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Il y a quelques dizaines d’années, lorsque j’ai emménagé à New York, j’ai répondu à une petite annonce pour devenir l’assistante personnelle d’une écrivaine. Je m’imaginais en amanuensis, transcrivant ses déclarations inspirées pour en faire des poèmes. Au lieu de cela, je commandais et retournais des pulls, planifiais des séances chez le coiffeur et organisais des repas en trois services pour des personnalités du monde des lettres que je n’ai jamais pu rencontrer. Ma patronne, son mari gestionnaire de fortune et leurs enfants vivaient sur Park Avenue, à Manhattan, dans un penthouseavec rideaux géorgiens aux fenêtres et triple vitrage. Elle avait à son service toute une ribambelle de gens : coachs sportifs, personal shoppers, un professeur particulier de poésie et un autre d’opéra. J’étais l’une des quatre employées à temps plein, avec deux nounous irlandaises logées sur place et une femme de ménage française. Quand venait notre pause déjeuner de trente minutes, nous nous précipitions toutes les quatre dans la cuisine pour actionner le petit robinet doré dont jaillissait instantanément de l’eau bouillante pour faire du thé et de la soupe. Entre deux grands « slurp », nous plaisantions et nous plaignions de notre patronne.

Au cours de l’un de ces repas, la nounou en chef a passé un coup de fil avec le téléphone situé dans un coin de la pièce, puis a rapidement raccroché le combiné. Pointant du doigt l’appareil doré, elle a dit qu’elle pensait que notre boss nous écoutait. Alors que nous nous serrions autour de nos bols de soupe, j’ai expliqué que notre patronne me demandait toujours des comptes rendus de nos conversations, et la nounou a chuchoté qu’elle était presque sûre de l’avoir vue rôder derrière la porte de la cuisine. Au départ, nous en rigolions, puis plus du tout – une vague angoisse a commencé à planer dans la pièce...

Quelques semaines plus tard, la femme de ménage a été renvoyée. Nous ignorions si son départ était lié à ce qui avait été dit, mais une fois que la paranoïa vous a pris entre ses griffes, elle ne vous lâche pas facilement. Nos salaires et nos augmentations étaient imprévisibles. Deux des employées espéraient obtenir leur green card. Toutes ces choses qui avaient fait l’objet de tant de conversations sont soudainement devenues sources de danger. Nous avons progressivement cessé de déjeuner ensemble.

Alors que les investissements des entreprises dans la surveillance de leurs employés grimpent en flèche, j’ai repensé à cette expérience démoralisante. L’année 1995, au cours de laquelle j’occupais ce poste, semble aujourd’hui presque surannée – une ère d’innocence. C’était avant l’existence de Facebook et Google, qui suivent les gens partout où ils vont, avant leurs effrayantes publicités personnalisées. À l’époque, les Américains passaient en moyenne trente minutes par mois en ligne ; seuls les individus visés par une enquête du FBI étaient surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept.

Il se trouve que les années 1980 et 1990 ont marqué un tournant majeur dans le domaine de la surveillance : c’est à cette période que les entreprises ont fait leurs premiers investissements en matière de contrôle électronique des performances. En 1987, aux États-Unis, environ 6 millions de travailleurs étaient épiés d’une manière ou d’une autre, en général au moyen d’une caméra vidéo ou d’un enregistreur audio ; en 1994, environ un travailleur américain sur sept, soit quelque 20 millions de personnes, était pisté électroniquement au travail. Les chiffres n’ont cessé d’augmenter depuis lors. Lorsque la bande magnétique a été supplantée par des technologies numériques capables de scruter plusieurs endroits à la fois, les caméras installées initialement pour se prémunir des vols ont tourné leur regard insatiable vers les travailleurs.

Le deuxième grand tournant en matière de contrôle électronique des performances se produit en ce moment même. Il est dû au développement des objets connectés, à l’intelligence artificielle et à la crise du Covid. Selon certaines estimations, l’utilisation par les entreprises de logiciels de surveillance a augmenté de 50 % en 2020, première année de la pandémie. Depuis, ce chiffre ne cesse de croître. Ces nouvelles technologies de pistage sont omniprésentes et intrusives. Les entreprises y ont recours pour des raisons de sécurité, d’efficacité – et parce qu’elles le peuvent. Ces outils scrutent, archivent et analysent les mouvements, les conversations, les relations sociales et les affects. Certains chauffeurs de poids lourds doivent désormais conduire un camion à plateau de 15 mètres de long sur quelque 1 000 kilomètres par jour avec une caméra braquée sur eux en permanence, observant leurs yeux, leurs mains sur le volant, leurs mimiques, leurs sifflotements, les mouvements de leur nuque. Imaginez-vous vivre pendant des mois sous le regard de cette caméra braquée sur votre cabine, laquelle vous sert de maison la plupart du temps. Sur l’un des nombreux forums Reddit où les internautes déversent leur colère au sujet de ces caméras, un routier écrit qu’il n’en tolérerait une que « si le patron de l’entreprise [lui] permettait de voir ce qui se passait chez lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept ». « Ces quelques centaines de kilomètres quotidiens sont le seul moment que j’ai complètement à moi et j’ai l’impression qu’on me l’a gâché, ajoute un autre. Je veux juste me curer le nez et me gratter les couilles en paix, bon sang ! » Un chauffeur de bus décrit ce désir très humain de « faire des grimaces, se parler à voix haute ou fredonner en écoutant une chanson ». « Je pouvais sentir à quel point le cortisol [une hormone du stress] irriguait moins mon corps dans mon second emploi, où les bus étaient plus vieux et n’avaient pas de caméra dans l’habitacle, raconte-t-il. Ce système vous rend malade, il vous lessive. »

Les employeurs lisent les e-mails de leurs salariés, suivent leur navigation sur Internet et écoutent leurs conversations. Les infirmières et les manutentionnaires sont obligés de porter des badges d’identification et des bracelets connectés, voire des vêtements munis de puces qui enregistrent leurs déplacements, mesurent le nombre de pas qu’ils font dans la journée et le comparent à celui de leurs collègues et à celui de la veille.

Le bracelet qui, aujourd’hui, enserre délicatement votre poignet pourrait à l’avenir servir à envoyer des messages révélant à votre employeur combien de minutes vous passez aux toilettes. Amazon, qui piste minutieusement le moindre mouvement des employés de ses entrepôts, chacune de leurs pauses et de leurs conversations, a déposé un brevet pour un bracelet qui, selon le Times, « émettrait des ultrasons et des ondes radio permettant de suivre la position des mains d’un employé par rapport aux bacs d’inventaire » et vibrerait ensuite pour le diriger vers le bon bac. Une « SmartCap » (« casquette intelligente »), utilisée dans le secteur du transport routier, enregistre les ondes cérébrales des chauffeurs pour détecter leur fatigue.

Certains logiciels de gestion des ressources humaines peuvent surveiller le ton de la voix des employés. L’une des entreprises leader du marché, Cogito, présente son produit comme « un coach assisté par l’intelligence artificielle qui augmente les capacités humaines grâce à l’analyse de la voix et au retour d’information ». Alors qu’ils gagnent 15 dollars de l’heure pour rester enfermés dans un box et répondre aux plaintes de consommateurs en colère, les employés des centres d’appels doivent garder un œil sur un écran qui se met à clignoter s’ils parlent trop vite, si leur voix recouvre momentanément celle du client, ou s’ils marquent un silence trop long.

Dans un sens, le traçage des comportements individuels est une vieille histoire : après tout, le modèle économique d’entreprises technologiques comme Facebook et Google repose sur le suivi des utilisateurs, même lorsqu’ils naviguent sur d’autres sites que les leurs. La monétisation des données personnelles en est à sa troisième décennie. Mais la surveillance au travail et le management automatisé, c’est autre chose. Les employés ne peuvent pas s’y soustraire sans perdre leur travail : vous n’êtes pas en droit d’éteindre la caméra du camion si cela va à l’encontre de la politique de l’entreprise ; ni d’arracher votre badge d’identification. La surveillance des travailleurs s’accompagne d’une puissante menace implicite : si l’entreprise remarque que vous êtes trop fatigué, vous risquez de ne pas obtenir de promotion. Si elle entend quelque chose qui ne lui plaît pas, vous pouvez être licencié.

Les implications politiques de cette surveillance omniprésente sont monumentales. Si les patrons ont toujours écouté les conversations de leurs employés, naguère, pour des raisons logistiques, ils ne pouvaient le faire que rarement. Plus maintenant. Chacun doit partir du principe que tout ce qu’il dit peut être enregistré. Qu’est-ce que cela signifie lorsque la moindre de vos phrases, et le ton sur lequel vous l’avez prononcée, peut être réécoutée ? Chuchoter ne sert plus à rien.

Dans de nombreux cas, la surveillance est mise en place pour de prétendues raisons de sécurité – des caméras thermiques installées pour protéger à la fois les clients et les collègues d’un employé qui aurait de la fièvre, par exemple. Mais il s’avère qu’elle nuit à notre bien-être. La surveillance électronique place le corps de la personne observée dans un état d’hypervigilance perpétuelle, ce qui est particulièrement mauvais pour la santé. Les travailleurs qui se savent scrutés peuvent devenir anxieux, épuisés, extrêmement tendus et irritables. La surveillance déclenche la libération d’hormones associées au stress et maintient leur circulation dans le corps, ce qui peut aggraver les problèmes cardiaques ; elle peut aussi entraîner des troubles de l’humeur, de l’hyperventilation, une dépression. Des professeurs de commerce des universités Cornell et McMaster ont récemment mené une étude sur la surveillance électronique dans les centres d’appels et montré que le stress qu’elle provoquait était aussi important que celui causé par un client injurieux. Les employés ont le sentiment qu’ils sont surveillés à des fins de discipline et non de perfectionnement, que les attentes de l’entreprise sont déraisonnables et que le recours à ces dispositifs est injuste. Ils préféreraient avoir affaire à un patron humain plutôt qu’à un robot espion omniprésent susceptible de faire varier leur salaire.

