WP_Post Object ( [ID] => 129787 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-05-30 17:47:57 [post_date_gmt] => 2024-05-30 17:47:57 [post_content] =>La Booksletter n’est en principe consacrée qu’à des ouvrages non traduits. Nous faisons ici une exception, pour évoquer un pays que les médias français ont tendance à ignorer : l’Indonésie, quatrième État du monde par sa population. En février dernier, 200 millions d’Indonésiens inscrits sur les listes électorales ont élu à la présidence Prabowo Subianto. Cet ancien général avait contribué à l’invasion du Timor oriental en 1975 et soutenu la dictature de Suharto jusqu’à sa chute en 1998. Il était directement impliqué dans la répression, y compris l’enlèvement de militants hostiles à la dictature. En rendant compte du livre majeur de David Van Reybrouck consacré à la lutte des Indonésiens pour leur indépendance (les Hollandais avaient envoyé une armée les combattre, en 1945-1949), Max Lane, un spécialiste de l’Indonésie vivant à Singapour, en profite pour s’interroger sur les raisons pour lesquelles les Indonésiens ont élu, avec 58 % des voix, ce suppôt de l’ancienne dictature. « Les électeurs n’ont pas consciemment avalisé ses actions passées, écrit-il dans la Literary Review. Cela reflète plutôt le fait que l’histoire est pratiquement absente dans l’Indonésie actuelle. » Suharto avait pris soin de falsifier l’enseignement de l’histoire dans le cursus scolaire, et « cette falsification a perduré », souligne-t-il.
[post_title] => Les Indonésiens oublient leur histoire [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => les-indonesiens-oublient-leur-histoire [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-05-30 17:47:58 [post_modified_gmt] => 2024-05-30 17:47:58 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129787 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 129784 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-05-30 17:46:10 [post_date_gmt] => 2024-05-30 17:46:10 [post_content] =>La globalisation, un phénomène récent ? Non : « Chez les experts de la littérature et de l’histoire médiévales, le concept de “Moyen Âge globalisé” a déjà au moins vingt ans d’existence », écrit Marion Turner dans la London Review of Books. Mais il ne s’agit pas de la même globalisation que la nôtre, issue de la domination postcoloniale et fondée sur une langue quasi unique, l’anglais. Au Moyen Âge, en revanche, les langues s’entremêlaient au point que l’on ne faisait parfois pas la différence entre elles, et le plurilinguisme était la règle. Dans le royaume d’Angleterre on parlait cinq langues (l’anglais, le gallois, le vieil irlandais, le cornouaillais et le gascon, plus le français, l’anglais et le latin chez les seigneurs) ; trois dans le duché de Bourgogne (le français, le flamand et le latin) ; et dans la péninsule Ibérique, l’arabe faisait jeu égal avec les langues vernaculaires. Même les ordres religieux devaient être polyglottes, prosélytisme oblige : outre le grec et l’hébreu, les dominicains enseignaient à leurs recrues l’arabe, le tartare et l’arménien ; et le roi Jacques II d’Aragon avait établi à Majorque un monastère où étaient enseignés l’arabe et « les langues schismatiques » comme le persan, le chaldéen. Le « paradigme » des échanges, explique la médiéviste croato-américaine Zrinka Stahuljak, était différent du nôtre. Dans l’écrit, les textes existaient surtout dans leur traduction – le savoir antique ne se diffusant que via les versions arabes des textes grecs – et le nom de l’auteur disparaissait derrière celui du traducteur. Et quand on voyageait, on se reposait sur des interprètes qui étaient surtout des « arrangeurs » – des « fixers » comme disent les journalistes, auxquels Zrinka Stahuljak a emprunté le titre de son ouvrage. C’est-à-dire des « drogmans » (d’où « truchement », en français), des intermédiaires tous azimuts dont le champ d’intervention allait de la linguistique à la diplomatie en passant par les arrangements financiers et la friponnerie. La fluidité des langues avait même un effet sur les religions, et ce que l’on connaissait du lointain bouddhisme s’était dilué au fil de son cheminement d’est en ouest, le Bouddha lui-même devenant Yudhasaf dans le monde arabe, puis Yusafad en Géorgie avant d’intégrer le christianisme romain, et aussi son calendrier, sous le nom de Saint Josaphat ! Notre globalisation d’aujourd’hui ne fait-elle pas pauvre figure, de ce point de vue-là du moins ?
[post_title] => La Babel médiévale [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-babel-medievale [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-05-30 17:46:11 [post_modified_gmt] => 2024-05-30 17:46:11 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129784 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 129781 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-05-30 17:44:13 [post_date_gmt] => 2024-05-30 17:44:13 [post_content] =>Le roman se déroule dans les années 1980 et met en scène deux jeunes hommes qui, en pleine dictature de Pinochet, vivent une histoire d’amour. Tomás Mena et Clemente Fabres viennent de deux mondes différents. Tomás attend avec impatience d’entrer à l’université pour inaugurer une nouvelle étape de sa vie. Il développe un sentiment de répulsion envers sa famille qui soutient Pinochet, son quartier et la dictature. Clemente est un « cuico » (nouveau riche), fils d’exilés en Angleterre. À 22 ans, il est dans un pays qu’il ne considère pas comme le sien. Il envisage de retourner en Angleterre dès qu’il aura terminé ses études de journalisme. Ce qui le sauve, c’est d’écrire un fanzine sur la musique, le cinéma et les livres, qu’il distribue gratuitement. Clemente est rejeté par ses camarades de gauche, qui ne lui pardonnent ni son espagnol, ni son physique, ni le fait qu’il lise des écrivains japonais au lieu de Galeano, l’auteur uruguayen des Veines ouvertes de l’Amérique latine (1971).
Tomás et Clemente se poursuivent, se cherchent chez les disquaires, au cinéma et lors de soirées underground pleines de personnages excentriques. Chacun lutte à sa façon contre une atmosphère étouffante et conservatrice.
Dans une interview à l’édition chilienne du journal El País, l’auteur, le Chilien Alberto Fuguet, raconte : « Je suis peut-être en train de rembourser une dette : j’écris sur mes années universitaires, la dictature, mais aussi sur l’ère de la nouvelle vague et mes débuts. J’ai l’impression que personne ne s’en souvient. Peut-être qu’en entrant dans le troisième âge, il est plus facile de regarder cela en face. J’ai plus de liberté et moins de pudeur […]. J’ai quelque chose des deux protagonistes, mais je me reconnais plus chez Clemente : la même paranoïa, la même solitude, le même sentiment de non-appartenance, la peur du harcèlement et de la haine. La peur à la fois de la culture de la gauche anti-pop et de celle de la droite qui prétendait être cultivée alors qu’elle ne parvenait pas même à être kitsch. »
[post_title] => Jeunes et homos sous Pinochet [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => jeunes-et-homos-sous-pinochet [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-05-30 17:44:14 [post_modified_gmt] => 2024-05-30 17:44:14 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129781 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 129776 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-05-30 17:41:52 [post_date_gmt] => 2024-05-30 17:41:52 [post_content] =>Aujourd’hui, l’affaire est à peu près entendue, on s’accorde à considérer Claus von Stauffenberg comme l’un des grands héros de la résistance allemande au nazisme. Son attentat contre Hitler, en juillet 1944, et, surtout, son improbable échec avaient, il est vrai, de quoi marquer les esprits : une mallette bourrée d’explosifs qui aurait dû faire des ravages, mais un Führer qui, par un concours stupéfiant de circonstances, sort indemne de la déflagration.
Dans son livre « L’alibi allemand », la journaliste Ruth Hoffmann ne se contente pas de reconstituer la genèse d’une action qui valut à Stauffenberg et ses complices d’être fusillés, puis à leurs familles d’être implacablement pourchassées. Elle s’intéresse aussi à la suite : comment ces hommes ont-ils été perçus dans l’après-guerre ? Stauffenberg a-t-il tout de suite été salué comme l’un des rares à avoir sauvé l’honneur de son pays ?
La réponse pourra étonner : à l’instar des autres résistants allemands, ses compatriotes virent d’abord en lui un traître. « Il a fallu attendre un bon moment avant que l’attentat du 20 juillet 1944 – qui donne aujourd’hui lieu à de fiers discours du dimanche – ne soit considéré comme une rébellion légitime contre un régime ignoble », rapporte Ulrich Rüdenauer dans le Tagesspiegel. C’est qu’après 1945, l’épuration ne concerna qu’une petite minorité de nazis : beaucoup continuaient d’occuper « des postes clés dans les tribunaux, en politique et dans les institutions publiques » de l’Allemagne de l’Ouest. Hors de question pour eux de remuer un passé où ils avaient fait si piètre figure. Jusque dans les années 1950, écrit Hoffmann, « à quelques exceptions près, ce ne sont donc pas les persécuteurs et les bourreaux qui étaient au pilori, mais leurs victimes. Tandis que les uns bénéficiaient de pensions, d’une assistance juridique ou d’attestations en leur faveur, les autres continuaient à être exposés à la calomnie – et le gouvernement laissait faire. » L’ouvrage d’Hoffmann montre que même la reconnaissance d’une valeur positive à l’attentat du 20 juillet semble avoir été dictée par de mauvaises raisons. D’abord, on le réduisit à un complot d’officiers conservateurs alors que des sociaux-démocrates avaient été étroitement impliqués dans ses préparatifs. Ensuite et surtout, cette reconnaissance eut moins pour but de réparer une injustice que de dévaloriser les autres actes de résistance. Lesquels avaient un inconvénient majeur : ils étaient, pour un bon nombre, le fait de communistes.
[post_title] => Stauffenberg, ce traître [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => stauffenberg-ce-traitre [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-05-30 17:42:31 [post_modified_gmt] => 2024-05-30 17:42:31 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129776 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 129772 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-05-30 17:39:28 [post_date_gmt] => 2024-05-30 17:39:28 [post_content] =>Durant toute l’année 1848 et une partie de 1849, l’Europe a été le théâtre d’une vague d’insurrections politiques et de révoltes sociales qui ont fait vaciller les régimes en place. Parce que ces épisodes forment un ensemble confus et complexe et se sont terminés par une répression très dure et l’écrasement des insurgés, il est courant de ne considérer ces événements que comme une révolution ratée. Dans son magistral nouvel ouvrage, l’historien Christopher Clark s’emploie à corriger cette vision réductrice : par sa dimension paneuropéenne, la révolution de 1848 a constitué un phénomène sans précédent, qui demeure unique dans l’histoire du continent.
