WP_Post Object ( [ID] => 126038 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:48:14 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:48:14 [post_content] =>Les écrivains Vladimir Nabokov, Bohumil Hrabal, Nina Berberova ou Božena Němcová ; des personnalités aux destins extraordinaires, comme la fille de Staline, Svetlana Alliluyeva, ou la duchesse d’Albe ; d’autres héroïnes de l’Histoire telles ces femmes revenues du Goulag à qui elle donne la parole dans « Habillées pour danser dans la neige »… Et désormais elle-même, ou plutôt son alter ego romanesque, Milena.
Avant de s’attaquer à sa propre vie dans Potmě jsme se viděli lépe, l’écrivaine tchèque Monika Zgustová s’était fait la main avec de nombreuses biographies saluées pour leur point de vue original et leur style trépidant. Ses livres se distinguent également par la proximité de l’auteure avec ses héros (elle a bien connu Hrabal, par exemple), par sa volonté de se concentrer sur des épisodes méconnus de leur vie, ainsi que par le choix de ses sujets, souvent des femmes. Ou plutôt, selon le quotidien Lidové noviny, « des femmes qui vont à contre-courant de leur époque, sans renoncer à y chercher le bonheur, même dans les moments les plus malheureux ». Le tout bien ancré dans l’histoire du XXe siècle, avec, le plus souvent, un rapport à la problématique de l’exil.
On retrouve tous ces ingrédients dans Potmě jsme se viděli lépe. Milena, « une femme belle, cultivée et indépendante qui vit sans conjoint ni enfant à Barcelone », résume iLiteratura, et sa mère Jana, monstre d’égoïsme retranchée de l’autre côté de l’Atlantique, vont se retrouver sur le lit de mort de cette dernière. Poussée à fuir le totalitarisme en pleine période de « normalisation » en Tchécoslovaquie, passée par l’Inde, l’Azerbaïdjan ou les États-Unis, « la famille de Milena a peiné à se lier aux habitants, la barrière de la langue et le statut d’étranger l’ont ostracisée et, malgré cette liberté tant désirée, le déracinement a irrémédiablement ébranlé toute la famille », poursuit le site.
Comme Milena, Zgustová vit en Espagne, où elle œuvre à diffuser la culture tchèque, notamment par ses traductions des grands classiques (elle a reçu le prix Gratias agit, décerné par l’État tchèque à des personnalités ayant contribué à la renommée du pays à l’étranger). Et sa famille, comme celle de son héroïne, ne s’est jamais remise de son exil de Tchécoslovaquie. « Mais il serait sans doute expéditif de voir le livre comme un roman purement autobiographique, nuance iLiteratura. On peut plutôt estimer que la vie de Zgustová a servi de tremplin à la fiction. » De quoi tout du moins en faire « son œuvre la plus personnelle », selon le journal ABC en Espagne, où le roman est sorti avant même sa version tchèque. Les Tchèques n’en ont pas pris ombrage, lui réservant un accueil chaleureux en librairie.
[post_title] => Une famille éparpillée [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => une-famille-eparpillee [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:48:14 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:48:14 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126038 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 125866 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:48:08 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:48:08 [post_content] =>Votre livre s’ouvre sur un constat : il existe un fossé entre l’être humain et les autres espèces animales. Ce constat, vous ne cessez de le réaffirmer par la suite. N’est-ce pas un peu à contre-courant de la vogue actuelle consistant à souligner notre proximité avec les autres animaux, à leur découvrir une intelligence et une sensibilité presque semblables aux nôtres, à leur reconnaître des droits, à s’interdire même de les manger ?
On peut exagérer les ressemblances ou exagérer les différences. Pendant longtemps, on a exagéré les différences. Puis Darwin et ses héritiers spirituels ont fait des découvertes qui les ont considérablement réduites. Une longue liste de prétentions à l’unicité – les humains seraient la seule espèce à utiliser des outils, à enseigner, à imiter, à communiquer à l’aide de signaux dotés de sens, à posséder le souvenir des événements passés et à anticiper ceux à venir – ont été réfutées par la science. Pour autant, le caractère distinctif de la cognition humaine par rapport à celle des autres animaux demeure frappant. Cent ans de recherches intensives ont établi au-delà de tout doute raisonnable ce dont la plupart des êtres humains ont toujours eu l’intuition : l’ampleur de l’écart est réelle.
Je soupçonne du reste que, dans le passé, de nombreux comportementalistes ont été réticents à l’admettre, de peur que cela ne renforce la position de ceux qui nient l’évolution humaine en elle-même. Les « bons évolutionnistes » avaient plutôt tendance à souligner la continuité entre les accomplissements intellectuels des humains et ceux des autres primates. Le fait de mettre en exergue notre supériorité mentale était rituellement dépeint comme anthropocentrique. À mon avis, on a trop fait de rapprochements superficiels entre le comportement des humains et celui des autres animaux : que ce soit en exagérant la nature bestiale des premiers ou en surévaluant les performances intellectuelles des seconds.
Nous partageons tout de même 98,5 % de notre ADN avec le chimpanzé. Cela n’en fait-il pas un être très semblable à nous ?
On a affaire ici à une donnée scientifique souvent très mal comprise. Pour beaucoup de gens, ce pourcentage implique que les chimpanzés sont à 98,5 % humains, ou que 98,5 % des gènes des chimpanzés fonctionnent de la même manière que les nôtres, ou encore que les différences entre les humains et les chimpanzés sont imputables au 1,5 % de différence génétique. Autant d’inférences foncièrement inexactes. Ce n’est pas parce que les deux espèces possèdent des gènes identiques que ceux-ci sont activés (ou inactivés) de la même façon. La comparaison entre la langue anglaise et la langue allemande est ici éclairante. En termes de forme symbolique écrite (c’est-à-dire de lettres utilisées), ces deux langues indo-européennes sont identiques, à ceci près que seuls les germanophones recourent au tréma. Il serait pourtant absurde de prétendre que toutes les différences entre les deux langues sont imputables au tréma, ou que, pour maîtriser l’allemand, un anglophone doit simplement connaître les règles d’utilisation du tréma.
Vous êtes l’un des grands défenseurs de l’idée selon laquelle c’est l’accumulation culturelle qui distingue l’homme des autres espèces. Et, pour mieux comprendre les mécanismes qui l’ont rendue possible, vous avez mené des expériences qui ont fait date. Vous en décrivez plusieurs dans votre livre. L’une d’elles est un gigantesque tournoi que vous avez organisé pour déterminer la meilleure façon d’apprendre. En quoi consistait-il exactement ?
J’avais constaté que le défi auquel étaient confrontés les chercheurs qui s’intéressent, comme moi, à l’apprentissage social était analogue à celui que d’autres chercheurs avaient eu à relever dans les années 1970, alors qu’ils enquêtaient sur l’évolution de la coopération. Nous voulions savoir quelle était la meilleure façon d’apprendre, alors que ces chercheurs se demandaient quelles stratégies comportementales étaient les plus susceptibles de conduire à la coopération. L’économiste Robert Axelrod, alors professeur de sciences politiques et de politique publique à l’Université du Michigan, avait fait de grands progrès sur le problème de la coopération en organisant un tournoi (en fait, deux tournois) reposant sur un jeu devenu célèbre sous le nom de « dilemme du prisonnier ».
Inspiré par ce précédent, je me suis demandé si nous serions capables de donner une impulsion comparable à notre propre domaine de recherche en organisant un tournoi qui déterminerait la meilleure façon d’apprendre. Il s’agissait de mettre en place une compétition autour d’un jeu que nous aurions conçu. La participation serait gratuite, ouverte à tous, et nous inviterions les concurrents à soumettre leurs idées sur la façon d’optimiser l’apprentissage. Nous pourrions ensuite étudier l’efficacité de chacune de ces stratégies en les opposant les unes aux autres dans des simulations informatiques et en comparant leurs performances relatives.
Nous avons imaginé une population hypothétique d’organismes – appelons-les des « agents » – qui doivent survivre dans un monde nouveau, changeant et semé d’embûches. Par exemple, les agents pourraient être des naufragés sur une île tropicale, réduits à survivre et à trouver de la nourriture par leurs propres moyens. Ils pourraient chasser les lapins, pêcher dans les rivières, creuser en quête de tubercules, cueillir des fruits, cultiver la terre, etc. Le tournoi a été structuré en un certain nombre de manches et, au fil des tours, chaque agent devait effectuer l’un des trois mouvements possibles : innover, observer ou exploiter.
Le succès a-t-il été au rendez-vous ?
Notre tournoi a suscité le nombre incroyable de 104 inscriptions (bien davantage que l’un ou l’autre des tournois d’Axelrod), issues de 15 disciplines (dont la biologie, l’informatique, l’ingénierie, les mathématiques, la psychologie et les statistiques) et de 16 pays. La plupart des candidatures provenaient d’universitaires, en particulier de professeurs, de chercheurs postdoctoraux et d’étudiants de troisième cycle. Au bout du compte, ce fut l’une des expérimentations scientifiques les plus rentables jamais réalisées : pour un montant de 10 000 euros seulement (le prix mis en jeu), nous avons employé des centaines d’assistants de recherche du monde entier, des personnes extrêmement brillantes et inventives, qui ont consacré des semaines, voire des mois de leur temps à résoudre l’énigme consistant à déterminer la meilleure façon d’apprendre.
Quels résultats avez-vous obtenus ?
Le premier constat qui nous a sauté aux yeux est qu’il est possible d’échouer parce que l’on apprend trop ! Ou parce que l’on apprend au mauvais moment. Mais la grande leçon, la plus déconcertante, a été que copier paie. Mieux : que c’est presque toujours la meilleure stratégie. Ce n’est que dans des environnements extrêmes présentant des taux extraordinairement élevés de variation – des taux si élevés que de telles conditions sont probablement rares dans la nature – qu’apprendre par soi-même est plus efficace qu’apprendre des autres.
Comment se fait-il que copier soit une stratégie aussi efficace ?
Un animal n’a pas besoin d’être malin pour qu’il lui soit profitable de copier : une bonne part de la prise de décision intelligente a déjà été effectuée par les individus copiés qui ont préfiltré le meilleur comportement. Quand on copie, on copie ce qui marche. Copier, même « à l’aveugle », offre des avantages par rapport à l’apprentissage par essais et erreurs, et c’est pour cela que l’apprentissage social est si répandu dans la nature, même chez les animaux que nous ne considérons guère comme « intelligents ». Les bourdons, les drosophiles et les grillons des bois tirent profit du copiage des autres, car il est difficile de trouver par essais et erreurs de riches sources de pollen, des femelles fécondes et des moyens d’échapper aux prédateurs. Dans la plupart des cas, l’apprentissage social offre un raccourci rapide et efficace vers un comportement à haut rendement.
Vous dites que le copiage est très répandu dans la nature. Les humains ne sont-ils donc que des copieurs parmi d’autres ?
Nous sommes les meilleurs copieurs, les champions toutes catégories du copiage. Nous copions avec beaucoup plus de fidélité et d’exactitude, avec beaucoup plus de pertinence aussi, que tous les autres animaux. C’est ce qui a permis de mettre en route chez nous une culture cumulative. Ce qui compte, en effet, pour que celle-ci soit possible, c’est moins l’innovation – dont les études récentes montrent qu’elle est souvent le fruit du hasard et d’un remaniement d’acquis préexistants – que la transmission fiable des savoirs et des techniques de génération en génération.
On en arrive à la seconde étape de votre démonstration. Si j’ai bien compris ce que vous expliquez dans votre livre, pour qu’une culture cumulative se mette en place, il faut être capable non seulement de copier très fidèlement, mais aussi d’enseigner. Or, là non plus, il ne s’agit pas d’une spécificité humaine…
L’homme n’est effectivement pas le seul animal à enseigner, mais les animaux – très peu nombreux – qui partagent ce trait avec lui ne sont pas ceux que l’on attendrait. Il y a la fourmi : quand une fourmi trouve une source de nourriture, elle retourne à la fourmilière et guide d’autres fourmis jusqu’à cette nourriture. Elle leur montre ainsi le chemin. Un deuxième exemple est le suricate, qui apprend progressivement à ses petits à chasser les scorpions 1. Le chimpanzé, en revanche, notre plus proche parent, n’enseigne pas. N’est-il pas beaucoup plus intelligent qu’une fourmi ? En fait, ce n’est pas parce que l’on est plus intelligent que l’on enseigne. Ce serait même plutôt le contraire. Les animaux intelligents ont rarement besoin d’enseigner, car la plupart de leurs compétences peuvent être acquises par copiage ou par essais et erreurs. Se donner du mal pour inculquer à des novices des compétences qu’ils apprendront sans votre aide n’est guère productif.
Alors pourquoi l’enseignement est-il si central chez l’homme ?
Tout porte à croire que l’enseignement a évolué chez les humains en dépit de nos fortes capacités d’imitation plutôt qu’à cause d’elles. La fenêtre où l’enseignement est favorisé par la sélection naturelle est très étroite : la compétence enseignée ne doit pas être tellement simple qu’il soit facile de l’acquérir par un autre moyen, mais elle ne doit pas non plus être tellement complexe que peu d’individus la maîtrisent et puissent la transmettre. La recherche suggère que, si l’enseignement occupe une telle place chez les humains, c’est principalement parce que la culture cumulative rend disponibles des informations utiles quoique difficiles à acquérir par une autre voie. Selon toute vraisemblance, l’enseignement humain et la culture cumulative ont évolué ensemble, par renforcement mutuel.
Quel rôle a joué l’apparition du langage dans ce processus ?
C’est une étape cruciale. Autant on retrouve ailleurs dans le règne animal le copiage et l’enseignement, autant l’émergence du langage fut un événement singulier, une réponse adaptative unique au sein d’une lignée isolée, la nôtre. Il n’y a, dans tout le règne animal, rien de comparable au langage humain. On parle communément du « langage des abeilles » ou du « bavardage des dauphins », mais, malgré des recherches intensives, la science n’a pas encore révélé de grandes similitudes entre la communication des humains et celle des autres animaux. Celle-ci est dépourvue de structure, de syntaxe, capable tout au plus de véhiculer un nombre très limité d’informations.
Pour vous, le langage humain résulte de l’enseignement. En quoi ?
Il existe tout un tas de théories visant à expliquer l’évolution du langage. Mais, pour chacune d’elles, on peut se demander : pourquoi seulement l’homme ? On va dire par exemple que le langage renforce les liens entre les individus. Très bien. Mais cela aurait été bénéfique aussi aux macaques, aux gorilles ou aux chimpanzés. Pourquoi n’ont-ils pas eux aussi développé de langage ?
L’avantage de l’argument de l’enseignement, c’est que seule une espèce qui s’appuie beaucoup sur l’enseignement peut être incitée à acquérir un langage. Celui-ci constitue en effet une manière d’enseigner extraordinairement économique, précise et efficace. Dire à quelqu’un à quel endroit trouver de quoi se nourrir est beaucoup plus facile que de l’y conduire. Dire à un enfant que les baies rouges sont toxiques est beaucoup plus simple que de le lui faire comprendre par d’autres moyens.
Par ailleurs, le langage est une faculté apprise. Ce n’est pas le cas de la communication chez les autres animaux, qui est innée. Pourquoi nos ancêtres ont-ils eu besoin d’un outil de communication appris ? Nous savons que l’enseignement est favorisé par un environnement changeant. Si l’environnement change, il faut apprendre pour s’adapter à ces changements. Mais alors, qu’est-ce qui, dans l’environnement de nos ancêtres, changeait au point de requérir une forme apprise de communication ? Et, question corollaire : si l’environnement changeait, pourquoi n’a-t-il pas affecté le système de communication d’autres organismes ? En fait, cela devait être un changement qui n’impactait que nos ancêtres, un changement dont ils étaient responsables. La réponse évidente est la culture : à un moment donné, nos ancêtres ont commencé à générer des variantes culturelles (comme des outils, des techniques de recherche de nourriture, des signaux sociaux, des rituels de parade nuptiale, des remèdes, des gestes) à un tel rythme que, pour que l’accumulation puisse se poursuivre, il leur a fallu mettre au point cette forme révolutionnaire de communication.
Quand, selon vous, le langage est-il apparu ?
J’aurais tendance à placer ses racines plus loin dans le temps que beaucoup de mes confrères. On a dû commencer par un protolangage qui remonte, à mon avis, à au moins 1,7 million d’années.
Sur quels critères vous fondez-vous pour affirmer cela ?
Je pense, comme de nombreux linguistes, que la principale caractéristique du langage est la structure syntaxique hiérarchique. Et je soupçonne que notre capacité à appréhender des chaînes d’éléments en ensembles organisés hiérarchiquement découle de centaines de milliers d’années de sélection des compétences computationnelles nécessaires à certaines activités, comme la transformation complexe des aliments ou la fabrication d’outils. En d’autres termes, je crois que les humains étaient prédisposés au maniement expert de chaînes d’éléments, parce que bon nombre des compétences liées à la fabrication et à l’utilisation d’outils ainsi qu’aux méthodes d’extraction et de transformation de nourriture que leurs ancêtres avaient développées nécessitaient d’effectuer des séquences précises d’actions.
Or, si je me base sur ce que l’on sait de l’évolution de la fabrication d’outils, la première technique lithique, rudimentaire, que l’on appelle l’Oldowayen, apparaît il y a environ 2,5 millions d’années, à l’aube du genre Homo, mais elle peine à se diffuser et stagne pendant sept cent mille ans. Ce n’est qu’il y a 1,7 million d’années que l’on assiste à un changement, avec l’apparition de la technique acheuléenne [et des outils caractéristiques que sont les bifaces et les hachereaux]. Cette apparente stagnation de la technique oldowayenne constitue l’une des énigmes les plus tenaces de l’évolution humaine. Pour moi, elle s’explique par le fait que les humains ne disposaient pas encore d’un langage digne de ce nom, ce qui limitait l’efficacité de la diffusion et les possibilités d’amélioration. On peut envisager que des formes rudimentaires de langage aient existé lorsque prévalait l’Oldowayen, mais si l’on considère la lenteur avec laquelle cette technologie a par la suite évolué, il est peu probable que le langage moderne soit apparu durant cette période. La transformation de la technique acheuléenne reposait plus vraisemblablement sur une forme de protolangage gestuel ou verbal.
Dans votre livre, vous parlez d’une accélération des changements touchant les hommes, y compris génétiques. C’est à l’opposé de l’idée fort répandue selon laquelle, une fois la culture en place, la génétique n’a plus droit de cité…
L’argument semble en effet imparable : si l’on résout les problèmes culturellement (si l’on sait, par exemple, soigner les maladies), on affaiblit la sélection naturelle. Le problème, c’est que, sous son apparente logique, cet argument est erroné. Il ne tient pas compte de tous les défis auxquels doivent faire face les organismes dans le monde réel, où, chaque fois que l’on résout un problème particulier, on en crée de nouveaux. Nous inventons, par exemple, l’agriculture et l’élevage pour pallier le manque de nourriture. Or cela impose toute une série de sélections agissant en retour sur nous, pour nous permettre de digérer le lait de vache ou encore de résister aux maladies transmises par les animaux. Des milliers de nos gènes ont ainsi été modifiés par l’agriculture. D’une manière générale, du fait de la coévolution gènes-culture, l’évolution génétique humaine, loin de se ralentir, s’est accélérée au point que son rythme est sans équivalent chez les mammifères : il a plus que centuplé au cours des quarante mille dernières années.
Vous réfutez, par ailleurs, l’idée que l’homme a tellement bouleversé son environnement, et si rapidement, que celui-ci est devenu inadapté à sa biologie. Sur la base de quels arguments ?
Un tel décalage se produit parfois. C’est le cas de notre préférence pour le sel, le sucre et les matières grasses : nous avons été sélectionnés pour les apprécier et les stocker. En nous retrouvant dans un environnement où la nourriture est abondante, nous nous exposons à l’obésité et au diabète.
Pour autant, cet argument a été exagéré. L’étendue de ces désajustements est beaucoup plus limitée que ne l’envisagent nombre d’auteurs de vulgarisation scientifique. Les humains ne modifient pas leur environnement au petit bonheur la chance. Ils le font d’une façon qui convient à leur génotype. Et, loin d’être piégés dans le passé par un héritage biologique dépassé, ils se distinguent par leur remarquable plasticité. Grâce à notre culture, nous nous montrons capables de compenser toute inadéquation entre nos adaptations biologiques et le monde dans lequel nous nous trouvons ; par exemple, les vêtements, le feu et la climatisation nous protègent des températures extrêmes. Et, lorsque nous ne parvenons pas à transformer par des outils culturels les conditions nouvelles que nous rencontrons, la sélection naturelle s’ensuit très rapidement. Car rien ne saurait l’arrêter : partout où il y a des organismes vivants, elle est à l’œuvre.
— Propos recueillis par Baptiste Touverey.
[post_title] => « Nous sommes les champions toutes catégories du copiage » [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => nous-sommes-les-champions-toutes-categories-du-copiage [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:48:09 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:48:09 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=125866 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 125883 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:48:00 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:48:00 [post_content] =>En février 1897, l’année du jubilé de diamant de la reine Victoria, un corps expéditionnaire britannique mettait à sac la cité ancienne de Benin City, dans le sud de l’actuel Nigeria. Les soldats de Sa Majesté poussèrent à l’exil Ovonramwen, l’oba [le souverain de l’ancien royaume du Bénin], et dérobèrent plus de 4 000 œuvres d’art connues sous le nom de « bronzes du Bénin ». L’assaut avait été donné à la suite du massacre de plusieurs membres d’une expédition britannique, qui avaient essayé de pénétrer dans le royaume l’année précédente. L’objectif de l’opération, dirigée par un consul honoraire britannique, était de rappeler à l’oba ses obligations, en vertu d’un nouveau traité qui autorisait la Royal Niger Company à détenir le monopole des échanges dans son vaste royaume, notamment pour le commerce de l’huile de palme. Plusieurs expéditions punitives avaient déjà été menées dans cette région qui deviendrait, quelques années plus tard, en 1900, le « protectorat » du Nigeria du Sud. Ovonramwen savait que toute résistance était inutile : trois ans plus tôt, la ville d’Ebrohimi, située à une centaine de kilomètres de la cité, avait été rasée et pillée par les Britanniques, son chef, Nana Olomu, ayant protesté contre le prix proposé pour son huile de palme. Nana Olomu a été contraint à l’exil, tout comme le roi Jaja d’Opobo l’avait été dans les années 1880. Ce dernier, un ancien esclave, avait créé un réseau de maisons de négoce d’huile de palme le long du fleuve Niger mais, dans un excès de confiance, il avait tenté de court-circuiter la Royal Niger Company et de traiter directement avec les marchands de Liverpool.
L’oba, un véritable dieu aux yeux de son peuple, régnait sur une région aussi vaste que l’Écosse, et la puissance coloniale avait du mal à admettre la splendeur de sa cour, dont la première description avait été donnée par un Hollandais, Dierick Ruiters, qui s’était rendu dans la cité au début du XVIIe siècle. Il s’était dit émerveillé par « une avenue superbe, non pavée, sept ou huit fois plus large que la Warmoesstraat, à Amsterdam ». Le palais de l’oba était « de vaste étendue […], à tel point que l’on a l’impression qu’il s’étire à l’infini ; on marche jusqu’à l’épuisement puis on aperçoit une autre porte, qui donne sur une place plus grande ». Ruiters avait trouvé les gens « sincères » et « inoffensifs », et ne craignait pas pour sa sécurité : quiconque s’en prenait à un étranger était « exécuté, son corps découpé en quatre morceaux et jeté en pâture aux bêtes sauvages ». L’oba lui-même n’apparaissait que deux fois par an et, à ces occasions, faisait étalage de « toute sa grandeur, accompagné de plus de 600 épouses, même si toutes n’étaient pas légitimes ». Un autre Hollandais, Olfert Dapper, qui n’avait jamais visité la cité mais en avait publié en 1668 une description inspirée de témoignages, affirmait qu’elle comprenait « trente avenues rectilignes, chacune mesurant 120 pieds [40 mètres] de large », bordées de vastes et élégantes demeures de plain-pied. Les quartiers royaux étaient « au moins aussi grands que la ville de Haarlem et clos par un mur d’enceinte remarquable [...], orné de splendides galeries aussi imposantes que celles de la Bourse d’Amsterdam ». L’une de ces longues galeries, qui reposait sur des piliers en bois, était « décorée de haut en bas de cuivre moulé », représentant « des faits d’armes et des scènes de bataille ».
Que l’héritier de ces merveilles s’entende donner des ordres par le capitaine Henry Gallwey, un diplomate subalterne agitant un bout de papier – qui, de son propre aveu, considérait que « la partie était gagnée d’avance » –, avait de quoi exaspérer. « Aussi longtemps que la Grande Reine Blanche régnera sur les mers, aurait déclaré l’oba, je régnerai sur la terre. » Un an avant l’invasion, l’un des responsables de la Royal Niger Company avait exhorté la chambre de commerce de Liverpool à convaincre le gouvernement « de le destituer ou de l’exiler ». De tels arguments en faveur de l’usage de la force étaient généralement avancés au nom de la lutte contre des pratiques barbares, en particulier l’« abomination » que représentait la traite des esclaves, dont les Britanniques avaient tiré profit il n’y avait pas si longtemps (ils avaient d’ailleurs réduit en esclavage une bonne partie des gens qu’ils se proposaient à présent de civiliser). Les arguments pour renverser Ovonramwen étaient du même acabit.
En réalité, les quelques colons britanniques qui avaient été tués l’année précédente n’auraient jamais dû pénétrer dans la cité royale. La requête officielle qu’ils avaient soumise pour effectuer une visite avait en effet été rejetée. Cependant, l’oba avait envoyé des messagers pour les informer qu’ils seraient reçus quelques semaines plus tard, une fois qu’il aurait fini de célébrer une fête religieuse annuelle qui exigeait une période d’isolement et de purification. Pour le conservateur du Pitt Rivers Museum à Oxford, Dan Hicks, la violence qui s’est ensuivie entrait dans le cadre d’« un événement bien plus important » qu’il appelle « la toute première guerre mondiale » et qui va de la partition de l’Afrique, en 1884, au déclenchement de la Première Guerre mondiale. « Le massacre de la population et les atrocités que les Britanniques ont commises » pendant ces trente années devraient être considérés comme des actes tout aussi odieux que ceux qu’ont perpétrés les Allemands et les Belges à la même période en Afrique. (L’Allemagne a récemment présenté ses excuses à la Namibie pour le génocide des Hereros et des Namas entre 1904 et 1908 et proposé de verser 1,1 milliard d’euros sur trente ans pour financer un programme de développement.)
S’agissant du royaume du Bénin, une « immense armée », composée de 1 400 soldats et de plus d’une centaine de marines et d’officiers, fut dépêchée de Malte, d’Afrique du Sud et de Grande-Bretagne. Ces troupes disposaient d’une belle puissance de feu, notamment de mitrailleuses Maxim, qui venaient d’être inventées : « On comptait une douzaine de canons de montagne RML qui lançaient des obus de 3 kilos, et chacun de ces canons disposait de plus de 300 projectiles. Chaque division transportait 6 lance-roquettes et une provision de munitions, ainsi que des quintaux de fulmicoton (nitrocellulose), que des unités spécialisées dans la démolition utilisèrent pour détruire les barricades, les murailles du palais et même les arbres sacrés. Il y avait 14 mitrailleuses Maxim adaptées au transport terrestre, chacune étant équipée de 126 bandes de munitions de 334 cartouches – plus 24 mitrailleuses Maxim sur les navires de guerre [...]. Cette puissance de feu était multipliée par deux grâce à 1 200 [...] carabines à verrou pour lesquelles chaque soldat portait 100 cartouches, des colonnes de porteurs en transportant plus du double. »
Cette force d’invasion, qui opérait sur une zone de 5 000 km2, était divisée en trois. La colonne principale devait marcher sur la cité tandis que deux colonnes « volantes » seraient déployées à l’ouest et à l’est, pour « intimider les populations, détruire les villes et les villages » et ainsi « durcir le châtiment infligé à la nation ». La cité elle-même fut prise le 18 février, à l’issue d’une farouche résistance des soldats béninois armés de mousquets à silex, de pistolets, de machettes, de lances, d’arcs et de flèches. Le nombre de victimes n’a pas été consigné, mais un officier britannique a évoqué « quantité d’autochtones tués au combat ». Les Britanniques avaient tiré environ 4 millions de cartouches. Le mois suivant, un reportage « remarquable » paru dans le Portsmouth Evening News et fondé sur des interviews de troupes de marines rentrées au pays indiquait que « le carnage était colossal », mais qu’« il était impossible de compter les morts en raison de la densité de la brousse ». Des soldats houssas ayant pénétré dans la brousse ont déclaré avoir vu « des centaines de corps, dont certains avaient tout simplement été coupés en deux par le feu des mitrailleuses Maxim ».
L’oba s’enfuit de la cité. Des groupes de soldats britanniques partis à sa recherche brûlèrent les villages qu’ils soupçonnaient de le cacher, mais ses sujets n’étaient pas disposés à le trahir ; ils croyaient de toute façon qu’il avait le pouvoir de prendre l’apparence d’un animal pour ne pas être capturé. Il ne se rendit que six mois plus tard, vraisemblablement pour mettre fin à la terreur, et fut aussitôt envoyé en exil ; six de ses chefs furent pendus en public (ils moururent « sans broncher », selon un témoin) pour « donner à réfléchir ». Henry Gallwey fit à ses supérieurs ce rapport exalté : « Leur roi destitué, leurs chefs fétiches exécutés, leur juju [talisman] brisé et leurs lieux de culte détruits […] ; et partout les signes patents du règne de l’homme blanc : l’équité, la justice, la paix et la sécurité. »
La cité fut incendiée juste après l’attaque, mais nous ne savons toujours pas si le palais a été détruit par accident ou volontairement. Il ne fait aucun doute, en revanche, que les Britanniques se sont livrés à un pillage en règle. « De nombreuses pièces en laiton et défenses d’éléphant sculptées ont été découvertes, note le capitaine Herbert Walker dans son journal. L’amiral et son état-major ont été très occupés à “mettre en sécurité” le reste, alors je doute qu’il subsiste grand-chose de valeur… Le camp entier fourmille d’objets volés. » Dans son rapport de 1668, Olfert Dapper avait déjà fait allusion aux bronzes ou, plus exactement, aux œuvres d’art de la cour du royaume, puisqu’il mentionne des pièces en laiton, en ivoire et en bois. L’explorateur britannique Richard Burton, qui s’était rendu dans la cité en 1863, avait lui aussi écrit sur ces objets. Quelques-uns avaient été donnés en cadeau, notamment deux défenses sculptées offertes à un négociant en visite en 1889 (il a aussi pris des photos) et une statuette en bronze représentant un cavalier, remise à un autre marchand en 1892, à l’occasion de la signature du traité qui cédait l’autonomie commerciale du royaume à la Royal Niger Company. Mais personne ne se doutait de la facture exceptionnelle de ces œuvres, ni de leur quantité : bien plus de 4 000, voire jusqu’à 10 000. On ignore combien sont aujourd’hui entre les mains de propriétaires privés.
Les artefacts les plus célèbres du butin des Britanniques sont les mille et quelques plaques rectangulaires de laiton en relief qui ornaient les piliers du palais et « représentaient des personnages allant des obas accompagnés de leur suite aux marchands portugais armés de bâtons, d’épées et de piques et arborant des bracelets en laiton, en passant par des messagers – avec leurs pendentifs en forme de croix et leurs scarifications sur les joues pareilles à des moustaches de chat –, des guerriers au combat et des courtisans agitant leurs crécelles et autres chasse-mouches ». Ces œuvres, dont la plupart sont datées du XVIe au XVIIIe siècle, témoignaient « des procédures de couronnement, des lois en vigueur et des modes de vie », selon l’artiste nigérian Victor Ehikhamenor. Dans la langue edo, sa-e-y-ama signifie à la fois « créer un bronze à partir d’un motif » et « se souvenir ». On trouve aussi des sculptures commémoratives en bronze représentant des têtes d’obas, chacune ayant été commandée après la mort du souverain par le fils qui lui succédait (selon une lignée ininterrompue depuis l’oba Ewuare, au XVe siècle), et « des dizaines » de défenses d’ivoire sculptées à partir du début du XVIIIe siècle, dont certaines étaient destinées à être placées dans un creux au sommet des têtes de bronze.
Ces fameuses œuvres d’art volées par les Britanniques – outre les crécelles, les cloches, les miroirs, les colliers, les bracelets, les bagues, les masques, les tabourets en bois et autres coffrets – ont fait sensation quand elles sont arrivées à Londres six mois plus tard, mais elles ont suscité des réactions diverses. Certains connaisseurs, tel le directeur adjoint de la section africaine du musée d’Ethnologie à Berlin, Felix von Luschan, les considéraient comme étant « dignes des plus beaux exemples de la technique européenne de moulage ». Mais, pour d’autres, il s’agissait de la production d’une tribu barbare originaire d’un coin du globe « pittoresque mais dénué d’intérêt » : c’est ainsi que l’historien anglais Hugh Trevor-Roper décrivait l’Afrique. Néanmoins, leur valeur marchande était élevée, et leur prix continue d’augmenter : en 2016, une tête en bronze appartenant à une collection privée a été vendue 10 millions de livres sterling [plus de 13,5 millions d’euros à l’époque], soit plus du double de son prix neuf ans plus tôt.
Le British Museum à Londres a acquis la majeure partie de ces objets – environ 900 –, dont une centaine sont exposés en permanence. Le musée d’Ethnologie de Berlin a réuni la deuxième plus grande collection, grâce à Felix von Luschan, mais un nombre considérable d’autres artefacts sont la propriété de plus de 160 musées publics et privés du monde entier, principalement aux États-Unis et en Europe, mais aussi au Japon, au Sénégal et aux Émirats arabes unis. Le Nigeria veut les récupérer. Rien de nouveau à cela : dès 1936, Akenzua II, petit-fils de l’oba Ovonramwen, a fait une demande officielle de restitution de deux trônes en laiton et s’est entendu répondre par le directeur des musées d’État de Berlin de l’époque qu’il n’était « pas disposé à rendre ou à vendre des sièges d’une telle valeur culturelle ». L’oba n’était désormais plus qu’un sujet lambda d’une lointaine colonie britannique, bien que son père ait pu remonter sur le trône en 1914. Plus d’un demi-siècle plus tard, le Nigeria a fait une demande de prêt d’un masque en ivoire du XVIe siècle représentant la reine Idia, célèbre guerrière et mère du légendaire oba Esigie (1504-1550). Il faisait partie d’une série de cinq pendentifs de hanche en ivoire de toute beauté, à l’effigie de la reine et portés par l’oba lors de cérémonies – objets qui ont été volés par les Britanniques dans sa propre chambre à coucher. Idia avait été choisie comme symbole du Festival des arts et de la culture noirs et africains, qui s’est tenu à Lagos en 1977 [succédant au Festival mondial des arts nègres de Dakar, en 1966]. Le British Museum a refusé de prêter cette œuvre, arguant qu’elle serait « soumise à des conditions climatiques différentes et à une bien plus grande humidité, que l’ivoire s’altérerait et que sa surface se fissurerait », ce qui, pour les Nigérians, n’était pas sans rappeler la pseudoscience typique de la fin de l’ère coloniale. Dans la presse nigériane, la prise de position du musée a été dénoncée comme représentative « de l’insolence de la Grande-Bretagne, de sa malveillance et de son mépris » à l’égard de ses anciens sujets – tout à fait en ligne avec son « passé de brigandage et de vol au niveau international, dans la plus pure tradition de Francis Drake et de Cecil Rhodes ».
Le mouvementBlack Lives Matter a donné une forte impulsion à la campagne pour le rapatriement des artefacts africains, tout comme le rapport commandé par le président Macron et rendu public en 2017, qui préconisait que la France restitue tous « les objets pris par la force ou présumés acquis dans des conditions inéquitables », et ce le plus vite possible. En mars 2020, la ministre allemande de la Culture, Monika Grütters, a déclaré que son pays commencerait en 2022 à rendre une part « considérable » des 1 200 œuvres qui se trouvent dans ses musées, notamment à Cologne, Hambourg, Leipzig et Dresde, ainsi qu’à Berlin ; l’artiste Victor Ehikhamenor a estimé qu’il s’agissait d’un « grand pas en avant » pour « redresser les torts » 1. Au Royaume-Uni, l’Université d’Aberdeen, le musée Horniman de Londres, le musée d’Archéologie et d’Anthropologie de Cambridge, le musée et la galerie d’art de Bristol, le Great North Museum de Newcastle et l’Église d’Angleterre se sont tous engagés à restituer leurs collections (ou se disent « prêts à étudier les différentes options »). Le Jesus College de l’Université de Cambridge a entamé une procédure pour rendre un coq en bronze. Le British Museum, quant à lui, tergiverse, évoquant une loi de 1963 qui lui interdit de « se défaire de toute partie de sa collection, à quelques exceptions près ».
En 2009, la loi sur la restitution de biens culturels saisis dans le cadre de la Shoah a donné au British Museum, ainsi qu’à la National Gallery et à quinze autres institutions britanniques, le pouvoir de rendre des œuvres pillées par les nazis. Une législation similaire a été adoptée aux États-Unis en 2016. Pour les muséologues, conservateurs et historiens africains, cette politique de deux poids, deux mesures reste une énigme. Oliver Dowden, le ministre britannique de la Culture, a récemment menacé de couper les financements des musées qui « ne défendent pas notre culture et notre histoire contre la poignée d’activistes virulents qui passent leur temps à tenter de nuire à la réputation de la Grande-Bretagne ». Dans son collimateur, notamment, le Museum of the Home (musée de la Maison), à Londres, qui, jusqu’en 2019, s’appelait le Geffrye Museum, du nom de l’un des nombreux esclavagistes britanniques zélés qui ont fait fortune et amassé d’importantes collections en réduisant en esclavage quelque 3,1 millions d’Africains.
Argumenter contre la restitution des bronzes du Bénin semble un combat perdu d’avance. Pour Dan Hicks, le simple fait que le Pitt Rivers Museum (qui recherche actuellement la meilleure façon de restituer les 105 œuvres en sa possession) soit propriétaire de ces objets rend tous les musées « dont les collections sont fondées sur la violence » complices d’une « attaque menée aveuglément, où des dizaines de milliers de personnes ont péri ; de la destruction intentionnelle d’un site culturel, religieux et royal très ancien ; et du pillage d’œuvres d’art sacrées ». Journaliste sans aucune affiliation avec les musées, Barnaby Phillips est lui aussi convaincu que les bronzes doivent être restitués : il estime que c’est une question de justice 2. Il fait remarquer que des réserves avaient déjà été exprimées au moment même de l’aventure coloniale : un éditorial accablant paru dans l’Edinburgh Evening News le 15 février 1896 condamnait l’argument avancé par la chambre de commerce de Liverpool affirmant le droit inaliénable des Britanniques « à sillonner la planète pour savoir qui nous allions absorber, sous couvert d’apporter la civilisation ». Haut responsable de la logistique de la flotte britannique, Vernon Haggard, qui participa à la destruction du royaume du Bénin, écrivait ceci : « Les scènes de pillage dont j’ai été témoin au cours de cette expédition m’ont conduit à m’y opposer avec véhémence quand d’autres occasions se sont présentées. Rien n’est plus déprimant. Le pillage fait appel à l’instinct le plus vil de la nature humaine et, inéluctablement, mène [les soldats] à se quereller et à négliger leur devoir. »
Les musées du Nigeria abritent actuellement l’une des plus importantes collections d’artefacts du Bénin au monde, après celles du British Museum et de Berlin, en partie grâce à la fièvre acheteuse d’un Anglais, Kenneth Murray, qui supervisa dans les années 1950 la création du Musée national de Lagos. Ce musée détient environ 90 œuvres d’art, mais, comme dans le cas du British Museum, la plupart d’entre elles sont conservées dans les réserves. Celles qui sont exposées le sont de manière « un peu désordonnée », pour reprendre les termes d’un visiteur très diplomate. Et puis il y a les vols. Il est difficile d’obtenir des chiffres fiables dans un pays gouverné de manière aussi peu responsable que le Nigeria, mais, en 1996, la Commission nationale des musées et des monuments a annoncé que quatorze musées du pays avaient perdu des œuvres de valeur au cours des trois années précédentes. Ce qui a suscité la déclaration suivante du ministre de l’Information et de la Culture, Walter Ofonagoro : « Notre héritage culturel disparaît à un rythme tel que nous pourrions n’avoir plus aucun artefact culturel à transmettre à nos descendants, à moins que cette tendance ne s’inverse rapidement. »
La police a confirmé par la suite que 88 de ces « précieux objets » avaient refait surface en Espagne et aux Pays-Bas, où ils étaient proposés à la vente. Des directeurs de musées mettent en avant la désinvolture dont le Nigeria fait preuve envers la sécurité de ses œuvres d’art pour justifier leur refus de rendre leurs collections. C’est ce qui a motivé la proposition de construire au Nigeria, à proximité du site du palais de l’oba, le musée d’Art ouest-africain de l’Edo (Emowaa). Né de l’initiative d’une organisation de défense du patrimoine culturel à but non lucratif, le Legacy Restoration Trust, il doit ouvrir ses portes en 2025 et se propose de « présenter la plus belle collection de bronzes du Bénin ainsi que des biens culturels d’Afrique de l’Ouest et des œuvres d’art contemporaines ». Plusieurs grands musées européens ont soutenu cette initiative privée et participent à son financement pour qu’elle puisse atteindre son objectif. Un membre de la famille royale de l’ancien royaume du Bénin, Enotie Ogbebor, estime que les Nigérians, en se réappropriant ces objets, pourront se rendre compte de « ce que leurs illustres ancêtres ont réalisé » et seront encouragés à « œuvrer pour améliorer les choses dans le monde d’aujourd’hui ».
J’en doute fort. Par exemple, les vestiges des murailles monumentales entourant la cité, un vaste ensemble de remparts faits de talus et de fossés qui s’étendent sur des milliers de kilomètres dans l’arrière-pays, existent toujours dans la ville moderne. Cet édifice impressionnant n’ayant pas pu être volé par les troupes coloniales, celles-ci en ont détruit une bonne partie. Mais, comme le fait observer Barnaby Phillips, on ne peut pas dire que ce qui perdure ait fait l’objet d’un traitement digne d’un tel patrimoine : « Je suis venu la première fois il y a vingt ans, pour voir la célèbre muraille de terre qui remonte au XIIIe siècle et entoure la cité sur environ 11 kilomètres […]. Officiellement, il s’agit d’un monument historique nigérian. Hélas, ce classement ne protège en rien le site, comme j’ai pu le constater à l’occasion de cette première visite. Des pilleurs creusaient dans le remblai en toute impunité, à la recherche de matériaux dans le rouge sous-sol argileux des talus ; des détritus s’accumulaient dans la douve. Vingt ans plus tard, la muraille était dans un état encore plus lamentable. À un carrefour de la Sokponba Road, en deçà d’un marché bondé, l’enceinte était dissimulée par cinq panneaux publicitaires vantant les mérites d’Églises évangéliques [...]. Je me suis glissé sous les panneaux, loin des cris des marchands, de la musique, des klaxons et des rugissements des moteurs, et j’ai prudemment escaladé le talus en m’agrippant à des taillis. Le sol était recouvert d’une substance visqueuse composée d’excréments humains et de sacs en plastique. Quand je suis arrivé au sommet, j’ai vu que la douve, à l’autre bout, était remplie d’eaux usées. Le tout dégageait une odeur pestilentielle. »
Le British Museum revendique les bronzes du Bénin au nom de la notion de « musée universel » : il serait le lieu le plus indiqué pour les abriter parce qu’il héberge aussi des artefacts provenant de beaucoup d’autres sites pillés et détruits par les Britanniques, et parce que bien plus de gens se rendent à Londres qu’à Benin City, ou même à Lagos. Cet argument ne me plaît pas, mais je suis tout de même inquiet : si les habitants de Benin City foulent aux pieds les vestiges de l’un de leurs sites majeurs, la notion de patrimoine au Nigeria n’a pas le sens que d’autres citoyens lui confèrent. Il est tout à fait légitime de vouloir récupérer ce qui a été spolié, mais avoir cette exigence tout en négligeant de préserver le peu que l’on possède encore semble relever davantage de l’orgueil. Il peut s’avérer encore plus difficile de changer les mentalités que d’obtenir la restitution des objets eux-mêmes.
Barnaby Phillips cite un artiste et universitaire qui vit à Benin City, Moyo Okediji. Celui-ci estime que les têtes sculptées et les plaques de laiton – « mises en cage, exposées sur des supports ou vendues de la main à la main, comme les cargaisons d’esclaves qui les ont précédées d’un bout à l’autre de l’océan Atlantique » – présentent aujourd’hui un intérêt beaucoup plus grand « pour les spécialistes et les politiciens que pour le citoyen lambda de l’actuelle Benin City […], qui doit lutter chaque jour pour sa survie ». Il fait aussi remarquer que rendre ces œuvres « reviendrait à prétendre qu’une telle réparation compenserait totalement » un outrage colonial parmi tant d’autres en Afrique. Un membre de la famille royale du Bénin, Ekhaguosa Aisien, a déclaré que, en les voyant au British Museum pour la première fois, il avait ressenti « une immense fierté, qui [l’habite] encore aujourd’hui. Les Indiens, les Japonais qui visitent le British Museum s’exclament : “Oh ! ces œuvres viennent d’Afrique !” »
Quand le débat sur les bronzes du Bénin a pris de l’ampleur, une initiative connue sous le nom de Digital Benin a été lancée pour créer une base de données rassemblant « la totalité des documents relatifs au royaume du Bénin disponibles dans le monde entier – des photographies historiques, des fonds d’archives, des témoignages, des ouvrages et des traditions orales – et constituer ainsi une mine d’informations accessible à tous ». Les financements proviennent de plusieurs institutions européennes 3. Cette plate-forme va sans doute représenter ce qui se fait de mieux en matière de « musée universel ». Pour l’heure, j’estime que les trésors du Bénin qui se trouvent au British Museum doivent y rester. Ce que je condamne, en revanche, c’est le refus persistant du musée d’expliquer en toute transparence les circonstances de leur acquisition et pourquoi il les a toujours en sa possession. En outre, la façon dont l’institution a snobé les demandes de prêt, notamment dans les années 1970, est indéfendable.
Au moment où j’écris ces lignes se profile l’éventualité d’un désaccord entre le gouverneur de l’État d’Edo [où est située Benin City, anciennement appelée Edo], Godwin Obaseki, et l’oba actuel, Ewuare II. En effet, les avis des deux hommes divergent au sujet du lieu qui abritera une livraison d’objets que l’Allemagne doit rendre sous peu. Il y a deux ans, Godwin Obaseki avait alloué 500 millions de nairas [plus de 1 million d’euros] « pour commencer la construction d’un Musée royal du Bénin […] en collaboration avec le palais », avant de faire machine arrière et de se prononcer en faveur du projet du musée d’Art ouest-africain de l’Edo, défendu par le Legacy Restoration Trust. L’oba a fait valoir que ce projet n’était pas « en harmonie avec le souhait du peuple du royaume du Bénin ». Mais le royaume du Bénin n’existe plus. Tout ce qu’il en reste in situ, nous dit Barnaby Phillips, c’est une ruine lugubre encerclée d’eau croupie, sur laquelle Obaseki, en tant que gouverneur, a le dernier mot. L’oba a lancé un appel au gouvernement fédéral du Nigeria pour qu’il assure la conservation de ces œuvres restituées le temps qu’il prenne d’autres dispositions financières, bien qu’aucune administration n’ait levé le petit doigt au cours des soixante dernières années pour protéger notre patrimoine culturel.
— Adewale Maja-Pearce est un écrivain d’origine nigériane. Il a notamment publié In My Father’s Country (William Heinemann, 1987). — Cet article est paru dans la London Review of Books le 12 août 2021. Il a été traduit par Béatrice Murail.
[post_title] => Le symbole de la discorde : les bronzes du Bénin [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-symbole-de-la-discorde-les-bronzes-du-benin [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:48:01 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:48:01 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=125883 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 125891 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:47:55 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:47:55 [post_content] =>Il fut un temps où la restitution des objets et œuvres d’art dérobés aux pays d’Afrique à l’époque coloniale semblait sur le point d’entrer dans les mœurs. En 1978, Amadou-Mahtar M’Bow, alors directeur général de l’Unesco, plaidait pour que soient rendus aux peuples africains non pas toutes les œuvres figurant dans les collections occidentales, mais « au moins les trésors d’art les plus représentatifs de leur culture, ceux auxquels ils attachent le plus d’importance, ceux dont l’absence leur est psychologiquement le plus intolérable ». Il ajoutait : « Cette revendication est légitime ».
Sa parole avait été entendue. En France, Roger Gicquel, présentateur vedette du journal télévisé, n’hésitait pas à expliquer au 20-heures que la restitution, nécessaire à la préservation des identités culturelles, était la bonne démarche à adopter. En 1982, le gouvernement français commandait une étude à Pierre Quoniam, ancien directeur du Louvre. Ses conclusions qualifiaient la restitution d’« acte d’équité et de solidarité » découlant d’un « effort d’intelligence ». En Allemagne, la ministre des Affaires étrangères Hildegard Hamm-Brücher ne disait pas autre chose, tandis que l’Unesco élaborait un formulaire spécifique.
Ces informations, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy les ont exhumées au cours de leurs recherches pour rédiger leur Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, remis en novembre 2018 au président français Emmanuel Macron. Ce document a marqué la première véritable résurgence de la question, dont aucune ancienne puissance coloniale ne s’était plus emparée au niveau national depuis le début des années 1980. Ces dernières décennies, la vision de relations Nord-Sud mutuellement avantageuses avait en effet laissé place à une austérité néolibérale dans les pays riches et à des coupes budgétaires imposées dans le cadre d’« ajustements structurels » dans les pays pauvres. Le rapport Quoniam avait été remisé au fond d’un tiroir, et il semble que le formulaire de l’Unesco n’ait jamais été utilisé. Divers groupes militants avaient bien continué à se faire les avocats des restitutions, plusieurs gouvernements africains en avaient régulièrement réclamé sur la scène internationale, mais dans l’ensemble, constatent Sarr et Savoy, « rien n’a bougé en quarante ans ».
La question de la restitution est un terrain miné. Au cours de l’Histoire, les objets d’art ont été des butins de guerre, des symboles de conquête, et, à mesure que s’affirmait la mainmise coloniale, ils ont fini par entrer dans les collections privées et publiques des nations victorieuses, ou par être largement dispersés au fil de ventes et de cessions. Après la décolonisation, de nombreux pays autrefois sous le joug d’un pouvoir étranger ont demandé que leur soient rendues des pièces importantes. Depuis le milieu du XIXe siècle, les gouvernements grecs successifs réclament au British Museum le retour des frises du Parthénon, exposées à Londres depuis 1816 après avoir été enlevées au monument de l’Acropole sur l’ordre d’un aristocrate britannique, lord Elgin, ayant prétendu disposer de l’autorisation du sultan ottoman qui régnait sur la Grèce à l’époque. Du côté de l’Afrique, le cas le plus emblématique est celui des « bronzes du Bénin », un immense trésor dont les soldats britanniques envahissant la région d’Edo, dans l’actuel Nigeria, se sont emparés en 1897 lors d’une expédition punitive à Benin City. Il s’agit d’un millier de pièces environ, qui ont depuis été dispersées entre le British Museum et d’autres institutions occidentales, dont le Metropolitan Museum of Art de New York. Certaines de ces institutions sont parvenues à des accords avec les autorités nigérianes afin de transférer une partie de ces objets à un nouveau musée devant être construit à Benin City 1. Les accords ne mentionnent toutefois rien de définitif, ils relèvent plus du prêt à long terme, et le Nigeria ne cesse de réitérer ses demandes de restitution pleine et entière. De fait, tous les exemples d’art africain restitué aux pays d’origine le sont au cas par cas, et la plupart ne correspondent pas à un transfert de propriété total et permanent, ce que signifie le terme de « restitution ». Même dans leurs rêves les plus optimistes, les partisans de cette cause n’allaient pas jusqu’à espérer qu’une ancienne puissance coloniale passe en revue les œuvres africaines figurant dans ses collections publiques afin de voir celles qui s’y étaient retrouvées d’une manière illégale ou à la faveur d’un rapport de force biaisé, avant de s’engager à élaborer une politique officielle de restitution.
D’où la stupéfaction générale, en 2017, lorsque Emmanuel Macron annonce, dans une apparente improvisation lors d’un discours devant une assemblée d’étudiants de l’Université de Ouagadougou, au Burkina Faso, qu’il veut que, dans les cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions « temporaires ou définitives ». À peine un an plus tôt, la France, alors présidée par François Hollande, avait rejeté la demande de l’une de ses ex-colonies, la république du Bénin, invoquant l’éternel prétexte légaliste selon lequel les collections publiques françaises sont inaliénables. Il était dès lors ahurissant de voir le nouveau président twitter que « le patrimoine culturel africain ne peut pas être prisonnier des musées européens ».
S’il était resté des doutes quant à sa volonté d’élaborer une véritable politique en la matière, ils furent dissipés lorsqu’il choisit Sarr et Savoy pour formuler les recommandations adéquates. Ni l’un ni l’autre ne sont membres de l’appareil d’État, ils n’appartiennent pas à la nomenklatura muséologique ni ne trempent dans le mélange d’intérêts politiques et d’affaires connu sous le nom de Françafrique qui lie les élites de la France à celles de ses anciennes colonies. Felwine Sarr, qui a longtemps enseigné à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, au Sénégal – son pays natal –, est un économiste alternatif. Ses travaux sur les perspectives de l’Afrique sont teintés de philosophie, proches à la fois de la pensée afrocentrique de son compatriote Cheikh Anta Diop et des conceptions psychologiques anticoloniales de Frantz Fanon. La Française Bénédicte Savoy, professeure à l’Université technique de Berlin, est une historienne de l’art spécialiste des transferts d’œuvres d’art, du pillage et des vols à l’intérieur de l’Europe. L’Afrique était un domaine nouveau pour elle. Il est clair qu’en faisant appel à ce tandem le président Macron souhaitait à la fois des analyses rigoureuses et un regard neuf.
Le sujet n’a que le degré de complexité qu’on veut bien lui accorder. Ceux qui s’opposent aux restitutions se réfèrent souvent au caractère compliqué du processus, avançant telle ou telle raison qui rend tel ou tel cas particulier douteux, trop difficile à concrétiser, ou susceptible de créer un précédent indésirable. Sarr et Savoy ont cherché à simplifier les choses. Leur rapport a plusieurs niveaux de lecture : on peut le lire aussi bien comme une feuille de route que comme un historique ou encore un essai philosophique. Mais il constitue également une tentative de définir des critères permettant de juger à quel point la restitution d’objets précis est pertinente.
Les auteurs prennent grand soin de délimiter le périmètre de leur étude. Ils ne traitent que de ce pour quoi le président Macron les a mandatés, à savoir les objets originaires d’Afrique, se limitant en outre à l’Afrique subsaharienne, estimant que l’Algérie et l’Égypte relèvent d’un traitement à part. Ils restreignent aussi leur champ aux collections publiques françaises, excluant les collections et musées privés, en particulier ceux des ordres missionnaires actifs durant la colonisation. Même ainsi, le volume évalué est considérable : au moins 88 000 pièces, dont 70 000 pour le seul musée du Quai Branly-Jacques Chirac, une institution qui a ouvert ses portes en 2006 et présente les collections ethnographiques autrefois réparties entre le musée de l’Homme et l’ancien musée des Colonies de la porte Dorée. Vu l’ampleur et l’importance de ce fonds, tout changement de politique vis-à-vis des objets qui le constituent est forcément amené à soulever la question des autres collections coloniales et à ouvrir le débat à l’échelle mondiale.
Les distinctions que les deux auteurs tracent à l’intérieur de leur domaine de recherche peuvent elles aussi s’appliquer bien au-delà. Jusqu’à la toute fin du XIXe siècle, l’acquisition de ces objets d’art se faisait essentiellement au cours de conquêtes, dans la violence, ce qui les assimilait, de fait, à des trophées de guerre. À l’époque où elles établissaient leur contrôle sur de vastes territoires d’Afrique occidentale, préalable à l’installation du pouvoir colonial, les troupes françaises ont mis la main sur une multitude d’objets d’art, que ce soit durant le sac de Ségou (aujourd’hui au Mali), en 1890, le pillage d’Abomey (désormais en république du Bénin), en 1892, ou pendant la guerre qui les a opposées au héros de la lutte contre la colonisation Samory Touré 2, en 1898. À la même époque, les Britanniques mettaient eux aussi à sac Benin City (dont certains bronzes allaient se retrouver en France). C’est ainsi que se traduisait sur le terrain le partage de l’Afrique tel que les puissances coloniales l’avaient défini en 1884, lors de la conférence de Berlin.
Au cours du XXe siècle, une fois le pouvoir colonial bien en place, les Européens se sont procuré des objets soit en usant de la force, soit en les achetant, bien que l’on ne puisse pas vraiment considérer qu’il s’agissait de transactions équitables, car les ventes étaient souvent effectuées sous la contrainte. Comme il est dit dans le rapport, « une génération plus tard, l’extraction patrimoniale se professionnalise », en partie avec la montée en puissance de l’anthropologie et de son implication dans le projet colonial. Des « missions scientifiques » se donnent pour but de rassembler et de cataloguer des objets en quantités impressionnantes, dans l’objectif de comprendre (mais toujours avec un regard paternaliste) les peuples dominés. Sarr et Savoy soulignent que les musées européens ont souvent été partie prenante des expéditions, c’est-à-dire qu’ils se montraient commanditaires et complices, voyant là un excellent moyen de remplir leurs réserves.
À partir des années 1960, à mesure que les pays d’Afrique devenaient indépendants, la façon dont leurs objets d’art ont continué à arriver dans les musées d’Europe a évolué. La motivation n’était plus l’impératif colonial, mais le souhait d’institutions présentant un savoir encyclopédique d’enrichir leurs vitrines. Toutefois, l’essentiel de la collection africaine du Quai Branly a été acquis avant 1960. Sa part ultérieure vient surtout du Nigeria, du Ghana et d’autres pays qui n’ont pas été colonisés par la France.
Les recommandations de Felwine Sarr et Bénédicte Savoy sont dictées par cette typologie. Apparaissant à mi-rapport, telles les graines d’un fruit, elles sont assez simples, trop simples même, selon leurs détracteurs. Elles incitent d’abord à « accueillir favorablement » (c’est-à-dire estimer justifiées) les demandes de restitution concernant des objets saisis lors d’opérations militaires. Même préconisation pour les objets récoltés lors de missions ethnographiques, à moins qu’il n’existe des témoignages ou des preuves tangibles que les détenteurs de ces objets aient véritablement consenti à les céder. Il est aussi recommandé d’accepter de restituer les objets légués aux musées par des fonctionnaires coloniaux ou leurs descendants, à moins, là aussi, qu’il ne soit possible de démontrer qu’ils proviennent d’une vente en bonne et due forme. Pour ce qui est des objets entrés dans les collections après 1960, la restitution concernerait ceux dont il est établi qu’ils ont suivi des filières de trafic d’art ou de ventes frauduleuses.
Les auteurs du rapport détaillent les changements législatifs que leurs recommandations entraîneraient et proposent un agenda couvrant le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, et au-delà. L’étape inaugurale serait de restituer sans tarder un petit nombre d’objets hautement symboliques à différents pays africains, en guise de signal fort. Ensuite, il faudrait mettre sur pied un partage des ressources, allant des inventaires aux partenariats entre responsables de musées, commissaires d’expositions et autres, ainsi que des commissions conjointes entre la France et chacun des pays concernés, pour conseiller sur les demandes et encadrer le travail nécessaire au bon déroulement des transferts.
À la remise du rapport, Emmanuel Macron a annoncé qu’il prévoyait la restitution permanente à la république du Bénin de 26 œuvres majeures provenant du sac d’Abomey, ce que le gouvernement précédent, celui de François Hollande, avait refusé. Ce geste était tout à fait dans la lignée des propositions Sarr-Savoy, mais, bien que le président ait officiellement accepté leurs conclusions, la mise en application représente un parcours d’obstacles tant elle implique de mobiliser des acteurs peu enclins à coopérer 3.
La volte-face de Stéphane Martin, alors président de l’Établissement public du musée du Quai Branly, est emblématique de ces rebuffades. Sarr et Savoy ont, dans leur rapport, remercié le musée pour son soutien durant leur phase d’étude. Sans être un allié enthousiaste, son directeur ne leur semblait pas hostile. Il paraissait ouvert, et, après le discours d’Emmanuel Macron de 2017, avait même confié au Figaro que certains objets finiraient certainement par être restitués, car, après tout, « on ne peut pas avoir un continent à ce point privé des témoignages de son passé et de son génie plastique » 4.
Pourtant, une fois le rapport rendu public, la réaction de Stéphane Martin a été très négative. Ses objections, exprimées dans plusieurs interviews données à la presse et à la radio, constituent un pot-pourri des arguments énoncés par divers conservateurs, administrateurs et éditorialistes européens, montrant la persistance du clivage entre un establishment culturel européen sur la défensive, arc-bouté sur ses positions, et un grand nombre de ses pairs africains (et de critiques européens), qui ont apprécié l’appel du rapport à « une nouvelle éthique relationnelle ».
L’un des reproches faits au rapport tient au manque de références professionnelles et de compétences des deux auteurs dans le domaine dont ils traitent. Même s’ils ont rencontré beaucoup de responsables de musées et de commissaires d’expositions en France et dans les quatre pays africains sur lesquels ils ont concentré leur étude (Sénégal, Mali, Bénin et Cameroun), Stéphane Martin trouve insuffisante leur consultation de professionnels des musées. Il les qualifie de « personnes engagées » et estime qu’ils voient les collections comme des « totems de souffrance » 5. Ce que dissimulent mal ses appréciations, c’est l’idée qu’il existerait de vrais experts possédant une vision dépassionnée, rationnelle, tandis que les partisans des restitutions seraient mus par des émotions – en particulier la repentance. « Je veux que l’on parle d’art, de partage, et pas que l’on ressasse éternellement un ressenti qui est tout à fait réel mais qui n’a rien à voir, à mon avis, avec une politique patrimoniale », déplore-t-il, concluant : « Les musées ne doivent pas être otages de l’histoire douloureuse du colonialisme. » 6 D’autres objections évoquent une prétendue incapacité des pays africains à accueillir et à conserver dans de bonnes conditions les œuvres restituées. Selon Stéphane Martin, la différence essentielle entre 2016, quand la France refuse de rendre les objets d’Abomey au Bénin, et 2018, quand elle accepte, tient à la décision de construire sur place de nouveaux musées, avec, tient-il à préciser, la participation du Quai Branly. Présenter les musées africains comme étant en mauvais état, sous-financés, n’offrant pas la sécurité requise, cibles faciles pour la corruption et le vol, est une manière classique de s’opposer aux restitutions alors même que les situations sur le continent sont très diverses et connaissent de rapides évolutions. S’il est vrai que beaucoup d’institutions nationales ne sont pas du tout aux normes, de nouveaux espaces s’ouvrent un peu partout, comme le musée des Civilisations noires de Dakar, au Sénégal, inauguré en 2018. Un observateur cynique pourrait aussi relever que l’inauguration en 2009 par la Grèce d’un établissement moderne, comportant une salle destinée à recevoir les frises du Parthénon, n’a toujours pas permis de faire aboutir le dossier.
Un autre type de réticences recourt à des hypothèses vaseuses. Au risque de verser dans l’absurde, certains s’inquiètent que consentir à des restitutions d’ampleur à l’Afrique ouvre la porte à toutes sortes de revendications. Ainsi Julien Volper, conservateur et commissaire d’expositions, et Yves-Bernard Debie, avocat belge spécialisé en droit du commerce de l’art et des biens culturels, se sont-ils laissés aller, dans une interview conjointe accordée au Monde, à imaginer que la Belgique pourrait demander à récupérer les Rubens figurant dans les collections françaises 7. Si l’on suit cette logique, les restitutions signifieraient que toutes les œuvres d’art seraient appelées à retourner à leur lieu et à leur culture d’origine, et que le concept même de musée universel deviendrait caduc. Ce pur fantasme resurgit sans arrêt, bien que le rapport Sarr-Savoy définisse un périmètre très précis d’œuvres concernées et souligne clairement la distinction entre achats et spoliations. Cela n’empêche pas Stéphane Martin de déclarer : « Voir l’ensemble des toiles italiennes repartir en Italie, ou toute la peinture bretonne en Bretagne, ne contribuerait pas, je pense, à rendre le monde meilleur. » 8
Que penser d’un pareil tir de barrage ? Sur le plan pratique, cela montre à quel point il va être ardu de procéder à des restitutions autrement qu’au cas par cas. Les résistances et la profusion d’obstacles techniques susceptibles d’exacerber les différends et de compliquer les transferts sont bien là. Mais le plus frappant, c’est de constater à quel point ces oppositions se réfèrent immanquablement à la connaissance, à la logique, à la rationalité, soit le vocabulaire typique du... projet colonial.
Sarr et Savoy semblent avoir anticipé les résistances. Ainsi, au sujet de l’infrastructure muséale en Afrique, ils se bornent à mentionner qu’elle progresse, et que ce serait faire preuve de condescendance que d’imaginer les pays africains incapables de se montrer à la hauteur s’ils avaient la certitude que des œuvres précieuses allaient leur revenir. Le rapport insiste par-dessus tout sur l’impératif moral que représentent les restitutions, et sur la nécessité de les considérer non pas comme une forme de réparation ou comme une manière de solder les comptes, mais comme un nouveau départ, qui permettrait aussi à la France de bénéficier d’une circulation accrue d’objets africains entre institutions. Les auteurs affirment sans ambiguïté que le public non africain doit avoir accès au patrimoine africain, mais par le biais d’une coopération entre responsables d’expositions basée sur l’équité, dans le cadre de ce qu’ils désignent par la formule de « nouvelle économie de l’échange ».
Il existe un sentiment de panique autour des restitutions qui n’a rien à voir avec l’échelle très réduite à laquelle elles ont pour l’instant eu lieu, ou même avec celle qui pourrait être atteinte en cas de scénario moins progressif. La crainte, dans son expression la plus primaire, est que les restitutions aboutissent à vider les musées. L’accès d’inquiétude qui a suivi la publication du rapport montre bien à quel point, sans que l’on en soit toujours conscient, les musées sont des lieux où le pouvoir s’incarne et s’affirme, à telle enseigne que même tenter de réparer une injustice historique est perçu comme une abomination. La culture populaire, souvent plus perspicace, a su railler cette peur, entre autres avec le film Black Panther, réalisé par Ryan Coogler, dont une scène montre des œuvres d’art exfiltrées d’un musée avec une certaine violence.
La fébrilité dans la défense de collections coloniales révèle une fragilité et un manque d’imagination que pointent les auteurs du rapport. Après tout, même si de nombreux objets arrachés de force à l’Afrique colonisée repartaient vers ce continent, qu’adviendrait-il ? Les commissaires d’expositions africains ont expliqué à Sarr et Savoy qu’ils seraient heureux de remettre ces pièces en circulation, en les prêtant, en organisant des expositions conjointes, voire en réalisant des fac-similés. Certains objets, plutôt que d’être montrés dans des musées, pourraient revenir à des lieux de culte, des établissements d’éducation ou d’autres types de sites qu’il reste à inventer. Ils ne peuvent pas être chargés de la signification symbolique dont ils étaient dépositaires au moment où ils ont été soustraits à leur lieu d’origine, pas plus que le préjudice infligé à plusieurs générations, privées de tout contact avec ce patrimoine matériel qui est le leur, ne peut être réparé. La chance qu’offrent les restitutions est celle de laisser les objets revêtir de nouvelles significations. Comme l’écrivent Sarr et Savoy, désormais « produits de relations historiques, ils deviennent les vecteurs de relations futures ».
Décoloniser les systèmes de connaissance va peut-être au-delà de ce à quoi songeait Emmanuel Macron en promettant de mettre en œuvre une politique de restitution. Cela n’a pas empêché Sarr et Savoy de pousser la réflexion. Il n’est pas certain que leur rapport marque le début d’une vague de restitutions, et cela n’est de toute façon pas de leur ressort. D’ailleurs, restituer des objets n’est qu’un moyen. La finalité, c’est de libérer la pensée.
— Siddhartha Mitter a écrit sur le monde de l’art dans The New York Times, The Boston Globe et l’hebdomadaire américain The Village Voice. — Cet article est paru dans la revue ARTnews le 1er mars 2019. Il a été traduit par Natalie Amargier.
[post_title] => L’Afrique au cœur d’un débat houleux [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lafrique-au-coeur-dun-debat-houleux [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:47:56 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:47:56 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=125891 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 125897 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:47:47 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:47:47 [post_content] =>Dans le débat sur la restitution des bronzes provenant du pillage du palais de Benin City, au Nigeria, surgit régulièrement la question de la capacité des Nigérians à conserver ces objets dans de bonnes conditions. Qu’en pensez-vous ?
Dans les pays d’Afrique anglophone, la conservation des œuvres est plutôt bien organisée car les structures muséales laissées par les Anglais étaient et restent solides. Pour l’exemple, le Musée national de Nairobi, au Kenya, a de nombreux doctorants dans son personnel, alors qu’un musée d’Afrique subsaharienne francophone aura de la chance s’il en a un ou deux. De ce fait, les musées de ces derniers pays, mis à part le Sénégal ou le Mali, ne donnent aujourd’hui aux jeunes générations qu’une image très réduite du niveau de culture des générations précédentes.
D’où vous vient votre connaissance du sujet ?
De ma longue carrière internationale à l’Iccrom 1, dédiée à la protection des collections muséales, notamment vingt ans d’actions pour les musées africains. J’ai été très impressionné par le magnifique appel lancé en 1978 par le directeur général de l’Unesco, Amadou-Mahtar M’Bow, pour le retour d’« au moins les trésors d’art les plus représentatifs de leur culture […], ceux dont l’absence leur est psychologiquement le plus intolérable ». Cet appel concernait évidemment les pays africains. À l’époque, la plupart des musées en Afrique francophone subsaharienne avaient beaucoup perdu de leurs collections depuis l’indépendance. Cette situation venait du fait que le personnel n’avait aucune possibilité d’être formé. Pour y remédier, avec des collègues, nous avons lancé en 1985 le programme Préma (Prévention dans les musées africains), qui s’est poursuivi jusqu’en 2000. Ce programme de formation a ensuite été transféré dans deux institutions régionales créées et gérées par des Africains : l’une à Mombasa, au Kenya, l’autre, l’ÉPA (École du patrimoine africain), à Porto-Novo, au Bénin (ex-Dahomey). Il faut signaler que l’université Senghor à Alexandrie a créé une filière en gestion du patrimoine.
En quoi la situation des musées et les problèmes de conservation en Afrique francophone sont-ils si aigus ?
Mis à part les exceptions citées précédemment, la situation est grave pour plusieurs raisons. Durant des années, la culture n’a pas été la priorité des dirigeants. Être nommé au musée, c’était un peu comme « être envoyé au Goulag », me disait un collègue ! La seconde raison est que la plupart des objets importants ont simplement disparu. D’une part, il était fréquent qu’un président faisant visiter le musée national offre un objet à un visiteur de marque. D’autre part, des conservateurs eux-mêmes se sont servis. Au musée de Conakry, en Guinée, il y avait 5 200 objets catalogués en 1985 ; en 1990, il en restait 3 200 ; et en 1995, plus que 1 856. En Côte d’Ivoire, les inventaires ont disparu ; ailleurs, ils ont été brûlés. Par ailleurs, les conditions climatiques étant extrêmes, des centaines d’objets ont été tellement attaqués par les termites qu’ils sont irrécupérables, faute de surveillance. Aujourd’hui, malgré l’existence de l’ÉPA, dont le financement reste fragile, ces musées souffrent d’une pénurie de personnel compétent : le métier est peu attractif, les formations restent rares, les effectifs vieillissent et il n’y a pas de stratégie nationale de remplacement du personnel.
Dans ce contexte, que faut-il restituer et comment ?
Il faut impérativement restituer les objets qui ont été pillés par le colonisateur. Ce n’est que justice. Ce qui a été volé par les armes doit être rendu. C’est ce que la France a commencé à faire, suivie d’autres pays. Ce n’est pas le cas de l’Angleterre avec les milliers d’objets volés à Benin City. Cependant, cela ne veut pas dire que tous les objets africains doivent se retrouver en Afrique. De nombreux musées européens possèdent aujourd’hui dans leurs réserves des séries d’objets identiques, parfois plusieurs dizaines qui n’ont jamais été et ne seront jamais exposés. C’est dans ce sens que va l’appel de M’Bow : « J’appelle aussi celles de ces institutions qui détiennent plusieurs objets ou documents semblables, à se défaire d’au moins un objet et à le renvoyer dans son pays d’origine, pour que de jeunes générations ne grandissent pas sans avoir jamais eu la possibilité de voir de près une œuvre d’art ou une création artisanale de qualité fabriquée par leurs ancêtres. »
La restitution est une opportunité d’échanges, de conciliation, de respect et de solidarité entre les peuples.
— Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay.
[post_title] => Gaël de Guichen : « La plupart des objets importants ont simplement disparu » [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => gael-de-guichen-la-plupart-des-objets-importants-ont-simplement-disparu [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:47:48 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:47:48 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=125897 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 125904 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:47:41 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:47:41 [post_content] =>Un jour de mai 2018, dans le hall du musée d’Aquitaine, à Bordeaux, l’artiste nigérian Jelili Atiku se mit à appeler à l’aide. « Je veux rentrer chez moi, criait-il. Bénin, Edo… Ramenez-moi à la maison ! » Habillé en guerrier de bronze, pieds et poings liés, un drapeau britannique gisant au sol, il mimait le désespoir d’une statuette prise au piège dans le musée qu’il finissait par fuir torse nu, révélant sa peau recouverte de peinture métallique. Sa performance artistique mettait en scène les efforts longtemps infructueux du Nigeria pour récupérer les « bronzes du Bénin », une collection de plusieurs milliers d’œuvres volées en 1897 lors du sac de Benin City par l’armée britannique. Aujourd’hui, elles sont dispersées parmi plus d’une centaine d’institutions à travers le monde, principalement au British Museum.
Pendant des décennies, les bronzes du Bénin ont servi d’emblème à la lutte pour la restitution des œuvres d’art africaines dérobées pendant la colonisation. Plus d’un demi-million d’objets (soit, d’après certaines estimations, plus de 90 % du patrimoine artistique de l’Afrique) sont détenus par des musées européens – et semblaient appelés à y rester. Il y a vingt ans encore, un groupe de musées se proclamant « universels » déclaraient que beaucoup de ces œuvres volées étaient tout simplement devenues « partie intégrante du patrimoine des nations qui les détiennent ». En 2018, le ministre de la Culture de l’actuel Bénin [ex-Dahomey] décrivait leur restitution comme aussi impensable que « la réunification des deux Corées ». Depuis, un changement d’envergure s’est opéré, et ce en un laps de temps très court.
En mars dernier, la Smithsonian Institution, basée à Washington, a accepté de rendre la plupart de ses 30 bronzes du Bénin au Nigeria, faisant suite à une décision similaire des musées nationaux en Allemagne. La Belgique, qui conserve la plus vaste collection d’art africain au monde au Musée royal de l’Afrique centrale, près de Bruxelles, a promis de passer en revue toutes les acquisitions réalisées pendant la période coloniale en partenariat avec la République démocratique du Congo [lire « Peut-on décoloniser un musée ? », Books n° 107, mai 2020]. Cette vague de restitutions a eu lieu pour diverses raisons, allant de retournements géopolitiques à la prise de conscience provoquée par des mouvements comme Black Lives Matter et Rhodes Must Fall 1. Mais c’est le président français Emmanuel Macron qui a fait tomber le premier domino. En 2017, à l’occasion d’une visite officielle au Burkina Faso, il déclare que « le patrimoine africain ne peut pas être uniquement dans des collections privées et des musées européens ». L’année suivante, son gouvernement publie un rapport qui choque le milieu des musées internationaux, appelant à la restitution permanente des œuvres pillées. La France a, depuis, rapatrié des dizaines d’œuvres majeures au Sénégal, à Madagascar et au Bénin, où le président Patrice Talon salua leur arrivée comme un retour de « notre âme ».
Partout en Afrique, des musées voient le jour pour accueillir les œuvres prodigues, que ce soit au Bénin ou au Nigeria, où l’on a annoncé la construction à Benin City du gigantesque Musée d’art ouest-africain de l’Edo (Emowaa), conçu par David Adjaye. La situation est pourtant loin de satisfaire tout le monde. Peu de pays ont mis en place des politiques de restitution systématiques. Et de grandes institutions comme le British Museum font toujours la sourde oreille. Les musées occidentaux joueraient-ils la montre, faisant mine de céder avant de se raviser au dernier coup de minuit et de redevenir ces « centres de détention artistique » décrits par l’écrivain Ishmael Reed 2 ? Bien qu’on en parle peu, ces institutions ont déjà usé de cette tactique par le passé.
« La quasi-totalité des débats autour de la restitution du patrimoine culturel de l’Afrique a déjà eu lieu il y a quarante ans », écrit Bénédicte Savoy dans son dernier livre, Africa’s Struggle for Its Art. Elle y retrace l’histoire d’un mouvement presque oublié, qui fut lancé dans les années 1960 (la décennie des indépendances africaines) pour s’éteindre dans les années 1980, quand les musées européens parvinrent à le faire taire. Pendant vingt ans, la bataille fut livrée dans des magazines ou à la télévision, dans des conférences ou pendant des expositions, au cœur du Bundestag allemand ou à la Chambre des lords britannique. Le débat finit même par atteindre les Nations unies, où, en 1978, le directeur général de l’Unesco, Amadou-Mahtar M’Bow, publia un émouvant plaidoyer au nom des peuples dont la culture avait été pillée. « Les œuvres enlevées étaient plus que des décors ou des ornements : elles portaient témoignage d’une histoire, l’histoire d’une culture, celle d’une nation dont l’esprit se perpétuait, se renouvelait en elles », écrivait-il.
Loin des lumières aveuglantes des hémicycles, dans les cabinets feutrés des galeries ethnographiques, les cadres des musées européens échafaudèrent une contre-attaque gantée de blanc. En public, ils avancèrent l’argument de l’universalisme, agitèrent la menace des musées vides et tentèrent de faire diversion en proposant des aides au développement. En privé, ils allèrent jusqu’à saboter des comités internationaux, isoler les dissidents et accuser les plaignants africains d’être incapables de conserver leur propre patrimoine. Mais, le plus souvent, ils pratiquèrent la loi du silence, en dissimulant leurs inventaires et la provenance des objets d’art. En Allemagne de l’Ouest, théâtre principal de cette contre-révolution de bureau, Savoy met en évidence un effort concerté pour bloquer les appels à la restitution. Son enquête se lit comme un polar universitaire, offrant au passage une mise en garde salutaire car, comme elle le dit, « les musées aussi mentent ».
Historienne de l’art à l’Université technique de Berlin, Savoy n’est pas seulement une experte des questions de restitution, elle contribue à les faire avancer. En 2018, elle a coécrit un important rapport commandé par la France, avec le professeur sénégalais Felwine Sarr – tous deux figurent dans la liste des personnalités les plus influentes au monde de Time Magazine en 2021. Sarr et Savoy soulignent que les restitutions peuvent s’avérer fructueuses sur le plan culturel : une fois ces objets inanimés rendus à leurs communautés, ils pourraient redevenir « des puissances de germination ».
Des intellectuels africains avancent ce même argument depuis près d’un demi-siècle. En 1965, l’auteur béninois Paulin Joachim demandait aux musées occidentaux de « libérer les divinités noires, qui n’ont jamais pu jouer leur rôle dans l’univers glacial du monde blanc où elles sont retenues prisonnières ». Son pamphlet fut publié dans le magazine panafricain Bingo pendant les préparatifs du Festival mondial des arts nègres qui s’est tenu en 1966, à Dakar (premier grand événement célébrant la culture des nations nouvellement indépendantes). Les musées européens avaient alors accepté de prêter certaines œuvres d’art pour une exposition attenante mais refusé d’évoquer leur potentielle restitution. Les spécialistes de l’art européens se positionnaient déjà en gardiens de la culture africaine, et Paulin Joachim moquait leur « dialectique aveuglante », tentative déplorable de maquiller le pillage colonial en mission de sauvetage.
D’autres se joignirent à lui. Bénédicte Savoy explore les travaux de Nii Kwate Owoo, un cinéaste ghanéen dont le court-métrage documentaire You Hide Me (1970) suit un homme et une femme noirs dans leur visite du sous-sol du British Museum. Alors qu’ils déballent les objets conservés dans des caisses de la réserve, un narrateur explique que ces pièces furent jadis utilisées comme « support de propagande » à l’encontre de nations prétendument sauvages, pour se voir ensuite attribuer, après les indépendances, le statut de « chef-d’œuvre » que l’Europe pourrait utiliser pour définir une tradition africaine « authentique » (on raconte que des représentants du British Museum s’esquivèrent furtivement lors d’une projection du film à Londres). Plus élégiaque, le poète nigérian Niyi Osundare dédie ses vers à un masque béninois, le décrivant comme « un dieu captif […] disséqué par des yeux étrangers ».
Ces griefs finissent par éclater sur la scène internationale en octobre 1973, quand Mobutu Sese Seko, le président du Zaïre, s’adressant aux Nations unies, dénonce le « pillage barbare et systématique » du patrimoine culturel africain. Son discours inaugure un débat public acharné sur la restitution des œuvres d’art, qui prendra de l’ampleur l’année suivante, quand le Ghana réclamera au British Museum les emblèmes dérobés en 1874 pendant le sac de Kumasi [alors capitale de l’Empire ashanti, qui deviendra le Ghana]. Le Parlement britannique refuse, mais d’autres pays se mettent à réfléchir sérieusement à la question, comme la Belgique, qui rendra plus d’une centaine d’œuvres au Zaïre dès 1976. Cette même année, l’Unesco décide de former un comité pour le retour des biens culturels, faisant une place particulière à l’occupation coloniale. Au plus fort de ce mouvement, la presse internationale publie des articles avec des titres du genre : « L’art africain reverra-t-il un jour sa patrie ? » On pense alors que ce sera le cas.
En décembre 1974, la Chambre des lords se réunit pour débattre de la requête de l’Empire ashanti. « S’agissant de la restitution de notre butin à ce pays, nous devons avancer avec prudence, assure alors devant l’auguste assemblée la baronne Lee d’Asheridge, une noble écossaise de 70 ans. L’affaire pourrait bien se terminer en séance d’effeuillage. » Cette comparaison cavalière réécrit l’histoire de la colonisation : Britannia fait désormais figure de victime dépossédée de son empire et forcée de céder ses trésors. Les années 1970 sont émaillées de mises en garde similaires, les musées se mobilisant pour défendre l’intégrité de leurs collections. Si l’on prête un bronze du Bénin aux Nigérians, avance-t-on alors, ils demanderont certainement à le garder. Et si on leur dit oui, ils ne tarderont pas à réclamer la collection entière. À ce train-là, l’Allemagne devra bientôt rendre le buste de Néfertiti à l’Égypte.
L’Allemagne de l’Ouest a joué un rôle pionnier dans cette stratégie. Bien qu’ayant été une puissance coloniale mineure, elle possédait des collections ethnologiques somptueusement dotées (la plupart achetées à la Grande-Bretagne). Ses institutions, nombreuses et concurrentes, avaient également d’excellents systèmes d’archivage que Bénédicte Savoy décortique tel un procureur déterminé à dévoiler les coulisses putrides d’une affaire de délinquance en col blanc. Son enquête scrupuleuse révèle les complexités d’un conflit qui ne se limitait pas à « l’Afrique contre l’Occident ». « En Europe aussi, écrit-elle, c’était une affaire de lutte entre politique intérieure et politique extérieure, entre la diplomatie et les musées, entre l’information et la désinformation. »
Savoy commence son récit de la fatwa lancée contre la restitution en 1972, quand le directeur du département fédéral des Antiquités du Nigeria, Ekpo Eyo, demande à l’ambassade ouest-allemande de Lagos d’appuyer le « prêt permanent » des œuvres d’art béninoises. Le ministère des Affaires étrangères transmet sa requête à la Fondation du patrimoine culturel prussien, gardienne de la deuxième plus grande collection de bronzes du Bénin à l’échelle internationale. La demande d’Eyo est soutenue par des membres du Bundestag, dont l’un reconnaît même que « les souhaits du Nigeria restent modestes ». Les gouvernements européens étaient souvent réceptifs à l’idée de restitution – un moyen pour eux de doper leur capital politique à peu de frais auprès des pays africains dans un contexte de guerre froide. Le public européen était ouvert à la question, lui aussi : Savoy écume les débats publics et les courriers des lecteurs de l’époque, où l’on découvre que les femmes étaient particulièrement favorables à « une discussion constructive ».
L’opposition, en revanche, était menée par « des hommes, presque tous âgés de plus de 50 ans, dont de nombreux avocats, quelques anciens membres du parti nazi, et pour la plupart sans aucune expérience internationale ». La réclamation d’Eyo fut étudiée par le directeur de la Fondation du patrimoine culturel prussien, Hans-Georg Wormit, un ancien nazi, qui expliqua que si l’Allemagne commençait à « distribuer des cadeaux » aux « nations émergentes […], de telles pratiques ne pourraient pas se limiter à quelques cas particuliers ». Il mobilisa rapidement des collègues dans toute l’Allemagne de l’Ouest et étouffa la requête du Nigérian. Mais, comme la question des restitutions gagnait en visibilité, les refus muets devenaient de moins en moins acceptables. Le discours de Mobutu sema la panique, et l’on entendit s’élever la voix d’un dissident : Herbert Ganslmayr, directeur de l’Übersee-Museum (musée de l’Outre-mer) de Brême et ardent défenseur des restitutions. Après avoir rendu plusieurs œuvres des collections de son institution au Nigeria, Ganslmayr fut ostracisé par le monde des musées allemands. Pendant ce temps, les appels à la restitution se faisaient plus audacieux. Les organisateurs du Festac ’77, le deuxième volet du festival de Dakar, organisé cette fois à Lagos, choisirent délibérément comme emblème La Reine mère Idia, un masque d’ivoire à la renommée internationale représentant la mère d’un oba béninois du XVIe siècle. D’après Savoy, le visage d’ivoire « ornait les promenades, les terrains de parade et les stades de la capitale nigériane » –, il apparaîtrait même sur le nouveau billet de 1 naira, la monnaie nigériane. Le masque lui-même était néanmoins absent des célébrations, le British Museum ayant refusé de le prêter. La raison officielle était la crainte qu’il supporte mal le voyage. La raison officieuse était celle qu’il ne soit jamais rendu. Le musée proposa d’envoyer une copie à Eyo, qui était commissaire de l’exposition principale du festival, mais ce dernier, offusqué, refusa. L’écrivain nigérian Wole Soyinka, qui siégeait au comité d’organisation, s’irrita encore plus et alla jusqu’à proposer que l’on forme « un corps expéditionnaire de spécialistes […], comprenant des mercenaires étrangers si nécessaire, pour rapatrier le trésor ».
L’évocation d’un cambriolage montre combien l’ambition était forte mais aussi désespérée. À partir de 1978, la presse européenne commence à changer de ton : le discours pourtant très modéré de M’Bow aux Nations unies est tourné en ridicule par des dessins de charrettes vidant le Louvre. La même année, un groupe de directeurs de musées et de fonctionnaires de la culture allemands se réunissent à Bonn, où ils rédigent un mémorandum confidentiel que Savoy décrit comme « la source de tous les blocages » liés aux restitutions. Le document avance que les pays occidentaux n’ont pas le devoir juridique ni moral de rapatrier des œuvres d’art qui sont désormais devenues « la propriété de l’humanité entière ». Il suggère de remplacer le terme « restitution » par celui de « transfert », d’imposer aux requérants des normes de conservation extrêmement coûteuses et de s’abstenir de publier les catalogues qui pourraient attiser la « convoitise ». Par-dessus tout, le groupe insiste sur le fait que l’Histoire n’a pas d’importance : « La manière dont les objets sont arrivés dans les collections européennes et nord-américaines, écrivent-il, est anecdotique. »
Savoy ne s’attarde pas à réfuter ces arguments, préférant, dans la plupart des cas, souligner leur hypocrisie. Beaucoup d’opposants aux restitutions alléguaient, en des termes parfois ouvertement racistes, que l’art africain était bien plus en sécurité dans des musées européens plutôt que de se voir « renvoyé dans la jungle », comme l’écrivait alors un ethnologue. Un directeur de musée avançant des critiques similaires écrivait ailleurs que les conditions de stockage au sein de sa propre institution étaient « à peine acceptables », certains objets étant entreposés dans des espaces dont on ne peut pas réguler la température. Chika Okeke-Agulu, historien de l’art nigérian et défenseur des restitutions, compare cette rhétorique à celle de quelqu’un qui déclarerait n’accepter de rendre à son propriétaire la berline qu’il lui a volée qu’à la condition que ce dernier construise un garage adapté.
On émit aussi l’idée que les professionnels de l’art occidentaux étaient les mieux placés pour comprendre les œuvres africaines. L’un des membres du groupe de Bonn expliquait par exemple que « les pays du tiers-monde » n’ont pas de véritable relation à leur culture ; certains cadres de musées arguèrent même que des civilisations fondées sur la tradition orale ne pouvaient tout simplement pas interpréter leur propre héritage. Savoy montre que les musées ouest-allemands ont sciemment dissimulé la provenance de leurs œuvres, prétendant qu’elles avaient toutes été acquises de manière légitime, voire que l’Allemagne, contrairement à la Grande-Bretagne, n’avait presque pas participé au pillage colonial du continent (ce qui est loin d’être vrai).
En attendant, pour ce qui est des demandes de restitution, « on ne pouvait jamais faire preuve d’assez de rigueur scientifique ». Tandis qu’ils appliquaient la loi du silence pour se protéger, les musées européens ne cessaient de vanter leurs capacités inégalables à éclairer le monde sur l’art africain. Les collections ethnographiques doivent remplir une mission spéciale : « approfondir la compréhension interculturelle », écrivait Wormit, l’ancien nazi, en 1972, ajoutant que beaucoup d’objets d’art avaient été tout bonnement « oubliés dans leurs pays d’origine ». Pourtant, seule une fraction de ces œuvres est véritablement exposée (et encore moins appréciée du grand public) en Europe.
L’objection principale faite à la restitution a toujours été que diviser la production artistique en fonction de ses origines renforce les dangereux récits nationalistes et racistes. Dire que les momies de l’Égypte ancienne « appartiennent » à l’Égypte moderne, ou les marbres de la Grèce antique à celle du XXIe siècle, revient à affirmer que la créativité humaine est déterminée ethniquement. Cela renforce également le mythe de « civilisations » hors du temps, là où notre monde a toujours été un tourbillon de migrations et de mélanges. Dans cette version, les musées occidentaux protègent le patrimoine culturel de l’humanité contre la propagande du particularisme. « Le musée n’est pas un miroir de l’identité nationale, mais un reflet du patrimoine universel de l’Homme », déclarait un représentant du British Museum en 1981. D’ailleurs, le Zaïre de Mobutu, qui réclamait à grands cris le retour des œuvres d’art confisquées, n’était-il pas une dictature réactionnaire ?
Difficile de critiquer cette vision généreuse et idéale de la culture humaine. Mais en faire un argument contre les restitutions relève d’une fausse opposition entre l’universalisme européen et le nationalisme africain, quand en réalité l’existence de musées prétendument « universels » cache elle-même des relents nationalistes. Les opposants ouest-allemands aux restitutions ont à un moment cité la peur de perdre la course ethnographique face à leurs rivaux communistes de l’autre côté du mur de Berlin. Des années durant, la France et la Grande-Bretagne ont refusé de prendre en compte les demandes de restitution car les collections de l’époque coloniale étaient chargées d’une douce nostalgie de l’Empire.
Et si le retour des œuvres pillées était, en fait, l’option la plus cosmopolite ? L’argument universaliste contre les restitutions (à savoir que nous méritons tous l’accès au patrimoine commun de l’humanité) perd de sa superbe quand il est mis en regard de la situation des pays africains, seuls à posséder si peu de leurs œuvres d’art historiques. Il s’agit moins de confiner l’art africain en Afrique que de mettre un terme au monopole de l’Occident sur son étude et sa circulation. Compte tenu de la pluralité ethnique et religieuse de beaucoup de pays réclamant ces restitutions, elles pourraient même y promouvoir l’entente interculturelle. « Retenir en otage le patrimoine culturel de l’humanité dans l’optique de l’affirmation d’une identité nationale ne saurait être une option pour l’avenir », assène Savoy dans sa conclusion évocatrice.
La première campagne africaine demandant le retour des œuvres finira par s’éteindre sans faire de bruit. En 1978, l’Allemagne de l’Ouest réussit à détourner des pillages coloniaux le nouveau comité de l’Unesco pour le réorienter vers le trafic contemporain, une problématique certes importante – pensons à ce qui s’est produit durant la guerre du Biafra (guerre civile nigériane de 1967 à 1970) –, mais surtout un moyen très pratique de passer sous silence les exactions coloniales. À la même époque, la Grèce réclamait au British Museum le retour des marbres du Parthénon, occultant les autres demandes de restitution. Un autre coup dur fut le déclin des ambitions culturelles des gouvernements africains. Beaucoup des figures de la lutte pour les indépendances étaient d’anciens journalistes, des intellectuels et même des poètes, qui mettaient l’accent sur le rôle des arts pour construire ce que Kwame Nkrumah, le président du Ghana de 1960 à 1966, décrivait comme une nouvelle « personnalité africaine ». Mais, à la fin des années 1970 et dans les années 1980, ces rêves furent victimes des crises politiques et des exigences d’austérité de « l’aide au développement », qui ont souvent dévasté le secteur culturel des pays récipiendaires. Savoy conclut son histoire en 1985, quand le débat disparaît de la scène publique. « Un silence de plomb recouvrit les musées européens, écrit-elle, et leur passé colonial sombra peu à peu dans l’oubli. »
Difficile de prédire jusqu’où ira le mouvement actuel d’appel à la restitution. Mais son succès a d’ores et déjà montré l’aberration des vieilles mises en garde contre la ségrégation de l’art en fonction de carcans ethniques. Dans une scène célèbre de Black Panther (2018), le méchant du film, Killmonger, organise un cambriolage dans un musée de Londres afin de mettre la main sur une hache en vibranium, qu’il utilise plus tard pour prendre le pouvoir au Wakanda : une caricature parfaite de la restitution comme symbole d’un nationalisme destructeur. Mais, au-delà de l’univers de Marvel, le mouvement a fait naître un véritable élan créatif. En novembre 2021, la France a rendu des statues du Dahomey au Bénin, où elles ont été accueillies en fanfare. Des milliers de visiteurs ont depuis pu les admirer lors d’une exposition gratuite au palais présidentiel de Cotonou, où elles trônent au côté d’une centaine d’œuvres d’artistes béninois contemporains. À la longue, les défenseurs de la restitution apparaîtront moins comme des Killmonger et plus comme des Mu’tafikah, un groupe multiculturel d’artistes bandits, dans le roman d’Ishmael Reed Mumbo Jumbo, qui libèrent les objets d’art du Centre international de détention artistique. Leur but n’est pas la vengeance, ou le chauvinisme ethnique, mais quelque chose de plus global : créer un « enthousiasme renouvelé pour les icônes des civilisations esthétiquement persécutées ».
— Julian Lucas fait partie de la rédaction du New Yorker. — Cet article a été publié dans The New Yorker le 14 avril 2022. Il a été traduit par Lucile Pouthier.
[post_title] => L’Histoire serait-elle en train de se répéter ? [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lhistoire-serait-elle-en-train-de-se-repeter%e2%80%89 [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:47:42 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:47:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=125904 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 125908 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:47:35 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:47:35 [post_content] =>Pour le peuple de l’ancien royaume du Bénin, la mise à sac de Benin City a eu un impact aussi traumatique que si une armée avait envahi Londres, brûlé le palais de Buckingham ainsi que l’abbaye de Westminster, et volé le contenu de la National Gallery et des Archives nationales. Les obas [rois] du Bénin avaient autrefois régné sur un empire s’étendant sur des centaines de kilomètres à l’ouest du fleuve Niger, jusqu’à l’actuelle Lagos. Mais le Bénin ne connaissait pas d’autre système d’écriture que les histoires coulées dans le laiton ou sculptées dans l’ivoire.
Ces œuvres d’art représentaient la culture du royaume, sa richesse, sa littérature, sa mémoire. Et puis on a pillé cet héritage, ne laissant que des cendres là où palais et temples se dressaient depuis des siècles. Ce qui restait du royaume du Bénin a ensuite été annexé par la Grande-Bretagne, qui, en 1914, avait fusionné toutes ses possessions des alentours du fleuve Niger au sein de ce qu’elle avait baptisé « colonie et protectorat du Nigeria », une entité formée de dizaines d’ethnies, souvent étrangères les unes aux autres et parfois mutuellement hostiles. Même le mot « Nigeria » est d’origine britannique, inventé par une journaliste nommée Flora Shaw pour désigner les possessions anglaises qui entouraient le bassin du fleuve Niger.
Au moins 3 000 œuvres d’art béninoises sont aujourd’hui détenues par des musées publics et des collections privées du monde entier, notamment en Grande-Bretagne, en Allemagne et aux États-Unis. Les Nigérians réclament depuis longtemps qu’on les leur restitue. En 2007, un consortium de musées occidentaux a constitué avec les Nigérians un « groupe de dialogue sur le Bénin » pour discuter du rapatriement de ces œuvres. Pendant plus d’une décennie, le dialogue n’a guère progressé. Puis, en 2020, les manifestations autour de la mort de George Floyd ont plongé le groupe dans l’hyperactivité. L’Université d’Aberdeen, en Écosse, et le Jesus College de l’Université de Cambridge ont alors tous deux restitué l’unique pièce béninoise en leur possession, tandis que le gouvernement allemand s’engageait à rendre tous ses artefacts béninois (deux d’entre eux ont déjà été remis aux autorités nigérianes). La Smithsonian Institution, basée à Washington, a également promis de remettre la majeure partie de sa petite collection béninoise à un musée situé dans l’actuelle Benin City. Enfin, en août 2022, le musée Horniman d’anthropologie et d’histoire naturelle de Londres a déclaré qu’il restituerait ses objets béninois ; l’Université d’Oxford et ses musées pourraient en faire bientôt de même pour leurs importantes collections.
Et cette campagne ne concerne pas que les trésors du Bénin. Une collection de regalia prise à l’Empire éthiopien par les Britanniques en 1868 a été rendue en 2021. Deux mois plus tard, la France restituait 26 objets saisis dans l’ancien royaume ouest-africain du Dahomey. Un musée de Munich a lancé une enquête pour déterminer l’origine des dizaines de pièces d’art camerounais en sa possession. Partout dans le monde des musées, les conservateurs doivent faire face à de pressantes interrogations sur ce qu’ils détiennent et pourquoi.
Certaines des personnes interrogées trouvent sans doute les questions qu’on leur soumet plutôt ironiques. Beaucoup d’entre elles ont en effet œuvré toute leur vie pour faire entrer l’art africain dans les musées d’art occidentaux. Il y a une génération, les objets d’art africain n’étaient exposés que dans les musées ethnographiques : au musée de l’Homme à Paris, pas au Louvre ; au musée de l’Homme à Mayfair, pas dans le bâtiment principal du British Museum ; au Musée royal de l’Afrique centrale dans la banlieue de Tervuren, pas dans les Musées royaux des Beaux-Arts au centre de Bruxelles…
C’est en 1982 que s’est produit un changement de paradigme, lorsque le Metropolitan Museum of Art de New York a ouvert l’aile Michael C. Rockefeller, où sont exposées des œuvres d’art venues d’Afrique, d’Océanie et des Amériques. Le British Museum a ensuite inauguré les Sainsbury African Galleries en 2001. En 2006, les plus importantes collections du musée de l’Homme ont migré vers le splendide et tout nouveau musée du Quai Branly. Mes défunts parents, Barbara et Murray Frum, comptent parmi ceux qui se sont engagés dans cette lutte pour la reconnaissance de l’art africain comme un art à part entière ; ils avaient commencé à le collectionner au début des années 1970. Aujourd’hui, on peut voir les fleurons de leur collection au musée des Beaux-Arts de l’Ontario, à Toronto (quelques membres de ma famille et moi-même possédons toujours certaines de leurs pièces).
À peine les vues de la génération de mes parents avaient-elles commencé à prévaloir que tout s’est trouvé remis en question par un puissant mouvement en faveur de la restitution des œuvres. Et chaque musée qui s’engage à céder tout ou partie de sa collection africaine augmente la pression sur les institutions récalcitrantes. Mais chacune de ces promesses accroît l’ambiguïté sur ce qu’elles impliquent vraiment. Qu’est-ce que cela signifie, « rendre un objet au Nigeria » ? Et qu’adviendra-t-il de cet objet une fois sur place ?
Là où s’élevaient jadis les palais des obas du Bénin, on circule aujourd’hui à toute vitesse autour d’un immense rond-point. Benin City n’est pas une mégalopole comme Lagos, mais ses 1,8 million d’habitants génèrent tout de même un gros trafic. Ce que l’on aperçoit immédiatement à l’intérieur du giratoire, c’est un énorme cadre métallique pour panneaux d’affichage. Les clôtures qui entourent l’endroit sont également bordées de publicités, vives taches colorées qui détournent le regard des autres éléments du terre-plein central : une fontaine monumentale à l’abandon, une colonne servant de monument aux morts et un petit parc poussiéreux. Trois bâtiments laissent aussi entrevoir ce qu’abritaient autrefois les lieux : deux édifices de l’époque coloniale, avec vérandas et toits en pente, vestiges du complexe gouvernemental que les Britanniques avaient érigé sur les ruines du palais des obas ; et à côté, une structure circulaire rouge, dont la couleur évoque la terre crue dont étaient faits les murs des anciennes habitations béninoises. Il s’agit du Musée national de Benin City, avec sa collection d’œuvres d’art et de souvenirs témoignant de l’ancienne grandeur du Bénin.
Si l’on se tourne vers le sud et que l’on rassemble tout son courage pour franchir les voies qui délimitent le rond-point, on tombera nez à nez avec un hôpital croulant, en béton style années 1970, recouvert de moisissures tropicales vertes. Ce bâtiment en déréliction avec son enceinte pourrait néanmoins, dans un avenir pas trop lointain, se voir remplacé par quelque chose qui suscite l’enthousiasme des dirigeants nigérians : un complexe muséal rutilant où seraient exposées les œuvres d’art béninoises rapatriées d’Occident. David Adjaye, l’architecte britannique d’origine ghanéenne qui a conçu le National Museum of African American History and Culture, à Washington, en a déjà dessiné les plans. La longue bande de terrain derrière l’hôpital serait aussi transformée en un grand « quartier culturel », avec de nouvelles fouilles archéologiques ambitieuses, d’élégants studios et ateliers, des écoles cosmopolites pour artistes et artisans.
Ce nouveau musée, espère-t-on, pourrait élever Benin City au rang de destination touristique internationale, tout comme le spectaculaire musée Guggenheim de Frank Gehry a contribué à faire revivre la ville industrielle de Bilbao, en plein déclin. De nouveaux hôtels sortiraient de terre, de nouvelles entreprises fleuriraient. Les jeunes en quête d’un emploi se découvriraient des perspectives dans l’art, l’archéologie, le tourisme et les autres services. Les traumatismes du passé se transformeraient en ressources pour l’avenir.
On doit cette idée d’un musée d’Art ouest-africain de l’Edo au dynamique et compétent gouverneur de l’État dont Benin City est la capitale. Godwin Obaseki, né à Benin City en 1957, a obtenu un MBA à New York avant de rentrer au Nigeria pour créer une entreprise qui deviendrait l’une des principales sociétés financières du pays. Ses talents d’homme d’affaires l’ont ensuite porté à la présidence de l’entité de développement économique de l’État d’Edo. Sous sa houlette, l’un des pires problèmes du Nigeria a été résolu : le manque de fiabilité de la production électrique. Les trois quarts du système électrique national étaient complètement défectueux, et les Nigérians devaient se rabattre sur des générateurs diesel coûteux, bruyants et polluants, dont les émanations toxiques les asphyxiaient.
Obaseki a fait construire juste à l’extérieur de Benin City une centrale électrique à gaz détenue par le secteur privé. J’ai pu la visiter à l’automne 2021 et j’ai découvert une installation propre, efficace, conçue dans le souci de la sécurité. Du toit du bâtiment, je pouvais voir de l’autre côté de la route une seconde centrale, celle-là possédée et exploitée par le gouvernement fédéral. Comme presque tous les jours, elle était à l’arrêt et ne produisait pas un watt, tandis que l’installation gérée par le secteur privé fournit 8 % de l’énergie du réseau national. Cette réalisation et d’autres du même genre ont valu à Obaseki d’être élu gouverneur de l’État en 2016, puis réélu en 2020.
Obaseki est un homme grand et élégant, qui passe adroitement de la langue edo à un anglais impeccable ou au langage de la rue. Dans son bureau, je lui ai demandé pourquoi il attachait tant d’importance au rapatriement des œuvres d’art volées. Réponse : « Il est important de comprendre qui l’on est et comment on est arrivé là où nous en sommes aujourd’hui. Pour nous, ce projet est très important et chargé de sens, parce qu’il nous permet de nous reconnecter au passé. » Un passé pas vraiment si lointain. « En 1897, il y a eu une invasion. Un système, celui que nous connaissions à l’époque, a été pulvérisé [...]. Voilà l’occasion de tenter de renouer avec les œuvres d’alors, de rétablir notre lien avec elles ainsi qu’avec la culture, le savoir-faire et la tradition qui les ont fait naître. »
Pour concrétiser son projet de musée, Obaseki s’est tourné vers son ami, l’une des stars de la finance africaine, Phillip Ihenacho. Né d’un père nigérian et d’une mère anglaise, Ihenacho a fait ses études dans une école d’élite au Nigeria, puis à Yale et Harvard. Il a commencé sa carrière chez McKinsey, puis a fait fortune grâce à des opérations financières dans le secteur de l’énergie en Afrique. Sa société a contribué au financement de la centrale électrique de Benin City, celle-là même qui a eu un effet si bénéfique sur la carrière politique d’Obaseki.
Pour le projet de musée de Benin City, Ihenacho a eu à nouveau recours au modèle public-privé qui avait prouvé son efficacité avec la centrale électrique de l’État d’Edo. Il a créé une entité privée, le Legacy Restoration Trust [« Fonds de restauration de l’héritage »], rebaptisée Edo Museum of West African Art Trust. C’est cette entité qui détiendrait les objets cédés par les musées étrangers, puis construirait et exploiterait le musée envisagé. Supervisée par un conseil d’administration composé de Nigérians et d’étrangers, l’organisation s’autofinancerait en s’attachant le soutien de donateurs internationaux, pas celui du gouvernement nigérian. L’idée du Legacy Restoration Trust a presque instantanément suscité l’enthousiasme international. Des articles élogieux ont paru dans The Times, The New York Times et dans la publication de référence du monde de l’art, The Art Newspaper. Nombre de ces articles étaient illustrés des magnifiques dessins conceptuels de David Adjaye.
Au sud-ouest du rond-point, à moins de 800 mètres de l’hôpital, s’étend un imposant domaine clos par des murs d’enceinte. Les portes en sont fermées aux quidams la plupart du temps. Les rares fois où elles s’ouvrent, elles révèlent un manoir blanc à colonnades au milieu d’une grande cour. C’est la résidence de l’actuel oba du Bénin, qui a pris le nom d’Ewuare II lors de son accession au trône mais que l’on désigne généralement juste par son titre.
L’oba capturé par les Britanniques en 1897 est mort en exil. En 1914, les autorités coloniales britanniques ont autorisé son fils aîné à rentrer chez lui, à remonter sur le trône et à reconstruire un palais royal. Ewuare II est l’arrière-petit-fils de cet oba qui a restauré la monarchie.
Je suis arrivé à Benin City le jour de son 68e anniversaire. J’avais passé des mois à négocier sans succès une audience avec lui, car il accorde rarement des interviews. J’espérais que, une fois que je serais sur place, lui et ses conseillers changeraient d’avis. Dans la voiture qui me transférait de l’aéroport, la radio retentissait de félicitations enthousiastes et de vœux d’anniversaire. L’oba du Bénin n’a que peu de pouvoir politique, et ses ressources économiques sont réduites. Il a droit à une allocation du gouvernement fédéral, reçoit des dons de ses partisans et affidés et perçoit les revenus de son patrimoine. Avec ces fonds, il doit entretenir les membres de sa cour royale et subvenir aux besoins des nombreuses personnes à sa charge, notamment ses cinq épouses et leurs foyers. Le palais royal occupe une plus grande superficie que n’importe quelle résidence privée de Benin City, mais le bâtiment lui-même est éclipsé par les belles demeures modernes, bien plus grandes et élégantes, qui entourent le terrain de golf de la ville. D’ailleurs, avec son petit portique, il a tout l’air d’un club-house.
Malgré le déclin de ses ressources, l’oba jouit d’un prestige et d’un respect considérables, à la limite de la vénération. L’une des images les plus saisissantes de l’iconographie béninoise est celle du « messager de la mort » – une tête effrayante portée par des pieds humains. Si un sujet de l’ex-royaume du Bénin déplaisait à l’oba, l’esprit représenté par l’image était censé mettre un terme à la vie de l’indésirable.
Et, aujourd’hui encore, l’oba du Bénin peut adresser ce message au monde : chaque œuvre d’art subtilisée en 1897 lui revient de droit, à lui et à sa famille. Le 11 mai 2021, les journaux nigérians ont publié une déclaration, signée par deux hauts dignitaires de la cour royale, proclamant : « Les individus qui prétendent constituer le Legacy Restoration Trust ne sont pas connus de l’oba du Bénin et ne peuvent se réclamer de lui. » Par ce communiqué, l’oba se revendiquait comme le seul gardien et propriétaire légitime de l’art royal du Bénin. Il était également précisé que quiconque contredisant ces affirmations serait considéré comme un « escroc » et un « ennemi œuvrant contre les intérêts du grand royaume du Bénin ».
Les personnes impliquées dans le groupe de dialogue sur le Bénin diront plus tard que cette déclaration a été un choc. Quand j’ai enfin obtenu une audience avec l’oba, il n’a pas mâché ses mots à propos des haines recuites qui l’avaient poussé à désavouer le projet de musée du gouverneur.
L’oba n’affecte pas cette familiarité factice chère aux grands de ce monde. Mon audience a débuté par un majestueux défilé de domestiques et de courtisans. On m’a prié de m’agenouiller, de joindre les mains et de baragouiner en edo une incantation de déférence et de respect. Assis sur un trône doré, entouré d’artefacts métalliques du Bénin moderne, l’oba portait une tunique blanche et une haute coiffe de même couleur. Son cou et ses poignets étaient ornés de plusieurs rangées de lourdes perles de corail qui symbolisent le pouvoir royal. Il m’a montré des photos le représentant avec des membres de la famille royale britannique.
Comme Obaseki et Ihenacho, l’oba est un homme qui a voyagé de par le monde. Il a fait ses études en Grande-Bretagne, puis a été ambassadeur en Angola, en Suède et en Italie, entre autres postes. J’avais obtenu une audience grâce à un courriel que j’avais envoyé à son staff avec une vieille photo dédicacée de moi serrant la main du président George W. Bush (pour lequel j’avais écrit des discours). L’oba a moins d’admiration pour Donald Trump. Parmi les tout premiers mots qui sont sortis de sa bouche : « Qu’en est-il de ce Trump ? S’accroche-t-il toujours à son Grand Mensonge ? »
Le protocole m’interdisant de lui poser des questions directement, j’avais soumis les miennes à l’avance par écrit. J’aurais pu m’en passer. Au cours des deux heures qui ont suivi, l’oba a déversé sans se faire prier une litanie de plaintes et d’accusations de trahison.
La famille royale, m’a-t-il dit, s’était dès le début jointe au groupe de dialogue sur le Bénin. Elle était habituellement représentée par un frère cadet de l’oba, le prince Aghatise Erediauwa, lui-même un important homme d’affaires nigérian. La famille royale projetait de construire un musée dans l’enceinte même du palais ou à proximité, mais réclamait en parallèle la reconnaissance officielle de ses droits légaux et moraux sur les œuvres d’art du Bénin. La famille royale pensait que, du côté nigérian, tout le monde était d’accord. En 2019, le budget de l’État d’Edo provisionnait encore une somme de 500 millions de nairas [environ 1,1 million d’euros] pour contribuer à la construction du nouveau « musée royal » d’art béninois.
Puis a surgi cette idée étonnante : abandonner le projet de musée royal au profit d’un musée dirigé par Ihenacho et contrôlé par un conseil d’administration indépendant.
Selon l’oba, la première fois qu’il a entendu parler de cette initiative, c’était par une lettre laconique datée du 21 mars 2021 qui lui demandait d’autoriser le trust à entreprendre toutes les négociations concernant les œuvres d’art, à agir en tant que gardien de toute pièce restituée au Nigeria et, enfin, à les détenir et à les exposer dans son propre musée. La lettre était signée par Ihenacho. Elle comportait un espace destiné à recevoir le contreseing d’un représentant du palais royal.
L’oba a vu dans chaque ligne de cette missive une insulte, à commencer par la formule de politesse initiale, « Votre Excellence » – un si grave manquement à l’étiquette que quelqu’un avait rayé sur la copie qui m’a été donnée les mots offensants et les avait remplacés à la main par la formule appropriée : « Votre Royale Majesté ».
L’oba m’a répété que cette demande avait surgi de nulle part. Il n’avait même jamais rencontré Ihenacho. Mais la cible de son courroux n’était pas Ihenacho ; c’était Obaseki. « Notre cher gouverneur – l’oba prononçait ces mots avec une lourde ironie – disait : “Nous collaborons avec le palais.” Mais je n’ai pas vu de collaboration ! »
L’oba a accusé le camp du gouverneur de comploter pour le mettre sur la touche. Il a longuement évoqué l’humiliante perspective de voir venir au Bénin de futurs visiteurs qui contempleraient les trésors de ses royaux ancêtres dans un musée appartenant à une société privée, conçu par un architecte que l’oba n’avait pas choisi, et sur un terrain détenu par l’État plutôt que par le palais.
Les courtisans m’ont montré les plans du musée qu’ils avaient imaginé, un édifice dans le même style que la résidence de l’oba, mêlant des éléments plus ou moins classiques. La bienséance m’a empêché de le dire tout haut, mais je préférais de loin le projet de David Adjaye. Le contraste entre la fraîcheur des esquisses d’Adjaye et le projet beaucoup plus flamboyant déroulé devant moi dans la salle du trône n’illustrait que trop bien la question au cœur du débat sur la restitution : à qui bénéficierait effectivement le projet ?
Une histoire longue et conflictuelle divise la famille du gouverneur et celle de l’oba. Au milieu des années 1890, l’arrière-grand-père d’Obaseki servait l’oba de l’époque, Ovonramwen, en tant que responsable des finances royales. Selon Obaseki, alors que des émissaires britanniques avançaient depuis la côte vers le royaume du Bénin, son arrière-grand-père préconisait la négociation et la conciliation. Il avait commercé avec les Britanniques et connaissait leur puissance, mais son avis ne fut pas écouté. Il y eut une bataille suivie de terribles représailles. Les Britanniques victorieux exécutèrent les nobles béninois qu’ils accusaient d’être responsables du conflit et installèrent l’arrière-grand-père d’Obaseki comme souverain par intérim du royaume.
La famille Obaseki a profité des opportunités éducatives et économiques offertes par les envahisseurs. Ses membres ont appris à parler leur langue et à jouer selon leurs règles. Ils sont devenus riches et influents, mais ce succès a eu un prix : celui de la méfiance et de l’aversion persistante de la famille royale béninoise.
Obaseki et l’oba sont tous deux des patriotes. Chacun souhaite avoir l’honneur de récupérer les trésors artistiques du Bénin et de rétablir les villes du royaume dans leur grandeur. Les plans du gouverneur sont fondés sur l’idée, déjà émise par son arrière-grand-père en 1897, que le Bénin atteindrait plus facilement ses objectifs s’il acceptait les conditions fixées par les Occidentaux. L’oba considère au contraire, comme son arrière-arrière-grand-père, que le Bénin doit s’imposer sur la scène internationale selon ses propres modalités, sans se soumettre aux pressions extérieures.
Qui va gagner ? Le Nigeria est un pays profondément religieux. Dans l’État d’Edo, le christianisme est la religion dominante. Pour me faire une idée de l’opinion publique locale, j’ai rendu visite à plusieurs éminents pentecôtistes et pasteurs évangéliques. En tant que chrétiens, ils étaient plutôt réservés sur le côté idolâtre de l’art traditionnel béninois. Mais, pressés de se prononcer sur l’issue de l’affrontement entre l’oba et le gouverneur, ils ont été catégoriques et unanimes : l’oba l’emporterait.
Celui des deux qui se retrouvera en position de décideur pour le rapatriement des œuvres d’art béninoises – et pour les subventions des gouvernements occidentaux et des fondations qui vont avec – contrôlera des centaines d’emplois et des dizaines de millions de dollars de contrats de construction et d’exploitation. La capacité de donner du travail et de distribuer des contrats induit un énorme pouvoir politique – et souvent la richesse personnelle. Le budget de l’État d’Edo n’était cette année que d’environ 500 millions de dollars. Une entité ou une personne dépensant des dizaines de millions de dollars pour construire un musée – et plusieurs millions pour le faire fonctionner – deviendrait instantanément un acteur majeur au sein de l’ancien royaume du Bénin. C’est un enjeu qui vaut la peine de se battre. Cependant, tandis que le gouverneur et l’oba se tournent autour, un autre prétendant rôde, le plus puissant de tous : le gouvernement fédéral nigérian.
L’idée d’Obaseki et d’Ihenacho d’un musée indépendant et privé n’a pas été conçue pour contrarier l’oba, mais clairement pour défendre les objets d’art restitués contre un gouvernement fédéral qui a lamentablement – et souvent malhonnêtement – échoué à protéger le patrimoine culturel du Nigeria. Ce triste bilan est décrit par Oluseun Onigbinde, directeur d’un groupe de transparence fiscale appelé BudgIT. Dans un livre paru en 2021, The Existential Questions, il analyse sans complaisance les problèmes les plus urgents du Nigeria contemporain. Lui aussi, m’a-t-il dit, aimerait voir un jour les pièces du Bénin restituées. Mais, pour l’instant, « la gestion de nos musées est très, très mauvaise. Bien souvent, les gens se retrouvent embauchés dans ces endroits non parce qu’ils sont qualifiés mais par hasard. Beaucoup des employés de musées ne comprennent pas leur mission – surtout au niveau de la direction. Il n’existe pas de règles strictes concernant la gestion des musées : qui y a accès, qui en est responsable. Je suis allé au musée de Kano. La façon dont les pièces étaient conservées laissait franchement à désirer. On pouvait y entrer par effraction et en repartir avec n’importe quoi. »
Ce n’est pas la première fois que l’on projette de placer l’art du Nigeria sous le contrôle des autorités nigérianes. Des années avant la naissance des principaux protagonistes évoqués dans ces lignes, un fonctionnaire colonial britannique du nom de Kenneth Murray avait entrepris de doter le Nigeria d’un musée digne de son patrimoine. L’histoire est bien racontée dans « Le butin. La Grande-Bretagne et les bronzes du Bénin » 1, le livre de Barnaby Phillips.
Murray était arrivé au Nigeria en 1927 pour enseigner l’art, et il avait été fasciné par le patrimoine artistique local. Depuis des décennies, les habitants des collines du centre du pays mettaient au jour des têtes et des personnages en argile d’une finesse et d’une beauté exceptionnelles. En 1943, le gouvernement colonial avait soumis certaines de ces pièces à une expertise scientifique. Elles remontaient à deux mille ans ou plus. Cette découverte avait incité les autorités coloniales à créer un département des Antiquités nigérianes et à nommer Murray comme premier directeur.
En 1957, le Musée national du Nigeria avait ouvert ses portes dans la capitale de l’époque, Lagos. Il possédait 90 pièces béninoises ; 55 d’entre elles avaient auparavant appartenu au British Museum. Lorsque le Nigeria obtint son indépendance, en 1960, Lagos possédait une collection d’art béninois qui n’était surpassée que par celles de Londres et de Berlin, ainsi que quantité de trésors issus des nombreuses autres traditions artistiques du pays.
J’ai visité le Musée national du Nigeria à deux reprises au cours de mon séjour. Cet édifice tout en longueur s’est progressivement effondré. Entre le bâtiment du musée et le parking, l’étendue négligée de ce qui aurait pu être un jardin était constellée de détritus. À l’intérieur, des fils électriques pendaient des dalles tachées et cassées du plafond. Le vrombissement du faible groupe électrogène du musée et l’odeur de gazole envahissaient l’espace. Là où le soleil n’entrait pas, le musée était plongé dans la pénombre, car de nombreuses ampoules avaient grillé.
Le Musée national ne manque pourtant pas complètement de ressources. Il emploie environ 200 personnes, du directeur du musée aux conservateurs en passant par les préposés, les agents de sécurité et la femme qui dort la tête sur le comptoir de la minuscule boutique de souvenirs. Lors de ma première visite, un lundi à midi, il n’y avait aucun visiteur – et cela dans une métropole de plus de 20 millions d’habitants. Ils n’étaient pas plus nombreux lorsque je suis revenu à midi le dimanche suivant.
Au cours de ma première visite, alors qu’un conservateur me conduisait vers la section du Bénin, toutes les lumières se sont éteintes. L’allocation quotidienne de gazole était épuisée. C’est grâce à la lampe de mon téléphone portable que j’ai pu contempler quelques pièces béninoises. Pour voir les plus emblématiques des acquisitions de Murray, m’a-t-on dit, il faudrait que je revienne.
Le nombre de pièces béninoises exposées au Musée national est bien inférieur à celui des pièces effectivement acquises par Murray. Il est certes fréquent qu’un musée n’expose qu’une partie de ses collections, mais, au fil des années, certains objets importants ont disparu du musée de Lagos. En juin 1980, des diplomates nigérians avaient acheté aux enchères à Londres quatre bronzes du Bénin pour 532 000 livres sterling. Peu après leur arrivée à Lagos, le plafond de la réserve du musée avait été percé et ces nouvelles pièces volées. Barnaby Phillips a pu apporter la preuve que deux plaques du Bénin acquises par le Metropolitan Museum of Art en 1991 avaient été subtilisées dans la collection Murray du Musée national (le Met les a depuis restituées).
Lorsque des vols étaient détectés, les autorités nigérianes les imputaient systématiquement à des employés du bas de l’échelle. Mais, en 1976, le directeur de la section Ethnographie du British Museum a averti le gouvernement britannique que des politiciens nigérians « pillaient leurs propres collections » – parfois sans faire preuve de beaucoup de discrétion. En 1973, le chef d’État nigérian de l’époque, le général Yakubu Gowon, s’est rendu en visite officielle au Royaume-Uni. Il voulait remercier les Britanniques pour leur soutien pendant la guerre civile nigériane de 1967-1970, un conflit sanglant qui avait fait quelque 2 millions de morts. Avant de quitter le Nigeria, Gowon était allé au musée de Lagos choisir l’une des têtes béninoises acquises par Murray pour l’offrir à la reine Elizabeth. Les Britanniques ont d’abord cru qu’il s’agissait d’une reproduction. Aujourd’hui encore, cette tête figure dans la collection Windsor – chose extrêmement embarrassante à la fois pour le gouvernement britannique et pour le gouvernement nigérian.
Le musée conçu par le gouverneur Godwin Obaseki est doté d’un conseil d’administration indépendant pour éviter la continuation de ces pratiques déplorables. Du moins en théorie. Mais est-ce réaliste ?
L’une des toutes premières personnes que j’ai rencontrées au Nigeria était le ministre de l’Information et de la Culture, Lai Mohammed. J’ai eu droit à une déclaration enflammée sur la prévalence des droits fédéraux sur ceux des autres prétendants à l’héritage du royaume du Bénin. « Il n’y a pas le moindre doute, pas la moindre ambiguïté quant à l’absolue primauté du gouvernement fédéral sur les autorités étatiques ou traditionnelles, s’agissant des questions relatives aux monuments, aux musées et aux objets d’art », a-t-il affirmé.
Depuis son indépendance, le Nigeria concentre tout le pouvoir politique au niveau fédéral – et, à ce niveau-là, on a des vues précises sur les œuvres d’art du Bénin. Celles qui ont été restituées jusqu’à présent ont été revendiquées par les autorités fédérales. Le président actuel, Muhammadu Buhari, a de son propre chef offert certaines des premières œuvres d’art rapatriées à l’oba, comme il en a le droit. En supposant que Buhari quitte comme prévu ses fonctions en mai 2023, celui ou celle qui lui succédera disposera du même pouvoir discrétionnaire. Il se pourrait donc que des antiquités valant au total plusieurs centaines de millions de dollars quittent bientôt les musées occidentaux sans qu’ait été planifiée la façon de les exposer ni de les protéger des tristes conditions dont souffrent les diverses institutions culturelles nigérianes gérées par le gouvernement.
Lorsque j’ai évoqué les précédents agissements du gouvernement nigérian, Lai Mohammed, le ministre de la Culture, m’a rétorqué : « Vous ne pouvez pas me voler mes biens et ensuite, quand je vous demande de me les rendre, répondre que vous n’avez pas confiance dans la façon dont je vais les conserver. »
Cette forme de raisonnement, qui rencontre un puissant écho en Occident, est soutenue par ceux qui, comme Dan Hicks, critiquent avec virulence les musées occidentaux. Hicks, l’un des conservateurs du Pitt Rivers Museum, à l’Université d’Oxford, est un ardent promoteur de la restitution des œuvres béninoises. En 2020, il a publié un ouvrage enflammé, « Les musées brutanniques » 2, pour défendre ses vues.
Hicks plaide pour le retour immédiat des œuvres d’art prises par les puissances coloniales européennes. Ce n’est pas aux Occidentaux de se préoccuper de ce qu’il advient ensuite de ces objets. Ils feraient mieux de faire leur examen de conscience et de s’interroger sur l’iniquité de leur propre culture. « Il est temps de clore cet épisode en analysant cet héritage blanc avant de le condamner et de le démanteler », écrit-il. Mais faire de la restitution un rituel d’aveu et d’expiation, d’autopurification par l’autopurgation, entraîne des conséquences que l’on ne peut ignorer.
Les musées occidentaux répugnent à exprimer leurs doutes quant au sort incertain des pièces restituées au Nigeria. Les conservateurs que j’ai interrogés s’en sont tous tenus à des propos très généraux. D’ailleurs, indépendamment des problèmes de sécurité, il serait assez ironique de voir le gouvernement fédéral du Nigeria devenir le gardien des bronzes du Bénin. Les autorités coloniales britanniques avaient favorisé les peuples du Nord, les Haoussas et les Peuls, pour le recrutement militaire. Après l’indépendance, le Nord a eu tendance à dominer l’État nigérian. Cette domination a déclenché la guerre civile des années 1960, lorsque le peuple igbo du Sud a voulu former son propre État indépendant, le Biafra. La région de Benin City a tenté de rester neutre, avec comme résultat d’avoir été envahie par le Sud avant d’être occupée par le Nord. Les forces fédérales ont fini par soumettre l’État sécessionniste du Biafra par la faim. À certains égards, l’État fédéral nigérian actuel perpétue davantage qu’il ne remplace le système qui a renversé le royaume du Bénin en 1897.
En 1991, la capitale du Nigeria a été déplacée de Lagos à Abuja, à 750 kilomètres de route vers le nord-est [au centre du pays], plus ou moins sur la ligne de démarcation entre le Sud chrétien et le Nord musulman. Abuja est le siège de la présidence du Nigeria, de son Assemblée nationale et des bureaux des administrateurs des différents États nigérians en quête de subventions et de faveurs des autorités centrales. Ce qui manque à la ville, ce sont des institutions culturelles nationales.
En janvier 2022, Abba Isa Tijani, le directeur général de la Commission nationale des musées et monuments du Nigeria, a prononcé un discours dans lequel il proposait la création dans la capitale d’un grand musée qui servirait d’abri naturel aux œuvres d’art béninoises rapatriées. Mais à quoi rimerait le déplacement des œuvres d’art du Bénin depuis Londres, l’ancienne capitale impériale, vers Abuja, une capitale impériale juste un peu moins éloignée ?
Alors, qui devrait être l’ultime garant des bronzes du Bénin ? Le rêve de faire de Benin City la prochaine grande destination culturelle se heurte aux dures réalités pratiques des voyages à destination – et à l’intérieur – du Nigeria : visas touristiques coûteux et longs à obtenir, routes peu sûres, liaisons aériennes non fiables, risque d’être la cible de la florissante industrie du kidnapping. Qui plus est, le gouverneur Obaseki a un mandat limité ; il ne sera plus en fonction à la fin de l’année 2024. Or les États nigérians ont la fâcheuse habitude de lancer des projets ambitieux promus par un gouverneur puis de les abandonner sous le suivant.
Les revendications de l’oba, quant à elles, doivent prendre en compte cette réalité juridique : il n’est pas à la tête d’un gouvernement. Lui restituer les objets signifierait convertir ce qui était autrefois la propriété sacrée d’un roi régnant en richesse personnelle pour une famille. Dans le Bénin précolonial, l’oba était le seul commanditaire autorisé d’œuvres en métal fondu. Il pouvait offrir ces œuvres en cadeau à ses partisans, mais, avant 1897, elles ne constituaient pas un produit commercialisable. Le Nigeria d’aujourd’hui est régi par des lois sur la propriété similaires à celles du système britannique. Si un Nigérian possède une œuvre d’art, il peut bien sûr la vendre. Et, même si l’oba actuel a juré de conserver dans un futur musée tous les objets d’art qui lui seront rendus, il a des héritiers qui auront des héritiers. Dans les décennies à venir, il y aura des besoins, des revers commerciaux, des divorces – et désormais un nouveau portefeuille d’actifs familiaux pour couvrir ces futures dépenses.
Il convient aussi de considérer des questions plus fondamentales, comme la possibilité – ou la nécessité – de déconstruire l’Histoire. Calquer les identités du présent sur l’art du passé est presque inévitablement une source d’illusions, voire pire. Considérons cet autre célèbre trésor en exil, le Grand Autel de Pergame, présentement à Berlin. Il a été commandé par un roi hellénistique de langue grecque pour sa capitale, située près de la côte occidentale de l’actuelle Turquie. À qui faudrait-il le restituer ? À la Grèce ou à la Turquie ? Les collections des musées sont des institutions humaines. Elles peuvent et doivent faire l’objet d’examens critiques. Mais il faut également s’interroger sur les critères d’examen. La règle selon laquelle l’art doit appartenir au gouvernement actuel du lieu où il a été créé il y a des siècles n’est pas, à mon avis, irrécusable.
Les actuels propriétaires de ces objets ne peuvent pas non plus effacer les barbaries de jadis en s’en débarrassant. Le passé de l’humanité était cruel pour presque tout le monde ; et, parmi ceux qui avaient les moyens de commander des œuvres, bien peu étaient blancs comme neige – y compris les souverains du Bénin. Le royaume a atteint son apogée au moment même où les Portugais transformaient l’île voisine de São Tomé en plantations de cannes à sucre. Au début des années 1500, São Tomé était le plus grand producteur sucrier du monde, et c’est le Bénin qui fournissait une grande partie des bras qui effectuaient le travail. L’ancien Bénin produisait des tissus, du poivre et de l’ivoire, mais pas son propre métal. Les obas obtenaient le matériau nécessaire à leurs glorieuses œuvres d’art en échangeant les personnes qu’ils avaient réduites en esclavage contre du laiton, vendu par les marchands portugais. Comme le Panthéon romain ou le manoir de Thomas Jefferson à Monticello, en Virginie, l’art du Bénin affiche la richesse des propriétaires d’esclaves. Cela n’enlève rien à la beauté de ces objets, mais cette dimension de violence ne doit pas non plus être occultée.
Oluseun Onigbinde fait valoir qu’il n’y a au Nigeria qu’une petite minorité, une élite, pour qui le rapatriement des œuvres d’art figure parmi les dix priorités du pays. Mais, pour cette minorité-là, le vol de leur patrimoine artistique est l’un des traumatismes les plus manifestes et douloureux qu’ait provoqués le colonialisme. Quand on parle de l’art africain en exil, on a en tête bien, bien plus que cela. « L’art est un puissant moyen de comprendre ce qui nous lie les uns aux autres : voici ce dont je suis issu, m’a dit le collectionneur nigérian Femi Akinsanya. Et c’est une façon d’appréhender cet héritage, dans toute sa complexité. »
L’idée est séduisante. Mais elle soulève une autre question : en matière d’art, qui est ce « nous » qui s’exprime ? En 1907, Pablo Picasso, alors âgé de 25 ans, avait vu des masques africains dans la poussière du tout premier musée d’Ethnographie de Paris, alors situé au Trocadéro, en face de la tour Eiffel. Cette rencontre allait le lancer dans une nouvelle phase de son art. Elle lui avait appris que la peinture « est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Le jour où j’ai compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin. » 3 Quelques semaines plus tard, Picasso achevait ses célèbres Demoiselles d’Avignon, où des masques africains remplacent les visages de deux des cinq figures féminines nues. Dans la vision de Picasso, l’Afrique était devenue une source d’inspiration pour l’art du monde moderne.
La muséographie est en train de véritablement se structurer en Afrique de l’Ouest. Le gouvernement chinois a fait don de plusieurs millions de dollars pour aider à construire un impressionnant musée au Sénégal qui accueillera les œuvres prêtées par le gouvernement français. En face du Musée national de Lagos s’est installé un centre consacré à la culture du peuple du sud-ouest du Nigeria, les Yorubas. À Lagos et à Los Angeles, la Rele Gallery propose à la vente des œuvres nouvelles vibrantes de vitalité. Il y a là de quoi admirer et célébrer l’art africain.
Mais, s’il est bon d’applaudir ce qui est en train d’émerger, je crois qu’il faut aussi défendre ce qui existe déjà. Le musée à l’occidentale est une grande réalisation de la civilisation humaine. Il se peut que les musées plongent leurs racines dans les méfaits des rois et les turpitudes des colonisateurs. Mais, à l’heure actuelle, ils permettent surtout à des dizaines de millions de personnes de partager ce qui ne constituait autrefois que la jouissance personnelle d’une poignée de notables riches et puissants. Les musées situés dans des États stables offrent aux trésors fragiles et précieux qu’ils abritent une sécurité inégalée. Ceux qui se trouvent dans des centres d’affaires et des grandes destinations internationales permettent de mettre ces objets rares au contact du plus grand nombre. Avant la pandémie de Covid, le British Museum attirait près de 4 millions de visiteurs étrangers par an ; et le Louvre, quelque 10 millions de visiteurs annuels dont les trois quarts provenaient de pays autres que la France. L’importante diaspora africaine d’Amérique du Nord, qui ne cesse de croître, devrait, elle aussi, pouvoir admirer son patrimoine dans les musées de New York, de Chicago, de Washington et de Toronto.
Il y a plus de grandes œuvres d’art dans ce monde qu’il n’y a d’endroits pour les exposer correctement. J’ai visité la collection du Bénin au British Museum avec Barnaby Phillips quelques heures avant de m’envoler pour Lagos. « Combien de pièces béninoises voyez-vous ici ? » m’a-t-il demandé. J’en ai compté environ 65. Il a répondu qu’en 1897 les Britanniques avaient emporté au moins 3 000 objets en ivoire et en métal. Combien d’objets un nouveau musée ouest-africain d’art béninois pourrait-il souhaiter exposer ? Trente ? Quarante ? Une centaine ? « Il y en a sûrement assez pour tout le monde », estime Phillips.
Peut-être pourrait-on considérer d’autres types d’arrangement, notamment des collaborations intermusées ou des compensations financières. Ou encore des programmes d’échanges internationaux permettant à des œuvres entreposées à Berlin ou à Londres d’être montrées dans des expositions temporaires itinérantes au Nigeria. On pourrait compléter ces programmes par des initiatives offrant aux Nigérians des possibilités de carrière dans les arts et la culture, domaines où ils ne trouvent aujourd’hui d’opportunités qu’à la condition d’émigrer. On pourrait aussi augmenter le nombre de bourses d’études destinées aux artistes et artisans prometteurs, et promouvoir plus activement l’art contemporain d’Afrique auprès des marchés internationaux. J’ai eu le plaisir de visiter le musée fondé par le prince Yemisi Adedoyin Shyllon à l’Université panatlantique, à l’est de Lagos. Contrairement au musée gouvernemental du centre-ville, ici, tout est méticuleusement conservé par une équipe réduite et efficace. J’ai découvert des artistes que je ne connaissais pas auparavant et dont, maintenant, je suis le travail de près.
Les expositions dans les musées occidentaux pourraient par ailleurs être revues pour donner un meilleur aperçu de la culture au sein de laquelle cet art a surgi. Au British Museum, par exemple, l’art du Bénin est accompagné d’un texte écrit sur le mur relatant l’expédition de 1897. Pourquoi ne pas présenter une modélisation du palais royal, pour donner à voir la civilisation qui a créé l’art béninois d’avant 1897 ? La ville de Benin City n’attend qu’une chose : que des recherches archéologiques soient menées sur son patrimoine et qu’elle puisse restaurer l’ambitieux réseau de murs et de douves de la ville historique, hélas effondré et jonché d’ordures aujourd’hui. Le projet de musée du gouverneur Obaseki inclut des travaux archéologiques. Même s’il n’aboutit pas, un soutien extérieur pourrait contribuer à mettre en œuvre ces fouilles. Peut-être pourrait-on construire une réplique de certains des anciens quartiers royaux, à l’instar du palais des rois de Prusse, qui a été reconstruit sur son site historique à Berlin. Les revendications de la famille royale du Bénin pourraient enfin être satisfaites par une restitution financière, peut-être sous forme d’une fondation placée sous le patronage royal pour soutenir les arts et la culture de l’État d’Edo.
Mais ce qui importe le plus, c’est de substituer à la rancœur polémique qui, aujourd’hui, biaise les discussions une vision plus large et optimiste. Une partie du travail a déjà été entreprise. Il faut aller plus loin.
— David Frum est un journaliste canadien, connu pour avoir rédigé des discours pour le président George W. Bush. Il fait partie de la rédaction en chef de The Atlantic. Il a récemment publié Trumpocalypse: Restoring American Democracy (Harper, 2020). — Cet article est paru dans le numéro d’octobre 2022 de The Atlantic. Il a été traduit par Jean-Louis de Montesquiou.
[post_title] => Voyage au cœur des passions nigérianes [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => voyage-au-coeur-des-passions-nigerianes [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:47:36 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:47:36 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=125908 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 126120 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:47:28 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:47:28 [post_content] =>En ouvrant la nouvelle monographie de Saul Leiter, photographe américain disparu en 2013 à l’âge de 89 ans, nous avons l’impression de pénétrer dans son antre. C’est la trouvaille majeure de ce livre. Au-delà d’une présentation de 76 clichés jamais rendus publics auparavant, c’est une plongée dans l’univers leiterien rendu palpable grâce à tout un corpus d’images contextuelles. Celles de son appartement dans le quartier d’East Village, à New York, de ses innombrables diapositives – son médium de prédilection – ainsi que de l’équipement que celles-ci nécessitent : la petite table lumineuse sur laquelle Leiter triait et sélectionnait ses photos, une visionneuse de poche, un projecteur. Au détour d’une page, on aperçoit, par exemple, des rangées de diapositives imparfaitement alignées, dans leur cache en carton et annotées à la main, laissant apparaître en transparence de minuscules clichés que l’on découvrira agrandis un peu plus loin dans le livre.
Le lecteur apprend surtout que l’artiste prolifique a laissé derrière lui une montagne d’archives, dont un fonds de diapositives qui comprend au moins 40 000, voire 60 000 pièces. Il est géré aujourd’hui par la Fondation Saul Leiter, créée en 2014 par Margit Erb, qui a été la représentante du photographe pour la Howard Greenberg Gallery et l’avait assisté dans le classement de ses archives. En 2018, la fondation s’est lancée dans un travail de longue haleine de visionnage, d’inventaire et de numérisation des diapositives, surnommé « Projet diapos », qui a donné lieu à cet ouvrage.
Les photographies présentées ici couvrent la période la plus fertile de l’artiste, de 1948 jusqu’au début des années 1960. Né à Pittsburgh, en Pennsylvanie, dans une famille de rabbins, Saul Leiter abandonne ses études talmudiques et emménage à New York à l’âge de 23 ans pour se consacrer à la peinture et à la photographie, auxquelles il s’est initié à l’adolescence. Il est l’un des premiers à expérimenter les possibilités de la photographie couleur, en arpentant avec son appareil les rues du Downtown Manhattan. « On peut considérer que toutes ces œuvres traitent du même sujet : la couleur », souligne Michael Parillo, qui s’occupe du catalogue numérique de l’œuvre de Leiter. Il utilisait souvent des pellicules couleur périmées, qui permettaient d’obtenir des variations chromatiques originales.
À une époque où les codes visuels sont dictés par la photographie en noir et blanc, Saul Leiter crée un style à nul autre pareil. Dans The Unseen Saul Leiter, il n’y a pas de grands paysages aux perspectives dégagées, ni de portraits de face. Dans ses compositions espiègles, le photographe joue à juxtaposer, à superposer, à fragmenter les plans à l’infini. Les images sont souvent prises comme à travers une sorte de voile qui empêche de voir la scène : des branches, une vitre embuée ou recouverte de gouttes de pluie, des rideaux qui laissent entrevoir par un ajour quelques silhouettes au loin abritées sous des parapluies. Il arrive qu’un objet surgisse en plein milieu du cadre : un poteau, une partie de l’habitacle d’une voiture. Leiter fait de ces objets « gênants » des éléments clés de la composition de l’image, qui hésite entre l’abstraction et la figuration.
Pour percer le mystère de ces clichés, il faut se souvenir des larges aplats de rouge et de noir des tableaux de Mark Rothko, que Leiter admirait. Il affectionne également toutes les formes de flou : les gros flocons de neige se mêlent au grain de la photo, une voiture en mouvement se transforme en une tache jaune et verte, l’avant-plan ou l’arrière-plan est parfois complètement indistinct. « Les expérimentations de Leiter ont précédé de plusieurs décennies la street photography en couleur, devenue populaire dans les années 1970 », rappelle Michael Parillo. On referme le livre, qui met brillamment en valeur l’esthétique très particulière des diapositives couleur, avec le sentiment d’avoir fait une visite privée du studio de Saul Leiter, en compagnie de guides sensibles et véritablement amoureux de son œuvre.
— E. D.
[post_title] => Dans l’antre du photographe [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => dans-lantre-du-photographe [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:47:29 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:47:29 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=126120 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 125923 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:47:23 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:47:23 [post_content] =>Peu importe à qui l’on s’adresse, à son père ou à sa mère, à ses deux sœurs ou à Johann Traber junior lui-même, tous finissent immanquablement par évoquer ce jour qui a changé à jamais leur vie et le destin de leur famille. Les uns le racontent en pleurant, les autres d’une voix brisée, seul Johann Traber junior en parle avec une sobriété presque désinvolte. Il a aujourd’hui 37 ans, et c’est le seul à ne pas s’en souvenir, à ne pas avoir d’images devant les yeux.
C’était le 21 mai 2006, un jour pluvieux à Hambourg. On fêtait l’inauguration du nouveau Jungfernstieg, la grande promenade de la ville, lorsqu’il est tombé d’une hauteur de 52 mètres.
Katharina Traber, 33 ans, la sœur cadette : « Nous n’avions jamais imaginé qu’il pourrait arriver quelque chose. »
Anna Traber, 36 ans, la sœur aînée : « Jusqu’à ce jour, nous nous sentions invulnérables. »
Johann Traber senior, 68 ans, le père : « Je revois encore toute la scène : comment le mât se tord. Comment Johann tombe. Comment il se balance, inerte, au bout de la longe de sécurité attachée à sa taille, comme s’il était suspendu à une potence. Ces images ne veulent pas s’effacer. »
Mitzi Traber, 61 ans, la mère : « Non, ces images resteront pour toujours. C’est pourquoi nous n’y arrivons plus. Nous n’avons plus le sang-froid nécessaire. »
Les Traber comptent parmi les plus anciennes dynasties d’artistes d’Allemagne. C’est en 1512 qu’ils auraient été mentionnés pour la première fois dans un document évoquant des comédiens ; selon la légende familiale, ils dansent sur la corde depuis 1799. Ils se sont produits à Madrid et à Tokyo, au stade de Wembley, à Londres, et à la porte de Brandebourg, à Berlin. Ils ont marché sur la corde sans filet et les yeux bandés, s’y sont tenus sur la tête, sur les mains et sur les épaules, y ont roulé sur des monocycles, des vélos, des motos. Et ils ont établi quelques records délirants : le temps le plus long sur une corde haute (dix-sept jours), la distance la plus longue (640 mètres), la hauteur la plus élevée (2 962 mètres, sur la Zugspitze, le sommet le plus haut d’Allemagne), la vitesse la plus élevée (96 km/h à moto, sur une corde de 380 mètres), le plus grand nombre de sauts périlleux (quinze, à 40 mètres de hauteur, également sur une moto). Pendant seize générations, tout s’est bien passé.
L’entreprise s’est transmise de père en fils, de fils aîné en fils aîné. De Johann en Johann. C’est également ce qu’avait prévu Johann Traber senior. Mais son fils, Johann junior, est tombé. Il a été grièvement blessé, mais il a survécu. Depuis, les Traber doivent se battre.
On pourrait raconter leur histoire comme une tragédie. Mais c’est surtout l’histoire d’une famille, une histoire qui parle du sens du devoir et de la tradition, de pères, de leurs fils et de leurs filles – et de haute voltige. Un art millénaire qui, pour beaucoup, semble aussi désuet que le patriarcat qui a si longtemps marqué cette famille.
Je rencontre les Traber par une chaude journée du mois de juin. Une route étroite mène à leur propriété de 5 000 m2, le Jägerhof, située près de la petite ville de Vieux-Brisach, non loin de la frontière franco-allemande, dans le Bade-Wurtemberg. Après un camion-kiosque, la route bifurque et débouche sur le royaume de la famille Traber. Autour d’une place pavée sont regroupés une chapelle blanchie à la chaux, sept grands garages dans lesquels sont entreposés des équipements qui pèsent des tonnes et quatre maisons dans lesquelles vivent les Traber : Johann Traber senior et sa femme Mitzi, mariés depuis trente-huit ans ; leur fils, Johann junior ; leur fille cadette, Katharina, et son compagnon ; et Anna, la fille aînée, avec son mari et leurs deux enfants, Mex, 8 ans, et Antonia, 5 ans.
Les Traber distinguent deux types de personnes : les bourgeois, qu’ils appellent aussi « les paysans », et les gens comme eux, les itinérants, les gens du cirque, les gens du voyage. Et, comme il est d’usage chez ces derniers, ils forment une famille qui se rassemble autour du père. Il est au sommet de la hiérarchie et, même si ses enfants contestent parfois ses décisions, ils finissent généralement par se plier à sa volonté. Surtout sur la corde. Là, aucun ordre ne peut être discuté. On leur a inculqué cela dès leur plus jeune âge. Car ils risquent leur vie à la moindre hésitation.
Le patriarche m’attend dans l’un des pavillons, sous le lustre du salon. Johann Traber senior est un homme aussi subtil que bavard, qui commence par demander à chacun son signe astrologique.
Traber (qui est Taureau) confie qu’il s’en veut pour la chute de son fils, il y a quinze ans 1. Ses enfants ne sont pas d’accord. Ils assurent que leur père n’y est pour rien. Mais Traber ne l’entend pas de cette oreille. « Je suis le père, le chef de famille, dit-il. Bien sûr que j’en porte la responsabilité. J’ai toujours voulu que mes enfants puissent compter sur moi. »
Johann junior : « J’avais 6 ans lorsque j’ai fait mes débuts, à l’Europa-Park de Rust. Mon père et moi sommes passés sur le câble à moto. À 75 mètres de hauteur. À la fin, je suis monté sur ses épaules. Je n’avais pas peur, je me sentais protégé et en sécurité. Après tout, mon père était là, il avait tout sous contrôle. »
Anna : « Je n’ai pas choisi ce travail sur la corde parce que j’aime particulièrement être artiste ou au centre de l’attention. Je l’ai fait pour respecter la tradition et aussi pour papa. »
Johann senior : « Pour devenir un bon funambule, il faut faire confiance à son père. C’était pareil avec mon papa. »
Johann senior se lève et passe du pavillon à une maison située en face, en diagonale. Contrairement à ses trois enfants, il se promenait encore régulièrement sur la corde l’année dernière, à l’Europa-Park de Rust, sur un traîneau, déguisé en père Noël. Cette année aussi, il doit s’y produire, tous les jours pendant six semaines. Il déverrouille la porte et entre dans son musée.
Des coupes argentées et scintillantes forment un arc de cercle derrière une vitrine et, au mur, sont accrochées peut-être 50 motos. Traber regarde autour de lui. Il pourrait raconter une anecdote sur chacune des pièces exposées : sur la photo avec Roger Moore, avec qui l’équipe de Traber, engagée pour les cascades, a autrefois tourné un James Bond. Ou sur la Smart décapotable avec laquelle il s’est hissé jusqu’au sommet de la tour de télévision de Stuttgart sur un câble incliné. Arrivé à 53 mètres de hauteur, il a tiré le frein à main, il est descendu et il a fait le poirier sur le cadre du pare-brise. « Quand je suis ici, dit-il, je me sens de nouveau fier. J’entends les murmures du public, les cris d’effroi et les applaudissements. »
Ce que Johann senior ne montre pas et que seul son fils sortira plus tard dans l’après-midi, c’est le costume que celui-ci portait lors de sa chute. Le maillot blanc déchiré, le sang séché couleur brun rouillé.
Traber a besoin de reprendre son souffle, il s’assied à une table ronde en bois. Il dit : « Parfois, ça fait mal. C’est la nostalgie. Dès ma naissance, j’ai eu pour mission de maintenir la tradition. Tant que je serai en vie, le Traber Show continuera d’exister. Mais, quand je ne serai plus là, il s’arrêtera sans doute. »
Traber s’est vu diagnostiquer un cancer de la prostate il y a quatre ans, il a subi plusieurs chimiothérapies et radiothérapies. Il se sent faible, confie-t-il, et dort mal la nuit. Il assure ressentir sa propre finitude. Il a 68 ans ; son père, qui s’appelait également Johann et qu’il admirait par-dessus tout, est mort à 69 ans. La question que se pose Traber, et qu’il adresse parfois en pensée à son père décédé, est la suivante : qu’est-ce que je vais laisser derrière moi ?
Traber le sait : lorsqu’il ne sera plus là, une tranche de l’histoire familiale disparaîtra avec lui, ainsi qu’une partie des connaissances nécessaires pour être un bon funambule.
Le funambulisme a une histoire millénaire. Depuis l’Antiquité au moins, des hommes se tiennent en équilibre sur des cordes vacillantes de quelques centimètres d’épaisseur, très haut au-dessus du sol. Il existe des peintures sur vase et des fresques datant de 1350 av. J.-C. représentant des funambules. Cet art a connu son apogée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, avant l’invention de la télévision et la démocratisation de la radio. À cette époque, il pouvait attirer des milliers de personnes sur la place du marché, venues admirer l’audace des artistes. Aujourd’hui, on ne compte plus en Europe que quelques familles qui marchent sur la corde. Tout comme de nombreux cirques, les anciennes familles de saltimbanques se demandent comment enthousiasmer le public avec un spectacle à l’ancienne quand quelques clics suffisent pour voir sur YouTube des gens traverser des gorges pieds nus sur des kilomètres de slackline 2 ou sauter en parachute depuis la stratosphère.
En Allemagne, il n’y a plus que les frères Weisheit, basés à Gotha, qui peuvent vivre du funambulisme. Toutes les autres grandes dynasties d’artistes, dont certaines se produisent depuis le Moyen Âge, ne sont plus en activité depuis longtemps : les Bühler, les Kolter, les Malmström.
Lorsqu’on parle avec les Traber, on a l’impression qu’ils ne comprennent pas très bien eux-mêmes pourquoi on a cessé de faire appel à eux. Est-ce parce que, pour leurs clients – les entreprises, les cirques ou encore les parcs de loisirs –, le risque est trop important désormais ? Craignent-ils, depuis l’accident de Johann junior, la mauvaise presse que susciterait une chute ?
L’auteur Paul Auster a un jour écrit un texte sur son ami, le funambule Philippe Petit, qui s’est entraîné dans sa jeunesse avec les Traber avant d’acquérir une renommée mondiale, notamment en marchant sur un câble métallique tendu entre les tours du World Trade Center, à New York. Ce qui fait l’intérêt de la haute voltige, remarque Auster, ce n’est pas le danger – il s’agit plutôt de le faire oublier au public. La beauté du funambulisme réside dans sa « totale inutilité », elle procède d’« un désir à la fois extravagant et parfaitement naturel ». Le funambulisme se passe d’explications et, en même temps, éveille en nous une profonde pulsion esthétique.
Johann Traber parle du rêve de voler, qui est à la base de la haute voltige. Quand on regarde d’en bas, on doit avoir l’impression que l’artiste est en train de planer.
Les funambules distinguent différents types de numéros. Il y a le funambulisme qui se pratique généralement dans les cirques et à quelques mètres de hauteur au-dessus d’un filet de sécurité. Ce que Traber qualifie, avec dédain, d’« acrobatie au sol » : « Marcher à 5 mètres de hauteur, beaucoup savent le faire, dit-il. Mais à 50 mètres ? Très, très peu de gens en sont capables. »
Il y a le travail au mât, qui fait jusqu’à 50 mètres de haut, sur lequel l’artiste grimpe et au sommet duquel il se met sur la tête ou sur les mains et se balance de telle sorte qu’il oscille sur plusieurs mètres.
Il y a également le travail au trapèze, qui est généralement suspendu sous une moto, elle-même lancée sur le câble. L’artiste fait par exemple le grand écart ou se pend la tête en bas, assuré seulement par un pied.
Et il y a la discipline reine, le funambulisme proprement dit, qui se pratique sur une corde droite ou inclinée, tendue à une hauteur vertigineuse. Parfois c’est à 30 mètres au-dessus du sol, parfois à 50 mètres. Le funambule tient dans ses mains un balancier en aluminium pouvant mesurer jusqu’à 7 mètres de long et peser jusqu’à 40 kilos, qui l’aide à abaisser son centre de gravité et à garder ainsi l’équilibre. La plupart des funambules ne sont pas assurés. Il n’y a pas d’explication logique à cela. En 2006, au sommet du mât, Johann était assuré, et c’est ce qui lui a sauvé la vie. Lorsqu’on demande aux Traber pourquoi ils ne s’assurent pas sur la corde, ils invoquent leur honneur d’artiste.
Johann senior : « Bien sûr, on joue avec sa vie. À certains moments où j’ai eu peur de mourir, il m’est arrivé de prier sur la corde. »
Johann junior : « Je ne suis pas sujet au vertige, j’ai juste appris à gérer la hauteur. Je n’ai donc jamais eu peur. Ce que j’éprouvais, c’était du respect. Le respect empêche de devenir imprudent. J’étais calme, serein. »
Marcher sur la corde a toujours été un domaine réservé aux hommes. Bien sûr, il y a aussi des femmes funambules, comme Selena Young, qui a été victime d’un accident en 1862 à un stade avancé de sa grossesse, ce qui a entraîné l’interdiction pour les femmes de marcher sur la corde en Grande-Bretagne. Mais les hommes étaient plus connus, au premier rang desquels le Français Charles Blondin, qui, du haut de son mètre cinquante-deux, était surnommé le Grand Blondin. En 1859, devant 25 000 spectateurs, il fut le premier à traverser les gorges du Niagara, un exploit qu’il réitérera plusieurs fois, notamment avec son manager sur le dos ou en s’arrêtant en plein milieu pour boire une coupe de champagne sur la corde.
Chez les Traber aussi, à l’exception de la tante Sonja, la reine des airs, ce sont surtout des hommes qui marchent sur la corde. Mitzi, la mère de Johann junior, d’Anna et de Katharina, aidait certes de temps en temps au trapèze, mais s’occupait surtout de la comptabilité. Elle n’a jamais marché sur la corde et assure souffrir du vertige.
Katharina : « Je travaille sur le trapèze depuis que j’ai 14 ans. Mais il n’a jamais été question que ma sœur ou moi soyons les vedettes du spectacle. »
Anna : « La star, c’était notre frère. Je ne me suis produite régulièrement qu’après la chute de Johann, sur le mât et la moto. J’avais déjà 21 ans. »
Johann junior : « Il a toujours été clair que je prendrais la succession de mon père. J’ai toujours voulu être funambule, je n’ai jamais pensé à faire autre chose. »
Johann senior : « Le funambulisme est en effet un métier d’homme. C’est un travail éprouvant. Il faut être très bien entraîné et avoir les nerfs solides. C’est pourquoi j’ai tenu mes filles à l’écart. Jusqu’à ce que ce ne soit plus possible. »
Chez les Traber, personne ne semble avoir jamais remis en question ce mode de succession. Certes, les deux filles se disent « émancipées », mais apparemment elles aussi ont toujours accepté que ce soit leur frère et non l’une d’elles qui succède à leur père. Conformément à la tradition.
Il existe une photo en noir et blanc, prise en 1959 dans une arène de Madrid destinée aux corridas, qui montre Johann Traber senior et son père, un homme de 1,57 mètre pour 120 kilos, paraît-il, qui s’appelait Johann mais que tout le monde surnommait Schang, une déformation du français Jean. Sur sa tête, un chapeau blanc et, au coin de la bouche, ce qui ressemble à un cure-dents. À côté de lui, Johann Traber senior, alors âgé de 6 ans et surnommé Schangi, casquette de capitaine sur la tête, se tient en équilibre sur une barre à quelque 50 centimètres du sol.
La même année, avec son cousin du même âge, il a participé pour la première fois à un spectacle, à 22 mètres de hauteur. Un prospectus les présentait alors comme « les deux plus petits funambules du monde ». Traber dit qu’il a toujours lutté pour obtenir la reconnaissance de son père. Si Schangi ne se défendait pas à l’entraînement, Schang lui jetait des bouteilles d’eau, même lorsque son fils s’exerçait sur la corde à 8 mètres de hauteur et sans sécurité. Si la pointe de ses pieds n’était pas droite, Schang le frappait avec un bâton qu’il avait baptisé « le maître de danse ».
Le père l’a martelé à Schangi, tout comme à ses deux jeunes frères, Charlie et Falko : « Nous sommes les Traber, les meilleurs funambules du monde. »
Adolescent, Schangi recevait encore une gifle de temps en temps. Le père traitait ses fils d’« amateurs », d’« incapables ». Aujourd’hui, Traber affirme : « Il ne nous a pas brisés. Il s’arrêtait toujours juste avant. »
Traber sort de son musée, s’arrête au milieu du Jägerhof. Il lui est peut-être arrivé de donner une claque à son fils, dit-il, mais il ne l’a jamais frappé aussi fort. Il avait décidé de s’y prendre autrement.
Il lui a quand même transmis tout ce qu’il savait – et qu’il a toujours caché à ses filles. Il lui a appris à monter toute la structure : il lui a montré comment passer le câble – 14 millimètres d’épaisseur, en acier galvanisé – à travers des manilles et des crochets, des œillets et des pinces, puis comment le tendre avec des treuils. Il lui a enseigné que mieux valait changer chaque câble tous les deux ans et faire contrôler régulièrement les mâts.
Traber raconte : « Pour moi, le jour de sa naissance, il était clair que mon garçon serait funambule. Il devait être le Johann de sa génération et reprendre un jour le flambeau : le Jägerhof, le hangar, l’atelier. » Johann senior avait même déjà réglé sa succession. « Mitzi, va chercher un papier à en-tête », avait-il ordonné à sa femme avant de nommer officiellement son fils Johann comme son associé. C’était à la Noël 2005. Six mois avant la chute.
Johann Traber junior (signe astrologique : Bélier) se tient dans le camion-kiosque argenté. Il porte une casquette qui cache ses cicatrices. Ce jour-là, il a un rendez-vous. Avec Caroline. Depuis des mois, ils s’écrivent et se téléphonent, presque chaque jour ces dernières semaines. Et la voilà qui est assise sur une petite chaise à côté du kiosque. Elle aussi est une Traber, elle appartient à la branche est-allemande de la famille, son père est le petit-cousin de Johann senior.
Dès que passent des clients, généralement des cyclistes ou des promeneurs, Caroline donne un coup de main à Johann. Il vend des boissons sans alcool et du café, des barres de chocolat et des chips.
Après sa chute, il a fait de la mise en rayon pour un supermarché, d’où il a été renvoyé parce qu’il était trop lent, avant d’être embauché par une entreprise de transport sur une chaîne de montage. Mais, là aussi, on l’a licencié – au bout d’une journée, raconte-t-il. Puis c’est son mariage – avec une auxiliaire de vie qu’il avait rencontrée après son accident – qui a capoté. Il touche une pension d’invalidité de 1 200 euros, à laquelle s’ajoute ce que lui donnent ses parents, plus les recettes du kiosque.
Depuis sa chute, il a perdu l’odorat et en grande partie le goût. Il a une vision floue de l’œil droit. Sur son cou, il garde une cicatrice due à une trachéotomie. Il parle lentement, il a parfois visiblement du mal à se concentrer, à trouver ses mots.
Il dit que son ancienne vie lui manque. Il parle de ses records. Comment il a passé dix-sept jours sur un câble à 30 mètres de haut lors de l’Exposition universelle de Hanovre, en 2000, interrompus seulement par quelques minutes de pause quotidienne. Comment il a franchi le Rhin à moto, sur une corde tendue à 160 mètres au-dessus du sol, depuis le rocher de la Lorelei. Comment il a fait quinze sauts périlleux sur sa moto à 40 mètres de hauteur à la porte de Brandebourg. Comment sa bouche s’asséchait et l’adrénaline se répandait dans son corps.
Presque tous les funambules sont tombés à un moment ou à un autre de leur vie. Le Grand Blondin a fait une chute de 10 mètres parce que la corde s’est rompue. Philippe Petit s’est cassé plusieurs côtes en tombant de 14 mètres. Dans la famille Traber aussi, les chutes ont été fréquentes.
À l’âge de 9 ans, Traber senior a fait une chute de 9 mètres et a dû subir une ablation de la rate. À 19 ans, son frère Charlie et lui se sont grièvement blessés en tombant d’une hauteur de 30 mètres parce qu’un mât s’était détaché de son ancrage. Cinq jours plus tard, ils étaient de nouveau sur la corde, sur ordre de leur père. Celui-ci savait que, si ses fils n’y retournaient pas rapidement, ils ne le feraient peut-être plus jamais.
En 1996, Lutz Schreyer, un proche collaborateur des Traber, est mort en tombant de sa corde à Baden-Baden. Peu de temps après, Johann Traber senior avait l’idée du prochain record : son frère Falko et lui passeraient à vélo sur la Zugspitze, à 2 962 mètres d’altitude, sans être assurés, et feraient le poirier sur le guidon.
Un succès. Les deux frères ne sont pas tombés. Ils ont sauvé la réputation de la famille. Et ces records toujours plus audacieux ont rapporté aux Traber des contrats lucratifs : des représentations dans les fêtes organisées par des villes et des entreprises, dans les centres commerciaux et les magasins de bricolage, dans les parcs d’attractions.
Après sa chute, Johann a été hospitalisé pendant six mois à Hambourg. Se sont ensuivis trois ans et demi de rééducation, d’ergothérapie, de physiothérapie et de psychothérapie. « Avant l’accident, raconte-t-il, j’étais un homme de 22 ans. Après, j’étais redevenu un bébé. Ma mère changeait mes couches, me douchait et me nourrissait, me donnait à boire. J’ai dû tout réapprendre depuis le début, à me tenir debout, à marcher, à parler. »
Johann n’a jamais vu les images télévisées de sa chute. Il ne sait que ce que ses sœurs et son père lui ont raconté. C’était le dernier spectacle sur le Jungfernstieg, le neuvième en trois jours. Johann a grimpé en haut du mât. Là, à 52 mètres, il s’est accroché. Il s’est mis debout et a fait le poirier.
C’est alors que le sommet du mât s’est brisé. Et Johann est tombé. Il a fait une chute de 20 mètres, s’est cogné la tête contre la partie inférieure du mât et a oscillé, inerte, au bout de la longe de sécurité. Il n’était jamais tombé auparavant.
Johann senior : « J’ai escaladé le mât pour rejoindre Johann. Je l’ai pris dans mes bras. Je lui ai dit : “Johann, Johann, papa est là !” Il a gémi. J’ai pensé : “Dieu soit loué, il est vivant.” »
Le crâne de Johann était fracturé, ainsi que son os zygomatique, sa mâchoire, son bassin et, du côté gauche, sa cuisse, son tibia et toutes ses côtes. Les médecins l’ont opéré pendant neuf heures ; ils ont même retiré sa calotte crânienne afin de permettre à son cerveau tuméfié de mieux se dilater.
Johann raconte avoir eu une vision de lui-même dans une sorte d’expérience de mort imminente : il entrait dans une pièce blanche au sol bleu ciel, où se tenait un homme petit et lourd, en costume noir. Son grand-père Schang, qu’il n’a jamais connu. Il lui aurait dit : « Retourne là-bas. »
Après huit semaines de coma, Johann s’est réveillé. Son père lui a construit une chapelle, située à une cinquantaine de mètres du kiosque où il travaille, qui porte le nom de Sankt Georg [Saint-Georges], le quartier de Hambourg où se trouve l’hôpital qui lui a sauvé la vie. Traber senior y récite chaque jour un Notre Père.
Johann junior : « Je sais que mon père s’en veut pour ma chute. Mais ce n’est pas de sa faute. C’était un accident, causé par un matériel défectueux. »
Le parquet a constaté par la suite que de la condensation s’était infiltrée à l’intérieur du mât par des microfissures, ce qui avait entraîné la formation de rouille. Personne n’est à blâmer.
Johann Traber senior a du mal à en parler. Peu de temps avant l’accident, il avait contrôlé et fait radiographier le mât en collaboration avec l’organisme agréé, dit-il. Aucun défaut n’avait été constaté. Après l’accident, il a scié tous les autres mâts qu’il possédait. Ils étaient tous en bon état.
Le soir est tombé sur le Jägerhof. La famille Traber s’est rassemblée autour d’une grande table sur la terrasse, devant la nouvelle maison d’Anna. Il y a de la pizza. Tout le monde est là : Johann Traber senior et sa femme Mitzi. Anna et Katharina avec leurs compagnons (l’un est employé de banque, l’autre mécanicien automobile). Les enfants, Mex et Antonia, bien sûr. Et aussi Johann junior et Caroline. Anna et Katharina ont l’air épuisé, elles sont rentrées tard. Elles travaillent toutes les deux à l’Europa-Park de Rust, tout près d’ici. Elles y tiennent un stand où elles vendent du saumon flambé. C’est désormais la principale source de revenus de la famille. Ce n’est pas un travail facile que de rester toute la journée devant un feu, mais les deux sœurs trouvent que c’est une vie agréable et tranquille. Une vie sans risques.
Katharina : « Après la chute de Johann, j’étais terriblement nerveuse et agitée avant chaque représentation. Je ne pouvais pas regarder ma sœur travailler sur le mât. »
Anna : « Parfois, je pensais que j’allais vomir. »
Après l’accident de Johann, Traber senior aurait pu engager des artistes extérieurs, mais il n’a pas voulu. « On ne peut compter que sur la famille », dit-il. Katharina est restée sur le trapèze. Anna a pris en charge la moto et le mât. Johann senior installait seul le matériel. Au bout d’un an, Johann junior a fait son come-back, à Munich, à l’occasion de l’Oktoberfest.
Il souhaitait de toutes ses forces renouer avec son ancienne vie. La première année, il a fait du trapèze. La deuxième année, il a repris la moto. La troisième année, il a grimpé au mât. Mais il ne parvenait plus à atteindre le sommet. Son corps n’en était plus capable. Les contrats se sont raréfiés.
Six ans après l’accident, Anna est tombée enceinte. Elle avait toujours prévenu qu’elle arrêterait alors. Après cela, Katharina, son frère et son père ont continué à tourner à trois pendant un certain temps.
Ils ne peuvent pas dire exactement quand ils se sont produits ensemble pour la dernière fois, peut-être en 2013. En tout cas, à un moment donné, il n’y a tout simplement plus eu de demandes. Même après coup, les Traber ont du mal à expliquer pourquoi.
Tout s’éclaire lorsqu’on parle à Mathias Reichle. Il est depuis près de cinq ans le directeur du divertissement à l’Europa-Park de Rust, l’un des plus grands parcs d’attractions d’Europe, là où travaillent les sœurs Traber. Enfant, raconte-t-il, il a vu les Traber faire leurs numéros sur la corde à l’Europa-Park. À l’époque, dans les années 1990, c’était le clou du spectacle. Aujourd’hui, à l’exception de Johann Traber avec son numéro de Noël, il est rare que des funambules soient encore engagés durablement.
Reichle invoque exactement les mêmes raisons que d’autres programmateurs et organisateurs : la mise en place pour un spectacle de haute voltige est coûteuse et complexe. Ce qu’il ne dit pas mais laisse entendre (peut-être parce que la famille propriétaire d’Europa-Park est amie de longue date avec les Traber), c’est que la haute voltige est passée de mode.
Son confrère Ingo Reichstein, chef du divertissement du Heide-Park Resort à Soltau, en Basse-Saxe, est plus explicite. Il déclare : « Le funambulisme a fait son temps, c’est lent et ennuyeux. Aujourd’hui, ça n’attire plus personne. » Il pense que la haute voltige doit se réinventer. Comme l’a fait le cirque Roncalli, qui présente désormais des hologrammes au lieu d’animaux vivants. Mais Reichstein ne sait pas non plus quelles seraient les modalités concrètes de cette réinvention. « En tout cas, elle ne devrait pas signifier plus de hauteur, plus de records et plus de danger », dit-il.
Dans la famille Traber, il y a deux hommes que tout cela n’empêche pas de continuer à marcher sur la corde : Falko, 62 ans, le frère de Johann Traber senior, qui a quitté l’entreprise familiale il y a plusieurs décennies suite à une dispute et qui a ensuite établi seul de grands records à Rio de Janeiro et à Kitzbühel, en Autriche ; et son fils Fernando, 23 ans, le dernier artiste de la dix-septième génération.
Avant la pandémie, ils étaient, selon leurs dires, en tournée jusqu’à cent quatre-vingts jours par an. Mais, à cause du Covid, leurs engagements récurrents sur les marchés de Noël de Karlsruhe et de Southampton, où ils jouent les pères Noël sur une luge glissant sur des cordes, ont été annulés. Ils espèrent au moins que le marché de Noël de Bochum aura lieu, ainsi que quelques autres représentations prévues pour l’année prochaine. Dans le cas contraire, ils risquent de crouler sous les frais de l’équipement et des camions, des assurances et des contrôles techniques.
Fernando, un jeune homme arborant une barbe à la d’Artagnan, a travaillé dans l’usine d’un équipementier automobile pendant la pandémie. Maintenant, il intervient pour une entreprise de nettoyage de bâtiments spécialisée dans le travail en hauteur (quoi d’autre ?). Il aimerait exercer ce métier à son compte, dit-il. Mais il ne souhaite pas pour autant abandonner la haute voltige : il veut travailler dans un spectacle laser et, en outre, battre bientôt le record du monde de longueur de son père : les 640 mètres de Baden-Baden. Il est donc possible que Fernando poursuive la tradition encore un peu. Mais que se passera-t-il ensuite ? Sera-t-il le dernier Traber sur la corde ?
Fernando : « Si Dieu le veut et que j’ai un jour des enfants, je leur apprendrai à marcher sur une corde. Encore faut-il qu’ils soient d’accord. »
Anna : « Mes enfants ne monteront pas sur la corde. Je ne veux pas porter cette responsabilité. »
Katharina : « Si j’avais des enfants, je leur permettrais de s’entraîner un peu avec leur grand-père. Mais je n’ai pas envie qu’ils en fassent leur métier pour autant. »
Anna : « Je ne suis pas non plus contre un peu de pratique. »
Johann senior : « Qui sait ce qui se passera quand mon fils aura un fils. Peut-être l’appellera-t-il Johann ? Qui sait ce qui va résulter de cette visite de Caroline... »
Mitzi : « Fiche-leur la paix. Qu’ils fassent d’abord tranquillement connaissance. »
Johann junior : « Peut-être que j’enseignerai le funambulisme à mon fils. Je ne sais pas. Mais, en tout cas, je ne lui donnerai pas Johann comme premier prénom. Il en existe beaucoup d’autres très jolis. »
L’accident de Johann Traber junior remonte maintenant à quinze ans. Pour l’anniversaire du 21 mai, il s’est rendu à la chapelle, raconte-t-il. Midi sonnait. Johann s’est assis devant, sur le banc du premier rang, et a allumé deux cierges : un pour lui, l’autre pour sa famille.
— Björn Stephan est journaliste. Il collabore régulièrement au Zeit et au supplément magazine du Süddeutsche Zeitung. En 2021, il a publié un premier roman : Nur vom Weltraum aus ist die Erde blau (« La Terre n’est bleue que depuis l’espace »), Galiani Berlin. — Cet article est paru dans
[post_title] => Les derniers funambules [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => les-derniers-funambules [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:47:24 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:47:24 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=125923 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
le supplément magazine du Zeit le 24 novembre 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
WP_Post Object ( [ID] => 125932 [post_author] => 48457 [post_date] => 2022-12-22 08:47:16 [post_date_gmt] => 2022-12-22 08:47:16 [post_content] =>Les athlètes sont nos Apollon et nos Atalante. Ils brillent de leur juvénile beauté et de tous leurs merveilleux talents. De façon générale, on se soucie peu du tennis en Grande-Bretagne, à l’exception des deux semaines, à la fin du mois de juin et au début du mois de juillet, où Wimbledon fait l’objet d’une dévotion nationale. C’est pourquoi les grands joueurs de tennis qui accomplissent leurs exploits au plus fort de l’été rayonnent pour nous, Anglais, avec une singulière intensité.
En 1972, un jeune Suédois aux longs cheveux blonds, qui manie sa raquette comme une hache, arrive à Londres. Bien qu’il ait développé son jeu sur des courts lents en terre battue, Björn Borg remporte [à 16 ans] le titre junior sur le gazon rapide de Wimbledon et, quatre ans plus tard, le simple messieurs – ce qui fait de lui le premier joueur masculin à remporter les deux titres et le plus jeune champion de Wimbledon de l’ère Open [avant 1985 et la victoire de Boris Becker, à 17 ans].
Dans The Golden Boy of Centre Court, Graham Denton retrace les Wimbledon de Borg, match par match, année après année, chapitre par chapitre. Un véritable défi : le tennis est un jeu simple, après tout, avec une gamme limitée de coups. Mais, si Denton n’est pas un prosateur de génie (encore que décrire la légende du tennis américain Jimmy Connors comme un « paquet d’agressivité trépidante » est plutôt bien trouvé), il se révèle être un fouineur infatigable et perspicace lorsqu’il s’agit d’éplucher les archives des rapports de matchs, les interviews et les biographies. Il sait très bien mettre en valeur les trouvailles d’autres auteurs. À propos des groupies adolescentes du jeune Björn, Peter Wilson écrit : « Les cris, les oh ! et les ah ! atteignaient des fréquences si élevées qu’ils étaient presque inaudibles pour l’oreille humaine. » Et, quand Borg entre sur le court d’une démarche chaloupée, il a un « curieux balancement d’une jambe sur l’autre, presque chaplinesque », selon l’écrivain et éditeur sportif américain Curry Kirkpatrick.
La concentration et le calme surnaturels de Borg ont très tôt défrayé la chronique. Sa tension artérielle était de 70/30 : d’après Joe Jares, auteur et chroniqueur sportif américain, « on a prouvé qu’il avait le pouls d’un cadavre ». Pourtant, dès qu’il se mettait à jouer, il envoyait des lifts gagnants dans les coins du camp adverse. Face à lui, le malheureux surclassé en était réduit à « chasser des ombres pendant une panne d’électricité ». Les nombreuses citations du livre sont si plaisantes à lire qu’on se dit que, si les dadaïstes avaient un peu aimé le sport, ils auraient peut-être trouvé un but à leurs collages expérimentaux.
Au fil des pages, Denton s’attaque aux énigmes de la carrière de Borg : comment ce préadolescent dissipé a-t-il appris à maîtriser ses émotions à ce point ? Comment se fait-il qu’il ait réussi à remporter six titres sur la lente terre battue française et cinq sur l’imprévisible gazon de Wimbledon, mais pas un seul US Open ou Open d’Australie ? Pourquoi a-t-il pris sa retraite à 26 ans, au moment où il atteignait sa pleine maturité physique ? Mais, au-delà de ces questions, Denton relate les matchs de Borg, et c’est un plaisir de les revivre.
Je me souviens d’avoir regardé à la télévision sa demi-finale de Wimbledon en 1977 contre l’Américain Vitas Gerulaitis, alors que j’étais chez ma mère. C’était une journée magnifique, mais j’étais comme hypnotisé, je ne pouvais pas quitter la pièce. Chacun des deux hommes – amis et partenaires d’entraînement – lisait le service de l’autre, et pratiquement chaque point devenait un magnifique échange, les joueurs plaçant leurs balles exactement sur les lignes du court. « Depuis mes années d’écolier, je n’avais jamais vu autant de craie voler », rapporte Peter Wilson. Dans son récit, Denton cite le commentateur sportif britannique Dan Maskell, qui, selon le journaliste et animateur Mark Lawson, avait dit de sa « mélodieuse voix édouardienne » : « Oh ! mais dites donc, ce passing de revers de Borg est un rêve absolu. »
J’avais quelques mois de moins que Borg et je me doutais, avec tristesse, que je ne verrais plus jamais un si beau match de tennis. Borg a remporté ce Wimbledon et les trois suivants. Nous nous sommes habitués à ce champion qui avait de l’is i magen, « de la glace dans l’estomac » [expression suédoise désignant le sang-froid], et ne laissait éclater son émotion qu’au dernier point, lorsque, sous les acclamations tumultueuses de la foule, il tombait à genoux « comme s’il accédait au Walhalla [paradis des guerriers dans la mythologie nordique] ».
Puis vint John McEnroe, le « chérubin boudeur », comme le décrit la journaliste australienne Lenore Nicklin. Certains appréciaient la pétulance du New-Yorkais ; d’autres estimaient, à l’instar de l’écrivain britannique David Irvine, que « le goût aigre laissé par le comportement de McEnroe gâtait le festin comme de l’ail en décomposition ». McEnroe avait « l’apparence, l’attitude et les manières d’un homme qui fait quelque chose qu’il méprise », écrit Bob Rubin. Mais il caressait la balle avec une habileté exquise. À l’inverse, Borg était « enveloppé d’un charisme sur lequel on ne pouvait pas mettre le doigt », selon les mots du tennisman britannique John Lloyd. Beaucoup trouvaient McEnroe ennuyeux.
Lorsque Borg et McEnroe s’affrontèrent enfin en finale de Wimbledon, en 1980, McEnroe démarra sur les chapeaux de roue, bousculant Borg avec son extraordinaire service (« comme s’il servait en suivant les lignes d’un bâtiment imaginaire », selon les termes de l’écrivain australien Clive James) et trouvant pour ses volées des angles aux confins de la géométrie euclidienne. Il conclut le premier set en vingt-sept minutes. Borg vola le deuxième set en ne prenant qu’une fois le service de son adversaire, puis remporta le troisième. Le quatrième set se termina par un tie-break de légende, au cours duquel les deux hommes, échangeant des balles de match et des balles de set, refusaient de perdre ou de laisser l’autre gagner. Ce tie-break dura à lui seul vingt-deux minutes. McEnroe eut le dernier mot, égalisant à deux sets partout, et la volonté de Borg sembla brisée.
Sauf qu’elle ne l’était pas. Imper-turbable (« Sa concentration est si profonde qu’elle en est presque palpable », écrivit le journaliste sportif écossais Hugh McIlvanney), Borg se leva de sa chaise et joua un tennis exemplaire, « l’incarnation de l’acharnement et de la grâce », comme le résuma l’auteur et commentateur américain Mike Lupica. Il remporta la dernière manche 8-6 et, nous dit Denton, « tomba à genoux en exultant, s’arquant si loin vers l’arrière que ses longs cheveux effleurèrent l’herbe dégarnie ».
Ce genre de bras de fer constitue le sommet du sport. Des talents opposés font jaillir l’un de l’autre un potentiel inexploité, transformant sous nos yeux des concurrents en collaborateurs. De tels champions – comme Chris Evert et Martina Navrátilová – se rencontrent et « explorent de nouvelles dimensions », selon les mots de Mike Lupica. La finale Borg-McEnroe de 1980 fut d’une intensité sans pareille (jusqu’à ce que Roger Federer et Rafael Nadal la surpassent, si incroyable que cela puisse paraître, en 2008). L’année suivante, en 1981, les deux mêmes joueurs se retrouvèrent en finale de Wimbledon. Ce fut une affaire discrète. McEnroe gagna en quatre sets. « Quand on s’est serré la main, se souviendra McEnroe, Björn avait l’air étrangement soulagé. » Plus tard cette même année, Borg prit une retraite plus ou moins définitive – lessivé, vidé de tout esprit de compétition et de la joie qu’il éprouvait à jouer.
La postérité est capricieuse. Des joueurs éminents s’effacent de la mémoire collective. Björn Borg, lui, avec son bandeau et sa veste de survêtement rouge Fila, reste une icône culturelle des années 1970, cette décennie funky et agitée. Dans son cas, c’est sûrement parce que, en plus de son extraordinaire talent, il est l’incarnation de la passion réprimée, cachée, gardée en réserve. « Nous ne saurons peut-être jamais ce qui fait vibrer ce Suédois impassible, écrit Lupica, ni dans quels réservoirs d’eau glacée il puise lorsque les choses semblent mal tourner. Mais ces réservoirs sont bien réels : c’est un athlète d’exception. »
— Tim Pears est un écrivain britannique. Seul son premier roman, Un été brûlant, a été traduit en français (Phébus, 1997). — Cet article a été publié par l’hebdomadaire britannique The New Statesman le 23 juin 2021. Il a été traduit par Baptiste Touverey.
[post_title] => L’homme à l’estomac de glace [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lhomme-a-lestomac-de-glace [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2022-12-22 08:47:17 [post_modified_gmt] => 2022-12-22 08:47:17 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=125932 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )