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À l’heure où les épidémiologistes font l’objet d’un culte sans précédent, un livre vient de paraître qui pourrait quelque peu ternir leur blason. L’émergence de cette science, affirme en effet Jim Downs dans l’introduction des Origines troubles de l’épidémiologie, « ne fut pas seulement le fruit de l’étude des centres urbains européens, mais aussi du commerce international des esclaves, de la colonisation, des guerres et des migrations de populations qui s’ensuivirent ». La discipline serait donc frappée d’un péché originel que l’auteur, un historien américain de la médecine, explore sur une période allant du milieu du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe. Conclusion : loin d’être au départ un projet altruiste, l’épidémiologie procède de bureaucraties dont l’objectif, en collectant et en analysant de grands volumes de données de santé, était d’abord d’étendre la mainmise des empires et les profits du commerce triangulaire. Ce n’était pas par souci du confort des esclaves que l’on s’est inquiété de la bonne ventilation des cales des navires négriers et de la nourriture qui y était servie, mais parce que l’on s’est aperçu que l’air vicié et le manque de produits frais favorisaient l’apparition du scorbut, lequel pouvait décimer près « d’un quart de ces précieuses cargaisons ». 

Exit les John Snow et autres figures tutélaires : les héros de ce livre sont les esclaves des plantations, les populations colonisées, les soldats conscrits. Autant d’anonymes qui ont fourni de précieuses informations aux médecins de l’époque sur la propagation des maladies infectieuses. « Downs s’interroge sur la façon dont l’épidémiologie transforme les individus en données exploitables, observe Mary T. Bassett dans Nature. Pour leur restituer une forme d’humanité, il propose des récits romancés. » Ainsi l’auteur raconte-t-il, avec force détails et une touche de pathos, comment les enfants d’esclaves noirs furent utilisés comme sources de lymphe afin de vacciner les soldats contre la variole pendant la guerre de Sécession : « Bercé dans les bras de sa mère, le nourrisson dormait, totalement inconscient du fait que même son corps – trop jeune pour parler ou marcher – devait travailler. La lancette tranchante comme un rasoir perçait la peau du nouveau-né, fine comme du papier, et le réveillait, intensifiant ses cris. » Le procédé ne convainc guère Bassett, pour qui « ces clichés empêchent d’imaginer les souffrances réelles des personnes qui ont été soumises à la violence ». John Galbraith Simmons salue quant à lui la démarche de l’auteur, notamment lorsqu’il entreprend de réhabiliter Florence Nightingale, une infirmière britannique dont la contribution à l’épidémiologie a longtemps été négligée : « Pour utiliser le vocabulaire d’aujourd’hui, écrit-il dans la Los Angeles Review of Books, Nightingale était “data-driven”, guidée par les données ; elle utilisait les statistiques de manière convaincante et originale […]. Le fait que les épidémiologistes aient besoin qu’on leur rappelle ces travaux témoigne d’un grave esprit de clocher au sein de la discipline. » Et Suman Seth de conclure, dans Science : « Rares sont ceux qui doutent du rôle clé que l’épidémiologie jouera probablement dans les années à venir. Mais nous ne devons pas oublier les contributions, volontaires ou non, de celles et ceux sur qui reposent nos connaissances médicales. » 

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C’est l’écueil par excellence des révolutions : elles sont lancées par des modérés mais vite récupérées par des extrémistes, et sombrent dans la violence. Cet implacable processus, Daniel Chirot le voit à l’œuvre dans presque toutes les révolutions modernes, à commencer par celle qui a servi de modèle à toutes les autres, la française. « Les radicaux peuvent bien se réclamer d’idéaux utopiques, ceux-ci sont irréalisables et ne sont pas soutenus par la majorité du peuple. Alors, s’ils veulent rester au pouvoir, ils se tournent rapidement vers la répression brutale », dit-il dans un entretien accordé au site de l’Université de Washington, où il enseigne. Pour lui, à l’origine de toute révolution, il y a la faillite des élites, incapables d’effectuer les réformes qui s’imposent : « Des autocraties obstinées dirigées par des incompétents comme le chah d’Iran ou le tsar Nicolas II font taire l’opposition modérée, ne voient pas que le changement est nécessaire et finissent donc par provoquer des bouleversements violents. » Paradoxalement, c’est l’insatisfaction de ces mêmes élites qui précipite les choses : celle de l’aristocratie dans la France du XVIIIe siècle, typiquement. Ou, à l’inverse, c’est un relatif contentement à l’égard du régime qui les maintient figées, comme dans l’actuelle Corée du Nord.  

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En Autriche, l’éditeur de la traduction du premier roman du Slovaque Peter Balko a décidé d’en changer le titre : Il était une fois à Lošonc (conservé pour la traduction française) est devenu « Ensemble nous sommes invincibles ». La traductrice, Zorka Ciklaminy, n’était pas d’accord, comme elle l’explique au site Medzi Knihami: « On dirait un titre de roman jeunesse. De plus, le résumé ne parle que d’une histoire d’amitié entre deux garçons vivant à la frontière slovaquo-hongroise. Il n’explique pas au lecteur ce qui est au centre du livre : la ville de Lošonc, ainsi que l’histoire du XXe siècle. C’est dommage. »

Alors certes, Il était une fois à Lošonc est l’histoire de deux garçons de 8 ans, Leviathan et Kápia, « meilleurs amis au monde », même si tout les oppose : « Kápia connaissait six gros mots et deux titres de films pour adultes, moi je pouvais réciter par cœur les noms de tous les saints du calendrier, même à l’envers. Kápia exécutait au minimum un animal par jour, je me brossais les dents tous les soirs. Kápia crachait, moi j’écrivais. » L’auteur du roman le confirme dans une interview donnée au quotidien Denník N : « Le thème de la puberté me tient à cœur et me permet de réfléchir sur la culpabilité et l’innocence. » 

Cependant, pour l’écrivain originaire de Lučenec (le Lošonc du livre), ce roman multiprimé est avant tout « le chant du cygne d’une ville qui n’existe plus que dans les souvenirs » de ceux qui y vécurent. « Pour mon père, c’est le pays de personne ; pour les Occidentaux, la Hongrie ; pour les anciens de Lošonc, la poubelle de l’Histoire ; pour moi, c’est ma patrie », déclare le narrateur Leviathan, alter ego de Balko.

« Lošonc apparaît comme un monde où la réalité se mêle à l’absurdité et à l’abstraction », décrit Knižná Revue, saluant, à l’instar de la poétesse Mila Haugová, le réalisme magique de Balko, ce « mélange radieux et mystérieux de dureté, de tendresse, de fantastique et de réalité brute ». En découle le portrait d’un no man’s land hanté par la guerre, les mythes et les personnalités légendaires. Du côté des ennemis, les Hongrois, la peste bleue ou des pélicans rebelles. Concernant les mythes, une chasse au cochon d’or ou une apocalypse de la bière. Quant aux sommités : le voisin Hrcka, transformé en monstre bleuâtre par son cancer et dont les cheveux ont fini par recouvrir la ville ; Ferči Fošaš, « célèbre amoureux des coqs et l’ivrogne le plus correct de Lošonc », terrassé en crachant des plumes sanglantes ; sa veuve, devenue la terreur des enfants et des basses-cours ; l’énorme forgeron Balint, qui vivait dans un lit à roulettes afin de pouvoir se déplacer en ville ; Žaro, un joueur de cartes bulgare qui décima les soldats russes lors de la Seconde Guerre mondiale ; ou encore « l’homme le plus laid du monde », qui en fit autant avec les nazis. 

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Soucieux de contrôler le récit qui serait fait de sa vie, en particulier de ses relations orageuses avec les femmes, le grand romancier américain Philip Roth a longtemps cherché le biographe idoine. Il a d’abord sollicité Hermione Lee et Judith Thurman, deux pointures, qui ont décliné par manque de temps. Pendant un moment, Ross Miller, neveu du dramaturge Arthur Miller, a semblé tenir la corde. Mais l’entente entre Roth et lui a fait long feu. Ce n’est qu’en 2012 que Blake Bailey, réputé pour ses biographies de Richard Yates et John Cheever, rafle la mise. Le romancier formule ainsi ses attentes : « Je ne veux pas que vous me réhabilitiez. Rendez-moi simplement intéressant. » Il lui offre un accès quasi illimité à ses archives personnelles et se prête à des entretiens quotidiens de six heures. Après avoir alimenté la chronique littéraire pendant des années, la biographie-somme sort le 6 avril 2021 aux États-Unis. Pour être retirée du marché le 28 ! La faute non au contenu de l’ouvrage, « chef-d’œuvre narratif » pour l’essayiste Cynthia Ozick dans The New York Times, mais à des accusations d’agressions sexuelles portées contre Bailey. Depuis, un nouvel éditeur a pris le relais, et le livre vient de paraître en français chez Gallimard. 

— Voir « Exit le biographe », Books n° 116, novembre-décembre 2021.

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La parution en Russie, en 2017, d’En mémoire de la mémoire de Maria Stepanova, poètesse, essayiste, traductrice et rédactrice en chef du portail culturel Colta, fut un événement. Les critiques saluèrent « l’un des textes les plus importants écrits en langue russe ces dernières années ». Le livre a décroché deux des principaux prix littéraires du pays et il a été réimprimé plusieurs fois. Traduit (ou sur le point de l’être) en 28 langues, il est sorti en français en septembre dernier. Interviewée par le magazine Aficha, Stepanova, plus accoutumée à des tirages d’un millier d’exemplaires, s’est étonnée du succès retentissant d’un livre pourtant « intransigeant » : « Au départ, il n’était d’ailleurs destiné à aucun lecteur […]. J’avais en tête d’élaborer une sorte de vaste système d’archivage […], où un certain nombre d’objets qui m’étaient chers pourraient être entreposés. »

De fait, la composition de ce roman expérimental penchant du côté de l’essai prend la forme d’un labyrinthe. « Il s’agit non pas d’un, mais de trois livres […] sous une même couverture », relève Anna Golubkova dans la revue littéraire Novy Mir

D’abord – et c’est le point de départ –, une restitution minutieuse de l’histoire familiale de l’auteure, issue d’une lignée judéo-russe, relativement épargnée par les cataclysmes du XXe siècle. « Ma parentèle n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour rendre notre histoire intéressante à raconter », écrit-elle. Médecins, ingénieurs, bibliothécaires : ils furent « figurants » et non pas « acteurs de l’Histoire », se tenant à l’écart « des moulins tournoyants de la modernité ». Afin de contrer cette « injustice », l’auteure se donne pour mission de « mettre en lumière » leurs existences discrètes vouées au néant. 

Dans sa quête, elle se rend dans le berceau familial, petit bourg perdu du nom de Pochinki, ou encore à Paris, où a vécu un temps son arrière-grand-mère. En archiviste, elle fait de longs inventaires d’objets hérités de ses proches, retranscrit leurs lettres et journaux intimes. Stepanova décrit sur plusieurs pages les photos de famille (une seule est reproduite à la fin du livre ; une belle image mystérieuse d’un groupe de personnes se promenant dans une prairie sous la pluie). Mais à l’instar de ces clichés vieillis qui font surgir plus de questions que de réponses, « le passé reste tout aussi hermétique », note Golubkova. 

Mue par un sentiment aigu de la fragilité et de la finitude « de chaque chose et de chaque personne », l’écrivaine fait appel à un immense cortège d’auteurs ayant abordé le thème de la mémoire. Au détour des pages, on croise Roland Barthes, Orhan Pamuk, Vladimir Nabokov, Susan Sontag. De longs développements sont consacrés à l’écrivain allemand W. G. Sebald, au poète russe Ossip Mandelstam ou encore à la photographe américaine Francesca Woodman. « Stepanova transforme une collection de souvenirs épars de sa famille […] en un essai foisonnant et potentiellement sans fin sur la façon dont la mémoire humaine se forme, note le critique littéraire Dmitri Samoilov sur le site Gorky. La mémoire, dans ce cas, est le flux des connexions de tout à tout. » 

