De tels arguments en faveur de l’usage de la force étaient généralement avancés au nom de la lutte contre des pratiques barbares, en particulier l’« abomination » que représentait la traite des esclaves, dont les Britanniques avaient tiré profit il n’y avait pas si longtemps (ils avaient d’ailleurs réduit en esclavage une bonne partie des gens qu’ils se proposaient à présent de civiliser). Les arguments pour renverser Ovonramwen étaient du même acabit.
En réalité, les quelques colons britanniques qui avaient été tués l’année précédente n’auraient jamais dû pénétrer dans la cité royale. La requête officielle qu’ils avaient soumise pour effectuer une visite avait en effet été rejetée. Cependant, l’oba avait envoyé des messagers pour les informer qu’ils seraient reçus quelques semaines plus tard, une fois qu’il aurait fini de célébrer une fête religieuse annuelle qui exigeait une période d’isolement et de purification. Pour le conservateur du Pitt Rivers Museum à Oxford, Dan Hicks, la violence qui s’est ensuivie entrait dans le cadre d’« un événement bien plus important » qu’il appelle « la toute première guerre mondiale » et qui va de la partition de l’Afrique, en 1884, au déclenchement de la Première Guerre mondiale. « Le massacre de la population et les atrocités que les Britanniques ont commises » pendant ces trente années devraient être considérés comme des actes tout aussi odieux que ceux qu’ont perpétrés les Allemands et les Belges à la même période en Afrique. (L’Allemagne a récemment présenté ses excuses à la Namibie pour le génocide des Hereros et des Namas entre 1904 et 1908 et proposé de verser 1,1 milliard d’euros sur trente ans pour financer un programme de développement.)
S’agissant du royaume du Bénin, une « immense armée », composée de 1 400 soldats et de plus d’une centaine de marines et d’officiers, fut dépêchée de Malte, d’Afrique du Sud et de Grande-Bretagne. Ces troupes disposaient d’une belle puissance de feu, notamment de mitrailleuses Maxim, qui venaient d’être inventées : « On comptait une douzaine de canons de montagne RML qui lançaient des obus de 3 kilos, et chacun de ces canons disposait de plus de 300 projectiles. Chaque division transportait 6 lance-roquettes et une provision de munitions, ainsi que des quintaux de fulmicoton (nitrocellulose), que des unités spécialisées dans la démolition utilisèrent pour détruire les barricades, les murailles du palais et même les arbres sacrés. Il y avait 14 mitrailleuses Maxim adaptées au transport terrestre, chacune étant équipée de 126 bandes de munitions de 334 cartouches – plus 24 mitrailleuses Maxim sur les navires de guerre [...]. Cette puissance de feu était multipliée par deux grâce à 1 200 [...] carabines à verrou pour lesquelles chaque soldat portait 100 cartouches, des colonnes de porteurs en transportant plus du double. »
Cette force d’invasion, qui opérait sur une zone de 5 000 km2, était divisée en trois. La colonne principale devait marcher sur la cité tandis que deux colonnes « volantes » seraient déployées à l’ouest et à l’est, pour « intimider les populations, détruire les villes et les villages » et ainsi « durcir le châtiment infligé à la nation ». La cité elle-même fut prise le 18 février, à l’issue d’une farouche résistance des soldats béninois armés de mousquets à silex, de pistolets, de machettes, de lances, d’arcs et de flèches. Le nombre de victimes n’a pas été consigné, mais un officier britannique a évoqué « quantité d’autochtones tués au combat ». Les Britanniques avaient tiré environ 4 millions de cartouches. Le mois suivant, un reportage « remarquable » paru dans le Portsmouth Evening News et fondé sur des interviews de troupes de marines rentrées au pays indiquait que « le carnage était colossal », mais qu’« il était impossible de compter les morts en raison de la densité de la brousse ». Des soldats houssas ayant pénétré dans la brousse ont déclaré avoir vu « des centaines de corps, dont certains avaient tout simplement été coupés en deux par le feu des mitrailleuses Maxim ».
L’oba s’enfuit de la cité. Des groupes de soldats britanniques partis à sa recherche brûlèrent les villages qu’ils soupçonnaient de le cacher, mais ses sujets n’étaient pas disposés à le trahir ; ils croyaient de toute façon qu’il avait le pouvoir de prendre l’apparence d’un animal pour ne pas être capturé. Il ne se rendit que six mois plus tard, vraisemblablement pour mettre fin à la terreur, et fut aussitôt envoyé en exil ; six de ses chefs furent pendus en public (ils moururent « sans broncher », selon un témoin) pour « donner à réfléchir ». Henry Gallwey fit à ses supérieurs ce rapport exalté : « Leur roi destitué, leurs chefs fétiches exécutés, leur juju [talisman] brisé et leurs lieux de culte détruits […] ; et partout les signes patents du règne de l’homme blanc : l’équité, la justice, la paix et la sécurité. »
La cité fut incendiée juste après l’attaque, mais nous ne savons toujours pas si le palais a été détruit par accident ou volontairement. Il ne fait aucun doute, en revanche, que les Britanniques se sont livrés à un pillage en règle. « De nombreuses pièces en laiton et défenses d’éléphant sculptées ont été découvertes, note le capitaine Herbert Walker dans son journal. L’amiral et son état-major ont été très occupés à “mettre en sécurité” le reste, alors je doute qu’il subsiste grand-chose de valeur… Le camp entier fourmille d’objets volés. » Dans son rapport de 1668, Olfert Dapper avait déjà fait allusion aux bronzes ou, plus exactement, aux œuvres d’art de la cour du royaume, puisqu’il mentionne des pièces en laiton, en ivoire et en bois. L’explorateur britannique Richard Burton, qui s’était rendu dans la cité en 1863, avait lui aussi écrit sur ces objets. Quelques-uns avaient été donnés en cadeau, notamment deux défenses sculptées offertes à un négociant en visite en 1889 (il a aussi pris des photos) et une statuette en bronze représentant un cavalier, remise à un autre marchand en 1892, à l’occasion de la signature du traité qui cédait l’autonomie commerciale du royaume à la Royal Niger Company. Mais personne ne se doutait de la facture exceptionnelle de ces œuvres, ni de leur quantité : bien plus de 4 000, voire jusqu’à 10 000. On ignore combien sont aujourd’hui entre les mains de propriétaires privés.