Faut-il s’étonner que la santé mentale des routiers en souffre ? Ou que les employés des centres d’appels craquent ? Ils font état d’une sorte de brume déstabilisante et constante d’incertitude et de paranoïa : quel geste de la main, quelle pause pipi, quelle conversation m’a fait passer à côté de cette prime ? « Je sais bien que nous sommes au boulot, mais quand même, je n’ose même pas me gratter le nez », raconte un chauffeur d’Amazon dans un article publié par le site Insider et consacré aux caméras placées face au conducteur. L’interviewé n’a pas donné son nom par crainte de représailles.

En 2011, Travis Kalanick, le fondateur d’Uber, a invité des personnalités de Chicago à une fête à l’hôtel Elysian. Sur un écran géant, il a affiché ce qu’il a d’abord appelé « God view » (« le point de vue de Dieu ») puis rebaptisé « heaven » (« paradis ») : une carte vue du ciel sur laquelle l’entreprise pouvait suivre les chauffeurs à leur insu. Grisés par la sensation de surplomb, les invités ont observé avec stupéfaction des centaines de voitures sillonner la ville en temps réel.

Cette anecdote, tirée du livre Super gonflé de Mike Isaac, donne à voir un Kalanick euphorique, se délectant du contrôle qu’il exerce. Mais, la plupart du temps, lui et son entreprise font preuve de paranoïa : il s’agit d’espionner pour protéger la forteresse. Le livre commence lorsque Kalanick se heurte à la résistance de régulateurs voulant restreindre l’activité de son entreprise dans certaines villes. Il réagit en embauchant d’« ex-membres de la CIA, de la NSA et du FBI » pour mettre en place une « unité d’espionnage performante » qui « traquerait les représentants du gouvernement, s’intéresserait de près à leur vie privée et les suivrait parfois jusque chez eux ». Une fois que les espions de Kalanick ont identifié les régulateurs hostiles à Uber, l’entreprise a développé une application pour s’assurer que ces régulateurs n’entrent jamais en contact avec des chauffeurs Uber et donc ne puissent pas enquêter sur l’éventuelle illégalité de leur activité. Les gêneurs se voyaient proposer un modèle fictif de l’application, avec des véhicules fantômes. Lorsqu’ils validaient une course avec un conducteur, ce dernier n’arrivait jamais. Uber a baptisé ce programme « Greyball ».

Mike Isaac est un journaliste du New York Times qui écrit sur les nouvelles technologies et la Silicon Valley. Il a révélé l’affaire Greyball dans le Times en 2017, deux ans avant la publication de son livre. Super gonflé retrace l’histoire d’Uber depuis ses débuts jusqu’à l’éviction de Kalanick et revient à plusieurs reprises sur la façon dont l’entreprise s’est servie des techniques de surveillance pour asseoir son pouvoir. Uber a suivi des clients après qu’ils ont quitté leur VTC, a exploité les données de cartes de crédit pour se renseigner sur la concurrence et a espionné les chauffeurs qui travaillaient pour des entreprises rivales. La société a mis sur pied une « unité stratégique » qui utilisait « des VPN, des ordinateurs portables bon marché et des points d’accès Wi-Fi payés en liquide ». Uber a également usurpé l’identité de chauffeurs dans des forums de discussion pour se renseigner sur ses concurrents, photographié des personnalités publiques, mis en place des filatures et enregistré les conversations privées de concurrents.

Isaac montre comment Kalanick a dépensé des dizaines de millions de dollars en espionnage et activités connexes. En juillet 2022, Mark MacGann, l’ex-lobbyiste en chef d’Uber pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, a transmis au quotidien britannique The Guardian plus de 124 000 documents révélant le mépris d’Uber pour la loi et la façon dont ses dirigeants ont courtisé des chefs d’État pour bâtir leur empire.

En 2017, après une série de scandales liés à des affaires de harcèlement sexuel et de discrimination au travail, Kalanick a été remplacé au poste de P-DG par Dara Khosrowshahi, précédemment à la tête d’Expedia. L’arrivée de Khosrowshahi a entraîné certains changements au sein de l’entreprise, mais la surveillance des chauffeurs ne semble pas avoir diminué.

Pendant la période couverte par le livre d’Isaac, Uber déclarait toucher entre 20 et 25 % du prix de chaque course, plus les suppléments. Cette année, Khosrowshahi a lancé dans certaines villes un nouveau système de rétribution des chauffeurs et de tarification des courses. Le prix de la course dépend de plusieurs facteurs, dont, selon le site d’information en ligne The Markup, « la longueur et la durée estimées du trajet, la demande en temps réel pour la destination en question et les tarifs en heure de pointe ». La rémunération des chauffeurs est opaque et peut varier. Un chauffeur a confié des captures d’écran de ses paiements à The Markup : l’une d’elles indique qu’il perçoit 14 dollars pour une course alors qu’Uber en touche 13, une autre qu’il empoche 6 dollars tandis qu’Uber en prend 9. Personne ne connaît la raison pour laquelle la rémunération des chauffeurs fluctue. Mais nous savons qu’Uber prend en compte des paramètres tels que la vitesse de freinage des conducteurs, les endroits où ils se rendent, leurs évaluations, les courses qu’ils acceptent et celles qu’ils annulent, le temps qu’ils mettent pour se rendre quelque part – leur rémunération est probablement calculée à partir de toutes ces données. 

Tout cela est certes démoralisant et orwellien, mais quel est le rapport avec la démocratie ? « Gouvernement privé », le livre convaincant d’Elizabeth Anderson 1, offre à cette question une réponse partielle. Anderson, professeure de philosophie politique à l’Université du Michigan, secoue le lecteur par les épaules pour lui ouvrir les yeux. Le travail, affirme-t-elle, est une forme de gouvernement qui pèse sur la vie de la plupart des gens de façon beaucoup plus immédiate que celui qui siège à Washington.

Une entreprise puissante comme Amazon, par exemple, fixe ses propres conditions de travail et, ce faisant, influence celles des chauffeurs d’UPS et, plus largement, du secteur logistique. Les employeurs privés ayant un impact sur l’ensemble de l’industrie ont un pouvoir coercitif – ce qu’Anderson appelle le « pouvoir de gouverner ». 

De nombreux travailleurs du secteur privé, écrit-elle, vivent sous des « dictatures dans leur vie professionnelle ». Comment en sommes-nous arrivés là ? Anderson pense que les raisons qui font qu’aujourd’hui nos lieux de travail sont devenus des espaces dystopiques remontent à plusieurs générations. Lorsque la révolution industrielle a déplacé le « lieu principal du travail rémunéré du domicile vers l’usine », elle a importé dans la foulée la longue tradition qui voulait que le pouvoir soit totalement arbitraire au sein du foyer : les enfants étaient soumis à l’autorité de leurs parents, et les femmes en partie à celle de leur époux. La révolution industrielle aurait pu offrir une échappatoire aux tyrannies de la vie domestique, mais elle les a plutôt reproduites.

Quand la Ford Motor Company était à son apogée, son « département de sociologie » s’est mis à inspecter les maisons des ouvriers. « Les ouvriers de Ford, raconte Anderson, ne pouvaient prétendre au fameux salaire journalier de 5 dollars que s’ils tenaient bien leur maison, avaient un régime alimentaire jugé équilibré, ne buvaient pas, prenaient des bains régulièrement, n’hébergeaient pas de pensionnaires, n’envoyaient pas trop d’argent à des parents vivant à l’étranger et avaient assimilé les normes culturelles américaines. »

Si Apple ne s’invite pas chez ses salariés aujourd’hui, relève Anderson, l’entreprise exige toutefois que les employés de ses boutiques présentent leurs sacs à l’inspection en arrivant sur leur lieu de travail. Nous trouvons cela normal, note-t-elle, mais l’est-ce vraiment ? Près de la moitié des Américains se sont déjà soumis à un test de dépistage de drogues en l’absence de toute suspicion. Et de nombreux travailleurs peuvent être licenciés pour ce qu’ils ont dit sur les réseaux sociaux. À ceux qui prétendent que le travail n’est pas une forme de gouvernement parce que vous pouvez démissionner, Anderson rétorque : « C’est comme dire que Mussolini n’était pas un dictateur parce que les Italiens pouvaient émigrer. »

Anderson ne se focalise pas sur la question de la surveillance, mais son travail suggère deux choses. Premièrement, pour faire face à l’omniprésence de l’espionnage, nous devons prêter attention au pouvoir, et pas seulement à la technologie. Le droit du travail et la législation antitrust sont les principales ressources à mobiliser pour répondre aux structures de pouvoir actuelles. Deuxièmement, nous devons traiter la surveillance des employés comme toute surveillance d’État, c’est-à-dire avec une profonde méfiance. C’est un truisme de dire que la surveillance étatique nuit à la liberté d’expression et au débat public ; dès lors que nous percevrons le lieu de travail comme un espace où s’exerce une forme de gouvernement, nous pourrons jeter les bases d’un mouvement politique pour une plus grande liberté dans ces endroits où les travailleurs américains passent l’essentiel de leurs heures de veille.

Il y a trois ans, alors que je rédigeais un livre sur les monopoles et la façon dont ils agissent comme des États privés 2, j’ai parlé à des éleveurs de poulets qui voyaient la grande distribution acheter leurs marchandises à des prix différents chaque mois. Le visage d’un de ces éleveurs est resté gravé dans ma mémoire. Cet homme touchant et démoralisé m’a raconté avec colère ce qu’il ressentait en se penchant sur le tarif fixé ce mois-ci par son distributeur, sans savoir si ce prix découlait d’une concurrence loyale avec d’autres agriculteurs ou d’une vengeance pour avoir haussé le ton – voire s’il ne s’agissait pas de la preuve qu’il faisait partie d’une expérience sociologique. 

Ce type de rémunération est appelé « système de tournoi ». Les agriculteurs sont mis en concurrence ; théoriquement, ils sont payés en fonction de leur productivité par rapport aux autres. Cependant, il n’y a pas de mécanisme permettant de rendre des comptes : le distributeur conserve par-devers lui toutes les données et, lorsqu’il distribue les chèques, les agriculteurs, qui dépendent de lui pour se maintenir à flot, doivent partir du principe qu’il est honnête.

Amazon exerce son pouvoir sur ses interlocuteurs – qu’il s’agisse d’États, de vendeurs ou d’employés – selon un schéma proche de celui du système de tournoi. Dans « Amazon délié » 3, son deuxième livre sur l’essor d’Amazon, le journaliste Brad Stone examine l’extraordinaire expansion de l’entreprise au cours de la dernière décennie et la croissance de son pouvoir politique. 

Jeff Bezos, rapporte Stone, était profondément impliqué dans tout ce qui touchait aux ressources humaines. Il a mis en place un système d’indemnités et de promotions appelé stack ranking (« classement de la pile »), dans lequel les managers de niveau intermédiaire devaient évaluer leurs subordonnés et licencier les moins bien classés – un quota déterminait le nombre de personnes à évincer. Après la publication en première page du Times d’un article dénonçant la façon dont la culture d’entreprise montait les employés les uns contre les autres, cette pratique a été abandonnée.

Mais cette philosophie – forcer les gens à se battre pour des miettes, limoger les moins performants – continue à infuser dans différents secteurs de l’entreprise. Lorsque Amazon faisait appel à des sous-traitants pour la distribution des colis, elle a développé une application appelée Rabbit qui permettait de suivre la livraison. L’équipe qui gérait l’application a vu les chauffeurs « sauter des repas, griller des stops et scotcher leur téléphone sur leur cuisse pour pouvoir facilement jeter un coup d’œil à l’écran, écrit Stone. Et tout cela pour respecter les exigeants délais de livraison. » Ceux qui ne les respectaient pas étaient remerciés. 

Selon Stone, qui couvre les nouvelles technologies pour l’agence de presse Bloomberg News, Bezos était furieux lorsque le directeur des opérations d’Amazon a tenté de pousser l’entreprise à intégrer l’approche lean (« maigre ») de Toyota, qui consiste à développer la confiance et les liens entre les employés et leurs responsables pour favoriser la stabilité de l’emploi. Lorsque l’adjoint RH du même département a présenté un document intitulé « Du respect entre les individus », raconte Stone, « Bezos l’a détesté. Non seulement il s’est insurgé contre ce document lors de la réunion, mais il a convoqué son auteur le lendemain matin pour continuer à l’intimider. » La stabilité des effectifs ne l’intéressait pas ; il voulait au contraire que les employés des entrepôts restent au maximum trois ans, à moins qu’ils ne soient mutés en interne. Il a drastiquement limité les augmentations de salaire après trois ans d’ancienneté.

Les exigences qu’impose Amazon à ceux qui travaillent dans ses entrepôts sont draconiennes : interdiction de parler, traçage du moindre mouvement et licenciement en cas de non-respect des quotas. L’entreprise mise sur le fait que les conditions de travail sont tellement mauvaises que les employés finiront par démissionner. Avant la pandémie, « le taux de rotation du personnel était d’environ 150 % par an », d’après le Times.

« Vous passez dix heures debout, dans un entrepôt sans fenêtres, et vous n’avez pas le droit de parler – aucune interaction n’est autorisée, témoigne un travailleur dans un article du site d’information Vox, consacré au nombre croissant d’appels aux urgences en provenance des entrepôts d’Amazon. J’ai tout de suite eu l’impression qu’ils faisaient travailler les gens jusqu’à ce que mort s’ensuive, ou jusqu’à ce qu’ils soient trop épuisés pour continuer. »

« C’est l’une des raisons principales pour lesquelles les salariés veulent se syndiquer », déclarait Chris Smalls au Washington Post, en décembre 2021. Ce leader de l’Amazon Labor Union a fondé un syndicat pour les ouvriers d’un entrepôt de Staten Island, à New York, en avril 2022. « Qui veut être surveillé toute la journée ? Nous ne sommes pas en prison, insiste-t-il. Nous sommes au travail. »

Il est tentant de considérer la surveillance d’Amazon comme un problème purement lié aux entrepôts, et la fluctuation des rémunérations en fonction des performances comme un problème uniquement lié à la gig economy (l’« économie à la tâche »), mais aucune restriction légale n’empêche les employeurs d’intégrer de nouvelles variables impactant la rémunération des salariés classiques – ceux-ci sont de plus en plus confrontés aux mêmes abus que les travailleurs indépendants. C’est l’un des principaux arguments de « Votre patron est un algorithme » 4, d’Antonio Aloisi et Valerio De Stefano, tous deux professeurs de droit européen. La gig economy est un laboratoire où sont mises au point de nouvelles techniques de management, qui seront ensuite appliquées à d’autres types d’emploi.

Selon Aloisi et De Stefano, nous allons voir émerger une combinaison de technologies de traçage et de récompense de la gig economy avec de nouveaux types de contrat de travail permettant de faire fluctuer la rémunération. La boîte à outils existante est bien fournie : « ActivTrak inspecte les programmes informatiques utilisés par les employés et indique au patron s’ils sont déconcentrés et passent du temps sur les réseaux sociaux. OccupEye enregistre quand et pendant combien de temps une personne est absente de son poste de travail. Time Doctor et Teramind gardent la trace de chaque tâche effectuée en ligne. De même, InterGuard archive minute par minute l’activité d’un employé en combinant des données telles que l’historique de navigation et l’utilisation de la bande passante ; une notification est envoyée aux responsables si quelque chose de suspect est détecté. Hubstaff et Sneek prennent des photos des employés par le biais de leur webcam toutes les cinq minutes environ, génèrent une fiche de présence et la font circuler pour créer une émulation. Pragli synchronise les calendriers professionnels et les playlists musicales pour susciter un sentiment de communauté ; il dispose également d’un système de reconnaissance faciale capable d’afficher l’expression d’un employé sur le visage de son avatar. »

À l’heure actuelle, l’utilisation de ces outils ne semble pas entraîner une fluctuation de la rémunération des salariés traditionnels. Mais les auteurs affirment que ces technologies peuvent facilement être combinées avec des innovations juridiques en matière de contrat de travail. Les entreprises pourraient bientôt se débarrasser du modèle à salaire fixe qui caractérise l’emploi des cols bleus depuis des décennies.

Ce n’est pas une coïncidence si la surveillance au travail a suivi de près la révolution antitrust de Reagan et l’effondrement de la syndicalisation dans le secteur privé. Rien, si ce n’est la syndicalisation ou la promulgation de nouvelles lois, ne peut empêcher un employeur de centraliser toutes les données collectées à partir de capteurs et d’enregistrements, puis de les utiliser pour ajuster précisément les salaires – jusqu’à ce que chaque employé soit payé au tarif le plus bas pour lequel il est prêt à travailler, et que tous vivent dans la crainte de représailles. L’idée n’est pas plus délirante que celle qui veut que Facebook et Google servent à leurs utilisateurs des contenus et des publicités ciblés destinés à les garder sur leurs plates-formes le plus longtemps possible, de manière à vendre encore plus de publicités.

Les vêtements sur mesure que portait ma patronne de Park Avenue – des tailleurs faits pour épouser sa morphologie, des chaussures adaptées à la cambrure de ses pieds – étaient un marqueur de prestige. La promesse moderne de la personnalisation technologique, qui repose sur les idées romantiques d’individualité et d’authenticité, est que nous pourrons tous vivre dans des mondes taillés sur mesure, avec des flux d’informations adaptés à nos préférences et à nos centres d’intérêt. Vous êtes peut-être l’une des rares personnes à aimer à la fois Kenny Rogers et The Cure, mais Spotify vous connaît et peut vous proposer des chansons qui parlent à votre âme singulière.

Étendre cette logique du sur-mesure n’a pourtant rien de romantique : ces yeux ont beau vous déshabiller comme un amant, ils sont dépourvus de toute affection. Les technologies de surveillance modernes signent l’avènement des salaires sur mesure dans tous les types d’emploi. Le déclin des salaires des travailleurs non syndiqués de la fin du XXe siècle était déjà alarmant, mais les nouveaux salaires du XXIe siècle, spécialement calculés par une intelligence artificielle, marquent un progrès de l’autoritarisme. Pour l’enrayer, nous devons rendre illégales certaines formes d’espionnage et mobiliser le droit du travail et la législation antitrust pour restructurer le pouvoir.

Les technologies de traçage sont certes présentées comme des outils au service de la protection des individus, mais elles finiront par servir à calculer avec précision le salaire le plus bas que chaque travailleur est prêt à accepter. Elles seront utilisées pour tuer dans l’œuf le sentiment de camaraderie qui précède la syndicalisation en divisant toujours plus les travailleurs. Elles serviront à saper la solidarité entre les employés en les payant différemment. Et l’anxiété et la peur envahiront de plus en plus nos lieux de travail, car le fait de ne pas savoir pourquoi vous avez obtenu une prime ou un malus jette sur chaque journée une chape de brouillard.

Tout cela est important, parce que le travail est central dans toute société démocratique. Or, lorsque les travailleurs sont totalement atomisés, lorsqu’on les dissuade de tisser des liens avec les autres mais qu’on les force à livrer à leur patron un portrait complet et intime d’eux-mêmes, peut-on parler de démocratie ? 

— Zephyr Teachout est une avocate américaine, professeure à la faculté de droit de l’université Fordham, à New York. — Cet article est paru dans The New York Review of Books le 18 août 2022. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Aurais-je loupé la première leçon sur la race, celle qui dit qu’elle est une construction sociale ? Ne partons pas sur un malentendu : il est évident pour moi que la race a une dimension sociale, en ce sens qu’elle est liée à la culture, au pouvoir et à l’histoire. Il est néanmoins tout aussi évident qu’elle a une dimension biologique. Elle est liée à des ­caractéristiques physiologiques telles que la couleur de la peau. Or, si la couleur de la peau n’est pas biologique, qu’est-ce qui l’est ?

Voilà quel était l’état de mes réflexions la première fois que j’ai entendu les idées reçues sur la race comme construction sociale. Par la suite, j’ai voulu en savoir plus et j’ai décidé de faire quelques recherches, c’est-à-dire de taper « la race est une construction sociale » dans Google.

Et les choses se sont gâtées. Internet regorge de déclarations niant la réalité biologique de la race. Elles sont souvent aussi équivoques qu’ostentatoires. La race biologique est évacuée par la porte, pour être ensuite réintroduite discrètement par la fenêtre.

Deux exemples. D’abord un article paru en 2016 dans Scientific American et affublé d’un titre apparemment limpide : « La race est une construction sociale, selon les scientifiques ». Il suffit de jeter un coup d’œil à l’article en question pour constater que les scientifiques n’y ont pas soutenu cela. Ils affirment qu’il vaut mieux éviter d’employer le mot « race » en génétique car il revêt plusieurs significations. Il ne s’ensuit pas que la race n’a pas de fondement biologique. À titre de comparaison, le mot « acide » a plusieurs significations différentes en chimie, mais dire que l’acidité n’a pas de base chimique serait pour le moins trompeur.

L’autre exemple provient du site Web du Southern Poverty Law Centre, association américaine qui lutte pour la tolérance : « Si la race est une construction sociale, qu’en est-il des tests ADN d’ascendance ? » L’auteur affirme que « les races biologiques dans l’espèce humaine n’existent pas ». Mais il écrit également que « le flux de gènes européens vers les Afro-Américains s’est produit principalement pendant l’esclavage ». Si la race n’est pas biologique, j’aimerais savoir comment il peut y avoir des « gènes européens ».

Après avoir lu une demi-douzaine d’articles de même farine, je me suis pris au jeu. Je me suis dit : mais jusqu’où va la confusion ? J’ai lu tout ce que j’ai pu dénicher sur la science de la race – ou du moins tout ce qui est compatible avec le fait d’avoir des enfants et un travail à plein temps. Les éditoriaux de Nature Genetics et Nature Biotechnology ; les déclarations d’associations professionnelles comme l’American Anthropological Association ; l’ensemble des rapports sur la race publiés par l’Unesco de 1950 à 1978. Sont venus ensuite les livres de vulgarisation scientifique, puis ceux sur l’histoire des idées sur la race, tant populaires qu’universitaires. J’ai terminé par des lectures diverses, depuis les essais de James Baldwin jusqu’aux ouvrages actuels sur le privilège blanc. Je me suis arrêté là, car mon but était de consulter les experts, pas d’en devenir un.

Le problème, c’est que les experts ne sont pas d’accord entre eux. Les déclarations des associations scientifiques nient que la race soit biologique, mais leurs arguments diffèrent peu de ceux des communications de l’Unesco, dont la plupart aboutissent à la conclusion inverse. Les éditoriaux des revues scientifiques sont prudents et équivoques. David Reich est un éminent généticien qui affirme que la race est biologique, Adam Rutherford un autre éminent généticien qui affirme le contraire. Nicholas Wade est un journaliste scientifique primé qui affirme que la race est biologique, Angela Saini est une autre journaliste scientifique primée qui affirme qu’elle ne l’est pas. L’introduction de The Oxford Handbook of Philosophy and Race dit elle aussi qu’elle ne l’est pas. Un chapitre du même ouvrage, intitulé « Minimalist biological race », soutient qu’elle l’est.

Que se passe-t-il donc ? Pourquoi est-il si difficile d’avoir une vision claire d’un sujet aussi actuel et intéressant que le statut biologique de la race ? Une réponse courante consiste à blâmer la politique. Ceux qui soutiennent que la race a une dimension biologique ont tendance à s’en prendre au politiquement correct. Les sceptiques dénoncent des formes subtiles de racisme latent. Et certains scientifiques accusent la politique en général. Mettons d’abord la science au point, disent-ils ; ensuite, et seulement ensuite, nous pourrons déterminer ce que cela signifie sur le plan politique.

Je pense que le vrai problème n’est pas la politique mais la science. Ou, plutôt, le scientisme : la croyance selon laquelle les sciences de la nature peuvent donner des réponses décisives aux questions sociales et intellectuelles. Elles peuvent certainement aider, mais elles sont moins cruciales que ne le croient la plupart des gens – y compris, à ma grande surprise, de nombreuses personnes qui ne songeraient jamais à se dire scientistes, comme les historiens, les sociologues et les vulgarisateurs scientifiques.

Ces auteurs partent presque toujours du principe que les biologistes peuvent répondre à la question de savoir si la race est biologique. Et ils supposent presque toujours que la réponse que nous donnons à cette question est socialement significative. Mais ces deux hypothèses sont fallacieuses.

Commençons par examiner la question : « La race est-elle biologique ? » En apparence, elle ne s’adresse qu’aux biologistes, puisqu’elle contient le mot « biologique ». Mais elle fait bien plus que cela. C’est une question sur la façon dont les gens ordinaires emploient le mot « race » puisqu’elle demande s’il y a quelque chose dans la science de la biologie qui correspond à la conception courante de la race. C’est une question sur le type de correspondance que nous recherchons – une correspondance exacte ou quelque chose de plus lâche ? Et c’est aussi une question sur les croyances populaires du passé et du présent. Lorsque nous demandons si la race est biologique, nous voulons généralement dire : « La race est-elle plus ou moins biologique que ce que l’on nous a dit ? »

Ces subtilités sont perdues chez la plupart des généticiens et des anthropologues dont j’ai lu les travaux sur le sujet. On les retrouve, en revanche, chez les philosophes, comme les auteurs de What Is Race? Four Philosophical Views, un livre paru en 2019 qui mériterait de s’écouler à autant d’exemplaires que Fragilité blanche 1, de Robin J. DiAngelo, mais qui a peu de chances d’y parvenir, le monde étant ce qu’il est. Les auteurs – Joshua Glasgow, Sally Haslanger, Chike Jeffers et Quayshawn Spencer – réussissent l’exploit remarquable d’avoir un débat sur la signification de la race sans s’étriper.

Ces quatre penseurs divergent sur bien des points, mais une chose est claire : ils montrent que l’affirmation « la race est biologique » n’a rien d’univoque. Dans la bouche des biologistes, elle signifie généralement : « Il existe des sous-­espèces chez Homo sapiens aujourd’hui », « sous-espèce » étant un terme technique en biologie. Comme tout le monde s’accorde à dire qu’il n’y a pas de sous-­espèces chez Homo sapiens aujourd’hui, les biologistes en concluent que la race n’est pas biologique. Mais il n’y a aucune raison de préférer ce sens de « la race est biologique » à d’autres sens, comme celui-ci : il y a quelque chose qui est réel et biologique et qui est étroitement lié à la notion usuelle de race.

Dans ce sens, la race est probablement bel et bien biologique. C’est ce que soutient Quayshawn Spencer, et il emporte mon adhésion. Le raisonnement de Spencer est grosso modo le suivant. Des généticiens ont recueilli des échantillons d’ADN de nombreuses personnes dans le monde entier, en privilégiant celles qui vivent à peu près là où vivaient leurs ancêtres récents. En 2002, une équipe de l’université Stanford (Californie) dirigée par Noah Rosenberg a publié une étude dans laquelle les chercheurs ont utilisé un programme informatique pour trier ces échantillons en groupes ayant un ADN similaire. Ils ont demandé au logiciel de diviser les participants en cinq groupes. Ils ont appelé les groupes obtenus « Afrique », « Amérique », « Eurasie », « Asie de l’Est » et « Océanie ». Ils ont choisi ces étiquettes parce que les personnes du premier groupe vivaient toutes en Afrique, celles du deuxième groupe en Amérique, et ainsi de suite.

Voilà pour la science. Quel est le rapport entre tout cela et la race ? Dans un article complémentaire publié en 2005, Rosenberg et son équipe nient que leurs recherches constituent une preuve de l’existence de la race biologique. Mais Spencer n’est pas d’accord. Il souligne que les cinq groupes continentaux mis en évidence par le programme informatique correspondent étroi­tement aux cinq groupes raciaux utilisés dans le recensement américain, à savoir « Noirs », « Amérindiens », « Blancs », « Asiatiques » et « insulaires du Pacifique ».

La correspondance n’est pas exacte, mais elle est trop élevée pour être due au seul hasard. Si vous disposez de l’ADN d’une personne vivant aux États-Unis et que vous ne savez rien de plus sur elle, vous pouvez prédire dans quel groupe de recensement elle se placera. Vous pouvez le faire avec un haut degré de fiabilité – 98,8 %, selon une étude de 2014 citée par Spencer.

J’entends déjà le concert d’objections. Les généticiens comme Rosenberg n’imposent-ils pas subrepticement à leurs données leurs préjugés sur la race ? Ne sont-ils pas, d’une certaine façon, complices du racisme, comme les scientifiques naïfs ou peu recommandables qui peuplent les ouvrages « Supérieur. Le retour de la science de la race », d’Angela Saini, et « Invention fatale. Comment la science, la politique et le big business recréent la race au xxie siècle », de Dorothy Roberts 2 ? À tout le moins, Rosenberg et Spencer ne sont-ils pas coupables de l’une des réifications erronées de la race qu’Adam Rutherford documente dans « Comment débattre avec un raciste » et que Rob DeSalle et Ian Tattersall décrivent dans « Quand la science pose problème. L’utilisation abusive de la génétique et de la génomique dans la compréhension de la race » 3 ?

Eh bien ! non. Pas pour autant que je sache, en tout cas. Saini mentionne l’article de Rosenberg de 2002, mais elle ignore la partie concernant les cinq groupes continentaux. Rutherford hésite. Il commence par dire que l’article de Rosenberg montre une variation continue chez les humains plutôt que l’existence de groupes distincts. Mais il écrit ensuite qu’« il y a une structure au sein des génomes qui sous-tend notre biologie de base » et que cette structure « correspond aux masses terrestres », ce qui ne ressemble pas à une variation continue, pour moi.

DeSalle et Tattersall prédisent que les cinq groupes « s’estomperont » lorsque l’analyse inclura l’ADN d’un plus grand nombre de personnes. Mais, en 2015, il n’y avait aucun signe de cet estompage, selon un article de Spencer publié cette année-là. Enfin, Roberts souligne que le chiffre cinq est arbitraire – l’algorithme de Rosenberg peut également être utilisé pour diviser les humains en trois groupes, en dix groupes ou encore en 1 million de groupes. Il est certain qu’il y a plus d’une façon de subdiviser les humains. Mais il ne s’ensuit pas qu’aucune de ces subdivisions ne soit biologiquement significative. Il y a plus d’une façon de subdiviser les étoiles – par âges, par galaxies, par compositions chimiques, etc. –, mais il ne s’ensuit pas qu’aucune de ces subdivisions n’ait de signification astronomique. Les termes « océanien » et « européen » ne sont peut-être pas des catégories biologiques très importantes, mais ce sont néanmoins des catégories biologiques. C’est ce que soutient Spencer, dont les articles universitaires sont complètement ignorés par Saini, Rutherford, DeSalle et Tattersall, bien qu’ils soient parus plusieurs années avant leurs livres.

Ces auteurs sont plus attachés à l’histoire qu’à la philosophie, mais ils utilisent l’histoire de manière sélective. « Pensez aux origines du concept de race, exhorte Roberts, à la façon dont les groupes raciaux ont été reconfigurés au fil du temps ou à leurs différentes significations dans le monde. La race ne saurait être qu’une catégorie politique. »

Roberts a raison de dire que l’histoire de la science de la race n’est guère édifiante. Elle est pleine d’erreurs, de raisonnements orientés, de classifications aussi multiples qu’incompatibles. Mais il en va de même pour l’histoire de la plupart des branches de la science. L’histoire de la géologie est émaillée de confusions et de controverses. On peut supposer que Roberts ne nie pas pour autant qu’il existe une base scientifique aux concepts d’« holocène », de « pléistocène » ou d’« époque géologique ». Alors pourquoi nier qu’il existe une base scientifique aux concepts d’« Européen », d’« Est-Asiatique » ou de « race biologique » ?

Une utilisation plus féconde de l’histoire consiste à comparer les conceptions les plus récentes de la race biologique aux plus anciennes.

On fait souvent remonter la science moderne de la race à Johann Friedrich Blumenbach, un médecin allemand qui, dans un livre publié en 1795, a divisé les humains en cinq catégories 4. Blumenbach pensait que ces catégories étaient artificielles plutôt que naturelles. Mais elles sont très semblables aux groupes continentaux identifiés par Rosenberg, à tel point que Spencer appelle ces groupes « la partition de Blumenbach ». En un sens, la race est donc plus naturelle que ne le croyait le médecin allemand.

Mais le concept de Blumenbach était flottant, comme je l’apprends dans « Nature, nature humaine et variabilité humaine. La race dans la philosophie de l’époque moderne », un livre publié en 2015 par l’historien et philosophe Justin E. H. Smith 5. Blumenbach a peut-être déclaré que ces divisions étaient artificielles, mais il nommait et classait les humains d’une manière qui suggérait le contraire. Dans sa pratique, il donnait l’impression que les races humaines étaient comme des races de chiens ou ce que les biologistes appellent aujourd’hui des « sous-espèces ». Or il n’y a pas de sous-espèces chez les humains actuels. En termes génétiques, la différence entre les Océaniens et les Est-Asiatiques est bien plus faible que la différence entre, mettons, les labradors et les dobermans – bien trop faible pour répondre à la définition habituelle d’une sous-espèce.

Blumenbach pensait également que les races humaines pouvaient être définies en fonction de caractéristiques physiologiques telles que la couleur de la peau et les dimensions du crâne. Là encore, il n’avait que partiellement raison. Mon guide sur ce sujet est John H. Relethford, un anthropologue qui a consacré une grande partie de sa carrière à l’étude de la variation globale de la physiologie humaine. Il a découvert que les dimensions du crâne varient de la même manière que les marqueurs génétiques étudiés par Rosenberg – par exemple, elles sont plus variables chez les populations qui ont historiquement vécu près de l’Afrique que chez les populations plus éloignées. En revanche, la couleur de la peau varie d’une manière très différente de celle des marqueurs génétiques. En gros, Blumenbach avait raison pour les dimensions du crâne mais tort pour la couleur de la peau.

C’est donc en termes de marqueurs génétiques qui ont peu à voir avec la couleur de la peau que les races sont le mieux définies. Or ces marqueurs génétiques sont « non codants », ce qui signifie qu’ils n’influent pas sur les traits mentaux ou comportementaux, ni même sur les traits physiologiques.

Le principal objectif de toutes ces recherches est de reconstituer le passé humain, et non de classer les humains dans le présent. Pour citer Quayshawn Spencer : « Si des individus souhaitent affirmer qu’une race est supérieure à une autre à certains égards, ils devront chercher ces preuves ailleurs [c’est-à-dire pas dans les articles de Rosenberg]. »

J’entends une nouvelle rafale d’objections. La traite atlantique des esclaves, les lois ségrégationnistes, l’eugénisme, la stérilisation forcée, les camps de concentration, le suprémacisme blanc, les politiques de logement discriminatoires, l’incarcération massive des Noirs américains – tout cela a été légitimé par l’idée qu’il existe des divisions naturelles entre les races. Le lien entre le réalisme racial et le racisme semble aussi clair que celui entre le tabagisme et le cancer du poumon. De la même façon que nous devons renoncer à fumer pour éviter le cancer, nous devons renoncer au réalisme racial pour éviter le racisme. La logique de Quayshawn Spencer est peut-être impeccable, mais ne joue-t-il pas avec le feu ?

Je ne le pense pas, non. Les dangers de l’idée de race biologique ont été grandement surestimés. Le véritable mythe n’est pas que la race est biologique, mais que l’idée de race biologique est dangereuse. En réalité, les antiracistes qui rejettent l’idée de race biologique perpétuent souvent la pensée qui a conduit au racisme scientifique en premier lieu.

Considérons cette déclaration de l’un des racistes scientifiques les plus influents du xixe siècle, le naturaliste suisse naturalisé américain Louis Agassiz : « Il existe sur la Terre différentes races d’hommes, habitant différentes régions de sa surface, qui ont des caractères physiques différents ; et ce fait nous oblige à déterminer le rang relatif entre ces races, la valeur relative des caractères propres à chacune... »

Agassiz partait du principe que les « caractères physiques » pouvaient se voir attribuer un « rang relatif ». En d’autres termes, il supposait que les différences physiques étaient inséparables de différences morales. Venant d’Agassiz, qui écrivait en 1850, cela semble raciste. Mais la même hypothèse est omniprésente dans les écrits des antiracistes d’aujourd’hui. La seule différence est l’orientation de l’argument. Agassiz affirmait : il existe des différences physiques entre les races, il doit donc y avoir aussi des différences de valeur. Les antiracistes affirment qu’il n’y a pas de différences de valeur entre les races, donc pas de différences physiques non plus. Les deux arguments sont entachés de ce que l’on pourrait appeler un « racisme conditionnel ». Ils supposent tous deux que si les races sont réelles, alors certaines d’entre elles sont meilleures que d’autres.

Je ne suggère pas de laisser les scientifiques s’en tirer à bon compte. Les scientifiques sont aussi coupables que n’importe qui d’avoir une pensée confuse sur la biologie et l’éthique. Tel généticien de l’Université d’État de Pennsylvanie croit qu’il y a une dimension biologique à la race. Il pense également que c’est une bonne idée de transmettre l’ADN des Noirs à la police américaine afin qu’elle puisse l’utiliser pour créer des portraits-robots de criminels présumés. La plupart des lecteurs de cet article seront probablement d’accord pour dire que ce n’est pas une très bonne idée. Mais où le scientifique s’est-il trompé exactement ? La tentation est grande de penser qu’il a commis une erreur scientifique (croire que la race est biologique) qui conduit à une erreur éthique (transmettre l’ADN à la police). En fait, il a raison sur le plan scientifique. Son erreur est de penser que sa science soutient son projet.

Tout bien considéré, croire à la race biologique, ce n’est pas comme fumer. C’est plutôt comme faire du vélo. Le cyclisme peut causer des dommages – des blessures à la tête, par exemple. Mais nous ne devrions pas interdire le vélo, pour deux raisons. Les avantages du vélo sont supérieurs à ses inconvénients. Et les blessures qu’il entraîne ne sont pas dues au vélo seul, mais à un système qui favorise les voitures au détriment des vélos. Mieux vaut changer le système que d’interdire le vélo. De même, l’idée de race biologique a des inconvénients. Mais ces inconvénients résultent moins de l’idée elle-même que d’un système qui valorise les assertions des scientifiques au détriment des études historiques et philosophiques permettant de les interpréter. Plutôt que d’interdire l’idée de race biologique – qui présente tout de même l’avantage incontournable d’être vraie –, changeons le système ! 

— Michael Bycroft est historien des sciences et enseigne à l’Université de Warwick, en Angleterre. Il a coédité un ouvrage sur les pierres précieuses à l’époque moderne : Gems in the Early Modern World: Material, Knowledge and Global Trade, 1450-1800 (Palgrave Macmillan, 2019). — Cet article a été écrit pour Books.

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Il a introduit en Europe le principe de contrôle de constitutionnalité, aujourd’hui en vigueur dans de nombreux pays, et conseillé le gouvernement américain sur la mise en place du tribunal de Nuremberg. Il a défendu le principe de responsabilité individuelle des crimes de guerre, définitivement établi par la Cour pénale internationale. Il rêvait d’un ordre juridique international appelé à déboucher sur un « État mondial ».

Largement ignoré en dehors du monde juridique, Hans Kelsen est l’un des plus grands juristes du XXe siècle (le plus grand, affirment certains). Qualifié de « classique méconnu » 1, il est familier des étudiants en droit pour avoir écrit Théorie pure du droit, le maître-ouvrage dans lequel il a synthétisé les idées qui sont au cœur de sa pensée 2. À côté de ce livre, Kelsen a pourtant produit une œuvre extraordinairement abondante et variée, une vingtaine d’ouvrages et des centaines d’articles représentant quelque 17 000 pages qui couvrent un large éventail de domaines : philosophie du droit, philosophie et sociologie politiques, droit international, théorie des relations internationales 3. Sa « théorie pure du droit » est par ailleurs souvent enseignée sous une forme simplifiée comme un exemple de positivisme juridique, la doctrine selon laquelle il convient d’étudier le droit non en fonction de ce qu’il devrait être idéalement, mais tel qu’il existe en réalité. C’en est cependant une forme étrange et singulière. Parce qu’elles sont extrêmes et très radicales, ses idées ont suscité de vives controverses.

Sur la vie de Kelsen, on n’a longtemps su que peu de chose. Lui-même nous a laissé deux textes autobiographiques de 12 et 46 pages, rédigés à vingt ans d’intervalle : le premier est daté de 1927 (il avait 46 ans), le second de 1947, alors qu’il lui restait encore un quart de siècle à vivre. Peu enclin à se livrer, il y évoque les grandes étapes de sa vie intellectuelle et de sa carrière, en passant sous silence de nombreux moments de son existence. Sur la base de ces deux documents et d’entretiens avec lui, l’un de ses collaborateurs, Rudolf Aladár Métall, a composé une courte biographie, témoignage et hommage autant que travail scientifique 4. Jusqu’en 2020, elle était la principale source d’informations sur sa vie. La situation a changé avec la publication d’une monumentale biographie en allemand. Fruit d’un travail de recherche de plusieurs années réalisé par Thomas Olechowski et une équipe de collaborateurs, l’ouvrage exploite une grande quantité d’archives et de correspondances trouvées dans les différents pays où Kelsen a vécu. Mettant en lumière des faits inédits et corrigeant la version de certains épisodes donnée par l’intéressé, il reconstitue pas à pas son existence très remplie et mouvementée : homme d’études par excellence, Kelsen n’en fut pas moins directement impliqué dans les événements de son temps et les soubresauts de l’histoire du XXe siècle.

Né à Prague en 1881, il était l’aîné d’une famille juive assimilée de quatre enfants. Son père, commerçant puis petit industriel d’équipements d’éclairage, était originaire de Brody, en Galicie ; sa mère, de Bohême. Lorsqu’il eut 3 ans, ses parents déménagèrent à Vienne. Il se convertit à deux reprises : au catholicisme à la fin de ses études, puis au luthéranisme au moment de se marier. Non par conviction (il n’était pas un esprit religieux), mais afin de mieux s’intégrer dans la société autrichienne et le milieu universitaire. Attiré par les mathématiques, la philosophie et la littérature, il entreprit des études de droit pour des raisons d’ordre pratique. Peu intéressé au départ par cette discipline, il s’éprit des problèmes théoriques qui s’y posent. Un de ses grands amis de jeunesse fut Otto Weininger, philosophe tourmenté qui se suicida à l’âge de 23 ans, en 1903, et dont le scandaleux ouvrage Sexe et Caractère marqua toute sa génération, à commencer par l’écrivain Karl Kraus et le philosophe Ludwig Wittgenstein. Kelsen était très conscient de la psychologie troublée de son ami, relève Olechowski. Ce ne sont pas ses déclarations misogynes et antisémites qui eurent de l’effet sur lui, mais sa passion pour la connaissance ; il le considérait comme un génie 5. Dans son autobiographie, il écrit : « La personnalité de Weininger et le succès posthume de son travail ont considérablement influencé ma décision d’entreprendre un travail scientifique. »

Ce trait de caractère est aussi ce qui a pu l’attirer chez Freud, qu’il considérait comme « avant tout un savant, un chercheur » et secondairement seulement « un médecin soucieux de soigner ses patients ». Les deux hommes eurent l’occasion de se fréquenter, et Kelsen participa à certaines réunions du mercredi de la Société psychanalytique de Vienne, dont il était membre. De Freud il semble avoir hérité une certaine vision pessimiste de l’humanité qui influença ses idées ultérieures sur la paix internationale. Mais l’exposé critique qu’il fit de ses thèses sur la naissance de l’État à l’occasion d’une séance de la Société fut contesté par le maître, qui, tout en soulignant la qualité de son analyse, lui reprocha de déconnecter les phénomènes de masse de la psychologie individuelle. Kelsen eut aussi des contacts personnels avec certains membres du fameux cercle de Vienne, dont il partageait les exigences de rigueur scientifique.

Sur le plan politique, sans être affilié à un parti, il était proche des théoriciens du mouvement social-démocrate : Karl Renner (futur chancelier d’Autriche), Max Adler et Otto Bauer. On lui a souvent reproché la contradiction entre la conception apolitique du droit qu’il défendait et son engagement en faveur de la démocratie, régime auquel il consacra de nombreux travaux tout au long de sa vie. Elle n’est qu’apparente. Ayant fait sienne la thèse du sociologue allemand Max Weber sur le relativisme des valeurs, il pensait que le mérite de la démocratie ne réside pas dans les valeurs auxquelles elle serait censément associée (par exemple l’égalité ou la liberté économique), mais dans son mode opératoire : la recherche du compromis, qui permet de trouver un accord entre individus n’ayant pas les mêmes valeurs. L’instrument le plus efficace pour y parvenir, c’est la démocratie représentative parlementaire assortie d’un système de partis.

Ses liens avec Karl Renner conduisirent celui-ci à solliciter son aide lorsqu’il s’avéra nécessaire d’élaborer une Constitution pour la Première République d’Autriche, créée à la suite du démembrement de l’Empire austro-hongrois à l’issue de la Première Guerre mondiale. Kelsen, qui avait travaillé pour le gouvernement monarchique durant le conflit, était entre-temps devenu professeur à l’Université de Vienne. On le crédite communément d’avoir été le père de la Constitution autrichienne. Sans contester l’importance de sa contribution, Olechowski nuance cette façon de présenter ce qui fut en réalité un travail collectif. Sur un point, cependant, l’apport de Kelsen fut déterminant : la création d’une cour constitutionnelle pouvant se prononcer sur la constitutionnalité des lois. Cette formule de contrôle de la constitutionnalité fait d’une telle instance le « gardien de la Constitution ». Une idée férocement combattue par le grand juriste allemand Carl Schmitt, pour qui, en vertu du primat du politique sur le juridique, ce rôle devait être joué par l’État, en la personne de son chef.

Hans Kelsen siégea plusieurs années comme juge à la Cour constitutionnelle autrichienne, un poste qu’il dut abandonner dans des circonstances qui contribuèrent à lui faire quitter Vienne. Olechowski raconte en détail cet épisode. En Autriche, le divorce, proscrit par l’Église catholique, était illégal. Une pratique administrative permettait cependant d’accorder aux catholiques séparés de facto une « dispense » les autorisant à contracter un nouveau mariage. Pour éviter la généralisation de la bigamie, cette disposition fut abolie par la Cour suprême et le Tribunal administratif, mais l’administration continuait à accorder des dispenses. Le conflit fut porté devant la Cour constitutionnelle, qui se déclara d’abord incompétente pour des raisons techniques. Kelsen se battit pour qu’elle se prononce et annule l’interdiction des dispenses. Il obtint gain de cause, mais au prix de sa réputation dans le monde politique conservateur. Lorsque la cour fut renouvelée, il n’en fit plus partie. Plus tard, la décision devait d’ailleurs être renversée. Confronté au même moment à la montée de l’antisémitisme à l’Université de Vienne, il démissionna de celle-ci pout trouver asile, en 1930, à celle de Cologne.

Son séjour dans cette ville fut de courte durée. En 1933, Hitler arrivait au pouvoir. Kelsen pensait pouvoir conserver son poste, mais l’adoption du décret interdisant aux fonctionnaires publics non aryens d’exercer le contraignit à en chercher un autre ailleurs. Ce fut à Genève qu’il le trouva. Il y resta de 1934 à 1940, tout en donnant des cours à l’Université de Prague, où il se heurta à une atmosphère politique hostile marquée par un fort nationalisme et de l’antisémitisme.

En 1934 paraissait Théorie pure du droit. Dans la préface de cet ouvrage caractérisé, comme tous ses écrits, par la rigueur du raisonnement, la précision des idées et la clarté de l’expression, Kelsen expose l’intention qui a présidé à sa rédaction : « Mon but a été d’emblée d’élever la théorie du droit […] au rang d’une véritable science, […] avec le souci de tendre dans toute la mesure du possible vers l’idéal de toute science, soit l’objectivité et l’exactitude. » Pour ce faire, il s’agit de penser le droit en faisant abstraction de toute considération religieuse, morale, politique, idéologique ou sociologique. Chez Kelsen, dit en une formule frappante le juriste américain Richard Posner, « le concept de la loi est purement juridictionnel » 6.

Le positivisme juridique s’oppose au jusnaturalisme (la théorie du droit naturel), qui fonde le droit sur des principes transcendants ou sur la nature humaine et la raison. Kelsen défend une espèce très particulière de positivisme, un positivisme des normes. Influencé par le néo-kantisme du philosophe allemand Hermann Cohen, il fait sienne l’idée de Kant d’une distinction radicale entre l’« être » (les faits) et le « devoir-être » (les normes). La catégorie particulière de normes que sont les normes juridiques se présente à ses yeux comme un système organisé de manière hiérarchique (la « hiérarchie des normes »), dans lequel chaque norme tire sa validité de sa conformité à une norme supérieure (les décrets de leur conformité aux lois, les lois de leur conformité à la Constitution, etc.). Pour éviter une régression à l’infini, l’ensemble de cette construction repose sur une « norme fondamentale » dont on postule l’existence (l’obligation de respecter la Constitution, par exemple). Ses idées sur la façon dont il faut concevoir la norme fondamentale ont évolué avec le temps. Il finit par lui accorder le statut d’une fiction nécessaire. Sur bien des points, d’ailleurs, une seconde édition de Théorie pure du droit parue aux États-Unis en 1960, ainsi que l’ouvrage posthume Théorie générale des normes 7, nuancent, parfois fortement, les thèses initiales.

On a fait valoir que sa théorie pure du droit permettait de justifier les systèmes juridiques des régimes totalitaires. Ce à quoi il répondait en substance que le droit nazi est sans doute moralement condamnable et politiquement inacceptable, mais que l’on ne peut nier qu’il s’agit de droit. L’une des caractéristiques les plus remarquables de sa théorie est l’identification qu’elle opère entre le droit et l’État. Pour Kelsen, qui a grandi dans un empire bigarré, l’État n’a pas de réalité historique ou sociopolitique. Il se confond avec l’ordre juridique. En conséquence, il n’existe plus de distinction entre le droit privé (qui règle les rapports entre les individus) et le droit public (relatif à leurs relations avec l’État), pas plus qu’entre le droit national et le droit international, qui, selon lui, ne présentent aucune différence de nature et sont dans la continuité l’un de l’autre.

Craignant que la Suisse n’échappe pas à la guerre, Kelsen prit le parti de quitter l’Europe. Non sans devoir surmonter de sérieux obstacles financiers, il émigra avec sa femme et leurs deux filles aux États-Unis. N’ayant pu obtenir une chaire à l’université Harvard, il fut accueilli à Berkeley, où il termina sa carrière. À Genève, il avait commencé à s’intéresser de près aux questions de droit international. Il eut l’occasion de s’en occuper davantage à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Les noms de juristes les plus souvent cités en liaison avec le procès de Nuremberg sont ceux de Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin. Bien qu’il ne fût pas formellement associé aux travaux qui ont conduit à la mise en place des tribunaux internationaux de Nuremberg et de Tokyo, Kelsen, qui conseillait le gouvernement américain, apporta une contribution à la définition du cadre juridique dans lequel ils opéraient. Ses analyses aidèrent à justifier l’application rétroactive de dispositions qui n’existaient pas au moment où les faits jugés avaient été commis, ainsi qu’à valider le principe de responsabilité individuelle des crimes de guerre.

Cela ne l’empêcha pas de critiquer le procès de Nuremberg, dans lequel, en l’absence du consentement des États vaincus, il voyait l’expression d’une « justice des vainqueurs ». En limitant le principe de responsabilité individuelle des crimes de guerre à une juridiction d’exception, les Alliés, alléguait-il de surcroît, avaient manqué une occasion de le faire pleinement reconnaître dans le droit international. De fait, ni la Cour permanente de justice internationale, créée en 1922, ni la Cour internationale de justice établie à sa suite en 1945, ne reconnaissent d’autre responsabilité que celle des États. Il faudra attendre la création de la Cour pénale internationale en 1998 pour que le principe de la responsabilité individuelle soit définitivement institué.

Kelsen pensait qu’il était possible, pour reprendre le titre d’un de ses livres, d’arriver à « la paix par le droit » 8, une idée totalement irréaliste aux yeux d’un théoricien politique comme Raymond Aron. Pour ce faire, il proposa en 1944 l’établissement, sur les ruines de la Société des Nations, d’une « Ligue permanente pour le maintien de la paix » dotée d’une assemblée, d’une cour, d’un conseil et d’un secrétariat. Mais à sa place vit le jour l’Organisation des Nations unies, à la charte de laquelle il consacra une étude de 700 pages. Il s’y montre très critique, déplorant le manque de rigueur juridique de nombreux articles, l’imprécision du vocabulaire, les contradictions de certaines dispositions. On a néanmoins relevé des traces de ses idées dans le texte. La même remarque pourrait être faite au sujet des documents fondateurs d’autres organisations internationales ainsi que de l’Union européenne – dans ce dernier cas, il a été suggéré que s’exprimait, à l’échelle d’un continent, l’idéal d’un État défini en termes purement juridiques qu’il avait imaginé dans le contexte de l’empire multiculturel habsbourgeois. Kelsen n’a jamais caché ce qu’était à son avis le terme de l’évolution du droit international : « La fin ultime de l’évolution réelle du droit, qui s’oriente vers une centralisation croissante, apparaît être l’unité organique d’une communauté universelle ou mondiale, fondée sur un ordre juridique, ou, en d’autres termes, la formation d’un État mondial. »

Au cours des trente-trois ans qu’il passa à Berkeley, sa réputation ne fit que grandir. Mais jamais ses idées ne réussirent à s’imposer aux États-Unis. Elles étaient peu compatibles avec le système de la common law, qui fait des décisions des juges la principale source du droit ; ni avec la méthode de formation des juristes dans ce pays, fondée sur les études de cas. Elles s’opposaient à la doctrine dominante du réalisme juridique telle que la résume la célèbre formule du juriste américain Oliver Wendell Holmes Jr. : « Le droit n’est pas régi par la logique, mais par l’expérience. » Outre-Atlantique, la principale alternative à la théorie pure du droit fut incarnée par le philosophe Ronald Dworkin, qui mettait l’accent sur la question de la justice, évacuée de la science du droit par Kelsen 9. La théorie pure du droit se heurta aussi à des résistances en Allemagne, en raison de sa tolérance supposée envers le droit nazi : les Allemands se sentaient mieux protégés de sa résurgence par les principes du droit naturel. Ils n’appréciaient pas non plus la position que Kelsen avait prise en 1945, affirmant que l’État allemand avait cessé d’exister avec la capitulation. Son influence est plus visible dans les autres pays européens ayant adopté le Code civil ainsi qu’en Amérique du Sud. En Italie, il a ainsi fortement inspiré le philosophe Norberto Bobbio, qui partageait son intérêt pour la question de la démocratie.

Hans Kelsen était un homme discret, voire secret, qui n’a jamais tenu de journal. Quelques témoignages et ce que l’on a conservé de sa correspondance permettent de se faire une idée de sa personnalité. De petite taille et d’apparence peu imposante, sociable et non dépourvu d’humour, il pouvait se révéler un polémiste redoutable, défendant ses idées avec acharnement. Il avait des goûts simples en accord avec une vie studieuse. Les observations de personnes qui l’ont connu à Berkeley ouvrent une échappée sur sa vie une fois l’éméritat atteint. Fréquentant assidûment la bibliothèque de l’université, il faisait apparemment lui-même ses courses au supermarché. Une fois par semaine, il allait au cinéma. Dans son bureau figurait, à côté d’un portrait de Kant et d’une photo de son père au travail, une autre de Liz Taylor. Il s’était marié en 1912 avec Margarete Bondi, une jeune femme juive qui se convertit en même temps que lui au protestantisme. Leur union dura quelque soixante ans, jusqu’à leur mort, à trois mois d’intervalle. Grethe Kelsen n’apparaît qu’ici et là dans le livre d’Olechowski. Traductrice occasionnelle pour la revue juridique dont s’occupait son mari, elle fut aussi sa secrétaire, dactylographiant « plusieurs milliers de pages manuscrites, peut-être dix mille, et presque toute sa correspondance ». Elle lui procura aussi un soutien psychologique constant : « Sans Grethe, écrit avec un peu d’emphase Rudolf Aladár Métall, Hans Kelsen aurait difficilement pu affronter les nombreuses tempêtes de sa vie. »

Quel impact ses idées ont-elles dans le monde réel ? Interrogés à ce sujet, beaucoup de juges et d’avocats contesteraient qu’elles aient une incidence importante sur leur travail quotidien et la vie des prétoires. Tout dépend de ce dont on parle. Un concept comme celui de norme fondamentale est trop abstrait pour donner lieu à autre chose que des controverses philosophiques. Et le rêve d’un gouvernement mondial est une utopie chimérique. Mais bien des idées développées dans son œuvre se sont frayé un chemin dans l’univers juridique, où leur présence se fait aujourd’hui sentir. 

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008). Cet article a été écrit pour Books.

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Il a 35 ans et en avait 33 quand est paru son second livre, « Le capital dans l’anthropocène ». Ce fut une totale surprise pour lui comme pour son éditeur : les ventes dépassent le demi-million d’exemplaires et vont certainement atteindre de nouveaux records quand il paraîtra, cette année, dans d’autres langues. Face à une demande improbable, les librairies japonaises ont ouvert des rayons spécialisés dans la redécouverte de Marx et du marxisme. 

Kohei Saïto n’est pas un économiste. Aujourd’hui professeur associé de philosophie à l’Université de Tokyo, il a étudié aux États-Unis et en Allemagne et parle couramment l’anglais et l’allemand. À l’université Humboldt de Berlin, il a fait sa thèse de doctorat sur des notes manuscrites de Marx qui témoignent de son intérêt pour ce que l’on appelle aujourd’hui l’écologie. Il en a tiré son premier livre, traduit en français : La Nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital 1. Un ouvrage resté confidentiel, mais qui n’a pas échappé aux professionnels du marxisme 2. D’un point de vue académique, Saïto s’inscrit dans la mouvance d’études récentes visant à faire entrer Marx dans le panthéon des penseurs écologistes avant la lettre. L’auteur principal à cet égard est le sociologue américain John Bellamy Foster, professeur à l’Université de l’Oregon. On peut lire en français son Marx écologiste 3. Mais l’incroyable succès du deuxième livre de Saïto, paru en pleine épidémie de Covid-19, est sans rapport avec le monde universitaire. Il s’explique, selon l’auteur, parce qu’il rencontre les angoisses et les attentes de beaucoup de jeunes Japonais. Les mêmes qui affectent une bonne partie des jeunes en Europe et en Amérique du Nord. Au Japon, ce succès a été amplifié par deux grands prix littéraires et par la décision de la NHK, la grande chaîne de télévision conservatrice, d’accorder au jeune et séduisant auteur quatre plages de vingt-cinq minutes pour exposer ses idées. Dans ce livre comme à l’oral, il s’exprime dans un langage simple et direct. « Il raconte une histoire facile à comprendre, explique au Guardian un autre jeune universitaire japonais. Il ne dit pas qu’il y a de bonnes et de mauvaises choses dans le capitalisme, ni que l’on pourrait le réformer ; il dit qu’il faut tout simplement s’en débarrasser. »

« Je plaide pour la décroissance et un au-delà du capitalisme », déclare en effet Saïto. Il s’agit d’aboutir à un « communisme de la décroissance ». Les raisons sont celles que développent un peu partout dans le monde riche ceux que l’on appelle désormais les « décroissants ». Comme l’explique Saïto, « notre âge, l’anthropocène, est une époque géologique pendant laquelle les activités économiques humaines affectent la Terre tout entière, détruisant la planète. Avec le capitalisme global, nous avons donné naissance à une société prospère en extrayant de nouvelles ressources et en promouvant la production et la consommation de masse. » À ses yeux, la pandémie de Covid-19 est à la fois un produit et un révélateur de l’impasse dans laquelle le système capitaliste s’est engagé. Elle a creusé les inégalités au sein des pays riches et entre pays riches et pays pauvres. « Mais la crise du changement climatique est encore plus sévère. » Ce qu’il faut, c’est « actionner les freins de secours ». Quelque chose de beaucoup plus radical que la « croissance verte » préconisée par la doxa dominante et les institutions internationales, en laquelle il voit un nouvel « opium du peuple ». Sa lecture de Marx lui fait plaider pour un retour à des formes de communautarisme agricole telles qu’il en existait selon lui avant l’essor du capitalisme industriel. 

Cambridge University Press doit publier prochainement une version « académique » (en langage universitaire) de ses thèses ; la version anglaise du « Capital dans l’anthropocène » paraîtra dans la foulée. 

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Il y a cent ans, en octobre 1922, le poète anglais d’origine américaine T. S. Eliot publiait La Terre vaine, « le poème anglophone le plus célèbre et le plus fascinant du XXe siècle », selon The Times Literary Supplement. Un centenaire célébré par une série d’événements et de lectures au Royaume-Uni, aux États-Unis et ailleurs. Comme de juste, plusieurs ouvrages consacrés à cette épopée moderniste de 433 vers et à son auteur ont vu le jour en 2022. La maison d’édition Faber, au sein de laquelle Eliot a travaillé et publié bon nombre de ses ouvrages pendant quarante ans, a réédité le fac-similé des brouillons de La Terre vaine, devenu « le Graal pour une génération d’étudiants en littérature anglaise », note The Guardian. On notera aussi la sortie d’Eliot After the Waste Land, de Robert Crawford, une exploration érudite de la vie intime du grand poète et de ses relations tumultueuses avec les femmes. La débâcle de son mariage avec Vivien Haigh-Wood, qui nourrira d’ailleurs l’écriture du poème, était connue. Fait nouveau, le biographe s’appuie sur la correspondance amoureuse d’Eliot avec l’Américaine Emily Hale, révélée en 2020. 

Poète lui-même et éditeur de poésie, Matthew Hollis consacre, quant à lui, une biographie au texte de T. S. Eliot, dans laquelle il retrace le processus de création « jour après jour, voire heure après heure », souligne The Times Literary Supplement. Le rôle d’éditeur tenu par l’ami et poète Ezra Pound y apparaît essentiel. « Il avertissait Eliot lorsqu’il risquait de trop ressembler à James Joyce, dont ils admiraient tous deux Ulysse (1922), d’être trop répétitif dans ses rythmes ou trop vague », commente Prospect. « Tel un étudiant en écriture créative », Eliot suivit la plupart du temps les suggestions de son mentor. 

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« Ce livre est un voyage à travers des sensations familières – le goût du Kougelhopf et du Leberkäse, le son de la cloche du tramway n° 48 qui tourne dans la Herbstrasse », déclarent les jeunes auteurs du livre en question, les historiens Vojtěch Kessler et David Smrček. Ils évoquent un « voyage imaginaire dans une Vienne reconstituée à partir des souvenirs des Tchèques qui y résidaient dans l’entre-deux-guerres », après la désintégration de l’Empire austro-hongrois et leur indépendance, donc. Une « excursion symbolique » élaborée à partir de 23 témoignages de ces émigrés, avant tout révélatrice, selon iLiteratura, d’une identité ambiguë, entre leur volonté de rester de « bons Tchèques » et l’influence de leur « moi viennois ». Mais attention, « Les enfants baptisés par le Danube » est bel et bien un livre d’histoire, et il n’y sera pas uniquement question de saveurs, d’odeurs et de nostalgie. On y trouve aussi une série de faits : que les émigrés tchèques de première génération arrivèrent dans la capitale autrichienne sans le sou ; qu’ils y prospérèrent en tant qu’artisans spécialisés – « quand, de leur côté, les Polonais se concentraient sur le commerce et les finances, les Hongrois sur la diplomatie et les Croates sur l’armée », précise iLiteratura ; que ces Tchèques souffrirent de la xénophobie mais qu’ils parvinrent à créer des liens avec les autochtones qui s’approprièrent leurs plats nationaux ou se mirent à donner des prénoms slaves à leurs enfants ; qu’après 1945 la Tchécoslovaquie communiste en a fait revenir beaucoup en leur promettant une vie facile ; et que cela ne s’est pas toujours aussi bien passé que prévu... 

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Le héros du nouveau livre de l’historien Oleg Khlevniouk, éminent spécialiste de l’histoire politique de l’URSS, n’est pas un inconnu. Fils d’un meunier ukrainien exproprié, Nikolaï Pavlenko est parfois surnommé « le criminel numéro 1 de l’URSS ». Il a fait l’objet d’une série télévisée et de plusieurs documentaires ; la presse lui consacre régulièrement des portraits. Quel est son crime ? En 1948, Pavlenko a fondé une entreprise illégale spécialisée dans la construction de routes et de lignes de chemins de fer pour l’État soviétique. Il n’en était pas à son coup d’essai : il avait déjà chapeauté une structure fictive qui érigeait des infrastructures militaires pour l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. L’ingénieur a pu reproduire la combine à son retour du front. Falsifiant des documents administratifs et des tampons, Pavlenko a créé le « Département de la construction militaire n° 1 », prétendument affilié au ministère de la Défense de l’URSS. Il s’est attribué le grade de colonel du génie militaire ; ses employés arboraient des uniformes. « Le statut d’organisation militaire facilitait les démarches commerciales », rapporte le site Gorky. En quatre ans d’existence, la société de Pavlenko a signé 64 contrats et conduit des chantiers bien réels en Ukraine, en Moldavie, en Russie. C’est la simple plainte d’un ouvrier qui a mis fin à l’entreprise florissante. Jugé à huis clos, l’ingénieux escroc a été fusillé en 1955, et ses complices furent envoyés dans les camps. « Pavlenko occupe une place d’honneur dans la longue lignée des imposteurs soviétiques et des caméléons sociaux », souligne Gorky. Loin d’être un cas isolé, son histoire reflète « l’ampleur du désordre qui régnait dans l’URSS stalinienne tardive ». 

[post_title] => L’homme qui escroqua Staline [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lhomme-qui-escroqua-staline [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:46:34 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:46:34 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126153 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Frei Betto, dominicain brésilien et militant politique – engagé depuis les années 1980 aux côtés de Luiz Inácio Lula da Silva, réélu en octobre à la tête du pays –, est aussi un écrivain prolifique. Il a reçu à deux reprises le prix Jabuti, l’équivalent du Goncourt, en 1982 et en 2005. Dans son nouveau roman très documenté, il retrace l’histoire des Waimiris-Atroaris, un peuple autochtone d’Amazonie qui se désigne par le terme « Kinjas » (« vraies gens »). Au cœur du récit, le drame qui les frappe dans les années 1970, quand la dictature militaire lance la construction de l’autoroute BR-174 qui traverse le Brésil du sud au nord. Au nom du progrès et du profit, le colonel Fontoura veut « percer la forêt de routes ». Diário do comércio juge qu’il s’agit là d’une « lecture nécessaire alors que les compagnies minières et forestières font pression sur les peuples indigènes pour qu’ils abandonnent leurs terres ». Dans une interview accordée à O Tempo, Frei Betto déplore « la triste coïncidence entre le lancement du livre et l’assassinat de Bruno Pereira [expert des populations indigènes] et Dom Phillips [reporter britannique] », en juin 2022. 

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Dans son nouveau roman d’anticipation, l’écrivain Chu Yu-hsün met en scène une guerre qui éclate entre Taïwan et la Chine en 2047 et que relate, vingt ans plus tard, un narrateur âgé ayant recueilli les témoignages de protagonistes de tous bords : femmes, immigrés, maoïstes de la première heure… Son objectif : rendre plus concret un scénario absent, selon lui, de la littérature taïwanaise, alors même que l’éventualité d’un tel conflit hante tous les esprits. Dans ce roman au style documentaire, il s’agit moins d’imaginer une trame militaire plausible que de montrer, dans un contexte de guerre, le cheminement des Taïwanais en fonction de leur âge, de leur engagement politique, de leur histoire familiale. D’où un récit fractionné rassemblant cinq expériences en marge de l’histoire officielle. Pour Chou Sheng-kai, chroniqueur dans la revue Okapi, « la lecture que fait Chu de la situation taïwanaise actuelle sert d’ossature au roman ; pour donner du corps à ses cinq récits et étoffer son imaginaire sur le sujet, il puise ensuite dans les contrastes qui caractérisent le peuple taïwanais ». 

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S’il est un pays qui entretient un lien ambivalent avec la Russie, c’est bien l’Allemagne. On l’a vu ces derniers mois. Ce lien complexe d’amour-haine, où se mêlent convergences d’intérêts et violentes rivalités, ne date pas d’hier. C’est ce que nous rappelle un livre sur les relations germano-russes au XXe siècle, écrit par l’historien Stefan Creuzberger avant l’invasion russe de l’Ukraine, mais qui, « à bien des égards, note Frank Breuner sur le site de la Norddeutscher Rundfunk, a un caractère prophétique ». 

Prenez Guillaume II et Nicolas II : ils sont cousins, leurs sujets on ne peut plus interdépendants. « En 1913, rappelle Josef König dans le magazine Spektrum, l’empire tsariste achetait 47,6 % de ses importations totales à l’Empire allemand ; inversement, 44,3 % des exportations totales de marchandises russes étaient destinées à l’Allemagne. » Or, à partir de 1914, on se livre une guerre sans pitié. D’ailleurs, fait peu connu, « la première utilisation de gaz toxiques par l’Allemagne eut lieu en Russie – au total, plus d’un demi-million de Russes ont été tués ainsi ». Après la guerre, Russie bolchevique et Allemagne vaincue se rapprochent : ce sont désormais deux États parias. Cette alternance de lunes de miel et de violents carnages culmine, bien entendu, avec le pacte germano-soviétique de 1939, bientôt suivi de la dévastatrice opération Barbarossa… À partir de 1955 et du voyage de Konrad Adenauer à Moscou, l’Allemagne se veut l’intermédiaire entre la Russie et le camp occidental. « Même après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et la résurgence des rêves impérialistes à Moscou, la politique allemande a continué de miser sur l’entente, estime Breuner, par gratitude pour l’unité allemande [à laquelle les Russes ne se sont pas opposés] et par sentiment d’une responsabilité historique. » 

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