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Déjà plusieurs fois réédité et traduit en plusieurs langues (mais pas ou pas encore en français), le livre de ce professeur de sociologie à l’université d’Amsterdam fait sensation. Présentant en langue claire des monceaux de littérature spécialisée sur ce sujet ô combien clivant, il pourfend les torrents d’idées simples qui empoisonnent les débats politiques des deux côtés de l’Atlantique. Voici quelques-uns des « 22 mythes » qui lui paraissent pervertir les discours dominants. Contrairement à ce qu’on croit, « les migrations internationales sont restées stables et à un niveau relativement bas au cours des dernières décennies », résume Alice Fill sur le site E-International Relations. La grande majorité des migrants arrivent tout à fait légalement, étant recherchés pour des raisons d’emploi. Les migrants occupent des emplois dont les nationaux ne veulent pas ou dont la qualification est rare ou en déficit. L’impact sur le système social et le logement dans le pays d’accueil est « négligeable ». La plupart des crises de réfugiés restent concentrées dans les régions d’origine. C’est aussi un mythe de croire qu’on peut réduire l’émigration en investissant dans le développement des pays d’origine, car elle augmente à mesure que les conditions économiques s’améliorent. Comme le souligne aussi Ros Taylor dans le Times Literary Supplement, le renforcement de barrières aux frontières a le double effet de stimuler le trafic de l’immigration illégale et d’inciter ceux qui venaient pour un séjour temporaire à s’implanter définitivement. 

Sur le journal conservateur en ligne Quillette, le Néerlandais Steije Hofhuis juge que tout en prétendant dénoncer des préjugés équitablement répartis entre la droite et la gauche, l’auteur témoigne d’un classique optimisme de gauche qui le conduit à fausser les véritables enseignements de la littérature spécialisée.

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Si un éditeur décide de publier en France le dernier roman d’Ariana Harwicz, il n’aura aucune difficulté à traduire le titre : « perder el juicio » en espagnol et « perdre le jugement » en français ont le même double sens dans les deux langues : perdre un procès… ou la raison.

Perder el juicio raconte l’histoire de Lisa, une mère juive argentine installée dans la campagne française ayant rompu avec son mari français et sa belle-famille, quelque peu antisémite. Plongée dans une spirale de désespoir après avoir perdu la garde de ses jumeaux lors d’un procès, elle décide de déclencher un incendie et d’enlever ses enfants.

Lisa se bat contre une société qui la juge sans la comprendre et contre un système qu’elle estime injuste. C’est une mère perdante, humiliée et désespérée, qui ne peut s’abstraire de sa judéité et qui fera souffrir ses enfants en pensant punir leur père. La violence est omniprésente, sous toutes ses formes : les cris et les bousculades lors des disputes du couple ; la sauvagerie des ébats sexuels pendant les trêves ; le mépris de la belle-famille ; la décision de la justice qui sépare les enfants de leur mère et confie la garde au père.

« Je pars toujours du principe que mes livres mettent en scène ce dont je ne suis pas capable. Je laisse toujours mes personnages enfreindre la loi à ma place » confie-t-elle au portail InfobaeEn l’occurrence, ce roman est inspiré d’un événement qu’Ariana Harwicz a vécu elle-même. « J’ai traversé une épreuve très lourde qui a duré de nombreuses années », dit-elle aussi. 

[post_title] => Une mère humiliée [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-mere-humiliee [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-28 17:46:47 [post_modified_gmt] => 2024-11-28 17:46:47 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130831 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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« Aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années », proclame le Cid dans la pièce de Corneille – sans grande modestie mais avec une certaine exactitude. Effectivement, Rodrigo Díaz, alias El Cid, alias El Campeador, est né – fait plutôt rare s’agissant des personnages de légende – et bien né : en 1048 à Vivar (nord de l’Espagne), dans une famille de l’aristocratie. Pour ce qui est de sa valeur (morale, pas militaire), c’est une autre histoire. En fait, Rodrigo avait tout d’un condottière sans foi ni loi qui retournait sa cotte de mailles à tout bout de champ, trahissait à qui mieux mieux et mettait sa valeureuse épée au service de qui payait le plus, tantôt le roi d’Aragon, tantôt celui de Castille, tantôt les roitelets musulmans à la tête des « taïfas » qui constellaient alors la péninsule Ibérique. Rodrigo était aussi collecteur d’impôts, rançonneur et pilleur, ainsi que le relatent les nombreux livres documentant cette existence tout sauf exemplaire.

