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Les Soviétiques croyaient que l’investissement en capital physique était la clé de la croissance. Ils s’en sont mordu les doigts. Au sein du monde dit capitaliste, cette opinion fut partagée par beaucoup d’économistes, mais pas tous. Dans son livre sur la révolution industrielle britannique, paru l’année dernière, Martin Hutchinson cite Lord Liverpool, alors Premier ministre de sa Gracieuse Majesté, qui en 1820 démolit ce mythe devant la Chambre des lords. La principale source de la « puissance commerciale » du royaume a été la faculté d’invention de ses sujets en « machinerie », soutint-il. Autrement dit, l’innovation. Cette explication a acquis valeur d’« orthodoxie économique », écrit Edward Chancellor en rendant compte dans The Times Literary Supplement d’un autre ouvrage, signé Daniel Susskind. Le Nobel Robert Solow l’a établi pour la croissance américaine dans la première partie du XXe siècle. Autre Nobel, Paul Romer a soutenu que le moteur de la croissance est le capital non pas matériel mais humain, et Susskind renchérit : ce sont les idées nouvelles qui fondent la croissance. Les idées sont des biens « non concurrents », en ce qu’elles sont mises en partage pour être exploitées : « plus d’idées assurent des rendements croissants ». À cela deux objections.

Objection n° 1 : la révolution informatique n’a pas entraîné une hausse significative de la productivité. Solow l’avait déjà constaté avant la crise de 2008 et depuis lors plusieurs économistes ont soutenu une idée supplémentaire, celle que la baisse tendancielle du taux de croissance reflétait un ralentissement de l’innovation technologique. Du moins était-ce avéré avant le déferlement de l’intelligence artificielle, tempère Chancellor. 

Objection n° 2 : la religion de la croissance a eu des effets gravement destructeurs, observe Susskind après bien d’autres. C’est indéniable sur le plan environnemental, mais selon Chancellor l’auteur en rajoute inutilement, avançant par exemple que la croissance creuse les inégalités, ce qui est historiquement faux. Reste la question centrale de savoir si la nécessaire transition énergétique est compatible avec la poursuite de la hausse du niveau de vie. Pour Susskind la réponse est oui, à condition de passer à la « croissance verte » et de respecter l’objectif du « net zéro carbone » en 2050. Or c’est un vœu pieux, jugent nombre d’économistes. Le Canadien Vaclav Smil, « pape » de l’économie de l’énergie, dont Books s’est souvent fait l’écho, estime dans son dernier livre (2022) et confirme dans un article récent que l’activité économique dépend plus que jamais des énergies fossiles et que cette dépendance va encore s’accroître dans les décennies à venir. Il estime le coût des mesures à prendre pour atteindre le « net zéro carbone » en 2050 à 20 ou 25 % du PIB dans les économies avancées, alors que Susskind s’en tient au dérisoire 0,5 % annoncé par le Climate Change Committee du Royaume-Uni.Chancellor en profite pour relever ce que l’économiste Nate Hagens, en accord avec Smil, appelle la « cécité énergétique » de la plupart de ses collègues. Les économistes ont eu raison de mettre en avant l’innovation comme facteur décisif de la croissance, mais ils ont omis de préciser que l’innovation en question avait principalement pour objet de rentabiliser l’usage de l’énergie.

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La première fois que Walter Lindner s’est rendu en Inde, c’était en 1977, sac au dos. En 2019, il y est retourné, mais cette fois en tant qu’ambassadeur d’Allemagne. Il est resté trois ans à ce poste. Le livre qu’il publie ces jours-ci est « l’histoire d’un amour. L’amour d’un Occidental pour un pays aussi divers qu’insondable et qui, avec 1,4 milliards d’habitants, est devenu le plus peuplé du monde », écrit Josef Kirchengast dans le Standard. Il y est question de phénomènes connus comme le saisissant contraste entre une misère extrême et des infrastructures parfois ultra-modernes ou encore la condition difficile des femmes. D’anecdotes plus personnelles aussi. Ainsi de ce premier jour à l’ambassade de Dehli, quand Lindner découvre sur sa place de parking une voiture rouge et poussiéreuse : une vénérable Hindustan Ambassador, mise à sa disposition par le gouvernement indien. « Au grand étonnement des chauffeurs indiens, il fait nettoyer la voiture et laisse sa berline de luxe allemande au garage », rapporte Kirchengast qui voit dans ce geste un « mélange de respect pour le pays d’accueil et, peut-être, d’un soupçon de coquetterie ». Mais le plus original est ailleurs. C’est le rôle que Lindner assigne à l’Inde pour l’avenir : celui de pont entre l’Orient et l’Occident. Un rôle qui devrait renforcer encore le poids de ce géant discret sur l’échiquier planétaire.

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Le 29 décembre 1976, quinze jours avant de quitter l’Argentine, Silvia Labayru, 20 ans et enceinte de cinq mois, se promène avec une arme et une pilule de cyanure à portée de main. Silvia était agent de renseignement au sein de l’organisation Montoneros (guérilla péroniste de gauche). Elle est enlevée et emmenée au plus grand centre de détention et d’extermination clandestin de la dernière dictature, l’ESMA, l’École de mécanique de la Marine (5 000 détenus, 200 survivants). Elle y vit une captivité infernale d’un an et demi, recevant des décharges électriques sur les seins et d’autres supplices. Elle ne cède pas, ne donne aucun nom. C’est sur la table de torture qu’elle donne naissance à sa fille Vera, entourée de soldats et assistée de deux autres otages. Vera est remise aussitôt à sa famille (le père de Silvia était un militaire). Sur les ordres de Jorge « Le Tigre » Acosta, qui dirige le centre de détention, Silvia subit des relations sexuelles avec des officiers. Soumise au travail forcé, elle remplit des tâches diverses, dont certaines lui seront reprochées par la suite. 

Jorge Labayru, le père de Silvia, était persuadé que sa fille était morte. Le 14 mars 1977, il reçoit un appel d’un homme qui dit : « Je veux vous parler de votre fille », mais dont il ne comprend pas l’identité. Il s’écrie : « Montoneros, fils de pute, vous êtes moralement responsables de la mort de ma fille ». En fait, son interlocuteur n’était autre que « Le Tigre » Acosta. La réaction spontanée de son père sauve la vie de Silvia, qui est libérée. C’est l’origine du titre du livre, La llamada (« L’appel »).

