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Célébrée dans le spectacle mis en scène par Ariane Mnouchkine dans son Théâtre du Soleil, la République populaire ukrainienne instituée en 1918 au nez et à la barbe des Bolcheviks de Moscou fut, on le sait, l’occasion d’effroyables pogroms. Rapidement évoqués dans le spectacle, ils sont relatés en détail par l’historien américain Jeffrey Veidlinger. Entre 1918 et 1921, date de la reconquête de l’Ukraine par les Bolcheviks, plus de 100 000 juifs ont été assassinés et 600 000 ont fui le pays. Le livre s’ouvre en évoquant des précédents : les pogroms déclenchés à la suite de l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881 à Elisavetgrad (l’actuelle Kropyvnytskyï, au centre de l’Ukraine) puis, dans le sillage de la guerre russo-japonaise de 1904-1905, avec comme point culminant une sorte de Saint-Barthélemy à Odessa, lors de laquelle 800 juifs ont été assassinés en quatre jours. Les juifs servirent à nouveau de boucs émissaires lors de l’avancée des troupes russes sur le front est pendant la Première Guerre mondiale. Les pogroms en série perpétrés entre 1918 et 1921 furent souvent orchestrés par des officiers de l’armée de la jeune république. Le point commun entre tous ces pogroms fut la propagation d’absurdes théories du complot. En rendant compte de ce livre dans la London Review of Books, l’historienne britannique Abigail Green regrette seulement que l’auteur passe sous silence le précédent le plus ancien : les massacres de Khmelnytsky en 1648-1649. Des milliers de juifs ont alors été massacrés, provoquant « la première crise de réfugiés juifs de grande ampleur en Europe orientale ».

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Nos comportements sont souvent le résultat d’automatismes inconscients, induits par les circonstances. Le libre arbitre et l’intentionnalité y perdent des plumes. Conduites par des chercheurs en psychologie, de nombreuses expériences en témoignent. L’exemple phare, qui ouvrit ce champ d’investigation, est l’expérience menée par John Bargh, de l’université Yale, au début des années 1990. Des étudiants servant de sujets doivent former rapidement des phrases avec des mots qui leur sont donnés en désordre. À la moitié d’entre eux, on donne des mots qui évoquent la vieillesse (gris, solitaire, hésitant, ancien etc.). Aux autres, on donne des mots au hasard, sans lien entre eux. Quand ils ont fini, les premiers arpentent un couloir beaucoup plus lentement que les autres, comme s’ils avaient pris de l’âge. Imprégné de stéréotypes évoquant la vieillesse, leur cerveau a été « amorcé » (primed) sans qu’ils s’en rendent compte. Quantité d’expériences de ce type ont été réalisées, qui aboutissent à la même conclusion, popularisée par des auteurs à succès comme Malcolm Gladwell (Le Point de bascule) et même le grand spécialiste des biais cognitifs, Daniel Kahneman (Système 1, système 2). Problème : ces expériences se sont révélées fausses, voire truquées. Celle de John Bargh n’a pu être reproduite. Ruth Leys expose en détail comment ce champ de recherches s’est trouvé invalidé. Comme beaucoup de travaux de psychologie expérimentale, ils ont sombré dans ce qu’il est convenu d’appeler « la crise de la réplication ». 

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Quand débuta le siège de Léningrad, en septembre 1941, le directeur de l’Institut de botanique appliquée et de sélection végétale, qui abritait la première véritable banque de plantes du monde, fut exfiltré vers une ville de l’Oural. Un train contenant une grande partie de la collection devait suivre, mais resta en rade. Comme la famine menaçait, le directeur enjoignit aux botanistes de manger graines et tubercules. Ils refusèrent, préférant se sacrifier. Le siège dura jusqu’en janvier 1944. Un tiers de la population de la ville périt. À l’institut, il s’agissait de maintenir la banque à une température de 1 ou 2 degrés au-dessus de zéro. En janvier et février 1942, la température extérieure descendit à – 40 °C. Les botanistes volaient du combustible. 28 moururent de faim. Un jour, le biochimiste Nikolaï Rodionovitc Ivanov découpa en fines lanières un harnais de cuir brut et les fit bouillir pendant huit heures pour nourrir ses collègues. Ils durent lutter contre des invasions de rats, capables de s’introduire dans des boîtes de métal ventilées afin de manger les graines. Soumis au bombardement incessant des Allemands, ils allaient éteindre les bombes incendiaires qui s’abattaient sur le toit de l’Institut. Sur les 250 000 spécimens de la banque, 210 000 sortirent intacts à la fin de la guerre. Les témoignages des survivants sont unanimes. « Ce n’était pas difficile pour nous de ne pas manger la collection, expliqua le responsable de la banque de tubercules. C’était simplement impossible de manger le travail de notre vie, le travail de la vie de nos collègues. » Plusieurs plants de blé à haut rendement et de pommes de terre résistantes aux maladies servirent à nourrir la planète après la guerre.

