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« Écrire, ça me casse les couilles », résumait Beckett. En gros, ses confrères sont du même avis, sauf ceux qui jurent trouver à l’exercice un étrange et masochiste plaisir. Alors, pourquoi écrit-on ? Réponse de Jules Renard, mais qui vaut pour presque tout le monde : dans l’espoir « du succès d’estime, qui m’attend, et du succès d’argent qui m’attend aussi – mais avec moins d’impatience ». Qu’aurait-il dit aujourd’hui, où l’écriture d’un roman, pour pénible qu’elle soit, n’est que la première étape d’un long, long chemin de croix ? On publie en effet chaque année 80 000 à 100 000 livres en France, dont 12 000 romans. Les journalistes littéraires – 200, 300 maximum – ne peuvent donc n’en critiquer qu’une infime partie. Le sort du reste, de l’immense reste, est du ressort des médias numériques : blogs d’influenceurs, sites spécialisés, interventions sur les réseaux sociaux… Les identifier, leur mettre un texte sous le nez et les aguicher d’une façon ou d’une autre demande des efforts qui font pâlir ceux requis par l’écriture elle-même, et mobilise des talents dont bien des auteurs sont démunis. Car rares sont les émules de Léon Bloy, qui parcourait Paris avec une charrette pleine d’exemplaires de sa prose, ou de Restif de La Bretonne, ce virtuose de l’intégration verticale qui non seulement écrivait mais fabriquait aussi le papier sur lequel il imprimait ses œuvres, puis collait des affiches pour les vanter avant de les colporter lui-même.

Aujourd’hui les auteurs – surtout ceux de premiers romans qui ne désespèrent pas d’en publier un second – doivent assumer directement les tâches de promotion s’ils veulent sortir d’un fatal anonymat, car « il est très difficile d'être connu quand on n’est pas connu » disent volontiers les éditeurs ! « Un écrivain qui se lance doit désormais être non seulement écrivain mais aussi un authentique influenceur sur les médias sociaux, s’il veut être compétitif dans l’économie de l’attention », assène Jon Roth dans Esquire. Le débutant doit donc être moralement « prêt à exposer des parties de sa vie qui n’ont rien à voir avec la production culturelle », explique Kyle Chayka, dont l’ouvrage examine les implications de cet impératif. En gros, il s’agit d’établir un rapport d’intimité entre l’auteur et le lecteur potentiel, de « générer “une énergie” autour de sa propre personne », et de créer ou d’intégrer une communauté – ce qui suppose une excellente maîtrise des réseaux sociaux et de leur fonctionnement.

Or, problème dans le problème, ceux-ci se sont donnés un nouveau maître : l’algorithme, qui a pour unique dessein « de vous retenir le plus longtemps possible sur un site, fût-ce au prix d’un aplatissement de la culture ». Le résultat, poursuit Chayka, est l’équivalent culturel de la junk food : « quelque chose qui malgré vous sollicite vos sens, mais juste par la perfection de sa composition chimique ». Évidemment, nous voilà loin de la littérature. Mais un écrivain optimiste devrait en conclure que l’IA pourrait bientôt l’aider (voire le remplacer) dans la création d’un texte impeccablement calibré pour séduire un lectorat aux choix déterminés à leur tour par l'IA. L’heureux écrivain n’aurait alors plus qu’à attendre ses droits d’auteur pour aller les dépenser.

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Le pays le plus peuplé d’Afrique (230 millions d’habitants) n’est pas le plus libéral. Une loi de 2014, acclamée par la majeure partie de la population, criminalise les « relations amoureuses » entre deux personnes de même sexe. De lourdes peines de prison sont prévues. Depuis lors le harcèlement d’homosexuels au Nigéria est devenu monnaie courante. Il a donc fallu du courage à Chukwuebuka Ibeh pour écrire ce (premier) roman, écrit Estelle Shirbon dans le Times Literary Supplement. Il met en scène le parcours du jeune Obiefuna, qui découvre son penchant et est envoyé en pension par un père furieux. Ses émois à l’école, « ses interactions périlleuses avec d’autres garçons et le tumulte intérieur qui en résulte sont évoqués avec finesse », écrit Shirbon, qui émet des réserves sur d’autres passages. Entré à l’université, Obiefuna est confronté aux effets « immédiats et cruels » de la loi de 2014. Depuis lors une législation encore plus répressive a été adoptée en Ouganda, observe Shirbon.

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La célèbre tour de Babel peinte par Bruegel l’Ancien impressionne par son architecture surréaliste avant l’heure en forme de spirale. À l’instar de ses contemporains, le peintre associait cet épisode de la Bible à l’extraordinaire expansion de la ville d’Anvers au cours du XVIᵉ siècle. « Le commerce du monde entier » se trouvait dans cette ville, selon l’expression du diplomate vénitien Bernardo Navagero. Un essor dû à l’ensablement du Zwin, ancien bras de la mer du Nord, vers 1500, qui avait rendu Bruges inaccessible par bateau, faisant d’Anvers le port commercial le plus important d’Europe. On pouvait y acheter de tout : de la laine anglaise, des épices, du papier, des pierres précieuses, de la soie, du sucre, de l’ivoire, de l’or, de la porcelaine chinoise, du vin et bientôt des livres…

Dans un ouvrage qui vient d’être traduit en français, Michael Pye, historien et journaliste britannique, explore « les années fastes » d’Anvers : « ces quelques décennies fugaces pendant lesquelles elle a brillé de mille feux », souligne The London Review of Books. Un succès surprenant, car Anvers n’avait pas de cour, ni d’évêque, ni de dynastie régnante. « Une tolérance pragmatique » faisait de cette ville cosmopolite un endroit propice aux affaires. C’est là que prend racine la financiarisation de la vie, et qu’apparaît, en 1531, la première bourse au sens moderne. Le vent tourne dans les années 1560, avec l’avènement de la Réforme. « Les ingrédients magiques qui faisaient le succès d’Anvers se sont dissous rapidement », écrit The Guardian. En 1585, la ville est mise à sac par les troupes de Philippe II d’Espagne. Vers 1600, les rues sont quasi désertes. Les forces vives ont fui vers le nord. Amsterdam devient le nouvel Anvers. 

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Malgré d’indéniables avancées, les intouchables restent la lie de la société indienne, toujours dominée par un système de castes rigide. « La plupart des Dalits restent pauvres. Ils sont ouvriers agricoles, assurent des travaux serviles et sont cantonnés dans des habitations séparées », écrit l’historien Gyan Prakash dans The New York Review of Books. Leur statut est pourtant un sujet politique depuis un bon siècle. Ils ont été formidablement défendus par l’un des leurs, B.R. Ambedkar. Quatorzième enfant d’une famille d’intouchables du centre de l’Inde, il bénéficia de la passion de son père pour l’instruction, passion acquise au sein de l’armée coloniale britannique. Élève brillant, il décrocha une bourse pour l’université de Columbia aux États-Unis, où il obtint un doctorat (il en obtint un second à la London School of Economics).

La biographie de 800 pages que lui consacre le journaliste Ashok Gopal relate admirablement son itinéraire intellectuel et politique, estime Prakash. Influencé par le philosophe John Dewey, fasciné par les principes de la Révolution française, il fit sienne la devise « Liberté, égalité, fraternité », qu’il parvint à promouvoir jusqu’à la faire inscrire dans la Constitution de l’Inde nouvellement indépendante en 1949. Mais déjà il avait prévu ce qui devait arriver : « En politique nous aurons l’égalité, mais dans la vie économique et sociale nous aurons l’inégalité […]. Nous continuerons de nier le principe “un homme une valeur”. » Anticipant un avenir qui reste d’actualité soixante-seize plus tard, il dit aussi en 1948 : « La démocratie en Inde n’est qu’une couche de fumure sur le sol indien, qui est essentiellement non démocratique ».

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Parce qu’il a vraisemblablement vu le jour en 1524 (la date exacte n’est pas connue), on célèbre cette année le 500e anniversaire de la naissance de Camões. Parmi les initiatives prises à cette occasion figure la publication d’une nouvelle biographie, par Isabel Rio Novo. Reconstituer l’existence d’un homme qui a vécu il y a cinq siècles n’est pas chose aisée, surtout lorsqu’elle fut aussi tumultueuse que la sienne. Confrontée à chaque instant à des incertitudes, Isabel Rio Novo distingue avec subtilité, dans ce qu’on raconte à son sujet, ce qui peut être prouvé et doit être tenu pour certain, ce qui est probable, vraisemblable ou simplement possible et ce qui n’est clairement que pure hypothèse. Ceci tout en décrivant de manière suggestive l’environnement matériel, social et culturel dans lequel il a vécu, dans un récit qui, sans avoir rien de romancé, se lit, selon l’expression consacrée, comme un roman. 

Comme Dante, Cervantès, Shakespeare et Goethe, Camões est un symbole de son pays. À l’instar des trois premiers, il a contribué à consolider la langue nationale sous sa forme moderne. Écrivain du XVIe siècle, il est l’auteur le plus important de la littérature portugaise avec Eça de Queiroz au XIXe siècle et Fernando Pessoa au XXe. Son œuvre la plus connue, Les Lusiades, poème épique qui chante les exploits du navigateur Vasco de Gama et les grandes découvertes, a joué un rôle central dans le développement du sentiment patriotique portugais. 

Composées de plus de huit mille vers organisés en strophes de huit décasyllabes qui font se succéder deux rimes croisées et deux rimes plates, Les Lusiades contiennent des descriptions de la nature et des passions humaines d’une grande puissance et d’une exceptionnelle beauté, qui font penser à Homère. Son œuvre lyrique est aujourd’hui plus susceptible encore de nous toucher, et c’est certainement par elle qu’il convient de l’approcher. Dans ses sonnets, on entend sa voix vibrant de passion amoureuse, comme dans ceux de Shakespeare, et ses regrets de mauvais garçon, comme dans les poèmes de François Villon.  

Luís de Camões descendait d’une famille de gentilhommes (« fidalgos ») d’origine galicienne, par une branche cadette, désargentée. Toute sa vie fut marquée par la tension entre les privilèges que lui valait son appartenance à la noblesse et la nécessité d’assurer sa subsistance. Plusieurs villes (Porto, Coimbra, Santarém, Lisbonne) ont été proposées comme lieux possibles de sa naissance. Sans qu’on puisse l’attester à l’aide de documents, il est sûr qu’il a fait des études supérieures très poussées, sans doute à l’université de Coimbra. Son œuvre le montre, il avait une connaissance vaste et profonde de la littérature classique grecque et latine : Virgile, Horace, Cicéron, Pline l’Ancien, Ovide. Les œuvres des auteurs modernes italiens (Dante, Pétrarque, L’Arioste, Le Tasse) lui étaient familières. Il maîtrisait parfaitement les règles de la versification, la prosodie et la métrique. Et ses connaissances en géographie, botanique et astronomie étaient solides. Il avait une mémoire extraordinaire. À l’époque, les livres étaient rares, encombrants, lourds et difficiles à transporter. Or il a eu une vie extrêmement aventureuse et pleine de péripéties. Durant une vingtaine d’années « d’exil, de campagnes militaires et de longs voyages », sa prodigieuse mémoire lui a servi de bibliothèque. 

Lorsque Camões s’y est installé à l’âge de 20 ans, Lisbonne, capitale d’un empire maritime, était grouillante de vie : « [Il y] croisait des marins à la peau crevassée par le soleil ; des soldats dont le visage exhibait des cicatrices ; des prêtres et des frères cachés dans leurs habits sombres ; des jeunes nobles se déplaçant avec une suite de pages et d’esclaves. Les rues et les places débordaient de gens. Maures, Castillans, Catalans, Galiciens, Flamands, Vénitiens, juifs convertis, […] esclaves de toutes les couleurs venus d’Afrique, d’Inde ou du Brésil. » Durant plusieurs années, il mena sur les bords du Tage une double existence. D’un côté, celle de ces jeunes aristocrates lettrés qui fréquentaient assidûment le palais royal, offrant des poèmes amoureux aux dames de la noblesse. Son érudition, ses talents d’improvisateur et son esprit « irrévérencieux et mordant » le distinguaient au sein de cette population dans laquelle il comptait des amis et des parents. Sa seconde vie se passait dans les tavernes et les lieux de débauche où, en compagnie des marins et des truands, il fréquentait des prostituées auxquelles il dédiait des poèmes autant qu’aux dames de la noblesse et aux services desquelles il recourait. 

Il fut, semble-t-il, follement amoureux d’une certaine Catarina de Ataíde, sans que leurs relations ne débouchent sur un mariage, parce que l’intéressée ne le souhaitait pas ou que sa famille s’y opposait. Plein de dépit et animé par un puissant sentiment d’injustice, peut-être aussi pour une autre raison (il affirma par la suite y avoir été contraint), il s’engagea comme soldat pour servir en Afrique. Il resta deux ans au Maroc. Au cours d’un combat naval contre les Maures au large de Gibraltar, il perdit un œil : sur le portrait le plus authentique qu’on a gardé de lui, une sanguine de Fernão Gomes, sa paupière droite se ferme sur une orbite vide. De retour à Lisbonne, il fut impliqué dans une rixe avec le demi-frère du veuf de Catarina, qui, entretemps, s’était mariée et était décédée. Incarcéré, il bénéficia d’un pardon royal accordé suite à une supplique dont un réseau d’amis et de parents avait pris en charge les frais. Libéré de prison, il fut envoyé comme soldat en Inde.

Le voyage de Lisbonne à Goa en doublant le cap de Bonne-Espérance était celui qu’avait effectué Vasco de Gama un demi-siècle plus tôt. Camões s’est abondamment servi de ses impressions pour raconter le périple du grand navigateur dans Les Lusiades. C’était un voyage long, pénible et périlleux. Isabel Rio Novo décrit l’entassement, dans un espace réduit, de la population mélangée présente à bord du bateau : soldats, administrateurs et officiers, prêtres et missionnaires, marchands et aventuriers de toutes sortes, orphelines envoyées en Inde pour y contracter mariage, femmes exilées et prostituées. Elle évoque l’hygiène inexistante, la nourriture insuffisante et les provisions pourries, les maladies causées par les carences alimentaires ou propagées par les animaux vivants emportés pour compléter l’ordinaire des repas. Les tempêtes, aussi, les pluies torrentielles et les vents furieux. 

À Goa, où il débarqua au bout de six mois de navigation, Camões reprit rapidement ses vieilles habitudes. Pour une part, il menait la vie des soldats de garnison, sommairement logés, parcimonieusement payés, qui passaient leurs soirées dans les bordels où se bousculaient des prostituées indiennes, noires, mulâtres, chinoises, quelquefois européennes. Parmi ses compagnons figuraient toutefois quelques personnes cultivées avec lesquelles il conversait avec plaisir. Au milieu de ces occupations, suggère Isabel Rio Novo, il a certainement dû avoir des moments de solitude et de recueillement, qu’elle imagine en ces termes : « Durant les extraordinaires nuits de Goa, calmes, sans brise, le ciel semble plus vaste et chargé d’étoiles. Le parfum puissant des arbres de l’Inde, comme celui du jasmin arabe dont les fleurs s’ouvrent la nuit et se referment quand vient le jour, imprègnent l’atmosphère. […] Ce sont des nuits qui appellent la consolation d’un vers. »

En 1554, Camões participa à une expédition militaire à l’extrémité de la Corne de l’Afrique et dans le détroit d’Ormuz. À ce moment, il avait sans doute commencé à écrire Les Lusiades. Il passa ensuite quelque temps en prison, parce qu’il était soupçonné d’être l’auteur d’écrits satiriques dénonçant les mœurs dissolues et la corruption de l’entourage du vice-roi des Indes – peut-être aussi en raison de dettes non payées. Après une deuxième campagne en Indonésie, à Ternate et dans les Moluques, de retour à Goa, il bénéficia de la nomination d’un nouveau vice-roi, D. Francisco Coutinho, qui devint son protecteur et lui assura quelques années de vie paisible en compagnie d’amis comme le botaniste Garcia de Orta. En 1562, il était envoyé à Macao au titre de « prestataire des défunts ». Cette fonction consistait à dresser l’inventaire des biens des personnes décédées, les convertir en monnaie et ramener les sommes ainsi constituées aux héritiers restés à Goa, entre lesquels elles étaient partagées. Il resta à Macao deux ou trois ans. Lors du voyage de retour, son bateau fit naufrage au large du delta du Mékong. La légende veut qu’il se soit échappé de l’épave du navire en nageant d’un seul bras, tenant au bout de l’autre le manuscrit des Lusiades. Il a bien préservé le manuscrit, mais de manière sans doute moins spectaculaire. Le sauver était assurément sa priorité, plutôt que sa maîtresse chinoise, qui a sombré avec le navire, ou que les registres des biens des défunts et l’argent dont il était dépositaire, qui disparurent dans les flots. La perte de cet argent lui valut de nouveaux ennuis, parce qu’il fut accusé de l’avoir volé. Pour établir son innocence, il devait retourner au Portugal. En 1567, il s’embarqua donc pour Lisbonne. Arrivé au Mozambique, il dut rester deux ans dans ce pays, plus misérable que jamais, dans l’attente que ses amis réunissent les moyens financiers nécessaires pour effectuer la dernière partie du voyage. Il mit toutefois à profit cette période d’immobilisation forcée pour terminer Les Lusiades.

En 1570, il débarquait à Cascais. Ravagée par la peste, Lisbonne était fermée. Le roi Sébastien  1er, monté sur le trône en 1557 et à qui Les Lusiades sont dédiées, s’était établi avec sa cour à Sintra. Quand la ville reprit sa vie normale, en 1571, Camões put commencer à s’occuper de la publication de son œuvre. Le moment était favorable. Le roi Sébastien appréciait le poème. De surcroît, « toute l’Europe résonnait des exploits des navigateurs portugais, qui s’étaient lancés sur des mers inconnues, avaient révolutionné les connaissances en astronomie, sur les vents et les courants ainsi que les techniques de navigation, découvrant de nouvelles plantes, des animaux exotiques, d’autres races, d’autres cultures, d’autres croyances ». Pour pouvoir imprimer un ouvrage dans le Portugal du XVIe siècle, il fallait obtenir une triple autorisation de l’Église, du Saint-Office (l’Inquisition) et de l’administration royale. Les Lusiades ne contenaient rien de politiquement subversif. Mais les dieux de l’Olympe y apparaissaient, et le poème comprenait des passages érotiques. Le responsable de la censure, le frère Bartolomeu Ferreira, était un homme intelligent et érudit. En collaborant avec lui, Camões obtint que les références aux divinités grecques fussent interprétées comme des conventions littéraires. Les passages érotiques, tout en allusions subtiles et sans rien de cru, passèrent au prix de quelques coupes. 

Reconnu un immense poète, Camões n’en devint pas pour autant plus riche. Une rente modeste lui fut accordée, qui n’était toutefois pas payée régulièrement. Il finit ses jours dans une grande pauvreté, entretenu par quelques amis. Sa santé compromise par les épreuves endurées tout au long de son existence se dégrada. Il mourut en 1580, atteint de la peste, a-t-on dit, mais plus vraisemblablement des conséquences d’une syphilis ancienne qu’il avait peut-être contractée à Lisbonne avant de s’embarquer pour l’Afrique.   

« Camões, rappelle Isabel Rio Novo, fut un homme de son époque, qui pensait et vivait dans l’univers des valeurs et des préjugés de son temps. Pour lui, Dieu existait, et c’était le Dieu chrétien et catholique […]. Jamais il ne s’est exprimé contre l’Inquisition ni n’a protesté contre l’esclavage. Son système astronomique était celui de Ptolémée, dans lequel la Terre se trouve au centre de l’univers. » Pourtant ses passions, ses joies, ses tristesses et la beauté de ses vers nous touchent encore profondément. 

Il a connu la pauvreté, la faim, l’exil, la solitude, la maladie et de grandes souffrances physiques et morales. Mais il ne rendait personne responsable de ses misères, qu’il attribuait lucidement à ses erreurs. Sa notoriété tardive n’a pas suffi à atténuer une mélancolie et une nostalgie qui se sont accentuées avec l’âge et les années. Il avait du monde une vision fataliste qu’exprime bien le quatrain placé par Isabel Rio Novo en exergue de son livre, auquel le troisième des quatre vers donne son titre : si la vérité, l’amour, la raison et le mérite sont ce qui rend les âmes fortes et sûres, écrit-il, les puissances qui régissent la confusion du monde sont « la fortune, l’occasion, le temps et la chance ». 

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Pendant la Révolution culturelle, nous avions deux maoïstes à l’école de médecine. Le premier a lancé une brique à travers la fenêtre d’un poste de police pour précipiter la Révolution. Il a ensuite harangué le magistrat au tribunal pendant une heure, exigeant qu’il adopte la « Pensée-Mao-Tsé-toung », avant que celui-ci ne l’interrompe pour dire que tout cela était très intéressant, mais que c’était l’heure du déjeuner. Emmené par deux policiers parce qu’il refusait de quitter le tribunal, cet étudiant en médecine a crié qu’il était victime du fascisme ; ce qui laisse supposer que son imagination ne lui laissait pas saisir grand-chose de la réalité du fascisme.

Le deuxième cas est autrement sérieux. Il s’agissait d’un communiste sud-africain qui avait été emprisonné et torturé dans son pays avant d’être autorisé à le quitter. Cela lui conférait à la fois épaisseur et prestige. Dans son appartement d’étudiant, il avait une sorte de crèche de Noël, avec des personnages tels que le Dr Norman Bethune et Mao Tsé-toung à la place de Marie, Joseph et les rois mages1. Il parlait du matérialisme dialectique et de l’utopie chinoise avec la calme autorité de l’évangélique qui sait qu’il a été sauvé et que Dieu l’aime. C’était la première fois que je me rendais compte que certaines croyances politiques comportent un fort aspect religieux.

Le maoïsme était cependant beaucoup plus présent en France qu’en Angleterre et la sociologue Julie Pagis a mené dans cet excellent livre une enquête scrupuleuse sur un groupuscule maoïste qui ne s’est démembré qu’en 1980. L’historien britannique Sir Lewis Namier, qui croyait beaucoup à l’étude des détails historiques, disait que dans une goutte de rosée on peut voir toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et le livre de Julie Pagis est écrit dans cet esprit. Cet épisode obscur et jusqu’à présent inexploré ouvre sur des questions beaucoup plus larges, dont certaines ont une signification pérenne. 

L’auteure est elle-même fille de soixante-huitards, du genre ruraux et éleveurs de chèvres, aux idéaux desquels elle reste fidèle, voyant dans la vie bourgeoise une sorte d’infection morale débilitante contre les effets de laquelle il faut toujours se tenir sur ses gardes. Mais malgré ce préjugé banal et profondément conventionnel, elle est une chercheuse honnête qui va là où la recherche la mène : dans les sombres recoins des possibilités humaines. 

Le groupe s’est formé autour d’un personnage mystérieux, un homme appelé Fernando qui prétendait être un réfugié politique d’Espagne, où il aurait été engagé dans des activités antifranquistes. De sa biographie, ses adeptes ne savent presque rien, si ce n’est qu’il a passé deux ans à Pékin en tant que correcteur de la traduction espagnole des œuvres de Mao, ce qui lui confère une sorte d’autorité apostolique. Sa maîtrise du français et de la doxa maoïste sont d’autres atouts dans la construction de son leadership charismatique. Il sait tout, il comprend tout, sa parole est définitive et incontestable. 

Il a rassemblé autour de lui un petit nombre de disciples, pour la plupart de jeunes adultes insatisfaits de leur vie et en quête d’un but transcendantal. Ce sont des idéalistes prêts à sacrifier leur vie à une cause. Ils sont issus de milieux sociaux variés, allant de la haute bourgeoisie au prolétariat, unis par leur désir d’une réponse utopique à tous les problèmes de l’existence humaine. Ils sont divisés par des tensions sur lesquelles Fernando joue comme un musicien sur une flûte, afin de mieux asseoir sa domination absolue. Bien que son empire soit minuscule, il divise et gouverne avec autant de rigueur que n’importe quel empereur sur un vaste territoire.
Formant un collectif théoriquement égalitaire dans un monastère désaffecté de la banlieue parisienne, ses disciples cherchent constamment à obtenir son approbation et lui fournissent ainsi un levier pour l’exercice d’une totale domination. Tantôt l’un, tantôt un autre semble bénéficier de la haute considération de Fernando, mais celle-ci est toujours précaire, le saint devenant soudain le pire des pécheurs, et inversement. 

L’excellence du livre tient à l’appréhension quasi romanesque des personnages – à l’exception de Fernando lui-même : comme tout leader charismatique, il reste délibérément mystérieux, comme surplombant toute forme de personnalité privée, ne laissant émerger que des détails très minces et imprécis de sa vie antérieure. Il s’est présenté comme une sorte de déité maoïste, sortie en armes du cerveau de Jupiter.  Comme si tout récit de son développement intellectuel aurait risqué de constituer une faiblesse, une dérogation à son inhérente perfection. 

Il aurait été facile de dépeindre ses disciples comme des êtres risiblement abusés, faibles et stupides. Ils étaient abusés et stupides, bien sûr, autant qu’ignorants et incurieux de la réalité de la Révolution culturelle qu’ils portaient aux nues et romançaient, mais cela n’en faisait pas des êtres totalement inestimables. Ils avaient de bonnes intentions et ont souffert pour leurs idéaux, aussi ridicules qu’ils aient pu être, ruinant dans certains cas pour toujours, ou pour de nombreuses années, leurs chances de mener une carrière normale et prospère. Leur folie n’était certainement pas la conséquence d’une incapacité intellectuelle : l’un d’eux avait été étudiant en médecine à Lyon, par exemple (l’alma mater de Frantz Fanon), un autre doctorant en anthropologie. Leur soumission volontaire et abjecte à l’influence d’un homme maîtrisant un schéma intellectuel jargonnant censé tout expliquer, mais dépourvu de toute originalité, est loin d’être inédite : une telle sujétion est en effet un phénomène bien connu, maintes fois reproduit dans l’histoire de l’humanité. Si ses disciples avaient été californiens plutôt que français, ils seraient probablement entrés dans l’ashram d’un faux saint homme hindou. C’est la tentative de compréhension de ce phénomène – la dialectique entre le gourou charismatique et ses disciples – qui donne à ce livre sa signification et son intérêt, et si finalement l’auteure ne parvient pas à l’expliquer, on ne peut pas lui en vouloir, car l’être humain, malgré les dernières avancées des neurosciences, reste ce qu’il a toujours été, et que j’espère il sera toujours, c’est-à-dire mystérieux. 

La teneur générale du livre est plus tragique que comique. Les disciples de Fernando, à l’instar des étudiants populistes russes qui, dans les années 1870, abandonnèrent leurs études pour « aller au peuple », ont pris un emploi dans des usines embauchant de nombreux travailleurs immigrés, et ont mené une vie plus dure qu’eux dans la mesure où, lorsqu’ils ne travaillaient pas, ils passaient de nombreuses heures en séances d’autocritique destructrice, brisant les relations nouées entre eux et conduisant à un épuisement mental et physique chronique. 

Ils donnaient leur salaire au collectif, en fait en grande partie à Fernando, qui pouvait ainsi se rendre au Portugal quand il le souhaitait, laissant la communauté à la charge de son dernier lieutenant désigné. Ses disciples étaient pris comme des insectes dans une toile d’araignée, d’une manière qui me rappelle la situation difficile de certains de mes patients piégés par un culte religieux. Ces patients vivaient dans la rue dans un état lamentable, causé par la dépendance à l’alcool ou à la drogue, avant d’être recueillis dans une camionnette itinérante par des membres d’une de ces sectes qui leur ont offert le salut. Ils ont effectivement été sauvés par la secte, présidée par un gourou charismatique : ils ont cessé de boire ou de se droguer et ont vécu dans la maison commune de la secte. Laquelle les a ensuite embauchés dans l’une de ses entreprises, mais sans salaire, en échange de nourriture et d’un logement. Il leur était difficile de partir car, n’ayant pas travaillé de manière déclarée, ils n’avaient pas droit aux allocations de chômage et ils étaient depuis longtemps éloignés de leur famille et de leurs amis qui auraient pu les aider. Ils ont dû choisir entre rester au sein de la secte ou retourner dans la rue.

Le parallèle avec le mode opératoire de Fernando est étroit sans être complet. Un point important de similitude est l’isolement délibéré des membres des sectes, maoïstes et religieuses, par rapport aux personnes de leur vie antérieure. À la manière d’un mari jaloux qui veut occuper toutes les pensées de sa femme, la secte est devenue le centre exclusif de leur existence.

Pagis saisit très bien l’extraordinaire capacité de l’esprit humain, une fois sous l’emprise d’une idéologie forte, à ignorer tout signe négatif. Très tôt, l’une des membres du collectif, la femme de Fernando, a dénoncé ce dernier en raison de sa jalousie sexuelle, de son infidélité et de sa violence en état d’ébriété. Mais lorsqu’elle s’est enfuie avec leurs enfants, le reste du collectif s’est livré à des contorsions mentales pour mettre en cause son individualisme petit-bourgeois. (Je me souviens avoir cohabité avec un étudiant, un communiste qui était le chef de ce qu’il croyait être le seul véritable parti marxiste-léniniste au monde, qui comptait une trentaine de membres, et qui dénonçait les lieder de Schubert pour leur pessimisme petit-bourgeois.)

Cela suggère que l’une des causes du développement, du succès et de la persistance des cultes charismatiques est l’absence totale de sens de l’humour ou de l’absurde. L’auteure a examiné les archives complètes du collectif de Fernando, que ses membres appelaient « l’Organisation ». Ses activités étaient enregistrées dans les moindres détails – témoignage s’il en est de leur immense sentiment d’importance. On n’y décèle aucune trace d’humour ou d’ironie. La solennité est (ou peut-être) la mère de beaucoup de cruauté.

Les membres de l’Organisation s’espionnaient et se dénonçaient mutuellement avec férocité ; les conjoints plaçaient la loyauté envers l’Organisation, et donc envers les intérêts fantasmés de la classe ouvrière, au-dessus de la loyauté envers leur partenaire. L’Organisationétait un nid de totalitarisme dans une société relativement libre (c’est-à-dire libre en comparaison de la plupart des autres). Ce livre nous rappelle que le totalitarisme a ses attraits pour certaines personnes et qu’il peut être embrassé volontairement, d’en bas. 

Ayant suivi le collectif jusqu’à sa dissolution, Julie Pagis était déterminée à en savoir le plus possible sur le mystérieux Fernando, et le chapitre « Démystifier le prophète » se lit comme un roman policier (au meilleur sens du terme). Elle établit avec plus ou moins de certitude que Fernando n’a jamais été un militant antifranquiste, qu’il s’est porté volontaire comme parachutiste en 1952, qu’il a fait l’objet d’une enquête des autorités espagnoles au début des années 1960 pour avoir abandonné femme et enfants, et qu’il a séjourné en Chine en tant que correcteur de la traduction espagnole des œuvres de Mao. Elle envisage la possibilité qu’il ait été un espion des services secrets espagnols, américains ou chinois, sans parvenir à une conclusion définitive. S’il a été un tel espion, il a fait preuve d’une dévotion héroïque à l’égard de son employeur. Malgré les immenses et louables efforts de l’auteure, Fernando (mort d’un cancer en 2008) reste une énigme. Tout comme la nature de son charisme, qui lui a permis de dominer – on pourrait presque dire d’ensorceler – un petit groupe de personnes intelligentes et idéalistes, les incitant, à une petite échelle, à perpétrer le mal les uns contre les autres. Qu’avait-il de si extraordinaire ? Il me semble que c’était un raseur prolixe dénué d’humour. Le maréchal Mobutu Sese Seko a dit un jour qu’il faut être deux pour être corrompu, et de la même manière, il faut un dirigeant et des dirigés pour que le charisme s’exerce.  

S’il n’y a pas de réponses définitives aux questions que cet excellent livre soulève, ce n’est pas une critique à l’égard de l’auteure, bien au contraire. Ceux qui disent « Plus jamais ça ! » ne connaissent rien à l’Histoire.

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On croyait connaître la vie de Cervantès. Mais, en fouillant dans les archives du royaume de Valence, un chercheur a découvert récemment qu’à son retour des cinq années passées en prison à Alger (il avait été capturé par un navire turc), ayant fait escale à Valence sur la route de Madrid, il y témoigna dans un procès criminel en défense de quatre hommes faussement accusés d’avoir agressé un jeune pêcheur, présumé mort. La romancière Begoña Valero s’empare de cet épisode pour tisser un roman historique de 650 pages. 

Racontés en parallèle, le récit de la captivité du soldat Cervantès à Alger et celui du procès, qui a lieu en 1580, finissent par se rejoindre. La romancière nous plonge dans la vie trépidante de ces deux grands ports méditerranéens, l’Alger du « beylerbey » (sorte de vice-roi), vassal du sultan turc de Constantinople, et la Valence de l’empire de Philippe II. Au procès, Cervantès vient appuyer la démarche d’un marchand majorquin, ami des accusés, qui mène l’enquête afin de les sauver de la potence. La romancière met en scène ce personnage mais aussi son épouse, ainsi que l’amie du pêcheur disparu et une prostituée du bordel des « Fembres Pecadrius », une zone située en dehors des murs de la ville, où la prostitution était légale.

« C’est le plus beau cadeau que la littérature pouvait m’offrir : raconter une histoire inconnue sur l’auteur de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche », dit Begoña Valero sur le portail espagnol Todo Literatura.

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Sexe et christianisme ont toujours fait plutôt mauvais ménage – à ce jour y compris. Mais, explique le spécialiste de l’histoire de l’Église à Oxford Diarmaid MacCulloch, le christianisme s’est aussi largement défini par rapport au sexe (en gros, il est contre – le sexe féminin étant, dit Tertullien, le « portail du démon »). En 660 pages truffées d’érudition théologique, MacCulloch expose comment le christianisme naissant puis triomphant s’est construit tout en clarifiant son ambigu rapport à la sexualité, en un cheminement laborieux qui réplique, avec un sérieux décalage, les évolutions des sociétés chrétiennes. Cette ambiguïté, postule l’auteur, procède de la double tradition dont le christianisme est issu : le judaïsme et l’hellénisme, avec leurs approches respectives de la sexualité. 

Ainsi la Bible se focalise sur la question de la fidélité du peuple d’Israël à son Dieu unique et très jaloux, dont la fidélité sexuelle de la femme est la réplique terrestre et le symbole (à part ça, le judaïsme ancien est plutôt décontracté en matière sexuelle, quoique circonspect vis-à-vis de la fornication, de la zoophilie et du célibat). En face, la tradition grecque penche quant à elle vers l’idéalisme platonique ou la modération pythagoricienne, mâtinés de quelques concessions à la nature. Cette confrontation initiale se reflète dans les violents débats des premiers temps du christianisme sur la nature de Jésus-Christ et son degré de « physicalité ». Elle explique aussi quantité de débats subsidiaires, notamment sur la virginité de Marie (« Les théologiens se sont écharpés sur les modalités de la conception, sans exclure aucun orifice et avec un total mépris pour la biologie », ironise The Economist). Bien d’autres conflits relatifs au sexe ont ensuite agité le proto christianisme : circoncision judaïque ou baptême ? Mariage ou célibat (Jésus, qui n’avait pas une grande opinion de la vie familiale, et saint Paul penchaient pour le second) ? Clergé monastique ou marié ? Rôle des femmes dans la première église ? Une question a particulièrement divisé les premiers chrétiens : celle du plaisir sexuel dans le mariage. La tolérance a fini par prévaloir – les époux ont bien « une dette sexuelle l’un envers l’autre » –, mais assortie de conditions : les copulations doivent s’effectuer avec modération, et uniquement dans un but procréatif. Beaucoup de néo-chrétiens préconisaient néanmoins des solutions beaucoup plus radicales, comme la continence absolue (Enkrateia) voire la castration préventive à la façon d’Origène.

Il fut par ailleurs difficile de s’accorder sur d’autres problématiques, plus culturelles que théologiques, comme l’inceste, la polygynie, l’homosexualité, le divorce, le remariage des veuves, la prostitution (« Il faut bien qu’il y ait des égouts pour empêcher qu’une ville empeste », dira saint Thomas d’Aquin). Les différentes branches du christianisme ont d’ailleurs divergé sur certaines d’entre elles, en particulier le mariage des clercs. Il restera toléré dans l’Église d’Orient, les hautes fonctions restant cependant réservées aux moines. En Occident, le mariage, d’abord considéré comme un contrat (« l’alliance de deux hommes : les pères respectifs des deux époux »), obtiendra le statut de célébration religieuse puis de sacrement. Mais à partir du XIIe siècle, les membres du clergé devront rester célibataires, quoique pour des raisons davantage socio-économiques que théologiques. Après Luther, qui n’avait quant à lui rien contre le sexe et avait épousé une nonne, le clergé protestant retrouvera le droit de se marier. Ce débat-là ne semble pas définitivement clos, à la différence de celui – extrêmement sérieux – sur le sexe des anges. Décrits d’abord dans la Bible comme des prédateurs sexuels, puis dans l’iconographie médiévale en troubles androgynes (peut-être des sortes d’eunuques, suggère Diarmaid MacCulloch), les anges semblent en effet avoir désormais disparu de l’affiche… 

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Ils portent des noms de dieux, mais souffrent de maux bien humains : Junon et Jupiter vivent à Leipzig. Lui est écrivain et atteint de sclérose en plaques. Elle est danseuse, comédienne aussi, et le soigne avec dévouement, tentant de rendre son quotidien supportable. Les fins de mois sont difficiles : « le couple ne peut survivre économiquement que parce que Jupiter remporte de temps en temps un prix littéraire et Junon une bourse de théâtre », rapporte Christian Mayer dans le Süddeutsche Zeitung. La nuit, ils font chambre à part, l’état de Jupiter les y oblige. Junon, qui a la cinquantaine et se demande combien de bonnes années il lui reste, en profite pour discuter avec d’autres hommes sur Internet. Beaucoup ne sont que des escrocs qui cherchent à lui soutirer de l’argent. Elle le sait et se joue d’eux. Jusqu’au jour où elle tombe sur un jeune Nigérian, qui semble différent des autres. 

Voilà à peu près l’intrigue de Hey guten Morgen, wie geht es dir?, le roman qui vient de remporter le dernier Prix du livre allemand. Le titre peut se traduire ainsi : « Bonjour, comment ça va ? », l’une de ces phrases d’accroche typiques des « arnaqueurs sentimentaux » qui prolifèrent en ligne, font mine de s’éprendre de leur interlocutrice, en général assez âgée, avant de lui demander une somme importante. 

L’un des intérêts du roman, selon Mayer, est sinon d’inverser la répartition des rôles entre le manipulateur et sa victime, du moins d’en brouiller les contours. Autre point fort : son ton. Martina Hefter, l’autrice, dont Mayer relève les nombreux points communs avec la Junon du livre (elle aussi est mariée à un écrivain atteint de sclérose en plaques), « fait preuve d’un optimisme de défi qui l’emporte sur la tendance si répandue à se plaindre. Elle écrit l’histoire de deux survivants. Dans le mythe antique, Jupiter, le supermacho débauché, prenait toutes les libertés, tandis que la brave Junon, déesse du mariage, boudait jalousement sur l’Olympe. Il en va tout autrement dans ce roman, dans lequel une femme prend son destin en main. » 

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L’invasion  de l’Irak, en 2003, par l’armée américaine aidée par les troupes d’une coalition comprenant principalement la Grande-Bretagne est aujourd’hui considérée comme une des initiatives de politique étrangère les plus malheureuses des cinquante dernières années. Le renversement par la force du régime de Saddam Hussein et l’occupation du pays qui s’en est suivie n’ont pas seulement eu pour effet de plonger l’Irak dans le chaos. Ils ont profondément déstabilisé l’ensemble du Moyen-Orient. On s’est interrogé sur les raisons qui conduisirent à prendre une décision aux conséquences aussi catastrophiques. Le motif avancé par les promoteurs de l’initiative était la détention, par l’Irak, d’armes de destruction massive qui se sont révélées introuvables. Ce n’était pas qu’un prétexte : tout indique que ceux qui affirmaient l’existence de ces armes y croyaient vraiment. Mais il y a d’autres explications : le sentiment d’humiliation éprouvé par les Américains après les attentats du 11 septembre 2001 et la volonté de venger cet affront ; la présence, dans l’entourage du président George W. Bush, de néoconservateurs fervents, partisans d’une politique étrangère interventionniste et convaincus qu’il était possible de parachuter la démocratie partout dans le monde ; les intérêts pétroliers des États-Unis ; le ressentiment personnel du président envers Saddam Hussein, qu’il suspectait d’avoir ordonné une opération visant à assassiner son père (George H. W. Bush) lors d’une visite de celui-ci au Koweït.  

Sans exclure ces éléments, le journaliste Steve Coll, dans Achilles Trap, fait remonter plus loin dans le temps les origines de ce qu’on appelle aujourd’hui la guerre d’Irak, ou seconde guerre du Golfe. La décision qui l’a précipitée, soutient-il au terme d’une enquête minutieuse, est le point d’aboutissement d’une longue histoire de relations difficiles et tumultueuses entre l’Irak et les États-Unis : vingt-cinq ans de malentendus, de quiproquos, d’ignorance réciproque, d’incompréhension, de doubles jeux, de mensonges, d’erreurs d’appréciation et de jugement. Pour la reconstituer, Steve Coll a rencontré une centaine de personnalités irakiennes et américaines, témoins ou acteurs-clés des différents épisodes. Il a aussi exploité une partie des archives saisies par les troupes américaines lors de la prise de Bagdad. À côté de milliers de documents, elles contiennent les transcriptions de ce qui s’est dit lors de réunions auxquelles participait Saddam Hussein : comme Richard Nixon, dont il partageait le tempérament suspicieux, le dictateur faisait systématiquement enregistrer les propos tenus en sa présence.      

L’histoire racontée dans Achilles Trap se déroule davantage à Bagdad qu’à Washington. Steve Coll fait le portrait d’un régime autoritaire dictatorial où l’emprisonnement des opposants, les exécutions sans procès et la torture étaient de règle. « Par instinct, [Saddam Hussein] soupçonnait particulièrement ceux qui étaient chargés de le protéger des menaces – ses services d’espionnage, sa police secrète, ses forces armées. Il avait construit un système de protection basé sur des couches de services de renseignement dont les champs d’action se recouvraient et qui s’espionnaient les uns les autres [...]. Ses espions écoutaient les conversations téléphoniques de ses généraux et plantaient des informateurs dans l’armée, ce qui veut dire que certains de ses proches étaient constamment occupés à en surveiller d’autres. » Lorsqu’ils étaient accusés de trahison, les chefs militaires et les hauts fonctionnaires étaient traités sans pitié. Parfois, toutefois, Saddam leur pardonnait sans raison apparente, et l’incertitude au sujet de ses changements d’humeur ne faisait que renforcer son pouvoir. 

Resté toute sa vie fidèle au clan dont il était issu, formé par l’idéologie du nationalisme arabe, c’était un homme dur, souvent cruel, qui a commencé sa carrière comme homme de main du parti Baas avant de purger celui-ci de ses rivaux une fois arrivé au sommet de l’État. Furieusement antisémite, il était obsédé par Israël à un point qui perturbait son appréhension des affaires du Moyen-Orient. Intelligent mais l’esprit parfois nébuleux, il pouvait tenir des propos témoignant d’une étonnante perspicacité, puis l’instant suivant se lancer dans des considérations géopolitiques absurdes. Il écoutait toujours attentivement ses interlocuteurs sans que ceux-ci puissent deviner sa pensée. Grand lecteur de Mémoires et de biographies d’hommes d’État, il était un bourreau de travail qui se levait à cinq heures du matin. Autant que sur la terreur, le régime reposait sur l’octroi de largesses. Saddam comblait de cadeaux, des montres ou des voitures de luxe, ses collaborateurs et les chefs d’État qui lui rendaient visite. Les blessés de guerre et les familles de soldats décédés recevaient des pensions généreuses, et les civils et militaires méritants bénéficiaient de nombreux avantages.

Le récit de Steve Coll commence en 1979, au moment où Saddam Hussein, arrivé au pouvoir, décide de lancer un programme de recherche visant à doter l’Irak de l’arme nucléaire. Deux spécialistes de physique nucléaire, Jafar Dhia Jafar et Hussain Al-Shahristani, sont contactés à cet effet. Le premier deviendra le chef du programme, le second, refusant de s’associer au projet, passera onze ans en prison avant de réussir à s’évader et se réfugier en Iran. L’histoire de ces deux scientifiques est un des fils conducteurs du récit de Steve Coll.  

Quelques années plus tard éclatait la guerre Iran-Irak, déclenchée par Saddam Hussein dans la crainte des conséquences possibles, pour son pays, du succès de la révolution islamique chez son puissant voisin. Préoccupée par la perspective d’une victoire de l’Iran qui semblait l’emporter sur le terrain, l’administration américaine, sous l’autorité de Ronald Reagan, donna instruction à la CIA de fournir à l’État-major irakien des informations cartographiques pouvant l’aider à contrer l’avance des troupes iraniennes. Tout en condamnant officiellement l’utilisation des armes chimiques, les États-Unis fermèrent les yeux sur leur emploi par l’armée irakienne contre les troupes iraniennes. Ils ne protestèrent pas davantage lorsqu’elle les utilisa, à la fin de la guerre, contre des populations civiles kurdes, en représailles d’une insurrection. 

En même temps, pour pouvoir financer secrètement la guérilla antisandiniste au Nicaragua tout en facilitant la libération d’otages américains détenus par le Hezbollah au Liban, des membres de l’administration Reagan, en collaboration avec Israël, organisaient la vente d’armes à l’Iran en violation d’un accord international qui l’interdisait. Lorsque le fait fut rendu public, face à ce double jeu, Saddam Hussein conçut, à l’égard des États-Unis et de la CIA, une terrible méfiance que l’avenir justifiera. 

La guerre Iran-Irak, qui se termina en 1988 sans gain aucun pour les deux belligérants, laissa les deux pays endeuillés par de terribles pertes humaines et économiquement exsangues. L’Irak était lourdement endetté auprès des pays arabes du Golfe qui l’avaient soutenu financièrement. Ne parvenant pas à négocier avec le Koweït les conditions de remboursement qu’il voulait, et en raison d’un ancien différend territorial avec ce pays, Saddam Hussein, en 1990, lança ses troupes à l’assaut du Koweït. « Dans la cascade d’erreurs, observe Steve Coll, qui ont conduit à l’invasion américaine de l’Irak en 2003, l’échec de l’administration Bush à dissuader Saddam Hussein d’envahir le Koweït – et celui de Saddam à comprendre ce qui allait se passer s’il agissait en ce sens – occupent une place proéminente. » À Washington, on espérait encore, contre tout espoir, améliorer les relations avec Bagdad. Saddam Hussein, de son côté, était encouragé par la tolérance dont faisaient preuve les Américains à son égard. Les pensant, à tort, parfaitement conscients de ses intentions d’envahir et occuper le Koweït, il interprétait leur silence comme une approbation tacite. « Si vous ne vouliez pas que nous y allions, dira-t-il à ses interrogateurs américains treize ans plus tard, une fois capturé, pourquoi ne pas nous l’avoir dit ? »

Les États-Unis réussirent à rassembler une alliance de quarante pays contre l’Irak, dont l’offensive au Koweït s’acheva en déroute. À dater de ce moment, la politique américaine à l’égard de Saddam Hussein changea complètement. Au cours des années qui suivirent, durant la fin du mandat de George H. W. Bush et ceux de Bill Clinton et George W. Bush, la CIA multiplia sans succès les actions secrètes pour le renverser. Le changement de régime en Irak était devenu l’objectif.  

Suite à la guerre et à la répression brutale d’une nouvelle rébellion kurde, le Conseil de sécurité de l’ONU adopta des sanctions économiques envers l’Irak. Leur principal objectif était de contraindre le régime à détruire les armes chimiques et biologiques qu’il détenait et à arrêter son programme de développement d’armes nucléaires. Des inspecteurs de l’ONU furent envoyés en Irak pour faire l’inventaire des stocks d’armes et des installations. Après avoir essayé d’entraver leur travail, Saddam Hussein prit soudainement la décision de se débarrasser secrètement d’une grande partie de ses armes de destruction massive et des infrastructures utilisées pour les produire. Un millier de bombes, des têtes de missiles et des tonnes de produits précurseurs d’armes chimiques furent détruits. Les plans et documents relatifs aux armes nucléaires et les instruments utilisés pour enrichir l’uranium furent jetés dans des conteneurs. Le tout sans qu’aucune trace écrite ou photographique de l’opération ne soit conservée. 

« Cette décision, relève Steve Coll, allait s’avérer une des étapes les plus fatales dans la marche de Saddam et de l’Amérique vers le désastre. Elle eut pour conséquence que même lorsque l’Irak, plus tard, s’efforça d’être honnête au sujet de ce qui avait été détruit, […] ses dirigeants eurent de la peine à en persuader les inspecteurs de l’ONU. » De fait, les hauts responsables des programmes secrets eux-mêmes ne savaient pas exactement ce qui avait été démantelé. Pour quelle raison Saddam a-t-il pris cette décision ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question, reconnaît Coll. Il semble avoir agi instinctivement, animé par son sentiment naturel de méfiance et cette volonté d’éviter les humiliations qui lui avaient fait présenter sa défaite au Koweït comme une victoire. Tout en souhaitant apaiser les craintes de l’ONU, il ne voulait de surcroît pas paraître faible aux yeux du monde et de ses ennemis de toujours, l’Iran et Israël, qui auraient pu être tentés de l’attaquer. Enfin, il pensait sans doute que dire la vérité sur son programme d’armement n’entraînerait pas nécessairement la levée des sanctions. 

Les derniers chapitres de The Achilles Trap résument les événements intervenus entre la chute des tours du World Trade Center et le début de l’invasion de l’Irak. S’appuyant notamment sur le rapport très complet d’une commission d’enquête britannique publié en 2016 (le rapport Chilcot), Steve Coll reconstitue avec précision le processus ayant conduit à la décision de lancer l’offensive. Une fois encore, il voit opérer le mécanisme d’aveuglement réciproque à l’œuvre durant les deux décennies précédentes. S’auto-intoxiquant à l’aide des conclusions fragiles de rapports de services de renseignements de fiabilité douteuse, refusant l’idée que l’absence de preuve pût être une preuve d’absence, ainsi que le résultat négatif des inspections de l’ONU le suggérait, les leaders américains et anglais restaient convaincus que l’Irak dissimulait des armes de destruction massive. Ils imaginaient aussi Saddam Hussein dans les mêmes dispositions belliqueuses qu’autrefois, à un moment où, de moins en moins intéressé par les questions militaires, il se concentrait surtout sur la rédaction de romans (il en rédigea quatre en peu de temps). De son côté, convaincu de l’omniscience de la CIA, « Saddam tenait pour acquis [qu’elle] savait qu’il n’avait pas d’armes de destruction massive. Il interpréta donc les accusations américaines et britanniques au sujet de son arsenal supposé d’armes nucléaires et bactériologiques comme des arguments de propagande utilisés dans le cadre d’une conspiration pour se débarrasser de lui. »

L’invasion de l’Irak en 2003 aurait-elle eu lieu si le général Colin Powell, peu convaincu de son opportunité, avait démissionné de son poste de secrétaire d’État, si George W. Bush avait moins écouté les « faucons » Donald Rumsfeld et Dick Cheney, si Al Gore avait été élu à sa place, si les tours jumelles ne s’étaient pas effondrées ? Sans doute que non, mais il est presque sûr que l’affrontement des États-Unis et de l’Irak se serait poursuivi sous une autre forme, moins spectaculaire. En raison de la mécompréhension mutuelle bien analysée par Steve Coll, mais aussi parce que les intérêts américains au Moyen-Orient et ceux de Saddam Hussein et son régime continuaient à s’opposer profondément. 

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