En revanche la médiéviste britannique Nora Berend, elle, « s’intéresse moins à la vie du Cid “historique” qu’à ce qu’elle appelle son “après-vie”… c’est-à-dire l’invention de sa réputation après sa mort en 1099 », explique David Abulafia dans la Literary Review. Contrairement à la forfanterie que Corneille met dans la bouche de son héros, la « valeur » du Cid a en effet dû attendre non pas des années mais plutôt deux ou trois siècles pour être célébrée. Mais alors, quelle célébration ! La vie post-mortem du mercenaire et voyou médiéval a pris en effet un tour presque plus spectaculaire que sa vie ante-mortem, et surtout bien plus édifiant. Bien sûr Rodrigo, ou plutôt son cadavre ficelé sur la selle d’un cheval, n’a pas entraîné ses troupes à la victoire devant Valence comme dans le film de 1961 avec Charlton Heston et Sophia Loren. Par contre, le mercenaire qui avait si vaillamment défendu les Almoravides contre les chrétiens, au point de mériter le surnom de El Cid (déformation du mot arabe « saïd », « seigneur »), se verra curieusement promu fer de lance de la Reconquista anti-musulmane et défenseur de la chrétienté ! Il sera même quasiment sanctifié, miracles à l’appui ; et sur la trace de quelques-unes de ses pérégrinations sanglantes on effectuera des pèlerinages tout comme sur le chemin de Compostelle. Mieux encore, le chef de guerre qui avait défendu les unes contre les autres les ambitions prédatrices de tant de principautés espagnoles ou arabes deviendra « le symbole du dynamisme de la Castille médiévale dans l’exercice de sa mission divine, l’unification de l’Espagne », dit encore David Abulafia – symbole que l’ultra nationaliste Franco récupérera avec enthousiasme en dédiant au Cid une belle statue à Burgos.

Enfin le soudard aux exactions infinies et trahisons à répétition, et qui, pour conforter sa situation à la cour, avait habilement épousé Chimène, cousine du roi Alphonse, se trouvera érigé, grâce aux dramaturges espagnols du « Siècle d’or » et surtout à Corneille, en porte-flambeau de l’idéal chevaleresque et du pur amour. Ce qui amène Nora Berend à poser cette question : « Qu’est-ce qui nous pousse ainsi à glorifier les exploits militaires et transformer les individus les moins recommandables en héros ? ». Une question qui va très loin.

[post_title] => Quel salopard, ce Cid ! [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => quel-salopard-ce-cid [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-28 17:34:57 [post_modified_gmt] => 2024-11-28 17:34:57 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130828 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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S’il y a un pays occidental qui, depuis février 2022, a eu à souffrir de la rupture de ses relations avec la Russie, c’est bien l’Allemagne. La bonne santé de ses entreprises reposait en grande partie sur un approvisionnement en gaz russe bon marché. Plus généralement, aucune économie d’Europe n’était, plus que la sienne, dépendante du grand voisin de l’Est. Comment a-t-elle pu se laisser entraîner dans une telle situation, qui, aujourd’hui, la plonge dans de graves difficultés ? Naïveté ? Aveuglement ? C’est l’une des questions que pose l’universitaire Bastian Matteo Scianna dans l’ouvrage qu’il consacre aux relations germano-russes depuis 1990. 

Scianna reconnaît lui-même que son étude ne saurait être que partielle et provisoire, ne serait-ce que parce qu’il n’a pas pu avoir accès à toutes les archives : « la chancellerie fédérale a certes autorisé une réduction du délai de protection de ses dossiers sur la politique russo-allemande jusqu’en 1998 – après presque un an d’attente de Scianna. Mais l’accès aux dossiers de la période 1998-2003, relatifs notamment à l’élargissement de l’OTAN vers l’Est lui a été refusé – et ce sans justification, rapporte Thomas Speckmann dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Scianna s’est contenté de consulter les archives des fondations proches des partis au pouvoir depuis 1990, complétées par des archives aux États-Unis et en Europe, notamment en Grande-Bretagne et en France. »

L’un des constats les plus frappants du livre est l’étonnante continuité de la politique allemande vis-à-vis de la Russie pendant plus de trente ans, quel que soit le chancelier en place et la coalition au pouvoir. Schröder, dont l’amitié avec Poutine est bien connue, n’est pas le seul à avoir travaillé à un rapprochement. Même ceux qui, à l’instar de Merkel, ne se faisaient guère d’illusions sur le régime russe, ont suivi la même voie. Rien ne le prouve mieux que la construction des gazoducs Nord Stream : le projet remonte à 1997, à Kohl donc, les travaux de Nord Stream 1 s’achèvent en 2011, ceux de Nord Stream 2 dix ans plus tard, à la veille de leur sabotage.

La république fédérale trouvait son compte à cette complémentarité économique. Scianna regrette que ses dirigeants n’aient pas inclus dans leurs calculs « une politique de dissuasion ou d’endiguement face à une Russie de plus en plus agressive », qu’ils aient laissé, par exemple, la Bundeswehr se clochardiser. « On a largement suivi une utopie de l’interdépendance, dans laquelle était occulté un éventuel conflit armé », résume Speckmann.

[post_title] => Aveuglement allemand [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => aveuglement-allemand [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-28 17:32:15 [post_modified_gmt] => 2024-11-28 17:32:15 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130825 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Les langues romanes usent d’un même mot (temps, tempotiempo) pour nommer des réalités désignées dans les langues germaniques par deux vocables différents (time/weatherZeit/Wetter). Cette heureuse caractéristique a pour vertu de mettre en évidence le lien qui unit le temps qui passe et le temps qu’il fait, matérialisé dans la succession des saisons : dans toutes les langues, le lexique de celles-ci sert de réservoir d’images pour évoquer l’écoulement du temps, le cycle de la vie et de nombreuses formes de devenir individuel ou collectif : la jeunesse est notoirement le « printemps de la vie », l’historien néerlandais Johan Huizinga appelait les XIVet XVe siècles « l’automne du Moyen Âge ». Cette relation intime du temps et des saisons n’épuise pas ce que l’on peut dire de leurs rapports. On peut aussi écrire l’histoire des saisons, qui est susceptible de prendre plusieurs formes : histoire des saisons elles-mêmes, dont la durée et la rigueur ont varié avec les changements du climat ; histoire de la façon dont elles furent perçues aux différentes époques, dans différentes civilisations ; histoire de leur impact sur la vie, la société et les comportements ; histoire de leur place dans la littérature et de leur représentation dans la peinture et la musique. 

C’est cette histoire qu’Alessandro Vanoli a entrepris de raconter dans une série de quatre petits livres, chacun consacré à une saison, publiés au cours des dernières années. Destinés au grand public davantage qu’aux historiens de métier, rédigés dans un style très vivant de conversation ou de conférencier, dans une langue à la fois littéraire, lyrique par endroits et toujours précise pour le vocabulaire technique, ces ouvrages s’appuient sur une documentation solide, utilement et très honnêtement présentée à chaque fois dans les dernières pages. Parce qu’il est un spécialiste de l’histoire de la Méditerranée, Vanoli fait souvent démarrer son enquête, immédiatement après une évocation des temps préhistoriques, dans l’Antiquité égyptienne et gréco-romaine et dans le monde arabe. Le récit emmène ensuite le lecteur dans toute l’Europe, en Russie, aux États-Unis, en Inde, en Chine et au Japon. 

À l’origine des saisons, on le sait, il y a l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre sur l’écliptique (le plan de révolution de la Terre autour du Soleil), qui fait varier la durée du jour (donc d’ensoleillement) et l’angle d’incidence des rayons lumineux en fonction du moment de l’année où la Terre se trouve dans sa trajectoire elliptique autour du Soleil. Cette inclinaison n’est pas totalement stable. C’est vraisemblablement à sa variation, combinée avec des changements de l’activité solaire, qu’on doit le « petit âge glaciaire » qui a sévi du début du XIVsiècle au milieu du XIXe. Il s’est régulièrement traduit par des hivers glacials, des étés pluvieux et des tempêtes violentes comme celle, rappelle Vanoli, qui a englouti en 1588 au large de l’Irlande l’Invincible Armada partie conquérir l’Angleterre. 

Dans les différents ouvrages on trouve des indications sur les faits astronomiques à l’origine de certaines fêtes religieuses païennes, chrétiennes et juives : les solstices d’hiver et d’été, qui marquent respectivement le début de l’hiver et de l’été astronomiques, avec lesquels coïncident plus ou moins les fêtes de Noël et de la Saint-Jean. Sans mentionner les calculs très compliqués du « comput ecclésiastique » (épacte, indiction romaine, nombre d’or, lettre dominicale, cycle solaire), Alessandro Vanoli explique dans le livre sur le printemps la manière dont on est passé de la date de la fête de la Pâques juive (Pessah), fixée dans le calendrier luni-solaire hébraïque au 14e jour du mois de Nissan, à la Pâques chrétienne, fêtée depuis le concile de Nicée le premier dimanche qui suit la première lune du printemps. Dans le même ordre d’idées, le volume sur l’hiver consacre de belles pages au phénomène des « nuits blanches » qui émerveillait tant Dostoïevski. Il se produit partout dans l’hémisphère nord à la latitude de Saint-Pétersbourg aux alentours du solstice d’été (c’est le « jour polaire »), mais c’est dans cette ville seulement qu’il donne lieu à une célébration et est considéré comme « un enchantement transcendant les misères humaines et réconciliant avec l’univers ». 

Plusieurs thèmes servent de fil conducteur entre les différents ouvrages. L’un d’eux est la guerre, telle qu’elle pouvait être menée durant les différentes saisons en fonction des contraintes particulières de celles-ci. Les pages les plus saisissantes sont celles qui évoquent le rôle joué par le « général hiver » dans la campagne malheureuse de Napoléon en Russie que raconte Tolstoï dans Guerre et Paix. Elles s’inscrivent dans un long développement sur l’hiver en Russie et sa place dans l’âme russe, illustré par un extrait d’Anna Karénine et le beau passage du Docteur Jivago dans lequel Youri se retrouve seul dans la maison familiale de Varykino en compagnie de Lara endormie : « La lumière de la pleine lune enveloppait la clairière enneigée [...]. La somptuosité de la nuit était indescriptible. La paix était tombée dans son âme. Retournant dans la chambre illuminée et chaude, il se mit à écrire. »

Un autre leitmotiv est la vie dans les monastères du Moyen Âge ainsi qu’elle se déroulait aux différentes saisons. Certains auteurs sont régulièrement sollicités : ceux de l’Antiquité, plus particulièrement Pline l’Ancien ; Shakespeare (Macbeth, Le Songe d’une nuit d’été, les Sonnets), ainsi que ce merveilleux document sur les saisons, Les Très Riches Heures du duc de Berry. D’autres (Kawabata, Leopardi) ne le sont qu’une fois, mais avec une exceptionnelle pertinence. Dans le livre sur l’été, on apprend qu’en Chine et au Japon autant que dans l’Antiquité grecque et romaine, l’heure de midi, lorsque le Soleil est à son zénith, était redoutée comme un moment de malédiction ; et qu’en Chine, l’été, la plus « yang » des saisons, est associée « à la direction du sud, à la couleur rouge, au son du rire, à l’organe du cœur, à l’élément du feu ». L’ouvrage sur le printemps consacre quelques pages à ce phénomène très printanier que sont les révolutions populaires ; celui sur l’été traite notamment de la naissance des vacances et du tourisme de masse ; le livre sur l’automne évoque le saturnisme et la mélancolie, l’été indien en Amérique du Nord, le Rosh Hashanah (Nouvel An juif), les origines de la fête d’Halloween et le culte des morts. Celui sur l’hiver raconte l’invention des sports d’hiver et, avec l’aide de Dickens, celle de la fête de Noël. On y trouve aussi une courte section sur les saisons dans l’hémisphère sud (au Brésil et en Argentine), qui sont, comme on sait, symétriques des nôtres. 

Les digressions plus ou moins franches ne manquent pas. Alessandro Vanoli profite de l’évocation de l’hiver pour faire le récit de la conquête des pôles par Scott, Perry et Amundsen. Dans le livre sur le printemps, il souligne l’importance des jardins dans le monde arabe : « Quand, dans l’Islam, on pense à un jardin, on pense au paradis ». Dans le sillage de Michel Pastoureau, il raconte l’histoire de certaines couleurs associées à différentes saisons : le vert au printemps, le jaune à l’été (deux couleurs aujourd’hui valorisées mais longtemps de très mauvaise réputation), le blanc à l’hiver. Dans le livre sur l’automne, il est question des champignons, des vendanges et du vin. Dans celui sur l’été, ce sont les insectes qui s’imposent : les cigales, les abeilles (et l’apiculture), les sauterelles (et le ravage des cultures auquel elles se livrent), les moustiques (et les maladies qu’ils transmettent), ainsi que les vers luisants, menacés d’extinction par l’éclairage massif des villages et des routes : « Peut-être est-il temps d’éteindre [...] les lumières. Pour sauver ce qui reste de la nature, pour réapprendre à jouir du mystère de la nuit et pour redécouvrir la magie stupéfiante de cette danse lumineuse dans l’obscurité des bois et des champs. »  

Le printemps est illustré par Botticelli, Poussin et Watteau ; l’été par Van Gogh, Seurat et l’emblématique Summertime d’Edward Hopper ; l’automne par Arcimboldo et Le Caravage ; l’hiver, assez naturellement, par Pieter Brueghel l’Ancien, Hokusai et Hiroshige pour le Japon, ainsi que les paysages glacés de Caspar David Friedrich, que cette saison obsédait littéralement.  

Deux idées apparaissent de manière récurrente tout au long de l’exposé et explicitement dans les pages de conclusion. La première est que l’histoire des saisons nous révèle quelque chose de profond et d’intime sur nous-mêmes en tant que membres de l’espèce humaine. Dans notre perception des saisons se trouvent sédimentés 30 000 ans d’histoire de la plus grande partie de l’humanité, des millénaires d’émerveillements, de peurs, d’attentes, d’espoirs, dont la langue, le calendrier, nos habitudes et les produits de notre créativité artistique portent la trace. 

La seconde idée est que cette histoire ne peut qu’engendrer un puissant sentiment de nostalgie. Nostalgie à l’idée des saisons de notre enfance, qui étaient peut-être objectivement plus marquées qu’aujourd’hui mais sont surtout restées intenses dans nos souvenirs du fait de la force des impressions qu’on éprouve à cet âge. Nostalgie, aussi, moins paradoxalement qu’on pourrait le croire, d’époques anciennes que nous n’avons pas connues, où la succession des saisons structurait l’existence bien davantage qu’elle ne le fait aujourd’hui. La généralisation du chauffage central et de la climatisation, l’omniprésence de l’éclairage artificiel, la mécanisation des transports, le développement d’un habitat urbain sophistiqué et la disponibilité permanente des produits alimentaires les plus variés ont affranchi les sociétés modernes des contraintes qu’a longtemps fait peser sur elles l’ordre de la nature, mais au prix de leur éloignement de celle-ci. Telles qu’elles subsistent dans nos représentations, et bien qu’elles continuent naturellement à affecter notre vie, les saisons sont donc dans une certaine mesure liées à un état de choses révolu : une manière inédite, pour elles, de symboliser le temps qui passe. 

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Ce n’est pas encore un bestseller, mais cela va venir. Les six derniers livres de Malcolm Gladwell se sont vendus à des dizaines de millions d’exemplaires. Les francophones impénitents se sont déjà jetés sur Le Point de bascule (2003), La Force de l’intuition : Prendre la bonne décision en deux secondes (2006), Les prodiges : Pourquoi les qualités personnelles et le talent ne suffisent pas à expliquer le succès (2009 ; réédité en 2018 sous le titre Tous winners !), David et Goliath : L’art de contourner les règles du jeu (2014), Face aux inconnus : Quand la première impression n’est pas la bonne (2021).

Dans Revenge of the Tipping Point, il fait un retour sur le livre qui l’a lancé, The Tipping Point (Le Point de bascule), sorti en 2000. Son propos de base reste inchangé : les idées, les produits et les messages se répandent à la manière d’une épidémie, comme des virus ; et c’est au bout d’un certain temps, quand l’épidémie a atteint un certain seuil, que se produit le « point de bascule », entraînant un changement dans la vie individuelle ou la société. Mais alors que dans le premier livre il analysait surtout les mécanismes qui entraînent un « changement social positif », explique Dov Greenbaum dans la revue Science, cette fois il montre « comment les points de bascule peuvent être exploités avec des intentions potentiellement délétères ». C’est un signe des temps : nous ne sommes plus à l’ère Clinton, mais à l’ère Trump, observe Edward Posnett dans The Guardian. Une bonne raison de lire ce livre est qu’il regorge d’anecdotes à raconter dans un dîner mondain, écrit l’essayiste W. David Marx dans The Washington Post. Pour le reste, vous pouvez passer votre chemin : Gladwell ressasse les mêmes clichés et à aucun moment n’évoque les multiples critiques apportées depuis un quart de siècle à sa thèse par les sociologues.

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« Mon père m’a accordé un très modeste prêt en 1975, et j’ai bâti dessus une entreprise qui vaut beaucoup, beaucoup de milliards de dollars », a déclaré Donald Trump. Faux. C’est son père, Fred, qui a bâti la fortune dont Donald a hérité. Il a raconté avoir été entraîné pour devenir un joueur de baseball professionnel auprès d’un futur champion de ce sport, Willie McCovey. Faux. La carrière de McCovey a débuté en 1955, quand Trump était « un enfant rondelet en CM2 », écrivent les journalistes Russ Buettner et Susanne Craig, prix Pulitzer. Il a dit avoir découvert la courbe de Laffer (le concept que de faibles taux d’imposition peuvent générer des recettes fiscales plus élevées) quand il était à la Wharton School of Business à la fin des années 1960. Faux. L’économiste Arthur Laffer a ébauché le concept en crayonnant sur une nappe en 1974. Et tutti quanti. Outre les particularités de son tempérament hyper narcissique, « c’est le changement des mœurs, l’éthique du travail propre à l’après-guerre laissant la place au bling-bling postmoderne, qui a rendu possible qu’il se présente comme “l’homme d’affaires le plus performant de l’Amérique” et devienne un héros de bande dessinée pour les millions de ses électeurs », écrit Martin Vander Weyer dans la Literary Review.

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Les pauvres rats. On les accuse de tous les torts, à commencer par celui d’avoir provoqué la peste noire de la fin du Moyen Âge, une pandémie de peste bubonique qui a ravagé l’Europe entière à partir de 1347. Ils n’en ont été que les vecteurs tardifs. La peste noire est « la catastrophe la plus mortelle de l’histoire humaine », dit James Belich, un éminent professeur d’histoire à Oxford qui lui consacre un ouvrage où un certain nombre d’idées reçues sont revisitées. Les généticiens nous l’apprennent, la bactérie fatale – Yersinia pestis – est arrivée par voie de terre depuis les montagnes du Tian Shan, au Kirghizstan et au Xinjiang, où des peaux de marmottes apportées par les Mongols ont infecté des gerboises. Ces inoffensives bestioles ont à leur tour infecté des chameaux cheminant jusqu’à la Moyenne Volga, où les rats, c’est vrai, ont pris le relais comme vecteurs de pathogènes. Mais pas les rats bruns que nous connaissons ; les rats noirs, plus petits, exterminés depuis lors par les rats bruns. 

Et puis – et c’est là que l’auteur brandit sa proposition véritablement iconoclaste – si la peste noire fut indéniablement cause d’innombrables tragédies personnelles (voyez les lamentations de Pétrarque), elle fut aussi la « cause cachée » du décollement géopolitique et économique de l’Europe aux XVe et XVIe siècles, la « grande divergence » (par rapport à la Chine et l’Inde). Cette pandémie-là n’est en effet pas comparable à la précédente, la peste de Justinien apparue en 541 (avec 18 répliques sur deux siècles), ni avec la beaucoup moins mortelle peste intercontinentale d’origine chinoise apparue en 1894 et disparue en 1924. La peste noire, constate Belich, a duré non pas deux mais trois bons siècles, jusqu’au milieu du XVII; et elle a tué non pas 30 % de la population européenne mais bien 50 %. 

« Les épidémies de peste diffèrent des autres catastrophes. Les incendies, les inondations, la guerre détruisent à la fois les personnes et les biens. Les famines conduisent les gens à manger les semences et le bétail. La peste non. Si elle divise par deux la population, elle multiplie par deux le capital disponible par tête », résume le médiéviste Tom Shippey dans la London Review of Books. Les ressources agricoles et autres de l’Europe n’ont pas diminué du fait de la peste, mais la main-d’œuvre si, et dans les campagnes il a fallu s’organiser différemment : regrouper les terres, changer les méthodes de culture, développer l’élevage. Les profits consécutifs se trouvant répartis entre moitié moins de bénéficiaires, de nouveaux besoins de consommation ont émergé (textiles, épices), les investissements ont été redéployés, notamment dans l’activité maritime, commerciale et militaire, et tout ceci a requis la mise au point de nouveaux instruments financiers pour concentrer et faire fructifier les capitaux générés. 

L’Europe qui, au début du Moyen Âge, ne contrôlait que 5 % des territoires de la planète et faisait pâle figure économiquement derrière l’Inde et la Chine aura, à la fin du XIXe siècle, fait main basse sur 80 % d’une planète qu’elle dominera presque totalement économiquement et politiquement. Merci les rats ? Reste que la peste noire n’est bien sûr pas la seule cause de cette révolution globale ; elle serait plutôt, écrit l’auteur, « la pièce manquante du puzzle causal ». On savait déjà que les catastrophes naturelles boostaient le PIB. On savait moins que les pandémies pouvaient changer si spectaculairement la donne géopolitique. Les gerboises du Kirghizstan auraient-elles passé le mot aux pangolins ?

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Le roman de Tolstoï est d’abord paru en feuilleton – sauf le dernier épisode, retoqué par le rédacteur en chef du Courrier russe. Pourtant, le suicide d’Anna, qui se jette sous un train, avait été rédigé bien avant le suicide raté de son amant, Vronski, révèle l’historien russe Mikhail Dolbilov, qui a eu accès aux manuscrits non publiés de Tolstoï. Cet épisode est relaté 200 pages plus tôt dans le roman. Comme d’autres, il a été écrit au fil de la plume, pour nourrir le feuilleton. C’est le cas de bien d’autres passages, ce qui crée un enchevêtrement de couches successives et entraîne diverses incohérences, propres à complexifier l’intrigue et la rendre plus intéressante. Si bien que le roman, écrit Eric Naiman dans le Times Literary Supplement, « ressemble à un arbre qui croît rapidement  presque jusqu’à son sommet, puis dont les branches s’étendent obstinément et de manière tortueuse et prodigieuse dans des directions latérales ».

Dolbilov révèle aussi que Tolstoï témoigne dans son roman de son vif intérêt pour la cour d’Alexandre II, sur laquelle il disposait de renseignements de première main grâce à l’une de ses cousines, qui était dame d’honneur. Il exploite la tension qui existait à la cour entre deux tendances contraires qui paradoxalement se renforçaient l’une l’autre : d’une part « la piété rigide qui entourait l’impératrice », d’autre part « une propension au libertinage, illustrée par la liaison entre le tsar et la mère de ses enfants illégitimes et les multiples scandales sexuels impliquant son entourage ». Le personnage du prince étranger adonné à l’hédonisme, que le romancier décrit comme « aussi frais qu’un concombre hollandais vert et cireux », est inspiré par le futur Édouard VII.

Les manuscrits insistent aussi davantage que le texte final sur les tentations homoérotiques qui assaillaient Vronski, dans la personne notamment de Serpoukhovskoï, « au sourire séduisant, presque féminin », qui à un moment clé de sa liaison avec Anna le met en garde contre les dangers que font courir les femmes à ceux qui se destinent à une brillante carrière militaire. 

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On voit bien que le monde de l’entreprise ne ressemble plus aujourd’hui à ce qu’il a été entre le début de l’ère industrielle et le milieu du XXe siècle. Mais en quel sens exactement a-t-il changé, et avec quelles conséquences ? C’est à ces questions que John Kay, économiste réputé et commentateur économique très lu en Grande-Bretagne, s’emploie à répondre dans un livre explicitement présenté comme très différent de la plupart de ceux qui sont consacrés aux entreprises. Ni manuel pratique énumérant des recettes de succès à l’attention des candidats investisseurs, ni brûlot anticapitaliste dénonçant les méfaits des firmes multinationales (deux catégories identifiées par John Kay à l’aide de titres parodiques très amusants), l’ouvrage a pour ambition de fournir à toute personne intéressée par le sujet, mais n’en ayant pas une vue d’ensemble, les éléments d’information nécessaires pour comprendre le fonctionnement des entreprises contemporaines. 

Bien que les progrès techniques aient affecté le travail qu’on y effectue et que l’essor de la concurrence internationale les frappe très souvent de plein fouet, les millions de petites et moyennes entreprises qui composent partout une partie très importante du tissu économique n’ont pas changé substantiellement dans leur principe au cours des dernières décennies. Le livre porte donc exclusivement sur les très grandes entreprises opérant à l’échelle mondiale et employant plusieurs dizaines de milliers de personnes. À part quelques remarques incidentes, il s’en tient à la description et à l’analyse. Les conséquences de celle-ci pour la politique économique, annonce John Kay, seront examinées dans un second volume. 

Née de l’acquisition, par les anciennes « compagnies », d’un statut juridique, l’entreprise moderne s’est longtemps présentée de la façon suivante : une organisation conçue pour réaliser des profits en produisant des biens matériels répondant aux besoins de la société, dirigée par la personne ou la famille qui possédait les moyens de production (les ateliers, les usines, les machines) et rétribuant le second facteur de production, le travail, sous la forme de salaires. Sous l’effet d’une série d’évolutions intervenues au cours des cinquante dernières années, ce modèle a perdu de son importance, s’est complexifié et a été supplanté par d’autres. 

Une de ces évolutions est la conséquence du remplacement progressif du capitalisme familial traditionnel par des formes plus ou moins généralisées de capitalisme d’actionnaires. C’est la fétichisation de la « valeur pour l’actionnaire », devenue quasiment la raison d’être de l’entreprise. La conception du profit à court terme comme objectif cardinal de l’entreprise et comme signe de sa valeur s’est appuyée sur une interprétation de la théorie de l’efficacité des marchés que John Kay juge simpliste et dogmatique. « L’idée que le marché en sait davantage sur l’avenir d’une entreprise que ses propres dirigeants […] représente le triomphe de la théorie abstraite sur le bon sens. » La recherche à tout prix du profit immédiat, rappelle-t-il, ne peut pas servir de guide à l’activité des entreprises et se révèle même souvent contre-productive. La meilleure manière de garantir la valeur pour l’actionnaire à long terme est de bâtir une entreprise solide qui offre à ses clients des produits et des services de qualité. 

Le même raisonnement s’applique à un autre aspect du triomphe de la logique financière qui s’est emparée des entreprises à la fin du XXe siècle. Les fusions et acquisitions ne sont pas une nouveauté, mais avec les offres publiques d’achats (OPA) hostiles, la signification et l’objectif de ces opérations ont changé : « Les opérations de fusion et acquisition, à présent, sont poussées par l’ego des gestionnaires et les revenus qu’elles procurent aux banquiers, juristes et consultants. Pour les décrire, les professionnels de la finance emploient aujourd’hui l’expression “activité des entreprises”, comme si ces opérations étaient leur première raison d’être. »

L’emprise croissante des considérations strictement financières peut s’avérer désastreuse pour certaines sociétés, y compris des géants de leur secteur. John Kay décrit les conséquences négatives qu’a entraîné le primat qui leur était accordé pour plusieurs d’entre elles, américaines et anglaises : ICI (chimie), GE (énergie), Sears (vente au détail), Marks & Spencer (habillement), Boeing (construction aéronautique) et IBM (informatique). Sans s’attarder, parce que ce n’est pas son sujet central, il évoque aussi les changements profonds dans l’univers de la banque et de la finance qui ont accompagné et soutenu ces évolutions : l’essor du capital à risque, la multiplication des fonds spéculatifs, l’expansion des activités financières des banques, la titrisation des créances et la création de nouveaux types d’actifs à très haut risque (« obligations pourries »), etc. Comme on sait, ces développements, auxquels John Kay a consacré un autre livre, sont à l’origine de la crise financière de 2008, dont les conséquences économiques et politiques se font encore sentir aujourd’hui. 

La combinaison de ces mutations n’est pas sans effet sur la manière dont certaines très grandes entreprises sont aujourd’hui perçues par le public, que John Kay résume par la formule suivante : « amour du produit, haine du producteur ». Dans aucun domaine ceci n’est plus vrai que dans celui de l’industrie pharmaceutique. « L’industrie pharmaceutique illustre ce qu’il y a de meilleur et de pire dans l’entreprise moderne. Ses produits – antibiotiques, […] vaccins […] – ont sauvé des centaines de millions de vies et amélioré la qualité de vie de presque tout le monde. » Ses revenus ont permis de financer de nouvelles recherches et des initiatives de philanthropie. Parce que les actions des sociétés concernées sont largement détenues par des particuliers et des investisseurs institutionnels, ils ont aussi contribué à assurer la retraite de très nombreuses personnes. En même temps, toutefois, obnubilés par la « valeur pour l’actionnaire » et intoxiqués par l’idée que le profit était la raison d’être de leurs entreprises, « beaucoup de ses dirigeants ont montré des standards de comportement très en dessous de ce qu’une société moderne peut accepter ou devrait tolérer de personnes possédant des responsabilités dont l’exercice détermine aussi profondément le bien-être général ». 

Tous ces faits sont bien connus et font l’objet d’une littérature abondante, dont John Kay présente les enseignements de manière claire et accessible. Un des mérites du livre est de mettre bien en lumière les changements considérables qui se sont produits dans le processus de production lui-même. Ils sont particulièrement visibles dans le domaine des industries de l’information et de la communication. Pour produire les biens et, davantage encore, les services qu’elles commercialisent, des entreprises comme Google, Meta, Netflix, Microsoft ou Apple ne dépendent pas fondamentalement de la possession d’énormes infrastructures : « Les compagnies leaders du XXIe siècle n’ont que peu besoin de tels équipements. Le montant relativement modeste de capitaux qu’elles lèvent est utilisé pour couvrir les pertes d’exploitation ou pour lancer de nouvelles activités. Leurs actifs matériels […] sont principalement […] des bureaux, des magasins, […] des centres de données qui peuvent être utilisés pour d’autres activités. Il n’est pas nécessaire que l’entreprise possède elle-même ces « moyens de production » et souvent ce n’est pas le cas. » Pour l’essentiel, les moyens de production qu’elles mobilisent sont humains : c’est l’ensemble des individus dont la combinaison des compétences techniques, financières, de gestion et commerciales leur permet de mener leurs activités. 

Ce modèle s’applique même dans le cas d’entreprises produisant ou commercialisant des objets matériels comme Apple ou Amazon, ne fût-ce qu’en raison de la part de recherche et développement et de services dans leurs activités. Il trouve son apothéose dans les sociétés dont la raison d’être est d’offrir des services d’intermédiation comme Airbnb et Uber, qui combinent des caractéristiques des plateformes et des franchises : « comme plateformes, elles mettent en relation des propriétaires d’appartements et leurs locataires éphémères, ou des passagers et des chauffeurs ; comme franchises, elles contrôlent la qualité des logements offerts et la fiabilité des chauffeurs ». À la manière dont la chaîne d’assemblage a été l’innovation majeure de l’entreprise du XXe siècle, conclut John Kay, les entreprises de ce type représentent l’innovation majeure de l’entreprise du XXIe siècle. 

Une thèse centrale du livre est que les changements spectaculaires récemment intervenus dans le monde de l’entreprise ne se reflètent pas (encore) dans le vocabulaire utilisé pour décrire celui-ci et les concepts employés pour en comprendre le fonctionnement. La théorie économique, affirme John Kay, ne capture pas correctement ce que ce monde est devenu. Elle n’est par exemple pas capable de rendre compte adéquatement d’un phénomène qu’il considère largement définir les entreprises contemporaines : la dissolution du lien qui a très longtemps existé entre fortune personnelle, détention des moyens de production et contrôle de l’entreprise : « Le capital comme facteur de production doit être distingué du capital comme mesure de la fortune personnelle. Et ni l’un ni l’autre ne sont étroitement liés au contrôle de l’entreprise moderne, qui est essentiellement dans les mains de gestionnaires professionnels. Ces dirigeants ne tirent leur autorité et leur pouvoir économique ni de la propriété des moyens matériels de production, ni de leur fortune, mais de leur rôle dans l’organisation. » L’ordre causal est inversé. C’est le contrôle de l’activité industrielle et financière par les gestionnaires (ou les fondateurs) qui leur permet d’accumuler des richesses par l’intermédiaire de parts de capital ou de rémunérations élevées : « Si les cadres supérieurs sont riches – et beaucoup d’entre eux à présent le sont –, leur rôle dans la direction de l’entreprise ne provient pas de leur richesse ; c’est plutôt leur richesse qui provient de leur rôle dans la direction de l’entreprise. » Qui, aujourd’hui, détient par ailleurs le capital d’une entreprise ? Quelquefois en partie son fondateur, assurément, mais aussi souvent une population hétéroclite d’acteurs composée de banques, de fonds spéculatifs, d’investisseurs institutionnels et de particuliers, directement lorsqu’ils possèdent des actions et indirectement par l’intermédiaire des fonds de pension. 

Si le terme « capital » doit être encore utilisé, suggère aussi Kay, il faudrait l’étendre, au-delà du capital physique et du capital financier, aux actifs immatériels (essentiellement les connaissances scientifiques et techniques), au capital humain (la compétence des individus), au capital social (mesuré par le degré de confiance à l’intérieur et autour de l’entreprise) et au capital naturel. Mais le concept de capital est-il encore adapté ? Dans une économie complexe fonctionnant selon les principes et à l’aide des mécanismes qui prévalent aujourd’hui, le profit des entreprises, suggère-t-il, ne devrait plus être décrit comme le produit du retour sur le capital investi, mais (ressuscitant un concept longtemps exclusivement utilisé pour les revenus de l’agriculture) comme celui d’une « rente » obtenue en fournissant des biens et des services. 

The Corporation in the Twenty-First Century n’épuise pas tout ce que l’on peut dire au sujet des différences observables entre les grandes entreprises d’aujourd’hui et celles d’hier. Le livre ne dit par exemple rien du foisonnement des procédures et de leur couplage obligé avec les outils informatiques, de l’accroissement de la proportion du personnel de gestion par rapport au personnel technique, de l’importance croissante accordée, non sans impact sur les relations de travail, d’un côté au contrôle des performances et à l’évaluation, de l’autre aux droits individuels des employés. Il glisse aussi trop rapidement sur les effets de la mondialisation. Dans l’ensemble, toutefois, on y trouve une série d’aperçus éclairants de certaines caractéristiques fondamentales de l’entreprise moderne.

La théorie de l’entreprise esquissée par John Kay dans ce livre s’intègre dans le cadre de la vision d’ensemble de l’économie et de sa place dans la société développée dans un ouvrage précédent co-écrit avec son confrère Paul Collier, vision construite à l’aide d’idées comme celles d’intelligence collective et d’un « pluralisme discipliné » garantissant l’équilibre entre compétition et coopération. Comment cette théorie se traduirait-elle en pratique, et quels types de stratégies d’entreprise et de politiques publiques conduirait-elle à mettre en œuvre ? On devrait l’apprendre dans le second volume annoncé. 

Pour aller plus loin : Entretien avec John Kay et Mervyn King, « Les modèles économiques ne produisent pas de prédictions fiables », Books n° 114juillet-août 2021. 

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