WP_Post Object
(
    [ID] => 131724
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2025-04-10 16:39:22
    [post_date_gmt] => 2025-04-10 16:39:22
    [post_content] => 

Largement motivée par des raisons idéologiques, l’offensive menée par Trump contre une bonne partie de l’establishment scientifique intervient dans un contexte de crise profonde dudit establishment. Un article publié dans la revue Science, qui en est le cœur, l’expose avec une rare crudité. Le prétexte est un livre-enquête publié par l’un de ses journalistes, Charles Piller, sur l’un des cas de fraude les plus saillants de ces dernières années. Il concerne la maladie d’Alzheimer. Résultat : le consensus sur l’implication des plaques dites amyloïdes dans la genèse de la maladie, consensus sur lequel des carrières se sont construites et de coûteux essais cliniques ont été réalisés, est remis en cause. À l’origine, des fraudes en série commises par un chercheur français recruté par l’un des plus célèbres laboratoires spécialisés en la matière, à l’université du Minnesota. Mais au-delà de ce cas personnel, c’est tout le système de recherche qui une fois de plus révèle sa déliquescence. 

Fait notable, le signataire du compte-rendu dans la célèbre revue, Carl Elliott, lui-même de l’université du Minnesota, expose la manière dont son université a couvert le chercheur. Fait non moins notable, il donne les noms de certaines des pointures elles aussi impliquées, y compris à Harvard, à l’université de Californie du Sud ainsi qu’au NIH (National Institutes of Health), lequel est dans le collimateur de Trump. La revue Nature est mise en cause : elle a mis dix-huit ans avant de « rétracter » l’article phare du chercheur français, censé avoir été « revu par les pairs ». En cause aussi l’entreprise Cassava Sciences, qui a obtenu de la FDA (Food and Drug Administration) de procéder à des essais cliniques pour le simufilam, l’une des molécules testées dans le cadre de la théorie amyloïde. 

« Le plus frappant est peut-être l’atmosphère de peur rapportée par l’auteur, écrit Elliott. Pratiquement tous ceux à qui il essaie de parler sont terrifiés. » Et la plupart de ceux à qui est présentée la preuve que des articles qu’ils ont cosignés comportent des images falsifiées « se cachent derrière des avocats et refusent de répondre aux questions ». Pourtant, observe Elliott, « il serait erroné de faire porter tout le blâme sur des chercheurs individuels. Ils travaillent dans un système qui leur donne de puissantes incitations à tricher, sans grand risque d’être punis. Les journaux scientifiques résistent aux pressions exercées pour rétracter des articles. Des chercheurs de renom ajoutent leur nom à des articles qu’ils n’ont pas examinés de près et rejoignent le conseil d’administration d’entreprises sujettes à caution. Le plus dommageable est peut-être le comportement des institutions de recherche, dont beaucoup font de leur mieux pour couvrir les inconduites des chercheurs et les protéger. »

Dans un compte-rendu du même livre paru dans le Times Literary Supplement, Kathleen Taylor, qui a publié deux livres sur les démences du type Alzheimer, cite sans émettre de réserve l’expression de « mafia amyloïde » utilisée par l’auteur et cite un passage où il évoque les conflits d’intérêts qui pervertissent les décisions de la FDA : « Des membres des comités consultatifs de la FDA gagnent des centaines de milliers de dollars versés par les entreprises dont ils ont approuvé les médicaments ». 

[post_title] => Le système scientifique sur le gril [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-systeme-scientifique-sur-le-gril [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-10 16:39:23 [post_modified_gmt] => 2025-04-10 16:39:23 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131724 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 131721
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2025-04-10 16:37:16
    [post_date_gmt] => 2025-04-10 16:37:16
    [post_content] => 

À eux deux, ils ont conquis puis partiellement reconquis, en l’espace de trois générations, « le plus vaste empire terrestre qui ait jamais existé ». Le grand aîné, Gengis Khan, a commencé en fédérant les clans batailleurs de la fruste tribu mongole. Issu d’un sous-clan inférieur dans une société obsédée de généalogie, il avait pourtant démarré très bas. Mais après une jeunesse plus que problématique (avec même des périodes d’esclavage), il avait peu à peu rassemblé des alliés, organisé l’armée sur des bases méritocratiques, connu quelques défaites et beaucoup de victoires. Vainqueur, il agrégeait les troupes battues et continuait d’avancer – allant jusqu’à la mer Caspienne et à la Volga, ainsi qu’en Sibérie et en Chine jusqu’à Pékin. Ses conquêtes, fondées sur la terreur mais aussi sur une certaine miséricorde envers les vaincus, servaient à permettre d’autres conquêtes. Et quand il mourut en 1227, dans des circonstances mystérieuses (peut-être lors du viol d’une reine capturée qui avait introduit une lame dans son vagin !), il laissait un État en bonne et due forme : des successeurs choisis (en assemblée) parmi ses fils, des infrastructures commerciales et routières, un système administratif centralisé et une sorte de code juridique et moral, le Yassa, très novateur économiquement, socialement, religieusement (tolérance intégrale) et même écologiquement (chasse interdite en période de reproduction). Ses conquêtes avaient par ailleurs eu l’effet bénéfique d’abattre les frontières entre les peuples domptés, donc de fluidifier les mouvements de marchandises, de technologies et d’idées. Pourtant, malgré l’instauration graduelle de la fameuse Pax Mongolica, un siècle plus tard l’empire mongol tombait déjà en pleine déréliction. 

Surgit alors, vers 1370, Timour Leng (Timour le Boiteux alias Tamerlan), un Gengis Khan bis, qui allait reconquérir une bonne partie des territoires soumis par son lointain précurseur et prolonger l’empire vers la Russie, le Moyen-Orient (Damas et Bagdad) et le Pendjab. On associe volontiers ces deux conquérants, pourtant bien différents, explique le médiéviste anglais Peter Jackson avec force détails (720 pages dont 267 de notes !). Le premier était un dévot chamaniste, un nomade qui de sa vie n’avait pénétré qu’une seule fois dans une ville (Boukhara), et qui n’avait laissé aucune trace matérielle de lui, même pas une tombe. En revanche, le second, issu d’encore plus bas (c’était un voleur de bétail), était un musulman qui massacra ses coreligionnaires par dizaines de milliers. Ses conquêtes, surtout motivées par le butin, étaient assorties d’actes de cruauté extrême. Il décapite peut-être 100 000 habitants de Delhi ; en Turquie, pour respecter une promesse de ne pas verser le sang des défenseurs de la ville de Sivas, il les enterre tous vivants. Il délaissait les régions pillées, quitte à repasser quelques années plus tard. Aussi, « tandis que l’empire mongol parvint à continuer à grandir pendant deux générations après la mort de Gengis Khan, celui de Timour s’est aussitôt fragmenté après la sienne, en 1405, comme un feu de paille inconcevablement brutal et mortel », écrit Peter Gordon dans la Asian Review of Books. Si Gengis Khan « bâtissait avec des nations », Tamerlan le faisait avec des blocs de pierre, notamment à Samarcande, chef-d’œuvre qui lui survit encore. Hélas, en Occident son image reste celle d’un destructeur si cruel qu’elle a valu au terme « mongol » une connotation fort péjorative. En Asie en revanche, les deux ravageurs sont quasiment déifiés. 

[post_title] => Gengis Khan et Tamerlan, même combat [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => gengis-khan-et-tamerlan-meme-combat [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-10 16:37:17 [post_modified_gmt] => 2025-04-10 16:37:17 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131721 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 131713
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2025-04-10 16:32:37
    [post_date_gmt] => 2025-04-10 16:32:37
    [post_content] => 

En 1458, à l’aube de l’imprimerie, Nicolas Jenson, graveur à la Monnaie de Paris, arrive dans l’atelier de Gutenberg à Mayence, envoyé par le roi Charles VII pour apprendre le nouvel art de l’imprimerie mécanique à caractères mobiles. Plus tard, en 1470, installé à Venise, alors capitale de l’édition, Jenson ouvre son propre atelier et, avec des graveurs, des typographes et des imprimeurs, il jette les bases de l’édition moderne, standardise l’écriture, introduit des améliorations techniques. Surtout, il optimise les caractères. Il exerce une influence déterminante sur les graveurs qui vont suivre, comme Claude Garamond. Bien que créateur du Times New Roman, Stanley Morison, le grand historien de la typographie, considérait le Roman de Jenson comme le plus parfait caractère d’imprimerie jamais gravé. Il continue d’être utilisé de nos jours1

Avec une évidente ambition didactique, El príncipe de la imprenta se présente comme un dialogue sur l’origine et l’expansion des premiers imprimeurs en Europe. Enric Satué met en scène un Jenson mourant, intoxiqué par les vapeurs de plomb, faisant le bilan de sa vie avec Peter Ugelheimer, son associé et ami, qui a l’intention d’écrire sa biographie. Célèbre designer espagnol, Satué livre ici son premier roman. Il y développe une foule d’explications plus ou moins détaillées sur l’art de l’imprimerie à ses débuts : l’origine des majuscules et des minuscules, le rapport entre la peinture à l’huile et la graisse utilisée pour épaissir l’encre, ou encore le nombre de lignes par page des bibles imprimées par Gutenberg. Le descriptif méticuleux est à la fois louable et pesant, juge Diego Areso dans El País. « Les diagrammes, les gravures et les anecdotes techniques sont un régal pour tout amateur de design ou d’histoire, mais ils nuisent au récit, peut-être parce que l’objectif de Satué est davantage d’instruire que de divertir. L’auteur lui-même semble le reconnaître avec ironie, mettant dans la bouche du protagoniste un reproche à son biographe : “Votre histoire manque d’émotion. Le lecteur d’un livre y cherche avant tout la sagesse, mais aussi des émotions qui le touchent”. »

Le progrès de l’imprimerie peut-il être comparé à celui de l’intelligence artificielle ? Interrogé à ce sujet par le journal espagnol Diario 16Satué répond : « Bien sûr : toutes deux ont contribué à changer la société de leur époque. Ce que Nicolas Jenson et l’Italien Alde Manuce ont réalisé au XVe siècle, Bill Gates et Steve Jobs l’ont réalisé au XXe. Mais l’Histoire s’écrit toujours en caractères d’imprimerie… »

[post_title] => Le tailleur de caractères [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-tailleur-de-caracteres [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-10 16:35:28 [post_modified_gmt] => 2025-04-10 16:35:28 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131713 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 131710
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2025-04-10 16:30:57
    [post_date_gmt] => 2025-04-10 16:30:57
    [post_content] => 

« La marée montante soulève tous les bateaux », disait John Kennedy. La formule se vérifie, estime l’économiste suédois Daniel Waldenström. Son livre est le dernier en date des assauts répétés menés contre la thèse du Français Thomas Piketty, pour qui l’inégalité a fortement augmenté ces dernières décennies, lui faisant retrouver le niveau d’avant la Première Guerre mondiale. Waldenström a repris les données de base dans six pays : France, Allemagne, Espagne, Suède, Royaume-Uni et États-Unis. Il en tire deux conclusions essentielles. D’une part, en termes de pouvoir d’achat, la richesse a considérablement augmenté en un siècle, et plus encore depuis 1980 : « Nous sommes aujourd’hui plus de trois fois plus riches en termes de pouvoir d’achat que nous l’étions en 1980 et presque dix fois plus riches qu’il y a un siècle ». D’autre part, les 90 % les moins riches, donc le gros de la population, s’est plus enrichi que l’élite des 1 % les plus riches. Dans la revue qu’il dirige, The Independent Review, l’économiste américain Robert M. Whaples résume ainsi l’une des figures du livre : « Entre 1910 et 2010, la richesse de l’« élite » (les 1 %) a été multipliée par 3 en France, par 8 en Suède, par 16 aux États-Unis et n’a pas augmenté de manière significative au Royaume-Uni. Pendant ce temps, la richesse du « peuple » (les 90 % les moins riches) a été multipliée par 24 en France, par 54 en Suède, par 26 aux États-Unis et par 80 au Royaume-Uni. » L’un des facteurs essentiels de cette évolution, selon Waldenström, est l’accession à la propriété. Whaples insiste de son côté sur le rôle de la sécurité sociale. Si l’on prend en compte ce facteur, écrit-il, l’accroissement des inégalités constaté aux États-Unis depuis 1980 doit être fortement relativisé. Autre enseignement du travail de Waldenström : la proportion de milliardaires qui ont hérité de leur fortune a été presque divisée par deux entre 1980 et 2010, passant de 60 à 35 %.    

[post_title] => La richesse croît, l’inégalité régresse [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-richesse-croit-linegalite-regresse [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-10 16:30:58 [post_modified_gmt] => 2025-04-10 16:30:58 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131710 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 131706
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2025-04-10 16:27:27
    [post_date_gmt] => 2025-04-10 16:27:27
    [post_content] => 

On dit souvent de la peinture et de la musique qu’elles commencent là où finit le pouvoir des mots. La même affirmation peut être faite au sujet de la danse, le moins intellectuel et le plus physique des arts. Comme le peintre avec les formes et les couleurs, et le musicien avec les sons et les cadences, le chorégraphe travaille avec les mouvements. Mais ces mouvements sont ceux du corps humain, qui est à la fois son matériau et son instrument. La danse est aussi l’art de l’éphémère. Des traditions existent et sont enseignées, et des systèmes de notation plus ou moins convaincants ont été élaborés. Mais en l’absence d’enregistrements, qui ne sont pas toujours réalisés, il est malaisé de se faire une idée exacte des chorégraphies du passé et de la manière dont elles furent exécutées.

Est-ce parce qu’il est difficile d’écrire à son sujet que la plupart des ouvrages qui lui sont consacrés sont des recueils de photographies ou des livres de souvenirs de danseurs ? Les biographies de grands chorégraphes, notamment, ne sont pas très nombreuses. Une lacune importante vient d’être comblée avec la parution de la première biographie complète du plus grand chorégraphe du XXsiècle, George Balanchine, sur qui n’existaient jusqu’ici que quelques courts ouvrages. Très détaillée (700 pages), elle est due à Jennifer Homans, qui avait publié il y a quinze ans une volumineuse histoire du ballet, Apollo’s Angels.  

Né en Russie en 1904, George Balanchine est devenu danseur un peu par hasard. Sa sœur passait une audition à l’école impériale de danse de Saint-Pétersbourg et il fit de même pour la forme. Les candidats masculins étant peu nombreux, c’est lui qui fut retenu. En 1917, la révolution d’Octobre éclatait. Le théâtre impérial fut fermé, puis rouvrit sous un nouveau nom. Le monde de la danse russe connut une période de grand dynamisme, mais dans des conditions matérielles très dures, au sein d’une société accablée de pauvreté. En 1922, Balanchine formait sa propre compagnie. Deux ans plus tard, à l’occasion d’une tournée en Allemagne, sommé par les autorités de rentrer au pays, il choisit de faire carrière en Europe. Toute sa vie, il gardera cependant la nostalgie de la Russie impériale. Il restera profondément croyant et attaché à la religion de son enfance, comme à la culture musicale et littéraire russe. Et il ne cessera de détester férocement le communisme. 

À cette époque, la grande figure du monde de la danse en Europe de l’Ouest était l’imprésario Serge de Diaghilev, créateur des fameux « ballets russes » et découvreur et amant de Vaslav Nijinski. Il engagea Balanchine, qui monta des ballets pour lui jusqu’en 1929. Formé à l’école du chorégraphe Marius Petipa, premier maître de ballet du théâtre impérial de Saint-Pétersbourg, Balanchine n’en était pas moins résolu à rompre avec ce que le ballet classique avait de rigide et de conventionnel, pour développer un style mieux à même de faire « voir la musique ». Le premier produit de cet effort fut Apollon Musagète, sur une musique d’Igor Stravinski, dont il avait fait la connaissance, qu’il admirait profondément et qui restera son ami. Atteint de tuberculose, gravement malade, il dut interrompre quelques mois sa carrière pour effectuer un séjour dans un sanatorium en Suisse. Avoir frôlé la mort, souligne Jennifer Homans, lui donna un sens aigu du présent, du maintenant et de l’instant, qui se traduit dans sa danse et dans la philosophie de la vie qu’il enseignera à ses danseurs. 

En 1933, il rencontrait l’homme qui allait décider de son destin : un jeune juif américain de famille riche nommé Lincoln Kirstein. Homosexuel très actif, bourré d’idées et d’énergie, régulièrement en proie à des crises névrotiques ou psychotiques, Kirstein était passionné par la danse. Il convainquit Balanchine de l’accompagner aux États-Unis, où il lui servira de génie tutélaire jusqu’à la fin de ses jours. Grâce à sa fortune, ils créèrent ensemble en 1934 une école de danse, la School of American Ballet. La même année, Balanchine montait à New York avec ses élèves le premier long ballet de sa carrière américaine, Sérénade, sur une partition de Tchaïkovski. Comme beaucoup des quelque 400 ballets de Balanchine, il est sans véritable intrigue ; et comme presque tous, il contient une succession de moments de grâce en hommage à la femme. En 1948, Balanchine et Kirstein fondèrent ensuite une compagnie en bonne et due forme, le New York City Ballet, dont Kirstein sera le directeur général et Balanchine le chorégraphe attitré durant quatre décennies.   

Avant de devenir historienne et critique, Jennifer Homans a pratiqué la danse, qu’elle a étudiée notamment à la School of American Ballet. C’est donc en connaissance de cause qu’elle parle de ses aspects techniques, de l’expérience des danseurs qui ont travaillé avec George Balanchine et de ce qui distinguait ses chorégraphies. Celles-ci sont souvent qualifiées de « néo-classiques », une étiquette un peu trop générale et trompeuse. Contrairement à celui des pionnières de la danse moderne Isadora Duncan, Loïe Fuller ou Martha Graham, qui développèrent un style de danse très libre et affranchi des contraintes et conventions, le travail de Balanchine se situe dans le strict prolongement de la tradition du ballet classique. Mais il introduit des innovations radicales. « Les danses les plus classiques de Balanchine, souligne Jennifer Homans dans Apollo’s Angels, ont un côté révolutionnaire, et ses danses les plus révolutionnaires sont toujours enracinées dans les formes classiques. » Balanchine n’attaquait pas la tradition dans l’esprit de rébellion des avant-gardes. Il la changeait de l’intérieur en y incorporant avec inventivité des éléments inédits. Dans ses ballets, d’où l’effusion de sentimentalité est bannie au profit de la pureté des mouvements, les pas et les attitudes classiques sont subtilement reconfigurés, de manière à accentuer l’impression de fluidité, de musicalité, de rapidité. Les pliés sont particulièrement profonds, la montée sur les pointes et la descente de pointes se font de manière extrêmement souple. « Dans l’arabesque (une jambe étendue vers l’arrière, le dos arqué), [les danseurs] enfreignent les règles de placement traditionnel exigeant que les deux hanches restent rigoureusement parallèles. [Le bassin s’ouvre] comme si l’on tirait la jambe vers l’arrière, disloquant et réordonnant […] le corps pour réaliser une ligne plus longue. C’est toujours une arabesque très reconnaissable, mais l’organisation du corps est dynamique et asymétrique. »

Ce style de danse est exigeant et nécessite un corps réagissant avec vitesse et précision. Balanchine soumettait ses danseurs à un entraînement éprouvant : plus de soixante tendus en succession à la barre, d’un côté, puis de l’autre, puis en arrière, d’une jambe puis de l’autre, de plus en plus rapidement. Contrairement à Jerome Robbins, qui fut son collaborateur puis son rival, il ne s’emportait jamais et ses manières restaient toujours douces. Mais il était d’une rigueur impitoyable. Les membres de la troupe étaient supposés tout sacrifier à ce qui seul comptait pour lui, la danse. Avec ses danseuses, il était tyrannique. Obsédé par la beauté du corps humain, qu’il voulait exalter, il leur enjoignait en permanence de surveiller leur poids. Il les mettait aussi constamment en garde contre le mariage et n’appréciait guère qu’elles aient des enfants, une source inévitable de distraction et une cause d’indisponibilité. Les rôles étaient parfois assignés à la dernière minute, sans égard pour celles qui les avaient préparés. Ses danseurs l’adoraient cependant, ils lui vouaient un culte décrit par plusieurs observateurs comme quasiment religieux. 

On a souvent souligné l’imbrication complète de la vie sentimentale de Balanchine et de son travail artistique. Les cinq femmes avec lesquelles il a été marié ou a vécu, et les innombrables autres avec lesquelles il a eu des aventures, ont toutes été ses danseuses. C’est pour elles qu’il concevait les rôles qu’elles interprétaient, et, dans ses ballets, on trouve souvent le reflet des sentiments qu’il éprouvait à leur égard. Ils étaient souvent réciproques, mais pas toujours. Lorsqu’il fit la connaissance de Suzanne Farrell, il était marié avec Tanaquil Le Clercq, tragiquement frappée par la poliomyélite à l’âge de 27 ans (elle restera paralysée à partir de la taille toute sa vie). Suzanne avait 41 ans de moins que lui. Catholique, elle n’entendait pas avoir avec le chorégraphe d’autres relations que professionnelles. Mais il lui accordait un traitement de faveur, et les autres danseurs finirent par la détester et perdre le respect qu’ils avaient pour leur directeur. Le moral de la compagnie s’effondra. Un jour, elle se maria avec un autre membre de la troupe, à la grande contrariété de Balanchine. Lorsqu’elle exigea qu’il attribue à son mari un rôle qui lui revenait naturellement et qu’il lui avait refusé, il les expulsa du programme tous les deux. Le couple quitta le New York City Ballet. Six ans plus tard, elle réintégrait la troupe, sans jamais retrouver la place privilégiée qu’elle y avait occupée. Balanchine avait une nouvelle compagne, une danseuse d’Allemagne de l’Est, à qui il confiait les premiers rôles de ses ballets. 

Bien que profondément et durablement marqué par l’épisode (il restait obsédé par Farrell), Balanchine resta très créatif durant les années qui suivirent. Mais, avec le temps, ses forces s’amenuisèrent progressivement. En 1962, le New York City Ballet avait effectué une tournée en URSS, unanimement considérée comme un succès, mais qui l’avait laissé triste et amer : la Russie dont il avait la nostalgie et dont il chérissait le souvenir n’existait plus. En 1971, Stravinski, « qui avait été l’étoile Polaire de sa vie », commente Homans, mourut. L’esprit du temps tel qu’il se manifestait dans les chorégraphies de Jerome Robbins ou de Maurice Béjart lui était étranger, tout comme la mentalité des nouvelles générations de danseurs. Surtout, à partir du milieu des années 1970, sa santé toujours fragile se détériora. Pris de crises d’angine de poitrine et victime d’une crise cardiaque, il dut être opéré. En 1978 se manifestèrent les premiers signes de l’affection qui allait l’emporter : la maladie de Creutzfeldt-Jakob, une dégénérescence du système nerveux d’origine infectieuse qu’il contracta peut-être par l’intermédiaire d’injections de produits d’origine animale ou humaine contaminés, présents dans les sérums que certains médecins administraient à l’époque, censés prolonger la jeunesse et maintenir la virilité. Il mourut grabataire à l’âge de 79 ans. George Balanchine n’avait aucun goût pour le luxe. Il prenait plaisir à cuisiner ses repas et à repasser ses chemises. Il n’était pas riche et sa principale possession était les droits de ses ballets. Lorsqu’il se résigna à faire un testament, il ne les céda pas à sa compagnie mais les répartit entre ses danseurs, parce qu’une compagnie, disait-il, ce sont d’abord des danseurs. Ses deux grandes passions furent les femmes et la danse. Elles se confondaient. Ce qu’il aimait et attendait des femmes, c’était de pouvoir les faire danser. « La danse est femme », aimait-il dire. « Je distingue entre les choses matérielles et les choses de l’esprit – l’art, la beauté…, écrivit-il un jour à Jacqueline Kennedy ; l’homme s’occupe des choses matérielles et la femme prend soin de l’âme. » Il concevait ses chorégraphies avant tout pour les danseuses, parce que « les femmes ont des corps plus beaux et flexibles, capables de plus de choses ». Dans son esprit, la danse n’était pas destinée à exprimer des idées (« ne pensez pas, disait-il à ses danseurs, dansez »), mais avait vocation à célébrer la beauté : « Quand vous placez des fleurs sur une table, est-ce que vous affirmez, contestez ou réfutez quelque chose ? Vous aimez les fleurs parce qu’elles sont belles…. Je veux seulement prouver la danse en dansant. »

[post_title] => Balanchine : « La danse est femme » [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => balanchine-la-danse-est-femme [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-10 16:48:27 [post_modified_gmt] => 2025-04-10 16:48:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131706 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 131668
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2025-04-02 16:53:28
    [post_date_gmt] => 2025-04-02 16:53:28
    [post_content] => 

Pas si russe, la Crimée. Ni ukrainienne, d’ailleurs. Difficile d’imaginer histoire plus complexe. Ses côtes furent colonisées par les Grecs dès le VIIe siècle avant notre ère. Ils y fondèrent plusieurs villes dont Chersonèse, près de l’actuelle Sébastopol. Ils y restèrent sous la domination romaine. Comparable à la Sicile pour sa position stratégique et en tant que grenier à blé, la péninsule passa sous la domination de la Horde d’or mongole. Laquelle la vendit à la fin du XIIIe siècle aux Génois. 