Les artefacts les plus célèbres du butin des Britanniques sont les mille et quelques plaques rectangulaires de laiton en relief qui ornaient les piliers du palais et « représentaient des personnages allant des obas accompagnés de leur suite aux marchands portugais armés de bâtons, d’épées et de piques et arborant des bracelets en laiton, en passant par des messagers – avec leurs pendentifs en forme de croix et leurs scarifications sur les joues pareilles à des moustaches de chat –, des guerriers au combat et des courtisans agitant leurs crécelles et autres chasse-mouches ». Ces œuvres, dont la plupart sont datées du XVIe au XVIIIe siècle, témoignaient « des procédures de couronnement, des lois en vigueur et des modes de vie », selon l’artiste nigérian Victor Ehikhamenor. Dans la langue edo, sa-e-y-ama signifie à la fois « créer un bronze à partir d’un motif » et « se souvenir ». On trouve aussi des sculptures commémoratives en bronze représentant des têtes d’obas, chacune ayant été commandée après la mort du souverain par le fils qui lui succédait (selon une lignée ininterrompue depuis l’oba Ewuare, au XVe siècle), et « des dizaines » de défenses d’ivoire sculptées à partir du début du XVIIIe siècle, dont certaines étaient destinées à être placées dans un creux au sommet des têtes de bronze.
Ces fameuses œuvres d’art volées par les Britanniques – outre les crécelles, les cloches, les miroirs, les colliers, les bracelets, les bagues, les masques, les tabourets en bois et autres coffrets – ont fait sensation quand elles sont arrivées à Londres six mois plus tard, mais elles ont suscité des réactions diverses. Certains connaisseurs, tel le directeur adjoint de la section africaine du musée d’Ethnologie à Berlin, Felix von Luschan, les considéraient comme étant « dignes des plus beaux exemples de la technique européenne de moulage ». Mais, pour d’autres, il s’agissait de la production d’une tribu barbare originaire d’un coin du globe « pittoresque mais dénué d’intérêt » : c’est ainsi que l’historien anglais Hugh Trevor-Roper décrivait l’Afrique. Néanmoins, leur valeur marchande était élevée, et leur prix continue d’augmenter : en 2016, une tête en bronze appartenant à une collection privée a été vendue 10 millions de livres sterling [plus de 13,5 millions d’euros à l’époque], soit plus du double de son prix neuf ans plus tôt.
Le British Museum à Londres a acquis la majeure partie de ces objets – environ 900 –, dont une centaine sont exposés en permanence. Le musée d’Ethnologie de Berlin a réuni la deuxième plus grande collection, grâce à Felix von Luschan, mais un nombre considérable d’autres artefacts sont la propriété de plus de 160 musées publics et privés du monde entier, principalement aux États-Unis et en Europe, mais aussi au Japon, au Sénégal et aux Émirats arabes unis. Le Nigeria veut les récupérer. Rien de nouveau à cela : dès 1936, Akenzua II, petit-fils de l’oba Ovonramwen, a fait une demande officielle de restitution de deux trônes en laiton et s’est entendu répondre par le directeur des musées d’État de Berlin de l’époque qu’il n’était « pas disposé à rendre ou à vendre des sièges d’une telle valeur culturelle ». L’oba n’était désormais plus qu’un sujet lambda d’une lointaine colonie britannique, bien que son père ait pu remonter sur le trône en 1914. Plus d’un demi-siècle plus tard, le Nigeria a fait une demande de prêt d’un masque en ivoire du XVIe siècle représentant la reine Idia, célèbre guerrière et mère du légendaire oba Esigie (1504-1550). Il faisait partie d’une série de cinq pendentifs de hanche en ivoire de toute beauté, à l’effigie de la reine et portés par l’oba lors de cérémonies – objets qui ont été volés par les Britanniques dans sa propre chambre à coucher. Idia avait été choisie comme symbole du Festival des arts et de la culture noirs et africains, qui s’est tenu à Lagos en 1977 [succédant au Festival mondial des arts nègres de Dakar, en 1966]. Le British Museum a refusé de prêter cette œuvre, arguant qu’elle serait « soumise à des conditions climatiques différentes et à une bien plus grande humidité, que l’ivoire s’altérerait et que sa surface se fissurerait », ce qui, pour les Nigérians, n’était pas sans rappeler la pseudoscience typique de la fin de l’ère coloniale. Dans la presse nigériane, la prise de position du musée a été dénoncée comme représentative « de l’insolence de la Grande-Bretagne, de sa malveillance et de son mépris » à l’égard de ses anciens sujets – tout à fait en ligne avec son « passé de brigandage et de vol au niveau international, dans la plus pure tradition de Francis Drake et de Cecil Rhodes ».
Le mouvementBlack Lives Matter a donné une forte impulsion à la campagne pour le rapatriement des artefacts africains, tout comme le rapport commandé par le président Macron et rendu public en 2017, qui préconisait que la France restitue tous « les objets pris par la force ou présumés acquis dans des conditions inéquitables », et ce le plus vite possible. En mars 2020, la ministre allemande de la Culture, Monika Grütters, a déclaré que son pays commencerait en 2022 à rendre une part « considérable » des 1 200 œuvres qui se trouvent dans ses musées, notamment à Cologne, Hambourg, Leipzig et Dresde, ainsi qu’à Berlin ; l’artiste Victor Ehikhamenor a estimé qu’il s’agissait d’un « grand pas en avant » pour « redresser les torts » 1. Au Royaume-Uni, l’Université d’Aberdeen, le musée Horniman de Londres, le musée d’Archéologie et d’Anthropologie de Cambridge, le musée et la galerie d’art de Bristol, le Great North Museum de Newcastle et l’Église d’Angleterre se sont tous engagés à restituer leurs collections (ou se disent « prêts à étudier les différentes options »). Le Jesus College de l’Université de Cambridge a entamé une procédure pour rendre un coq en bronze. Le British Museum, quant à lui, tergiverse, évoquant une loi de 1963 qui lui interdit de « se défaire de toute partie de sa collection, à quelques exceptions près ».