Après sa libération en juin 1978, elle se rend en Espagne pour élever sa fille Vera en exil. Elle y subit une seconde victimisation : celle de ces exilés soupçonnés d’avoir collaboré avec la dictature pour être libérés. 

Le livre est rédigé par Leila Guerriero, l’une des plus brillantes journalistes en langue espagnole (Books s’était fait l’écho de son dernier livre publié en français). Elle se fonde sur deux ans et demi de rencontres avec Silvia et aussi avec des personnes qui l’ont connue. Elle « éclaire une histoire complexe dans laquelle une constellation de souvenirs s’amalgame avec des bribes du présent, grâce à l’écoute attentive d’une journaliste qui ne juge pas », écrit Laura Haimovichi dans Página 12. Le livre « ne traite pas seulement de l’expérience traumatisante de Silvia à l’ESMA, ni de la douleur causée par l’attitude de ses anciens collègues lorsqu’elle a été libérée, mais aussi de l’attitude résiliente d’une femme qui a su se reconstruire, aimer, créer, voyager, vivre, être heureuse ». Plus de 25 000 exemplaires ont été écoulés en Espagne, et c’est maintenant un bestseller en Argentine. En 2013, Silvia Labayru a donné l’un des premiers témoignages sur les crimes sexuels des tortionnaires, grâce auxquels ses agresseurs, Jorge Acosta et Alberto González, ont été condamnés à de lourdes peines de prison, ainsi que la femme de González qui avait également abusé d’elle.

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Le nom de Cândido Rondon sonne familièrement aux oreilles de ceux qui ont lu Tristes Tropiques, le livre de souvenirs de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, qui l’y mentionne en passant à quelques reprises. Aux États-Unis, Rondon n’a longtemps été connu que comme le Brésilien qui aurait servi de « guide » à l’ancien président Theodore Roosevelt dans une entreprise légendaire, la descente en 1913-1914 d’un sous-affluent d’un sous-affluent de l’Amazone aujourd’hui appelé Rio Roosevelt. En réalité, il était bien plus que le guide : ingénieur et astronome de formation, il co-dirigeait l’expédition. Au Brésil, celui qui est le plus souvent désigné comme le maréchal Rondon, titre qui lui fut décerné à la fin de sa longue vie (il est mort à 92 ans en 1958), est une figure célèbre et célébrée : des rues, des places, des écoles et même un État, le Rondônia, portent son nom. Explorateur, Rondon a parcouru des milliers de kilomètres dans des zones mal connues ou inconnues du pays, cartographiant les régions qu’il traversait et les reliant aux grandes villes en y établissant des lignes de télégraphe. Proche des Amérindiens, avec lesquels il a dans certains cas établi les premiers contacts, il n’a cessé de les défendre. En 2019, le journaliste américain Larry Rohter racontait sa vie riche en péripéties dans un livre en portugais. Cette biographie est désormais disponible en anglais. 

Né en 1865 dans un village du sud du Mato Grosso, région au centre-ouest du Brésil dont la moitié nord fait partie du bassin amazonien, Rondon, qui s’appelait alors Cândido da Silva – Rondon est le nom qu’il choisira plus tard en hommage à un de ses oncles – était d’ascendance très mélangée, ainsi qu’en témoignait son teint cuivré : son père avait des origines européennes, amérindiennes et africaines, sa mère était de sang indigène (Bororo et Terena). Bien qu’il ait rapidement perdu ses deux parents, il gardera de son enfance un souvenir idyllique. À l’âge de 6 ans, assure Larry Rohter, « Rondon était capable de monter à cheval, tirer, placer des pièges, chasser, pêcher et traquer le gibier. Il savait quels baies, fruits et champignons étaient comestibles, et lesquels ne l’étaient pas. Des indigènes locaux il avait appris les vertus médicinales des plantes et de l’écorce ou des feuilles de certains arbres ». Enfant particulièrement brillant, il fut envoyé à l’école de la capitale de l’État, Cuiabá. À 16 ans, il intégrait un collège militaire à Rio, la carrière des armes étant, avec la prêtrise, la principale voie d’émancipation sociale pour les garçons d’origine modeste. Élève acharné, il lisait les grands romans français et portugais (Hugo, Dumas, Eça de Queiroz) et les travaux des naturalistes (von Humboldt, Darwin, Agassiz). 

Le moment où, après six ans d’étude, il sortit diplômé de l’école coïncide avec le renversement de l’empereur Pedro II et l’instauration de la république. Très proche du leader antimonarchiste Benjamin Constant Botelho de Magalhães, Rondon, sans en être un des principaux protagonistes, fut associé à cet épisode. Benjamin Constant, ainsi nommé en hommage au penseur politique français, était adepte du positivisme d’Auguste Comte. La vision scientiste, sociale et humaniste de cette philosophie très répandue dans l’élite brésilienne séduisait Rondon. Toute sa vie, ses convictions positivistes restèrent l’épine dorsale de sa conception du monde. En 1892, il épousait une femme de sept ans plus jeune que lui, Francisca Xavier. Il lui resta profondément attaché, ainsi qu’à leurs sept enfants, mais ne pouvait passer du temps avec eux que lorsqu’il était à Rio, ce qui ne se produisit qu’épisodiquement pendant la plus grande partie de son existence. 

Durant 25 ans, d’abord sous la supervision d’un officier supérieur qu’il considéra toujours comme son mentor (également adepte du positivisme), Antônio Gomes Carneiro, puis seul à la tête de détachements de plusieurs dizaines d’hommes, Rondon réalisa une série d’expéditions dans les terres marécageuses et les zones forestières du Mato Grosso. À côté de l’installation de lignes télégraphiques, elles avaient pour objectif de dresser la carte des régions traversées, cataloguer leurs ressources naturelles et identifier leurs habitants. Ces missions se déroulaient dans des environnements naturels dangereux (un de ses hommes fut un jour dévoré par les piranhas), des conditions éprouvantes (moustiques, pluies torrentielles et chaleur accablante) et au milieu de populations hostiles ou méfiantes. Conscient que leur réussite et même la vie de ceux qui les entreprenaient, souvent des soldats peu enclins à obéir aux ordres, exigeaient le respect absolu de la discipline, Rondon faisait régner celle-ci sans jamais fléchir, n’hésitant pas à faire appliquer des châtiments corporels.  