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Comme Bill Gates aime bien se raconter, voici le premier des trois volumes de ses Mémoires. Donc oui, lui aussi a été enfant, ado et post-ado. Mais pas n’importe lesquels : précoce génie en puissance doublé d’une parfaite tête à claques, arrogant et indiscipliné. Il l’admet avec une touchante sincérité qui est la marque de fabrique de cet ouvrage, mais une sincérité bidirectionnelle : s’il reconnaît volontiers ses manquements et considère qu’aujourd’hui on l’aurait diagnostiqué comme se situant quelque part sur le spectre autistique (« C’était dans ma tête que je me sentais le plus chez moi »), il martèle aussi qu’il était, oui, un peu exceptionnel, grandissant avec « de plus en plus confiance dans la puissance de [son] cerveau », un cerveau qu’il « n’échangerait pour rien au monde ». Sic. Mais, comme il l’a déclaré sans ambages à GeekWire, « un des grands avantages de l’hyper-succès, c’est qu’on peut facilement faire état de ses propres défauts » (et donc, semble-t-il, de ses qualités aussi).

Sinon, qu’apprend-on au fil des pages ? Que Bill a eu une enfance heureuse et confortable, avec des parents très méritants et patients (qui l’ont quand même mis dans les mains d’un psychologue). Que sa grand-mère, championne aux cartes, lui a appris que pour gagner il fallait toujours se concentrer et calculer. À l’école, il a d’ailleurs découvert « que les maths étaient comme des lunettes à rayons X permettant de décrypter le chaos du monde », et il y excellait. À part ça, pas grand-chose à signaler. Aucun drame, sauf la perte d’un ami cher dans un accident d’alpinisme. Pas d’amours, sauf un innocent râteau au lycée. Apparemment peu de drogues, sauf de l’herbe et une poignée de trips au LSD. Mais beaucoup de bonnes fées ont entouré son ascension, et la liste des remerciements qu’il contient fait ressembler son livre à un discours de remise de décoration, touches d’humour en moins. Et l’on n’en est encore qu’à la moitié…

Heureusement, tout s’anime quand Bill découvre l’informatique et surtout la programmation, à laquelle il s’adonne à 140 %, allant même jusqu’à faire le mur pour pouvoir utiliser gratuitement un ordinateur pendant la nuit. Le récit s’accélère au rythme de la carrière de Gates. Encore lycéen, il lance un business de logiciel, fait des rencontres cruciales (Bob Allen surtout, son complément parfait, un génie informatique aussi mais plus âgé, plus déluré, plus polyvalent), se met à programmer avec acharnement, parfois 36 heures d’affilée. Il enchaîne aussi les créations de micro-entreprises, quitte à se faire de temps en temps gruger (mais Gates senior, un avocat de grand talent, vole à la rescousse). Puis Bill est pris à Harvard (joie de maman), y saute des classes et fait encore d’autres rencontres professionnelles cruciales mais découvre qu’il n’est pas assez génial pour poursuivre dans les mathématiques fondamentales et décide de se lancer à fond dans le business naissant de la fabrication de software. À défaut d’être un grand mathématicien, il se révèle très bon businessman et très bon commercial (c’est lui qui le dit, mais comme le lecteur sait que c’est vrai…). Très vite, il a plusieurs intuitions capitales : l’inéluctable développement des microprocesseurs, donc de l’ordinateur personnel, donc de la centralité des logiciels, sur lesquels il persuade Bob Allen de tout miser.

En 1975, les deux amis (une relation agitée mais féconde) lancent Microsoft (« micro-ordinateur + software »). Ils se font encore parfois gruger, Gates senior vient encore à la rescousse, mais Gates junior apprend de ses erreurs et devient implacable : Bill réduit la participation de Bob de 40 % à 36 % (dureté qu’il regrettera mais considère justifiée) et surtout, pour protéger son sacramentel code source, il entreprend une croisade contre l’open source, généreux principe hippie mais qui entrave le développement de softwares de qualité. Bill Gates n’a alors qu’à peine 20 ans mais à mesure que le rustique Altair et les rubans magnétiques se voient remplacés par les PC du quotidien et les floppy disks, le succès de Microsoft paraît déjà inéluctable. La suite, encore plus brillante, sera décrite au tome deux. On y comprendra sans doute « pourquoi, lecteurs, le renouvellement annuel de votre abonnement à Microsoft Office 365 est lui aussi inéluctable », glisse Steven Poole dans The Guardian.

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Les guerres de grande ampleur n’ont pas manqué dans l’Antiquité : guerres médiques entre la Grèce et la Perse au début du Ve siècle av. J.-C., campagnes de conquête d’Alexandre le Grand au IVe siècle, guerres puniques opposant Rome et Carthage aux IIIet IIe siècles, guerre des Gaules de Jules César au Ier siècle avant notre ère. De toutes, celle qui a le plus marqué les esprits est la guerre du Péloponnèse qui, durant la seconde moitié du Vsiècle, mit aux prises les deux villes d’Athènes (une cité démocratique) et de Sparte (sous régime oligarchique) ainsi que les coalitions bâties autour d’elles. Les historiens n’ont cessé de se pencher sur elle, on l’enseigne dans les écoles militaires, les spécialistes de géopolitique l’utilisent volontiers comme grille de lecture des relations internationales, par exemple des rapports des États-Unis et de la Chine. 