En 2009, la loi sur la restitution de biens culturels saisis dans le cadre de la Shoah a donné au British Museum, ainsi qu’à la National Gallery et à quinze autres institutions britanniques, le pouvoir de rendre des œuvres pillées par les nazis. Une législation similaire a été adoptée aux États-Unis en 2016. Pour les muséologues, conservateurs et historiens africains, cette politique de deux poids, deux mesures reste une énigme. Oliver Dowden, le ministre britannique de la Culture, a récemment menacé de couper les financements des musées qui « ne défendent pas notre culture et notre histoire contre la poignée d’activistes virulents qui passent leur temps à tenter de nuire à la réputation de la Grande-Bretagne ». Dans son collimateur, notamment, le Museum of the Home (musée de la Maison), à Londres, qui, jusqu’en 2019, s’appelait le Geffrye Museum, du nom de l’un des nombreux esclavagistes britanniques zélés qui ont fait fortune et amassé d’importantes collections en réduisant en esclavage quelque 3,1 millions d’Africains.
Argumenter contre la restitution des bronzes du Bénin semble un combat perdu d’avance. Pour Dan Hicks, le simple fait que le Pitt Rivers Museum (qui recherche actuellement la meilleure façon de restituer les 105 œuvres en sa possession) soit propriétaire de ces objets rend tous les musées « dont les collections sont fondées sur la violence » complices d’une « attaque menée aveuglément, où des dizaines de milliers de personnes ont péri ; de la destruction intentionnelle d’un site culturel, religieux et royal très ancien ; et du pillage d’œuvres d’art sacrées ». Journaliste sans aucune affiliation avec les musées, Barnaby Phillips est lui aussi convaincu que les bronzes doivent être restitués : il estime que c’est une question de justice 2. Il fait remarquer que des réserves avaient déjà été exprimées au moment même de l’aventure coloniale : un éditorial accablant paru dans l’Edinburgh Evening News le 15 février 1896 condamnait l’argument avancé par la chambre de commerce de Liverpool affirmant le droit inaliénable des Britanniques « à sillonner la planète pour savoir qui nous allions absorber, sous couvert d’apporter la civilisation ». Haut responsable de la logistique de la flotte britannique, Vernon Haggard, qui participa à la destruction du royaume du Bénin, écrivait ceci : « Les scènes de pillage dont j’ai été témoin au cours de cette expédition m’ont conduit à m’y opposer avec véhémence quand d’autres occasions se sont présentées. Rien n’est plus déprimant. Le pillage fait appel à l’instinct le plus vil de la nature humaine et, inéluctablement, mène [les soldats] à se quereller et à négliger leur devoir. »
Les musées du Nigeria abritent actuellement l’une des plus importantes collections d’artefacts du Bénin au monde, après celles du British Museum et de Berlin, en partie grâce à la fièvre acheteuse d’un Anglais, Kenneth Murray, qui supervisa dans les années 1950 la création du Musée national de Lagos. Ce musée détient environ 90 œuvres d’art, mais, comme dans le cas du British Museum, la plupart d’entre elles sont conservées dans les réserves. Celles qui sont exposées le sont de manière « un peu désordonnée », pour reprendre les termes d’un visiteur très diplomate. Et puis il y a les vols. Il est difficile d’obtenir des chiffres fiables dans un pays gouverné de manière aussi peu responsable que le Nigeria, mais, en 1996, la Commission nationale des musées et des monuments a annoncé que quatorze musées du pays avaient perdu des œuvres de valeur au cours des trois années précédentes. Ce qui a suscité la déclaration suivante du ministre de l’Information et de la Culture, Walter Ofonagoro : « Notre héritage culturel disparaît à un rythme tel que nous pourrions n’avoir plus aucun artefact culturel à transmettre à nos descendants, à moins que cette tendance ne s’inverse rapidement. »
La police a confirmé par la suite que 88 de ces « précieux objets » avaient refait surface en Espagne et aux Pays-Bas, où ils étaient proposés à la vente. Des directeurs de musées mettent en avant la désinvolture dont le Nigeria fait preuve envers la sécurité de ses œuvres d’art pour justifier leur refus de rendre leurs collections. C’est ce qui a motivé la proposition de construire au Nigeria, à proximité du site du palais de l’oba, le musée d’Art ouest-africain de l’Edo (Emowaa). Né de l’initiative d’une organisation de défense du patrimoine culturel à but non lucratif, le Legacy Restoration Trust, il doit ouvrir ses portes en 2025 et se propose de « présenter la plus belle collection de bronzes du Bénin ainsi que des biens culturels d’Afrique de l’Ouest et des œuvres d’art contemporaines ». Plusieurs grands musées européens ont soutenu cette initiative privée et participent à son financement pour qu’elle puisse atteindre son objectif. Un membre de la famille royale de l’ancien royaume du Bénin, Enotie Ogbebor, estime que les Nigérians, en se réappropriant ces objets, pourront se rendre compte de « ce que leurs illustres ancêtres ont réalisé » et seront encouragés à « œuvrer pour améliorer les choses dans le monde d’aujourd’hui ».