L’expédition qu’il mena à la demande du gouvernement en compagnie de Theodore Roosevelt fut une des plus mémorables. L’idée était de déterminer la direction et le cours d’une rivière dont il avait découvert la source lors d’une mission précédente. Le voyage, qui dura en tout cinq mois, dont deux sur la rivière, se déroula dans des conditions dramatiques. En raison de la présence de nombreux rapides, il fallut souvent porter les pirogues sur la terre ferme et plusieurs d’entre elles chavirèrent. Secoué par la fièvre et blessé à la jambe, Roosevelt échappa à la mort de justesse et trois hommes ne revinrent pas. Les membres survivants de l’équipe, qui comprenait le fils de Roosevelt, arrivèrent à destination en haillons, affamés, exténués et malades. Encore eurent-ils la chance que les Indiens Cinta Larga qui habitaient la région, plutôt que de les attaquer, les laissèrent passer sur leur territoire. 

Tous ceux qui ont eu l’occasion de fréquenter Cândido Rondon le présentent comme une personne extraordinaire. Petit, conservant en permanence le maintien très droit des officiers, il possédait une résistance physique à toute épreuve et une volonté de fer. Sur la plupart des photos qu’on a gardées de lui en expédition, il est debout, impeccablement sanglé dans son uniforme au milieu de la forêt moite ou sous le soleil brûlant. Mangeant peu, il était capable de rester de longues heures sans s’alimenter. Toute sa vie, il s’est levé avant l’aube. En voyage, lorsque ses compagnons de route ouvraient leurs paupières, ils le découvraient habillé et rasé de près. Après avoir pris un bain dans le cours d’eau le plus proche, il avait déjà rédigé des télégrammes de service et son courrier à sa femme. Victime d’un accès de malaria d’une rare violence au cours d’une de ses missions, au bout de quelques minutes il descendit du dos du bœuf de transport sur lequel on l’avait hissé pour continuer la route à pied, refusant un traitement de faveur. La même aversion envers toute forme de privilège le conduisait à laver ses vêtements lui-même dans la rivière plutôt que de confier cette tâche à du personnel subalterne. Lisant régulièrement, il remplissait ses carnets de notes d’observations topographiques, hydrologiques, ethnographiques et sur la faune et la flore.     

Avec le développement des communications radio, le travail de Rondon changea. Des missions d’une autre nature lui furent confiées : étude des causes d’une sécheresse catastrophique dans le nord-est du Brésil (qu’il imputa avec prescience à la déforestation), répression d’une rébellion dans l’État de São Paulo, fixation et inspection des frontières du pays. En 1930, arrivé au pouvoir par un coup d’État, Getúlio Vargas le faisait arrêter et l’expulsait de l’armée en même temps que d’autres officiers supérieurs. Quatre ans après, il lui confiait pourtant une mission diplomatique qui le tint à nouveau loin de Rio durant plusieurs années : une médiation entre la Colombie et le Pérou, pour éviter l’éclatement d’une guerre à la frontière du Brésil. 

Au cours de ses explorations, Rondon avait établi des contacts pacifiques avec de nombreuses tribus hostiles ou vivant dans l’isolement complet, dont les Bororos, les Paresí et les Nambikwaras. Parlant plusieurs dialectes locaux, il était considéré comme un frère par les membres de ces groupes. Son attitude à leur égard est souvent résumée par la consigne qu’il donnait à ses hommes : « Mourez si vous ne pouvez pas faire autrement, mais ne tuez pas ». Elle sera adoptée comme devise par le SPI – Service de protection des Indiens (devenu par la suite la FUNAI) –, l’agence qu’il créa en 1910 pour défendre les intérêts des indigènes et dont il fut le premier directeur. Au moment où Vargas s’empara du pouvoir, le SPI ne bénéficiait plus de beaucoup d’attention de la part des pouvoirs publics. Mais dans la dernière partie de la période de dictature, Rondon réussit à intéresser Vargas à la cause des Amérindiens en la liant à son programme de développement économique de l’ouest du Brésil. Longtemps, il pensa en effet qu’il était possible et souhaitable d’intégrer sans violence les Amérindiens dans la population brésilienne et la vie du pays. Peu à peu, il arriva à la conclusion que le mieux était de les laisser simplement vivre leur existence traditionnelle. Cette idée gouvernera l’action de ceux que l’on considère comme ses héritiers spirituels, les trois frères Orlando, Cláudio et Leonardo Villas-Bôas.       

En raison de ses humbles origines sociales et de son ascendance ethnique métissée, Rondon mit du temps à être internationalement reconnu. Apprécié dans plusieurs pays d’Europe, il se heurta en Angleterre à l’hostilité de la Royal Geographical Society et celle de deux célèbres explorateurs, qu’il traita en retour de dilettantes et d’affabulateurs incompétents : Arnold Henry Savage Landor et Percy Fawcett, l’aventurier disparu en 1925 dans la forêt amazonienne à la recherche d’une mystérieuse cité perdue. Mais au Brésil, il était un héros national. À plusieurs reprises, on lui proposa des postes prestigieux, qu’il refusa. 

Son destin posthume est lié aux vicissitudes de la vie politique du pays. Dans les années qui suivirent immédiatement sa mort, grâce à l’action de son principal disciple Darcy Ribeiro, sa vision humaniste fut mise en avant. Après le coup d’État de 1964, qui institua pour une vingtaine d’années un régime de dictature militaire, c’est son patriotisme, son courage physique et son sens de la discipline qui furent exaltés. Exploitant les ambiguïtés de son héritage, les militaires lancèrent sous le nom de « projet Rondon » un programme de développement économique. 