Certes, les protagonistes de ces soulèvements n’ont que très partiellement atteint leurs objectifs, qui étaient d’ailleurs variés et souvent contradictoires. Mais il ne faut pas pour autant sous-estimer l’importance de cette séquence historique. Celle-ci, suggère Clark en usant d’une métaphore basée sur la physique des particules, a joué le rôle d’une « chambre de collision au cœur du XIXe siècle » : des courants d’idées politiques encore en formation – le radicalisme, le socialisme, le libéralisme, le nationalisme, le conservatisme – s’y sont brutalement heurtés, engendrant par leur fusion ou leur fragmentation des configurations nouvelles. Avec le choc des révolutions, puis de la contre-révolution qui a suivi, une page de l’histoire européenne s’est tournée. Le chemin vers la création de nouveaux États, dont l’Allemagne et l’Italie, était tracé. Les monarchies d’ancien régime sont devenues des figures du passé. En association avec le plein développement de l’économie moderne, une société nouvelle s’est mise en place, dominée par les idées libérales et caractérisée par des régimes d’assemblée et le rôle des administrations.
Le contexte politique dans lequel les révolutions éclatèrent est celui du « concert européen », le système d’alliance entre les grands États européens mis en place au congrès de Vienne après la défaite de la France napoléonienne, pour prévenir de nouveaux conflits et le retour d’épisodes terrifiants comme celui de la Révolution française. Le contexte économique et social est celui de l’essor du capitalisme avec, au nombre de ses conséquences les plus déplorables, la concentration dans les grandes villes d’un prolétariat misérable vivant dans des conditions sordides, que Clark décrit de manière poignante. Si le paupérisme des masses et le mécontentement populaire ont fourni du combustible aux révoltes, précise-t-il, ils n’en ont cependant pas été la cause première, qu’il faut plutôt chercher du côté de la diffusion, dans les classes moyennes, des revendications en matière de libertés publiques, de liberté économique et d’indépendance des peuples.
Les premières étincelles de révolte jaillirent en Suisse (loin d’être alors un pays paisible et pacifique) dans l’hiver 1847-1848 à l’occasion d’une guerre entre cantons libéraux et conservateurs, ainsi qu’en Sicile, en février 1848, sous la forme d’une rébellion contre la monarchie des Bourbons. Quelques jours plus tard, les premières barricades étaient dressées à Paris. Avant la fin du mois, après de sanglantes émeutes, le roi Louis-Philippe abdiquait et la IIe République était proclamée. En quelques jours, le feu ainsi allumé à Paris se propageait à Berlin, Vienne, Milan, Prague, Budapest, Copenhague et Bucarest, avec des conséquences comparables : fuite du gouvernement, abandon de la capitale par l’armée, création d’assemblées législatives, établissement de constitutions, adoption de réformes libérales.
Ce « printemps des peuples » fut suivi par un été tendu et conflictuel avec l’approfondissement de la fracture entre, d’un côté, les radicaux et les socialistes, partisans du suffrage universel, voire de l’appropriation des usines par des conseils ouvriers, de l’autre les libéraux, attachés aux droits de propriété et au vote censitaire. Mais l’automne vit le triomphe de la contre-révolution : reprise du contrôle par l’armée, dissolution des assemblées, arrestation et exécution des insurgés. Elle fut accompagnée, notamment dans le sud de l’Allemagne et à Rome, par une seconde vague d’insurrections menées par des groupes de radicaux et de démocrates, qui ne furent matées qu’au milieu de 1849.
Christopher Clark n’est pas le premier à souligner le caractère européen des révolutions de 1848. D’autres, notamment l’historien allemand Dieter Langewiesche, l’avaient déjà fait. Mais personne avant lui n’avait aussi brillamment mis en lumière à quel point cette dimension était fondamentale. Les feux de la révolte se sont communiqués d’une capitale à l’autre par un effet de contagion, et les révolutionnaires éprouvaient un très fort sentiment de solidarité par-delà les frontières. Des volontaires ont d’ailleurs été se battre dans d’autres pays que le leur. De même, dans une logique d’échanges de services, les forces à l’œuvre dans la contre-révolution étaient fréquemment étrangères : ce sont des troupes françaises qui ont mis à bas la République de Rome, des soldats prussiens qui ont jugulé celle proclamée dans le grand-duché de Bade, et si l’empereur François-Joseph d’Autriche parvint à gagner la guerre d’indépendance menée par la Hongrie, c’est grâce à l’aide de troupes russes. En matière de collaboration internationale, les contre-révolutionnaires étaient plus puissants et organisés que les révolutionnaires. Le nationalisme, objectera-t-on, n’était-il pourtant pas présent au cœur des révolutions de 1848 ? Assurément répond Clark, et plus particulièrement dans certains pays, mais c’était précisément là une caractéristique partagée à l’échelle européenne et les différents nationalismes s’enrichissaient les uns les autres.
On a justement souligné, au-delà de l’érudition hors du commun dont il témoigne, la très grande qualité littéraire et dramatique du livre. Constellé de descriptions saisissantes des combats dans les rues et sur les barricades, des débats dans les assemblées et des massacres de masse, le récit des événements, qui ont souvent lieu simultanément, est à la fois très clair, extraordinairement précis, constamment vivant et passionnant. Il est émaillé de portraits de figures célèbres ou moins connues : des personnages ayant servi d’inspirateurs aux révolutionnaires comme le socialiste français Louis Blanqui ou l’austère patriote italien Giuseppe Mazzini, des acteurs-clés comme Robert Blum (un des héros du livre), fils de tisserand devenu député au Parlement de Francfort, charismatique orateur fusillé par les Autrichiens alors qu’il prêtait main-forte aux insurgés viennois ; du côté du pouvoir, François Guizot, l’intellectuel et homme politique libéral qui fut le dernier Premier ministre de Louis-Philippe avant que celui-ci ne fût renversé, et Metternich, brillant diplomate, pragmatique en politique étrangère mais rigide défenseur de l’ordre établi sur le plan intérieur. Clark, qui consacre plusieurs pages aux revendications en matière d’égalité et de droits des femmes formulées dans les années ayant précédé la révolution, ainsi qu’à la présence des femmes sur les barricades, évoque aussi les figures de plusieurs d’entre elles qui ont laissé des récits des événements particulièrement perspicaces et instructifs : la journaliste américaine Margaret Fuller, Marie d’Agoult, femme de lettres française et maîtresse de Franz Liszt, et la princesse italienne Cristina di Belgioioso, qu’il présente comme une « George Sand italienne ».
Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte et Alexis de Tocqueville dans ses Souvenirs qualifient tous les deux la révolution de 1848 d’imitation de celle de 1789. En France, mais aussi ailleurs en Europe, le souvenir de la Révolution française hantait de fait les révolutionnaires, pour qui elle était clairement un modèle et une source d’inspiration. La raison pour laquelle il est tentant de ne voir dans la révolution de 1848 qu’une parodie (un retour « en farce », selon le mot de Marx) est qu’elle a échoué dans ses objectifs. Considérer la question de cette manière, selon Clark, n’a pas de sens. L’important est de déterminer si cet événement a eu un impact. Sa thèse est qu’il en a eu effectivement un, et qu’il est considérable. Certes, une fois le tumulte calmé, abandonnant leurs éphémères alliés démocrates, les libéraux se sont de plus en plus souvent associés aux conservateurs. Ni eux ni les radicaux, concentrés sur les besoins des habitants des villes, ne se sont jamais réellement intéressés à la société rurale qui représentait à cette époque la plus grande partie de la population. Elle le leur a d’ailleurs fait sentir en soutenant la contre-révolution. Et la question sociale est largement restée non résolue. Mais les événements de 1848, en forçant les régimes en place à se moderniser, ont conduit à une transformation profonde de la vie politique en Europe. Ils ont suscité le développement à grande échelle d’un système fondé sur les composantes fondamentales des démocraties modernes : des constitutions, des parlements, des élections, des partis. Et cette transformation par l’intermédiaire de la mise en place d’une structure de gouvernement de caractère technocratique a rendu possible une amélioration spectaculaire du fonctionnement des États, soutient Clark, ainsi que des conditions matérielles de la vie collective grâce aux grands travaux de rénovation urbaine et au développement des chemins de fer. De sensibilité social-démocrate, Christopher Clark ne résiste pas à la tentation de poser au sujet des révolutions de 1848 la question suivante : que se serait-il passé si libéraux et radicaux avaient réussi à s’entendre ? Mais on pourrait aussi s’interroger sur ce qui se serait passé si ces événements n’avaient tout simplement pas eu lieu. Les sociétés européennes n’auraient-elles pas de toute manière évolué dans une direction très semblable ? Clark compare les révolutions de 1848 aux révoltes du « Printemps arabe » qui étaient, comme elles, à la fois géographiquement dispersées et, bien qu’enracinées localement, liées les unes aux autres. Une autre comparaison vient à l’esprit, appelée par une de ses observations : parmi les artisans des réformes qui ont produit en Europe l’État libéral moderne, beaucoup étaient d’anciens révolutionnaires de 1848. On ne peut s’empêcher de songer aux événements de 1968, pas du tout sanglants, ceux-là, et bien plus susceptibles d’être légitimement qualifiés de parodie théâtrale d’une vraie révolution, dont on a dit à la fois qu’ils n’étaient (comme on l’a dit des révoltes de 1848) qu’une « révolution d’intellectuels » et qu’ils avaient complètement changé la société, pour le meilleur se réjouissent certains, pour le pire déplorent d’autres, pointant la manière dont ils ont aidé à l’avènement d’une forme paroxystique de société marchande. Ici aussi, on peut se demander dans quelle mesure ces transformations n’auraient pas eu lieu de toute façon. On peut même aller plus loin : les révolutions ne sont-elles pas autant le produit des changements sociaux qui leur sont associés que leur cause ? Le capitalisme, dirait un marxiste, engendre les révolutions dont il a besoin.
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Un point essentiel est le haut degré culturel auquel une bonne partie de la population japonaise avait accédé à la fin du XIXe siècle. Dans les premières années du XXe, écrit Vogel, « la Chine avait une poignée de journaux indépendants lus par les élites côtières, tandis que le Japon avait 375 journaux, publiés dans tout l’archipel, avec, pour la seule Tokyo, un lectorat estimé à 200 000 ».
Un autre apport du livre de Vogel est son analyse de la colonisation par les Japonais de Taïwan puis de la Mandchourie, souligne le sinologue Edward S. Steinfeld dans Harvard Magazine. Dans les premières décennies du XXe siècle, la Mandchourie est devenue pour les Japonais un peu ce qu’avait été le Far West pour les Américains. En 1937, 270 000 agriculteurs japonais s’y étaient installés et en 1940 quelque 850 000 Japonais y vivaient, si bien qu’aujourd’hui même « des familles un peu partout au Japon se trouvent sans difficulté des liens directs et personnels avec la Chine ». Qui plus est, nombre de Chinois de Taïwan furent envoyés en Mandchourie pour servir la colonisation japonaise. Beaucoup ont même servi dans les forces armées japonaises pendant la guerre. Lee Teng-hui, qui fut président de Taïwan de 1988 à 2000, avait été sous-lieutenant dans l’armée impériale pendant la Seconde Guerre mondiale.Mort à 90 ans en 2020, Vogel est une institution au Japon comme en Chine. Le premier livre qui l’a fait connaître, Japan as Number One, publié à la fin des années 1970, reste en tête des bestsellers de livres traduits. Et sa biographie de Deng Xiaoping (2011) jouit en Chine d’une grande popularité. Van Fleet explique cette double notoriété par une sérieuse faiblesse de l’auteur : son penchant pour l’hagiographie et sa faculté de minimiser les données gênantes pour l’histoire des deux pays.
[post_title] => Le facteur culturel et l’héritage mandchou [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-facteur-culturel-et-lheritage-mandchou [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-05-23 17:56:43 [post_modified_gmt] => 2024-05-23 17:56:43 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129734 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 129731 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-05-23 17:17:59 [post_date_gmt] => 2024-05-23 17:17:59 [post_content] =>Alors que le procès de Nuremberg est dans toutes les têtes, on connaît moins celui de Tokyo, au cours duquel vingt-huit personnalités militaires et civiles jugées responsables de l’offensive militaire japonaise en Asie ont été condamnées pour crimes de guerre. Si l’on s’en tient à la Chine, le Japon envahit la Mandchourie en 1931 puis une bonne partie du territoire chinois en 1937, de Nankin à Pékin en passant par Shanghai. Entre autres atrocités, le bilan du massacre de Nankin est aujourd’hui estimé à 200 000 morts et 20 000 viols.
Institué par les États-Unis et leurs alliés en 1946, le tribunal de Tokyo comprenait notamment un juge chinois, Mei Ruao, désigné par le Kuomintang de Chiang Kaï-shek. D’origine modeste, Mei Ruao avait étudié à Stanford et Chicago. Contrairement à Chiang Kaï-shek, qui pour des raisons politiques tint à protéger certains criminels de guerre japonais, comme le général Yasuji Okamura, Mei Ruao estimait nécessaire une criminalisation judiciaire. Il approuva pleinement la condamnation à mort des sept dirigeants japonais, dont l’ancien Premier ministre Hideki Tojo.
Après le procès, qui s’acheva en 1948, Mei Ruao se rallia au régime communiste, victorieux de Chiang Kaï-shek en 1949. Respecté pendant vingt ans, il fut néanmoins persécuté par la Révolution culturelle, au motif paradoxal d’avoir critiqué trop durement les Japonais, rapporte le sinologue Rana Mitter dans The Times Literary Supplement : à cette époque, Mao voulait renouer de bonnes relations avec le Japon. Il mourut en 1973 dans des conditions affreuses. Il fut réhabilité vingt ans plus tard, présenté comme un patriote qui avait su défendre l’honneur de la Chine et avait contribué à introduire son pays dans le jeu de ce que Mitter appelle « l’ordre juridique international ».
[post_title] => La Chine et le procès de Tokyo [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-chine-et-le-proces-de-tokyo [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-05-23 17:18:00 [post_modified_gmt] => 2024-05-23 17:18:00 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=129731 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 129728 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-05-23 17:15:32 [post_date_gmt] => 2024-05-23 17:15:32 [post_content] =>Pendant les cent dernières années, Chinois et Japonais n’ont pas d’abord été des ennemis acharnés puis, aujourd’hui, des partenaires ambivalents tiraillés entre conflits territoriaux toujours à vif (les îles Senkaku) et relations économiques intenses. Dans les années 1920, à Shanghai, les deux peuples s’entremêlaient au sein de cette quasi ville-monde, chaudron de toutes les turpitudes, de tous les trafics, de toutes les misères et de tous les tumultes politiques. L’écrivain japonaisRiichi Yokomitsu entraîne le lecteur dans les pérégrinations d’une poignée de Japonais vivant à Shanghai en 1925, voici un siècle exactement, au moment de l’incident du 30 mai, quand la police ouvre le feu sur des manifestants chinois. Le journaliste Segawa évolue dans le sillage d’un trouble « fixeur », Ishihara, et d’une geisha, Saeko. Cet attelage permet de parcourir tous les milieux, toutes les perversions sexuelles et tous les quartiers depuis celui, riche et cosmopolite, des Légations jusqu’aux bas-fonds les plus glauques. Un personnage exporte des squelettes humains. On découvre au passage des clivages qui surprennent – par exemple, il n’y avait pas les Japonais aisés d’un côté et les Chinois de l’autre, mais les riches de toutes les nationalités, chinoise comprise, qui vivaient entre le fleuve et la rivière Suzhou, et le bas peuple sino-japonais qui grouillait conjointement dans la zone sordide du nord de ladite rivière. Quant à l’auteur, Riichi Yokomitsu, mort à Tokyo en 1947, c’était un théoricien littéraire de haut niveau, une sorte de Roland Barthes qui aurait été en plus un (excellent) romancier – un pape des lettres nippones ou, mieux encore, « quelqu’un qu’on appelait à son apogée dans les années 1920 “bungaku no kamisama”, un dieu de la littérature ! », écrit sur son site Paul French, journaliste spécialiste de la littérature chinoise. Au Japon, le prix Yokomitsu est quasiment l’équivalent du Goncourt – et l’auteur éponyme aurait largement mérité cette distinction pour ce roman-ci, d’abord publié en feuilleton dans un magazine littéraire de 1928 à 1931.
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WP_Post Object ( [ID] => 129724 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-05-23 17:10:15 [post_date_gmt] => 2024-05-23 17:10:15 [post_content] =>Le monde a aujourd’hui le regard fixé sur la Chine, à la manière dont il observait avec passion le Japon il y a cinquante ans, fasciné comme il l’était alors par la transformation d’un empire millénaire et d’une civilisation ancienne en une puissance économique, commerciale et technologique rivalisant avec les pays occidentaux. Sur les tables des librairies, d’innombrables livres sur la Chine sont donc venus s’ajouter à ceux consacrés au Japon. La plupart d’entre eux se concentrent sur les questions politiques et géopolitiques et le possible avenir de ces deux acteurs de premier plan sur la scène mondiale. Un nombre croissant porte sur l’histoire de l’ancien « Empire du Milieu » et de l’ex « Empire du Soleil levant » et leurs cultures. Mais rares sont ceux qui les considèrent ensemble sous ce double aspect. « Bien qu’il existe une abondante littérature sur les “relations” sino-japonaises – lire : leurs relations politiques et économiques au XXe siècle – […] affirme Kai Vogelsang dans l’introduction de China und Japan, il n’existe aucun ouvrage en langue allemande ou anglaise offrant un aperçu global de ces relations, et les quelques monographies chinoises ou japonaises sur le sujet se perdent dans le flot des histoires nationales. » Il n’évoque pas le livre d’Ezra Vogel, China and Japan: Facing History, publié un an avant le sien, qui traite moins extensivement des périodes les plus anciennes [lire plus loin dans le présent dossier, « Le facteur culturel et l’héritage mandchou »].
L’histoire des relations des deux pays est celle d’une très longue période d’influence profonde de la Chine sur le Japon, suivie, depuis la fin du XIXe siècle, d’un court épisode d’influence du Japon sur la Chine. On pourrait la résumer de la façon suivante : c’est grâce à la Chine que le Japon est devenu le Japon, et grâce au Japon moderne que la Chine est devenue la Chine moderne. Il est difficile de surestimer l’importance du premier de ces deux processus historiques. « L’influence de la Chine sur le Japon, observe Vogelsang, n’est comparable qu’à celle de la Grèce sur la Rome antique. Mais, contrairement à celle-ci, elle a duré deux millénaires. » Deux mille ans avant notre ère, quand l’archipel japonais n’était peuplé que de communautés villageoises primitives, existait déjà sur le territoire de la Chine actuelle une civilisation dotée d’une véritable organisation politique, sous la forme d’États dynastiques. Les premières inscriptions y apparaissent vers 1400 avant notre ère, et un système complet d’écriture est attesté quatre siècles plus tard. En 221 avant J.-C., l’Empire chinois naissait avec la dynastie Qin. C’est du continent que sont arrivées dans les îles qui constituent aujourd’hui le Japon les techniques de la riziculture inondée et de la métallurgie du bronze et du fer. Elles furent suivies par de nombreux autres apports. Architecture (notamment les toits courbés), calendrier, cosmologie, institutions politiques, écriture et littérature, poésie, calligraphie et peinture, consommation du thé, vêtement (le hanfu des Han de Chine – la principale ethnie – donnant naissance au kimono japonais) : rares sont les domaines où, au fil des siècles, des éléments centraux de la culture chinoise n’ont pas été adoptés au Japon.
La « sinisation » du Japon s’est opérée de manière à peu près ininterrompue de la dynastie chinoise Tang (618-906) à celle des Ming (1368-1644), deux moments forts, en passant par la période Song (960-1279). Plus tard, même la politique isolationniste menée par la dynastie mandchoue des Qing (1644-1912) et, au Japon, au même moment et pour les mêmes raisons – le choc de la rencontre avec les missionnaires occidentaux – par les shoguns (chefs militaires) Tokugawa de la période Edo, ne parvint pas à mettre fin aux contacts entre les deux pays. Kai Vogelsang souligne le rôle-clé de médiateur joué, dans le transfert de traits de la culture chinoise au Japon, par la Corée, ainsi que par deux catégories particulières de personnes, les moines bouddhistes chinois établis dans les monastères japonais et les moines japonais venus étudier en Chine avant de retourner dans leur pays : c’est en Chine que, sous le nom de bouddhisme chan, est né ce qui sera baptisé au Japon bouddhisme zen. Il met en lumière la manière dont les trois sagesses chinoises traditionnelles, le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme, sont passées au Japon. Toutes trois mettent l’accent sur la notion d’harmonie (harmonie sociale, harmonie intérieure, harmonie avec le monde). Nées indépendamment et en partie contradictoires, elles ont progressivement convergé en Chine avec le développement, au XIVe siècle, du néoconfucianisme, qui intégrait des éléments des deux autres. « Les trois enseignements ne font qu’un » dira-t-on à l’époque des Song. Ces trois formes de spiritualité s’expriment à la fois dans la vie quotidienne, la vie sociale et l’art. Au Japon, elles cohabitent avec une religion ancienne polythéiste et animiste, le shintoïsme.
Dans le cas de l’écriture, les Japonais ont introduit de la complication dans le système déjà complexe qu’ils avaient hérité des Chinois. Pour écrire leur langue, basée sur de tout autres principes que le chinois, ils choisirent d’utiliser les caractères chinois, qui combinent pour la plupart idéogrammes et représentations des sons, en modifiant quelquefois leur sens et en en inventant de nouveaux. À ces caractères, appelés kanji en japonais, ils ajoutèrent deux systèmes de caractères alphabétiques syllabiques, les katakana et les hiragana. Mais avec l’art et certains rituels, comme la cérémonie du thé, c’est la tendance inverse qu’on observe. À propos des célèbres « jardins secs » des monastères bouddhistes japonais, « pendant en trois dimensions des peintures à l’encre monochrome », Vogelsang fait ainsi remarquer : « Sous l’influence du bouddhisme zen, les élites japonaises […] n’ont pas développé davantage l’art chinois. Ils l’ont taillé, simplifié, réduit à son essence et lui ont ainsi donné une forme à laquelle on ne pouvait rien enlever ».
En 1853-1854, à la tête d’une flotte de la marine américaine, le « commodore » Perry, représentant du gouvernement, sollicitait avec fermeté des autorités japonaises l’établissement de relations diplomatiques et commerciales entre leur pays et les États-Unis. Traumatisés par l’humiliation subie par leurs voisins chinois lors de la première guerre de l’opium menée dix ans plus tôt par l’Angleterre pour défendre ses intérêts commerciaux, les Japonais décidèrent de s’allier aux Occidentaux pour éviter d’avoir un jour à les affronter. Ce rapprochement fut le point de départ, durant la période de la révolution Meiji qui mit fin au shogunat, d’une modernisation économique et technique accélérée du Japon. En Chine, les élites de l’Empire Qing pensaient celui-ci encore assez puissant pour ne pas devoir faire de même. Mais le succès de la modernisation du Japon inspira aux Chinois une volonté de réforme. Durant les dix premières années du XXe siècle, le Japon fut regardé en Chine comme un modèle. Même lorsqu’ils étaient passés par d’autres pays, comme Sun Yat-sen, les leaders nationalistes s’étaient souvent formés à la pensée occidentale au Japon. « République », « politique », « parlement », « science », « organisation », « méthode », « capital », « individu », « liberté » : c’est en langue japonaise que ces concepts abstraits et des dizaines d’autres, plus toute une série de termes techniques, firent leur apparition dans la société chinoise. En 1912, la dynastie était renversée et la république de Chine instaurée.
L’idylle n’allait pas durer. Au cours des siècles, Chinois et Japonais s’étaient affrontés à plusieurs reprises. Au XIIIe siècle, les Mongols, qui dominaient la Chine avec la dynastie des Yuan, fondée par Kubilai Khan (le petit-fils de Gengis Khan) après que ses troupes eurent conquis le pays, avaient tenté d’annexer le Japon. À la fin du XVIe siècle, les troupes du samouraï et daimyo (seigneur féodal) Toyotomi Hideyoshi avaient envahi la Corée dans l’intention de conquérir une partie de la Chine. À la fin du XIXe siècle, avec l’acquisition de la puissance technique, le Japon commença à manifester une volonté impérialiste. La première guerre sino-japonaise (1894-1895) se solda par la capture de Taïwan. La seconde guerre sino-japonaise (1937-1945), qui se poursuivit au sein de la Seconde Guerre mondiale, fut particulièrement longue, meurtrière et cruelle. Les pertes humaines s’élevèrent à quelque 20 millions de morts du côté chinois, et la mémoire a retenu l’épisode du massacre de Nankin, la prostitution forcée de 200 000 « femmes de réconfort », le traitement sadique des prisonniers de guerre et les horreurs de l’Unité 731 de Shirō Ishii, le « Mengele japonais ». Quatre-vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le souvenir de ces événements demeure une source de malaise entre les deux pays. À côté des revendications territoriales sur les îles Senkaku, deux des principaux sujets de discorde entre la Chine et le Japon au cours des dernières décennies ont été la manière dont le conflit était présenté dans les manuels scolaires au Japon et la venue régulière d’autorités japonaises au sanctuaire shintoïste Yasukuni de Tokyo, où sont commémorés, parmi d’autres militaires morts au service de la patrie, un certain nombre de criminels de guerre.
Dans l’ensemble, cependant, ni ces souvenirs douloureux, ni la présence, dans les années 1950, de personnalités ultra-conservatrices au sein du gouvernement japonais, ni les divergences en matière idéologique n’ont réussi à empêcher un rapprochement progressif. En 1972, suite à la visite du président Nixon en Chine, le Premier ministre chinois Zhou Enlai rencontrait à Pékin son homologue japonais Tanaka Kakuei. Faisant assaut d’euphémismes diplomatiques pour évoquer le fardeau historique de la guerre, les deux hommes déplorèrent, le premier le « terrible malheur » qui avait frappé les deux pays, le second le « grand désagrément » causé par le Japon à la Chine. L’heure était à la reprise de relations économiques fructueuses. Jusqu’au début des années 1990, le climat fut plutôt cordial. Il se rafraîchit quelque peu ensuite, en raison d’une résurgence de nationalisme de part et d’autre ainsi que de la montée en puissance de la Chine qui, en conséquence de l’expansion économique impulsée par les réformes de Deng Xiaoping, devenait pour le Japon un concurrent redoutable. Les liens de coopération demeurèrent toutefois très forts. « Politiquement froide, mais économiquement chaleureuse » ainsi qu’on a pu la qualifier, la relation entre la Chine et le Japon est également toujours restée très vivante sur le plan culturel. Au Japon, constate Vogelsang, la littérature chinoise continue à faire partie du programme scolaire, les poèmes chinois sont encore discutés à la télévision et les ouvrages sur la culture chinoise remplissent les rayons des librairies. De plus en plus de Chinois partent faire leurs études au Japon et un bon nombre d’entre eux restent dans le pays après les avoir terminées. « Toutes les onze minutes, un Chinois tombe amoureux d’une Japonaise » avance-t-il même un peu légèrement. L’année précédant l’épidémie de Covid-19, neuf millions de touristes chinois ont visité le Japon, quand deux millions de Japonais voyageaient en Chine. « Comme c’était le cas un siècle auparavant, conclut-il, le Japon est susceptible d’attirer les Chinois en raison de sa proximité géographique, de la familiarité de son écriture et de la similitude de sa culture. » Si éloignés que soient sur le plan politique la Chine, tenue en mains plus fermement que jamais par le parti communiste, et le Japon, toujours aussi solidement attaché aux États-Unis, les deux plus grandes puissances asiatiques, rivales mais fortement interdépendantes en termes économiques et commerciaux, restent unies par une histoire commune de deux mille ans.
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WP_Post Object ( [ID] => 129693 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-05-16 21:51:44 [post_date_gmt] => 2024-05-16 21:51:44 [post_content] =>Même si les études classiques sont mal en point, l’Antiquité semble n’avoir jamais été autant à la mode. Un engouement auquel la vedette de l’histoire romaine, l’historienne britannique Mary Beard (également blogueuse et présentatrice télé), a largement contribué par une ribambelle de bestsellers. Le dernier en date est consacré aux empereurs romains, ou du moins une sélection d’entre eux : « les 26 hommes qui ont gouverné Rome depuis Auguste, le premier et le plus fameux d’entre eux, jusqu’à Sévère Alexandre, l’enfant empereur très justement oublié sur lequel se clôt la quatrième dynastie impériale de Rome », écrit Edward Watts dans la Los Angeles Review of Books. Soit une période de 250 ans, sur les 1500 allant de l’avènement d’Auguste (- 27 avant notre ère) jusqu’à la chute officielle de l’Empire romain d’Orient, à Constantinople en 1453. Mary Beard fait valoir que pendant ces premiers 250 ans, l’extension géographique de l’empire (de l’Écosse au Sahara, du Portugal à l’Irak), sa population (50 millions), le système politique (l’empire donc, avec un fallacieux vernis de démocratie sénatoriale) et la société romaine sont restés peu ou prou inchangés. Quelques têtes d’affiche – Auguste, Néron, Caligula, Claude, Marc Aurèle, etc. – fournissent à l’auteure assez de matériau pour une analyse non pas chronologique mais thématique des empereurs romains, une sorte de « job description » détaillant les capacités requises ainsi que les devoirs et les droits afférents à la fonction. Des droits dont d’ailleurs certains d’entre eux – Tibère, Néron, Caligula, Héliogabale – ont usé et abusé dans des proportions qui donnent à Mary Beard l’occasion de pimenter son érudition d’anecdotes ébouriffantes qui titillent le lecteur tout en l’instruisant. Si bien qu’aux savantes évocations du gouvernement impérial et des ambitions communes à tous les (bons) empereurs – conforter l’autocratie, embellir Rome, défendre et élargir l’empire, assurer la paix sociale et l’adhésion des peuples rattachés – se superpose la peinture de cruautés et d’extravagances gastronomiques, financières ou sexuelles auxquelles seul un pouvoir personnel absolu peut donner un si libre cours. Lesquelles expliquent la remarquable similitude des trajectoires impériales : arrivé sur le trône souvent de façon fortuite et parfois très jeune, sous la poussée d’intérêts personnels (le plus souvent familiaux) et parfois moyennant finances, l’empereur n’y reste que le temps de déplaire assez pour s’en faire éjecter violemment. Les transitions impériales s’opèrent dans des circonstances parfois grotesques (Caracalla poignardé en train d’uriner) mais le plus souvent tragiques, soulèvements populaires et affrontements à l’appui. Pendant ses 250 grandes années, l’Empire romain a prospéré, avec une administration très performante mais des institutions dysfonctionnelles. Puis il a lentement sombré. Message de la Rome antique à ceux qu’elle intéresse toujours : l’autocratie mal contrôlée n’est pas viable à long terme.
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