WP_Post Object ( [ID] => 123966 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-10-27 07:24:46 [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:24:46 [post_content] =>Par une agréable journée du printemps dernier, une étudiante de 28 ans attend à un carrefour de Cambridge pour raconter, au cours d’une promenade, une histoire qui semble si fantomatique qu’on a de prime abord du mal à y croire. Pourtant, cette histoire est vraie, elle peut être attestée par des documents et des témoignages. C’est l’histoire de son père. Elle se déroule en Angleterre, en Suède, en Thaïlande, en Chine, à Hongkong, en Allemagne, dans de nombreux endroits du monde, et parle d’un éditeur de livres, un homme subtil qui écrit des poèmes. Cet homme s’appelle Gui Minhai, il a 58 ans. Il est, certes, né en Chine, mais il est suédois depuis trente ans, comme le prouve son passeport. Sa fille l’a vu en personne pour la dernière fois en décembre 2014. Ce père a été enlevé par des agents secrets, emmené en Chine, probablement torturé.
Si vous demandez à sa fille s’il est encore vivant, elle vous regarde longuement sans rien dire, déglutit et répond : « Je pense que oui. Mais je ne sais pas. » Cela fait plusieurs années que Gui Minhai n’a pas donné signe de vie. Il est – d’après ce que l’on sait des étrangers détenus dans des prisons chinoises – le seul citoyen de l’Union européenne à être emprisonné en République populaire de Chine pour des raisons politiques. Notre Suédois a publié des livres, notamment de la littérature de commérage dans laquelle la vie privée des dirigeants politiques chinois était étalée. Le régime y a vu une provocation.
Quiconque suit cette affaire ne peut que constater la décontraction avec laquelle la Chine impose sa loi, celle du plus fort – et la faiblesse de nos démocraties. Le gouvernement suédois s’abandonne à une impuissance qu’il a lui-même choisie et se laisse prendre au piège du principe de précaution. Le cas de Gui Minhai est aussi une leçon sur les faux égards en politique – et sur la paralysie de ceux qui se pensent respectables.
Ce serait, bien sûr, se fourvoyer que de voir en Gui Minhai un héros sans tache. Mais l’injustice dont est victime cet éditeur n’est pas moindre sous prétexte qu’il n’est pas exempt de fautes. S’il est un héros, c’est un héros brisé, l’un de ceux auxquels il n’est pas toujours facile de s’identifier. C’est aussi pour cela que c’est un cas particulier. Dans quelle mesure devons-nous faire preuve de solidarité envers quelqu’un qui a certes subi des violences mais qui a aussi des côtés douteux ?
Angela Gui, qui prépare une thèse de doctorat d’histoire de la médecine à l’Université de Cambridge, se promène dans un parc avec son chien Peggy, un bouledogue français, s’assoit sur un banc et raconte, se lève de nouveau, cherche une place dans le jardin d’hiver d’un restaurant, continue de raconter. Trois heures après, son récit est loin d’être terminé. On se croirait dans un thriller d’espionnage, à cela près que tout est vrai.
Son père a disparu le 17 octobre 2015. Jeune homme, il avait émigré en Suède, puis s’était essayé à l’écriture et aux affaires dans plusieurs autres pays. Il dirigeait depuis une maison d’édition florissante à Hongkong, qui comprenait également une librairie. Mais, le jour de son enlèvement, Gui ne se trouve pas à Hongkong, où il fait rénover son appartement par des ouvriers. Pour échapper au bruit des travaux, il s’est envolé pour Pattaya, en Thaïlande. Il y possède un luxueux appartement de vacances au 17e étage d’une tour, avec une vue époustouflante sur le golfe de Thaïlande, comme le montrent photos et vidéos. Fenêtres panoramiques, balcons, carrelage en marbre… Beaucoup de Suédois ont acheté ici des appartements dans lesquels ils comptent plus tard s’installer de manière permanente. La Thaïlande est un paradis pour les retraités européens.
La résidence est surveillée, équipée de courts de tennis et de piscines – les affaires marchent bien pour l’éditeur. C’est ici qu’il veut travailler sur une pile de manuscrits. Il publie jusqu’à cinquante livres par an, dont beaucoup traitent de l’élite du Parti communiste chinois.
Lorsque Angela, sa fille, discute avec lui par Skype depuis l’Angleterre, ils parlent de la rénovation de l’appartement de Hongkong, de la couleur de la cuisine – et de leur volonté de fêter Noël ensemble. Angela est son unique enfant, ils sont très attachés l’un à l’autre. La seconde épouse de l’éditeur, également d’origine chinoise, vit dans la banlieue de Düsseldorf, où le couple possède une maison. Voyageant souvent à travers le monde, Gui Minhai fait régulièrement la navette entre Hongkong et l’Allemagne ; il voit rarement sa femme.
Ce qui se passe ce jour d’automne 2015 à 13 h 15, des caméras de surveillance l’ont filmé. Les amis de Gui analyseront plus tard les enregistrements vidéo. Après avoir fait des courses, l’éditeur rentre chez lui au volant de sa voiture, une Honda blanche, lorsqu’un homme en polo rayé, qui le guettait, l’aborde devant le parking souterrain. Gui sort, demande à un employé de la sécurité d’apporter les sacs de fruits et de légumes dans l’appartement. Il lui donne les sacs, se rassoit au volant, fait demi-tour. L’inconnu s’installe ensuite à côté de lui dans la voiture et ils partent ensemble. Quelques heures plus tard, Gui appelle de nouveau l’immeuble et demande à une employée de fermer les fenêtres de son appartement et de mettre les fruits au réfrigérateur.
Au téléphone, Gui dit à sa femme, en Allemagne, de ne pas s’inquiéter, qu’il doit partir en voyage pour raisons professionnelles, que tout va bien. C’est ce que rapporte Bei Ling, l’un des amis de Gui, un poète chinois critique à l’égard du régime et qui vit aujourd’hui en exil à Taïwan. Bei Ling est intervenu dès qu’il s’est douté que quelque chose avait pu arriver à son ami suédois. Il a fait part de ses soupçons à la femme de l’éditeur, à Düsseldorf, qui a répondu : « Il m’a appelée. » Il serait « en sécurité ». Son mari lui aurait toutefois demandé de ne rien raconter aux personnes extérieures. Rien là de bien rassurant.
Quelques jours après la disparition de Gui, quatre hommes, dont deux parlent chinois, réussissent à entrer dans l’appartement de vacances en Thaïlande grâce à une ruse. L’éditeur disparu appelle d’abord la gérante de l’immeuble et lui annonce la visite d’étrangers, qu’il appelle « mes amis ». Amis qui s’emparent de son ordinateur et copient probablement toutes sortes de documents.
Les pièces du puzzle de cet enlèvement tortueux, que les confrères écrivains de Gui assembleront plus tard, révèlent que les ravisseurs le conduisent dans une ville chaotique, réputée pour ses casinos : Poipet, située dans une zone franche à la frontière avec le Cambodge. De là, on ne sait pas comment Gui se rend jusqu’en Chine. Il n’existe rien d’officiel sur ce voyage, aucun document de sortie du territoire, rien. Ce qui est clair, c’est que, le 13 novembre 2015, l’éditeur se trouve déjà en Chine. Ce jour-là, il envoie enfin un message par Skype à sa fille, qui a plusieurs fois tenté en vain de le joindre. D’habitude, il lui écrit en suédois ; après tout, Angela a grandi à Göteborg. Mais cette fois-ci, il opte pour leur autre langue commune, l’anglais – ce qui indique que des policiers sont présents et veulent comprendre chaque mot. Gui écrit qu’il va bien. Don’t worry. Plus tard, il appelle sa fille et lui dit en anglais : « C’est papa. Je ne vais pas pouvoir venir te voir pendant un moment. N’en parle à personne. »
Fin 2015, alors que le Suédois Peter Dahlin, qui vit à Pékin et a fondé le petit groupe de défense des droits de l’homme China Action, met tout en œuvre pour reconstituer l’enlèvement de l’éditeur à l’aide des documents disponibles et ébruiter l’affaire, des agents de sécurité chinois lui tombent dessus à son domicile. Lui aussi se retrouve en prison. Il passe vingt-trois jours dans un endroit lugubre dont on ne lui dit rien. Dahlin peut facilement s’imaginer ce que vit l’éditeur. Dans cette prison, où deux fonctionnaires ne le quittaient jamais des yeux, on l’a torturé en le privant de sommeil et en l’interrogeant sans cesse, parfois avec l’aide d’un détecteur de mensonges. Depuis, Dahlin a déménagé au Portugal, mais il sursaute toujours la nuit lorsqu’il entend des bruits inhabituels provenant de l’extérieur. Pendant des années, il a gardé un couteau sur sa table de nuit. « Les images ne sortent pas de ma tête », confie-t-il.
À cette époque, en Chine, plusieurs libraires de Hongkong sont arrêtés, mais tous sont libérés l’un après l’autre. Une exception : le Suédois Gui Minhai, que les autorités chinoises considèrent apparemment comme le chef d’une bande de dissidents.
Un citoyen de l’UE enlevé – en Thaïlande, hors de Chine – par des hommes de main du régime et envoyé dans une prison chinoise : c’est, en soixante-treize ans d’histoire de la République populaire de Chine, un cas unique, un événement monstrueux. Si cela arrive à un éditeur suédois dans une station balnéaire de Thaïlande, à qui cela arrivera-t-il ensuite ? À un détracteur italien de la Chine, à un directeur de théâtre allemand dans le collimateur du régime ? Qui est encore protégé contre de tels crimes d’État ?
On aurait pu s’attendre à ce que le gouvernement suédois fasse de ce scandale l’une de ses priorités, mais c’est tout le contraire. Autant les Chinois se montrent brutaux, autant les Suédois réagissent avec prudence. Le cas de Gui Minhai n’est même pas évoqué publiquement par le ministère suédois des Affaires étrangères au cours des premières semaines. Angela appelle l’ambassade suédoise à Londres mais se heurte à un mur. « Mon père a disparu dans des circonstances suspectes », explique-t-elle. « Pourquoi nous appelez-vous ? » lui répond un employé de l’ambassade. Lorsqu’un ami de Gui décrit l’enlèvement dans le détail au service des affaires consulaires du ministère suédois des Affaires étrangères, il reçoit une réponse lapidaire par courriel : « Merci beaucoup pour ces renseignements. »
À Pékin, des diplomates d’autres pays européens s’étonnent de l’attitude des Suédois, de leur extrême réserve qui frise le lâchage de leur ressortissant. Des collaborateurs de l’ambassade d’Allemagne proposent à leurs homologues suédois de les aider à lutter pour la libération de Gui. L’ambassadeur allemand en personne est prêt à le faire. Mais les fonctionnaires suédois à Pékin ont les mains liées. Ils ne doivent pas intervenir, cette directive vient de Stockholm. « Ne pas envenimer les choses », c’est la phrase qu’entend souvent l’un des diplomates. Le gouvernement de Stockholm pense encore qu’il ne faut pas mécontenter la Chine en se montrant trop entreprenant. Il faut être patient.
En janvier 2016, Gui Minhai paraît pour la première fois en public depuis son enlèvement. Il est présenté à la télévision nationale chinoise. S’ensuit ce qui a déjà été pratiqué à plusieurs reprises par la Chine dans d’autres cas : des aveux forcés. Contenant ses larmes, Gui Minhai explique qu’il est venu en Chine de son plein gré. Il veut répondre d’un délit commis il y a treize ans, un accident de voiture dans lequel une jeune femme a perdu la vie. Un accident mortel, est-ce possible ? Cela fait partie des questions non résolues de cette affaire. Les Chinois n’apportent aucune preuve et s’en tiennent à de vagues accusations. Il faut un prétexte, c’est certain.
Le gouvernement suédois assiste, impuissant, à la diffusion en Chine de ces scènes manipulées. Au lieu d’annoncer que Gui a été enlevé, il laisse faire les Chinois. Il pourrait menacer d’expulser des diplomates chinois ou de restreindre l’exportation de technologies vers la Chine. Mais il ne fait rien de tel. Le silence peut aussi être politique.
Le militant suédois des droits de l’homme Peter Dahlin, emprisonné en Chine et qui voulait faire la lumière sur l’enlèvement de Gui, est sorti au bout d’un peu plus de trois semaines de détention, après que le gouvernement de Stockholm a informé l’opinion publique. Une pression politique s’est immédiatement exercée – contrairement à ce qui s’est passé dans le cas de Gui Minhai.
Margot Wallström, la ministre suédoise des Affaires étrangères, se fend d’un maigre communiqué. Elle y fait part de sa « grande inquiétude pour le citoyen suédois Gui Minhai, retenu en captivité » : « Nos efforts pour clarifier sa situation et lui permettre de recevoir des visites se poursuivent sans relâche. »
La ministre se fait certes un nom en tant qu’inventrice de la politique étrangère féministe et s’exprime volontiers à ce sujet. Mais elle refuse encore aujourd’hui de parler de l’affaire Gui, qui l’a accompagnée durant son mandat. Année après année et jusqu’à aujourd’hui, le cas de Gui Minhai n’est évoqué dans aucune des déclarations de Margot Wallström ni dans celles de sa successeure au ministère suédois des Affaires étrangères. Toutes deux sont des sociales-démocrates. Et, s’il est un parti qui se targue de porter haut le thème des droits de l’homme, c’est bien le Parti ouvrier social-démocrate de Suède, l’une des principales formations politiques d’un pays qui s’est social-démocratisé jusque dans ses moindres recoins. Le ministère suédois des Affaires étrangères n’a pas accordé d’interview personnelle au Zeit sur le cas de Gui Minhai. Même un entretien informel, que les journalistes n’auraient pas eu le droit de citer, n’était pas possible. Les questions devaient être envoyées par courriel. Pourquoi pas d’entretien ? Le ministère n’a pas répondu à cette question.
Mais on découvre les dessous de l’affaire en s’abouchant, à Stockholm, avec des personnes qui ont déjà leur carrière de diplomate derrière elles et connaissent bien l’histoire de l’éditeur enlevé. Aucune d’entre elles ne veut voir son nom cité dans le journal.
On rencontre ces personnes dans des pièces hautes sous plafond, tapissées d’imposantes bibliothèques remplies de livres. Des escabeaux reposent contre les rayonnages, des pas résonnent sur le carrelage patiné, un feu de cheminée crépite, des horloges murales font tic-tac. Ces diplomates se distinguent par un anglais impeccable, un art consommé de la pondération et la capacité de placer, avec une stupéfiante exactitude, des chaises rembourrées à égale distance les unes des autres.
Si l’on résume ces entretiens, l’image qui en ressort est claire : les Chinois ont dicté les règles et les Suédois s’y sont pliés. Une collaboratrice de l’ambassade suédoise à Pékin est autorisée à rendre visite au détenu dans une prison hors de la ville. Elle a droit à quatre-vingt-dix secondes, une minute et demie. Gui prononce quelques mots qui semblent aussi insignifiants que contraints : « Don’t bother. » Ne vous donnez pas cette peine. À croire qu’il a inventé un titre ironique à sa propre tragédie.
Jamais auparavant les Chinois n’avaient refusé de recevoir le représentant le plus haut placé de la Suède à Pékin, l’ambassadeur, malgré sa demande d’entretien. C’est pourtant ce qui s’est passé dans l’affaire Gui. Au ministère de Stockholm, on prend de plus une décision tout aussi inhabituelle : l’ambassade de Suède à Pékin doit se tenir à l’écart, l’affaire sera traitée en toute discrétion, en Suède uniquement – en collaboration avec l’ambassade de Chine à Stockholm. Mais rien ne bouge, pendant des années. « Le gouvernement suédois ne voulait pas ouvrir les yeux, dit aujourd’hui l’un des diplomates impliqués. Il ne voulait pas voir le vrai visage de la Chine. »
Quand on rencontre à Stockholm l’éditeur suédois Martin Kaunitz, qui a publié un ouvrage contenant des textes de Gui Minhai, il déclare : « Le plus tragique dans tout cela, c’est que Gui se sent très lié à la Suède – alors que le gouvernement suédois ne se sent pas lié à lui. S’il avait eu les yeux bleus et les cheveux blonds et s’était appelé Lars Svensson, il serait déjà de retour. S’il ressemblait à la plupart des gens d’ici, il aurait sa propre émission de télévision et de juteux contrats de livres. La Suède se serait alors beaucoup plus mobilisée pour lui. Je ne vois personne au gouvernement qui le fasse. »
Serait-ce donc cela : une variante raciste de la diplomatie qui s’exprimerait par une indifférence politique à l’égard d’une personne qui a l’air moins suédoise que la majorité de la population ? Y aurait-il des victimes d’enlèvement de première et de deuxième classe ?
Gui Minhai, qui a grandi dans la ville chinoise de Ningbo, a besoin de grosses lunettes depuis tout petit. Il ne peut que rarement sortir de chez lui, il ne faut pas risquer d’endommager les verres coûteux. Chez lui, il lit et écrit avec ardeur ; c’est un garçon rondouillard et solitaire, qui bouge beaucoup en imagination. Toute sa vie, il détestera être pris en photo, il se trouve trop gros.
Dans les années 1980, il étudie l’histoire à Pékin et se lie avec d’autres jeunes gens qui se qualifient de « poètes clandestins ». C’est ainsi que le décrit l’écrivain Liao Yiwu, qui vit aujourd’hui à Berlin et a récemment publié Wuhan, sur les origines du Covid 1. Il dit de Gui : « Il était contre tout. Mais, à l’époque, nous étions presque tous comme ça. » Selon lui, il était alors courant parmi les jeunes auteurs de rejeter la culture chinoise et de prendre ses distances avec la République populaire dans de longs poèmes. « Parfois, la police se présentait chez l’un d’entre nous, mais il ne se passait rien. Nous n’avions pas de problèmes. »
Gui voyage beaucoup, frappe à la porte d’autres étudiants, passe la nuit chez eux ; ensemble, ils imaginent des pamphlets contre les dirigeants politiques. Gui rédige un poème qu’il appelle « Nostalgie de la Grèce ». Il imagine un voyage là-bas.
En 1988, avant le massacre de la place Tiananmen à Pékin, il quitte la Chine et se rend à Göteborg. L’université locale propose un programme d’études attrayant dont il a entendu parler. Gui monte dans le Transsibérien pour Moscou, prend ensuite un train pour Helsinki, puis un ferry pour Stockholm. C’est ce que nous raconte Tommy Svensson dans sa maison près de Göteborg. Ce professeur émérite est un spécialiste de l’histoire asiatique, il a dirigé le mémoire de master de Gui, « Le féodalisme dans l’historiographie marxiste chinoise », 67 pages, en anglais.
Gui est une personne exceptionnellement ambitieuse. Il parle mieux l’anglais que les autres Chinois de son cursus, s’intéresse aux principes des sociétés occidentales, aux raisons de leur succès. Il vit dans une résidence universitaire à Göteborg et fait la connaissance de nombreux universitaires suédois en cuisinant pour eux. Régulièrement, le professeur Svensson l’emmène au marché aux poissons le matin faire les courses pour le soir. Gui passe ensuite des heures chez son tuteur, à cuisiner et à servir les invités. « Il n’avait pas besoin de recettes, il avait tout appris de sa mère, explique Svensson. C’étaient d’excellents dîners. »
Gui est très fier de réussir à obtenir la nationalité suédoise en 1992. Le voilà définitivement arrivé à l’Ouest. Désormais, il est suédois et non plus chinois. Il fait venir sa petite amie de Chine à Göteborg et l’épouse. Leur fille, Angela, naît en 1994. Gui devient le tuteur et le modèle d’autres étudiants, il se rend en Chine pour sa thèse de doctorat et se plonge dans les archives afin de décrire pour la première fois les compagnies européennes des Indes orientales du XVIIIe siècle d’un point de vue chinois. Mais c’est un échec, ce travail restera inachevé.
D’ailleurs, ce n’est pas la seule chose à capoter dans sa vie. Son mariage se brise en 1998, alors qu’Angela a 4 ans. Gui quitte sa famille, divorce, et quitte également la Suède. D’une certaine manière, il se fuit lui-même. Il est impliqué dans un scandale à l’université de Göteborg : on l’accuse d’avoir détourné l’argent d’étudiants. Plus tard, une commission juridique découvrira que Gui était innocent. Mais, pour l’heure, les apparences sont contre lui. Gui part en Chine, y fonde une entreprise de purification d’air, mais l’époque n’est pas encore mûre pour de telles idées. Nouvel échec. Il semble ne plus savoir où aller. Il fait donc la navette entre l’Est et l’Ouest, indécis.
Lorsqu’il arrive à Berlin, en 2004, il trouve un appartement ancien dans le quartier de Wedding où il s’installe avec sa seconde épouse – elle aussi originaire de Chine –, qui se fait appeler Jennifer. Quand Angela le rejoint à Berlin pendant les vacances scolaires suédoises, il lui apprend des mots d’allemand – scheiße, krank, kaputt (« merde », « malade », « cassé »). Lorsque son ami de longue date Maiping Chen, un écrivain chinois en exil, lui rend visite, il ne comprend pas très bien de quoi Gui vit réellement. Du commerce de livres ? Gui se targue d’être associé à une entreprise qui commercialise à grande échelle de petites capsules de médicaments. Depuis toujours, il a le sens des affaires. À Göteborg déjà, il vendait des livres scolaires chinois à des sinologues.
À Berlin, il cherche des auteurs pour une maison d’édition qu’il veut fonder à Hongkong, là où l’on peut diffuser des textes interdits en Chine continentale. Il pourrait fonder une maison d’édition en Suède ou en Allemagne, mais il vise des affaires plus lucratives. Son ami Maiping voudrait-il devenir l’un de ses auteurs ? « J’ai refusé, rapporte aujourd’hui l’intéressé. Gui voyait les choses en grand. Il voulait des livres à scandale, écrits par des auteurs sous pseudonyme. Il voulait la fortune, une grande maison en Allemagne, il voulait qu’Angela étudie dans une université connue en Grande-Bretagne. Il parlait souvent d’elle. Elle devait réussir ce que peu d’enfants suédois réussissent. »
Gui emménage avec sa femme dans une maison à Düsseldorf. C’est là que prennent place toutes les maquettes de bateaux qu’il bricole pendant son temps libre. Il a également un faible pour les théières anciennes et se constitue une vaste collection. Il montre fièrement à ses amis son cabinet de travail, dans lequel il passe des nuits entières. Il écrit un texte qui parle de son lieu de prédilection, la Forêt-Noire. Et pourtant, même en Allemagne, il ne se sent pas « arrivé ».
En 2012, il fonde à Hongkong la maison d’édition Mighty Current. Son créneau : les potins sur la vie privée des dirigeants communistes en Chine. Qui a séduit qui à quel moment, qui a caché sa fortune et où ? Ces écrits, bricolés à la hâte à partir d’histoires vraies ou inventées sur Internet et publiés la plupart du temps sous pseudonyme, se vendent à Hongkong comme des petits pains. Gui s’adonne lui aussi à ce genre de littérature, sous son nom de plume Ah Hai. De nombreux autres éditeurs publient des textes similaires, mais Gui devient rapidement le leader incontesté du marché, le roi des ragots. Les visiteurs venus de Chine continentale se voient proposer ces livres à la pelle, sur les éventaires des vendeurs ambulants, aux arrêts de bus, partout.
Les autorités de sécurité chinoises ont dû être informées que Gui travaillait sur un projet particulier : les maîtresses du chef d’État chinois Xi Jinping. La vie amoureuse de ce dernier était censée faire l’objet d’une nouvelle publication. Mais cela n’aura pas lieu, car l’éditeur est enlevé avant d’avoir pu mener son projet à bien.
Quelques années plus tard, un tel livre est effectivement publié en chinois, par un auteur sous pseudonyme. Si l’on se fait traduire les chapitres consacrés à Xi Jinping, on y découvre par exemple une scène embarrassante où le président chinois confesse à ses parents ses relations extraconjugales. On apprend aussi que, avant de faire l’amour, les partenaires du grand dirigeant lui demandaient, paraît-il : « As-tu bien pris tes médicaments ? » Et avec quelle passion il jetait l’une de ses maîtresses sur un grand lit. Si graveleux que tout cela puisse paraître, c’est inoffensif. Des histoires triviales et sordides, pas de pornographie, bien trop fade pour être dangereux, bien trop apolitique. Et pourtant, il y a quelque chose de rebelle dans ces écrits, une tentative de déconsidérer le pouvoir de l’État et de toucher ainsi à l’intouchable.
Après la disparition de son père, Angela se démène pour faire connaître le scandale. Et sa diplomatie est tout sauf silencieuse. Elle s’exprime devant le Parlement britannique, devant le Congrès américain, devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Elle donne des interviews, informe des éditeurs, des écrivains, des artistes, rencontre des hommes politiques. Parmi eux, l’Allemand Reinhard Bütikofer, député vert au Parlement européen, est un spécialiste de la Chine. Avec d’autres parlementaires, il publie des résolutions qui font référence, entre autres, à l’éditeur enlevé. « Il ne faut pas que les Chinois croient que l’affaire est close », dit-il. Mais jamais aucun diplomate suédois ne l’a félicité pour ses initiatives. Les Suédois restent muets. Bütikofer doit donc veiller à ne pas les poignarder dans le dos par inadvertance. S’il s’engage fortement, les Suédois pourraient considérer cela comme une ingérence inadmissible. Les Suédois sont susceptibles.
Le royaume entretient de nombreuses relations économiques avec la Chine. Le groupe Volvo, fleuron de l’industrie suédoise en grande difficulté, a été racheté en 2010 par le groupe chinois Geely. Les Chinois ont sauvé Volvo. Par la suite, l’entreprise a pris une participation dans le groupe allemand Daimler. Pour le groupe de téléphonie mobile suédois Ericsson, la Chine est un marché important. Si l’on regarde les chiffres des échanges commerciaux entre la Suède et la Chine au cours des vingt dernières années, on découvre des courbes en constante augmentation. Les membres de l’influente famille d’industriels Wallenberg, qui contrôle une grande partie de l’économie suédoise, échangent régulièrement avec des dirigeants politiques chinois.
Les Suédois ont observé chez leur voisin norvégien ce qui peut se passer lorsque la Chine se sent attaquée. Après que l’écrivain et militant des droits de l’homme Liu Xiaobo a été emprisonné en Chine, le prix Nobel de la paix lui a été décerné en son absence à Oslo en 2010. La Chine a alors rompu ses relations avec la Norvège : six ans de glaciation. La Suède doit-elle se laisser entraîner par Gui Minhai dans une situation similaire ?
En 2017 se produit quelque chose d’étonnant. Gui est autorisé à quitter sa prison, il est placé en résidence surveillée près de sa ville natale, Ningbo. Sa femme Jennifer a le droit de le rejoindre depuis Düsseldorf. Mais sa fille Angela, qui s’entretient plus souvent avec lui par Skype, sent immédiatement que ses conversations sont surveillées. Son père s’exprime de manière étrange. Il affirme avoir trouvé de « nouveaux amis » qui font beaucoup de choses avec lui. Ces amis l’accompagnent souvent en promenade. Sur l’écran de l’ordinateur, il montre des photos prises dans un parc, sur lesquelles on le voit rire.
Angela remarque que son père a du mal à bouger la main, comme si ses muscles étaient paralysés. Ce genre de choses arrive lorsque la main est restée longtemps dans la même position parce que maintenue de force. Il lui manque également une canine. Son père a-t-il été torturé ?
Le 20 janvier 2018, après trois mois d’assignation à résidence, Gui est accompagné par deux diplomates suédoises du consulat général de Shanghai lors d’un voyage en train vers Pékin. Là-bas, il doit se faire examiner par un médecin de confiance, un Suédois. Mais il n’arrivera jamais à Pékin. Pendant le trajet, des policiers chinois font irruption dans le compartiment et arrêtent Gui. Retour à la case prison. Une fois de plus, il fait une déclaration sous la contrainte lors d’une apparition devant les médias chinois : il aurait fait entrer en contrebande des livres interdits en République populaire de Chine. D’abord un prétendu accident de voiture, puis des livres : tout devient de plus en plus confus. Gui demande au gouvernement suédois de ne pas s’en mêler. Il a l’impression d’être un « pion » sur l’échiquier diplomatique.
Jennifer, l’épouse de Gui, rentre en Allemagne, mais reste muette sur tout ce qu’elle a vécu en Chine. Que se passerait-il si elle parlait ? Quiconque dénonce de l’étranger la situation en Chine doit s’attendre à ce que ses proches restés au pays subissent des pressions. L’un des amis de Gui, l’écrivain Bei Ling, alerte un cadre supérieur du ministère des Affaires étrangères à Berlin. Voici ce qu’on lui répond : l’épouse du détenu doit jouer le jeu, sinon on ne peut rien faire.
Angela Gui est elle aussi victime d’intimidations. En 2016, alors qu’elle se rend à la Foire du livre de Francfort pour parler du sort de son père, elle est photographiée par des inconnus à la fin d’un trajet en taxi. Lorsqu’elle descend de voiture, les hommes sautent dans une camionnette avec leurs appareils photo et disparaissent. Lors d’un séjour à Stockholm, un étranger ouvre la porte de l’appartement qu’elle loue, crie « Sorry ! » et disparaît rapidement. Aujourd’hui, Angela affirme : « On veut que j’aie peur. » Les mesures de sécurité qu’elle a prises, elle les garde pour elle.
Des manifestations ont désormais lieu régulièrement devant l’ambassade de Chine à Stockholm, rassemblant parfois vingt personnes, parfois cinquante. « Free Gui Minhai » (Libérez Gui Minhai), tel est le slogan des participants. Un parlementaire du Parti de gauche suédois propose de nommer Angela pour le prix Nobel de la paix. On collecte des signatures auprès d’intellectuels suédois, qu’on publie dans des journaux. L’un des signataires est Fredrik Fällman, qui enseigne le chinois à l’Université de Göteborg. Ce professeur et quelques autres personnes ayant soutenu la candidature d’Angela ont été invités à dîner par des diplomates chinois. À cette occasion, ils ont été informés que celui pour lequel ils prenaient fait et cause était un criminel.
Plus les acteurs culturels suédois se mobilisent pour sa libération, plus l’ambassadeur de Chine à Stockholm réagit avec colère à ces revendications démocratiques. De la colère, l’ancienne ministre de la Culture, l’écologiste Amanda Lind, en ressent elle aussi. C’est le seul membre du gouvernement à avoir osé s’engager publiquement en faveur de Gui. En son absence, elle est montée sur scène pour présenter le prix Tucholsky que la section suédoise de l’association d’écrivains PEN a décerné à l’éditeur disparu. L’ambassadeur chinois a ensuite déclaré que l’apparition de la femme politique était une « grave erreur ». Dans une interview à la radio, il compare la Suède à un boxeur poids plume qui ose défier un poids lourd – la Chine. L’ambassade de Chine n’a pas souhaité répondre aux questions du Zeit sur cette affaire.
En lisant les courriels que l’ambassadeur écrit aux journalistes suédois, on peut se faire une idée de l’arrogance de Pékin. Le diplomate chinois s’en est pris tout particulièrement au journal à sensation Expressen, qui évoque régulièrement l’affaire Gui Minhai. Il a envoyé à Karin Olsson, la rédactrice en chef adjointe, de longs messages dans lesquels il l’accuse, ainsi qu’un de ses collaborateurs, de « mensonges ». La journaliste aurait « perdu la raison ». Au sujet d’autres de ses confrères, il affirme qu’ils ont « l’esprit dérangé ».
En janvier 2019, un entretien lourd de conséquences a lieu à Stockholm. Anna Lindstedt, l’ambassadrice de Suède à Pékin, a demandé à rencontrer la fille de l’éditeur. L’entrevue se déroule dans l’un des salons carrelés de marbre de l’hôtel Sheraton, où Angela et la diplomate sont rejointes par deux hommes d’affaires chinois qui ont annoncé pouvoir faire sortir l’éditeur de prison. Mais d’autres personnes sont également présentes, parmi lesquelles des sinologues suédois connus. Qu’est-ce que c’est que cet événement douteux ?
Le soir, Angela est censée retrouver le journaliste Kurdo Baksi, qui organise à Stockholm la mobilisation contre l’incarcération de Gui. Mais les Chinois font comprendre à Angela qu’elle ne doit en aucun cas quitter l’hôtel. Elle doit faire venir le journaliste ici. C’est ainsi que Kurdo Baksi devient lui aussi un témoin de la rencontre. « Dès le début, tout m’a semblé très suspect », dira-t-il plus tard.
L’un des hommes d’affaires se vante de la propriété qu’il possède dans la station balnéaire espagnole de Marbella et de ses bonnes relations avec le Parti communiste chinois. L’autre se glisse dans le rôle du négociateur offensif qui propose une marchandise précieuse : la liberté du père. Dans un premier temps, il flatte Angela : elle pourrait faire beaucoup de choses avec son potentiel, décrocher un emploi très convoité. Mais elle doit immédiatement cesser de défendre son père. Elle doit se taire, couper tout contact avec les médias. « Faites-moi confiance, lui aurait dit l’inconnu, sinon vous ne reverrez plus jamais votre père. »
Angela est perplexe. Est-ce là un rendez-vous officiel ? Elle entraîne à l’écart son accompagnatrice, l’ambassadrice de Suède, et demande : « Que se passe-t-il ici ? » L’ambassadrice aurait répondu : « C’est la meilleure option qui nous reste. En suivant la ligne qu’il a choisie, le ministère des Affaires étrangères n’a guère de marge de manœuvre. »
Comme Angela ne veut pas accepter le marché, les étrangers passent aux menaces. On le fera payer à son père si elle ne coopère pas. L’un des entrepreneurs lui reproche de ne rien comprendre à la culture chinoise. « Vous êtes une banane, Angela – jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur. » La jeune femme finit par quitter précipitamment l’hôtel, en larmes, et rend l’incident public. Le ministère suédois des Affaires étrangères déclare ne pas avoir été informé de ce qui s’est passé à l’hôtel : ce ne serait que l’initiative solitaire d’une diplomate isolée, menée à l’insu de ses supérieurs.
Ce qui s’est passé à l’hôtel, c’est le constat d’une faillite politique. Après qu’une ambassadrice a compris qu’elle n’avait plus rien à attendre de son propre gouvernement, elle s’est acoquinée avec des entrepreneurs louches afin d’obtenir la libération de Gui. Elle s’est retrouvée dans une situation d’urgence diplomatique, un no man’s land de la politique étrangère. Elle a prêté plus de pouvoir aux deux Chinois qu’à son propre gouvernement. Cela en dit long sur le désespoir qui peut naître lorsqu’une démocratie se retranche derrière la loi non écrite de la retenue et reconnaît ainsi implicitement la supériorité des régimes autoritaires.
Les procureurs de Stockholm interviennent alors, et le service de renseignement suédois (Säpo) rédige un rapport de 800 pages sur l’incident de l’hôtel. L’ambassadrice Anna Lindstedt doit répondre devant un tribunal de Stockholm de « collusion lors de négociations avec une puissance étrangère ». Un diplomate sur le banc des accusés – la dernière fois que cela s’est produit en Suède, c’était en 1794, lorsqu’un homme d’État avait été condamné pour conspiration. Lindstedt est cependant acquittée. Le tribunal lui reconnaît une importante marge de manœuvre en tant qu’ambassadrice.
En février 2020, le début de la crise du Covid captive le monde, il n’y a plus d’autre sujet. Dans le flux d’informations, on remarque à peine que le prisonnier Gui Minhai est condamné à dix ans de prison en Chine – pour avoir livré des secrets à l’étranger. D’abord un prétendu accident, puis des livres de contrebande, et tout à coup la divulgation de secrets. Tout est bon pour charger Gui. L’essentiel est qu’il reste en prison.
Le gouvernement suédois demande aux Chinois une copie de la décision de justice, sans succès. Les autorités chinoises ont déclaré que Gui voulait redevenir chinois et allait demander à renoncer à sa nationalité suédoise. Une telle demande n’arrivera certes jamais à Stockholm, mais les Chinois insistent sur le fait que Gui n’est plus un citoyen européen. Désormais, il leur appartient.
En mai 2020, la fondation Palm, une institution reconnue d’utilité publique du Bade-Wurtemberg, annonce qu’elle attribue son Prix pour la liberté d’expression et la liberté de la presse à l’éditeur emprisonné. Par la suite, la directrice de la fondation reçoit un appel du consulat général de Chine à Francfort. Son interlocutrice évoque une « ingérence dans les affaires internes de la Chine ». Elle se demande si la fondation veut mettre en péril les bonnes relations du Land de Bade-Wurtemberg avec la Chine. « Nous l’avons ressenti comme une tentative d’intimidation », raconte aujourd’hui la directrice, Annette Krönert.
Entre-temps, la ministre suédoise des Affaires étrangères a demandé sans équivoque la libération de Gui, mais, lorsque son chef de gouvernement s’exprime devant l’Assemblée générale des Nations unies en septembre 2020, il n’évoque pas le cas de l’éditeur enlevé.
Le silence s’épaissit autour de Gui Minhai.
L’année 2022 arrive, l’ambassadeur de Chine à Stockholm change. Le nouveau venu est un homme qui se contrôle – pas de courriels furieux, pas d’interviews. « Voilà un bon moment que je n’ai pas été insulté par l’ambassade de Chine, déclare le journaliste Kurdo Baksi de Stockholm. Ça me manque vraiment. »
Le gouvernement suédois décide de ne pas envoyer de délégation politique aux jeux Olympiques en Chine – en raison de la crise du Covid. Le cas de Gui Minhai n’a rien à voir avec cette décision. L’un des champions olympiques suédois, le patineur de vitesse Nils van der Poel, s’envole pour Cambridge et remet sa médaille d’or à Angela Gui.
Angela est déçue par les dirigeants de son pays. Elle déclare : « Le gouvernement suédois a démontré qu’il manquait d’esprit de suite. Sur le fond, il a échoué. » À Londres, elle rencontre Nancy Pelosi, la présidente de la Chambre des représentants américaine.
Anna Lindstedt, l’ambassadrice acquittée, n’est plus diplomate. Elle s’occupe de promouvoir une économie durable au ministère des Affaires étrangères. Une commission doit examiner les actions du gouvernement dans l’affaire Gui Minhai. Cette commission ayant besoin de plus de temps pour faire son travail, le délai est prolongé jusqu’en octobre 2022. Les élections législatives suédoises ont eu lieu en septembre.
« Le pays est fier de son ouverture d’esprit. Mais le gouvernement traite le cas de Gui Minhai comme une boîte noire », déclare Hans Wallmark, porte-parole pour les affaires étrangères du parti conservateur, qui a remporté les élections.
Les poèmes que Gui a écrits en prison et transmis à sa fille par Skype pendant son assignation à résidence sont publiés en allemand, un livre conçu avec amour.
On y lit :
« Triste, je pleure dans la nuit sombre des larmes noires.
Pourquoi la lueur de vos bougies ne trouve-t-elle pas le chemin de mes yeux ?
Peut-être parce que mon nom vient de loin.
Peut-être parce que ma peau paraît trop jaune. »
Le ministère suédois des Affaires étrangères a tout de même fini par réagir aux questions écrites du Zeit. Les réponses sont si vagues qu’il n’est pas utile de les citer en détail. On y dit que la mobilisation en faveur de Gui se poursuit. Il est toujours considéré comme un citoyen suédois. La dernière fois qu’il a été examiné par un médecin suédois, c’était en août 2018. Mais depuis, les Chinois ont décrété que le prisonnier était l’un des leurs. « Nous prenons ce point de vue très au sérieux. »
Quelle est sa situation aujourd’hui ?
Pas de réponse.
Est-il encore en vie ?
Pas de réponse.
— Stefan Willeke a fait l’essentiel de sa carrière au Zeit, où il s’occupe de la rubrique « Dossier », qui propose chaque semaine de longs reportages ou des enquêtes approfondies. — Cet article est paru dans Die Zeit le 29 mai 2022. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
[post_title] => Pourquoi Gui Minhai est-il toujours en prison ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => pourquoi-gui-minhai-est-il-toujours-en-prison%e2%80%af [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:24:47 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:24:47 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=123966 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 123955 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-10-27 07:24:41 [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:24:41 [post_content] =>Dans le débat public, lorsque l’on parle de l’évolution du taux de natalité et de la pyramide des âges, des expressions telles que « hiver démographique », « vieillissement de la population » ou « effondrement des naissances » sont monnaie courante. Aucune d’entre elles n’a de connotation positive et toutes semblent présager d’une véritable catastrophe vers laquelle l’humanité se dirigerait à mesure que le PIB par habitant augmente. Les données sont là. Il est vrai que, depuis le milieu des années 1960, le nombre d’enfants par femme n’a cessé de diminuer à l’échelle mondiale, tandis que le revenu par habitant suivait une tendance inverse. Mais d’autres variables sont bien souvent occultées : et si la crise démographique tant annoncée n’était pas vraiment une crise ?
De prime abord, l’idée paraît aberrante. C’est pourtant ce que soutient Julio Pérez Díaz, démographe au Conseil supérieur de la recherche scientifique [le CSIC, principal organisme public de recherche en Espagne]. Cet expert explique que, davantage que le revenu, le facteur qui a le plus contribué à la diminution du taux de fécondité est l’augmentation de l’espérance de vie. Les données de la Banque mondiale font état d’un implacable progrès. En 1960, un individu avait en moyenne cinq enfants et une espérance de vie de 52,58 ans. En 2020, l’espérance de vie s’est hissée jusqu’à 72,74 ans tandis que le nombre d’enfants par femme a dégringolé pour atteindre à peine plus de deux en moyenne dans le monde 1. « Si nous ne comprenons pas pourquoi la fécondité était si élevée dans le passé, nous pouvons difficilement expliquer pourquoi elle est si faible aujourd’hui. Or, si la fécondité était si élevée dans le passé, c’est parce qu’à l’époque l’espérance de vie était très faible. On avait l’habitude d’avoir plus d’enfants parce que beaucoup mouraient. Dans l’Espagne du début du XXe siècle, le taux de mortalité par âge était tel qu’un enfant sur deux mourait avant d’avoir 15 ans. Et un sur cinq mourait au cours de ses douze premiers mois. Pourquoi la fécondité est-elle désormais si faible ? Parce qu’aujourd’hui les enfants ne meurent plus », expose Pérez Díaz.
Selon lui, un autre facteur explique la baisse de la fécondité : l’élévation des standards en matière d’éducation. Aujourd’hui, il n’est pas socialement acceptable de laisser ses enfants livrés à eux-mêmes pendant que l’on travaille, et l’État réglemente l’éducation des enfants beaucoup plus que par le passé – pensons par exemple à l’instruction obligatoire ou à l’interdiction de travailler avant un certain âge.
« Nous avons moins d’enfants, mais ce n’est pas parce que nous sommes devenus plus égoïstes ou individualistes, comme on le prétend souvent. C’est en fait tout le contraire : nous nous montrons beaucoup plus circonspects lorsqu’il s’agit d’avoir des enfants parce que nous voulons qu’ils aient un meilleur niveau de vie que celui des générations précédentes. C’est cette préoccupation qui a fait baisser la fécondité », soutient Pérez Díaz. Pour lui, la situation actuelle ne serait donc pas intrinsèquement négative, comme le laissent entendre les expressions « hiver démographique » ou « crise démographique », mais le reflet d’une des plus grandes réussites de l’humanité.
« Le grand paradoxe de tout cela est que la population du pays n’a fait que croître alors que la natalité a baissé. Nous parlons d’hiver démographique, de crise démographique, de suicide démographique, mais l’Espagne compte près de 48 millions d’habitants tandis qu’en 1900, lorsque les enfants naissaient en plus grand nombre, il y en avait 18 millions. Et c’est aujourd’hui, questionne Pérez Díaz, qu’il y aurait un suicide démographique ? »
« Le vrai suicide démographique, c’était d’avoir une natalité aussi élevée pour, in fine, obtenir une population aussi faible, et cela se produisait autrefois parce que les enfants et les adultes mouraient prématurément. Si l’on adopte la logique de ceux qui parlent d’hiver démographique, un tel phénomène n’était pas problématique. C’était une situation radieuse, avec une formidable pyramide des âges. C’est la dynamique vers laquelle nous devrions tendre, estiment certains. C’est complètement absurde », conclut-il.
Toutes sortes de courants idéologiques considèrent la démographie comme un élément clé sur lequel il convient d’influer. Les penseurs d’extrême droite mettent en garde contre le danger d’un « grand remplacement » et exhortent leurs ouailles à avoir plus d’enfants. Les partis de gauche jugent qu’une augmentation de l’immigration est indispensable au financement des pensions de retraite. Le siècle dernier est émaillé de tentatives visant à modifier la pyramide des âges. Toutes ont échoué.
Pérez Díaz en résume deux, de nature très différente. « Mussolini a mené une campagne nataliste très intense en Italie. Cela n’a pas fonctionné. Aujourd’hui, après des années de politique de l’enfant unique en Chine, le pays tente de promouvoir la natalité 2. Là encore, sans succès. » Se penchant sur le cas de la Chine, seul pays au monde à avoir adopté des mesures aussi drastiques en matière de contrôle des naissances, le démographe s’étonne que nous pensions tous que la baisse de la fécondité chinoise est due à la politique de l’enfant unique. « De l’autre côté de la frontière, au Vietnam, la fécondité a baissé au même rythme qu’en Chine sans qu’aucune politique de l’enfant unique ne soit mise en place. » Ce déclin s’est généralisé en Asie, avec ou sans politiques restrictives. « Pékin déclare à présent que le vieillissement de sa population est inquiétant et que les Chinois doivent avoir plus d’enfants – soit le même discours qu’en Occident. Si les autorités pensent que c’est une question de politique et qu’il revient à l’État de décider du nombre d’enfants qu’auront ses administrés, alors elles n’ont rien appris du XXe siècle », estime le sociologue.
Considérer la natalité comme relevant de l’État n’est pas nouveau. « Bien que la démographie soit née au début du XXe siècle, à l’époque des empires – qui s’acheva sur deux guerres mondiales –, on pense encore qu’elle est un instrument au service de l’État, que les gens appréhendent leur fécondité et le nombre d’enfants qu’ils mettent au monde en fonction des intérêts de leur pays », déplore Pérez Díaz. Autrefois, plus de naissances était synonyme d’une plus grande armée, et donc de plus de pouvoir. D’où l’obsession suscitée à l’époque par cette question. La fécondité, pointe-t-il, a baissé partout dans le monde. Et pas parce que les États le voulaient. « On ne peut pas suspecter l’Iran de promouvoir la limitation des naissances ni de favoriser les droits des femmes : c’est une république islamique fondamentaliste. En quinze ans, le taux de fécondité est pourtant passé d’une moyenne de sept enfants par femme à deux. »
Le démographe se réjouit du nouveau paradigme mondial. « Pour les êtres humains, il s’agit à la fois d’une découverte et d’une conquête de haute lutte. Au lieu d’avoir sept enfants, j’en ai un ou deux. Mais je les élève bien mieux que moi je l’ai été. Je leur offre une meilleure éducation, davantage de libertés. C’est une catapulte vers la stratosphère. »
— Fernando Belinchón est un journaliste spécialiste des questions de démographie et d’économie. — Cet article est paru dans le quotidien économique espagnol Cinco Días le 23 août 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.
[post_title] => Et si la crise démographique n’en était pas une ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => et-si-la-crise-demographique-nen-etait-pas-une [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-10-27 07:24:42 [post_modified_gmt] => 2022-10-27 07:24:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=123955 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 123942 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-10-27 07:24:36 [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:24:36 [post_content] =>En 1969, un an après la parution du livre de Paul et Anne Ehrlich qui prédisait qu’une « bombe démographique » allait mener l’humanité à la famine généralisée et à l’instabilité politique 1, Stephanie Mills, 20 ans tout juste, adressa à sa promotion du Mills College, lors de la remise des diplômes, un tonifiant discours intitulé « L’avenir est un canular cruel ». Mills, une féministe et une écologiste qui portait des stérilets en guise de boucles d’oreilles, pensait, comme beaucoup de femmes de sa génération, que son rôle pouvait et devait s’étendre bien au-delà de la maternité. Pourtant, elle présenta sa décision de renoncer à la reproduction comme un sacrifice consenti pour le bien de la planète plutôt que comme l’expression d’un choix individuel. « Je suis terriblement attristée, déclara-t-elle, que la chose la plus humaine à faire pour moi soit de ne pas avoir d’enfant du tout. »
Cinquante-deux ans et quelque 4 milliards de personnes plus tard, nous nous demandons toujours dans quelle mesure il faut apporter des solutions individuelles aux problèmes environnementaux mondiaux. Les famines et l’hécatombe redoutées par Mills et les Ehrlich n’ont pas eu lieu, du moins pas de la manière qu’ils craignaient ; nous sommes maintenant confrontés à la crise du changement climatique. Depuis que Mills a prononcé son discours, l’humanité a consommé plus de 1,37 trillion de barils de pétrole et émis plus de 1,26 quadrillion de tonnes de dioxyde de carbone. La température à la surface des océans a augmenté au rythme de 0,11 °C par décennie. Les Américains ont acheté à eux seuls plus de 8,2 milliards de voitures. La planète et l’humanité se porteraient-elles mieux si les personnes ayant choisi d’avoir des enfants étaient moins nombreuses ?
Comme Stephanie Mills, bon nombre d’écologistes établissent aujourd’hui un lien entre les choix individuels en matière de reproduction et notre capacité à vivre durablement sur cette planète. Lors des soirées organisées aux quatre coins des États-Unis par le réseau militant Conceivable Future, les participants soulèvent des questions difficiles : dans quel genre de monde mon enfant naîtrait-il ? Matthew Schneider-Mayerson, professeur associé d’études environnementales au Colby College, estime qu’au moins 12,5 millions d’Américains – certains se faisant appeler BirthStrikers [« grévistes de la reproduction »] ou Ginks [acronyme de « Green Inclination No Kids »] – ont renoncé à la parentalité, du moins en partie, parce qu’ils s’inquiètent de « l’empreinte carbone de la procréation » et de l’existence que pourrait mener leur futur enfant sur une planète en feu. La jeune et médiatique parlementaire Alexandria Ocasio-Cortez demande, au vu du changement climatique : « Est-il encore acceptable d’avoir des enfants ? »
Dans son livre « Chaleur. Devenir adulte à la fin du monde », le militant Daniel Sherrell, qui a participé à la campagne ayant mené à l’adoption d’un projet de loi sur la justice climatique en 2018 dans l’État de New York, s’adresse à un enfant pas encore né : « Devrais-je t’avoir et risquer de te mettre en danger ? Ou devrais-je ne pas t’avoir et éviter qu’il y ait un jour un “toi” à qui l’on puisse faire du mal ? » 2 Sherrell, qui admet finalement que sa décision d’avoir un enfant « avait pris forme avant et en deçà de toute délibération consciente », souligne, contrairement à de nombreux BirthStrikers, que la possibilité de faire un choix est un privilège : « Il ne faut pas oublier que, tout au long de l’Histoire, procréer n’a jamais été un choix pour de nombreuses personnes. Pour les femmes dont la liberté de procréation était confisquée par les hommes. Pour les familles qui avaient besoin d’enfants pour travailler et seraient mortes de faim sans eux. En comparaison, j’ai de vraies options. »
Dans un autre livre, On Infertile Ground, Jade S. Sasser, professeure associée d’études de genre à l’Université de Californie à Riverside, montre comment les militants écologistes et les scientifiques ont instrumentalisé l’urgence climatique pour appeler à la réduction de la population dans le Sud. S’appuyant sur deux années de travail sur le terrain avec des membres d’ONG, des fonctionnaires, des bénévoles, des militants et des donateurs, Sasser fait la chronique d’un malthusianisme résurgent, habillé de termes progressistes tels que « émancipation », « droits de l’homme » et « justice reproductive ». Les néomalthusiens ne sont jamais grossiers au point d’appeler à un contrôle pur et simple des naissances afin de sauver notre planète ravagée. Ils se contentent de souligner que l’affirmation centrale de Malthus et ses disciples se défend, qu’il existe bel et bien des limites naturelles à la capacité de la Terre à nourrir les hommes, que la surpopulation menace ces limites et doit être combattue, tout cela en promouvant les droits de l’homme et les solutions de développement international.
Selon ce point de vue, adopté entre autres par l’écologiste Bill McKibben et le philosophe Peter Singer, les solutions technologiques telles que les énergies renouvelables ou la géo-ingénierie ne suffiront pas à éviter une catastrophe climatique tant que l’humanité continuera de croître. En 2016, note Jade Sasser, trois bioéthiciens ont publié un article dans lequel ils considèrent l’ingénierie démographique comme « un moyen pratique et légitime sur le plan moral d’aider à combattre le changement climatique ». Les associations écologiques se sont également emparées de ce lien entre population et changement climatique pour en faire un élément central de leur travail de formation auprès des jeunes militants attirés par sa logique impeccable : plus de financements pour le planning familial assure aux femmes l’accès à la contraception, et moins de personnes sur Terre signifie une empreinte carbone réduite et moins de dommages à l’environnement.
Comme le raconte Sasser, le contrôle des populations animales était, jusqu’à une époque récente, un objectif largement accepté. Il se fondait sur la théorie selon laquelle la Terre ne peut assurer la subsistance que d’un certain nombre d’espèces données. La science moderne de la population est née de la gestion du gibier, notamment de l’observation par le forestier et écologiste Aldo Leopold de la population de cerfs du plateau de Kaibab, en Arizona : celle-ci avait augmenté de façon spectaculaire dans les années 1920 avant de s’effondrer. Leopold et d’autres ont prolongé l’idée malthusienne d’une humanité trop nombreuse pour être nourrie, et forgé une notion plus complexe de connectivité écologique qui tient compte des interactions entre les animaux, les plantes et les humains.
Dans les premières décennies du XXe siècle, cet aspect écologique de la pensée démographique, ainsi que les progrès des technologies de communication, l’accélération du commerce mondial et les ravages de la Première Guerre mondiale, ont donné naissance à l’idée que nous tous, quelle que soit notre nationalité, partageons ce que le biologiste de l’environnement Edward East appelait « ce petit globe terraqué ». Les partisans du néomalthusianisme avaient différentes raisons de soutenir des mesures visant à contrôler à la fois la taille de la population et la « qualité » de cette population. L’économiste John Maynard Keynes soulignait que la stabilisation de la population était une condition nécessaire à la paix et à la prospérité ; Margaret Sanger s’est battue pour le contrôle des naissances afin que les femmes puissent échapper à la pauvreté ; l’eugéniste raciste Prescott F. Hall a fait valoir que l’accueil des migrants d’Europe de l’Est et du Sud aux États-Unis « stériliserait toutes les couches supérieures de la société » ; et l’eugéniste anticolonialiste Radhakamal Mukerjee s’est inquiété du fait que, sans intervention, les « plus basses classes sociales » deviendraient majoritaires au sein de la population croissante de l’Inde.
Dans les années 1950 et 1960, les mesures de contrôle des naissances se sont multipliées, étayées par de nouvelles sources de financement et de nouvelles préoccupations. Les États-Unis ont créé des institutions pour l’étude de la démographie (notamment au Bureau de recherche sur la population de l’Université de Princeton) et canalisé le financement de la recherche sur la contraception et la distribution de contraceptifs à l’étranger par le biais d’organismes d’aide et de prêts gouvernementaux. Dans les années 1970 et au début des années 1980, les organismes donateurs, dont l’Usaid [l’Agence des États-Unis pour le développement international], ont fait pression sur le gouvernement bangladais pour qu’il intensifie sa campagne de stérilisation, laquelle recourait à des incitations d’ordre matériel (outre de l’argent, le don d’un sari ou d’un lungi [les vêtements traditionnels féminin et masculin en Inde] et une carte donnant droit à une aide alimentaire). Le taux de stérilisation a augmenté de façon spectaculaire avant la saison des moissons, lorsque la faim était la plus forte. Au cours de la même période, des centaines d’enquêtes sur la planification familiale ont été menées dans le monde entier pour mesurer (et, selon l’interprétation de l’historienne Michelle Murphy, créer) la demande de contraception. Une entreprise décrite par l’économiste libertaire Julian Simon comme « sûrement la plus grande étude de marché mondiale jamais réalisée ».
Les gouvernements de tous les pays de la planète, et plus particulièrement celui de la Chine, ont adopté des stratégies de développement économique qui défendent les petites familles. L’anthropologue Susan Greenhalgh, professeure émérite à Harvard, observe que les responsables chinois se sont rendu compte que d’autres pays verraient dans la volonté de la Chine de freiner sa croissance démographique une démonstration de son « sens aigu des responsabilités envers le monde et de son adhésion à une éthique d’ouverture », étant donné l’inquiétude généralisée que suscitent la surpopulation et la dégradation de l’environnement. En 1983, l’année même où Pékin lançait sa campagne de stérilisation à l’échelle nationale, son ministre chargé de la planification familiale a reçu le premier Prix des Nations unies pour la population. L’autre lauréate cette année-là était la Première ministre indienne Indira Gandhi, qui avait supervisé un programme de stérilisation massive. Le prix récompensait « leur vision et leur clairvoyance face au formidable défi que représente la maîtrise de la croissance démographique ».
Les mesures extrêmes prises par la Chine, l’Inde et d’autres pays expliquent l’association actuelle de l’expression « contrôle des naissances » avec des régimes coercitifs de stérilisation, d’avortement forcé et d’autres violations des droits de l’homme. Lors de la Conférence internationale sur la population et le développement qui s’est tenue au Caire en 1994, des féministes de tous les pays du Sud ont défini une nouvelle relation entre la population et le développement, centrée sur les droits sexuels et reproductifs et l’autonomisation des femmes. Ce changement de paradigme, qui a fait du choix d’avoir des enfants un « droit de l’homme », a entraîné une baisse notable de l’aide étrangère à la planification familiale, passée de 975 millions de dollars par an (corrigés de l’inflation) à son apogée au milieu des années 1990 à environ 600 millions de dollars aujourd’hui. « Lorsque la crainte d’une crise liée à la “surpopulation” s’est dissipée après la conférence du Caire, l’attention et les priorités de financement se sont tournées vers la prévention et le traitement du sida dans le monde, écrit Sasser. Depuis lors, nombreux sont les acteurs du secteur qui cherchent à redonner à la démographie la place prépondérante qui était la sienne dans le financement de la santé mondiale. »
Puis vint le changement climatique, dont les scientifiques et les défenseurs de l’environnement parlent presque toujours avec le langage de l’urgence, de la crise et de l’apocalypse. En 2017, plus de 15 000 chercheurs ont publié un « avertissement à l’humanité » sur le réchauffement climatique, lequel suivait un premier avertissement publié vingt-cinq ans plus tôt, en 1992 3. On y trouve un appel à stabiliser la population : « Nous mettons notre avenir en péril [...] en refusant de voir la croissance rapide de la population comme l’un des principaux facteurs à l’origine de nombreuses menaces écologiques et même sociétales. » Population Matters, une organisation à but non lucratif basée au Royaume-Uni, fait savoir sur son site Web que « de nouvelles hausses de température auront un impact dévastateur et [qu’]il est urgent d’agir davantage sur les émissions de gaz à effet de serre. La population et le changement climatique sont inextricablement liés. » On entend des échos, tant dans le ton que dans le message, de la déclaration inaugurale des Ehrlich dans La Bombe P en 1968 : « La bataille pour nourrir toute l’humanité est terminée [...]. Des centaines de millions de personnes vont mourir de faim. »
Le contrôle des naissances, longtemps tabou, retrouve droit de cité car, selon certains, la crise climatique – comme la menace de famine il y a un demi-siècle – l’exige. À mesure que les gouvernements se sont retirés de la planification familiale, les fondations et les donateurs privés ont pris leur place. Sasser met en doute les nouveaux modèles scientifiques avancés par ces fondations, qui établissent un lien entre le nombre d’habitants de la planète et le changement climatique : « Il n’y a pas, et il n’y a jamais eu, un seul modèle fondé sur des données fiables qui puisse calculer ou prédire l’impact environnemental du nombre d’êtres humains vivant sur Terre. » Cela n’a pourtant pas empêché certains militants de chercher à mettre en évidence l’existence d’un tel lien. Sasser décrit une ancienne donatrice très motivée d’une fondation de la Silicon Valley qui, par l’intermédiaire d’une ONG de Washington, a trouvé un scientifique capable de lui donner ce qu’elle voulait : des modèles convaincants détaillant l’impact de la croissance démographique sur les émissions de gaz à effet de serre.
Lors des formations et des ateliers pour les jeunes organisés par le Sierra Club, une association écologiste basée à San Francisco, Sasser a vu les organisateurs balayer les tentatives des participants d’évoquer le « passé sombre » du contrôle des naissances. Elle a aussi été confrontée à plusieurs reprises à une image réductrice des femmes du Sud, pauvres et se reproduisant comme des lapins. Sasser doute que les Américaines – pour la plupart blanches et jeunes – qui apprennent à plaider en faveur d’un financement accru de la planification familiale connaissent bien leurs bénéficiaires supposées. Lors d’une session de formation de plusieurs jours organisée par le Programme pour l’environnement et la population mondiale du Sierra Club, Sasser a discuté avec une jeune femme assise à côté d’elle, une randonneuse chevronnée et amoureuse de la nature : « “Regardez les emballages que nous utilisons tous les jours, a-t-elle fait remarquer. Ces bouteilles d’eau seront sur Terre pour toujours. Pour toujours !” J’ai acquiescé et lui ai demandé quel lien elle voyait avec la santé reproductive et la planification familiale dans les pays du Sud. Elle a hésité un moment, puis a répondu : “Je ne suis jamais sortie des États-Unis, alors je ne sais pas vraiment. Mais si cela aide les femmes à avoir accès aux soins de santé, c’est une bonne idée.” »
L’argument selon lequel la réduction de la population humaine contribuera à freiner le changement climatique présente un attrait évident, mais il néglige plusieurs faits gênants et tout aussi évidents. L’un d’eux est que les individus consomment à des niveaux si disparates que c’en est presque comique, même si l’élévation du niveau de vie dans les pays en développement, en particulier parmi les élites de ces pays, entraînera une augmentation de la consommation. L’empreinte carbone d’un citoyen américain était en moyenne de 16,16 tonnes en 2017, contre 0,15 tonne pour le citoyen moyen de Madagascar, où Sasser a passé du temps à étudier les interventions de planification familiale menées par des groupes de défense de l’environnement. En outre, les régions du monde où la consommation est la plus élevée sont également celles où la fécondité est tombée en dessous du seuil de remplacement. Or, plutôt que de s’en féliciter, les décideurs politiques cherchent désespérément à inverser la tendance, mus par la crainte d’une diminution de la main-d’œuvre et d’un sous-financement des systèmes de retraite – voire, dans certains cas, par un ethno-nationalisme féroce qui n’est pas sans rappeler la mise en garde de Theodore Roosevelt il y a plus d’un siècle contre le « suicide racial ». Ces préoccupations contradictoires illustrent la logique insidieuse selon laquelle, pour reprendre les termes de Murphy, « certains ne doivent pas naître pour que d’autres puissent vivre dans une plus grande abondance ».
Les interventions actuelles pour faire face à la « surpopulation » n’impliquent pas la force ou la coercition ; elles sont plutôt ancrées dans les idées de choix, d’indépendance et de responsabilité. Sasser critique cette démarche, qu’elle taxe d’« intendance sexuelle », car elle essentialise les femmes du Sud en les présentant comme des victimes du sexisme de leur pays et de leur biologie, pour qui le contrôle des naissances représente une forme d’émancipationen ce qu’il leur permet de poursuivre leur éducation et leur carrière. Selon ce point de vue, l’utilisation de la contraception par les femmes pauvres « n’améliorera pas seulement le statut social des femmes, elle résoudra potentiellement les problèmes du monde entier ». La responsabilité de trouver une solution à la crise écologique incombe aux femmes et à leur utérus ; les hommes ne font guère partie de l’équation.
Les observations de Sasser sur le fonctionnement des programmes de planification familiale dans les communautés les plus modestes sont inestimables. Comme elle l’a écrit ailleurs, les associations écologistes qui fournissent ce type de service ne répondent parfois pas aux besoins sanitaires des communautés concernées, ce qui n’est guère surprenant puisque leur objectif premier est la défense de l’environnement. Dans une clinique mobile de la côte malgache, une femme est arrivée avec un implant contraceptif infecté qui devait être retiré. Elle a été envoyée à l’hôpital le plus proche, qui se trouvait à une journée de voyage. Y parvenir lui coûterait environ un mois de salaire. Une autre jeune femme a déclaré à Mez Baker-Médard, une chercheuse avec qui Jade Sasser a écrit un article, qu’elle avait un implant contraceptif mais qu’elle prévoyait d’avoir des enfants lorsqu’il ne serait « plus actif », l’année suivante ; apparemment, on ne lui avait pas dit ou elle n’avait pas bien compris qu’il fallait le retirer avant de pouvoir tomber enceinte.
Il y a un fossé, note Sasser, entre les intentions des militants idéalistes qui parlent de l’émancipation des femmes et les femmes qu’ils prétendent aider. Elle décrit ce qu’en pensent les premières intéressées : « Lors de mes rencontres avec les femmes, j’ai souvent posé des questions sur leurs bébés et sur ce qu’ils représentaient pour elles. Les réponses étaient diverses et variées : elles m’ont dit que les bébés étaient des sources de joie, de continuité familiale et culturelle. Pour certaines, les bébés consolidaient leur statut au sein du mariage, en répondant aux attentes de leur mari et de leur belle-famille. Pour beaucoup, ils renforçaient leur position au sein de la communauté en tant que mères, un statut qui revêt de l’importance aux yeux des autres femmes. [...] Par-dessus tout, les bébés symbolisaient leurs espoirs en l’avenir. »
Bien sûr, tout le monde ne souhaite pas avoir des enfants tout de suite, et beaucoup tireraient sans doute avantage d’un meilleur accès aux moyens de contraception. Mais cela n’ébranle en rien l’argument général de Sasser. La partie la plus involontairement drôle du livre est peut-être son analyse de l’utilisation abusive de l’expression « justice reproductive » par les néomalthusiens. Marisa, l’une des responsables du Programme pour l’environnement et la population mondiale du Sierra Club, raconte à Sasser que « les jeunes ont vraiment apprécié » d’entendre parler de la relation entre population et justice, même si les néomalthusiens n’ont aucun intérêt direct à lutter contre le racisme ou pour les droits civiques ; ajouter le mot « justice », dit-elle à Sasser, « a en quelque sorte mis les gens à l’aise avec ces questions ».
Sasser comprend l’objectif de Marisa et reconnaît que ses propres étudiants de premier cycle sont avides de justice sociale et désireux d’embrasser tout ce qui semble aller en ce sens. Mais brandir la « justice » au service du néomalthusianisme est une énormité. Le concept de justice reproductive a été développé par des féministes de couleur, qui l’ont fondé sur « le droit de disposer de son propre corps, d’avoir des enfants ou bien de ne pas en avoir, et d’élever les enfants que l’on a dans des communautés sûres et pérennes ». Autant de prérogatives dont les femmes de couleur ont longtemps été privées. L’utilisation de cette expression pour décrire ou justifier des programmes qui dissuadent les femmes de se reproduire en raison de leur situation géographique détourne l’attention des forces plus importantes qui ravagent l’environnement et rejette la faute sur les individus.
Par exemple, Blue Ventures, un groupe de préservation de l’écosystème marin qui travaille le long de la côte ouest de Madagascar – siège d’une riche biodiversité –, souligne le rôle des « facteurs de stress anthropogéniques » sur les environnements côtiers sensibles et, à cette fin, dirige des programmes de planification familiale dans les villes côtières. Mais quelle est la plus grande menace pour le littoral malgache, les familles nombreuses du coin ou la demande mondiale de fruits de mer qui entraîne l’acheminement de la plupart des crustacés du pays vers les marchés d’exportation ?
Il y a plusieurs années, j’ai interviewé Meghan Kallman et Josephine Ferorelli, membres de Conceivable Future, le groupe qui organise des soirées à domicile où les gens se réunissent pour discuter de leurs sentiments ambivalents envers les enfants et le changement climatique. « C’est un problème collectif qui est traité comme une affaire individuelle, m’a confié Meghan Kallman. Vous pouvez recycler autant que vous voulez. Je pourrais même littéralement me tuer – me retirer de l’équation du carbone –, nous ne serions pas plus près de résoudre la crise climatique que si je ne l’avais pas fait. »
Un problème d’envergure mondiale ne sera jamais résolu uniquement par un changement de comportement individuel ; il faut un mouvement citoyen œuvrant collectivement à sensibiliser les gouvernements et les grandes entreprises. Stephanie Mills s’en est peut-être aperçue. En 1984, quinze ans après avoir annoncé lors de la cérémonie de remise des diplômes de son université qu’elle renonçait à la parentalité, elle a déclaré à un journaliste de United Press International qu’elle avait changé d’avis. Elle envisageait sérieusement d’avoir des enfants. Elle travaillait dans une université axée sur l’environnement, et il y avait un homme dans sa vie, racontait-elle. Elle ne savait pas si leur relation déboucherait sur un mariage et des enfants, mais elle déclara au journaliste que, si c’était le cas, elle s’en réjouirait.
— Anna Louie Sussman est une journaliste new-yorkaise spécialiste des questions de reproduction. Son ouvrage Inconceivable: Reproduction in the Age of Uncertainty paraîtra au printemps 2023 chez HarperCollins.
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— Cet article est paru dans The New York Review of Books le 23 septembre 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
WP_Post Object ( [ID] => 123948 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-10-27 07:24:31 [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:24:31 [post_content] =>Soit trois femmes, que j’ai connues dans des circonstances diverses, toutes nées la même année, et qui ont aujourd’hui la quarantaine – une veuve, une femme mariée et une célibataire. Samira vit au Niger, pays où le taux de fécondité est le plus élevé au monde. Elle a été mariée à 13 ans à un ami de son père âgé de 52 ans. Avant de devenir veuve à 28 ans, elle a été enceinte quinze fois et a donné naissance à neuf enfants. Elle est aujourd’hui complètement dépendante de la famille de son mari pour ce qui est du logement, de la nourriture et des vêtements. Varya, que j’ai rencontrée plusieurs fois lors de mes séjours en Asie, est née dans la campagne malaisienne. Elle est partie à l’âge de 16 ans pour Singapour, où elle a trouvé un emploi de femme de ménage dans un grand hôtel appartenant à des Américains. Elle a vécu dans un foyer pendant quinze ans. Sous la pression de sa famille, elle est rentrée au pays, a épousé un garçon du cru et a eu un fils au début de la trentaine. Varya et son mari ont décidé de s’arrêter à deux enfants. Varya veut continuer de travailler à Singapour – bien que cela implique des plages de travail de douze heures et un aller-retour quotidien de quatre heures en bus – et aimerait que ses enfants bénéficient du « meilleur de tout » : les biens et les opportunités qui lui ont été refusés. Enfin, Lisa, une Italienne que j’ai rencontrée au Royaume-Uni, a obtenu un diplôme à Milan, vit à Londres, travaille dans l’édition et a choisi de ne pas avoir d’enfant. Elle sait que sa mère est déçue que ni elle ni son frère n’aient fondé une famille et qu’elle s’inquiète de savoir qui s’occupera d’eux dans leur vieillesse. Ce sont trois femmes du XXIe siècle dont la vie s’inscrit dans des cadres démographiques et sociétaux en pleine évolution. Les facteurs démographiques déterminent si notre existence sera longue et saine ou courte et menacée par la maladie, si nous grandissons au sein d’une cohorte 1 nombreuse qui doit se battre pour obtenir du travail, un logement et un partenaire sexuel, si nous vivons dans de grands groupes familiaux ou seuls.
Le monde connaît une évolution démographique sans précédent. Il y a environ deux cents ans, l’Europe a entamé une transitionmenant d’une population majoritairement jeune à une population majoritairement âgée. L’Asie et l’Amérique latine ont amorcé ce processus au siècle dernier et l’achèveront dans une centaine d’années. Et c’est maintenant au tour de l’Afrique. À mesure que les pays se développent économiquement, le taux de mortalité baisse et, un peu plus tard, la fécondité diminue. Au cours de ce processus, les populations se développent rapidement, puis se stabilisent et commencent à vieillir et à décliner. Une petite fille née au Japon aujourd’hui, par exemple, peut espérer vivre près de 88 ans, alors qu’une fille née au même moment en Sierra Leone a une espérance de vie d’environ 55 ans. Les raisons pour lesquelles cette transition démographique se produit à tel endroit, à tel moment et de telle manière sont encore contestées. Les progrès de l’éducation et de la santé expliquent en partie le phénomène, mais pas sa totalité ; la culture et la circulation des idées, facilitée par le commerce et les voyages, jouent certainement aussi un rôle.
Tels sont les éléments complexes que Paul Morland tente de rassembler dans Tomorrow’s People, un livre accessible sur l’histoire et la géographie de l’évolution démographique mondiale. L’auteur se concentre sur dix phénomènes connexes, liés par une chaîne de causalité. La baisse de la mortalité infantile entraîne une croissance démographique, laquelle conduit à une urbanisation grandissante. Les citadins ont en général peu d’enfants, d’où un vieillissement de la population. Il s’ensuit une décroissance démographique, qui favorise les migrations et la mixité ethnique. Dans le même temps, tout le processus est soutenu par l’élargissement de l’accès à l’éducation et la disponibilité accrue de nourriture.
On ne comprend pas bien ce qui a motivé le choix des « dix chiffres » qu’il a sélectionnés : 43, 10, 375, 55, 71, etc. 43 est l’âge médian en Catalogne. 10 pour 1 000, affirme-t-il, est le taux de mortalité infantile au Pérou (en fait, le taux de mortalité infantile péruvien est de 11,9 pour 1 000 naissances), mais il aurait pu se focaliser sur d’autres exemples : 2,8 pour 1 000 en France, 1,6 au Japon, ou l’horrible 49 du Mozambique. 375 est le pourcentage d’augmentation de la production céréalière en Éthiopie au cours des vingt-cinq dernières années. 55 % correspond à la diminution de la population bulgare en un siècle. 71 % est le taux d’alphabétisation des femmes au Bangladesh. Ces chiffres donnent tous lieu à des récits intéressants, mais ils détournent l’attention de l’argument principal et ne contribuent guère à une compréhension statistique cohérente des tendances démographiques contemporaines.
Tomorrow’s People propose une vue d’ensemble étayée par une série d’exemples intrigants, comme celui-ci : « Les six épouses d’Henri VIII n’ont donné naissance qu’à trois enfants au total, alors qu’elles avaient accès à tout le confort, le luxe et l’attention que l’argent pouvait acheter au XVIe siècle », note Paul Morland. Mais, comme il le souligne, le fait que deux des épouses de ce souverain aient été exécutées, alors qu’elles avaient l’une et l’autre de nombreuses années de fertilité devant elles, n’a rien arrangé… Quand il aborde la question de l’urbanisation, Morland parvient à évoquer le Londres de Dickens, la Grande-Bretagne du Brexit et les bidonvilles de Lagos dans un même bouillonnement d’idées. Il nous emporte au rythme tantôt d’un petit galop charmant, tantôt d’une course effrayante, mais il parvient toujours, tant bien que mal, à garder le cap.
— Papesse de la gérontologie britannique, Sarah Harper a créé
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à Oxford l’Institut du vieillissement de la population. — Cet article est paru dans le numéro de mars 2022 de la Literary Review. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
WP_Post Object ( [ID] => 123935 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-10-27 07:24:26 [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:24:26 [post_content] =>La capacité procréatrice de l’espèce humaine est prodigieuse. Parmi les championnes, les femmes de la secte protestante des huttérites, qui engendraient en moyenne 9,7 enfants – et 12,3, pour celles qui se mariaient avant 20 ans. Au cours du XXe siècle, leur population a doublé tous les vingt ans. Les femmes mariées québécoises vivant à la campagne n’étaient guère en reste, elles qui donnèrent naissance en moyenne à 9,9 enfants durant les années 1940. Les Kényanes avaient 8 enfants dans les années 1960 et les Nigériennes en ont actuellement presque 7. Le record des huttérites à 12,3 enfants a été baptisé « fécondité naturelle » par les démographes, naturelle parce qu’en dehors de tout contrôle social ou individuel.
Malgré de telles performances, la population humaine a augmenté très lentement depuis son apparition jusqu’à une date récente. On estime à 1 million le nombre d’hommes sur Terre avant l’avènement de l’agriculture (en moyenne, un chasseur-cueilleur a besoin de 10 km2 pour survivre dans un climat tempéré). Avec l’extension des cultures à partir de 8000 avant notre ère, la population mondiale s’est accrue jusqu’à atteindre environ 250 millions de personnes à l’époque romaine. Le saut paraît important, mais, sur une aussi longue période, il correspond à un taux de croissance annuel de 0,06 % par an et à un doublement tous les mille quatre cents ans : une stabilité à l’échelle d’une vie humaine. En 1800, le premier milliard d’humains a été atteint, ce qui représente une croissance annuelle toujours faible depuis l’an zéro (0,08 % par an et doublement en quatre cent cinquante ans).
Dès la plus haute antiquité, les populations ont donc été capables de maîtriser leur fécondité. Dans un ouvrage remarquable publié en 1954 par l’Unesco, Frank Lorimer, qui dirigeait le centre de démographie de l’Université de Princeton, a détaillé avec l’aide d’anthropologues, dont Meyer Fortes, les multiples moyens de contrôle de la fécondité en vigueur dans les populations traditionnelles 1. Le premier, évident mais involontaire, a été la mortalité infantile et juvénile qui, jusqu’au début de l’époque contemporaine, emportait un enfant sur deux. Malgré ces décès précoces, en régime de fécondité naturelle, six enfants en moyenne auraient survécu jusqu’à l’âge adulte, soit un triplement de la population tous les trente ans environ, alors qu’il suffisait de deux enfants ayant atteint l’âge adulte pour assurer la stabilité (un peu plus en toute rigueur, pour tenir compte de la mortalité des mères et de la proportion d’une naissance féminine pour 1,05 naissance masculine). Les populations sont parvenues à contrôler leur fécondité par une grande variété de moyens.
Ainsi, les chasseurs-cueilleurs san du Kalahari comptaient en moyenne 4,5 enfants par femme en raison d’allaitements très longs qui espaçaient les naissances de quatre à cinq ans 2. Quand une grossesse survenait avant que l’enfant précédent n’ait été sevré, un avortement avait lieu, inévitable pour des populations se déplaçant sans cesse dans le bush, la mère ne pouvant porter qu’un seul jeune enfant durant ces pérégrinations. Les populations d’agriculteurs, chez qui les durées d’allaitement étaient un peu plus courtes, ont ajouté à l’avortement l’infanticide, le coitus interruptus et l’émigration forcée et risquée, par exemple dans le cas des habitants de l’île mélanésienne de Tikopia qui a été bien étudiée.
Le célèbre ethnopsychiatre Georges Devereux a établi que, sur 400 sociétés humaines traditionnelles, 390 pratiquaient une forme ou une autre d’avortement 3. Quant au coitus interruptus, il fut adopté au début du XVIIIe siècle dans plusieurs provinces françaises où la surpopulation menaçait à la suite de la baisse de la mortalité épidémique (principalement due à la peste). À cette époque, la fécondité des paysannes françaises mariées était de 5,5 enfants en moyenne, d’où une légère croissance qui entraînait une difficulté d’accès à la terre pour les jeunes générations. Dans toute l’Europe occidentale en deçà d’une ligne Saint-Pétersbourg-Dubrovnik, le célibat féminin a augmenté, touchant entre 10 et 20 % des femmes, et l’âge au mariage a reculé, s’élevant à 26 ans pour les femmes à la veille de la Révolution ; toutes pratiques qui réduisent la fécondité. En Afrique et en Asie, d’autres moyens ont limité la descendance, essentiellement de longs allaitements espaçant les naissances et des interdits portant sur le remariage des veuves ou des divorcées.
Ces quasi-équilibres de longue durée ont été remis en cause, d’abord en Europe puis dans le reste du monde, par la baisse de la mortalité, particulièrement celle des enfants à la suite des progrès de l’hygiène (égouts, eau potable) et de la vaccination, notamment contre la variole. Dès lors, au lieu de supprimer la moitié des enfants, les maladies n’en tuaient plus que 5 %, tous pays réunis. Le facteur qui divisait par deux la descendance n’avait pratiquement plus d’effet. La population mondiale a alors augmenté de plus en plus vite à mesure que la mortalité reculait. D’infinitésimal encore vers 1700, son taux de croissance s’est élevé, dépassant 1 % par an durant l’entre-deux-guerres pour culminer à 2,3 % en 1963, avant d’amorcer une décrue. Cette dernière sera-t-elle assez rapide pour qu’un nouvel équilibre soit atteint, voire pour qu’une diminution du nombre des humains se produise ? Les démographes se partagent en deux camps à ce sujet.
Le courant majoritaire adopte les prévisions (« projections ») de population élaborées par la Division de la population des Nations unies (DPNU) 4. Cette institution, où travaillent une cinquantaine de chercheurs, produit régulièrement depuis 1963 des projections de la population de tous les pays, donc, par addition, de la population mondiale, projections reprises par la plupart des grands organismes internationaux. Plusieurs scénarios sont élaborés, mais le plus souvent on retient l’hypothèse moyenne selon laquelle le nombre d’humains atteindrait 10,4 milliards en 2086 avant d’amorcer une lente décrue. Le courant minoritaire, représenté par une équipe de l’Institut international d’analyse des systèmes appliqués (IIASA) de Vienne, calcule que le maximum serait atteint plus tôt – un peu avant 2070 – à 9,4 milliards, avant de décroître jusqu’à 9 milliards en 2100 5. En ces temps où le changement climatique cause de grandes craintes et où le nombre d’êtres humains est pointé du doigt comme en étant l’un des principaux responsables, l’écart entre les deux courants n’est pas anodin. Penchons-nous sur les arguments et les hypothèses retenues par chacun d’eux.
On peut porter au crédit de la DPNU le bon résultat de ses projections passées de la population mondiale. En liaison avec les instituts nationaux de statistiques, elle retient des hypothèses d’évolution de la fécondité, de la mortalité et des migrations à chaque âge, avec le postulat que chaque pays suit le même chemin d’une fécondité et d’une mortalité hautes vers une fécondité et une mortalité faibles, à un rythme similaire à celui de pays qui lui ressemblent et l’ont précédé dans ce que l’on nomme la transition démographique. Un second postulat, en partie conséquence du premier, est que tous les pays convergent vers une espérance de vie de 82 ans, une fécondité de 1,84 enfant par femme et un solde migratoire nul.
L’équipe de l’IIASA estime que la fécondité décroîtra plus rapidement que ne le prévoit la DPNU en raison de trois facteurs : l’éducation secondaire des filles, l’urbanisation et l’indépendance des femmes. Les nombreuses enquêtes, en particulier la World Fertility Survey, montrent l’influence de ces trois paramètres qui contrarient l’intérêt que des populations rurales et illettrées ont à avoir une nombreuse progéniture. L’anthropologue John Caldwell, qui a présidé l’Union internationale des démographes, a en effet montré qu’en Afrique de l’Ouest les familles rurales souhaitaient beaucoup d’enfants car elles les employaient très jeunes à remplacer un adulte – par exemple pour garder le petit bétail ou aider la mère à vendre leurs produits sur les marchés 6. En outre, ces enfants représentaient ce que l’on a qualifié de « billets de loterie ». Ils pouvaient être pris au service d’un membre de la famille élargie qui avait réussi en ville et soutenir ainsi leurs parents. Plus d’enfants signifiait plus de billets de loterie. Or la scolarisation transforme l’avantage en coût – dû à l’éducation de l’enfant. De surcroît, le fait que les jeunes filles prénubiles fréquentent un établissement secondaire leur permet d’échapper en partie à l’influence du milieu familial et d’envisager un destin personnel.
Les chercheurs de l’IIASA pensent aussi que la mortalité ne baissera plus aussi rapidement qu’au cours des dernières décennies. On constate en effet un ralentissement des progrès de l’espérance de vie dans les pays développés, et même un léger recul aux États-Unis, indépendamment de l’épidémie de Covid. Or la baisse de la mortalité à tous les âges a contribué à la croissance de la population mondiale, ce que l’on oublie souvent. Si la mortalité était demeurée à son niveau de 1950, la fécondité étant la même que celle qui a été observée année après année depuis lors, la population mondiale serait de 5 milliards d’habitants au lieu des 8 milliards actuels. Si seule la mortalité avant 5 ans avait baissé comme on l’a observé, les risques de décès aux autres âges ne changeant pas depuis 1950, la population mondiale serait de 6,3 milliards. La contribution de la baisse de la mortalité après l’âge de 5 ans a donc été de 1,7 milliard de personnes.
La plus grosse différence entre la DPNU et l’IIASA porte sur l’évolution de la fécondité dans les pays où elle est très faible. Selon les Nations unies, elle devrait remonter progressivement pour atteindre à terme le niveau général de 1,84 enfant par femme. L’IIASA insiste au contraire sur ce que les Anglo-Saxons nomment le low-fertility trap, le piège de la basse fécondité, d’où l’on ne peut s’extraire. Au-dessous d’environ 1,2 enfant par femme, le mode de vie dominant des familles devient celui des couples sans enfant ou avec un seul enfant. Le coût de l’enfant – le « petit empereur » des Chinois,par exemple – et l’investissement dont il est l’objet éloignent la possibilité d’une naissance supplémentaire.
L’examen direct de l’évolution de la population mondiale ne permet pas de trancher entre les deux positions, décrue à partir de 2070 ou de 2086. En effet, la figure 1 [voir en fin d'article], représentant l’évolution du taux de croissance de la population mondiale depuis son maximum de 1963, peut être interprétée des deux manières. Soit l’on prolonge la baisse par la droite ajustant au mieux l’évolution et celle-ci passe par la croissance nulle, donc un maximum de la population mondiale vers 2065. Soit l’on remarque une fluctuation de l’ordre de vingt-cinq ans au cours de laquelle une baisse rapide de la croissance est suivie d’une stabilisation, et, dans ce cas, la baisse actuelle rapide devrait se prolonger par un plateau avant que la baisse suivante ne se déclenche et atteigne la croissance nulle un peu après 2080.
Faute de pouvoir trancher grâce aux données empiriques, il faut se tourner vers les arguments des deux camps. La DPNU souligne que la réalité a été en accord avec ses projections depuis ses toutes premières publiées en 1963. C’est exact pour la population mondiale, mais pas pour les populations de chaque pays où de larges écarts ont été constatés. Deux cas sont exemplaires, l’Iran et la France. En 1994, la projection moyenne prévoyait, pour 2050, 163 millions d’Iraniens. En 2015, elle n’en prévoyait plus que 92 millions, soit 44 % de moins. Inversement, la projection de 1994 annonçait 60 millions de Français en 2050, alors que celle de 2015 montait les effectifs à 71 millions, soit 18 % de plus. Dans le premier cas, les démographes des Nations unies n’avaient pas prévu la chute rapide de la fécondité de l’Iran, passant de 6,5 enfants par femme en 1985 à 1,8 seulement en 2005. Inversement, pour la France, dont la fécondité était de 1,8 dans les années 1990, ils n’avaient pas anticipé qu’elle se relèverait une fois que le retard de l’âge à la maternité aurait cessé, ce qui entraîna mécaniquement une remontée à 2 enfants par femme.
Pour sa défense, la DPNU soutient que les erreurs se compensent, si bien qu’au total l’évolution de la population mondiale est correctement estimée. Dans ce cas, pourquoi fournir les projections de chaque pays avec un luxe de détails puisqu’elles n’auraient servi que d’intermédiaires au calcul ? Il est à craindre d’autre part que la projection actuelle ne se réalise pas pour une raison plus générale : le low-fertility trap évoqué plus haut. Fidèles à la théorie de la transition démographique et à la convergence des populations vers un modèle unique, les Nations unies prévoient que, là où la fécondité est basse, elle va remonter progressivement jusqu’en 2100. La Corée du Sud passerait de l’actuel 0,87 enfant par femme à 1,43 en 2100, l’Italie de 1,29 à 1,52, la Chine de 1,16 à 1,48, la Russie de 1,49 à 1,78, Singapour de 0,96 à 1,38, la Jamaïque de 1,35 à 1,56, etc. Ce baby-boom s’expliquerait par les législations natalistes que les États concernés mettent en place. Mais cela est peu probable : le baby-boom des années 1945 à 1975 n’a eu lieu que dans les pays occidentaux. Il était indépendant de l’adoption de législations familiales. L’Australie et les États-Unis, par exemple, sans prendre de mesures familiales, ont connu une plus forte remontée de la fécondité que la France ou la Grande-Bretagne, qui en avaient instauré. En outre, de nombreux travaux ont montré que les mesures d’encouragement à la natalité ont un effet limité et souvent temporaire.
La figure 2 [voir en fin d'article] exprime l’influence dominante du postulat de convergence sur les particularités de chaque pays, et en particulier sur ceux dont la fécondité est devenue très faible. On y a indiqué la position des pays d’Europe de l’Ouest, 29 au total, selon leur niveau de fécondité actuel (sur l’axe horizontal) et la fécondité que les Nations unies leur assigne en 2100 (sur l’axe vertical). La droite correspond à l’égalité des deux fécondités. Le nuage obtenu suit une relation simple : plus la fécondité est faible en 2021, plus elle aura augmenté en 2100. À partir de la valeur de 1,7 enfant par femme, la relation commence à s’inverser, la valeur en 2100 devenant plus faible que celle de 2021. La France, qui a la plus forte fécondité en 2021 (1,80), a aussi la plus forte en 2100, mais un peu plus faible (1,75). À l’inverse, l’Italie, qui a la plus faible fécondité en 2021 (1,29), garde la plus faible en 2100 (1,52), mais nettement plus élevée. On retrouverait la même configuration en Extrême-Orient (on a ajouté sur la figure la position de la Chine et du Japon).
Les Nations unies sont attachées à la théorie de la transition démographique pour une raison non pas scientifique mais politique. Elles peuvent par ce moyen justifier la convergence des niveaux de fécondité et de mortalité – et, dans la foulée, les soldes migratoires nuls, donc, à terme, autant d’immigrants que d’émigrants dans chaque pays. L’organisation internationale a été créée pour faire régner la paix sur la planète. Elle ne peut pas projeter une image d’inégalité entre les nations à long terme. Les conflits engendrés par des différences importantes de mortalité ou de fécondité, sources possibles de déséquilibre migratoire, doivent être rendus impossibles. La DPNU travaille à instaurer un monde égalitaire dans son domaine, la démographie, tout comme l’OMS travaille à un monde où tous jouissent de la même santé, l’Unesco, tous du même niveau d’éducation, la FAO, tous d’une alimentation correcte.
En produisant des projections de population, les Nations unies ne sont donc pas une institution scientifique mais une organisation à la fois juge et partie, ce qui porte atteinte à la crédibilité de leur travail. Ce caractère politique est incarné physiquement par une Commission de la population comprenant les représentants de nombreux États, chargée de superviser les travaux de la DPNU. Des négociations ont alors lieu avec certains pays pour établir les hypothèses d’évolution de la mortalité et de la fécondité. On en trouve des indices dans les projections, faute de pouvoir en connaître les dessous diplomatiques. Ainsi, la remontée de la fécondité en Russie en 2100 (1,79) par rapport à son point de départ en 2021 (1,49) est nettement plus importante que dans les pays occidentaux et de l’ancien bloc de l’Est dans la même situation. On voit sur la figure 2 que le point qui correspond à la Russie est très éloigné du nuage. Autre exemple, l’approche prudente du couple Chine/États-Unis. S’il n’y avait qu’une seule projection de référence, la disproportion des populations des deux empires rivaux serait flagrante. Elle est en partie réduite au moyen de deux autres projections dites « haute » et « basse », dans lesquelles les niveaux de fécondité sont respectivement plus élevés et plus bas. Dans la projection haute, la Chine termine en 2100 avec 1,15 milliard d’habitants et les États-Unis avec 543 millions. Dans la projection basse, la Chine est à 494 millions et les États-Unis à 280 millions. Mais rien ne dit que les deux pays suivront ensemble soit la projection haute, soit la basse. Or, si la Chine suit la basse et que les États-Unis suivent la haute, ces derniers deviendront plus peuplés qu’elle en 2100.
D’autres bizarreries restent énigmatiques, car on ne voit pas bien à quelle raison politique elles obéissent : par exemple, en 2100, l’entité qui aura la plus forte fécondité des deux Amériques sera la Guyane française ; ou encore, les dix pays africains dont la fécondité dépassera en 2100 le seuil de remplacement sont tous francophones (dans l’ordre : Niger, Bénin, Côte d’Ivoire, Sénégal, Togo, Mayotte, Tchad, RDC, Congo, Cameroun). S’agit-il du natalisme français déteignant sur ses anciennes colonies ? D’une interprétation par les chercheurs de la DPNU, en majorité anglo-saxons, de ce natalisme auquel ils sont en général opposés ?
Ce qui précède pousse à préférer les travaux de l’IIASA à ceux des Nations unies, donc la probabilité d’une diminution de la population mondiale assez prochainement. La théorie de la transition démographique qui inspire la DPNU est une simple description reposant sur une évidence. Dans une société traditionnelle, la mortalité équilibre la fécondité. Si la mortalité diminue, la population s’accroît, mais cela ne peut pas durer indéfiniment. Donc, tôt ou tard, la fécondité baisse et l’équilibre est restauré. L’IIASA suit plutôt l’approche économique et psychologique développée par le Prix Nobel d’économie Gary Becker dans son traité sur la famille 7. Celui-ci oppose quantité et qualité des enfants. En éduquant leur enfant, les parents effectuent un investissement. Plus ils y consacrent de ressources, plus l’enfant pourra atteindre une position sociale élevée. Le coût de l’éducation limite donc le nombre d’enfants que le couple souhaite avoir. Si dans une société traditionnelle l’enfant est rapidement rentable économiquement, dans une société avancée il est à la charge de ses parents durant ses études. Le coût particulièrement élevé de celles-ci est la raison principale de la faible fécondité, notamment en Extrême-Orient. La théorie de Becker rend aussi compte de la plus forte fécondité des classes populaires, comparées aux classes moyennes et supérieures préoccupées par l’éducation de leur descendance – un fait universellement constaté. La montée de l’éducation, en partie liée à celle de l’urbanisation, laisse prévoir une baisse assez rapide de la fécondité là où elle est encore élevée.
D’autant que désormais la fécondité ne dépasse 3 enfants par femme que dans peu de régions : cinq pays en Asie, aucun en Europe ni en Amérique (si on excepte le cas de la Guyane française). Seule l’Afrique subsaharienne résiste encore à la baisse, avec plus de 5 enfants par femme au Sahel, au Nigeria et au voisinage de l’équateur. Aujourd’hui, le quart de la croissance démographique du monde se produit dans cette zone. Et, en 2050, ce sera les trois quarts, selon la projection moyenne des Nations unies. En revanche, les pays les plus peuplés sont presque tous passés au-dessous du seuil de renouvellement de 2,08 enfants par femme. En 2021, la Chine est à 1,16, l’Inde à 2,03, le Brésil à 1,64, les États-Unis à 1,66.
L’ampleur et la rapidité de la baisse dans ces grands pays ont sans doute poussé la DPNU à l’étendre aux pays africains par une sorte de contagion. Cela s’est réellement passé, par exemple, dans les pays du golfe de Guinée, mais pas au Sahel ni au centre de l’Afrique. Alors qu’en 1992 les Nations unies prévoyaient 3 millions d’enfants de moins de 5 ans en 2021 au Niger, on en a compté 5 millions, soit 66 % de plus. Même chose au Tchad, où les 1,7 million d’enfants escomptés ont finalement été 3,2 millions, et en RDC, où les 14,7 millions projetés sont devenus 17,7 millions.
Certes, l’éducation et l’urbanisation n’ont pas progressé autant que prévu dans ces pays, mais un autre facteur prend une importance croissante, et il est politique. La liste des six pays africains où les femmes ont encore en moyenne au moins 6 enfants est en effet éloquente. Dans l’ordre : Niger, Somalie, Tchad, RDC, République centrafricaine et Mali, soit six pays qui sont le théâtre de guerres civiles, menées par des groupes islamiques au Sahel et en Somalie, par des bandes ethniques en RDC et en République centrafricaine. Les troubles perturbent le système de santé et l’accès à la contraception. Plus gravement, ils soumettent les femmes aux exactions des miliciens. De plus en plus souvent, les écoles pour filles sont l’objet d’attaques. Boko Haram signifie « livre interdit ». Pour maintenir la domination patriarcale et sa conséquence, la fécondité élevée qui leur procurera des recrues et de la main-d’œuvre, les groupes fondamentalistes inversent le raisonnement tenu pour la baisse de la fécondité en s’opposant à la ville et surtout à l’éducation des filles.
Cette situation n’est pas particulière à une portion de l’Afrique mais prévaut aussi en Asie, où les cinq pays ayant la plus forte fécondité sont, dans l’ordre : Afghanistan, Yémen, Palestine, Irak et Pakistan. En dehors de ces derniers, plus aucun pays n’a une fécondité supérieure à 3 enfants par femme (si l’on excepte le petit Timor-Oriental, à 3,15). Or ces cinq pays sont confrontés à des troubles graves pour des raisons diverses, compromettant la liberté de choix des femmes et l’accès à la contraception. Par exemple, le gouvernement afghan et les partis islamistes du Pakistan s’opposent à l’éducation des femmes – comme au Sahel.
D’habitude, la forte croissance de la population était supposée mener à la surpopulation et à la guerre sous prétexte de recherche d’espace vital. Le sociologue Gaston Bouthoul l’avait théorisé en inventant la polémologie durant l’entre-deux-guerres. Ce schéma est en train de s’inverser. C’est désormais la guerre qui entraîne une forte fécondité, donc la croissance démographique. Tant que les convulsions se limitent au Sahel, à l’Afrique équatoriale et à certains pays du Proche-Orient avec un prolongement vers le Pakistan, l’impact sur la croissance mondiale reste modéré. Les onze pays subissant ces troubles politiques totalisent, en 2021, 25 millions de naissances sur 134 millions à l’échelle de la planète. Mais, avec la crise mondiale qui se profile et la désertification du Sahel, les voisins sont menacés. Boko Haram est installé dans le nord du Nigeria, les groupes affiliés à Al-Qaïda font des incursions dans le nord du Togo, du Bénin et de la Côte d’Ivoire. Ils s’étendent sur une large portion du Burkina Faso et effectuent des raids dans le nord du Cameroun.
Le résultat de la discussion qui tendait à privilégier la baisse de la population mondiale un peu avant 2070, défendue par l’IIASA, sur celle à partir de 2086, calculée par la DPNU, risque d’être remis en cause par des troubles politiques. Il ne s’agit plus de choisir entre la théorie de la transition démographique et l’économie de la famille selon Becker, mais de tenir compte des conflits intérieurs et extérieurs. Au cas où ils s’amplifieraient, la fécondité cesserait de baisser dans les régions perturbées et la croissance démographique se poursuivrait, mais sans doute pour peu de temps, car la désorganisation de la vie civile accroîtrait bientôt la mortalité. On retrouve ainsi l’alternative posée par Malthus : pour limiter la croissance démographique, il faut soit diminuer la fécondité par « contrainte morale », recommandait-il, soit être victime de la mortalité.
— Le démographe Hervé Le Bras, membre de notre comité éditorial, a écrit cet article pour Books.
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WP_Post Object ( [ID] => 123928 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-10-27 07:24:21 [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:24:21 [post_content] =>La première tentative moderne et globale de prédire la trajectoire à long terme de la population humaine a eu lieu en 1945. Le nombre d’habitants sur Terre avait plus que doublé au cours du siècle et demi précédent, pour atteindre plus de 2 milliards, et les experts craignaient que la production alimentaire ne puisse suivre le rythme. Frank W. Notestein, directeur fondateur de l’Office of Population Research de Princeton, estima qu’il y aurait environ 3,3 milliards d’êtres humains sur la planète en l’an 2000.
Il ne s’est trompé que d’environ 3 milliards. À la fin du millénaire, la population mondiale a dépassé les 6 milliards, et a augmenté de près de 2 milliards depuis. Néanmoins, le travail de Notestein a été déterminant. En 1946, il fut nommé directeur de la toute nouvelle Division de la population des Nations unies (DPNU), qui continue aujourd’hui à établir des projections démographiques à l’échelle mondiale. Celles-ci aident les chefs d’État à anticiper la demande de nourriture, d’eau et d’énergie, ainsi qu’à planifier les projets d’infrastructure et les systèmes de prise en charge des enfants et des personnes âgées. Elles aident également les spécialistes de l’environnement à prévoir le changement climatique.
La DPNU a traditionnellement eu peu de concurrents. Mais, au cours des dernières années, deux autres prévisions importantes – l’une de l’Institut international d’analyse des systèmes appliqués (IIASA) de Vienne, en partenariat avec le Centre of Expertise on Population and Migration (Cepam) de la Commission européenne, l’autre de l’Institute for Health Metrics and Evaluation (IHME) de l’Université de Washington – ont proposé des récits alternatifs sur l’avenir de l’humanité. Selon les projections les plus récentes de la DPNU, la population mondiale s’élèvera à 9,7 milliards en 2050, atteindra un pic autour de 10,5 milliards vers 2080, pour amorcer ensuite une légère décrue. Nous serions 10,4 milliards en 2100, et ce chiffre pourrait se stabiliser, voire décliner lentement par la suite. L’IIASA prévoit que la population mondiale atteindra un pic à 9,4 milliards vers 2065-2070, puis chutera à environ 9 milliards à la fin du siècle. Selon l’IHME, elle culminera à 9,7 milliards en 2064, puis déclinera jusqu’à 8,79 milliards en 2100. En août 2021, The Lancet a publié une lettre signée par plus de 150 experts appelant à un examen plus approfondi des prévisions de l’IHME.
Si, comme le dit l’adage, « la démographie, c’est le destin » et que les tendances démographiques déterminent la prospérité des nations et du monde, alors ces diverses prévisions reflètent des prophéties contradictoires quant à nos défis futurs. Celles de la DPNU annoncent une planète beaucoup plus peuplée, ce qui, selon certains, risque d’épuiser les ressources naturelles et d’augmenter les émissions de carbone. Celles de l’IHME – et, dans une moindre mesure, celles du Cepam – envisagent un vieillissement extrême de la population. Dans ce scénario, sans une immigration considérable, certains pays pourraient se retrouver avec une pyramide des âges inversée, c’est-à-dire avec des personnes âgées plus nombreuses que les jeunes, les besoins de ces personnes âgées dépendantes pesant sur la population active. Les scientifiques semblent tous avoir des idées différentes sur ce qu’il convient de faire.
À court terme, les prévisions démographiques sont assez fiables, note John Wilmoth, le directeur de la DPNU. Pas besoin d’un modèle statistique sophistiqué pour savoir combien de femmes en âge de procréer sont en vie, ou quel sera l’âge d’un bébé né en 2021 dans trente ans. C’est pourquoi, jusqu’en 2050 environ, les trois projections concordent pour l’essentiel. Ce n’est que pour la seconde moitié du siècle qu’elles se mettent à diverger.
Un certain nombre d’hypothèses sous-tendent ces divergences. Ainsi, en Afrique subsaharienne, le taux de fécondité, bien qu’en baisse, reste très élevé. La plupart des démographes ont beau s’attendre à ce que les femmes continuent à avoir moins d’enfants à mesure que la région se développe économiquement, ils ne sont pas d’accord sur l’ampleur de cette baisse. Le modèle de la DPNU part du principe que la meilleure façon de prédire l’avenir est d’étudier le passé, explique Wilmoth. En d’autres termes, la fécondité devrait baisser dans des régions comme l’Afrique subsaharienne à peu près au même rythme qu’ailleurs dans le passé. Mais les démographes du Cepam et de l’IHME pensent que les changements démographiques dans l’Afrique du XXIe siècle ne ressembleront pas à ceux de l’Asie ou de l’Amérique latine de la fin du XXe. Au contraire, l’accession grandissante des femmes à l’instruction moderne et à une contraception efficace pourrait accélérer la baisse de la fécondité.
Une autre source de discorde concerne l’évolution de la fécondité dans des pays riches comme les États-Unis, la Finlande ou le Japon. Dans beaucoup de ces pays, la fécondité est déjà tombée au-dessous du seuil de remplacement – le nombre d’enfants par femme nécessaire pour qu’une population se renouvelle d’une génération à l’autre sans immigration –, qui est d’environ 2,1. Les modèles de la DPNU et du Cepam prévoient tous deux que la fécondité finira par atteindre une moyenne mondiale d’environ 1,75 enfant par femme. Mais cela nécessiterait un rebond significatif dans de nombreux pays (en 2020, l’indice de fécondité était d’environ 1,4 en Finlande), ce que Christopher Murray, directeur de l’IHME, estime peu probable. D’après les calculs de son institut, la fécondité convergera plutôt vers 1,3 dans la plupart des pays. Cela représente des milliards de personnes en moins d’ici la fin du siècle.
En réalité, il est très difficile de faire augmenter la fécondité. Différents pays ont mis en œuvre toutes sortes de politiques dites natalistes – comme des primes de naissance de 3 000 dollars en Australie et des congés parentaux généreux en Scandinavie – sans grand succès durable 1. On ne sait pas exactement pourquoi une faible fécondité est si difficile à inverser, mais il semble que, une fois que les gens se sont habitués à l’idée d’avoir un ou deux enfants (voire aucun), les persuader d’en avoir davantage est une gageure. C’est particulièrement évident dans les pays où l’indice de fécondité est tombé au-dessous de 1,5 environ. « Pour les pays concernés, ignorer une aussi faible fécondité, c’est courir des risques énormes », estime Murray.
Toutes les grandes prévisions s’accordent sur un point : la croissance démographique massive qui a débuté à l’ère industrielle va se poursuivre, mais elle prendra fin au cours du siècle. Dans le même temps, nos sociétés vieilliront inévitablement. Le principal désaccord porte sur le moment exact où la population atteindra son pic et sur l’ampleur de la décrue. Certains chercheurs estiment que le monde ne pourra pas supporter les 11 milliards d’habitants prévus par la DPNU. La planète est déjà mise à rude épreuve par l’activité humaine, insiste Jane O’Sullivan, chercheuse en science de la durabilité à l’Université du Queensland (Australie), qui a également critiqué la méthodologie de l’IHME. L’une de ses principales préoccupations est le changement climatique, dû aux émissions de gaz à effet de serre, qui ont tendance à augmenter avec la croissance démographique. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) de l’ONU a averti que le réchauffement pourrait entraîner une augmentation des canicules, des sécheresses, des inondations et des incendies de forêt2. Et les conditions météorologiques extrêmes menacent déjà de déstabiliser l’approvisionnement alimentaire, alors que la demande de nourriture augmente. En bref, la surpopulation pourrait engendrer davantage de compétition pour des ressources toujours plus rares. Vivre dans ces conditions impliquerait non seulement plus de chômage, mais aussi ses effets délétères – la violence d’une population agitée, une migration déséquilibrée des zones rurales vers les villes, un manque de logements conduisant à des installations de fortune insalubres, énumère O’Sullivan.
D’un autre côté, si c’est l’IHME qui a raison, la planète ne sera pas aussi peuplée que le prévoit la DPNU, mais ses habitants seront bien plus âgés. Les pays ont tendance à dépenser beaucoup plus pour les personnes âgées que pour les autres groupes d’âge : elles sont plus sujettes aux maladies, beaucoup dépendent de retraites financées par l’État et finissent par avoir besoin de soins. Tout cela suppose un système de contribuables, de travailleurs et de parents plus jeunes. De nombreux pays, dont les États-Unis, ont déjà du mal à répondre aux besoins d’une population âgée en forte croissance [lire notre entretien avec Henry Mintzberg]. On constate une grave pénurie de travailleurs dans le secteur des soins de longue durée dans quantité de pays, et un nombre croissant de personnes aux États-Unis qui n’ont pas les moyens de payer leurs services. Les estimations varient, mais selon une étude passant en revue ce qui s’écrit sur la question, entre un tiers et deux tiers des travailleurs américains risquent déjà d’avoir un revenu insuffisant pour maintenir leur niveau de vie pendant leur vieillesse, tandis que le système de sécurité sociale repose sur des fonds susceptibles de devenir insolvables. Au Japon, pays dont la population est la plus âgée au monde, les autorités s’inquiètent déjà du nombre élevé de seniors qui meurent seuls à leur domicile, en partie du fait de l’affaiblissement des liens familiaux.
Ces perspectives semblent appeler des solutions différentes. Des chercheurs comme Murray pensent que les pays qui se dirigent vers une pyramide des âges inversée devraient mettre en œuvre des politiques qui rendent plus facile d’élever des enfants – comme des garderies financées par l’État ou de généreuses allocations familiales – afin d’empêcher la fécondité de trop chuter. O’Sullivan juge exagérées les inquiétudes liées au vieillissement ; elle pense que, pour éviter les pires effets de la surpopulation, nous devrions normaliser les petites familles. Pour y parvenir, il faudrait améliorer l’éducation sexuelle dans les écoles, distribuer des contraceptifs au porte-à-porte et encourager les filles des pays à faibles revenus à aller jusqu’au bout de leur scolarité.
Pourtant, certains démographes estiment que se focaliser sur les chiffres de la population, c’est faire fausse route. Les écarts considérables entre les différentes prévisions démographiques à long terme reflètent une réelle imprévisibilité, affirme Nico Keilman, ancien professeur de démographie à l’Université d’Oslo (Norvège), qui a passé sa carrière à étudier l’incertitude. Indépendamment de la date précise à laquelle la population de la Terre atteindra son maximum puis diminuera, les problèmes causés par le vieillissement et le changement climatique seront terribles s’ils ne sont pas résolus. Le reconnaître pourrait être un atout si cela orientait les décideurs vers ce sur quoi ils ont réellement prise. « Les gouvernements ont l’habitude d’essayer de résoudre les problèmes démographiques, entre guillemets, avec… des solutions démographiques », commente Stuart Gietel-Basten, professeur de sciences sociales et de politique publique à l’Université des sciences et technologies de Hongkong, qui a participé à la conception du modèle du Cepam. Les États préoccupés par les émissions de carbone, par exemple, pourraient être tentés de vouloir faire baisser la fécondité plutôt que de trouver des moyens de minimiser l’empreinte carbone du citoyen lambda. Gietel-Basten admet que la croissance et le vieillissement de la population sont des questions auxquelles la société doit répondre. Celles-ci peuvent être la conséquence de problèmes tels que les inégalités entre les sexes, le manque d’éducation et le manque de soutien aux parents qui travaillent. Mais traiter la fécondité – qui est aussi têtue qu’imprévisible – comme le seul et unique problème peut conduire les États dans l’impasse.
Le point de vue de Gietel-Basten offre, semble-t-il, une interprétation plus encourageante de l’idée que la démographie c’est le destin. De nombreux aspects de notre destin ne sont peut-être pas sous notre contrôle. La question est de savoir dans quelle mesure nous pouvons nous débrouiller avec ce que nous avons.
— Stephanie H. Murray est une chercheuse en politiques publiques devenue journaliste. — Cet article est paru dans The Atlantic le 10 février 2022. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
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Si Bonheur continue d’exister dans l’imaginaire populaire, c’est moins en raison de sa peinture que de son excentricité de femme artiste : c’était une femme qui osait porter des pantalons et mâchonner des havanes. Les historiennes de l’art féministes l’ont souvent trouvée exaspérante. Comme dans le cas d’Elizabeth Thompson, l’éminente peintre de scènes de bataille de la Grande-Bretagne victorienne, les sujets représentés par Bonheur ne se prêtent pas facilement à une analyse sexuée. L’Américaine Linda Nochlin a ainsi déploré que Rosa Bonheur ait hésité autant à affirmer sa féminité qu’à la fuir (Nochlin a appelé cela le « syndrome du chemisier à froufrous »). Bonheur illustre le problème de la femme peintre « exceptionnelle », dont on considérait l’immense succès comme une anomalie. Elle se présentait comme un génie romantique, à l’instar de George Sand, à laquelle elle est constamment comparée, et semble avoir transcendé les contraintes de son sexe.
« Droits des femmes ? Quelle absurdité ! se plaignait-elle dans les années 1850. Les femmes devraient chercher à établir leurs droits par de bonnes et grandes œuvres, non en légiférant [...]. Je n’ai aucune patience avec les femmes qui demandent la permission de penser ! » Dans ses dernières années, Bonheur fit la promotion de ses jeunes associées et protégées – comme les sœurs Consuelo Fould et Georges Achille-Fould, qui ont toutes deux peint son portrait – et célébra la marche vers l’égalité des sexes en cours aux États-Unis. Mais, plutôt que de changer les règles, elle entendait battre les hommes sur leur propre terrain. Consentant à être présidente d’honneur de l’Union des femmes peintres et sculpteurs, elle désavouait néanmoins leur programme séparatiste : « Je ne peux pas voir de tels spectacles sans penser au paradis de Mahomet, où nos sœurs musulmanes sont réduites à avoir un Éden à part. » Après avoir bénéficié de cinq décennies ininterrompues d’adulation critique et de distinctions officielles, elle ne pouvait comprendre pourquoi une artiste féminine se contenterait d’un royaume inférieur. Comme l’écrit sa dernière biographe, Catherine Hewitt : « Rosa n’a jamais réclamé l’égalité ; elle a fait en sorte que son travail lui permette d’y prétendre. »
D’où lui est venu ce sentiment d’avoir une vocation exceptionnelle ? La plupart des historiens ont souligné l’influence exercée par son
père, le portraitiste Raimond Bonheur. Raimond donne des cours de dessin à Sophie Marquis, la fille illégitime d’un riche marchand bordelais. Les leçons virent au flirt, et Marie-Rosalie Bonheur naît en 1822. Son père la peint à l’âge de 4 ans, vêtue de ses habits du dimanche – robe blanche et souliers rouges –, étreignant vigoureusement une poupée Guignol entre ses bras potelés. En quête de commandes, Raimond déménage avec sa famille à Paris en 1829, où ils mènent une existence précaire, changeant fréquemment d’adresse. (« Dans mes premières années, se souvient Bonheur, nous avions l’habitude de migrer avec les oiseaux. ») Elle se languit des animaux de basse-cour qu’elle avait connus à Bordeaux, mais trouve un peu de réconfort dans les promenades dominicales au bois de Boulogne et les sorties au Jardin des Plantes, ce même jardin où Raimond est finalement employé comme illustrateur par le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire.Raimond est un rêveur ; il tombe rapidement sous l’influence de diverses sectes socialistes utopiques. Les saint-simoniens prétendent représenter le « nouveau christianisme », combinant une passion pour l’industrialisation et la technocratie avec des accents messianiques. Il est enthousiasmé par leur vision de l’harmonie planétaire et se pâme devant leur chef, le Père Enfantin (« Je crois en toi comme je crois au Soleil »). Il conçoit même leurs astucieux uniformes tricolores, redingotes bleues et gilets blancs ne pouvant être fermés que dans le dos (faisant ainsi de l’interdépendance vestimentaire un signe d’amour fraternel). En 1832, il décide de quitter temporairement le domicile familial et part vivre avec ses condisciples dans la commune de Ménilmontant, jusqu’à ce que le groupe tombe sous le coup de la loi.
L’appartenance de Raimond à ce mouvement a eu des conséquences directes sur sa fille. Sous les moqueries de ses camarades de classe, elle a dû arborer un bonnet saint-simonien doté de pompons surdimensionnés. Imprégnées de mysticisme, les croyances saint-simoniennes sur la complémentarité des sexes et le célibat ont peut-être façonné sa méfiance à l’égard des normes hétérosexuelles une fois adulte. Bonheur a également été initiée par son père aux écrits de Félicité de La Mennais, surnommé le « Robespierre en soutane », un démocrate catholique radical qui a été formellement condamné par le pape. « La Mennais a défini tout ce que j’ai cherché », se souvient-elle, en particulier la théorie selon laquelle tous les animaux ont une âme. Raimond est également attiré dans l’orbite de Bernard-Raymond Fabré-Palaprat, qui combine son amour du déguisement et son goût pour les sociétés secrètes en refondant l’ordre médiéval des Templiers. Rosa y est intronisée lors d’une étrange cérémonie nocturne avec capes et bougies. Elle est déroutée par le décorum, mais se sent « transfigurée » par son expérience de croisée, qui a finalement « décidé de [sa] vocation et de [son] avenir ».
Si Nochlin dépeint Bonheur comme une fille à papa, les Mémoires de sa dernière compagne, Anna Klumpke, décrivent une relation plus complexe. Rosa Bonheur. Sa vie, son œuvre 3 est un étrange mélange de témoignages à la première personne et de longs passages de ventriloquie, où Bonheur raconte sa vie avec ses propres mots. (Dans la tant attendue traduction anglaise, due à Gretchen Van Slyke et publiée en 1997, l’œuvre est présentée, à juste titre, comme une « (auto)biography ».) Rosa était déterminée à rendre hommage à sa mère : « Tout ce que j’ai fait de bien et de beau pendant mes soixante-seize ans sur cette terre a été inspiré par elle. » Elle était lucide sur la façon dont les enthousiasmes de son père avaient contribué aux souffrances domestiques de sa mère et à son enterrement prématuré dans une fosse commune. « Ma mère, la plus noble et la plus fière des créatures, succombant à la fatigue et à la misère, pendant que mon père rêvait à faire le salut du genre humain. »
Bonheur a 11 ans lorsque sa mère meurt, mais elle peut déjà se débrouiller seule. Elle finance sa formation artistique en travaillant comme couturière et en fabriquant des amorces d’armes à feu. Son père l’incite à voir les choses de ses propres yeux, à étudier les paysages hollandais au Louvre et à dessiner d’après nature, en plein air. Elle est également chargée de superviser l’éducation artistique de ses frères et de sa sœur, l’atelier Bonheur devenant une entreprise familiale avec une véritable chaîne de commandes. Un visiteur, Paul Delaroche, se souvient : « Il n’y avait rien de plus simple et de plus touchant que cette maison aux manières patriarcales. » Pourtant, lorsque son père l’incite à signer ses premières œuvres sous le nom de Raimond, l’adolescente refuse : le nom de Rosa, insiste-t-elle, est plus digne de la mémoire de sa mère.
Elle fait ses débuts au Salon de 1841, avec un banal tableau de lapins. Par la suite, ses progrès sont stupéfiants. En 1842, sa Brebis tondue, un bronze imposant, lui vaut d’être comparée au plus grand sculpteur animalier de l’époque, Antoine-Louis Barye. Sa pratique de la sculpture l’aide manifestement à représenter en peinture des corps d’animaux puissants. Elle expose six œuvres au Salon de 1846 et reçoit les éloges du critique socialiste Théophile Thoré-Bürger : « Le troupeau de moutons de Mlle Rosa Bonheur donne envie d’être berger, avec une houlette, un gilet de soie et des rubans. » Sa volonté d’observer les animaux dans leur environnement naturel, dans des régions préservées comme l’Auvergne, répondait à la fascination croissante du public parisien pour les rythmes de la vie agraire. Thoré-Bürger était un ardent défenseur des écoles de peinture du Nord et plaçait Bonheur aux côtés des maîtres hollandais du XVIIe siècle tels que Paulus Potter (surnommé, apparemment sans ironie, « le Raphaël des vaches »). Au Salon de 1848, qui se tient dans des conditions particulières du fait de la révolution, sa composition de taureaux du Cantal remporte le premier prix. Ce succès semble confirmer les éloges les plus audacieux (et condescendants) de Thoré-Bürger : « Mlle Rosa peint presque comme un homme. »
L’avènement de la IIe République a renforcé l’engouement du public pour les scènes rurales peintes dans un style réaliste. En 1849, Bonheur reçoit 3 000 francs du ministère de l’Intérieur pour la réalisation d’une grande composition d’animaux en train de labourer un champ. Elle choisit cette fois pour cadre le Nivernais, une région relativement préservée bien que récemment troublée par une insurrection. Son cortège de bovins est réalisé à une échelle monumentale ; c’est une peinture historique sans héros (à l’exception de ceux à quatre pattes). Après 1848, le travail est devenu une valeur républicaine centrale, et Bonheur a rendu l’effort musculaire du troupeau et les morceaux de terre retournée avec un naturalisme palpable.
La voilà désormais plus riche que son père ne l’a jamais été ; elle va d’ailleurs utiliser les recettes de Labourage nivernais pour couvrir les frais de ses funérailles. L’argent lui permet aussi de quitter le foyer familial pour s’installer avec son amie d’enfance et compagne de voyage Nathalie Micas, ainsi qu’avec la mère de celle-ci, à l’esprit ouvert. Une fois ces arrangements domestiques réglés, Bonheur, tout à sa quête de l’excellence professionnelle, se met à fouler aux pieds la bienséance féminine.
Déterminée à connaître l’anatomie animale sur le bout des doigts, elle pénètre dans les abattoirs du Roule et réalise ses propres dissections ; désireuse d’explorer les Pyrénées, elle demande l’autorisation officielle de voyager en tenue masculine et obtient une dérogation à une loi absconse interdisant aux femmes le port du pantalon ; pour sa plus grande composition, Le Marché aux chevaux (5 mètres de long), elle assiste aux ventes aux enchères de chevaux près de la Salpêtrière les mercredis et samedis, toujours habillée en homme. Dévoilé au Salon de 1853, Le Marché aux chevaux est salué comme le « tableau du siècle » et exposé en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Grâce au magnat américain Cornelius Vanderbilt, contemporain de Bonheur, il se trouve aujourd’hui au Metropolitan Museum.
Bonheur est un nouveau type de célébrité. « La vie lui avait appris à être autonome, écrit Hewitt. Accepter, voire afficher ses propres singularités était devenu un mécanisme de survie. » C’est aussi devenu sa marque de fabrique. Lorsque Édouard Dubufe fait son portrait pour le Salon de 1857, elle insiste pour remplacer la « table ennuyeuse » qu’il a envisagée comme décor par la tête d’un énorme taureau, peinte par elle-même. Cette bête imposante éclipse le portrait guindé de Dubufe et souligne l’individualisme tonitruant du modèle. (« En matière de mâles, je n’aime que les taureaux que je peins », déclare-t-elle un jour.) Bonheur a conscience qu’il n’existe pas d’iconographie adéquate pour les femmes peintres, et cela l’enhardit à créer sa propre garde-robe androgyne, qu’elle personnalise en fonction des circonstances. Des invités chanceux ont pu l’apercevoir en pantalon de velours. Elle s’affiche dans cette blouse de peintre bleue qu’on associe parfois à Camille Corot – et elle la porte même une fois à l’Opéra-Comique. Les articles de presse se gargarisent de son dédain pour les mondanités, mais elle proteste : « Ma nature brusque et même un peu sauvage n’a jamais empêché mon cœur de toujours rester parfaitement féminin. »
Malgré sa gêne à parler d’argent, Rosa Bonheur était une gestionnaire avisée qui a su trouver un équilibre entre commandes publiques et privées et empêcher son atelier très actif de dégénérer en une chaîne de production. Sa collaboration avec le marchand d’art belge Ernest Gambart a été cruciale pour sa carrière. C’est lui qui s’est emparé du Marché aux chevaux et l’a commercialisé à Londres, servant d’intermédiaire auprès des lithographes et des graveurs qui allaient faire connaître son œuvre à des milliers de personnes. Thomas Landseer, frère du grand peintre animalier Edwin Landseer, a réalisé une gravure populaire d’après Le Marché aux chevaux à partir d’une réplique plus petite produite par Bonheur sur la base d’une esquisse de son amie Nathalie Micas (aujourd’hui à la National Gallery).
Gambart attire également Bonheur à Nice, où elle séjourne dans sa maison-musée baptisée Les Palmiers et parfois dans une demeure voisine, la villa L’Africaine. Pendant plusieurs décennies, elle y côtoie une élite internationale de reines (Alexandrine de Saxe-Cobourg-Gotha), de ducs (Montpensier) et d’empereurs (Pierre II). Bien que ces brillantes mondanités puissent être une épreuve – « Ces choses-là me plaisent autant que vingt coups de pied au derrière ! » –, ses séjours sur la Côte d’Azur lui procurent un flot constant de contacts prestigieux, sans oublier une abondance de spécimens étonnants : les mustangs de l’homme d’affaires américain Mark Dunham, les panthères prêtées par le marchand d’animaux sauvages Carl Hagenbeck, trois ours polaires offerts par le grand-duc Mikhaïlovitch, qui s’est entiché d’elle (on dit que les ours posaient sur commande).
La renommée de Bonheur au milieu du XIXe siècle et l’adulation qu’elle inspirait défient l’imagination. Sa tournée en Grande-Bretagne en 1855, orchestrée par Gambart, est un triomphe. Lectrice assidue de Walter Scott, elle se passionne pour les Highlands, dont elle dessine les lochs et le bétail. « Rosa en imposait, elle dominait sensiblement le tout-venant, se souvient l’artiste Marion Hamilton. Sa tenue vestimentaire était un compromis entre celle d’un homme et celle d’une femme ; ses cheveux bruns et bouclés étaient coiffés à la garçonne ; et elle montait à cheval à califourchon, à la grande horreur de toutes les grenouilles de bénitier. »
À Londres, Bonheur apprécie les égards dont l’entourent les peintres Eastlake et Landseer, bien que le climat anglais et la presse fouineuse (« l’Inquisition ») soient moins à son goût. À propos du grand critique d’art John Ruskin, l’un de ses commensaux, elle se montre féroce : « C’est un gentilhomme, très éduqué, mais c’est un théoricien. Il voit la nature avec un petit œil – tout à fait comme un oiseau. » On avait déjà donné son nom à une variété de roses rouges panachées ; dans les années 1860, des fabricants allemands produisent la première poupée en porcelaine Rosa Bonheur. Selon notre terminologie contemporaine, elle était un symbole international d’émancipation : en voyant les Muletiers espagnols traversant les Pyrénées (1857) dans la galerie de Gambart à Pall Mall, George Eliot s’exclame : « Quelle puissance ! C’est ainsi que les femmes doivent faire valoir leurs droits. »
Au cours de la seconde moitié de sa vie publique, l’artiste connaît une autre avalanche d’hommages – du mécénat de la cour de Napoléon III aux éloges dithyrambiques reçus à chaque Exposition universelle. Elle négocie les changements de régime successifs avec assurance, s’attachant encore davantage l’estime de l’opinion en 1870, lorsqu’elle s’engage à prendre les armes contre l’envahisseur allemand dans l’esprit de Jeanne d’Arc (du côté de l’ennemi, le prince Frédéric-Charles de Prusse donne l’ordre de ne pas s’en prendre à la redoutable Bonheur). La presse pousse un soupir de soulagement collectif en 1883 lorsqu’elle se remet rapidement d’une hystérectomie expérimentale. Bonheur a été nommée chevalier de la Légion d’honneur en 1865 par l’impératrice Eugénie, qui lui a remis sa médaille en personne, et son élévation au rang d’officier par le président Sadi Carnot en 1894 – faisant d’elle la seule femme ainsi honorée – confirme ce qui était déjà incontestable : Bonheur est un monument national français, aussi distinctif et inattaquable qu’un cheval percheron ou une vache charolaise.
Mal à l’aise avec la célébrité et ses distractions, Bonheur s’efforce entre-temps de s’aménager un cocon où vivre avec les femmes qui lui sont dévouées et ses animaux de compagnie. Sa ménagerie s’agrandit à mesure que s’affirme son indépendance artistique. Ses ateliers et appartements parisiens successifs sont peuplés de lapins, de canards, d’écureuils, de papillons, de chèvres et de moutons (qui paissent dans la plaine Monceau) ; il y a aussi la jument Margot et une loutre espiègle qui envahit son lit. À la fin des années 1850, elle s’installe avec Micas dans la forêt de Fontainebleau, au château de By, qu’elle surnomme avec optimisme « le domaine de la parfaite amitié ». Ici, sa famille animale prend des proportions inouïes : Ratata le singe, Roland le cheval, Jacques le cerf, Gamine la chienne à poils courts, le dogue allemand Ulm (elle aime les noms à connotation militaire). Et ce, avant l’arrivée des ours et des grands félins. Le domaine de By, écrit Hewitt, est un « kaléidoscope zoologique ».
Les relations de Bonheur avec ces animaux furent incontestablement les plus tendres et les plus intenses de sa vie. Ils étaient non seulement des modèles, mais aussi des collaborateurs : « Je leur dois la moitié de ce que les gens ont le plaisir d’admirer dans mes tableaux. » Le lion Néro, sauvé du Jardin zoologique de Marseille en 1880, frémit à son contact et accourt encore quand elle l’appelle des années plus tard, aveugle et abandonné au Jardin des Plantes ; une lionne nommée Fatma, incapable de monter une dernière fois les escaliers jusqu’à l’atelier, expire épuisée dans ses bras. Ces épisodes de pathos assez théâtraux coexistent avec un pragmatisme d’acier. Bonheur ne voit aucune contradiction dans le fait de soigner des créatures blessées et d’en canarder d’autres, s’aventurant dans les forêts telle la Diane de Fontainebleau. Elle ne supporte pas que ses animaux soient malades et tient à tuer ceux qui sont faibles ou souffrants ; elle prend même des photos pour commémorer le triste événement. Lorsque ses cailles font trop de raffut, elles sont mises à la porte. Et si ses chiens sont jugés « mauvais », ils sont abandonnés. Quand vient la guerre, elle ne peut non plus tolérer l’idée que ses « amis » tombent aux mains de l’ennemi. « Avant l’arrivée de l’hiver, les animaux qui ont présidé à mes plaisirs et à mon travail devront s’en aller » : mieux vaut cela, pense-t-elle en 1870, que de les voir la trahir (et trahir la France). Bonheur brouillent la distinction entre protection et exploitation : un instant, elle est en communion avec ses bêtes, l’instant d’après, elle les utilise comme des accessoires excentriques pour son théâtre domestique.
Cette dynamique de pouvoir fait écho à celle de sa vie intime, chorégraphiée de manière à servir son art. Dans les années 1850, Bonheur déclare à un journaliste ne pas être faite pour être une épouse au sens classique du terme. Un homme, ajoute-t-elle, doit épouser une femme qui n’est pas absorbée par une idole. Or elle a bien une idole : la peinture ; c’est le « tyran » du titre du livre de Hewitt, et il exige une totale dévotion. L’artiste perfectionniste maudit ses œuvres – ses offrandes – les plus faibles, ce sont des « infirmités ». Micas accepte la place qui lui est assignée au sein de la maisonnée, cuisinant les repas, préparant les toiles et s’occupant des animaux. Elle ne manifeste qu’occasionnellement de la jalousie, lorsque d’autres femmes, comme la cantatrice Caroline Carvalho, attirent l’attention de Bonheur. À la mort de Micas, en 1889, Rosa déclare à Paul Chardin : « Je vis des souvenirs qui m’entourent, comme si elle était là, et j’ai du mal à m’en défaire. »
Plus tard dans l’année, cependant, elle rencontre une jeune artiste américaine à l’esprit libre, qui est prête non seulement à se mêler à ces souvenirs mais à les réincarner. Anna Klumpke, âgée de 32 ans (Bonheur en a 67), est une dame de compagnie modèle : c’est une étudiante en art attentive, douée pour la musique, et qui prête volontiers l’oreille aux directives et aux récits nostalgiques de son hôte. Elle est même prête à assumer physiquement la place laissée vacante par Micas, s’installant dans sa chambre jaune et acceptant sa montre, ses bagues et les reliques de ses cheveux. Klumpke se décrivit un jour comme la « fille adoptive » de Bonheur, et celle-ci l’appelait sa « femme », même si, en réalité, elle considérait leur partenariat plus noblement : « l’union divine de deux âmes ». Dans son testament, Bonheur laisse presque tout à Klumpke, au grand dam de sa famille et de ses amis. Elle insiste pour qu’Anna soit enterrée avec Micas – et elle-même – au Père Lachaise (ses cendres seront rapatriées des États-Unis et déposées dans leur caveau en 1942).
Hewitt évoque son humour plein d’autodérision et de nombreux témoignages de sa bonté, mais ne peut dissimuler son côté autoritaire et sa versatilité ; un être pétri de contradictions. « Rosa Bonheur l’artiste était devenue un paravent commode derrière lequel Rosa Bonheur la femme pouvait se cacher – et elle le faisait souvent. » La ménagerie domestique était un déguisement parmi d’autres : lorsque les peintres John Everett Millais et William Powell Frith vinrent lui présenter leurs hommages à Fontainebleau en 1878, elle les accueillit déguisée en abbé. Cette biographie incitera, espérons-le, à visiter davantage le domaine de By, où l’atelier de Bonheur a récemment été sauvé de la fermeture.
Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est de nouvelles façons de parler de l’œuvre de Bonheur, qui a été éclipsée par l’icône homosexuelle qu’elle était. Ses peintures prennent la poussière dans les réserves des grands musées, tandis qu’à Paris son nom évoque surtout le joyeux bar gay du parc des Buttes-Chaumont. Le vaste corpus de ses œuvres est étonnamment varié, tant du point de vue des supports que des sujets (certains de ses paysages sans animaux sont exceptionnels). Ayant connu un tel succès commercial, elle a pu peindre principalement pour son propre plaisir – « Moi aussi, je rêve de gloire ! » dit-elle à son frère Isidore en 1872. Dans ses dernières années, elle expérimente la photographie et le pastel. Sa curiosité intacte s’exprime dans ses représentations quasi ethnographiques d’Amérindiens et de bisons, inspirées par le spectacle de Buffalo Bill à l’Exposition universelle de 1889.
Décrivant ses méthodes, Bonheur insiste sur le fait que chaque animal a « sa physionomie propre ». « Avant de commencer l’étude d’un chien, d’un cheval ou d’une brebis, raconte-t-elle, je me familiarise avec l’anatomie, l’ostéologie et la mythologie de chacun d’eux. » Ce dernier terme paraît essentiel. À partir des années 1870, elle s’empare du potentiel allégorique et symbolique de ses sujets, comme en témoignent des troupes de lions dans un paysage abstrait chatoyant (ainsi Royale à la maison, de 1885). À la fin de sa vie, elle rêve des prairies américaines et des plaines africaines, d’où proviennent nombre de ses « amis » captifs, mais reconnaît que son univers rétrécit. Ses peintures étonnamment peu sentimentales montrent à quel point elle regarde attentivement les animaux pour rendre leurs qualités intrinsèques, non humaines. Le résultat peut sembler solennel, dérangeant ou élégiaque, et leur intensité témoigner d’une rupture plus profonde. Dans cette dernière période, comme l’a observé le critique britannique John Berger, les « images sont celles d’animaux retournés à une vie sauvage qui n’existe qu’en imagination » 4.
— Tom Stammers est un historien britannique spécialiste du XIXe siècle français. Il est professeur associé à l’Université de Durham. Il a publié The Purchase of the Past: Collecting Cultures in Post-Revolutiuonary Paris c. 1790-1890 (Cambridge University Press, 2020). — Cet article est paru dans la London Review of Books le 5 novembre 2020. Il a été traduit par Catherine Postel-Vinay.
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WP_Post Object ( [ID] => 123991 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-10-27 07:24:11 [post_date_gmt] => 2022-10-27 07:24:11 [post_content] =>Les gourous revendiquent parfois un droit de cuissage sur les femmes de leur secte, voire utilisent la violence physique pour les exploiter sexuellement. Mais, la plupart du temps, ils préfèrent présenter l’exploitation comme une sorte de cadeau ou de thérapie : une occasion de servir Dieu, une manière d’exorciser ses « complexes », un tremplin vers l’illumination spirituelle. L’un des stratagèmes privilégiés par Keith Raniere, le leader de la secte de développement personnel NXIVM, basée à New York, consistait à dire aux femmes de son proche entourage qu’elles avaient été des nazies de haut rang dans leur vie antérieure et qu’avoir des relations sexuelles yogiques avec lui leur permettrait d’évacuer les mauvaises énergies résiduelles présentes dans leur organisme.
Selon Sarah Berman, dont le livre Don’t Call It a Cult relate les expériences des femmes membres de NXIVM, Raniere était passé maître dans l’art de manipuler les sentiments de honte et de culpabilité. Lorsqu’il finit par abandonner cette histoire de passé nazi – peut-être s’était-il dit qu’il y avait des limites au nombre d’officiers SS réincarnés qu’un groupe pouvait plausiblement contenir –, il la remplaça par un autre récit conçu pour stimuler la haine de soi. Il dit aux femmes que les privilèges dus à leur sexe les avaient affaiblies et transformées en « petites princesses » orgueilleuses, et que, pour se libérer de la prison de leur féminité geignarde, elles devaient se soumettre à une discipline punitive. C’est sur ce laïus que reposait un sous-groupe de NXIVM baptisé DOS (Dominus Obsequious Sororium, locution pseudo-latine pouvant être traduite par « maître des femmes soumises »), un système pyramidal d’esclavage sexuel dans lequel les femmes faisaient vœu d’obéissance à Raniere en se faisant marquer au fer rouge ses initiales sur l’aine et en lui remettant des garanties de leur soumission sous forme d’informations compromettantes et de photos dénudées. Au moment de l’arrestation de Raniere, en 2018, pour, entre autres chefs d’inculpation, trafic sexuel et racket, on estime que DOS comptait plus de 100 membres et disposait de tout le matériel nécessaire à l’aménagement d’un donjon BDSM 1. Parmi leur attirail : une cage à chiots en acier, pour les membres « les plus investis dans leur développement ».
Sachant que NXIVM a déjà fait l’objet de deux séries documentaires télévisées, d’un podcast, de quatre récits autobiographiques et d’un film diffusé sur Lifetime, on ne peut guère s’attendre à ce que le livre de Berman regorge d’éléments nouveaux sur la secte. L’auteure fournit toutefois quelques détails intéressants sur les antécédents de Raniere en matière d’escroquerie et interroge l’un de ses anciens camarades de classe qui se souvient de lui, sans surprise, comme d’une brute peu sûre d’elle. Cependant, à la question centrale de savoir comment des femmes « normales » en viennent à prendre part aux fantasmes sadiques d’un gourou, Berman donne essentiellement la même réponse que tout le monde. Elles ont été séduites par la « méthode » de développement personnel de Raniere censée changer leur vie (un mélange hétéroclite d’emprunts à la philosophie orientale, à la scientologie et à la pensée d’Ayn Rand), puis ont été soumises à un ensemble de techniques de lavage de cerveau. On les a manipulées psychologiquement, privées de sommeil, affamées, éloignées de leurs amis et de leur famille et soumises à une forme douteuse de psychothérapie connue sous le nom de « programmation neurolinguistique ». Raniere était, comme l’a dit le procureur chargé de l’affaire, « un Svengali des temps modernes ». Et ses adeptes, des pions hypnotisés 2.
Jusqu’à très récemment, soutient Berman, nous n’aurions pas considéré ces femmes, qui ont consenti à leur propre exploitation, comme des victimes : « Il a fallu le mouvement #MeToo, et avec lui un changement de paradigme dans notre manière d’appréhender les abus sexuels, pour que l’on commence à prendre conscience que ce type de “complicité” ne doit pas empêcher les femmes [...] de demander justice. » Berman va peut-être un peu trop loin. Certes, le FBI a tardé à prendre au sérieux les plaintes déposées contre NXIVM, et les procureurs ont été plus enclins à enquêter sur la secte après le scandale Harvey Weinstein, mais, avec ou sans #MeToo, un homme qui a fait chanter des femmes pour en faire ses esclaves sexuelles serait forcément tombé sous le coup de la loi. En fait, Berman et d’autres, en présentant l’histoire de NXIVM comme une parabole #MeToo sur le consentement forcé, ont tendance à exagérer les capacités de manipulation de Raniere. Le fait que le gourou ait collecté des kompromat sur les membres de DOS suggère que ses techniques de coercition psychologique ne pouvaient pas, à elles seules, garantir la soumission des femmes. Après tout, beaucoup ont su résister à son regard hypnotique : elles l’ont rencontré, ont vu un sinistre petit crétin avec une raie au milieu qui insistait pour qu’on l’appelle « Vanguard » et, tôt ou tard, ont tourné les talons.
Il est également frappant de constater que le degré de lucidité attribué aux membres de NXIVM semble varier en fonction du caractère répréhensible de leur comportement au sein de la secte. Si l’on considère que le lavage de cerveau a supprimé toute notion de consentement chez les « esclaves » de Raniere, on estime généralement que cela n’atténue pas la responsabilité morale ou légale des femmes qui ont commis des méfaits sous ses ordres. Lauren Salzman et l’ex-actrice de télévision Allison Mack, deux des cinq femmes de NXIVM qui ont plaidé coupable de crimes commis au sein de la secte, étaient toutes deux membres de DOS, et sans doute plus profondément sous l’emprise de Raniere que la plupart des autres adeptes. Pourtant, les médias les ont toujours dépeintes comme de méchants « lieutenants » qui ont « choisi » de tromper et de faire du mal à d’autres femmes, et pour qui on ne peut donc éprouver aucune compassion.
L’expression « lavage de cerveau » était utilisée à l’origine pour décrire les techniques de réforme de la pensée développées par le gouvernement maoïste en Chine. Son utilisation pour parler des sectes remonte au début des années 1970. Des histoires de jeunes gens transformés en zombies, façon Un crime dans la tête, ont alimenté la paranoïa de l’époque ; il était alors courant d’enlever les membres de sectes pour les « déprogrammer ». Pourtant, malgré la prégnance du concept de lavage de cerveau dans l’imaginaire collectif, la communauté scientifique l’a toujours considéré avec un certain scepticisme. Les organisations de défense des droits de l’homme et les spécialistes des religions contestent vigoureusement l’utilisation d’une hypothèse non prouvée – et non vérifiable – pour déresponsabiliser des adultes jouissant de toutes leurs facultés intellectuelles. Les tentatives d’anciens adeptes de recourir à la « défense du lavage de cerveau » pour éviter d’être condamnés pour leurs méfaits ont échoué à plusieurs reprises. Il existe sans aucun doute des méthodes de persuasion coercitive, mais l’idée qu’une technique puisse à coup sûr détruire le libre arbitre d’un individu et le réduire à l’état de robot est aujourd’hui rejetée par presque tous les experts. Même l’historien et psychiatre Robert Jay Lifton, dont le livre « La réforme de la pensée et la psychologie du totalitarisme » 3 a fourni l’une des premières et des plus influentes descriptions de la persuasion coercitive, a pris soin de souligner que le lavage de cerveau n’est ni « tout-puissant » ni « irrésistible ». Dans un recueil de textes publié récemment, « Perdre contact avec le réel » 4, il écrit que la conversion sectaire implique généralement une forme de « renoncement volontaire à son libre arbitre ».
Si nous partons du principe que les membres de sectes conservent un certain degré de volition, il devient beaucoup plus difficile de distinguer les sectes d’autres organisations fondées sur des croyances. Nous pouvons froncer le nez devant le baratin malveillant de Keith Raniere, mais, s’il n’avait pas abusé sexuellement de ses adeptes, serions-nous capables d’expliquer pourquoi NXIVM relève davantage de la coercition ou de l’exploitation que n’importe quelle religion « exigeante » qui a droit de cité ? C’est pour cette raison que de nombreux spécialistes choisissent de ne pas employer le terme de « secte ». Raniere s’est peut-être érigé en source infaillible de sagesse et a cherché à couper ses disciples de toute influence extérieure, mais il semble que Jésus de Nazareth ait fait de même. L’Évangile de Luc rapporte ses paroles : « Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » Une religion, comme le dit l’adage, n’est qu’« une secte qui a réussi ».
Reconnaître que l’adhésion à une secte comporte une part d’abandon volontaire soulève la question suivante : et si les sectes étaient attrayantes précisément parce qu’elles impliquent une forme de lâcher prise ? Dans The Vow, le documentaire de HBO sur NXIVM, un ancien adepte, visiblement plus sombre et plus sage, déclare : « Personne ne rejoint une secte. Personne. On rejoint une bonne cause, et ensuite on réalise qu’on s’est fait avoir. » La force de cette déclaration est quelque peu amoindrie lorsque l’on découvre que l’homme en question est un ex-membre non seulement de NXIVM, mais aussi de la Ramtha’s School of Enlightenment, un groupe basé dans l’État de Washington et dirigé par une femme qui prétend canaliser la sagesse d’un « guerrier lémurien » qui aurait vécu sur Terre il y a 35 000 ans. Rejoindre une secte peut être un coup de malchance ; en rejoindre deux s’apparente à une prédilection pour l’expérience sectaire.
«Ce n’étaient pas des victimes passives, ils désiraient ardemment être contrôlés », écrit Haruki Murakami à propos des membres d’Aum Shinrikyō, la secte responsable de l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo, en 1995, qui a fait treize morts. Dans Underground 5, Murakami décrit la plupart des membres d’Aum comme ayant « déposé tous leurs précieux avoirs personnels dans la “banque spirituelle” du leader de la secte », Shōkō Asahara. Les adeptes, estime-t-il, aspiraient à se soumettre à une autorité supérieure – à la vision du monde de quelqu’un d’autre. Pour Robert Jay Lifton, les personnes ayant un certain vécu sont plus susceptibles que d’autres d’éprouver un tel désir : celles qui, très jeunes, ont éprouvé « un sentiment de confusion et d’atomisation » ou, à l’extrême opposé, ont « fait l’expérience d’un contrôle exceptionnellement intense au sein de leur milieu familial ». Cependant, insiste le psychiatre, ce désir de soumission totale est présent en chacun de nous et prend probablement racine dans l’enfance, longue période de dépendance pendant laquelle nous n’avions d’autre choix que d’attribuer à nos parents « une omnipotence excessive ». (Ce qui expliquerait pourquoi tant de gourous choisissent de se présenter comme le père ou la mère de leur « famille » sectaire.)
D’après certains chercheurs, les taux d’adhésion aux religions et aux sectes ont tendance à augmenter proportionnellement au degré d’incertitude émanant de notre environnement. Moins nous avons l’impression de contrôler la situation, plus nous sommes enclins à confier notre destin à une puissance supérieure. (Un exemple bien connu de ce phénomène a été fourni par l’anthropologue Bronisław Malinowski, qui a constaté que les pêcheurs des îles Trobriand, au large de la Nouvelle-Guinée, se livraient à davantage de rituels magiques à mesure qu’ils s’éloignaient en mer.) On a souvent mobilisé cette hypothèse pour expliquer pourquoi les sectes ont proliféré pendant le tumulte social et politique des années 1960, et pourquoi les États-Unis sont restés plus religieux que les autres pays industrialisés. Les Américains sont exposés à une précarité économique beaucoup plus grande que les habitants des pays dotés de meilleurs filets de sécurité sociale et seraient donc plus désireux de s’assurer un soutien extérieur.
Le problème des explications psychologiques ou sociologiques de la croyance est qu’elles ont toutes tendance à être légèrement condescendantes. Les croyants s’irritent, à juste titre, lorsque l’on taxe d’« opium » leurs convictions les plus profondes. (Souvenez-vous de l’indignation suscitée par cette déclaration de Barack Obama dans laquelle il disait regretter que les chômeurs de la Rust Belt s’accrochent « aux armes à feu ou à la religion ».) Lauren Hough, dans son recueil de textes autobiographiques « Partir n’est pas ce qu’il y a de plus difficile » 6, décrit de façon convaincante les forces sociales et économiques qui peuvent contribuer à rendre les sectes attrayantes, tout en réfutant l’idée que les adeptes des sectes ne seraient que des « capitulards ».
Hough a passé les quinze premières années de sa vie chez les Enfants de Dieu, une secte chrétienne qui considérait que la pédophilie avait l’approbation divine. Quant aux femmes de la communauté, on les exhortait à devenir, selon les termes d’un ancien membre, les « putes de Dieu ». Malgré le ressentiment que Lauren Hough éprouve toujours envers ceux qui ont abusé d’elle, son expérience de travailleuse payée au salaire minimum dans l’Amérique traditionnelle l’a convaincue que ce que prêchaient les Enfants de Dieu sur l’iniquité du système américain était bel et bien correct. Les souffrances et les indignités que ce pays inflige aux plus précaires sont suffisantes, selon elle, pour donner envie à n’importe qui de rejoindre une secte. Mais les personnes qui choisissent de le faire ne sont pas nécessairement de pauvres créatures induites en erreur par des courants sociaux qu’elles ne comprennent pas ; ce sont souvent des idéalistes qui cherchent à créer un monde meilleur. À propos de la décision de ses parents de rejoindre les Enfants de Dieu, Hough écrit : « Tout ce qu’ils voyaient, c’était la misère engendrée par la cupidité – la pauvreté et la guerre, la solitude et la foutue cruauté de tout cela. Ils ont donc rejoint une communauté où les gens partageaient le peu qu’ils avaient, où l’on parlait d’amour et de paix, d’un monde sans argent, d’agir pour une cause. Une famille. Ils ont choisi la mauvaise putain de communauté. Mais à qui cela n’est-il jamais arrivé ? »
L’attachement des adeptes à la vision initiale et idéalisée qu’ils avaient de leur secte les maintient souvent dans celle-ci longtemps après qu’ils ont ouvert les yeux sur la réalité des choses. Le psychologue Leon Festinger a forgé le concept de « dissonance cognitive » pour décrire ce sentiment désagréable survenant lorsque nous sommes confrontés à des informations qui contredisent clairement nos croyances les plus profondes. Dans l’ouvrage de référence L’Échec d’une prophétie 7, Festinger et ses coauteurs racontent ce qui est arrivé à une petite secte du Midwest lorsque les prédictions de sa meneuse, Dorothy Martin, ne se sont pas réalisées. Martin prétendait avoir été informée par divers êtres désincarnés qu’une inondation cataclysmique allait ravager l’Amérique le 21 décembre 1954 et qu’avant cette apocalypse, le 1er août 1954, elle et ses adeptes seraient secourus par une flotte de soucoupes volantes. Lorsque les extraterrestres ne sont pas apparus, certains membres ont déchanté et ont immédiatement quitté le groupe, mais d’autres ont réagi à cette déconvenue en renforçant leur engagement. Non seulement ils sont restés avec Martin, mais ils se sont mis, pour la première fois, à prêcher activement l’arrivée imminente des soucoupes.
Ce type de réaction contre-intuitive est au cœur de « Mieux vaut être parti » 8, d’Akash Kapur. L’auteur y brosse l’histoire d’Auroville, une « communauté intentionnelle » fondée dans le sud de l’Inde en 1968 par Mirra Alfassa, une Française que ses disciples appelaient « la Mère ». Elle prétendait avoir appris de son maître spirituel, Sri Aurobindo, une technique de « yoga intégral » capable de « transformer les cellules » et d’accorder la vie éternelle à ses adeptes. Elle voulait qu’Auroville (dont le nom fait référence à la fois à Sri Aurobindo et à l’aurore) soit l’incubateur du yoga intégral et le berceau d’une future race d’hommes et de femmes immortels et « supramentaux ».
La Mère ne semble pas avoir eu de véritables pulsions autoritaires, mais ses enseignements ont inspiré à ses adeptes un zèle proche de celui que l’on voue à un gourou. Lorsque, cinq ans après la fondation d’Auroville, elle ne parvint pas à réaliser la transformation cellulaire promise depuis longtemps et mourut à l’âge de 95 ans, la communauté naissante frôla la folie. « Elle ne nous a jamais préparés à la possibilité qu’elle quitte son corps, raconte l’un des adeptes à Kapur. J’étais totalement effaré. En fait, je suis encore sous le choc. » Pour préserver la vision de la Mère, les membres d’un groupe de croyants militants surnommé « le Collectif » fermèrent des écoles, brûlèrent des livres de la bibliothèque municipale, se rasèrent la tête et entreprirent de chasser les membres de la communauté qu’ils jugeaient insuffisamment dévots.
Kapur et sa femme ont tous deux grandi à Auroville. Dans son livre, il entrelace le récit de sa vie au sein de la communauté avec l’histoire de la mère de sa femme, Diane Maes, et de son compagnon, John Walker, deux pionniers d’Auroville qui ont été victimes de ce qu’il appelle « la recherche de la perfection ». Dans les années 1970, Diane fit une chute très grave alors qu’elle travaillait à la construction de la pièce maîtresse de l’architecture d’Auroville, le Temple de la Mère. Fidèle aux enseignements de son mentor, elle refusa tout traitement à long terme et se consacra à la transformation cellulaire ; elle ne marcha plus jamais. Lorsque John contracta une grave maladie parasitaire, il refusa lui aussi tout traitement médical et finit par mourir. Peu de temps après, Diane se suicida dans l’espoir de les rejoindre, lui et la Mère, dans la vie éternelle.
Kapur a, de son propre aveu, un rapport ambivalent à la foi : il s’en méfie et il l’envie. Il se trouve la plupart du temps « du côté de la raison », mais se demande si son scepticisme ne constitue pas un échec de l’imagination. S’il reconnaît que l’engagement spirituel de Diane et John les a tués, il n’est pas tout à fait prêt à qualifier leur foi d’inopportune. Il y avait, selon lui, quelque chose de « noble, voire d’exalté » dans la fermeté de leurs convictions. Et, bien qu’il soit consterné par le fanatisme qui s’est emparé d’Auroville, il est reconnaissant envers les pionniers pour leurs sacrifices.
Auroville a finalement survécu à sa révolution culturelle. La frénésie militante du Collectif s’est calmée, et la communauté a été placée sous l’administration du gouvernement indien. Kapur et sa femme, après vingt ans d’absence, sont revenus y vivre. Une cinquantaine d’années après sa fondation, Auroville n’est peut-être pas la « cité idéale » peuplée d’êtres immortels que se représentait la Mère, mais elle reste, selon Kapur, un témoignage de la dévotion de ses bâtisseurs. « Je suis fier que, en dépit des inévitables compromis que nous avons dû faire, nous ayons réussi à créer une société – ou du moins les bases d’une société – quelque peu égalitaire s’efforçant de dépasser le matérialisme qui dévore le reste de la planète. »
Kapur brosse un portrait trop sommaire de l’Auroville d’aujourd’hui pour que nous puissions juger de l’ampleur du triomphe que représente réellement cette ville de 3 300 habitants. De même, difficile de dire si le yoga intégral a joué un rôle prépondérant dans son succès. (La Norvège a compris comment être « quelque peu égalitaire » sans bénéficier de la sagesse transcendantale d’un gourou.) Que l’on partage ou non l’admiration de Kapur pour les certitudes spirituelles de ses prédécesseurs, il semble possible qu’Auroville ait prospéré en dépit de ces certitudes, plutôt que grâce à elles – que ce qui a finalement sauvé la communauté de la folie sectaire et de l’implosion finale n’ait précisément pas été la foi, ni la vision holistique de la Mère, mais le pluralisme, la tolérance et les ennuyeux « compromis » de la vie civique.
Loin d’Auroville, il est tentant de considérer le pluralisme et la tolérance comme allant de soi, mais tous deux sont mis à mal dans l’Amérique de l’ère d’Internet. La pensée en silo induite par les réseaux sociaux se révèle être un terreau fertile pour les idées extrémistes et les faits alternatifs. À ce jour, le phénomène sectaire le plus important et le plus effrayant à s’être développé en ligne est QAnon. Selon certains observateurs, le mouvement QAnon ne peut pas être considéré comme une véritable secte, car il n’a pas de leader charismatique unique. Donald Trump est un héros du mouvement, mais pas sa tête pensante. « Q », l’internaute anonyme dont les messages gnomiques forment la base de la mythologie de QAnon, est sans doute une sorte de leader, mais l’armée de « gourous » et de « promoteurs » qui décodent, interprètent et agrémentent les propos du maître se sont montrés parfaitement capables de concevoir une doctrine et d’inciter à la violence en l’absence de directives de Q. (Q n’a rien posté depuis décembre 2020, mais les prophéties et les conspirations ont continué à proliférer.) De toute évidence, nos définitions traditionnelles de ce qu’est une organisation sectaire vont devoir s’adapter aux nouvelles manières de faire communauté à l’ère d’Internet.
Les libéraux ont de bonnes raisons de s’inquiéter de la portée politique de QAnon. Une enquête publiée en mai 2021 par le Public Religion Research Institute a révélé que 15 % des Américains souscrivent à la croyance centrale de QAnon selon laquelle le pays est dirigé par une cabale de pédophiles adorateurs de Satan. Et 20 % pensent qu’« une tempête balaiera bientôt les élites au pouvoir et rétablira les dirigeants légitimes ». Pourtant, l’inquiétude suscitée par le mouvement tend à être désamorcée par l’imbécillité présumée de ses membres. Certains des avocats représentant les adeptes de QAnon qui ont participé à l’assaut du Capitole en ont même fait leur principale ligne de défense ; Albert Watkins, l’avocat de Jacob Chansley, le « chaman Q » au torse nu, a récemment déclaré à un journaliste que son client et les autres inculpés « souffrent de lésions cérébrales, ce sont des putains d’attardés ».
Mike Rothschild, dans son livre sur le phénomène QAnon, « La tempête est sur nous » 9, soutient que le mépris et les moqueries à l’égard des théories de QAnon nous ont conduits à sous-estimer considérablement le mouvement et, encore aujourd’hui, nous empêchent de prendre au sérieux la menace qu’il représente. Le stéréotype qui voudrait qu’un disciple de Q soit un « conservateur blanc miné par le sentiment d’être persécuté par les élites libérales » ne doit pas nous faire oublier que le mouvement, comme n’importe quel groupe sectaire, compte de nombreuses personnes en quête de sens. « Malgré toute la violence engendrée par QAnon, de nombreux croyants veulent vraiment contribuer à rendre le monde meilleur », écrit Rothschild.
Ce n’est pas seulement l’ignominie des idées politiques de QAnon qui rend ses adeptes peu sympathiques à nos yeux. De façon générale, nous nourrissons un sentiment de supériorité à l’égard de ceux qui ont rejoint une secte. Les livres et les documentaires sur le sujet nous avertissent régulièrement que chacun d’entre nous peut être pris au piège, qu’il suffit de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, que le converti moyen n’est pas plus stupide que les autres. (Certaines sectes, dont Aum Shinrikyō, ont attiré un nombre étonnant de recrues très instruites.) Pourtant, nous ne parvenons pas à nous départir de l’idée qu’adhérer à une secte exige un degré inhabituel de crédulité ou de naïveté. Peu d’entre nous croient en leur for intérieur qu’Amy Carlson – la fondatrice récemment décédée de la secte Love Has Won, basée dans le Colorado, qui prétendait avoir donné naissance à toute la création et avoir été, dans une vie antérieure, la fille de Donald Trump – aurait pu nous envoûter.
Mais nous ferions mieux de ravaler notre orgueil : nous avons tous des croyances qui ne sont étayées par aucune preuve irréfutable. La croyance que Jésus était le fils de Dieu et que « tout arrive pour une raison » est plus ancienne et plus répandue que celle qui voudrait qu’Amy Carlson ait un accès privilégié à la cinquième dimension, mais aucune des deux n’est, en définitive, plus rationnelle.
Au cours des dernières décennies, de plus en plus de chercheurs se sont mis à insister sur le fait qu’aucune de nos croyances, rationnelles ou non, n’avait grand-chose à voir avec le raisonnement logique. « Nous ne déployons pas notre puissant intellect pour analyser le monde en toute objectivité », écrit William J. Bernstein dans « Les illusions des foules » 10. Au lieu de cela, nous « tentons de faire correspondre les faits à nos préconceptions d’origine émotionnelle ».
Le livre de Bernstein, une étude de nos emballements collectifs pour des idéologies religieuses ou économiques, s’inspire de l’ouvrage de Charles Mackay paru en 1841, Délires populaires extraordinaires et la folie des foules 11. Mackay considérait que la dynamique des foules était au cœur de phénomènes aussi disparates que la bulle des mers du Sud, les croisades ou la chasse aux sorcières. William Bernstein s’appuie sur les travaux de la psychologie évolutionniste et des neurosciences pour expliciter certaines des observations de Mackay et soutient que notre tendance au délire collectif est déterminée en partie par notre faiblesse congénitale pour les histoires. « Les humains comprennent le monde par le biais de récits, écrit-il. Nous avons beau nous targuer de notre rationalité individuelle, une bonne histoire, si déficiente soit-elle sur le plan analytique, reste à l’esprit, trouve une résonance émotionnelle et persuade davantage que les faits ou les données les plus implacables. »
Notons que Bernstein ne fait pas seulement référence aux histoires racontées par les sectes, mais aussi à celles qui nous font tomber dans toutes sortes d’escroqueries, notamment financières. Tous les délires ne sont pas mystiques. L’expression « une bonne histoire » peut être trompeuse, car nombre d’histoires colportées par des bonimenteurs et des gourous sont, d’un point de vue strictement littéraire, plutôt mauvaises. Ce qui les rend attrayantes, ce n’est pas leur intrigue mais leur promesse : voici une réponse au problème de la vie. Ou bien : voici un moyen de devenir riche à millions. Dans les deux cas, la petite voix qui nous rappelle au bon sens – n’est-il pas un peu bizarre que les extraterrestres n’aient choisi de sauver de la destruction de l’Amérique que mes amis et moi ? Bernie Madoff peut-il véritablement disposer d’un système infaillible capable de faire gagner 10 % par an à tous ses investisseurs ? – est rapidement étouffée par le charme des merveilleuses perspectives entrevues. Et, une fois que vous êtes entré dans l’illusion, vous êtes entouré de gens qui ont pris le même engagement et sont bien décidés à maintenir le mensonge.
Le processus par lequel les adeptes finissent par se libérer des croyances véhiculées par leur secte semble rarement être accéléré par l’intervention de personnes extérieures bien intentionnées. Ceux qui embrassent une idéologie de groupe apprennent très vite à reléguer le scepticisme des autres au rang d’élucubrations stupides de non-initiés. Si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle nos croyances découlent d’attachements émotionnels plutôt que de l’évaluation dépassionnée des faits, il y a peu de raisons d’imaginer que le débat rationnel puisse rompre le charme.
La bonne nouvelle, c’est que les objections rationnelles aux failles de la doctrine d’une secte ou à l’hypocrisie d’un gourou ont un impact puissant si elles sont formulées par les membres de la secte eux-mêmes. L’esprit critique peut être émoussé par la pensée sectaire, mais il est rarement complètement éteint – en particulier si la vie au sein de la secte s’avère désagréable. Rothschild interroge plusieurs adeptes de QAnon dont les yeux se sont dessillés après avoir remarqué « un fil qui pendait », lequel, une fois tiré, a détricoté tout l’écheveau de croyances de QAnon. On peut s’étonner que quelqu’un qui a adhéré à l’idée que Hillary Clinton buvait le sang des enfants puisse être tourneboulé par, disons, une banale erreur de dates, mais l’esprit humain est une chose mystérieuse. Parfois, c’est un souvenir de l’école primaire qui permet d’ouvrir les yeux : une des ex-scientologues interrogés dans le documentaire Scientologie, sous emprise, d’Alex Gibney, raconte qu’après quelques années passées dans l’organisation elle a commencé à tiquer en lisant le récit de L. Ron Hubbard selon lequel un seigneur intergalactique aurait lancé des bombes A sur le Vésuve et l’Etna il y a 75 millions d’années. Le détail qui a éveillé ses soupçons n’était pas particulièrement farfelu. « Dis donc ! se souvient-elle avoir pensé. J’ai étudié la géographie à l’école : ces volcans n’existaient pas il y a 75 millions d’années ! »
— Zoë Heller est une journaliste et romancière britannique dont un roman a été traduit en français : Chronique d’un scandale (Calmann-Lévy, 2005). — Cet article est paru dans The New Yorker le 5 juillet 2021. Il a été traduit par Pauline Toulet.
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Cette ressemblance n’est pas fortuite : les deux villes sont l’une et l’autre des ports destinés au transport du blé. Catherine II a fondé Odessa sur la mer Noire en 1794 pour assurer sa mainmise sur le commerce des céréales, et Hannibal a surgi sur les rives du Mississippi à peine vingt-cinq ans plus tard, quand le blé et d’autres produits ont commencé à transiter par ses quais. Ce sont la jeunesse de ces villes et les poussées de croissance alimentées par le blé qui expliquent leur plan quadrillé, leur conception fonctionnelle et les nuages de poussière (dus pour l’essentiel à la circulation intense sur des routes pas encore goudronnées). « Si on regarde la rue vers le haut comme vers le bas, écrit Twain à propos d’Odessa, on voit l’Amérique ! »
La visite de Mark Twain intervient à un moment clé, quand l’Ukraine, traditionnel grenier à blé de l’Europe, se voit sur le point d’être largement distancée par les exportations américaines de céréales. À la fin du XIXe siècle, New York expédiera en effet autant de tonnes en une semaine qu’Odessa en un an. Le blé américain transitera par des ports tels qu’ Hannibal, voyagera le long des rivières ou des voies ferrées, puis traversera les mers.
Ce commerce céréalier avait une importance capitale, affirme l’historien Scott Reynolds Nelson dans son passionnant ouvrage Oceans of Grain. Son sous-titre – « Comment le blé américain a refaçonné le monde » – vous fera peut-être lever les yeux au ciel, vu la longue série d’ouvrages déjà consacrés à des produits de base qui auraient révolutionné la planète (morue, thé, banane, mauvéine...) 1. Mais l’auteur, un universitaire couvert de prix, considère que le blé a eu une influence décisive sur l’ordre du monde, et son obsession céréalière est communicative. On entame le livre en lecteur détaché découvrant gentiment la complexité des chaînes de causalité ; quand on le lâche, on est devenu un fétichiste monomaniaque du blé.
On se retrouve notamment rapidement convaincu que la suprématie acquise par les États-Unis dans le commerce de cette céréale constitue bel et bien un événement historique majeur. Autant pour le pays lui-même – les exportations de blé stimulant la croissance économique – que pour les sociétés européennes importatrices : grâce au blé américain, elles ont pu s’urbaniser et se lancer dans l’expansion coloniale. Pour la Russie et l’Union soviétique, a contrario, les pénuries de céréales furent régulièrement sources d’humiliation, de troubles sociaux et d’hécatombes.
La mondialisation du commerce céréalier constitue un phénomène relativement récent. À l’origine, les échanges entre des ports éloignés portaient sur des produits d’une valeur suffisante pour justifier des frais de transport importants. Soie, épices, sucre, indigo, métaux précieux, porcelaine, café, tabac et esclaves, voilà ce dont étaient chargés les navires et les caravanes jusqu’à la révolution industrielle. Les céréales, quant à elles, sont très volumineuses. Et les transporter des champs jusqu’aux navires par des chemins de terre est particulièrement onéreux.
Ces coûts ont eu un impact important sur la politique à l’âge préindustriel. Dans quelle mesure une ville pouvait-elle accroître sa population ? Jusqu’où une armée pouvait-elle s’avancer ? Autant de questions liées à la quantité de blé que l’on pouvait acheminer par de mauvaises routes. En général, souligne Scott Reynolds Nelson, les empires ont cherché en priorité à préserver leurs céréales et à les rapatrier des périphéries vers les villes du centre.
C’est ce modèle centripète que Catherine II a voulu contrecarrer en fondant Odessa. Influencée par les économistes français de l’époque des Lumières, l’impératrice a décidé de développer l’Empire russe non pas en accumulant les céréales, mais en les vendant agressivement à l’étranger. Après avoir arraché l’Ukraine à l’Empire ottoman, elle a recruté des immigrés pour labourer sa terre noire, notamment des mennonites allemands auxquels elle avait promis la liberté de culte et l’exemption du service militaire. Le modeste village de Khadjibeï, rebaptisé Odessa, deviendra le pivot de son nouveau commerce. Le blé ukrainien, plutôt que d’être expédié vers Moscou, sera péniblement transporté sur les rives de la mer Noire, puis vendu en Europe occidentale.
La stratégie de Catherine II témoigne d’une confiance dans le commerce international qui, deux siècles plus tôt, aurait été infondée. Mais l’amélioration considérable des navires et le développement du cadre législatif autorisaient alors cette confiance. En 1776, dans La Richesse des nations 2, Adam Smith invitait les responsables politiques à prendre conscience des étourdissantes perspectives qu’engendrerait un puissant commerce international de céréales. Et Thomas Paine, dans Le Sens commun 3, publié la même année, suggérait aux États-Unis d’adopter cette stratégie. « Notre plan, c’est de faire du commerce », écrit-il. Plutôt que de combattre l’Europe, le nouveau pays la nourrira.
C’est du moins ce qu’espérait Paine. En réalité, deux guerres anglo-américaines, suivies d’une bataille tarifaire et de l’effondrement consécutif du prix des céréales, vont saper les perspectives du blé. Puis apparaîtront des ennemis de l’intérieur : les politiciens du Sud, inquiets de l’effet sur l’esclavage d’un afflux de cultivateurs free-soilers 4 dans l’électorat. Les puissants esclavagistes voient donc d’un mauvais œil tout ce qui pourrait intensifier les liens entre les plaines de l’Ouest et les marchés de l’Est – chemins de fer, enseignement agricole, terres bon marché –, et ils pèsent de tout leur poids pour bloquer les lois favorables aux céréaliers. Les marchands de blé américains se retrouvent alors pratiquement exclus des marchés internationaux : dans les années 1830, les exportateurs américains gagnent dix fois plus en vendant du coton qu’en vendant du blé.
Dans le même temps, les exportateurs de blé russes vont au contraire bénéficier de conditions favorables. Les guerres napoléoniennes mettent en branle des armées affamées et perturbent le commerce continental des céréales. Des pluies torrentielles noient ensuite les champs européens. Augmentation de la demande et réduction de l’offre : le prix des céréales grimpe en flèche, le port franc d’Odessa prospère. Soutenue par les bénéfices du blé, la ville se développera plus vite que n’importe quelle autre grande cité européenne du XIXe siècle. Dans les années 1850, le port compte plus de 500 entrepôts de blé. Avec ses panneaux de signalisation, ses affiches de théâtre en italien et ses huit usines de macaronis, Odessa se présente comme une ville ouverte, tournée vers l’Ouest, destination de ses navires céréaliers.
Mais, par un cruel hasard de la géographie, les cargos russes doivent, pour atteindre les marchés européens, franchir deux détroits, le Bosphore et les Dardanelles, contrôlés tous deux par les Ottomans. En 1853, le tsar Nicolas Ier, petit-fils de Catherine II, estimant que cette situation n’est plus tolérable, déclenche la guerre de Crimée. Au début du conflit, il commet l’erreur d’interrompre les exportations de céréales, sans doute dans le but de garder le blé pour ses propres troupes. Mais cela provoque des émeutes de la faim en Angleterre et met en évidence les risques pour la Grande-Bretagne et la France de dépendre des céréales russes. Les deux nations vont entrer en guerre aux côtés des Ottomans et porter un coup terrible aux ambitions territoriales, aux finances et aux velléités de contrôle du commerce du blé de la Russie.
Le blé américain commence à être disponible, et c’est une aubaine pour l’Europe. Bénéficiant d’un sol riche et d’un soleil généreux, les terres arables du centre des États-Unis figurent parmi les zones agricoles les plus prometteuses de la planète. Les droits de douane européens ont baissé à partir des années 1840, puis la guerre de Sécession a sapé l’influence politique des esclavagistes hostiles au blé. Les législateurs du Nord distribuent des terres dans l’Ouest, font construire des chemins de fer et créent des lycées agricoles.
Tandis que les céréales américaines voyagent sans difficulté du champ au port, le blé ukrainien patauge sur des routes boueuses. Pour le transporter, Odessa compte sur le ballet incessant de charrettes qui arrivent chaque jour sur les quais, parfois après avoir parcouru plusieurs centaines de kilomètres. La première gare n’apparaît qu’en 1865 et ne contribue guère à accélérer le mouvement des marchandises. En 1880, à cause de l’état déplorable des chemins de fer russes, le blé coûte six fois plus cher à transporter vers le sud de l’Ukraine qu’à travers les États-Unis. Même après l’ouverture de la gare d’Odessa, il faudra des années pour qu’un voyage vers Moscou devienne possible – et encore, via un itinéraire absurde qui rallonge le parcours de plusieurs centaines de kilomètres.
Pendant ce temps, la vente de blé américain grimpe en flèche en Europe. Scott Reynolds Nelson raconte comment la dynamite, brevetée en 1867, permet de percer des tunnels dans les montagnes, d’élargir les rivières et de draguer plus profondément les ports pour accueillir des navires à fort tonnage. L’explosif est également utilisé pour élargir les accès aux villes importatrices et « mieux les raccorder au tuyau d’où gicle le blé américain bon marché », écrit-il. L’une des villes ainsi « arrosées », Anvers, verra son commerce multiplié par six en seulement deux décennies.
Plus il y a de bateaux chargés de céréales traversant l’Atlantique d’ouest en est, plus il faut trouver à les remplir au retour. Des millions d’Européens en profitent pour s’offrir une croisière à moindre coût en logeant dans les entreponts, ce qui fait aussi de l’époque du boom américain du blé celle de l’immigration massive. Parmi les arrivants figurent les descendants des mennonites allemands que Catherine II avait recrutés pour cultiver les terres ukrainiennes. Lorsque leur exemption du service militaire a expiré, ils sont passés de la steppe russe aux plaines américaines, en y apportant des semences d’un blé d’hiver résistant, le rouge de Turquie. Une fois installés sur des terres non arborées, ils sèment ce blé dans tout l’Ouest. Le grain qui faisait précédemment la richesse d’Odessa fera désormais celle d’Omaha.
« On a peine à concevoir le volume de céréales qui traversait l’Atlantique », écrit Scott Reynolds Nelson. Dans les seules années 1870, la valeur des exportations alimentaires américaines vers l’Europe augmente de 611 %, le produit le plus demandé étant le blé. La taille des grandes villes européennes – Londres, Paris, Berlin et Rome – va plus que doubler au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Avec la baisse des prix des denrées alimentaires, l’espérance de vie des Européens va commencer à grimper, passant de 36 ans en 1850 à 43 ans en 1900. En outre, la disponibilité soudaine du blé bon marché, écrit Scott Reynolds Nelson, va alimenter la ruée européenne vers les colonies africaines et asiatiques : les céréales américaines mettent les conquêtes lointaines « à la portée des empires européens ».
Arrêtons-nous un instant, toutefois. Ces grands changements historiques sont-ils uniquement dus au blé ? Non, bien sûr. La santé publique, l’hygiène et la vaccination contre la variole ont probablement davantage contribué à allonger la vie des Européens que l’afflux de blé ; et, pour ne s’en tenir qu’à l’alimentation, la pomme de terre a elle aussi offert une source de calories bon marché. Quant à l’impérialisme européen, il ne s’explique pas par la seule révolution céréalière : les avancées technologiques liées à l’utilisation de la vapeur, les rivalités géopolitiques et les nouvelles idéologies raciales ont toutes pesé dans la balance.
Oceans of Grain, parce qu’il se focalise sur le blé, ne s’attarde guère sur les autres facteurs. Sous la plume d’un autre historien, une telle logique expéditive pourrait agacer le lecteur. Mais Scott Reynolds Nelson est un esprit si vif et si original qu’on le suit sur sa lancée même lorsqu’il prend des raccourcis hasardeux. Ce livre est un bolide dépourvu de freins qu’on ne peut qu’acclamer lorsqu’il passe devant les tribunes.
Si on l’acclame, c’est parce qu’il offre un regard neuf sur une histoire familière. Ce qui ressort le plus nettement, c’est l’importance colossale de l’ascension des États-Unis. Entre 1869 et 1911, leur production agricole déjà prodigieuse est multipliée par deux et demi, faisant du pays la plus grande économie du monde. Cette croissance propulsée par l’agriculture représente, selon la sociologue Monica Prasad, « l’événement le plus marquant de la fin du XIXe siècle et du début du XXe dans le monde occidental […]. C’était une croissance alors jamais vue, que personne ne savait comment maîtriser ».
«Odessa a connu son heure de gloire. À présent, elle va subir le déclin et une lente agonie », pronostique tristement l’ingénieur P. S. Chekhovich en 1894. Avec raison : l’agriculture russe est entrée dans une période sombre qui durera au moins un siècle. Ses exportations étant en berne, la Russie n’a pas les ressources requises pour se moderniser, et les tentatives du gouvernement pour relancer les exploitations agricoles piétinent. En 1891, une crise céréalière voit les paysans « arracher leurs toits de chaume pour nourrir leurs chevaux, envoyer leurs enfants mendier du pain en ville et, pour finir, manger lesdits chevaux », écrit Scott Reynolds Nelson.
Distancée en Europe, la Russie se tourne donc vers l’est pour trouver de nouveaux débouchés commerciaux. On entame alors la construction de l’énorme et ruineux chemin de fer transsibérien, reliant Moscou au Pacifique. Mais l’expansion russe déclenche une contre-attaque japonaise, au cours de laquelle le Japon coule la flotte russe du Pacifique et s’empare du port censé servir de terminus au Transsibérien, provoquant une nouvelle crise céréalière. Les grèves, les mutineries et les émeutes de la faim sont à l’origine de la révolution de 1905. À Odessa, particulièrement touchée par la guerre avec le Japon, elles vont susciter l’un des pires pogroms de l’histoire de la Russie – quelque 300 juifs seront massacrés.
Les perspectives pour le blé russe vont encore s’assombrir pendant les années précédant la Première Guerre mondiale, lorsque les Ottomans ferment les détroits du Bosphore et des Dardanelles et bloquent complètement les exportations de céréales vers l’ouest. Et la pénurie de céréales en Russie va de nouveau entraîner des émeutes de la faim et une révolution, communiste celle-là, qui dévastera Odessa. « Du pain pour le peuple ! », tel est l’impérieux slogan qui porte les bolcheviks au pouvoir. Les céréales sont au cœur des préoccupations des révolutionnaires. Léon Trotski, qui a fait sa scolarité à Odessa, est le fils d’un cultivateur de blé ukrainien. L’un des écrivains les plus célèbres du début de l’Union soviétique, Maxime Gorki, a travaillé dans une boulangerie et écrit un roman sur un boulanger 5. Scott Reynolds Nelson, dans un autre de ses accès d’enthousiasme contagieux, s’intéresse à une figure plus obscure, un théoricien socialiste connu sous le nom d’Alexandre Parvus. Issu d’une famille de négociants en céréales, il avait vécu à Odessa, ce qui faisait de lui un « marxiste d’un nouveau genre ». Il mettait l’accent sur le commerce international plutôt que sur le travail : « Parvus a vu les fils qui nous lient tous ensemble », écrit l’historien. Bien que les dirigeants bolcheviques aient fini par tourner le dos à Parvus, Scott Reynolds Nelson soutient que sa vision du monde centrée sur les céréales a influencé les théories de Lénine sur l’impérialisme, ainsi que la pensée de Trotski et de Rosa Luxemburg.
Pourtant, le pain doctrinal ne pourra pas remplacer le vrai pain quand la révolution russe dévastera l’agriculture du pays. La guerre civile et la restructuration économique vont faire chuter de moitié les récoltes de céréales de 1921 par rapport à leur niveau d’avant la Première Guerre mondiale ; la famine que cela engendrera fera au moins 3 millions de morts. La décennie suivante verra sévir une famine encore plus catastrophique, cette fois provoquée par Staline : au début des années 1930, il confisque les récoltes ukrainiennes et affame les agriculteurs ukrainiens pour nourrir les villes soviétiques. Il est difficile de chiffrer précisément le nombre de victimes (Staline a fait exécuter les démographes), mais une estimation officieuse des responsables soviétiques tourne autour de 5,5 millions – un bilan « peut-être un peu sous-évalué », avance l’historien Timothy Snyder. Les Ukrainiens nomment cet épisode Holodomor, « extermination par la faim » en ukrainien.
Les États-Unis vont eux aussi faire face à des problèmes agricoles, mais d’un tout autre genre. Ils sont causés par la surabondance : des récoltes exceptionnelles inondent le marché et excèdent la demande. Au début de la Grande Dépression, le gouvernement fédéral achète 6,8 millions de tonnes de blé pour soutenir les prix. Le secrétaire à l’Agriculture se plaint des diététiciens, qui, en encourageant la modération, portent préjudice aux cultivateurs. « Mangez une tartine de plus chaque jour pour aider les agriculteurs ! » prône la Civic and Commerce Association de Minneapolis dans le cadre de l’une des nombreuses campagnes « Mangez plus » initiées pendant la Grande Dépression.
Minneapolis, où le blé des grandes plaines est acheminé pour être moulu, incitera sans relâche la population américaine à consommer davantage. C’est une minoterie de cette ville qui invente les céréales pour petit déjeuner Wheaties pour écouler le son dont les meuniers se débarrassent allègrement. « Pourquoi ne pas essayer Wheaties ? adjure un quartet a cappella dans le tout premier jingle diffusé à la radio. Le blé est la meilleure nourriture pour l’homme. » Les publicitaires de Wheaties vont aussi cibler le monde du sport pour faire la promotion des calories. C’est d’ailleurs en gagnant un concours national de commentateur sportif organisé par Wheaties que le jeune Ronald Reagan atterrit à Hollywood en 1937.
Les États-Unis vont surmonter leur problème d’excédents en trouvant des débouchés à l’étranger. Les dirigeants soviétiques, quant à eux, restent aux prises avec ce qu’ils appellent « la question céréalière ». Bien qu’il ait jugulé les famines après la Seconde Guerre mondiale, le pays n’a jamais recouvré sa puissance céréalière du XIXe siècle. Dans les années 1970, Moscou dépend des excédents de blé des exploitations américaines. Le grain qu’il achète descend du rouge de Turquie, le blé dur d’hiver que les mennonites allemands cultivaient auparavant en Ukraine.
Le commerce des céréales a-t-il aujourd’hui la même importance ? Il est désormais si fluide qu’il est facile d’oublier son existence. Il y a pourtant au moins un dirigeant au monde qui partage l’obsession de Scott Reynolds Nelson pour le blé : Vladimir Poutine. La sécurité alimentaire est une « préoccupation majeure du gouvernement Poutine », écrit l’historienne Susanne A. Wengle dans « Terre noire, pain blanc » 6. À coups de quotas, d’allégements fiscaux et de subventions, Poutine a revitalisé l’agrobusiness russe et reconstruit la production céréalière au cours des deux dernières décennies, ce qui a contribué à immuniser son économie contre les sanctions. Redevenue productrice de céréales, la Russie a retrouvé son titre de numéro un mondial en matière d’exportation de blé 7.
Si la Russie absorbait l’Ukraine ou en prenait le contrôle, sa part dans les exportations avoisinerait les 30 % – une proportion « stupéfiante », selon l’historien de l’économie Adam Tooze. Le blé est loin d’être le seul motif de l’invasion, Vladimir Poutine ayant d’abord voulu mettre un terme aux avancées de l’Otan vers l’est et à l’attirance de l’Ukraine pour l’Ouest. Néanmoins, en reprenant à l’Ukraine son sol fertile et son grand port de la mer Noire – c’est-à-dire en reconstituant le royaume de Catherine II –, le président russe pourrait symboliquement effacer les pertes humiliantes qu’a subies son pays après avoir été destitué de sa position centrale sur le marché des céréales.
Ce faisant, la Russie ne se contenterait pas de sécuriser ses approvisionnements alimentaires : elle pourrait interférer dans ceux des pays tiers. L’interruption des flux de céréales résultant de l’invasion de février 2022 et la crise actuelle dans les circuits d’approvisionnement ont d’ores et déjà entraîné une forte hausse des prix des denrées alimentaires. Les conséquences sont alarmantes, notamment pour l’Afrique et le Moyen-Orient. La présidente de la Commission européenne a accusé Moscou de provoquer délibérément une crise alimentaire mondiale en ciblant les silos, les rails et les ports ukrainiens. Non seulement le prix des céréales russes (et des récoltes ukrainiennes pillées que la Russie cherche à revendre) augmente, mais cela permet aussi à Moscou de s’attacher le soutien des pays désespérément demandeurs de céréales qui rechignent désormais à s’opposer publiquement à Poutine. Ce dernier, en plaçant toute l’Ukraine sous son contrôle, pourrait faire du blé une arme encore plus redoutable.
Scott Reynolds Nelson a mis un point final à son livre avant l’invasion de Poutine, mais celle-ci ne l’a pas surpris. « Tout empire en devenir fonde sa puissance sur le commerce international de nourriture et d’énergie », a-t-il déclaré fin février. Même si l’invasion devait échouer, prédit-il, d’ambitieux dirigeants russes continueront à considérer que leur chemin vers le pouvoir passe par les champs fertiles de l’Ukraine. C’est un sombre constat, qui sous-entend que bien peu de choses ont changé depuis que Catherine II a repoussé l’Empire ottoman au XVIIIe siècle et que Staline a affamé les paysans ukrainiens pour nourrir les villes soviétiques au XXe. Dans l’intérêt de la planète, il faut souhaiter que Scott Reynolds Nelson ait tort. Mais, à voir les troupes russes déferler à nouveau par-delà la frontière, on peut craindre qu’il n’ait raison.
— Daniel Immerwahr enseigne l’histoire à l’université Northwestern, près de Chicago. — Cet article est paru dans The New York Review of Books le 21 juillet 2022. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
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Contrairement à ce que voudraient nous faire croire certains auteurs, il s’agit bien d’un phénomène récent et qui s’amplifie.
Le vieux français ne connaît que l’adjectif « traumatique », qui signifie paradoxalement « bon pour les blessures ». Il s’agit de blessures physiques, bien sûr, et, lorsque le mot « traumatisme » apparaît dans notre langue, au XIXe siècle, c’est pour désigner « l’état dans lequel une blessure grave jette l’organisme » (Littré). Il nous en reste le traumatisme crânien, terme de médecine qui ne préjuge pas des conséquences psychiques éventuelles. Comme le remarque l’historien Thomas W. Laqueur, l’idée qu’un événement puisse créer un traumatisme psychique éventuellement somatisé remonte aux accidents de chemin de fer de l’Angleterre du milieu du XIXe siècle. Elle est développée par le psychologue William James, mais c’est Freud qui fait correspondre le mot et la chose : « Nous devons plutôt présumer que le traumatisme psychique – ou plus précisément le souvenir [refoulé] du traumatisme – agit comme un corps étranger qui, longtemps après son entrée, doit continuer à être considéré comme un agent encore opérant », écrit-il en 1893. En anglais, le mot en vigueur est trauma ; son usage par une adolescente française témoigne de l’impact des réseaux sociaux et de la banalisation d’un freudisme de pacotille.
Penser son époque est la tâche impossible à laquelle s’assignent les sociologues. Seul le recul du temps permet d’espérer y voir clair – et encore. Sans donc avancer de diagnostic, on peut se contenter d’attirer l’attention sur le phénomène et de formuler quelques questions. Dont celle-ci : existerait-il un lien entre cette inflation du traumatisme et la tendance au repli individualiste et narcissique si souvent soulignée dans les dossiers de Books ? Le déclin des croyances religieuses et des grandes idéologies qui cimentaient nos sociétés crée un vide qu’il faut bien remplir. À cela on peut objecter que certaines idéologies, comme le nationalisme et l’égalitarisme, gardent pignon sur rue, tandis que d’autres prennent le relais, comme l’écologisme. Mais ces idéologies anciennes et nouvelles ont tendance à s’exprimer elles aussi dans un langage traumatologique. L’écologisme présente à cet égard un intérêt particulier : il se fonde sur la double idée d’un traumatisme fait à la Terre et d’un traumatisme à venir pour nos enfants ; il complète le tableau, en quelque sorte, introduisant la notion d’un stress non pas post- mais pré-traumatique.
Olivier Postel-Vinay
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