Dans les années 1990, son action fut critiquée par une nouvelle génération d’intellectuels qui dénonçaient en lui l’agent et la caution des injustices commises à l’égard des populations indigènes. Aujourd’hui, observe Larry Rohter, les deux facettes de l’image publique de Rondon, patriote et pacifiste, progressiste et conservateur, ont fusionné. La vision de l’Amazonie et de ses habitants qu’il a contribué à développer, conclut-il, peut demeurer une source d’inspiration pour l’avenir. La controverse autour du rôle qu’il a joué dans l’histoire du Brésil signale toutefois la présence, dans sa vie, son action et sa pensée, d’une forme de contradiction qui invite à tempérer cette vision optimiste. Rondon – on le comprend à la lecture de ses carnets – était extrêmement sensible à la beauté de la luxuriante nature brésilienne. Et il respectait le mode de vie et les valeurs des Amérindiens. D’un autre côté, il croyait résolument au progrès : ses entreprises d’exploration visaient notamment à apporter dans des régions intouchées par la civilisation les bienfaits de celle-ci. Ses initiatives ont incontestablement eu pour effet de protéger les autochtones des violences et des abus dont ils étaient victimes, et de sensibiliser la population et les autorités brésiliennes à leur sort et à leurs droits. Mais il a aussi indirectement ouvert la voie à l’exploitation économique du territoire sur lequel ils habitaient, avec ses conséquences sur le milieu naturel, ainsi que, par le simple contact avec la civilisation technique, à un bouleversement des cultures traditionnelles qui ne pouvait qu’entraîner progressivement leur disparition. Jusqu’à quel point les deux idéaux de préservation et de développement qui l’animaient étaient-ils conciliables ?

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Ce printemps, l’ouvrage d’Anke Feuchtenberger, Genossin Kuckuck, a manqué de peu d’entrer dans l’histoire des lettres allemandes. Nominé pour le prix de la Foire du livre de Leipzig, il aurait pu devenir la première bande dessinée à remporter cette récompense, l’une des plus prestigieuses du pays. Ce ne fut pas le cas. Qu’importe : cette simple nomination a suffi à attirer sur « Camarade Coucou » l’attention d’une presse d’ordinaire bien moins prolixe sur le neuvième art que la presse française. Süddeutsche ZeitungFrankfurter RundschauFrankfurter Allgemeine ZeitungTageszeitung, site de la radio publique Deutschlandfunk, Arte, les articles et reportages, en général élogieux, se sont multipliés. Voici, par exemple, comment, dans le Süddeutsche Zeitung, Martina Knoben présente ce roman graphique « de près de 450 pages, souvent sombres et inquiétantes, mais toujours belles comme des contes de fées » : « une œuvre sauvage dans laquelle l’auteure raconte une enfance et une adolescence en RDA, des années 1960 à la privatisation de la propriété du peuple dans les années 1990 – mais pas de manière linéaire ou avec une histoire logiquement compréhensible. Plutôt comme dans un rêve. Des fragments émergent, qui relient le personnel au politique, le ressenti, l’émotion, l’irréel aux éclats d’histoire. » Et de rappeler qu’Anke Feuchtenberger « a travaillé plus de treize ans à ce livre gigantesque », principalement au crayon et au fusain, souvent en noir et blanc, à l’occasion aussi en rouge, pour les chapitres « violents et cruels ».

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Trop de livres ! Le sombre auteur de l’Ecclésiaste s’en plaignait déjà. Qu’aurait-il dit en voyant le déferlement, en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle, des « romans gothiques », des mélodrames ultra sentimentaux aussi spectaculaires par leur nombre que par leur longueur ? Ces ouvrages visaient un lectorat émergent, pas trop exigeant et largement féminin, avide d’héroïnes éthérées qui, dans des châteaux généralement en ruine et en Écosse, se laissaient terroriser pendant des volumes (jusqu’à 10 !) par des bandits, des fantômes ou des séducteurs cyniques. Dans son pavé formidablement détaillé, l’universitaire Hannah Doherty Hudson décrit en grande profondeur ce phénomène littéraire qu’avait stimulé la maison d’édition Minerva Press, aux buts et aux méthodes résolument commerciaux. 

Sujets à des modes et donc éphémères, les « romans gothiques » semblaient issus du même moule tant ils se copiaient les uns les autres. Ils étaient bon marché car fabriqués en masse, et même accessibles à bas prix aux abonné(e)s des « bibliothèques circulantes ». Enfin leur inépuisable contenu, stéréotypé et d’une lecture facile, était à la portée des plus rustiques. Samuel Richardson avait lancé le mouvement en 1749 avec Clarissa (7 volumes, 1 million de mots) ; mais c’est Ann Radcliffe la grande pionnière de « ces auteurs qui pour 5 à 10 £ étaient capables de maintenir des demoiselles en mal d’amour suspendues entre espoir et désespoir pendant des milliers de pages », écrit Freya Johnston dans The Times Literary Supplement. Bien entendu les beaux esprits virent d’un mauvais œil cette nuée d’ouvrages réputés médiocres, littérairement comme moralement (« Mauvais auteurs-mauvais lecteurs »), dilatés sans vergogne à coup de plagiats, de tripatouillages typographiques ou de superfluités éhontées. Heureusement, Walter Scott (22 romans en 71 volumes, plus ou moins ancrés dans la réalité historique) et Jane Austen, aux récits plus courts mais stylistiquement comme psychologiquement très soignés, relevèrent le genre. Après avoir publié entre 1790 et 1820 plus d’un quart des livres anglais, la Minerva Press fut emportée par la vague qu’elle avait déclenchée, et que la presse à vapeur de l’Allemand Koenig, aux capacités quadruplées, allait encore renforcer. Aujourd’hui on publie toujours trop de romans, déplore Freya Johnston ; « mais où donc se situe la limite ? ».

[post_title] => Demoiselles en mal d’amour [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => demoiselles-en-mal-damour [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-05-08 21:15:09 [post_modified_gmt] => 2024-05-08 21:15:09 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129639 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Salué par une noria de psychologues et neuropsychologues américains, le livre que leurs collègues Donna Henderson et Sarah Wayland consacrent au « spectre autistique » est un bestseller. Leur propos est simple : « Bien que notre compréhension de l’autisme ait beaucoup progressé, de nombreux individus restent non diagnostiqués ». Il y a beaucoup plus d’autistes qu’on le croit, car « nombre d’aspects de l’autisme ne sont pas inclus dans les critères diagnostics actuels », et, de plus, quantité d’autistes savent « camoufler leurs traits autistiques ». Les auteures se réclament du courant de la « neurodiversité affirmative » et présentent leur livre comme un guide destiné aux praticiens.

Cette approche ne fait pas l’unanimité. Jill Escher, qui préside le National Council for Severe Autism, plaide au contraire pour un resserrement du concept d’autisme, afin de bien distinguer entre l’autisme sévère, qui se traduit par de graves déficits fonctionnels, et des symptômes légers qui parfois se traduisent, à l’inverse, par des facultés exceptionnelles. Le diagnostic d’autisme « couvre aujourd’hui un éventail absurde incluant des personnes excentriques comme Elon Musk, des artistes sensibles comme la chanteuse Sia et des athlètes comme Tony Snell », dont certains « sont tellement performants que je considèrerais mes enfants comme complètement guéris s’ils avaient de telles facultés ». 

L’inflation des diagnostics concernant l’autisme a été renforcée par la décision des auteurs du DSM-5, dernière version du manuel de référence de la psychiatrie américaine, de supprimer le syndrome dit d’Asperger. Résultat : le « spectre autistique » est un « concept nébuleux sans frontières bien définies », observe le journaliste Jason Garshfield dans le magazine en ligne Quillette

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Artemisa, une très belle femme d’origine grecque, vit dans Los Abismos, un village perdu dans les montagnes mexicaines de Veracruz, lieu de naissance de l’auteur : un territoire où jungle primitive et civilisation occidentale forment un équilibre singulier. Artemisa, qui a repris l’entreprise dont elle a hérité, est désirée par tous, vénérée comme une déesse. Mais toute histoire d’amour avec elle est vouée au malheur. Telle celle contée par le narrateur, lorsqu’ils étaient jeunes l’un et l’autre ; et celle qu’elle a engagée avec M. Teodorico, l’homme le plus puissant de l’État de Veracruz, de vingt-cinq ans son aîné. Cet homme violent lui voue un amour obsessionnel. Mais dès les premières pages, Artemisa a noué une autre relation obsessionnelle, plus étrange, avec un taureau. L’auteur projette ici le mythe grec du Minotaure. Pour garantir à Minos son maintien sur le trône de Crète, Poséidon a fait surgir de la mer un superbe taureau blanc, que Minos devait sacrifier. Minos le trouve si beau qu’il lui substitue une autre victime. Poséidon se venge en obligeant la reine Pasiphaé à tomber amoureuse du taureau. Elle s’abandonne à lui, donnant naissance au Minotaure, un être à corps d’homme et à tête de taureau.

« J’aime l’idée que le Mexique et la Grèce soient deux territoires fondés sur le rituel », confie à El Sol de México Jordi Soler, qui vit à Barcelone. Son message tient cependant surtout à la personnalité d’Artemisa. Elle est « une femme du XXIe siècle », explique-t-il, en ce sens qu’elle traduit l’émancipation des femmes, une évolution qui ne doit rien à leur beauté. Mais « on ne peut ignorer que la beauté d’une femme est source de pouvoir, que ce pouvoir existe et fait bouger le monde. Il y a des femmes qui accomplissent des choses extraordinaires grâce à leur beauté, des choses qu’elles n’auraient pas accomplies si elles n’avaient pas été belles ».

[post_title] => La trop belle Artemisa [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-trop-belle-artemisa [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-06-04 11:27:42 [post_modified_gmt] => 2024-06-04 11:27:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129633 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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À côté de longues heures de travail solitaire, la communication entre savants est une composante centrale de la vie scientifique. La comparaison des résultats, la discussion des méthodes, la critique des théories peuvent s’effectuer oralement, à l’occasion de conférences, dans les salles de séminaire ou même, souvent, dans les couloirs et les cantines des laboratoires ou des centres de recherche. Mais les échanges s’opèrent aussi et surtout sous forme écrite. Longtemps après l’apparition, au XVIIe siècle, des premières revues scientifiques, la lettre personnelle est demeurée un instrument privilégié. Elle permet des échanges plus rapides et plus directs que les articles et les livres, dont la publication prend un certain temps et qui sont soumis à certaines conventions de présentation. 

Pour l’historien qui veut reconstruire la genèse de leurs idées, la correspondance des scientifiques est donc un matériau extrêmement précieux. Elle constitue de surcroît une source d’information très riche sur leur caractère ainsi que sur le contexte politique, social et culturel de leur activité. Historien des sciences, José Manuel Sánchez Ron a étudié toute sa vie ce type de document. Arrivé à la fin de sa carrière, il a eu l’idée de publier une anthologie commentée de lettres de savants de toutes les époques. Elles sont insérées dans un texte abondant qui fournit toutes les informations nécessaires sur la vie, la carrière et les travaux de leur auteur et les circonstances dans lesquelles elles ont été rédigées. L’ensemble, d’un volume impressionnant (plus de 800 pages), compose un ouvrage original : l’histoire de 500 ans de découvertes et d’inventions à travers une série de lettres qui en illustrent les plus fameux épisodes. 

Une querelle de priorité, on le sait, opposa Newton et Leibniz au sujet du calcul infinitésimal, qu’ils avaient inventé indépendamment l’un de l’autre dans deux formulations différentes – c’est celle de Leibniz qui s’imposa. Le débat entre les deux hommes avait toutefois une autre dimension. La physique de Newton impliquait l’existence d’un espace absolu, une idée aujourd’hui abandonnée que Leibniz refusait de toutes ses forces pour des raisons philosophiques autant que scientifiques. Un échange épistolaire s’ensuivit entre le philosophe et l’évêque Samuel Clarke, porte-parole de Newton. Sánchez Ron, qui en cite des extraits, fait remarquer à quel point la manière de raisonner des deux hommes est proche de celle de Platon et d’Aristote, 2000 ans auparavant. Une autre controverse mentionnée dans l’ouvrage est la dispute au sujet des nombres transfinis, dont Georg Cantor affirmait l’existence, énergiquement contestée par Leopold Kronecker, qui précisait toutefois dans une lettre à son interlocuteur à propos de leur désaccord : « Je ne vois aucune raison pour que nos relations personnelles soient affectées par ces divergences de quelque manière que ce soit ». On lit également la lettre « dévastatrice » par laquelle Bertrand Russell communique à Gottlob Frege qu’il a découvert un paradoxe ruinant son ambition de réduire les mathématiques à la logique. En physique, le développement de la mécanique quantique et la question de son interprétation donnèrent lieu à de nombreux échanges entre Heisenberg, Bohr et Einstein, dont plusieurs lettres sont citées. En biologie, la théorie de l’évolution, simultanément imaginée par Charles Darwin et Alfred Wallace – leurs relations épistolaires restèrent toujours très courtoises –, se heurta immédiatement à de violentes critiques. Un de ses avocats les plus  fervents et éloquents fut le biologiste Thomas Huxley. Dans une lettre au fils de Darwin, il décrit le débat, rapidement devenu légendaire, qui l’opposa sur ce point à Oxford à l’évêque Samuel Wilberforce.  

D’autres grands moments, moins tendus, sont rappelés à l’aide d’extraits de correspondance : les voyages d’Alexander von Humboldt, les progrès de la théorie de l’électricité grâce à Volta, Ampère et Ørsted, l’avènement de l’électromagnétisme avec Maxwell et Hertz, la naissance des géométries non euclidiennes, éclairée par des lettres de Gauss et Bolyai, l’élaboration de la théorie cellulaire par Rudolf Virchow, les travaux décisifs de Pierre et Marie Curie sur la radioactivité et la découverte de la structure de l’ADN par James Watson et Francis Crick, annoncée par ce dernier dans une lettre à son fils un an avant la publication de l’article qui allait en rendre compte dans Nature. Deux lettres sont associées à des événements singuliers, tragique dans le premier cas, mystérieux dans le second : celle qu’écrivit le mathématicien Évariste Galois deux jours avant le duel qui allait lui coûter la vie, à l’âge de 21 ans, dans laquelle il donnait des instructions sur ce qu’il fallait faire des papiers qu’il laisserait derrière lui en cas d’issue fatale ; et la lettre du physicien prodige italien Ettore Majorana annonçant en 1938 (il avait  32 ans) son intention de « disparaître », sans qu’on sache quel sens il donnait à ce mot. Suicide, retrait du monde, émigration dans un pays lointain, on ne l’a pas revu et la question n’a jamais été définitivement résolue. En guise de surprise, José Manuel Sánchez Ron offre à ses lecteurs, dans les dernières pages, quelques lettres de Vladimir Nabokov, souvent qualifié de lépidoptériste amateur mais que le paléontologue Stephen Jay Gould considérait comme « un taxonomiste professionnel tout à fait compétent ». L’une d’entre elles concerne une espèce de papillon qu’il a identifiée et à laquelle il a donné son nom.

En politique de recherche, on retiendra une longue lettre de Pasteur envoyée en 1862 au ministre de l’Instruction dans laquelle il présente avec une étonnante précision et un grand luxe de détails le programme de recherche fondamentale et appliquée dont l’exécution allait l’occuper durant toute sa carrière, ainsi qu’une autre, adressée par John von Neumann au contre-amiral Lewis Strauss (l’adversaire résolu de Robert Oppenheimer lors de son audition de sécurité), plaidant avec brio, arguments chiffrés à l’appui, en faveur de la construction d’un puissant ordinateur à l’Institute for Advanced Study de Princeton. Le projet Manhattan de réalisation de la bombe atomique est documenté par toute une série de lettres : celle qu’Einstein, à l’initiative de Leo Szilard, envoya au président Roosevelt pour l’alerter au sujet du risque de voir l’Allemagne mettre au point une telle arme ; une lettre du haut fonctionnaire scientifique Vannevar Bush au même Roosevelt insistant sur l’urgence d’une action dans ce domaine ; une lettre d’Oppenheimer à Hans Bethe et sa femme décrivant le centre de Los Alamos où ils allaient travailler ; une curieuse lettre du général Groves à Oppenheimer énumérant les précautions qu’il devait prendre pour assurer sa sécurité personnelle (« s’abstenir de voler en avion [et] de conduire une automobile sur une distance importante ») ; enfin, une très longue lettre de Richard Feynman à sa mère dans laquelle il raconte en détail la préparation et l’exécution du premier test d’explosion nucléaire « Trinity », en juillet 1945, et décrit l’enthousiasme de l’équipe de chercheurs et de techniciens lorsqu’il se révéla un succès total, leur excitation devant la réussite d’une entreprise qui avait mobilisé tous leurs efforts durant presque trois ans : « Nous sautions, criions, courions en nous tapant sur l’épaule, nous nous donnions des poignées de main et nous félicitions mutuellement en faisant des hypothèses sur la quantité d’énergie libérée ». 

Ce que les lettres de scientifiques révèlent de leur personnalité peut s’avérer décevant lorsqu’ils s’y montrent jaloux et mesquins sur le plan professionnel, ou durs et égoïstes en matière privée. Réputé pour ses vues d’un profond humanisme, Einstein, dans une lettre à sa femme Mileva Marić écrite après qu’il eut accepté un poste à Berlin où habitait sa maîtresse et future seconde épouse, énumère avec une froideur proche de la cruauté les conditions auxquelles elle peut le rejoindre pour continuer à vivre dans le domicile familial. À l’opposé, la correspondance de Richard Feynman met en lumière la générosité et la délicatesse dont, derrière son comportement excentrique, irrespectueux et bouffon, il se montrait le plus souvent capable. On le voit dans une lettre très aimable qu’il adressa un jour à un inconnu qui l’avait contacté pour lui soumettre des idées pas du tout étayées, le type de lettre dont peu de scientifiques de son niveau, souligne Sánchez Ron, auraient jugé qu’elles méritaient une réponse ; ou dans une autre destinée à un de ses anciens étudiants japonais, déprimé à l’idée qu’il travaillait dans l’obscurité sur des problèmes insignifiants. « Aucun problème n’est trop petit ou trivial si l’on peut en faire quelque chose », dit-il à son correspondant après avoir énuméré tous ceux, très « humbles », dont il s’était lui-même occupé, ajoutant : « Tu dis que tu es un homme anonyme. Tu ne l’es ni pour ta femme ni pour ton fils. Ni pour tes collègues […]. Tu n’es pas anonyme pour moi. »