[post_title] => La traqueuse de souvenirs [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-traqueuse-de-souvenirs [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:42:48 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:42:48 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126098 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Plongé dans son Jacuzzi, le riche touriste visitant Matera, dans la région italienne de la Basilicate, peut contempler depuis sa grotte-spa l’un des plus beaux spectacles d’Europe : la dégringolade de maisons troglodytiques et d’églises le long des falaises des Sassi. Mais sait-il, le touriste béat, que la pièce où il se prélasse abritait, jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, plusieurs générations d’une même famille, grands-­parents, parents et enfants dans le même lit, les nouveau-nés suspendus au-­dessus, les chèvres, les cochons, les poules, en dessous ? Ces paysans, alors sans doute les plus pauvres d’Europe, enduraient la faim, la malaria endémique et bien sûr, toutes sortes de zoonoses. Pas d’eau, pas de lumière, pas de pain, pas de chauffage, les détritus jetés directement dans la rue (sauf les excréments humains, utilisés comme engrais). Pauvre Mezzogiorno !

Or cette saisissante transformation d’un emblème de la pire misère en paradis touristique, c’est au roman Le Christ s’est arrêté à Éboli qu’on la doit. L’auteur, Carlo Levi, est un militant antifasciste de Turin que Mussolini a relégué, confinato, pour trois ans, dont un à Aliano (Gagliano dans le livre), un village non loin de Matera et tout aussi misérable. Confiné, Levi l’est même doublement, car il ne peut pas sortir des étroites limites du bourg. Pour employer ses mornes journées, il observe donc ses compagnons d’infortune, les peint (c’est un artiste), les soigne tant bien que mal (quoique diplômé de médecine, il n’a pas vraiment le droit d’exercer) et, surtout, les décrit dans son journal. Les bourgeois, les galantuomini (« gentilhommes »), l’entourent ; mais c’est avec leurs victimes, les cafoni (« paysans »), qu’il se lie. Bientôt ceux-ci l’adorent, fascinés même par son chien, offert par les habitants d’un autre village au début de son exil. Levi publiera en 1945 le récit de ses quatre saisons en semi-enfer. Ce sera un énorme succès – et un énorme scandale. L’Italie (du Nord) et Rome y découvriront avec honte l’horrible anachronisme qu’elles toléraient à leur porte, une enclave tiers-mondiste dans un pays fièrement engagé dans la prospérité industrielle. Indignation, gesticulations politiques, organisation de commissions. Les gens des Sassi – les grottes – sont relogés dans des HLM où ils tentent de préserver leurs traditions et leur solidarité séculaire. Mais c’est sur sa botte tout entière que l’Italie, humiliée, va déverser aides et subsides, notamment ceux qui proviennent du plan Marshall. Débarrassée des gueux, Matera se voit livrée à la spéculation, aux promotions hôtelières, aux innombrables tournages de films et même aux visites papales. Après avoir été la capitale de la misère, elle sera en 2019 celle de la culture européenne.

Si Carlo Levi a pu déclencher par son récit une telle frénésie politique, c’est parce qu’il s’est glissé pendant un an dans la vie et même dans la peau des paysans, ce qui lui a permis de décrire de l’intérieur un monde qui ne s’était jamais, au grand jamais, exprimé. En plus d’être illettrés, les cafoni ont en effet toujours été coupés de « Rome », c’est-à-dire de l’État, des institutions, des riches. Quand Levi fait soudain retentir dans tout le pays, voire toute la planète, la plainte de ces oubliés de l’Histoire, c’est un coup de tonnerre. 

À vrai dire, les cafoni, eux, ne se plaignent même pas. Résignés, ils n’espèrent rien de cette vie et pas davantage du ciel – le Christ semble bel et bien s’être arrêté à Éboli, au pied de leurs montagnes. Voyez donc comme ils traitent leur pauvre poivrot d’archiprêtre ! Même la Vierge Marie, ici représentée avec un visage noir et des traits moraux encore plus sombres, « n’est ni bonne ni méchante pour les paysans, elle est bien plus que cela. Elle dessèche les récoltes et laisse mourir les êtres, mais elle les nourrit aussi et les protège, et il faut l’adorer », écrit Levi. La Bonne Mère se transmue en une sorte de déesse Kali, maléfique et indifférente. Heureusement, dans tous les foyers, troglodytiques ou non, on adore une autre divinité, bénéfique, elle : le président Roosevelt, dont l’image est clouée au mur, souvent accompagnée d’un billet de 1 dollar. L’Amérique est en effet le seul espoir des cafoni, leur seul exemple de modernité et leur seule source de richesse. Toutes les familles y avaient au moins un des leurs jusqu’à ce que la crise de 1929 renvoie chez eux les Americani et coupe ce vital pipeline. 

Quant à Rome, ne viennent de ce côté-là que mobilisations pour des guerres incompréhensibles, impôts – et discours. Réunis de force sur la place du village, les cafoni écoutent dans le froid les vociférations de Mussolini ou du cauteleux podestat qui le représente à Aliano, accablés par la perte d’une journée de travail. « On eût dit qu’ils n’entendaient pas les fanfares optimistes de la radio, qui venaient de trop loin, d’un pays d’activité facile et de progrès, qui avait oublié la mort au point de l’évoquer en plaisantant, avec la légèreté de celui qui n’y croit pas. » Levi n’exagère pas : lorsqu’il tente de mobiliser la préfecture avec un projet clair et réalisable de lutte contre la malaria, son rapport est prestement enterré… Qu’on s’étonne qu’il écrive alors que « la civilisation paysanne est une civilisation sans État et sans armée. Ses guerres ne peuvent être que des sursauts de révolte et aboutissent toujours nécessairement à des défaites irrémédiables, mais elle va cependant son chemin éternellement, donnant aux vainqueurs les fruits de la terre et leur imposant ses mesures, ses dieux terrestres et son langage […]. Toute l’Histoire a glissé sur eux sans les entamer. »

Oubliés de l’Histoire, oubliés de Dieu, oubliés de l’État, les cafoni et leur vision du monde se réduisent à la lutte contre la nature, ici vraiment ingrate, et contre les galantuomini. Levi a lui aussi maille à partir avec ces derniers : les médecins ignares qui veulent l’empêcher de soigner gratuitement, le podestat qui scrute son courrier, les riches propriétaires implacables, évidemment tous fascistes. « Les seigneurs, je les connaissais déjà trop et je sentais avec répulsion le contact gluant de l’absurde toile d’araignée de leur vie quotidienne, nœud poussiéreux et sans mystère d’intérêts, de passions misérables, d’ennui, d’impuissance avide, de misère. Maintenant, comme demain et toujours, en passant par l’unique rue du village, je les reverrai sur la place et écouterai sans fin leurs plaintes haineuses. Qu’étais-je venu faire ici ? » Mais Levi n’est pas manichéen ; il détecte de braves gens parmi les bourgeois aussi. Quant aux cafoni, beaucoup sont des descendants de brigands et admirent encore ces protomafieux qui luttaient contre l’État avec les mêmes armes que lui. Une lutte qui ne demande qu’à se réveiller quand l’injustice est trop forte. Comme lorsque le lâche podestat tergiverse longuement avant d’autoriser Levi à sortir du village pour soigner une péritonite : quand il peut enfin y aller, le malheureux est déjà à l’agonie, et le village s’enflamme. Pourtant, Levi s’efforce avec succès de calmer les esprits. À quoi bon une révolte ? Les paysans « se reconnaissent a priori une infériorité qui demanderait au moins à être vérifiée. Si l’on considère la civilisation paysanne comme une civilisation inférieure, tout devient sentiment d’impuissance ou esprit revendicateur ; et impuissance et revendication n’ont jamais rien produit. »

Quand, en 1936, Carlo Levi se retrouve inopinément ­amnistié (en l’honneur de la prise d’Addis-­Abeba par les Italiens), les villageois sont effondrés. Ils lui suggèrent, pour le garder à Aliano, d’épouser la plus jolie et la plus riche célibataire du cru. Levi repart dans le Nord, mais, après son départ, il leur procurera encore un grand bienfait en publiant ses souvenirs. Touchés au vif, les hiérarques politiques – De Gasperi, Andreotti, Colombo – se pencheront alors sur le Mezzogiorno, entreprendront des grands travaux et une réforme agraire. L’écart entre le Nord et le Sud se réduira (un peu), une réconciliation s’esquissera. Quelle prouesse pour un roman ! 

Ce n’est certes pas la première fois qu’une œuvre littéraire déclenche un mouvement politique ou social. Les interactions entre littérature et politique ont souvent été examinées, notamment par le philosophe Jacques Rancière à propos de Flaubert, Zola, Dos Passos, Brecht… Pourtant, ce qu’un (bon) écrivain parvient à provoquer chez ses lecteurs, ce n’est qu’une prise de conscience, empathique mais strictement individuelle, quoiqu’elle puisse se muer parfois en émotion collective. Don Quichotte aurait ainsi, selon Milan Kundera, eu plus d’impact sur la société occidentale que tout Descartes. L’impact du roman de Levi, en revanche, est direct, instantané, palpable – un phénomène littéraire qui n’a guère de précédents. Sauf peut-être celui de La Case de l’oncle Tom, qu’Abraham Lincoln, dit la légende, considérait comme une des causes majeures de la guerre de Sécession. Les cafoni doivent une fière chandelle à Carlo Levi et à la littérature. Et la littérature, elle, doit une fière chandelle à Carlo Levi. 

— J.-L. M.

Extrait :

« Je regardais en passant et j’apercevais l’intérieur des grottes, qui ne voient le jour et ne reçoivent l’air que par la porte. Certaines n’en ont même pas, on y entre par le haut, au moyen de trappes et d’échelles. Dans ces trous sombres, entre les murs de terre je voyais les lits, le pauvre mobilier, les hardes étendues. Sur le plancher étaient allongés les chiens, les brebis, les chèvres, les cochons. Chaque famille n’a, en général, qu’une seule de ces grottes pour toute habitation et ils y dorment tous ensemble, hommes, femmes, enfants et bêtes. Vingt mille personnes vivent ainsi. Des enfants, il y en avait un nombre infini. Dans cette chaleur, au milieu des mouches et de la poussière, il en surgissait de partout, complètement nus ou en guenilles. Je n’ai jamais eu une telle vision de misère […]. Je rencontrai d’autres enfants aux petits visages ridés de vieillards squelettiques et affamés, la tête pleine de croûtes et de poux. Mais la plupart avaient de gros ventres enflés, énormes, et de pauvres visages jaunes de malaria. Les femmes qui me voyaient regarder par les portes m’invitaient à entrer : j’ai vu dans ces grottes sombres et puantes des enfants couchés par terre, sous des couvertures en lambeaux, qui claquaient des dents, en proie à la fièvre. D’autres se traînaient à peine, à qui la dysenterie n’avait laissé que la peau sur les os. D’autres avaient des visages de cire et me semblaient souffrir d’une maladie encore plus grave que la malaria, quelque maladie tropicale peut-être, comme le kala-azar, la fièvre noire. Les femmes, maigres, leurs nourrissons sous-alimentés et sales accrochés à leurs seins flétris, me saluaient avec une gentillesse triste et résignée : il me semblait, sous ce soleil aveuglant, être tombée [c’est la sœur du narrateur qui parle] au milieu d’une ville frappée par la peste. »

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Le génie d’un peuple trouve l’une de ses incarnations les plus nobles dans le patrimoine culturel que constitue, au fil des siècles, l’œuvre de ses architectes, de ses sculpteurs, de ses peintres, graveurs ou orfèvres – de tous les créateurs de formes qui ont su lui donner une expression tangible dans sa beauté multiple et son unicité.

Or, de cet héritage où s’inscrit leur identité immémoriale, bien des peuples se sont vu ravir, à travers les péripéties de l’Histoire, une part inestimable.

Éléments architecturaux, statues et frises, monolithes, mosaïques, poteries, émaux, jades, ivoires, ors gravés, masques – de l’ensemble monumental aux créations de l’artisan –, les œuvres enlevées étaient plus que des décors ou des ornements : elles portaient témoignage d’une histoire, l’histoire d’une culture, celle d’une nation dont l’esprit se perpétuait, se renouvelait en elles.

Les peuples victimes de ce pillage parfois séculaire n’ont pas seulement été dépouillés de chefs-d’œuvre irremplaçables : ils ont été dépossédés d’une mémoire qui les aurait sans doute aidés à mieux se connaître eux-mêmes, certainement à se faire mieux comprendre des autres.

Aujourd’hui, une spéculation effrénée, qu’attisent les prix pratiqués sur le marché des œuvres d’art, pousse encore trafiquants et pilleurs à exploiter l’ignorance locale, à tirer parti de toute complicité offerte. Dotés de moyens considérables, asservissant la technique à leur cupidité, des pirates modernes dégradent et dévalisent, en Afrique, en Amérique latine, en Asie, en Océanie, en Europe même, les sites archéologiques que les hommes de science ont à peine mis au jour.

Ces biens de culture qui sont partie de leur être, les hommes et les femmes de ces pays ont droit à les recouvrer.

Ils savent, certes, que la destination de l’art est universelle ; ils sont conscients que cet art qui dit leur histoire, leur vérité, ne la dit pas qu’à eux, ni pour eux seulement. Ils se réjouissent que d’autres hommes et d’autres femmes, ailleurs, puissent étudier et admirer le travail de leurs ancêtres. Et ils voient bien que certaines œuvres par-tagent depuis trop longtemps et trop intimement l’histoire de leur terre d’emprunt pour que l’on puisse nier les symboles qui les y attachent et couper toutes les racines qu’elles y ont prises.

Aussi bien ces hommes et ces femmes démunis demandent-ils que leur soient restitués au moins les trésors d’art les plus représentatifs de leur culture, ceux auxquels ils attachent le plus d’importance, ceux dont l’absence leur est psychologiquement le plus intolérable.

Cette revendication est légitime.

[…]

J’appelle solennellement les gouvernements des États membres de l’Organisation [l’Unesco] à conclure des accords bilatéraux prévoyant le retour des biens culturels aux pays qui les ont perdus ; à promouvoir prêts à long terme, dépôts, ventes et donations entre institutions intéressées en vue de favoriser un échange international plus juste des biens culturels ; à ratifier, s’ils ne l’ont pas encore fait, et à appliquer avec rigueur la Convention qui leur donne les moyens de s’opposer efficacement aux trafics illicites d’objets d’art et d’archéologie.

J’appelle tous ceux qui ont mission d’informer – journalistes, chroniqueurs de la presse écrite et parlée, programmeurs et auteurs d’émissions télévisées et de films – à susciter dans le monde un vaste et fervent mouvement d’opinion pour que le respect des œuvres d’art se traduise, chaque fois qu’il le faut, par le retour de ces œuvres à leur terre natale.

J’appelle les organisations culturelles et les associations de spécialistes de tous les continents à contribuer à la formulation et à l’application d’une éthique plus stricte de l’acquisition et de la conservation des biens culturels et à la révision progressive des codes déontologiques professionnels en la matière […].

J’appelle les universités, les bibliothèques, les galeries d’art publiques et privées et les musées qui ont les collections les plus significatives à partager largement les biens qu’ils détiennent avec les pays qui les ont créés et n’en possèdent, quelquefois, même plus un seul exemplaire.

J’appelle aussi celles de ces institutions qui détiennent plusieurs objets ou documents semblables à se défaire d’au moins un objet et à le renvoyer dans son pays d’origine, pour que de jeunes générations ne grandissent pas sans avoir jamais eu la possibilité de voir de près une œuvre d’art ou une création artisanale de qualité fabriquée par leurs ancêtres.

[…]

J’appelle les historiens et les éducateurs à faire comprendre la blessure que peut ressentir une nation devant la rafle de ses œuvres. Survivance des temps de barbarie, la force du fait accompli constitue un élément de rancœur et de discorde qui nuit à l’établissement d’une paix durable et à l’harmonie entre les nations. […] 

— Amadou-Mahtar M’Bow

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Quand l’essai de Claude Lévi-Strauss La Pensée sauvage fut traduit pour la première fois en anglais, dans les années 1960, ce fut un désastre. Comme le rapporte Francis Gooding dans la London Review of Books, pas moins de trois sommités avaient été mises à contribution : « l’anthropologue Rodney Needham, la philosophe d’Oxford Sybil Wolfram (car Needham n’était pas sûr de pouvoir traiter le contenu philosophique) et le philosophe et anthropologue Ernest Gellner, chargé d’examiner le texte lorsque Wolfram et Lévi-Strauss ne parvenaient pas à se mettre d’accord ». Le résultat fut jugé « exécrable », au point qu’aucun des traducteurs ne voulut mettre son nom sur le livre et que Lévi-Strauss déclara ne pas le reconnaître. On comprend dès lors l’enthousiasme de Gooding devant la nouvelle traduction qui vient de paraître outre-Atlantique d’une œuvre qui reste, selon lui, « l’une des plus formidables, étranges et stimulantes du XXe siècle ». On ne la doit cette fois qu’à l’historien des idées Jeffrey Mehlman et à l’anthropologue John Lea­vitt. L’un de ses mérites : avoir renoncé à l’absurde titre The Savage Mind, qui, entre autres défauts, suggérait, en complète contradiction avec l’intention du livre, que les indigènes étaient des brutes dénuées d’esprit. Le nouveau titre ? Wild Thought. 

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Shayan a 14 ans, et il ne sait pas qu’il va mourir en cette journée du mois d’août. Seuls l’auteure, Marjaneh Bakhtiari, une Suédoise d’origine iranienne comme son personnage, et les lecteurs le savent. Le livre, son quatrième, relate les dernières heures de cet adolescent de Malmö, la plus multiculturelle des villes du royaume, dans le Sud. Ce jour-là, Shayan quitte discrètement l’appartement où il vit avec sa jeune sœur et leur mère, Maryam, pour préparer le cadeau qu’il a prévu à l’occasion des 40 ans de celle-ci, une chanson en son honneur qu’il part enregistrer en studio. Copains, grand-mère (une réfugiée politique), père qui vit seul dans un autre quartier, connaissances, oncle… L’adolescent multiplie les rencontres et les discussions, écoute du rap dans ses écouteurs, danse au pied d’un immeuble… « Puisque le lecteur sait comment la journée va s’achever, chaque rencontre semble inquiétante. Chaque regard étrange, chaque rire nerveux devient un indice potentiel. Les longs dialogues, bien écrits, paraissent aussi de mauvais augure », note Dagens Nyheter, en regrettant que Shayan ne rentre pas vite chez lui, même sans cadeau. « La prose est rythmée et musicale », souligne Aftonbladet. Habitant Malmö, Bakhtiari, 42 ans, « a une oreille aussi absolue pour l’argot des jeunes de la ville que pour le verbiage des parents ». Et puis le drame survient. « Comment tant de jeunes gens peuvent-il ­mourir sans que rien ne se passe ? » réagit Sydsvenskan, un journal de Malmö. Un roman qui fait donc écho au nombre croissant de victimes innocentes de règlements de comptes entre bandes criminelles, mais aussi d’actes racistes dans un pays où l’extrême droite s’est hissée à la deuxième place lors des législatives de septembre 2022. 

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30 % des Françaises entre 18 et 49 ans ne veulent pas d’enfants. P. 4

On ne crée pas un manager dans une salle de classe. P. 13

Au Niger, les femmes ont en moyenne près de sept enfants. P. 20

Les démographes de l’ONU n’avaient pas prévu la chute rapide de la fécondité de l’Iran. P. 23

En Afrique et au Moyen-Orient, c’est désormais la guerre qui entraîne une forte fécondité. P. 25

Une fille née en Sierra Leone a une espérance de vie d’environ 55 ans. P. 31

Dans l’Espagne du début du xxe siècle, un enfant sur deux mourait avant d’avoir 15 ans. P. 32

Plus on vieillit, plus on vote à droite. P. 34

Une religion est une secte qui a réussi. P. 58

Ceux qui entrent dans une secte sont souvent des idéalistes qui cherchent à créer un monde meilleur. P. 59

Aucune de nos croyances n’a grand-chose à voir avec le raisonnement logique. P. 61

Les émigrants européens ont bénéficié des navires américains qui retournaient à vide après avoir déchargé leur blé. P. 64

La mythologie du métier de journaliste a du plomb dans l’aile. P. 67

Le cervelet atteint sa taille finale à 11 ans chez les filles, à 15 ans chez les garçons. P. 72

L’histoire des stars recommence à sa mesure l’histoire des dieux. P. 85

Le Valium a été le premier médicament de l’Histoire à rapporter 100 millions de dollars. P. 92

Les faits historiques ne sont pas comme les faits de science, ils sont soumis au changement d’opinion. P. 93

Il faut dénoncer le complotisme, mais il arrive que la réalité dépasse la fiction. P. 98

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