L’attention particulière dont bénéficie ce conflit s’explique par plusieurs raisons. Son bilan matériel fut considérable et elle décima la population de plusieurs des villes engagées dans les combats, à commencer par Athènes, dont les élites payèrent un lourd tribut. Cet affrontement marque par ailleurs la fin, sinon de l’âge d’or de la civilisation grecque classique, qui se poursuivit au IVe siècle (les œuvres des philosophes Platon et Aristote sont postérieures à sa conclusion), à tout le moins de la domination politique et artistique d’Athènes, marquée par la construction du Parthénon et les grandes tragédies d’Eschyle, Sophocle et Euripide. Enfin et surtout, l’histoire de la guerre du Péloponnèse nous a été racontée en détail par celui que l’on considère, davantage encore que son prédécesseur immédiat, Hérodote, comme le premier historien au sens moderne du terme, Thucydide, qui en fait un récit à la fois factuellement précis et accompagné d’explications. Bien qu’ayant lui-même participé à la guerre (il était un des « stratèges », c’est-à-dire un des généraux de l’armée athénienne), il présente de son déroulement une vision équilibrée et aussi objective que possible. Les seuls éléments de fiction qui apparaissent dans son texte sont les discours qu’il met dans la bouche de certains acteurs, dont la fameuse oraison funèbre prononcée par le grand homme d’État Périclès, le plus célèbre morceau d’éloquence de ce genre avec le discours de Gettysburg d’Abraham Lincoln : faire énoncer sous cette forme les points de vue des différents protagonistes était alors un procédé rhétorique courant. Interrompu par sa mort, vraisemblablement autour de 396, son récit s’arrête en 411, quelques années avant la fin de la guerre. Les dernières années de celle-ci seront narrées par Xénophon dans les Helléniques.  

Les historiens distinguent traditionnellement trois grande phases dans la guerre du Péloponnèse. La première démarre avec une série d’incursions des troupes de Sparte dans l’Attique, la partie continentale de la Grèce, où se situe Athènes. À l’issue des guerres médiques qu’ils avaient remportées contre les Perses grâce à leur victoire lors de la bataille terrestre de Marathon et celle, navale, de Salamine, les Athéniens avaient constitué avec plusieurs autres cités une ligue défensive, dite de Délos, qui se transforma rapidement en un empire de caractère colonial : en échange de sa protection, Athènes exigeait des villes qui lui étaient associées un lourd tribut, tout en leur interdisant de construire une flotte. Effrayés par les vues qu’avaient apparemment les Athéniens sur le Péloponnèse, la grande presqu’île où se situe Sparte, les Spartiates lancèrent des attaques préventives qui les conduisirent jusqu’à proximité d’Athènes. Dans un premier temps, celle-ci mit en œuvre une stratégie défensive en laissant les citoyens de l’Attique se réfugier derrière les hauts murs qui protégeaient la ville et l’accès à son port, le Pirée. Une épidémie de « peste » de nature inconnue (le typhus ou une autre maladie transmissible) frappa toutefois durement la population, emportant notamment Périclès. À l’initiative de son successeur Cléon, et sous la direction d’un autre général, Démosthène (sans rapport avec le célèbre orateur du siècle suivant), les Athéniens lancèrent à leur tour des offensives dans le Péloponnèse. 

Une trêve de six ans marque le début de la deuxième phase, qui vit toutefois éclater une série de guerres par procuration entre les villes de la ligue de Délos et celles du Péloponnèse, emmenées par Sparte. Une bataille de grande ampleur entre les troupes des deux villes et leurs alliés permit à Sparte de reprendre le contrôle du Péloponnèse. En 415, Athènes s’engageait dans une expédition en Sicile dont l’objectif affiché était de défendre une de ses villes amies contre une attaque de la cité de Syracuse, alliée de Sparte. L’opération finit en désastre. Les Athéniens perdirent toute leur flotte et leurs troupes furent massacrées ou capturées par les soldats de Syracuse et ceux de Sparte. La troisième phase se caractérise par l’entrée en jeu de la Perse, qui aida Sparte, jusqu’alors puissance terrestre face à la puissance maritime d’Athènes, à s’équiper d’une flotte de guerre. La défaite d’Athènes face à l’escadre des navires spartiates commandée par le très habile général Lysandre précipita sa défaite et sa capitulation. Dans les années qui suivirent, un empire spartiate se substitua à l’empire athénien. Un régime oligarchique aux ordres de Sparte fut installé à Athènes, bientôt ravagée par une guerre civile conduisant à la restauration de la démocratie. Athènes récupéra son pouvoir dans les décennies suivantes avant que Philippe II et son fils Alexandre le Grand n’unifient l’ensemble du territoire grec au sein d’un nouvel empire. Ce ne sont là que les grandes lignes : ces trente années de la guerre furent émaillées de conflits locaux et intermittents, de luttes intestines entre factions soutenues par les deux belligérants, de retournements d’alliance et de loyauté : un des plus brillants généraux athéniens, Alcibiade, craignant pour sa vie parce qu’il était accusé de sacrilège, se mit un temps au service de Sparte, puis des Perses, avant d’être rappelé par Athènes. 

Thucydide énonce avec beaucoup de clarté, de précision et d’intelligence des questions que nous nous posons encore aujourd’hui au sujet de la guerre du Péloponnèse et de la guerre en général. Son texte et les événements qu’il décrit et analyse sont donc un sujet d’étude classique. Parmi ceux qui s’y sont récemment intéressés figurent notamment des historiens américains de sensibilité conservatrice. Dans une somme en quatre volumes qui fait autorité, Donald Kagan reconstitue l’enchaînement des épisodes en montrant de quelle manière ils mettent en lumière des constantes de la nature humaine : la lutte féroce pour le pouvoir et la manière dont, pour reprendre les termes de Thucydide, les hommes se font la guerre « par peur, pour l’honneur et par intérêt ». Spécialiste de l’histoire militaire, Victor Davis Hanson consacre de longues pages à l’armement et à l’équipement des hoplites et aux techniques de combat des phalanges, formations compactes de fantassins qui demeureront très lourdes jusqu’à leur modernisation par Alexandre le Grand, ainsi qu’à la manœuvre des trières de guerre à plusieurs rangs de rameurs, la composition de leurs équipages et leurs divers usages, du transport de troupes à l’éperonnage des vaisseaux ennemis. 

Le livre de Luciano Canfora sur la guerre du Péloponnèse est d’une autre nature. Bien qu’il suive en gros l’ordre chronologique, il ne se veut pas un récit complet des événements mais présente, à propos d’une sélection d’épisodes, une série de réflexions sur leur signification profonde. Philologue autant qu’historien, et classiciste aguerri naviguant dans l’histoire grecque et romaine avec une grande aisance, Canfora multiplie les observations judicieuses au sujet du texte de Thucydide et d’autres auteurs postérieurs qui ont traité du conflit. « Communiste sans parti » depuis la dissolution du parti communiste italien, il a conservé de sa formation marxiste une propension à privilégier, dans l’explication historique, les facteurs économiques et matériels, le rôle des idéologies et les causes structurelles, à l’intérieur de cadres de référence larges, dans le temps comme dans l’espace.  

Ceci le conduit à proposer des dates de début et de fin de la guerre différentes de celles traditionnellement retenues. Pour lui, le conflit commence, non, comme on le dit le plus souvent, avec l’invasion de l’Attique par les troupes de Sparte en 431 av. J.-C., mais en 447, au moment où se constitue, en opposition à Athènes, la ligue béotienne associant Thèbes et Sparte. On pourrait même la faire débuter, suggère-t-il, en 478, au moment où Athènes crée la ligue de Délos et où sont érigées ses murailles. Elle ne se termine par ailleurs pas en 404, avec la destruction de ces mêmes murailles, mais en 394, lorsque celles-ci sont reconstruites, voire en 378 avec la création, par Athènes, d’une nouvelle ligue. À ses yeux, la guerre du Péloponnèse doit être comprise, au-delà de la rivalité entre Athènes et Sparte, comme le produit de la lutte pour le contrôle de la Méditerranée entre l’empire athénien et l’empire perse. À l’origine de la guerre, il y a l’impérialisme de la « thalassocratie athénienne », et en ce sens la guerre menée par Sparte est une guerre défensive. Canfora reprend à son compte la comparaison avec d’autres puissances maritimes comme l’empire anglais au XIXsiècle ou les États-Unis au XXainsi que la comparaison souvent faite avec la Première Guerre mondiale, dans laquelle leur rivalité a entraîné les grands empires européens. Thucydide a raison, dit-il, de présenter ce conflit comme une guerre « mondiale » impliquant « la plus grande partie de l’humanité », le monde connu couvrant alors l’Europe occidentale, le bassin méditerranéen et le Moyen-Orient : au-delà de Syracuse, Alcibiade entendait prendre le contrôle de l’ensemble de la Sicile et même de Carthage. Et, durant cette période, tant Athènes que la Perse sont intervenues en Égypte, grenier à blé de toute la Méditerranée et objet de toutes les convoitises. 

Canfora insiste par ailleurs sur le rôle important joué par la propagande dans la conduite de la guerre. Athènes affirmait apporter la démocratie aux villes qu’elle plaçait sous son autorité et sa protection, et Sparte prétendait lutter pour libérer ces mêmes villes de la tyrannie athénienne. Dans un cas comme dans l’autre, la rhétorique employée n’était pas seulement un instrument d’autojustification mais une arme utilisée pour convaincre les alliés potentiels. En matière philologique, Luciano Canfora défend des thèses qui s’écartent du consensus. Il est généralement admis que Thucydide, puni pour n’avoir pas réussi à empêcher la prise d’Amphipolis par Sparte, a écrit une partie importante de son histoire de la guerre du Péloponnèse en exil, sur la base de récits de témoins. Canfora suggère que sa fortune (il était un riche aristocrate) lui a permis de les payer pour leur contribution. Mais surtout, il soutient qu’il n’a pas été exilé et a été le témoin oculaire direct de beaucoup des faits qu’il rapporte. Il affirme également qu’une partie de son texte a été mise en forme par Xénophon.  

Dans l’ensemble, Luciano Canfora crédite Thucydide d’avoir parfaitement saisi à quel point les trente ans de combats interrompus de trêves qu’il raconte constituaient un événement historique unique. Il le félicite d’avoir réussi à identifier, sous-jacentes aux causes occasionnelles, les causes profondes de la guerre. Il le loue pour sa rigueur, son sens politique et son réalisme, qualités qui lui sont universellement reconnues : Nietzsche recommandait de le lire, à côté de Machiavel, pour cette raison. 

L’application des analyses de Thucydide à d’autres épisodes historiques ou à la compréhension de la situation internationale actuelle peut se révéler extrêmement éclairante mais conduit parfois aussi à des simplifications basées sur d’évidents anachronismes, des inférences abusives et des rapprochements hâtifs. C’est le cas de toutes les comparaisons historiques. Les enseignements qu’historiens, spécialistes des relations internationales et responsables politiques tirent de son histoire de la guerre du Péloponnèse varient selon leur tempérament et leur idéologie. C’est le cas de toutes les œuvres de l’esprit d’une grande richesse, qui sont une inépuisable source d’inspiration. On continuera longtemps à lire Thucydide.

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« C’est l’Angleterre qui a toujours produit les meilleurs physiciens », dit Einstein à l’une de ses élèves berlinoises en 1925, lui conseillant d’aller étudier à Cambridge. « Rien d’étonnant qu’il ait accepté en mai 1931 l’invitation de se rendre à Oxford pour y faire des conférences », écrit Andrew Robinson, qui relate les trois séjours effectués par le théoricien de la relativité (le second en 1932 et le dernier en 1933, alors réfugié du régime nazi). En 1931, Einstein parlait à peine l’anglais et fit ses conférences en allemand, devant un public des deux sexes, fasciné mais dont une infime fraction y entendait quoi que ce soit. Pour tenter de mieux se faire comprendre, il écrivait à la craie sur un tableau noir, dont deux furent subtilisés par le directeur du Musée d’histoire des sciences fondé quelques années plus tôt. Cela embarrassa beaucoup le génial physicien, car sur l’un d’eux, qui résumait sa cosmologie, il avait commis plusieurs erreurs d’arithmétique. Il n’y avait pas à Oxford de physicien de son niveau, ce qui le chagrina. Il dut subir les ronflements du dean du collège de Christ Church, assis au premier rang d’une de ses conférences, qui l’hébergeait, ainsi qu’un discours tenu intégralement en latin. Il se moque dans son journal du caractère cérémonial de la vie à Christ Church. Lors d’un dîner en frac, son voisin de table constata qu’à l’abri de la nappe épaisse il tenait sur ses genoux des feuilles de papier que son crayon couvrait d’équations.

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Si les Tibétains vivent à si haute altitude, c’est probablement qu’ils bénéficient de formes de gènes héritées des Dénisoviens, cette mystérieuse espèce humaine dont l’existence n’a été révélée que depuis peu. Si certains d’entre nous sommes plus résistants que d’autres au coronavirus responsable du Covid-19, c’est sans doute que notre système immunitaire a bénéficié plus que d’autres de gènes hérités des Néandertaliens. Installé depuis plus d’un quart de siècle à l’Institut Pasteur, le généticien Lluís Quintana-Murci propose une vaste synthèse de la longue histoire de nos héritages génétiques, qu’ils soient issus de croisements, d’adaptation à de nouveaux environnements (pigmentation de la peau, tolérance au lactose…) ou encore de la confrontation avec certains pathogènes. Exemple : la tuberculose, qui a exercé ses ravages pendant des millénaires, tuant sans doute au total plus d’un milliard d’humains. La pression de sélection ainsi exercée a fait qu’un variant génétique prédisposant à la maladie est passé en 3 000 ans de 10 % de la population européenne à seulement 2 à 4 % aujourd’hui, relève Jennifer Raff en rendant compte de ce livre dans le Times Literary Supplement.

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Si l’on vous demandait quel était le philosophe le plus renommé et le plus populaire en Occident à la veille de la Première Guerre mondiale, peu d’entre vous connaîtraient la réponse. En février 1913, la conférence d’Henri Bergson à l’université Columbia provoqua le premier embouteillage recensé dans la ville de New York. En 1911, le succès de sa tournée en Angleterre avait provoqué la jalousie de Bertrand Russell : « toute l’Angleterre s’est entichée de lui ; on se demande pourquoi ». À Paris, les dames se pressaient pour assister à ses leçons au Collège de France. À l’époque le célèbre journaliste américain Walter Lippmann expliquait ainsi sa popularité : « il exprime avec une clarté splendide ce que des milliers de gens ressentent vaguement ».

Dans la première biographie en anglais à lui être consacrée, Emily Herring creuse en particulier les raisons pour lesquelles ce penseur français d’origine juive, de père polonais et de mère anglaise, a complètement disparu de nos radars. L’une d’elles et non des moindres fut les doutes qu’il exprima dans les années 1920 sur la valeur explicative de la théorie de la relativité quant à la nature du temps. Bergson est depuis lors considéré comme un homme du passé, qui ne comprenait rien aux sciences. C’est tout à fait injuste, explique Herring. Le jeune Bergson était un mathématicien de haut niveau, qui à 17 ans avait résolu un problème laissé en plan par Fermat. Il ne contestait nullement la théorie de la relativité mais maintenait que la mathématisation du temps ne permettait pas de rendre pleinement compte de sa nature. Vers la fin de sa vie, Einstein revint sur le dédain qu’il avait contracté à l’égard du philosophe, admettant qu’« il n’y a pas de distinction claire entre l’objectif et le subjectif », écrit Mary Ellen Hannibal dans Science.

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Huawei est-elle le cheval de Troie du régime chinois dans les télécommunications occidentales ? C’est plus compliqué, explique la journaliste Eva Dou, qui écrit dans le Wall Street Journal et le Washington Post sur la technologie et la politique internationale (ça va bien ensemble, en effet). D’abord, Huawei est une entreprise remarquable fondée par un homme encore plus remarquable, Ren Zhengfei. Fils d’une victime de la Révolution culturelle, il est devenu un ingénieur militaire très apprécié du leadership chinois pour ses inventions, et bien sûr membre du PCC. En 1987, il fonde avec des amis et un capital de 5 000 $ une « entreprise privée collective », un ovni juridique dans un pays encore démuni de règles capitalistes.

Aujourd’hui, Huawei a 200 000 employés (dont 20 % sont membres du PCC) et fabrique tous les équipements pour télécommunications digitales ou pour outils robotiques. C’est une entreprise au dynamisme implacable qui pousse ses employés au-delà de leurs limites (nombreux suicides à l’appui) et qui a prospéré à travers toute la planète (surtout là où les cadres juridiques n’étaient pas trop contraignants) tout en nouant les meilleures relations avec les banques et les grandes sociétés occidentales d'électronique. Huawei doit sa grande percée à la 3G, puis à la 4G, puis à la 5G pour laquelle elle a investi massivement, « au prix d’un formidable risque commercial mais qui s’est révélé incroyablement lucratif », écrit Michael Burleigh dans la Literary Review.

Aujourd’hui Huawei domine la 5G, mais sent aussi le soufre pour avoir commercé avec des pays mis à l’index comme l’Iran, ou collaboré étroitement avec le régime chinois pour contrôler/exploiter les Ouïgours, et plus encore pour être soumise à un système qui lui intime le devoir, en tant « qu’organe de la sécurité d’État », d’inspecter à sa guise « tous les instruments de communication électronique et les équipements et matériels et les installations appartenant à tout individu ou organisation » – en Chine, et implicitement partout ailleurs. Eva Dou fait valoir que la plupart des États imposent aux sociétés de télécom des obligations similaires. Et que les services secrets occidentaux apprécient beaucoup la faculté que leur donne la porosité des équipements Huawei pour pénétrer les systèmes de communication de leurs alliés ou ennemis. Et que Huawei à ce jour n’a jamais été prise la main dans le sac – sauf en commerçant avec l’Iran, ce qui a valu l’arrestation en 2018 au Canada de la fille Ren Zhengfei. Washington a mis la pression sur ses proches alliés pour qu’ils soustraient leurs réseaux 5G à Huawei, mais rogner les ailes du dragon chinois permet également de favoriser l’essor d’une concurrence américaine sur un créneau imprudemment délaissé, le hardware télécom. Huawei aussi manie l’ambiguïté, à la fois féale du PCC et capitaliste acharnée, comme en témoigne sa gestion du personnel ou la démesure de son siège social à Shenzhen ou de son campus à Shanghai (prévu pour 35 000 chercheurs). D’ailleurs, son nom 华为 peut se traduire par « prouesse chinoise » ou « splendide réussite ». Oui, ambigu…

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En un demi-siècle de carrière, Stanley Kubrick, décédé en 1999 à l’âge de 70 ans, n’a réalisé que treize longs métrages. Mais presque tous sont aujourd’hui considérés comme des classiques. Ensemble, ils composent une des œuvres les plus puissantes et originales de l’histoire du cinéma. Comme l’a montré Michel Ciment dans le livre qu’il lui a consacré, cette œuvre est d’une grande cohérence. Les films de Kubrick relèvent à première vue de genres distincts : film de guerre, de science-fiction, d’horreur, historique « en costumes », satire politique, drame érotique. Regardés attentivement, ils sont intimement unis par le recours fréquent à certains procédés stylistiques comme les travelings avant et arrière, la préférence accordée aux mouvements de caméra par rapport aux effets de montage, la présence épisodique d’images assez similaires et une série de thèmes communs : la guerre et la violence, les dangers de la technique, le désir sexuel et la jalousie, l’ambition et l’échec. 

Si la filmographie de Kubrick est courte, c’est en raison de la manière dont il travaillait. Contrairement à Orson Welles, à qui il a souvent été comparé, il n’a jamais manqué de moyens financiers. Et il disposait d’une grande liberté de création : rapidement, grâce au succès commercial de ses premières réalisations, il a conquis le privilège rare de pouvoir exercer sur ses films un contrôle complet, du choix des acteurs et des scénaristes au montage final. Mais son tempérament exigeant et perfectionniste le ralentissait : il consacrait un temps considérable à la préparation de ses films et à leur montage, les deux aspects de son travail qu’il affectionnait le plus, le tournage n’étant à ses yeux qu’une phase nécessaire, mais ennuyeuse. Et lorsqu’il n’était pas engagé dans la réalisation d’un film, il était occupé à explorer des idées et étudier des projets, ce qui lui prenait beaucoup de temps. 

Stanley Kubrick est né à New York dans une famille juive aisée originaire d’Europe centrale. Son père était médecin dans le quartier du Bronx. L’école ne l’intéressait guère et toute sa vie il fut un autodidacte. Lorsqu’il eut 13 ans, son père lui offrit un appareil photographique, cadeau qui lui fit découvrir sa vocation : fabriquer des images. Durant toute sa jeunesse, il travailla comme photographe pour différentes publications, dont le magazine Look. Un de ses modèles était le fameux photographe de presse Weegee, spécialisé dans les faits divers new-yorkais. À côté de la photographie, sa seconde passion était le jeu d’échecs. Longtemps, il compléta ses maigres revenus en exploitant ses talents dans ce domaine et il ne cessera jamais d’y jouer, y compris sur les plateaux de tournage. Ses années de jeunesse se déroulèrent dans l’atmosphère libertaire des milieux artistiques new-yorkais des années 1960. Rapidement, il passa de la photographie au cinéma en réalisant, dans des conditions qui ne sont pas sans faire penser aux débuts de la Nouvelle Vague, trois courts-métrages, puis trois premiers longs-métrages inspirés des films noirs, un genre qui l’a fortement influencé. Le dernier d’entre eux, The Killing (L’Ultime Razzia), de facture déjà très personnelle, raconte l’histoire d’un hold-up sur un champ de courses et ses suites malheureuses. 

Sa carrière démarra vraiment avec Les Sentiers de la gloire, récit de l’exécution pour l’exemple, sur le front de la guerre de 14-18, de trois soldats français accusés de désertion pour avoir survécu à un assaut suicidaire lancé par leurs officiers supérieurs contre une position allemande imprenable. Pour interpréter le rôle d’une jeune femme du camp ennemi qui, à la fin du film, en chantant, fait pleurer d’émotion les soldats français au départ cruellement moqueurs, Kubrick fit appel à une actrice allemande qu’il avait repérée : Christiane Harlan. Il l’épousa peu après. Notoirement peu à l’aise avec les femmes, Kubrick avait tout de même déjà été marié à deux reprises. Ce troisième mariage durera jusqu’à la fin de sa vie. Le rôle du capitaine qui défendait les hommes appelés à être fusillés était tenu par Kirk Douglas. L’acteur lui demanda peu après de diriger Spartacus, qu’il produisait, après qu’Anthony Mann eut abandonné la direction du film. La distribution comportait de nombreuses vedettes, Kubrick n’était pas seul maître à bord, et si cette histoire d’une révolte d’esclaves porte par endroits sa marque, certaines séquences d’esprit trop hollywoodien lui ont été imposées ; cela ne se reproduira plus jamais. 

Pour des raisons économiques, son film suivant, une adaptation assez personnelle du roman Lolita de Vladimir Nabokov, fut tourné en Angleterre. Conjuguée avec ses mauvais souvenirs de la Californie et du système d’Hollywood, la découverte de l’Angleterre le décida à s’établir définitivement dans ce pays. À l’exception de quelques mois en Irlande pour le tournage de Barry Lyndon, il ne le quitta plus jamais. Il y résida successivement dans deux vastes propriétés situées à quelques dizaines de kilomètres de Londres, Abbots Mead, puis Childwickbury Manor. Il y vivait au milieu de sa famille (Christiane, la fille de celle-ci et les deux filles qu’ils eurent ensemble) et d’une grande quantité de chiens et de chats. Son entourage immédiat se composait de son beau-frère Jan Harlan et de quelques assistants, dont Emilio D’Alessandro. D’origine italienne, au départ son chauffeur, il devint rapidement son homme de confiance, chargé de régler une multitude de problèmes liés au travail du cinéaste, à la vie pratique de sa famille et au fonctionnement de la maison. Comme à tous ses collaborateurs, il lui laissait des instructions écrites très précises et détaillées sur les tâches à effectuer. D’Alessandro a publié ses souvenirs de plusieurs décennies de vie en compagnie du réalisateur et un film documentaire lui a été consacré. Childwickbury Manor était divisé en trois parties abritant respectivement l’atelier de Christiane, qui s’était mise à la peinture, les lieux de vie et les nombreuses pièces consacrées au travail du cinéaste : salle de projection, studio de montage, locaux d’archives. 

Lolita sortit dans les salles en 1962. Dans les dix-huit années qui suivirent, Kubrick réalisa à un rythme assez régulier cinq des films pour lesquels il est le plus connu : Docteur Folamour, hilarante satire sur la guerre nucléaire ; 2001 : L’Odyssée de l’espace, méditation sur la technique, l’évolution et le destin de l’humanité ; Orange mécanique, comédie noire sur la violence urbaine ; Barry Lyndon, d’après un roman de Thackeray,  histoire de l’ascension sociale d’un jeune ambitieux, de sa déchéance et de sa chute ; et The Shining, sous les apparences d’un film d’horreur une angoissante fable sur la folie, l’impuissance créatrice et la violence familiale. Généralement appréciés par le public, à la grande satisfaction de leur auteur qui n’entendait pas faire du cinéma pour les salles d’art et d’essai, ils furent accueillis de façon mitigée par la critique, déconcertée par certaines de leurs audaces et le perpétuel changement de registre. La critique new-yorkaise, en particulier, fut souvent très sévère avec lui.    

La biographie de Robert P. Kolker et Nathan Abrams fourmille d’anecdotes au sujet de la manière dont Kubrick se documentait et de son obsession pour l’authenticité, qualité dans son esprit distincte du réalisme. Pour pouvoir évoquer avec précision, dans Les Sentiers de la gloire, la vie sur le front et dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, « il voulait tout savoir : la marque de cigarettes que les soldats français fumaient, les journaux qu’ils lisaient, les chansons qu’ils chantaient, comment ils se taillaient la barbe, les sujets dont ils bavardaient et même quelles pin-up ils épinglaient sur les murs ». Les décors et les paysages de Barry Lyndon sont basés sur l’étude attentive des grands peintres paysagistes et d’intérieur anglais du XVIIIe siècle : Reynolds, Hogarth, Constable, Gainsborough et Joseph Wright of Derby. Pour concevoir l’hôtel de montagne désert dans lequel, dans The Shining, l’écrivain paranoïaque interprété par Jack Nicholson, sa femme et son petit garçon se trouvent isolés, Kubrick envoya des collaborateurs photographier de nombreux établissements de ce type à travers les États-Unis, leur demandant de mesurer la largeur des portes, des couloirs et des ascenseurs. 

Aucun détail des accessoires, des costumes, des maquillages n’échappait à son attention. Le nombre de prises qu’il pouvait effectuer pour une scène a acquis « un statut mythologique », observent Kolker et Abrams : couramment 50, parfois 80, jusqu’à plus de 100 dans certains cas. Tant que le jeu des acteurs ne correspondait pas exactement à ce qu’il avait en tête, il les faisait impitoyablement recommencer. Exigeant généralement un respect absolu du texte du scénario, il savait aussi exploiter l’imagination et les capacités d’improvisation d’acteurs doués comme Peter Sellers (extraordinaire dans trois rôles différents de Docteur Folamour) ou Jack Nicholson, dont il acceptait volontiers les idées. Aussi exigeant avec les comédiens qu’avec les scénaristes ou les techniciens, il leur imposait sans état d’âme des conditions de travail inconfortables, voire très éprouvantes. L’atmosphère dans les locaux où furent filmés les plans d’intérieur de Barry Lyndon, éclairés par la seule lumière de centaines de chandelles, était suffocante et on a gardé une photo de Ryan O’Neal aspirant entre deux prises une bouffée d’air d’une bonbonne d’oxygène. Le tournage de toute la seconde partie de Full Metal Jacket (1987),  qui décrit l’action au combat, dans la ville vietnamienne de Huê, d’un peloton de marines entraînés à devenir des machines à tuer, s’est déroulé dans les ruines d’un ancien bâtiment industriel au sol jonché de débris et couvert de produits toxiques. La plupart des acteurs engagés par Kubrick gardent cependant un excellent souvenir de leur expérience avec lui.    

Kolker et Abrams racontent aussi l’histoire des films qu’il a envisagés de faire. Il y en eut beaucoup, mais quatre projets en particulier l’ont accompagné toute sa vie. Un seul d’entre eux se concrétisa. Passionné par la littérature allemande et autrichienne et la psychanalyse, il songea longtemps à adapter La Nouvelle rêvée d’Arthur Schnitzler. Il y parvint finalement avec son dernier film, quasiment terminé à sa mort, Eyes Wide Shut. Transposée de Vienne à New York, l’histoire est celle d’un couple dont l’homme et la femme sont travaillés par des rêves d’infidélité et des rêveries érotiques. Exceptionnellement, le film se termine sur ce qui peut être interprété comme une note d’espoir. Deux autres projets que Kubrick a traînés toute sa vie sont un film sur Napoléon, dont la personnalité, les talents de stratège, les exploits et le destin le fascinaient, et un autre sur l’Holocauste qu’il ne réussit jamais à mener à bien, peut-être parce que le sujet le perturbait profondément et qu’il ne voyait pas comment l’évoquer d’une manière qui soit acceptable. Un troisième grand projet resté inabouti après des années de travail fut l’adaptation d’un conte de science-fiction de Brian Aldiss, une sorte de Pinocchio futuriste, récit des aventures d’un robot enfant voulant devenir un véritable petit garçon. Kubrick finit par le céder à Steven Spielberg qui en tira A.I. Artificial Intelligence. Le film est empreint d’une sentimentalité dont on peut se demander ce que Kubrick aurait pensé. Comme dans le cas de l’Holocauste, la souffrance d’un enfant, suggèrent ses biographes, le touchait peut-être trop pour qu’il puisse lui-même en traiter.   

L’image qui ressort de cette biographie très complète confirme, mais en partie seulement, les légendes que les critiques et les journalistes ont fait circuler à son sujet. Obsédé par la perfection, il pouvait se montrer tyrannique. Concentré sur son travail, il avait tendance à négliger les besoins et les sentiments des autres : « Il devait obtenir ce qu’il voulait. Ou, s’il ne savait pas ce qu’il voulait, il poussait tout le monde à l’aider à le trouver ». Sa volonté de contrôle absolu s’étendait très loin, jusqu’au moindre aspect de la distribution et de l’exploitation de ses films : traduction des titres, choix des salles, couleurs et caractères des affiches. Elle le conduisait aussi parfois à intervenir dans la vie privée de membres de sa famille et de ses collaborateurs. 

Mais il était également, à sa manière, généreux, parfois prévenant, souvent très drôle et toujours brillant. La plupart de ceux qui l’ont approché gardent le souvenir d’un homme réservé mais cordial, orgueilleux mais exempt de vanité et toujours passionnant à écouter. Loin d’être le reclus qu’on a parfois décrit, il accueillait volontiers chez lui toutes sortes de gens, cinéastes comme Roman Polanski ou Steven Spielberg, écrivains comme John le Carré, experts en tout genre. Moins, il est vrai, par goût de la compagnie que pour assouvir son insatiable curiosité et apprendre de ses invités des informations qui lui seraient utiles.  

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