J’en doute fort. Par exemple, les vestiges des murailles monumentales entourant la cité, un vaste ensemble de remparts faits de talus et de fossés qui s’étendent sur des milliers de kilomètres dans l’arrière-pays, existent toujours dans la ville moderne. Cet édifice impressionnant n’ayant pas pu être volé par les troupes coloniales, celles-ci en ont détruit une bonne partie. Mais, comme le fait observer Barnaby Phillips, on ne peut pas dire que ce qui perdure ait fait l’objet d’un traitement digne d’un tel patrimoine : « Je suis venu la première fois il y a vingt ans, pour voir la célèbre muraille de terre qui remonte au XIIIe siècle et entoure la cité sur environ 11 kilomètres […]. Officiellement, il s’agit d’un monument historique nigérian. Hélas, ce classement ne protège en rien le site, comme j’ai pu le constater à l’occasion de cette première visite. Des pilleurs creusaient dans le remblai en toute impunité, à la recherche de matériaux dans le rouge sous-sol argileux des talus ; des détritus s’accumulaient dans la douve. Vingt ans plus tard, la muraille était dans un état encore plus lamentable. À un carrefour de la Sokponba Road, en deçà d’un marché bondé, l’enceinte était dissimulée par cinq panneaux publicitaires vantant les mérites d’Églises évangéliques [...]. Je me suis glissé sous les panneaux, loin des cris des marchands, de la musique, des klaxons et des rugissements des moteurs, et j’ai prudemment escaladé le talus en m’agrippant à des taillis. Le sol était recouvert d’une substance visqueuse composée d’excréments humains et de sacs en plastique. Quand je suis arrivé au sommet, j’ai vu que la douve, à l’autre bout, était remplie d’eaux usées. Le tout dégageait une odeur pestilentielle. »
Le British Museum revendique les bronzes du Bénin au nom de la notion de « musée universel » : il serait le lieu le plus indiqué pour les abriter parce qu’il héberge aussi des artefacts provenant de beaucoup d’autres sites pillés et détruits par les Britanniques, et parce que bien plus de gens se rendent à Londres qu’à Benin City, ou même à Lagos. Cet argument ne me plaît pas, mais je suis tout de même inquiet : si les habitants de Benin City foulent aux pieds les vestiges de l’un de leurs sites majeurs, la notion de patrimoine au Nigeria n’a pas le sens que d’autres citoyens lui confèrent. Il est tout à fait légitime de vouloir récupérer ce qui a été spolié, mais avoir cette exigence tout en négligeant de préserver le peu que l’on possède encore semble relever davantage de l’orgueil. Il peut s’avérer encore plus difficile de changer les mentalités que d’obtenir la restitution des objets eux-mêmes.
Barnaby Phillips cite un artiste et universitaire qui vit à Benin City, Moyo Okediji. Celui-ci estime que les têtes sculptées et les plaques de laiton – « mises en cage, exposées sur des supports ou vendues de la main à la main, comme les cargaisons d’esclaves qui les ont précédées d’un bout à l’autre de l’océan Atlantique » – présentent aujourd’hui un intérêt beaucoup plus grand « pour les spécialistes et les politiciens que pour le citoyen lambda de l’actuelle Benin City […], qui doit lutter chaque jour pour sa survie ». Il fait aussi remarquer que rendre ces œuvres « reviendrait à prétendre qu’une telle réparation compenserait totalement » un outrage colonial parmi tant d’autres en Afrique. Un membre de la famille royale du Bénin, Ekhaguosa Aisien, a déclaré que, en les voyant au British Museum pour la première fois, il avait ressenti « une immense fierté, qui [l’habite] encore aujourd’hui. Les Indiens, les Japonais qui visitent le British Museum s’exclament : “Oh ! ces œuvres viennent d’Afrique !” »
Quand le débat sur les bronzes du Bénin a pris de l’ampleur, une initiative connue sous le nom de Digital Benin a été lancée pour créer une base de données rassemblant « la totalité des documents relatifs au royaume du Bénin disponibles dans le monde entier – des photographies historiques, des fonds d’archives, des témoignages, des ouvrages et des traditions orales – et constituer ainsi une mine d’informations accessible à tous ». Les financements proviennent de plusieurs institutions européennes 3. Cette plate-forme va sans doute représenter ce qui se fait de mieux en matière de « musée universel ». Pour l’heure, j’estime que les trésors du Bénin qui se trouvent au British Museum doivent y rester. Ce que je condamne, en revanche, c’est le refus persistant du musée d’expliquer en toute transparence les circonstances de leur acquisition et pourquoi il les a toujours en sa possession. En outre, la façon dont l’institution a snobé les demandes de prêt, notamment dans les années 1970, est indéfendable.
Au moment où j’écris ces lignes se profile l’éventualité d’un désaccord entre le gouverneur de l’État d’Edo [où est située Benin City, anciennement appelée Edo], Godwin Obaseki, et l’oba actuel, Ewuare II. En effet, les avis des deux hommes divergent au sujet du lieu qui abritera une livraison d’objets que l’Allemagne doit rendre sous peu. Il y a deux ans, Godwin Obaseki avait alloué 500 millions de nairas [plus de 1 million d’euros] « pour commencer la construction d’un Musée royal du Bénin […] en collaboration avec le palais », avant de faire machine arrière et de se prononcer en faveur du projet du musée d’Art ouest-africain de l’Edo, défendu par le Legacy Restoration Trust. L’oba a fait valoir que ce projet n’était pas « en harmonie avec le souhait du peuple du royaume du Bénin ». Mais le royaume du Bénin n’existe plus. Tout ce qu’il en reste in situ, nous dit Barnaby Phillips, c’est une ruine lugubre encerclée d’eau croupie, sur laquelle Obaseki, en tant que gouverneur, a le dernier mot. L’oba a lancé un appel au gouvernement fédéral du Nigeria pour qu’il assure la conservation de ces œuvres restituées le temps qu’il prenne d’autres dispositions financières, bien qu’aucune administration n’ait levé le petit doigt au cours des soixante dernières années pour protéger notre patrimoine culturel.
— Adewale Maja-Pearce est un écrivain d’origine nigériane. Il a notamment publié In My Father’s Country (William Heinemann, 1987). — Cet article est paru dans la London Review of Books le 12 août 2021. Il a été traduit par Béatrice Murail.
[post_title] => Le symbole de la discorde : les bronzes du Bénin [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-symbole-de-la-discorde-les-bronzes-du-benin [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:48:01 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:48:01 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=125883 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 125891 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:47:55 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:47:55 [post_content] =>Il fut un temps où la restitution des objets et œuvres d’art dérobés aux pays d’Afrique à l’époque coloniale semblait sur le point d’entrer dans les mœurs. En 1978, Amadou-Mahtar M’Bow, alors directeur général de l’Unesco, plaidait pour que soient rendus aux peuples africains non pas toutes les œuvres figurant dans les collections occidentales, mais « au moins les trésors d’art les plus représentatifs de leur culture, ceux auxquels ils attachent le plus d’importance, ceux dont l’absence leur est psychologiquement le plus intolérable ». Il ajoutait : « Cette revendication est légitime ».