Rendant compte du livre de Kerstin S. Jobst, l’historien de la Méditerranée David Abulafia insiste sur cette période génoise. C’est à ce moment que prospéra la ville de Caffa (l’actuelle Théodosie, sur la côte est). Elle compta jusqu’à 50 000 habitants, avec toujours beaucoup de Grecs mais aussi des Arméniens, des juifs et des Tatars, musulmans. « C’était un grand centre commercial pour le blé, la cire d’abeille pour illuminer les cierges des églises d’Europe occidentale et les esclaves – ainsi que le caviar, dont le patriarche de Constantinople encourageait la consommation durant le Carême », écrit Abulafia dans la Literary Review (le caviar n’était pas un produit de luxe). La question de savoir si la Crimée était un point d’aboutissement de la route de la soie reste controversée. « Les épices qui arrivaient à Caffa venaient surtout d’Égypte et de Syrie, échangées contre des esclaves circassiens. » La ville fut l’un des points d’entrée de la peste noire en Europe. La Crimée vécut ensuite plus de trois siècles sous la domination des Tatars, eux-mêmes dépendant de la tolérante férule de l’Empire ottoman. 

Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle pour voir arriver les Russes. La Crimée est prise sur ordre de la Grande Catherine en 1783, qui y fait construire la base militaire de Sébastopol. La russification proprement dite n’eut lieu qu’après 1944, quand Staline décida de déporter les Tatars en Asie centrale, notamment en Ouzbékistan, dans les conditions qu’on peut imaginer. Une partie d’entre eux revinrent en Crimée à partir de la fin des années 1980. Elle sera rattachée à l’Ukraine en 1997, avant d’être reprise par les Russes en 2014. 

[post_title] => Du caviar au Carême [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => du-caviar-au-careme [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-03 17:50:08 [post_modified_gmt] => 2025-04-03 17:50:08 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131668 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 131663
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2025-04-02 16:49:57
    [post_date_gmt] => 2025-04-02 16:49:57
    [post_content] => 

En 1702, pendant la guerre de Succession d’Espagne, la mer a englouti des dizaines de frégates et de galions lors de la bataille navale de Rande, l’une des plus mémorables pour les habitants de Vigo, en Galice. Les Anglo-Hollandais convoitaient la cargaison des galions espagnols arrivant du Nouveau Monde que les Français tentaient de protéger, sans grand succès. Les navires qui y ont sombré ont même inspiré Jules Verne : dans Vingt mille lieues sous les mers, le capitaine Nemo parcourt les eaux de la baie de Vigo pour ravitailler le Nautilus.

María Oruña tisse deux histoires qui s’entremêlent. La première commence de nos jours avec la découverte sur la plage de A Calzoa du corps sans vie de Lucía, une historienne navale qui, avec son mari Marco, avait consacré sa vie à la recherche de trésors sous-marins. Le sous-inspecteur Pietro Rivas tente de résoudre l’énigme de l’assassinat de Lucía, en compagnie de Nagore Freire, une femme extravagante qui semble sortie d’une autre époque, et d’une étrange bande d’enquêteurs, de plongeurs, d’archéologues et de scientifiques. De nouveaux crimes se produisent, et le sous-inspecteur apprend que derrière cela se cache une bande de chasseurs de trésors qui veulent mettre la main sur les richesses cachées d’un galion fantôme enfoui au sud des îles Cíes, face à Vigo. Ce galion n’est autre que L’Albatros noir.   

La deuxième histoire nous transporte au début du XVIIIe siècle. Après quelques années dans le Nouveau Monde avec sa famille où elle développe son amour pour la nature et les insectes, la jeune Miranda Quiroga est mariée de force avec un important propriétaire terrien. En 1702, devenue veuve, elle décide de retourner dans sa ville de Vigo. Elle devra choisir entre devenir la première femme entomologiste de l’Histoire ou défendre sa ville de la menace anglo-hollandaise qui se profile à l’horizon. Cela l’amènera à s’impliquer dans la bataille de Rande, avec l’aide d’un étrange noble et d’un ex-moine devenu corsaire.

« À mon avis, les romans doivent comporter différents niveaux et c’est au lecteur de décider jusqu’où il veut aller, confie María Oruña à La Voz de GaliciaMon roman est fait pour divertir, il y a de l’amour, de l’humour, de l’action. L’intrigue policière s’intègre dans un récit historique. » Faisant allusion aux trésors qui restent enfouis au large des côtes espagnoles, elle dénonce aussi « l’abandon de notre patrimoine ».   

[post_title] => Meurtrière course au trésor [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => meurtriere-course-au-tresor [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-02 16:51:41 [post_modified_gmt] => 2025-04-02 16:51:41 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131663 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 131660
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2025-04-02 16:47:34
    [post_date_gmt] => 2025-04-02 16:47:34
    [post_content] => 

Quand nous jetons nos déchets soigneusement sélectionnés dans les poubelles prévues à cet effet, nous satisfaisons à bon compte notre ego vert. La moitié seulement du plastique jeté au sein de l’Union européenne est recyclée à l’intérieur de ses frontières, relève The Economist. Le reste est envoyé dans des conditions douteuses vers des pays pauvres. Des journalistes de l’agence Bloomberg ont attaché un traceur numérique à un sac en plastique fourni à ses clients par un supermarché Tesco à Londres.  Soigneusement mis dans une poubelle à recycler, le sac voyage en camion jusqu’au port de Harwich, puis en bateau jusqu’à Rotterdam, puis en camion vers la Pologne, pour échouer finalement sur une colline de déchets à ciel ouvert dans le sud de la Turquie. Des conventions ont été signées, mais les mailles du filet son larges. En rendant compte avec un certain pathos du livre du journaliste Alexander Clapp, basé à Athènes, son collègue du mensuel américain The Atlantic parle de « colonoscopie du monde » : une analyse fouillée, c’est le cas de le dire, de la façon dont une bonne partie des déchets des pays riches se retrouvent non traités dans des pays-poubelles qui en tirent un maigre profit. Certains de ces derniers ont fini par réagir. La Chine cesse depuis 2017 de recevoir notre plastique, la Thaïlande et l’Indonésie depuis cette année. Mais cela ne fait que détourner le trafic. Des solutions ? Alexander Clapp, qui a la fibre anticapitaliste, énumère quelques mesures que The Economist considère comme autant de vœux pieux. Vu l’offensive menée par Donald Trump contre les réglementations environnementales, il n’y a en tout cas rien à attendre des États-Unis.

[post_title] => Colonoscopie de la planète [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => colonoscopie-de-la-planete [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-03 17:51:46 [post_modified_gmt] => 2025-04-03 17:51:46 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131660 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 131655
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2025-04-02 16:44:19
    [post_date_gmt] => 2025-04-02 16:44:19
    [post_content] => 

Fut un temps où la CIA elle-même donnait dans l’humanisme littéraire. Dans les années 1950, au plus chaud de la guerre froide, elle avait en effet inventé de faire propulser par le vent d’ouest depuis la Bavière jusqu’à Prague des ballons lestés de messages de propagande mais aussi de presque 300 000 exemplaires (sur papier allégé) de La Ferme des animaux, le brûlot anticommuniste de George Orwell. Puis, en 1953, la CIA avait relevé son ambition et voulait maintenant « glisser à travers les interstices du rideau de fer les lumières culturelles de l’Occident […] pour saper le communisme et promouvoir la démocratie », résume Piers Brendon dans la Literary Review. À cet effet, elle avait recruté le réfugié roumain George Minden et l’avait chargé de mettre en place « un plan Marshall secret de l’esprit ». Minden, un aristocrate dont les (immenses) biens agricoles et pétroliers venaient d’être saisis par les communistes, était un universitaire polyglotte (6 langues dont le latin !) qui pensait que « la vérité est contagieuse » et que les meilleurs facteurs de propagation étaient les livres. Il avait donc établi à Manhattan sur les fonds de la CIA les éditions ILC (International Literary Centre), une petite maison dédiée à la traduction en langues slaves d’œuvres choisies de la littérature occidentale, mais aussi, par un cocasse mouvement retour, à la réédition de samizdats de Soljenitsyne, Pasternak, Nadejda Mandelstam et tutti quanti. Les livres, parfois minuscules ou camouflés sous des couvertures trompeuses, étaient ensuite envoyés à l’Est en même temps que des objets à vocation intellectuelle interdits localement (presses d’imprimerie en pièces détachées, cassettes, disquettes, etc.) ainsi que des publications « représentatives » comme Marie Claire ou Cosmopolitan et des polars de John le Carré. Pour le transfert, on utilisait la valise diplomatique, la poste, des véhicules avec des caches ou les toilettes du train Paris-Moscou. Celui-ci offrait l’avantage de faire des arrêts en Pologne, pays traditionnellement très ouvert à la culture occidentale et souterrainement antirusse (Katyń !), où sévissait de surcroît une censure grotesquement tatillonne et paranoïaque. 

L’opération polonaise, à laquelle le journaliste Charlie English consacre la majeure partie de son livre, bénéficiait donc d’un terrain favorable où s’était mis en place un système de distribution très élaboré. Partout en Pologne, des « coordinateurs » fournissaient chaque mois au petit « book club » clandestin dont ils avaient la charge un lot de livres inaccessibles, pris dans une cachette puis remis dans une autre. Les têtes de réseau, quoique fébrilement pourchassées par le SB, version polonaise du KGB ou de la Stasi, étaient le plus souvent relâchées faute de preuves (ainsi Mirosław Chojecki fut arrêté 43 fois et sérieusement maltraité, survécut tout de même pour diffuser… les bonnes feuilles du sidérant cahier des charges de la censure polonaise, dans lequel figuraient noir sur blanc toutes les contrevérités que le gouvernement voulait absolument conforter). Pendant plus de 30 ans, les efforts de George Minden et de ses courageux relais locaux ont démontré la pertinence du mot de Napoléon : « trois journaux hostiles sont plus à craindre que mille baïonnettes ». Les « bibliothèques volantes » polonaises ont contribué à l’émergence de Solidarność et à la chute en 1988 du régime socialiste de Varsovie, « premier domino du bloc de l’Est » à tomber. Mais la même conjonction de « dissémination des idées libérales venues de l’Ouest » et de déconfiture économique générale a produit les mêmes effets en URSS, en RDA et ailleurs. 

Les archives de la CIA concernant ces opérations sont toujours classifiées, et certains mystères demeurent. Les membres des book clubs clandestins savaient-ils, par exemple, tout ce qu’ils devaient à la CIA ? Beaucoup croyaient plutôt que les livres provenaient des délestages de maisons d'édition européennes. Mais en apprenant la vérité, une lectrice polonaise interviewée par Charlie English s’est exclamée : « une police secrète qui encourageait la lecture. Ouahhh ! » Pas mal pour une agence dont son créateur en 1947, le président Truman, avait déclaré regretter « qu’elle soit ensuite devenue une gestapo américaine ». 

[post_title] => La botte secrète de la CIA [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-botte-secrete-de-la-cia [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-02 16:45:05 [post_modified_gmt] => 2025-04-02 16:45:05 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131655 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object
(
    [ID] => 131650
    [post_author] => 48457
    [post_date] => 2025-04-02 16:35:39
    [post_date_gmt] => 2025-04-02 16:35:39
    [post_content] => 

La marée de livres sur l’intelligence artificielle qui a envahi les tables des librairies au cours des derniers mois peut être répartie en quelques grands courants : manuels d’initiation à cette technologie comprenant souvent des conseils pratiques pour l’utilisation de ses outils les plus populaires, comme l’« agent conversationnel » ChatGPT ; ouvrages de réflexion sur les questions philosophiques, anthropologiques et de société que pose son développement extraordinairement rapide et les enjeux qu’il soulève ; études, enfin, sur les aspects politiques et économiques du phénomène. Ainsi que l’indique explicitement son titre, le livre que vient de publier Alessandro Aresu relève de cette dernière catégorie. Dans le prolongement des travaux récents de l’auteur sur le « capitalisme politique » et la guerre technologique entre les États-Unis et la Chine, cet ouvrage de plus de 500 pages analyse « l’écosystème » mondial qui a donné naissance à l’intelligence artificielle et à l’intérieur duquel elle fleurit aujourd’hui. Un écosystème fondamentalement centré sur les États-Unis et l’Asie, fait de compétences, d’entreprises et de capitaux, qui repose sur un faisceau d’interdépendances travaillées par de fortes rivalités et une compétition intense. 