L’ouvrage s’achève sur une note personnelle. Dans l’épilogue, José Manuel Sánchez Ron mentionne les correspondances de quelques savants espagnols auxquels il s’est professionnellement intéressé, dont le pionnier de l’étude du cerveau Santiago Ramón y Cajal, ainsi que des échanges épistolaires qu’il a eus avec les physiciens John Wheeler, Fred Hoyle et Hermann Bondi sur la manière dont ils avaient traité la question des actions à distance en mécanique relativiste, objet de sa thèse de doctorat, le premier en électrodynamique, les deux autres en cosmologie. À la fin de l’introduction, il avait déploré la disparition presque complète, de nos jours, du genre de correspondance à laquelle le livre est consacré, avec l’avènement du courrier électronique, certes instantané et commode, mais moins riche de contenu, moins personnel et de conservation aléatoire. Et il avait souligné à quel point il allait être difficile, pour les historiens de la science de l’avenir, d’effectuer pour celle d’aujourd’hui le type de reconstitution auquel ces documents nous permettent de nous livrer dans le cas de celle du passé. En écho à ces considérations nostalgiques, l’ouvrage se clôt sur quelques lignes d’hommage à la mémoire des lettres en papier, « manuscrites ou dactylographiées, qui hébergeaient tant d’idées, de souvenirs, de confidences, de joies, de douleurs, d’espoirs ou de frustrations ». 

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En France, on dit souvent de Noël Coward qu’il est « le Sacha Guitry anglais ». De l’autre côté de la Manche, Guitry est volontiers décrit comme « le Noël Coward français ». Sans être dépourvue de fondement, cette double comparaison ne vaut qu’en première approximation. Les deux hommes ont dominé la scène théâtrale de leurs pays respectifs durant l’entre-deux-guerres. Tous deux ont écrit des comédies de mœurs légères, brillantes et impertinentes, dont ils interprétaient presque toujours eux-mêmes le principal rôle masculin. L’un et l’autre se sont aventurés dans le cinéma et étaient connus pour leur sens de la repartie et leurs mots d’esprit. Mais la ressemblance s’arrête là. Coward fut aussi chanteur de music-hall et l’auteur de comédies musicales, genre auquel Guitry ne toucha jamais. Lecteur assidu, ami de nombreux écrivains (Somerset Maugham, Rebecca West, Evelyn Waugh, Graham Greene), doté d’une impressionnante facilité avec les mots et la langue, il peut cependant moins facilement être rattaché au monde de la littérature que Guitry, autodidacte comme lui mais plus fin styliste et plus profond moraliste. Enfin, les œuvres des deux hommes sont le reflet et le produit de deux traditions artistiques et de deux psychologies nationales différentes. Si Guitry avait Molière, Beaumarchais et Marivaux pour modèles, le mélange de scepticisme stoïque, de compassion amusée pour les faiblesses humaines, de solide bon sens et de patriotisme sentimental qu’on trouve dans les pièces et les films de Coward est très représentatif du caractère anglais. Il en était conscient et fier, comme le montre ce passage, un peu grandiloquent il est vrai, d’une lettre à sa mère, écrite – ce n’est pas fortuit – durant la Seconde Guerre mondiale : « Les qualités qui m’ont apporté le succès sont entièrement britanniques […]. Tout ce que j’ai écrit n’aurait jamais pu être écrit par quelqu’un d’autre qu’un Anglais. »      

La production de Noël Coward est abondante et multiforme : cinquante pièces de théâtre, une dizaine de comédies musicales, des centaines de chansons, des poèmes, plusieurs recueils de nouvelles, un roman, des scénarios pour le cinéma et la télévision et trois volumes d’autobiographie. Il a laissé un journal couvrant une trentaine d’années et, prolifique épistolier, une abondante correspondance. Quatre biographies lui ont été consacrées. La dernière en date a été publiée en 2023, à l’occasion du 50e anniversaire de sa mort. Son auteur, Oliver Soden, a pu exploiter des documents inédits, notamment la partie de son journal rédigée durant la Seconde Guerre mondiale. En dépit d’un procédé de construction inutilement inventif (certains passages, heureusement courts, se présentent comme des scénarios de pièces), le livre est d’une grande qualité et ouvre des aperçus éclairants sur la personnalité de Coward. 

Né en 1899 dans une famille de classe moyenne inférieure, Noël Coward fut très tôt arraché de l’école par sa mère, qui avait précocement détecté chez lui des dons de comédien qu’elle voulait l’encourager à exploiter. Elle suivra avec attention sa carrière et il ne cessa jamais de lui écrire très régulièrement. Propulsé dans l’univers des enfants acteurs, il devint le protégé d’un peintre amateur de jeunes garçons. Après avoir évité de peu d’être envoyé au front de la Première Guerre mondiale en raison de sa fragilité nerveuse, il fit rapidement son chemin sur la scène théâtrale londonienne, comme acteur et comme auteur. En 1924, à l’âge de 25 ans, il remportait son premier triomphe avec The Vortex, un drame mettant en scène les relations troubles d’une femme obsédée par les hommes et de son fils cocaïnomane. Entretemps, il avait fait un séjour à Broadway, d’où il avait ramené l’idée que les clés du succès d’une comédie sont le rythme et la vitesse. Il l’appliquera dans ses grandes comédies classiques des années 1920 et 1930 et du début des années 1940 : Hay FeverPrivate LivesDesign for Living et Present Laughter, qui sont régulièrement jouées aujourd’hui encore. La plus fameuse, Private Lives, met en scène un homme et une femme divorcés qui se retrouvent lors de leur nuit de noces avec leurs nouveaux partenaires dans le même hôtel et découvrent qu’ils s’aiment toujours. Coward, qui écrivait avec une grande facilité, a toujours prétendu qu’il rédigeait ses pièces d’un jet. Après d’autres biographes, Soden souligne à quel point elles étaient en réalité le produit d’un travail ardu. Grâce à ce répertoire et aux comédies musicales et revues qu’il montait en parallèle, il fut durant ces années l’un des acteurs les mieux payés de la planète. Leur succès lui permit de s’introduire, au-delà du milieu théâtral et littéraire, dans le monde politique et la haute société, jusqu’à la famille royale britannique. Comme le montrent ses lettres, il connaissait littéralement tout le monde, de Churchill et Roosevelt à la reine mère Elisabeth en passant par Anthony Eden et T. E. Lawrence. Ce dernier lui ayant écrit une lettre portant, dans l’en-tête, son numéro de matricule militaire, Coward lui répondit en commençant de la manière suivante : « Cher 338171, (Puis-je vous appeler 338 ?) ».

Peut-être parce qu’il se sentait coupable d’avoir été déchargé de ses obligations de soldat en 1918 pour raisons de santé, Coward fit tout ce qu’il pouvait pour se mettre au service de son pays durant la Seconde Guerre mondiale. Son ambition était de se voir confier des missions de renseignement. Il en effectua quelques-unes mais, pour l’essentiel, sa contribution à l’effort de guerre prit la forme de tournées devant les troupes, d’une chanson satirique sur les Allemands qu’affectionnait Churchill et d’un film patriotique dont il était très fier, Ceux qui servent en mer, inspiré par les exploits de Lord Mountbatten lors de la bataille navale de Crète. Le coréalisateur était David Lean, avec qui il réalisa plusieurs autres films, dont le très beau Brève rencontre, adaptation d’une de ses pièces qui raconte une histoire d’amour impossible entre un homme et une femme tous deux mariés. 

Après la guerre, Coward ne retrouva plus jamais le succès qu’il avait connu durant les deux décennies précédentes. La qualité de son inspiration était moins bonne, et la société qu’il avait connue, dont son théâtre était le produit, changeait rapidement. Pour échapper à la pression fiscale, il s’établit à la Jamaïque, où il eut notamment pour voisin Ian Fleming. En politique, son conservatisme spontané s’accentua. Sur le plan professionnel, il poursuivit à Las Vegas une carrière de chanteur de music-hall virtuose qui lui valut de nouveaux triomphes et lui fournit l’occasion de se faire des amis à Hollywood. L’irruption sur la scène théâtrale londonienne, dans les années 1950, des « jeunes hommes en colère » emmenés par John Osborne, ainsi que du nouveau théâtre de Pinter, Beckett et Ionesco, ne suscita chez lui que des sarcasmes. Il finit pourtant par reconnaître des qualités à une pièce de Pinter. Bien que la critique sociale prenne chez ces auteurs une forme très différente de celle qu’elle revêtait dans son théâtre, certains trouvent chez Pinter, Osborne et même Beckett des traces d’une influence de Coward, que celui-ci aurait cependant été le dernier à reconnaître. 

Comme beaucoup d’acteurs – et son tempérament était fondamentalement celui d’un acteur –, Noël Coward était en représentation permanente. À côté de ses pièces, sa création la plus réussie, dit-on souvent, fut celle de son personnage. Dans cinquante ans, affirmait un peu imprudemment le critique théâtral Kenneth Tynan, même les plus jeunes d’entre nous sauront ce qu’est « un type de personne à la Noël Coward ». On sait ce qu’il entendait par là : le fume-cigarette, la robe de chambre en soie, la mise impeccable, un air de nonchalance distinguée. Cette apparence très calculée, soutient Oliver Soden, avait notamment pour fonction de masquer un aspect de sa vie sur lequel, bien qu’il fût notoire, il n’entendait pas s’exprimer publiquement : son homosexualité. Parce que l’homosexualité est restée illégale en Grande-Bretagne durant la plus grande partie de sa vie, mais aussi parce que la sexualité en général relevait strictement à ses yeux du domaine privé. La passion amoureuse effrayait Coward, parce qu’elle impliquait une perte de contrôle à laquelle il se refusait. On ne lui connaît que quelques liaisons durables dont l’une avec l’homme d’affaires Jack Wilson, qui finit par l’escroquer, et une autre avec l’acteur Graham Payn avec lequel, en compagnie de son secrétaire (et premier biographe) Cole Lesley, il passa les trente dernières années de son existence. Toute sa vie, il fut par ailleurs entouré de femmes auxquelles le liait une amitié profonde : les actrices Esmé Wynne, Gertrude Lawrence et Lynn Fontanne au début de sa carrière, sa secrétaire et confidente Lorn Loraine et la styliste des costumes de ses pièces, Gladys Calthrop, durant un demi-siècle, plus tard Marlene Dietrich et Greta Garbo. 

Les admirateurs de Noël Coward le présentent fréquemment comme l’héritier et le continuateur d’Oscar Wilde et de Bernard Shaw. Le premier est mort trop tôt pour qu’il l’ait connu, et il n’en pensait aucun bien. Leurs pièces se caractérisent par le même goût pour les dialogues étincelants et la même recherche de la formule mémorable, mais celles de Wilde sont beaucoup mieux construites. Comme le souligne le critique américain Daniel Mendelsohn, elles sont en effet l’œuvre d’un auteur de théâtre, quand celles de Coward sont les créations d’un acteur, d’abord intéressé par le jeu. Bernard Shaw, d’un autre côté, qui a été pour Coward une source d’inspiration, appréciait son travail. Il l’a encouragé à ses débuts tout en le mettant en garde contre la tentation de le copier et n’a cessé de l’admirer. Placer Coward dans son sillage a donc du sens. Il est toutefois commun de ne reconnaître à Coward que « le talent d’amuser ». Tirée d’une chanson d’une de ses opérettes, Bitter-Sweet, la formule a été utilisée (amputée de son premier mot, l’adverbe restrictif « juste ») comme titre d’une de ses premières biographies. Elle figure sur une plaque commémorative à son nom dans l’abbaye de Westminster. L’aurait-elle choqué ? Coward était lucide au sujet de la qualité très inégale de ses innombrables réalisations. Mais il avait une claire conscience de son talent et de la valeur de ce qu’il avait accompli. Surtout, il ne considérait pas qu’amuser fût indigne. Face à l’hypocrise des rapports sociaux, à la futilité des ambitions, à la tragédie de la guerre, aux inévitables souffrances de la vie sentimentale, un sourire ironique mais indulgent lui semblait la meilleure attitude. Dans ses comédies comme dans l’existence qu’il a menée s’exprimait une philosophie, facile et peu profonde diront certains, mais sage et cohérente, inséparable de la volonté de bonheur, de la générosité et du don de l’amitié qui éclatent dans ses lettres et dont témoignent tous ceux qui l’ont connu. 

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