Sa parole avait été entendue. En France, Roger Gicquel, présentateur vedette du journal télévisé, n’hésitait pas à expliquer au 20-heures que la restitution, nécessaire à la préservation des identités culturelles, était la bonne démarche à adopter. En 1982, le gouvernement français commandait une étude à Pierre Quoniam, ancien directeur du Louvre. Ses conclusions qualifiaient la restitution d’« acte d’équité et de solidarité » découlant d’un « effort d’intelligence ». En Allemagne, la ministre des Affaires étrangères Hildegard Hamm-Brücher ne disait pas autre chose, tandis que l’Unesco élaborait un formulaire spécifique.
Ces informations, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy les ont exhumées au cours de leurs recherches pour rédiger leur Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, remis en novembre 2018 au président français Emmanuel Macron. Ce document a marqué la première véritable résurgence de la question, dont aucune ancienne puissance coloniale ne s’était plus emparée au niveau national depuis le début des années 1980. Ces dernières décennies, la vision de relations Nord-Sud mutuellement avantageuses avait en effet laissé place à une austérité néolibérale dans les pays riches et à des coupes budgétaires imposées dans le cadre d’« ajustements structurels » dans les pays pauvres. Le rapport Quoniam avait été remisé au fond d’un tiroir, et il semble que le formulaire de l’Unesco n’ait jamais été utilisé. Divers groupes militants avaient bien continué à se faire les avocats des restitutions, plusieurs gouvernements africains en avaient régulièrement réclamé sur la scène internationale, mais dans l’ensemble, constatent Sarr et Savoy, « rien n’a bougé en quarante ans ».
La question de la restitution est un terrain miné. Au cours de l’Histoire, les objets d’art ont été des butins de guerre, des symboles de conquête, et, à mesure que s’affirmait la mainmise coloniale, ils ont fini par entrer dans les collections privées et publiques des nations victorieuses, ou par être largement dispersés au fil de ventes et de cessions. Après la décolonisation, de nombreux pays autrefois sous le joug d’un pouvoir étranger ont demandé que leur soient rendues des pièces importantes. Depuis le milieu du XIXe siècle, les gouvernements grecs successifs réclament au British Museum le retour des frises du Parthénon, exposées à Londres depuis 1816 après avoir été enlevées au monument de l’Acropole sur l’ordre d’un aristocrate britannique, lord Elgin, ayant prétendu disposer de l’autorisation du sultan ottoman qui régnait sur la Grèce à l’époque. Du côté de l’Afrique, le cas le plus emblématique est celui des « bronzes du Bénin », un immense trésor dont les soldats britanniques envahissant la région d’Edo, dans l’actuel Nigeria, se sont emparés en 1897 lors d’une expédition punitive à Benin City. Il s’agit d’un millier de pièces environ, qui ont depuis été dispersées entre le British Museum et d’autres institutions occidentales, dont le Metropolitan Museum of Art de New York. Certaines de ces institutions sont parvenues à des accords avec les autorités nigérianes afin de transférer une partie de ces objets à un nouveau musée devant être construit à Benin City 1. Les accords ne mentionnent toutefois rien de définitif, ils relèvent plus du prêt à long terme, et le Nigeria ne cesse de réitérer ses demandes de restitution pleine et entière. De fait, tous les exemples d’art africain restitué aux pays d’origine le sont au cas par cas, et la plupart ne correspondent pas à un transfert de propriété total et permanent, ce que signifie le terme de « restitution ». Même dans leurs rêves les plus optimistes, les partisans de cette cause n’allaient pas jusqu’à espérer qu’une ancienne puissance coloniale passe en revue les œuvres africaines figurant dans ses collections publiques afin de voir celles qui s’y étaient retrouvées d’une manière illégale ou à la faveur d’un rapport de force biaisé, avant de s’engager à élaborer une politique officielle de restitution.
D’où la stupéfaction générale, en 2017, lorsque Emmanuel Macron annonce, dans une apparente improvisation lors d’un discours devant une assemblée d’étudiants de l’Université de Ouagadougou, au Burkina Faso, qu’il veut que, dans les cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions « temporaires ou définitives ». À peine un an plus tôt, la France, alors présidée par François Hollande, avait rejeté la demande de l’une de ses ex-colonies, la république du Bénin, invoquant l’éternel prétexte légaliste selon lequel les collections publiques françaises sont inaliénables. Il était dès lors ahurissant de voir le nouveau président twitter que « le patrimoine culturel africain ne peut pas être prisonnier des musées européens ».
S’il était resté des doutes quant à sa volonté d’élaborer une véritable politique en la matière, ils furent dissipés lorsqu’il choisit Sarr et Savoy pour formuler les recommandations adéquates. Ni l’un ni l’autre ne sont membres de l’appareil d’État, ils n’appartiennent pas à la nomenklatura muséologique ni ne trempent dans le mélange d’intérêts politiques et d’affaires connu sous le nom de Françafrique qui lie les élites de la France à celles de ses anciennes colonies. Felwine Sarr, qui a longtemps enseigné à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, au Sénégal – son pays natal –, est un économiste alternatif. Ses travaux sur les perspectives de l’Afrique sont teintés de philosophie, proches à la fois de la pensée afrocentrique de son compatriote Cheikh Anta Diop et des conceptions psychologiques anticoloniales de Frantz Fanon. La Française Bénédicte Savoy, professeure à l’Université technique de Berlin, est une historienne de l’art spécialiste des transferts d’œuvres d’art, du pillage et des vols à l’intérieur de l’Europe. L’Afrique était un domaine nouveau pour elle. Il est clair qu’en faisant appel à ce tandem le président Macron souhaitait à la fois des analyses rigoureuses et un regard neuf.
Le sujet n’a que le degré de complexité qu’on veut bien lui accorder. Ceux qui s’opposent aux restitutions se réfèrent souvent au caractère compliqué du processus, avançant telle ou telle raison qui rend tel ou tel cas particulier douteux, trop difficile à concrétiser, ou susceptible de créer un précédent indésirable. Sarr et Savoy ont cherché à simplifier les choses. Leur rapport a plusieurs niveaux de lecture : on peut le lire aussi bien comme une feuille de route que comme un historique ou encore un essai philosophique. Mais il constitue également une tentative de définir des critères permettant de juger à quel point la restitution d’objets précis est pertinente.
Les auteurs prennent grand soin de délimiter le périmètre de leur étude. Ils ne traitent que de ce pour quoi le président Macron les a mandatés, à savoir les objets originaires d’Afrique, se limitant en outre à l’Afrique subsaharienne, estimant que l’Algérie et l’Égypte relèvent d’un traitement à part. Ils restreignent aussi leur champ aux collections publiques françaises, excluant les collections et musées privés, en particulier ceux des ordres missionnaires actifs durant la colonisation. Même ainsi, le volume évalué est considérable : au moins 88 000 pièces, dont 70 000 pour le seul musée du Quai Branly-Jacques Chirac, une institution qui a ouvert ses portes en 2006 et présente les collections ethnographiques autrefois réparties entre le musée de l’Homme et l’ancien musée des Colonies de la porte Dorée. Vu l’ampleur et l’importance de ce fonds, tout changement de politique vis-à-vis des objets qui le constituent est forcément amené à soulever la question des autres collections coloniales et à ouvrir le débat à l’échelle mondiale.
Les distinctions que les deux auteurs tracent à l’intérieur de leur domaine de recherche peuvent elles aussi s’appliquer bien au-delà. Jusqu’à la toute fin du XIXe siècle, l’acquisition de ces objets d’art se faisait essentiellement au cours de conquêtes, dans la violence, ce qui les assimilait, de fait, à des trophées de guerre. À l’époque où elles établissaient leur contrôle sur de vastes territoires d’Afrique occidentale, préalable à l’installation du pouvoir colonial, les troupes françaises ont mis la main sur une multitude d’objets d’art, que ce soit durant le sac de Ségou (aujourd’hui au Mali), en 1890, le pillage d’Abomey (désormais en république du Bénin), en 1892, ou pendant la guerre qui les a opposées au héros de la lutte contre la colonisation Samory Touré 2, en 1898. À la même époque, les Britanniques mettaient eux aussi à sac Benin City (dont certains bronzes allaient se retrouver en France). C’est ainsi que se traduisait sur le terrain le partage de l’Afrique tel que les puissances coloniales l’avaient défini en 1884, lors de la conférence de Berlin.
Au cours du XXe siècle, une fois le pouvoir colonial bien en place, les Européens se sont procuré des objets soit en usant de la force, soit en les achetant, bien que l’on ne puisse pas vraiment considérer qu’il s’agissait de transactions équitables, car les ventes étaient souvent effectuées sous la contrainte. Comme il est dit dans le rapport, « une génération plus tard, l’extraction patrimoniale se professionnalise », en partie avec la montée en puissance de l’anthropologie et de son implication dans le projet colonial. Des « missions scientifiques » se donnent pour but de rassembler et de cataloguer des objets en quantités impressionnantes, dans l’objectif de comprendre (mais toujours avec un regard paternaliste) les peuples dominés. Sarr et Savoy soulignent que les musées européens ont souvent été partie prenante des expéditions, c’est-à-dire qu’ils se montraient commanditaires et complices, voyant là un excellent moyen de remplir leurs réserves.
À partir des années 1960, à mesure que les pays d’Afrique devenaient indépendants, la façon dont leurs objets d’art ont continué à arriver dans les musées d’Europe a évolué. La motivation n’était plus l’impératif colonial, mais le souhait d’institutions présentant un savoir encyclopédique d’enrichir leurs vitrines. Toutefois, l’essentiel de la collection africaine du Quai Branly a été acquis avant 1960. Sa part ultérieure vient surtout du Nigeria, du Ghana et d’autres pays qui n’ont pas été colonisés par la France.
Les recommandations de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy sont dictées par cette typologie. Apparaissant à mi-rapport, telles les graines d’un fruit, elles sont assez simples, trop simples même, selon leurs détracteurs. Elles incitent d’abord à « accueillir favorablement » (c’est-à-dire estimer justifiées) les demandes de restitution concernant des objets saisis lors d’opérations militaires. Même préconisation pour les objets récoltés lors de missions ethnographiques, à moins qu’il n’existe des témoignages ou des preuves tangibles que les détenteurs de ces objets aient véritablement consenti à les céder. Il est aussi recommandé d’accepter de restituer les objets légués aux musées par des fonctionnaires coloniaux ou leurs descendants, à moins, là aussi, qu’il ne soit possible de démontrer qu’ils proviennent d’une vente en bonne et due forme. Pour ce qui est des objets entrés dans les collections après 1960, la restitution concernerait ceux dont il est établi qu’ils ont suivi des filières de trafic d’art ou de ventes frauduleuses.
Les auteurs du rapport détaillent les changements législatifs que leurs recommandations entraîneraient et proposent un agenda couvrant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, et au-delà. L’étape inaugurale serait de restituer sans tarder un petit nombre d’objets hautement symboliques à différents pays africains, en guise de signal fort. Ensuite, il faudrait mettre sur pied un partage des ressources, allant des inventaires aux partenariats entre responsables de musées, commissaires d’expositions et autres, ainsi que des commissions conjointes entre la France et chacun des pays concernés, pour conseiller sur les demandes et encadrer le travail nécessaire au bon déroulement des transferts.
À la remise du rapport, Emmanuel Macron a annoncé qu’il prévoyait la restitution permanente à la république du Bénin de 26 œuvres majeures provenant du sac d’Abomey, ce que le gouvernement précédent, celui de François Hollande, avait refusé. Ce geste était tout à fait dans la lignée des propositions Sarr-Savoy, mais, bien que le président ait officiellement accepté leurs conclusions, la mise en application représente un parcours d’obstacles tant elle implique de mobiliser des acteurs peu enclins à coopérer 3.
La volte-face de Stéphane Martin, alors président de l’Établissement public du musée du Quai Branly, est emblématique de ces rebuffades. Sarr et Savoy ont, dans leur rapport, remercié le musée pour son soutien durant leur phase d’étude. Sans être un allié enthousiaste, son directeur ne leur semblait pas hostile. Il paraissait ouvert, et, après le discours d’Emmanuel Macron de 2017, avait même confié au Figaro que certains objets finiraient certainement par être restitués, car, après tout, « on ne peut pas avoir un continent à ce point privé des témoignages de son passé et de son génie plastique » 4.
Pourtant, une fois le rapport rendu public, la réaction de Stéphane Martin a été très négative. Ses objections, exprimées dans plusieurs interviews données à la presse et à la radio, constituent un pot-pourri des arguments énoncés par divers conservateurs, administrateurs et éditorialistes européens, montrant la persistance du clivage entre un establishment culturel européen sur la défensive, arc-bouté sur ses positions, et un grand nombre de ses pairs africains (et de critiques européens), qui ont apprécié l’appel du rapport à « une nouvelle éthique relationnelle ».
L’un des reproches faits au rapport tient au manque de références professionnelles et de compétences des deux auteurs dans le domaine dont ils traitent. Même s’ils ont rencontré beaucoup de responsables de musées et de commissaires d’expositions en France et dans les quatre pays africains sur lesquels ils ont concentré leur étude (Sénégal, Mali, Bénin et Cameroun), Stéphane Martin trouve insuffisante leur consultation de professionnels des musées. Il les qualifie de « personnes engagées » et estime qu’ils voient les collections comme des « totems de souffrance » 5. Ce que dissimulent mal ses appréciations, c’est l’idée qu’il existerait de vrais experts possédant une vision dépassionnée, rationnelle, tandis que les partisans des restitutions seraient mus par des émotions – en particulier la repentance. « Je veux que l’on parle d’art, de partage, et pas que l’on ressasse éternellement un ressenti qui est tout à fait réel mais qui n’a rien à voir, à mon avis, avec une politique patrimoniale », déplore-t-il, concluant : « Les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme. » 6 D’autres objections évoquent une prétendue incapacité des pays africains à accueillir et à conserver dans de bonnes conditions les œuvres restituées. Selon Stéphane Martin, la différence essentielle entre 2016, quand la France refuse de rendre les objets d’Abomey au Bénin, et 2018, quand elle accepte, tient à la décision de construire sur place de nouveaux musées, avec, tient-il à préciser, la participation du Quai Branly. Présenter les musées africains comme étant en mauvais état, sous-financés, n’offrant pas la sécurité requise, cibles faciles pour la corruption et le vol, est une manière classique de s’opposer aux restitutions alors même que les situations sur le continent sont très diverses et connaissent de rapides évolutions. S’il est vrai que beaucoup d’institutions nationales ne sont pas du tout aux normes, de nouveaux espaces s’ouvrent un peu partout, comme le musée des Civilisations noires de Dakar, au Sénégal, inauguré en 2018. Un observateur cynique pourrait aussi relever que l’inauguration en 2009 par la Grèce d’un établissement moderne, comportant une salle destinée à recevoir les frises du Parthénon, n’a toujours pas permis de faire aboutir le dossier.
Un autre type de réticences recourt à des hypothèses vaseuses. Au risque de verser dans l’absurde, certains s’inquiètent que consentir à des restitutions d’ampleur à l’Afrique ouvre la porte à toutes sortes de revendications. Ainsi Julien Volper, conservateur et commissaire d’expositions, et Yves-Bernard Debie, avocat belge spécialisé en droit du commerce de l’art et des biens culturels, se sont-ils laissés aller, dans une interview conjointe accordée au Monde, à imaginer que la Belgique pourrait demander à récupérer les Rubens figurant dans les collections françaises 7. Si l’on suit cette logique, les restitutions signifieraient que toutes les œuvres d’art seraient appelées à retourner à leur lieu et à leur culture d’origine, et que le concept même de musée universel deviendrait caduc. Ce pur fantasme resurgit sans arrêt, bien que le rapport Sarr-Savoy définisse un périmètre très précis d’œuvres concernées et souligne clairement la distinction entre achats et spoliations. Cela n’empêche pas Stéphane Martin de déclarer : « Voir l’ensemble des toiles italiennes repartir en Italie, ou toute la peinture bretonne en Bretagne, ne contribuerait pas, je pense, à rendre le monde meilleur. » 8
Que penser d’un pareil tir de barrage ? Sur le plan pratique, cela montre à quel point il va être ardu de procéder à des restitutions autrement qu’au cas par cas. Les résistances et la profusion d’obstacles techniques susceptibles d’exacerber les différends et de compliquer les transferts sont bien là. Mais le plus frappant, c’est de constater à quel point ces oppositions se réfèrent immanquablement à la connaissance, à la logique, à la rationalité, soit le vocabulaire typique du... projet colonial.
Sarr et Savoy semblent avoir anticipé les résistances. Ainsi, au sujet de l’infrastructure muséale en Afrique, ils se bornent à mentionner qu’elle progresse, et que ce serait faire preuve de condescendance que d’imaginer les pays africains incapables de se montrer à la hauteur s’ils avaient la certitude que des œuvres précieuses allaient leur revenir. Le rapport insiste par-dessus tout sur l’impératif moral que représentent les restitutions, et sur la nécessité de les considérer non pas comme une forme de réparation ou comme une manière de solder les comptes, mais comme un nouveau départ, qui permettrait aussi à la France de bénéficier d’une circulation accrue d’objets africains entre institutions. Les auteurs affirment sans ambiguïté que le public non africain doit avoir accès au patrimoine africain, mais par le biais d’une coopération entre responsables d’expositions basée sur l’équité, dans le cadre de ce qu’ils désignent par la formule de « nouvelle économie de l’échange ».
Il existe un sentiment de panique autour des restitutions qui n’a rien à voir avec l’échelle très réduite à laquelle elles ont pour l’instant eu lieu, ou même avec celle qui pourrait être atteinte en cas de scénario moins progressif. La crainte, dans son expression la plus primaire, est que les restitutions aboutissent à vider les musées. L’accès d’inquiétude qui a suivi la publication du rapport montre bien à quel point, sans que l’on en soit toujours conscient, les musées sont des lieux où le pouvoir s’incarne et s’affirme, à telle enseigne que même tenter de réparer une injustice historique est perçu comme une abomination. La culture populaire, souvent plus perspicace, a su railler cette peur, entre autres avec le film Black Panther, réalisé par Ryan Coogler, dont une scène montre des œuvres d’art exfiltrées d’un musée avec une certaine violence.
La fébrilité dans la défense de collections coloniales révèle une fragilité et un manque d’imagination que pointent les auteurs du rapport. Après tout, même si de nombreux objets arrachés de force à l’Afrique colonisée repartaient vers ce continent, qu’adviendrait-il ? Les commissaires d’expositions africains ont expliqué à Sarr et Savoy qu’ils seraient heureux de remettre ces pièces en circulation, en les prêtant, en organisant des expositions conjointes, voire en réalisant des fac-similés. Certains objets, plutôt que d’être montrés dans des musées, pourraient revenir à des lieux de culte, des établissements d’éducation ou d’autres types de sites qu’il reste à inventer. Ils ne peuvent pas être chargés de la signification symbolique dont ils étaient dépositaires au moment où ils ont été soustraits à leur lieu d’origine, pas plus que le préjudice infligé à plusieurs générations, privées de tout contact avec ce patrimoine matériel qui est le leur, ne peut être réparé. La chance qu’offrent les restitutions est celle de laisser les objets revêtir de nouvelles significations. Comme l’écrivent Sarr et Savoy, désormais « produits de relations historiques, ils deviennent les vecteurs de relations futures ».
Décoloniser les systèmes de connaissance va peut-être au-delà de ce à quoi songeait Emmanuel Macron en promettant de mettre en œuvre une politique de restitution. Cela n’a pas empêché Sarr et Savoy de pousser la réflexion. Il n’est pas certain que leur rapport marque le début d’une vague de restitutions, et cela n’est de toute façon pas de leur ressort. D’ailleurs, restituer des objets n’est qu’un moyen. La finalité, c’est de libérer la pensée.
— Siddhartha Mitter a écrit sur le monde de l’art dans The New York Times, The Boston Globe et l’hebdomadaire américain The Village Voice. — Cet article est paru dans la revue ARTnews le 1er mars 2019. Il a été traduit par Natalie Amargier.
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Dans les pays d’Afrique anglophone, la conservation des œuvres est plutôt bien organisée car les structures muséales laissées par les Anglais étaient et restent solides. Pour l’exemple, le Musée national de Nairobi, au Kenya, a de nombreux doctorants dans son personnel, alors qu’un musée d’Afrique subsaharienne francophone aura de la chance s’il en a un ou deux. De ce fait, les musées de ces derniers pays, mis à part le Sénégal ou le Mali, ne donnent aujourd’hui aux jeunes générations qu’une image très réduite du niveau de culture des générations précédentes.
D’où vous vient votre connaissance du sujet ?
De ma longue carrière internationale à l’Iccrom 1, dédiée à la protection des collections muséales, notamment vingt ans d’actions pour les musées africains. J’ai été très impressionné par le magnifique appel lancé en 1978 par le directeur général de l’Unesco, Amadou-Mahtar M’Bow, pour le retour d’« au moins les trésors d’art les plus représentatifs de leur culture […], ceux dont l’absence leur est psychologiquement le plus intolérable ». Cet appel concernait évidemment les pays africains. À l’époque, la plupart des musées en Afrique francophone subsaharienne avaient beaucoup perdu de leurs collections depuis l’indépendance. Cette situation venait du fait que le personnel n’avait aucune possibilité d’être formé. Pour y remédier, avec des collègues, nous avons lancé en 1985 le programme Préma (Prévention dans les musées africains), qui s’est poursuivi jusqu’en 2000. Ce programme de formation a ensuite été transféré dans deux institutions régionales créées et gérées par des Africains : l’une à Mombasa, au Kenya, l’autre, l’ÉPA (École du patrimoine africain), à Porto-Novo, au Bénin (ex-Dahomey). Il faut signaler que l’université Senghor à Alexandrie a créé une filière en gestion du patrimoine.
En quoi la situation des musées et les problèmes de conservation en Afrique francophone sont-ils si aigus ?
Mis à part les exceptions citées précédemment, la situation est grave pour plusieurs raisons. Durant des années, la culture n’a pas été la priorité des dirigeants. Être nommé au musée, c’était un peu comme « être envoyé au Goulag », me disait un collègue ! La seconde raison est que la plupart des objets importants ont simplement disparu. D’une part, il était fréquent qu’un président faisant visiter le musée national offre un objet à un visiteur de marque. D’autre part, des conservateurs eux-mêmes se sont servis. Au musée de Conakry, en Guinée, il y avait 5 200 objets catalogués en 1985 ; en 1990, il en restait 3 200 ; et en 1995, plus que 1 856. En Côte d’Ivoire, les inventaires ont disparu ; ailleurs, ils ont été brûlés. Par ailleurs, les conditions climatiques étant extrêmes, des centaines d’objets ont été tellement attaqués par les termites qu’ils sont irrécupérables, faute de surveillance. Aujourd’hui, malgré l’existence de l’ÉPA, dont le financement reste fragile, ces musées souffrent d’une pénurie de personnel compétent : le métier est peu attractif, les formations restent rares, les effectifs vieillissent et il n’y a pas de stratégie nationale de remplacement du personnel.
Dans ce contexte, que faut-il restituer et comment ?
Il faut impérativement restituer les objets qui ont été pillés par le colonisateur. Ce n’est que justice. Ce qui a été volé par les armes doit être rendu. C’est ce que la France a commencé à faire, suivie d’autres pays. Ce n’est pas le cas de l’Angleterre avec les milliers d’objets volés à Benin City. Cependant, cela ne veut pas dire que tous les objets africains doivent se retrouver en Afrique. De nombreux musées européens possèdent aujourd’hui dans leurs réserves des séries d’objets identiques, parfois plusieurs dizaines qui n’ont jamais été et ne seront jamais exposés. C’est dans ce sens que va l’appel de M’Bow : « J’appelle aussi celles de ces institutions qui détiennent plusieurs objets ou documents semblables, à se défaire d’au moins un objet et à le renvoyer dans son pays d’origine, pour que de jeunes générations ne grandissent pas sans avoir jamais eu la possibilité de voir de près une œuvre d’art ou une création artisanale de qualité fabriquée par leurs ancêtres. »
La restitution est une opportunité d’échanges, de conciliation, de respect et de solidarité entre les peuples.
— Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay.
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