En même temps, le livre est une histoire de l’intelligence artificielle à la manière de l’histoire de l’informatique de Walter Isaacson (Les Innovateurs), qu’il poursuit en quelque sorte, l’intelligence artificielle étant le dernier avatar en date de l’informatisation et de la numérisation du monde entamée avec l’apparition des premiers ordinateurs. Comme celui d’Isaacson, le récit d’Aresu prend pour fil conducteur la vie de quelques figures clés, en particulier celle de Jensen Huang, fondateur et PDG de Nvidia, l’entreprise qui produit les microprocesseurs très puissants utilisés par les systèmes d’intelligence artificielle. Le nom de Nvidia est un peu moins connu du grand public que ceux de Microsoft, Apple, Google, Meta ou Amazon, producteurs de programmes ou fournisseurs de services informatiques. Le déplacement de l’attention du domaine familier du logiciel à celui, non moins important, du matériel est un des éléments qui font l’originalité et l’intérêt de l’ouvrage. 

L’expression « intelligence artificielle » a été forgée par le mathématicien et informaticien John McCarthy, qui l’a officiellement introduite lors d’un colloque organisé en 1956 au Dartmouth College, généralement considéré comme le moment de naissance de cette discipline. Celle-ci se situe dans le prolongement d’une longue tradition d’efforts pour comprendre le fonctionnement de l’esprit humain et reproduire ses mécanismes dans des systèmes artificiels, mécaniques d’abord, électroniques ensuite : les réflexions de Ramon Llull sur les machines logiques et la « caractéristique universelle » de Leibniz, les machines à calculer de Pascal et Babbage, les travaux pionniers d’Alan Turing en théorie de la calculabilité, l’invention de l’architecture des ordinateurs par John von Neumann, la cybernétique de Norbert Wiener et la théorie de l’information de Claude Shannon. 

Dans les années qui suivirent le colloque de 1956, deux voies furent explorées avec des succès divers dans un parcours entrecoupé de périodes d’« hiver » de l’intelligence artificielle durant lesquelles les espoirs faiblissaient et les financements se tarissaient. D’un côté, l’intelligence artificielle « symbolique », fondée sur l’idée de reproduire la manière dont l’esprit se représente les connaissances ; elle est notamment appliquée dans les systèmes experts, capables de résoudre des problèmes étroitement définis. De l’autre côté, l’approche « connexionniste », qui vise à imiter la façon dont fonctionne le cerveau. Développée sur la base des travaux de Walter Pitts et Warren McCulloch sur les réseaux de neurones formels, elle s’est tout d’abord matérialisée, à la fin des années 1950, dans un dispositif assez primitif, le « perceptron » de Frank Rosenblatt. Elle a fini par s’imposer grâce à la mise au point des techniques d’apprentissage profond par renforcement, qui permettent d’améliorer les performances du système en intégrant par « rétropropagation » les résultats de ses succès et de ses erreurs. C’est cette approche qui a permis les deux percées spectaculaires que furent, en 1997, la victoire de la machine Deep Blue d’IBM sur le champion d’échecs Garry Kasparov, puis, en 2016, la défaite de Lee Sedol, champion de go, par le programme AlphaGo de la société DeepMind. 

Trois éléments ont permis de réaliser des progrès décisifs à l’aide de cette technique au début des années 2000 : la disponibilité de quantités de plus en plus massives de données, la mise au point d’algorithmes de plus en plus sophistiqués pour leur traitement et l’existence de microprocesseurs de plus en plus puissants. C’est ici qu’apparaît le héros de l’histoire racontée par Aresu, Jensen Huang. Né en 1963 à Taïwan, il a grandi aux États-Unis, où ses parents l’avaient envoyé afin de lui assurer le meilleur avenir professionnel possible. Ils l’y rejoignirent quelques années plus tard. Élève brillant, puis tout aussi brillant étudiant en ingénierie, il commença sa carrière comme concepteur de microprocesseurs dans la Silicon Valley. En 1993, sur un coin de table de restaurant, celui qu’Aresu appelle volontiers « le garçon du Kentucky » parce que c’est dans cet État qu’il a commencé sa vie américaine,  ou « l’homme au blouson de cuir » en raison de sa tenue favorite, fondait Nvidia avec deux autres ingénieurs. Ses créateurs avaient choisi ce nom en référence au mot latin invidia, parce qu’ils entendaient bien faire envie à leurs concurrents. Les premiers « processeurs graphiques » (GPU) produits par Nvidia étaient destinés au marché des jeux vidéo apparus dans le sillage des ordinateurs personnels. Leurs fabricants se trouvaient confrontés au problème de la représentation d’objets en trois dimensions en mouvement. Sa résolution impliquait le recours à d’importantes capacités de calcul parallèle transformant chaque ordinateur en petit « superordinateur ». Avec l’aide de deux ingénieurs de Stanford qui rejoignirent la société, Ian Buck et William Dally, Huang développa par la suite une technologie dite « CUDA » permettant d’appliquer ces processeurs graphiques à d’autres usages faisant appel à la visualisation et l’analyse des données, en biologie, physique et ingénierie, puis dans le domaine de l’intelligence artificielle. Alessandro Aresu met au crédit de Jensen Huang d’avoir étendu le champ d’application de ses processeurs en se laissant guider, à l’instar de Bill Gates et de Steve Jobs, non par la logique technologique, mais par les besoins et les attentes des utilisateurs. Il rappelle aussi que son nom est attaché à une troisième loi empirique, à côté de la loi de Moore qui veut que le nombre de transistors sur un circuit intégré double chaque deux ans, et de la loi des retours accélérés qui affirme le caractère exponentiel du progrès technologique : la loi de Huang, selon laquelle l’augmentation des performances d’un processeur graphique sera toujours plus rapide que celle des unités centrales de traitement. 

D’autres figures fameuses traversent le récit : Elon Musk, co-fondateur de la société OpenAI (qui produit ChatGPT) avant d’investir dans DeepMind et de fonder sa propre société d’intelligence artificielle, xAI ; Peter Thiel (co-fondateur avec Musk de l’entreprise de paiements électroniques PayPal), fondateur de Palantir, dans le secteur de la défense ; Sam Altman, co-fondateur et directeur général d’OpenAI, renvoyé par le conseil d’administration puis réintégré à l’issue d’une crise qu’Aresu raconte en détail ; Ilya Sutskever, directeur scientifique d’OpenAI, qu’il quitta à la suite de la crise en question, et quelques autres. 

Le livre met en lumière un fait souvent noté, mais pas toujours suffisamment relevé. Les pionniers de l’informatique et de l’intelligence artificielle (Turing, Von Neumann, Wiener, Shannon) étaient des scientifiques de haut niveau dotés d’une vaste culture scientifique et aussi, parfois, littéraire. La génération suivante, à qui l’on doit l’invention de l’ordinateur et d’Internet, était largement composée d’ingénieurs en électronique, parfois en partie autodidactes (Bill Gates, Steve Jobs), marqués par la contreculture des années 1960. Parmi les figures contemporaines de l’intelligence artificielle, on trouve un certain nombre de scientifiques de premier plan. Deux d’entre eux ont même obtenu le prix Nobel en 2024 – on ne peut exclure qu’un effet de mode et l’engouement actuel pour l’intelligence artificielle aient contribué à leur valoir cette distinction : Geoffrey Hinton en physique, pour ses travaux sur les réseaux de neurones artificiels, et Demis Hassabis (PDG de DeepMind) en chimie, pour l’application de l’intelligence artificielle à l’étude de la structure des protéines (le repliement des chaînes d’acides aminés). Dans l’ensemble, cependant, ces nouveaux acteurs ont plutôt un profil de technologues et d’entrepreneurs. Presque tous, y compris certains scientifiques, baignent de surcroît dans la culture des jeux vidéo, de la science-fiction et de la littérature de « fantasy », dont le représentant le plus célèbre est l’auteur du Seigneur des anneaux J. R. R. Tolkien : les  deux noms de Palantir et d’Anduril, une autre entreprise spécialisée dans les usages militaires de l’intelligence artificielle, proviennent de son univers. 

Alessandro Aresu souligne le caractère fondamentalement américain et asiatique du monde de l’intelligence artificielle. Comme Jensen Huang, Lisa Su, PDG de la société de semi-conducteurs AMD, est née à Taïwan et a étudié aux États-Unis ; Fei-Fei Li, créatrice d’une banque d’images qui a joué un rôle important dans l’histoire de la technologie de l’apprentissage profond, est née en République populaire de Chine ; Sundar Pichai (PDG de Google) et Satya Nadella (PDG de Microsoft) sont nés en Inde. Certes, Andrej Karpathy et Mira Murati, qui ont travaillé tous deux pour OpenAI, sont respectivement d’origine slovaque et albanaise. Mais, dans l’ensemble, une écrasante majorité des étudiants et des chercheurs qu’attirent les États-Unis proviennent d’Asie, plus particulièrement de l’Inde et de la Chine. Les grandes entreprises qui assemblent les microprocesseurs tels que ceux conçus par Nvidia, Foxconn et TSMC sont établies à Taïwan. Et à côté des « GAFAM » américaines, les plus grandes sociétés exploitant dans le monde les gigantesques centres de données qui nourrissent les programmes d’apprentissage profond sont les géants Baidu, Tencent et Alibaba en Chine continentale. 

Certes, DeepMind est toujours établie en Grande-Bretagne, mais la société a été achetée par Google. Une entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle, Mistral AI, a réussi à se développer en France, mais à un niveau de capitalisation dérisoire par rapport à ses concurrents américains. Et ASML, aux Pays-Bas, produit les machines de lithographie utilisées pour fabriquer les microprocesseurs partout dans le monde. Dans l’ensemble cependant, Alessandro Aresu n’envisage comme perspective pour l’Europe dans ce domaine que l’exploitation de quelques marchés de niche. Pour l’essentiel, compte tenu de l’émergence, à côté de l’Inde et de la Chine, de nouvelles puissances industrielles en Asie du Sud-Est (Corée du Sud, Malaisie, Indonésie, Vietnam), c’est dans le monde américano-asiatique que l’intelligence artificielle devrait continuer à se développer, entre accords de coopération et guerre commerciale, échanges scientifiques et contrôle des exportations.  

Ancien étudiant du philosophe Massimo Cacciari, Alessandro Aresu est un homme cultivé qui cite Keynes, Schumpeter et Karl Polanyi, Robert Musil, Hermann Hesse et Leopardi. Son livre reste cependant résolument centré sur certains aspects techniques et économiques de l’intelligence artificielle. Il n’évoque ni ses usages actuels en médecine, dans la recherche scientifique, l’industrie, la finance et le travail administratif, ni ses applications attendues en robotique, ni son développement possible au-delà des grands modèles de langage et les perspectives que pourraient lui ouvrir les progrès de l’informatique quantique. L’ouvrage ne creuse pas non plus les questions que soulève la possibilité de voir des systèmes artificiels égaler l’intelligence humaine (« intelligence générale »), voire la surpasser (« superintelligence »), la perspective que naisse un jour une intelligence artificielle dotée de conscience ou de la capacité de s’améliorer indéfiniment et de s’auto-reproduire sous la forme de systèmes de plus en plus puissants que l’intelligence humaine serait trop limitée pour comprendre. Il ne dit rien des risques associés à son développement foudroyant, de la disparition (certaine) à grande échelle de nombreuses professions intellectuelles à la prise de contrôle (hypothétique) de la société par les machines, en passant par la mise au point de systèmes d’armement autonomes et de puissants outils de contrôle social ; ainsi que, last but not least, l’érosion des capacités de réflexion, de synthèse, d’analyse et d’expression des générations à venir, les êtres humains voyant leurs fonctions intellectuelles s’atrophier progressivement à force de déléguer par paresse et par facilité aux machines les tâches qui requièrent leur usage. 

Le grand mérite du livre est de fournir une image précise, complète et fidèle du paysage dans lequel l’intelligence artificielle est apparue et se développe actuellement. Un paysage constamment changeant, toutefois, qui évolue aussi rapidement que la technologie concernée : au mois de janvier 2025, la société chinoise DeepSeek, financée par un fonds spéculatif du pays, mettait sur le marché un grand modèle de langage aussi performant que les meilleurs modèles américains mais dont la mise au point a pu être réalisée à un coût 50 fois inférieur. L’embargo mis par les autorités américaines sur les microprocesseurs haut de gamme de Nvidia les ayant contraints à faire preuve d’ingéniosité, les chercheurs de DeepSeek ont développé leurs propres puces,  démontrant qu’il était possible d’entraîner le système très efficacement à moindre frais. Aussitôt, Nvidia enregistrait une perte de capitalisation boursière de 600 milliards de dollars, la plus élevée jamais observée en une seule journée. 

[post_title] => Une histoire de l’intelligence artificielle [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-histoire-de-lintelligence-artificielle [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-02 16:38:29 [post_modified_gmt] => 2025-04-02 16:38:29 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131650 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )