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La campagne menée par l’administration Trump contre les universitaires et les universités qui lui déplaisent va donner lieu à des débats judiciaires, lesquels vont forcément remonter un jour ou l’autre à la Cour suprême. Peut-on anticiper la manière dont celle-ci va trancher ? Éminent professeur de droit à Yale, considéré comme conservateur, Keith Whittington pose la question en examinant notamment le Stop WOKE Act voté par le parlement de Floride, qui interdit aux professeurs de l’université d’État de promouvoir certaines idées dans leurs cours. Au nombre de huit, ces idées sont associées par les trumpistes à la théorie critique de la race, explique le juriste de gauche David Cole en rendant compte du livre de son collègue dans les colonnes de la New York Review of Books. Par exemple, l’idée « qu’une personne, en vertu de sa race, de sa couleur, de son origine nationale ou de son sexe soit discriminée ou fasse l’objet d’un traitement défavorable au nom de la diversité, de l’équité ou de l’inclusion ».

Le conservateur Whittington est catégorique : il n’appartient pas au pouvoir politique de se mêler de ce que dit un professeur d’université dans ses cours, tant que ce que ses propos rentrent dans les « standards » de son magistère reconnus par la tradition. L’intervention des trumpistes dans ce domaine relève de « tentatives politiques d’empêcher le public d’entendre des idées que les politiciens au pouvoir n’apprécient pas ».

Les États-Unis ont connu semblable expérience durant la guerre froide, relève Cole, et la Cour suprême a été saisie. « Mais après avoir d’abord cautionné certaines attaques contre des universités, elle a finalement pris fermement position pour défendre la liberté académique. » Il cite un écrit significatif du Chief Justice William Rehnquist, considéré comme particulièrement conservateur, qui a occupé la présidence de la Cour suprême de 1986 à 2005 : « L’université est une sphère traditionnelle de la libre expression si fondamentale pour le fonctionnement de notre société que la faculté de l’Administration de contrôler le discours tenu au sein de cette sphère en posant des conditions à l’octroi de fonds publics est limitée par les doctrines aussi vagues qu’extensives du Premier amendement ». 

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Si on ne comprend rien à ce qui se passe aujourd’hui à Washington, si le futur paraît d’une inquiétante opacité, il faut regarder en arrière : vers les quatre années « d’exil » (2021- 2025) que l’ex-président Trump a endurées dans sa Maison-Blanche-bis de Mar-a-Lago, et que le journaliste Michael Wolff a scrutées sans la moindre bienveillance. « Trump-obsessed », Wolff a méthodiquement suscité/recueilli des monceaux de confidences/trahisons en provenance d’une nuée de courtisans recrus de jalousies et de frustrations. À la lumière (si l’on peut dire) de ce passé-là, tout ce que l’on vit actuellement s’éclaire, mais d’une lueur peu rassurante. Wolff avait déjà raconté comment Le Donald était arrivé à sa première présidence après une campagne consternante et sans l’avoir vraiment souhaité (il entendait juste « devenir l’homme le plus connu au monde », faire encore du fric et jouer tout son soûl au golf). Il était non seulement mal préparé à exercer une telle responsabilité, mais hélas dépourvu des compétences indispensables (« Il ne connaît rien à rien, hormis la promotion immobilière, et c’est un épouvantable manager » écrit James Surowiecki dans la Yale Review). On connaît la suite – « quelque chose de plutôt comique, si ce n’était aussi répugnant et terrifiant », assène Surowiecki – jusqu’au bouquet final, « l’élection volée » et le quasi-coup d’État du 6 janvier 2021.

Mais ce qui allait se passer dans les livres suivants de la tétralogie trumpienne que Wolff a poursuivie avec acharnement (et une indignation mêlée d’admiration incrédule) est encore plus ahurissant. Un : Trump est sincèrement et irréductiblement persuadé qu’il y a eu trucage. Deux : Mar-a-Lago deviendra le décor surréaliste et théâtral d’une réalité « extra-cartésienne », où une cour des miracles d’aigrefins, de fayots opportunistes, de milliardaires énamourés et de jolies conspirationnistes entretiendra dans son illusion celui qu’on continuerait d’appeler « Mr. President » – une illusion abondamment promue via le réseau social trumpien, le très mal nommé Truth Social. Trois : tandis que le Roi Lear de Floride joue au golf en vitupérant, il doit aussi faire face aux assauts juridiques motivés par ses débordements multidirectionnels, politiques, comptables, organisationnels, sexuels... Il faut donc que Trump mobilise une ruineuse armée d’avocats et la malmène épouvantablement pour qu’elle le défende par tous les moyens, au civil ou au pénal, devant des tribunaux fédéraux ou étatiques (Géorgie, New York, Colorado, Floride). Cela n’empêche pas toutefois l’ex-président de côtoyer de plus en plus près la prison et, pire encore, la ruine financière et l’humiliation de ne pouvoir payer personnellement, lui qui se disait multimilliardaire, une caution de 454 millions de dollars. Mais – MAIS – grâce à sa combativité hors norme, Trump va se sortir de presque tous ses embarras.

Il clame en effet à tout-va qu’on le persécute parce qu’il veut redevenir président (et vice et versa), et décide, puisque la justice américaine est tout sauf aveugle, de l’affronter les yeux dans les yeux par médias interposés, insultant les magistrats et transformant la plus humiliante des péripéties judiciaires en formidable plateau TV. Or non seulement le sort lui sourit plus souvent qu’à son tour (le pompon : l’immunité présidentielle concoctée in extremis par la Cour suprême), mais plus il est incriminé, plus il s’en tire d’extrême justesse, plus il est populaire auprès de gens dont il bafoue pourtant les convictions morales et sans doute les intérêts à long terme. Les « Unes » (bonnes ou mauvaises) le font implacablement grimper dans les sondages. D’où le triomphe électoral de novembre 2024, coups de chance – les tentatives d’assassinat, la médiocrité de son opposante – à l’appui... Donc revoici Trump à la Maison-Blanche. Inchangé, sauf peut-être en pire : plus enragé, plus vindicatif, plus enfermé dans sa bulle de réalité alternative. Mais pas mieux préparé (où aurait-il trouvé le temps, alors qu’il a même dû sacrifier le golf ? D’ailleurs Trump écoute très peu et ne lit pas du tout ; il ne croit qu’en son instinct). Et beaucoup plus mal entouré, car les quelques « adultes dans la pièce » de la fois précédente ont été remplacés par la clique de Mar-a-Lago ou des ralliés de dernière minute (dont Melania ?). Si bien que l’on peut s’attendre au pire, conclut l’impitoyable Michael Wolff, car « Trump va persévérer dans le chaos et l’audace qui le maintiennent, conjointement, au centre de l’attention publique et le distraient des problèmes requérant son attention ». En attendant, le narrateur de « cette histoire bien trop extraordinaire pour ne pas être racontée » n’a eu droit qu’à des tombereaux d’insultes (« fake news », « sac de merde ») et une propulsion immédiate au rang de best-seller.

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Parce qu’il a impitoyablement critiqué la Révolution française, Edmund Burke est volontiers présenté en France comme un réactionnaire, à l’instar de Louis de Bonald et de Joseph de Maistre. Dans le monde anglo-saxon, après avoir été décrit par certains historiens anglais comme un opportuniste carriériste, il est aujourd’hui célébré comme leur père spirituel par différentes familles de conservateurs. Les libéraux voient en lui un homme pénétré des idéaux des Lumières, à commencer par la défense des libertés publiques et de la liberté de commerce. Ses vues en esthétique, son style flamboyant, l’importance qu’il accorde aux sentiments et son tempérament passionné en font une figure romantique. 

Ainsi que l’ont mis en évidence plusieurs ouvrages récents, notamment ceux de Richard Bourke et de David Bromwich, la pensée politique de Burke est impossible à ranger sous une étiquette. Riche, complexe, nuancée, elle n’est pas dépourvue de contradictions, parfois réelles mais souvent seulement apparentes : s’il a combattu la Révolution française après avoir soutenu les revendications des colons américains face à la Couronne britannique, défendu l’Empire tout en dénonçant férocement les exactions et les cruautés de la Compagnie des Indes orientales, loué les vertus de l’aristocratie tout en accusant les aristocrates de médiocrité, d’incompétence et de vénalité, c’est en fonction de principes qui forment un ensemble cohérent.

Comme le souligne Ross Carroll dans le livre qu’il vient de lui consacrer – une remarquable introduction à ses idées, synthétique, claire et pédagogique –, la pensée politique de Burke n’est pas celle d’un pur théoricien. Elle est inséparable de sa personne et de sa trajectoire : « Les idées de certains penseurs politiques peuvent être étudiées sans qu’il soit nécessaire d’en savoir beaucoup sur leur vie, leur personnalité et leur carrière. Burke n’est pas un de ces penseurs. » Une autre de ses caractéristiques, conséquence de la première, est qu’au lieu d’être concentrées dans une poignée de grands livres, ses contributions à la pensée politique sont contenues dans des lettres, des pamphlets, des discours et d’autres textes de circonstance.  

L’implication de Burke dans la vie politique active n’en faisait pas un adversaire de la théorie. « Je ne dénigre pas la théorie et la spéculation, précisait-il. Non, lorsque je critique la théorie, c’est toujours une théorie faible, erronée, fausse, non fondée ou imparfaite que j’ai à l’esprit ; et un des moyens de découvrir qu’elle est une fausse théorie, c’est de la comparer avec la pratique. » Sans verser dans le pur pragmatisme, il n’en tenait pas moins pour certain qu’une idée « pouvait être vraie en termes métaphysiques, mais fausse en termes politiques ». 

Né en 1729 en Irlande, d’une mère catholique et d’un père protestant mais sans doute catholique converti, Edmund Burke se sentait citoyen britannique. Il n’en resta pas moins sensible toute sa vie au destin de son pays de naissance, qu’il estimait outrageusement exploité par l’Angleterre. Au départ, il fut un homme de lettres. À l’âge de 26 ans, il rédigea un livre d’esthétique philosophique dont les idées sur le « sublime » inspireront plus tard Kant et Swinburne. Avec lucidité, il y relevait la fascination qu’exerce sur nous le spectacle de la douleur physique d’autrui. La même année, il épousait une jeune femme nommée Jane Mary Nugent, qu’il aima toute sa vie et qui lui donna deux enfants : le second mourut en bas âge et le premier de tuberculose à l’âge de 36 ans, un décès précoce qui laissa Burke dévasté, trois ans avant sa propre mort, en 1794. 

Peu après son arrivée en Angleterre, il fut engagé comme secrétaire d’un membre du Parlement nommé William Gerard Hamilton. Il resta à son service durant six ans, avant de passer à celui du marquis de Rockingham, alors Premier ministre. La même année, il était élu membre du Parlement au sein du parti whig (libéraux). Il y resta 29 ans. La plus grande partie de sa carrière se passa dans l’opposition. Les partis étaient souvent décriés comme de simples factions. Burke s’en faisait une haute idée. Il les définissait comme des groupes d’hommes « s’unissant pour promouvoir, par leur association, l’intérêt national, en se fondant sur quelques principes sur lesquels ils sont d’accord ». Il se faisait aussi une idée élevée du Parlement et de la nécessité, pour celui-ci, d’exercer toutes ses prérogatives face à l’ambition du roi George III de renforcer le pouvoir de la Couronne. Tout en reconnaissant qu’il était du devoir des parlementaires de défendre les intérêts de leurs électeurs, il contestait la thèse selon laquelle ils devaient se contenter d’obéir fidèlement à leurs volontés. L’idée du suffrage universel lui était étrangère : « Un Parlement élu par un vaste suffrage mais rempli de favoris de la Cour serait moins à même de représenter le peuple qu’un Parlement élu par moins de votants mais composé de membres plus résolument indépendants. » 

Tout au long de sa carrière, Burke fut impliqué dans plusieurs grands débats. Le premier portait sur le statut des colonies américaines, qui s’étaient révoltées. Sans être favorable à leur indépendance, il estimait légitime le refus des colons de payer des taxes sans être représentés. Il invita donc à renoncer à l’usage de la force face aux insurgés et plaida vigoureusement en faveur de la réconciliation. La seconde controverse, dans laquelle il s’engagea avec une ardeur toute particulière, concernait l’action de la Compagnie des Indes orientales en Inde. Burke ne mettait pas en cause l’existence de l’Empire, qu’il considérait comme bénéficiant à toutes les parties. Les conquêtes étaient à ses yeux un fait obligé de l’Histoire qu’il ne fallait pas chercher à empêcher. Mais il était nécessaire de veiller à ce qu’elles s’opèrent avec un minimum de violence et que l’exploitation des territoires conquis se fasse dans le respect des populations locales. La conquête des îles britanniques par les troupes romaines lui semblait à cet égard le modèle à suivre, celle de l’Irlande et des Indes par la Couronne anglaise le parfait contre-exemple. 

Burke était révolté par les agissements de la Compagnie des Indes orientales qui, usurpant les prérogatives d’un État, se comportait en maître absolu des territoires qu’elle contrôlait et s’y livrait impunément à de terribles pillages. Dans le discours qu’il prononça à l’occasion de la procédure de destitution d’un des plus cruels directeurs qu’ait eu la Compagnie, Warren Hastings (démis par la Chambre des communes, il fut rétabli dans ses fonctions par la Chambre des lords), décrivant les exactions de la Compagnie dans une région de l’Inde, il se déchaîne : « Une tempête de feu enflamma tous les champs, consuma toutes les maisons, détruisit tous les temples. Les misérables habitants, fuyant leur village en flammes, furent massacrés ; d’autres, […] les pères séparés de leurs enfants, les maris de leur épouse […] furent envoyés en captivité dans un pays inconnu et hostile. »

L’attitude de Burke à l’égard de l’esclavage a évolué avec le temps. Au départ fervent défenseur de la Compagnie royale africaine qui en organisait le trafic, à partir de 1780 il commença à militer pour la réforme de ce commerce dans le sens d’un adoucissement. Tout en réprouvant l’esclavage, il craignait les effets pervers d’une émancipation brutale et ne fut jamais abolitioniste. Convaincu que l’institution subsisterait sous une forme ou une autre dans les colonies britanniques, fait observer Carroll, il considérait l’allègement de ses pires aspects comme la seule option possible : « Comme toujours chez Burke, la vision abstraite de ce qu’exige la justice ne devait pas être le seul déterminant de la politique. Confronté à ce qu’il considérait comme “un mal incurable”, il cherchait à en atténuer les effets plutôt qu’à l’éradiquer. » 

Le troisième grand débat auquel Burke s’est trouvé mêlé est celui qui a suivi, en Angleterre, la Révolution française. Il eut pour conséquence son départ du parti whig, dont beaucoup de membres s’étaient exprimés en faveur de la Révolution, et est à l’origine de son livre le plus connu : Réflexions sur la Révolution de France. L’ouvrage fut publié avant l’épisode de la Terreur. Burke y dénonçait par avance les terribles violences contre les biens et les personnes auxquelles, selon lui, la Révolution ne pouvait manquer de conduire. Avec une étonnante prescience, il envisageait le surgissement, au sein du chaos engendré par l’affrontement général, d’un leader militaire déterminé à rétablir l’ordre. Son hostilité tenait aussi à des raisons philosophiques. Burke ne contestait pas par principe l’idée de l’existence de droits fondamentaux. Mais à ses yeux, observe Carroll, « un gouvernement s’engageant à respecter les droits n’était pas la même chose qu’un gouvernement faisant de la protection des droits sa raison d’être ».

Sa conception de la liberté était également différente de celle des théoriciens de la Révolution. La liberté que défendait Burke n’était pas, selon ses propres termes, « la liberté égoïste de chaque homme de régler la totalité de sa conduite en fonction de sa volonté propre ». Dans son esprit, la vraie liberté ne pouvait se réaliser que dans et par la participation à la vie sociale, une conviction qu’il partageait, d’une certaine manière, avec les révolutionnaires. Contrairement à ces derniers, toutefois, il n’identifiait pas cette liberté avec la possibilité pour le peuple de s’auto-gouverner. Et il ne la définissait pas en termes intemporels. À ses yeux, résume Carroll, les libertés ne sont pas l’expression d’un principe abstrait, mais « des privilèges et des droits […] intégrés dans un ordre social particulier qui a persisté durant des siècles ». Cette idée s’enracine dans une de ses convictions les plus profondes : la société n’est pas le produit d’un contrat entre les vivants, mais celui d’un « partenariat entre les vivants, les morts et ceux qui ne sont pas encore nés ». Cette formule, souvent citée par le philosophe britannique Roger Scruton et tous ceux que terrifie l’idée d’un recommencement indéfini de la société sur la base d’une table rase, reflète fidèlement la nature du conservatisme de Burke et la manière dont, chez lui, conservation, transmission et progrès sont indissociables. 

Ross Carroll ne manque pas de souligner ses exceptionnels qualités d’orateur. On cite souvent à son sujet un propos du fameux érudit et essayiste Samuel Johnson rapporté par son biographe James Boswell : « Si quelqu’un se trouvait par hasard obligé de passer cinq minutes en compagnie de Burke sous un abri pour éviter la pluie, il se dirait : voilà un homme extraordinaire. » Johnson, qui ne partageait qu’en partie les idées de Burke, faisait ici référence à sa conversation, invariablement brillante et intarissable. Il était de fait un homme du verbe, et ses idées, plus encore que chez n’importe qui d’autre, étaient inséparables de leur expression. « Le talent littéraire de Burke, écrivait l’essayiste William Hazlitt, est [...] sa principale qualité. Son style a la familiarité de la conversation et le caractère recherché des compositions les plus élaborées. […] Il utilise les mots les plus ordinaires comme les termes les plus scientifiques, les phrases les plus longues comme les plus courtes, les tournures les plus directes comme les plus imagées. »  

Mary Wollstonecraft, aussi critique que le républicain Thomas Paine au sujet des vues de Burke sur la Révolution française, l’a un jour ironiquement traité de « nouveau Cicéron », l’accusant d’user de ses dons de rhéteur pour défendre les aristocrates. Cette comparaison n’était pas de nature à déplaire à un homme qui, de longue date, considérait le grand orateur romain comme son modèle. Comme lui, Burke entendait mettre ses talents de débatteur au service des nobles causes qu’il estimait devoir défendre. Ce que nous appelons la démocratie, le gouvernement de tous par tous, ne figurait à l’évidence pas au nombre de celles-ci, et il lui est arrivé de justifier des situations que nous trouvons aujourd’hui inacceptables sur la base d’idées contestables ou erronées, par exemple au sujet du rôle possible du gouvernement en cas de famines. Mais l’une des causes pour lesquelles il s’est battu avec le plus d’opiniâtreté est la lutte contre les abus de pouvoir des gouvernements et des puissants, et les injustices qu’ils engendrent. Dans la Lettre à un noble lord dans laquelle, à la fin de sa vie, pour se défendre des attaques du duc de Bedford, il fait le bilan de sa carrière parlementaire, Burke présente les efforts qu’il a menés durant quatorze ans pour mettre fin aux abus de la Compagnie des Indes orientales comme l’entreprise dont il est le plus fier, même si c’est celle dans laquelle il a eu le moins de succès. 

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Quand en 1974 l’Occident, bras ouverts, accueillit Soljenitsyne, il ne s’attendait pas à la volée de bois vert qui allait lui être infligée. À peine le prix Nobel de littérature avait-il débarqué à Zurich, après avoir été déchu de la nationalité soviétique et expulsé d’URSS, que le ton était donné lors d’une conférence de presse avec des journalistes italiens. « Un jeune journaliste est venu me voir après », raconte Soljenitsyne ; « il était presque en larmes : “Dans tout ce que vous venez de dire, il n’y a rien pour mes lecteurs. Pourriez-vous être un peu plus clair ?” ». Clair, Soljenitsyne l’a résolument été ensuite, comme le montre la récente publication par son fils Ignat aux États-Unis des plus importants discours paternels entre 1974 et son retour en Russie en 1994. Mais l’Occident n’y gagnerait pas vraiment au change, se faisant étriller au fil d’harangues oraculaires prononcées (ou lues) un peu partout – à Stockholm, à Zurich, à Valley Forge, à Harvard, à Londres, à Liechtenstein même.

En vrac, Soljenitsyne y mettait en garde l’Ouest à la fois contre le communisme, dont « la sauvagerie intrinsèque et les projets impitoyables » étaient systématiquement occultés, mais aussi contre « la révérence d’une société d’adultes envers les opinions des enfants, l’enthousiasme fiévreux des jeunes pour des idées d’une valeur toujours déclinante, la lâcheté de leurs professeurs qui tremblent à l’idée de diverger par rapport à la dernière mode, l’usage irresponsable que font les journalistes des mots qu’ils diffusent à tout vent, la systématique sympathie envers les extrémistes, le mutisme de ceux qui pourraient protester, le défaitisme passif de la majorité, la faiblesse des gouvernements, la paralysie des mécanismes de défense des sociétés et l’effondrement spirituel qui ne peut conduire qu’aux cataclysmes politiques ». À toutes ces tares occidentales il fallait encore ajouter l’obsession « débilitante » des biens matériels, la prééminence concédée au légalisme, les « révoltants assauts de la publicité » et l’intolérable laideur de la musique moderne…

C’est à Harvard en juin 1978 que, face aux étudiants en fin d’année, Soljenitsyne allait mettre le plus brutalement les points sur les i dans un discours intitulé « Le déclin du courage », où tout le monde en prendrait pour son grade – « “les adolescents qui préfèrent la fainéantise à l’étude et à l’amélioration morale”, les avocats “qui défendent même les coupables manifestes”, les médias qui diffusent “de fausses nouvelles” et les politiciens à qui toute liberté est donnée “de promouvoir sans réfléchir tout ce que souhaitent leurs électeurs” », résume Leon Aron dans The Wall Street Journal. Bref, ce n’est vraiment pas ce modèle social-là que le prophète souhaitait voir transposé dans la Russie en devenir. Hélas, avec 30 décennies de recul, bien des vaticinations du sage du Vermont – hyper-patriotisme, exaltation de l’Amérique profonde, dénonciation de la corruption des intellectuels et du wokisme en émergence, propos ambigus sur les mérites d’un autoritarisme sélectif… – prennent une curieuse coloration proto-trumpiste. Mais à une grande réserve près, car Soljenitsyne invoque aussi deux palliatifs à la dérive de nos « pitoyables » sociétés dévitalisées et engluées dans le matériel. D’abord l’art (« celui qui est digne de ce nom ! »), et notamment la littérature « lorsqu’elle est porteuse de vérité ». Et surtout le retour « au spirituel », pris dans une perspective non pas religieuse (le prétendu prosélyte est plutôt discret sur le sujet) mais éthique : la quête au plus profond de soi de la distinction entre bien et mal, de l’amélioration morale et de la bonté. Pas sûr que ces admonestations-là aient retenti jusqu’aux rives du Potomac.

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Incroyable mais vrai. En pleine dictature franquiste, une mère de quatre enfants, âgée de 50 ans, décide d'écrire seule un dictionnaire de la langue espagnole. Et mène le projet à son terme. Commencé en 1952 et publié en 1967, le Diccionario de uso del español de María Moliner est devenu le préféré de plusieurs générations, tant du grand public que des professionnels de la langue. Gabriel García Márquez l’a décrit comme « le dictionnaire le plus complet, le plus utile, le plus approfondi et le plus divertissant de la langue espagnole ». Ceux qui refusaient l’entrée de María Moliner à l’Académie royale espagnole le consultaient en secret.

Le roman de l’écrivain argentin Andrés Neuman s’ouvre par une scène construite avec une précision théâtrale : María Moliner rencontre le président de l’Académie royale espagnole, la figure patriarcale au sommet de l’institution qui a ignoré son œuvre monumentale. Cette entrée en matière installe le conflit au centre de l’histoire. Il ne s’agit pas ici de raconter une vie, mais de la déployer, de l’éclairer et, dans un certain sens, de la venger, peut-on lire dans le journal argentin Página 12. Divisée en cinq parties – quatre « visites » et un épilogue intitulé « Le cristal » – la structure du livre propose un ordre partiellement chronologique, où se mêlent subjectivité de la mémoire et dialogue avec la langue. Le titre est tiré d’une citation d’Emily Dickinson (« Parfois j’écris un mot et je le fixe jusqu’à ce qu’il commence à briller »). « Le narrateur suit l’évolution de María dans une prose qui oscille entre tendresse et ironie, racontant un parcours allant d’une enfance marquée par l’absence du père à une consécration intellectuelle jamais officialisée », ajoute le journaliste de Página 12Sur le portail Valencia Plaza, Andrés Neuman confie : « D’une grande précision verbale, ce dictionnaire reflète aussi de ce que nous appellerions aujourd'hui l’intelligence émotionnelle. Si nous lisons comment il définit des mots comme “amour” ou “mère”, nous constatons qu’il faut avoir vécu toute une vie pour bien saisir l’essence de ces termes. » 

[post_title] => L’étonnante « Littré » espagnole [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => letonnante-littre-espagnole [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-17 17:21:08 [post_modified_gmt] => 2025-04-17 17:21:08 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131769 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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C’est autour de la Baltique que l’esprit européen souffle le plus fort, estime le journaliste Oliver Moody. Correspondant du Times à Berlin, il couvre aussi l’Europe du Nord. Les États qu’il rassemble ici sous ces auspices sont les pays baltes, mais aussi la Pologne, la Finlande et la Suède. Ils ont mis en œuvre, écrit-il, « une idée de ce que pourrait être l’Europe : plus optimiste, plus ferme dans la défense de ses valeurs et de ses intérêts, plus consciente de sa solidarité avec d’autres démocraties libérales, plus ouverte au potentiel de la technologie, plus confiante dans ses propres forces, moins entravée par la peur ».

L’objet de son livre est « le retour de l’ancienne lutte avec la Russie pour le contrôle de la Baltique […] et comment son issue sera décisive pour l’avenir de l’Europe et plus largement de l’Occident ». Le point commun de la plupart de ces nations est d’avoir subi de plein fouet le double calvaire nazi et soviétique, rappelle dans la Literary Review Owen Matthews, auteur entre autres des Enfants de Staline (2008). Même si une invasion russe ne semble pas à craindre, ces États sont harcelés par le régime de Poutine. Matthews reproche à l’auteur d’être parfois trop indulgent. Moody ne mentionne pas que 87 550 Lettons ont formé une « légion » SS et que ce pays, en décembre 2022, a expulsé l’équipe d’une télévision anti-Kremlin.   

[post_title] => Plus européen tu meurs [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => plus-europeen-tu-meurs [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-17 17:18:38 [post_modified_gmt] => 2025-04-17 17:18:38 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131766 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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« Je me suis réveillée ce matin après avoir fini le dernier Hunger Games de Suzanne Collins avec mal à la tête… à force de pleurer non-stop, écrit Ashley Whitlatch sur le site « Books are my third place ». Suis-je émotionnellement dévastée ? Oui. Bouleversée et pas sûre de m’en remettre jamais ? Oui. […] Je n’étais pas préparée à ce que ce livre soit à ce point déchirant. Je me suis même remise plusieurs fois à pleurer en écrivant ce compte rendu. […] C’est peut-être l’histoire la plus brutale qu’elle ait jamais écrite.  Prêt(e) à y entrer ? »

À la fin du premier chapitre, un coup de feu a retenti, et la tête d’un garçon a « explosé », cite The Economist. Un peu plus tard, la tête d’une fille craque et s’ouvre sur le sol, le sang se répandant sur sa natte. Une autre est empoisonnée et « le sang se met à sortir de ses yeux, de son nez, de sa bouche ». L’œil d’une troisième est sorti de son orbite. Le héros est éviscéré. Son amoureuse est empoisonnée et « une écume sanglante fait des bulles sur ses lèvres ». 

C’est déjà le livre le plus vendu sur Amazon. Inaugurée en 2008, la série s’est écoulée à plus de 100 millions d’exemplaires dans le monde. Les traductions sont quasi simultanées (la version française de la dernière livraison est sortie le 20 mars). Les lecteurs, en majorité des lectrices, sont ce que les éditeurs anglo-saxons appellent les young adults, une catégorie extensive allant de 13-14 à 35 ans voire 40 ans. Les livres donnent bien sûr lieu à des films, dont les premiers ont déjà engrangé quelque 4,4 milliards de dollars « ajustés pour l’inflation », calcule The Economist.  

Chaque épisode est fondé sur le même scénario, inspiré de la légende du Minotaure mais aussi du 1984 d’Orwell, de la prégnance des réseaux sociaux et des angoisses latentes : chaque année, les douze districts d’un État dictatorial désignent par tirage au sort deux enfants appelés à se battre à mort les uns contre les autres. Ils sont filmés par des caméras omniprésentes et la nation tout entière est rivée au spectacle sur des écrans. Les combattants les plus appréciés étant « likés », ce qui leur donne des avantages.

D’une façon générale, les dystopies pour « jeunes adultes » jouissent d’une « immense popularité », constate Gregory Claeys, professeur à l’université de Londres. La catégorie de livres dans laquelle Hunger Games figure en tête s’intitule « Books on Death for Young Adults ».  

[post_title] => Du sang frais pour les jeunes [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => du-sang-frais-pour-les-jeunes [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-17 17:16:52 [post_modified_gmt] => 2025-04-17 17:16:52 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131763 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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« Je ne suis pas né pour être célèbre, ni illustre, je ne me mesure pas à cette aune, je ne me suis jamais senti un écrivain important, un grand homme. […] Je veux seulement conter quelques histoires, certaines drôles, d’autres mélancoliques, comme la vie. » Cet aveu figure au début de Navigation de cabotage, un gros recueil désordonné de souvenirs, d’impressions et de réflexions que Jorge Amado a publié à l’âge de 80 ans. Il frappe par sa modestie. Son auteur est en effet l’écrivain brésilien du XXe siècle le plus connu. À l’étranger, son nom est plus familier que ceux de ses aînés Mário de Andrade, Oswald de Andrade et Graciliano Ramos, que ceux de ses contemporains Clarice Lispector et João Guimarães Rosa, et même que celui du plus grand écrivain qu’a produit son pays, l’auteur du XIXe siècle Machado de Assis. Ses romans ont été traduits dans des dizaines de langues et ont fait l’objet de multiples adaptations au cinéma, au théâtre, à la radio et à la télévision.

Navigation de cabotage, ainsi que de succincts Mémoires d’enfance (O menino grapiúna), un remarquable livre d’entretiens avec Alice Raillard paru en 1992 en français, une brève biographie par Miecio Tati publiée quarante ans avant sa mort et les très nombreux livres de souvenirs de sa deuxième femme Zélia Gattai, ont longtemps constitué les principales sources d’information sur la vie de Jorge Amado. Ceci jusqu’à la publication, en 2018, par Joselia Aguiar, d’une biographie très documentée, fruit d’un travail de recherche minutieux. En s’appuyant sur de nombreuses citations, elle éclaire les multiples visages du personnage : journaliste, militant puis député du Parti communiste brésilien, intellectuel itinérant, romancier, ambassadeur culturel du Brésil sans en avoir le titre et, last but not least à ses propres yeux, dignitaire d’un « terreiro » de candomblé à Bahia.

Le candomblé a de fait occupé une place très importante dans son existence. Ce qui le séduisait dans ce culte d’origine africaine était son caractère à la fois populaire, subversif et joyeux. À Clarice Lispector, qui l’interrogeait à ce sujet pour un magazine, il répondit : « Je ne suis pas religieux, je n’ai aucune croyance religieuse, je suis matérialiste. Je n’ai pas eu d’expérience mystique mais j’ai vu beaucoup de magie, je suis superstitieux et je crois aux miracles, une vie est faite de choses ordinaires et de miracles. Sans être religieux, je possède une dignité élevée dans le candomblé bahianais, distinction que m’ont conférée mes amis du candomblé et dont je suis très honoré. » 

Jorge Amado se considérait moins comme un écrivain brésilien que comme un écrivain de Bahia. Né dans une petite plantation de cacao dont son père était l’exploitant, ce qui le familiarisa très tôt avec la terrible pauvreté de la population rurale, il fut envoyé à l’âge de 11 ans dans la capitale de l’État, qu’on n’appelait pas encore Salvador mais Bahia, pour y étudier. À l’âge de 14 ans, tout en continuant à suivre les cours au collège, il commença à travailler comme journaliste. Élève peu assidu, il menait une vie très libre dans les rues de la ville parmi les mauvais garçons et les lutteurs de capoeira,  fréquentant les bordels et les temples de candomblé, s’imprégnant de tout ce qui allait devenir l’univers de ses romans. Il était par ailleurs membre d’un cercle littéraire appelé L’Académie des rebelles. Ses auteurs de prédilection étaient alors les classiques français (Balzac, Flaubert, Maupassant, Zola) et anglo-saxons (Walter Scott, Dickens, Mark Twain). Viendront ensuite les auteurs américains contemporains (Faulkner, Steinbeck, Hemingway, Dos Passos) et les grandes figures du « roman prolétarien » soviétique. 

À l’âge de 18 ans, il publiait son premier roman, Le Pays du carnaval, dont l’action se déroule dans les quartiers populaires de Bahia. Suivront Cacao, qui évoque la détresse du milieu rural, et Sueur, qui dépeint la misère ouvrière à Bahia, deux livres qu’il définira par la suite comme des « cahiers d’un apprenti écrivain ». En 1935, Bahia de tous les saints, dont le protagoniste est un boxeur noir, lançait effectivement sa carrière d’écrivain. Ces livres ouvraient une veine de romans naturalistes d’inspiration sociale dont le plus puissant est sans doute Les Terres du bout du monde, paru en 1943. 

Parallèlement à son œuvre littéraire, et en lien étroit avec elle, Jorge Amado poursuivit durant quelque trente ans un parcours politique au sein du Parti communiste brésilien. Joselia Aguiar en raconte toutes les péripéties, dont l’histoire coïncide largement avec celle du régime de Getúlio Vargas : arrivé aux commandes du pays en 1930 à la faveur d’une révolution militaire, puis élu président, il institua en 1937 la dictature de l’Estado Novo, fut chassé du pouvoir en 1945, pour revenir quelques années plus tard comme président démocratiquement élu. 

Brièvement incarcéré en 1935, Jorge Amado dut s’exiler de 1941 à 1942 en Argentine et en Uruguay. Durant ces années-là, il publia des biographies romancées du poète abolitionniste Castro Alves et du secrétaire général du Parti communiste brésilien Luis Carlos Prestes. Revenu au Brésil, élu député en 1945, suite à l’interdiction du Parti communiste il fut à nouveau contraint de s’exiler, cette fois à Paris. Il s’y lia avec de nombreux intellectuels et artistes dont Aragon, Picasso et Jean-Paul Sartre, qu’il invitera par la suite au Brésil. En 1950, il était expulsé de France en même temps qu’une vingtaine de ses compatriotes et que l’écrivain chilien Pablo Neruda. Il restera interdit de séjour dans ce pays durant seize ans. Après avoir passé deux ans en Tchécoslovaquie, il revint définitivement au Brésil en 1954. Peu après, il abandonnait la vie politique pour se consacrer pleinement à la littérature. 

Bien qu’il ait toujours insisté sur l’unité de son œuvre, les romans qu’il produisit à partir de ce moment sont d’un autre caractère que ses premiers récits. L’humour y fait son  apparition, la fantaisie s’y déploie, la sensualité et l’érotisme s’y épanouissent. Ainsi que l’indiquent leurs titres (Gabriela, girofle et cannelle Dona Flor et ses deux maris Tereza Batista Tieta d’Agreste), les personnages principaux sont le plus souvent des femmes. Mulâtresses fréquemment issues de la prostitution, femmes de caractère prenant en main leur destin, elles incarnent l’idéal de mélange des races qui chez Amado a pris le relais de l’utopie socialiste. Ces romans figurent parmi ses plus populaires et ceux qui ont fait l’objet des adaptations les plus nombreuses. De celles-ci, il disait : « Quand je cède les droits d’adaptation d’un de mes livres au cinéma, au théâtre, à la télévision ou à la radio, je ne cherche pas à m’impliquer dans le travail d’adaptation. Je suis romancier, je ne suis pas cinéaste, dramaturge, homme de radio ou de télévision, et je pense que l’adaptation d’une œuvre littéraire pour une autre forme d’expression doit être une recréation. »

Jorge Amado était un homme plein de charme. À tort ou à raison, ses compagnes se méfièrent toujours de ses capacités de séduction. Joselia Aguiar a retrouvé la trace d’un amour de jeunesse passionné qui avait jusqu’ici échappé à l’attention des commentateurs. Il fut ensuite marié deux fois. La première avec une certaine Matilde Garcia Rosa, qui lui donna une fille et dont il divorça au bout de quelques années. La deuxième fois avec Zélia Gattai, qui fréquentait le milieu littéraire moderniste et les membres du Parti communiste. Il l’épousa en 1945. Ils eurent deux enfants, elle vécut avec lui jusqu’à sa mort et l’accompagna dans tous ses voyages, notamment en URSS. 

Dans le récit méticuleux et détaillé qu’elle fait de la vie d’Amado, Joselia Aguiar ne se départit jamais d’un ton bienveillant mais toujours factuel. Trois passages témoignent sobrement de sa capacité de compassion : lorsqu’elle évoque la mort de la première fille d’Amado, décédée à l’âge de 16 ans des suites d’une maladie auto-immune, et l’effet dévastateur que cette mort prématurée eut sur lui ; les pages consacrées aux dernières années de l’écrivain, marquées par une suite de problèmes de santé (diabète, crise cardiaque, perte progressive de la vue), qui minèrent sa vitalité ; enfin, l’ultime paragraphe dans lequel elle décrit le chagrin incoercible de Zélia, nonagénaire, à l’annonce de la mort du fils qu’elle avait eu d’un premier mariage.   

À la fin de sa vie, Jorge Amado était devenu une personnalité centrale de la vie intellectuelle et culturelle brésilienne. Connaissant tout le monde, il était ami de l’architecte Oscar Niemeyer, du cinéaste Glauber Rocha, d’intellectuels comme Celso Furtado, Josué de Castro, Paulo Freire et Fernando Henrique Cardoso, des compositeurs et chanteurs Chico Buarque, Caetano Veloso et Gilberto Gil. Il était aussi une figure familière de tous les Brésiliens – les chemises bariolées qu’il aimait porter faisaient partie de sa légende. Proposé sept fois pour le prix Nobel de littérature, il ne l’obtint jamais, en raison, apparemment, de l’hostilité d’un des jurés. Il ne tirait aucun orgueil de sa notoriété. « Je connais mes limites mieux que certains des critiques qui démolissent mes livres », disait-il. Dans son Dictionnaire amoureux de l’Amérique latine, Mario Vargas Llosa loue avec chaleur Jorge Amado pour son talent de raconteur, sa drôlerie, son optimisme, sa « splendide santé morale » et son extraordinaire générosité. À ces qualités, on pourrait ajouter la simplicité et l’absence de vanité qui lui faisaient écrire dans Navigation de cabotage : « La vie a été prodigue avec moi, elle m’a donné plus que je n’ai demandé et mérité ». 

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Largement motivée par des raisons idéologiques, l’offensive menée par Trump contre une bonne partie de l’establishment scientifique intervient dans un contexte de crise profonde dudit establishment. Un article publié dans la revue Science, qui en est le cœur, l’expose avec une rare crudité. Le prétexte est un livre-enquête publié par l’un de ses journalistes, Charles Piller, sur l’un des cas de fraude les plus saillants de ces dernières années. Il concerne la maladie d’Alzheimer. Résultat : le consensus sur l’implication des plaques dites amyloïdes dans la genèse de la maladie, consensus sur lequel des carrières se sont construites et de coûteux essais cliniques ont été réalisés, est remis en cause. À l’origine, des fraudes en série commises par un chercheur français recruté par l’un des plus célèbres laboratoires spécialisés en la matière, à l’université du Minnesota. Mais au-delà de ce cas personnel, c’est tout le système de recherche qui une fois de plus révèle sa déliquescence. 

Fait notable, le signataire du compte-rendu dans la célèbre revue, Carl Elliott, lui-même de l’université du Minnesota, expose la manière dont son université a couvert le chercheur. Fait non moins notable, il donne les noms de certaines des pointures elles aussi impliquées, y compris à Harvard, à l’université de Californie du Sud ainsi qu’au NIH (National Institutes of Health), lequel est dans le collimateur de Trump. La revue Nature est mise en cause : elle a mis dix-huit ans avant de « rétracter » l’article phare du chercheur français, censé avoir été « revu par les pairs ». En cause aussi l’entreprise Cassava Sciences, qui a obtenu de la FDA (Food and Drug Administration) de procéder à des essais cliniques pour le simufilam, l’une des molécules testées dans le cadre de la théorie amyloïde. 

« Le plus frappant est peut-être l’atmosphère de peur rapportée par l’auteur, écrit Elliott. Pratiquement tous ceux à qui il essaie de parler sont terrifiés. » Et la plupart de ceux à qui est présentée la preuve que des articles qu’ils ont cosignés comportent des images falsifiées « se cachent derrière des avocats et refusent de répondre aux questions ». Pourtant, observe Elliott, « il serait erroné de faire porter tout le blâme sur des chercheurs individuels. Ils travaillent dans un système qui leur donne de puissantes incitations à tricher, sans grand risque d’être punis. Les journaux scientifiques résistent aux pressions exercées pour rétracter des articles. Des chercheurs de renom ajoutent leur nom à des articles qu’ils n’ont pas examinés de près et rejoignent le conseil d’administration d’entreprises sujettes à caution. Le plus dommageable est peut-être le comportement des institutions de recherche, dont beaucoup font de leur mieux pour couvrir les inconduites des chercheurs et les protéger. »

Dans un compte-rendu du même livre paru dans le Times Literary Supplement, Kathleen Taylor, qui a publié deux livres sur les démences du type Alzheimer, cite sans émettre de réserve l’expression de « mafia amyloïde » utilisée par l’auteur et cite un passage où il évoque les conflits d’intérêts qui pervertissent les décisions de la FDA : « Des membres des comités consultatifs de la FDA gagnent des centaines de milliers de dollars versés par les entreprises dont ils ont approuvé les médicaments ». 

[post_title] => Le système scientifique sur le gril [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-systeme-scientifique-sur-le-gril [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-04-10 16:39:23 [post_modified_gmt] => 2025-04-10 16:39:23 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131724 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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À eux deux, ils ont conquis puis partiellement reconquis, en l’espace de trois générations, « le plus vaste empire terrestre qui ait jamais existé ». Le grand aîné, Gengis Khan, a commencé en fédérant les clans batailleurs de la fruste tribu mongole. Issu d’un sous-clan inférieur dans une société obsédée de généalogie, il avait pourtant démarré très bas. Mais après une jeunesse plus que problématique (avec même des périodes d’esclavage), il avait peu à peu rassemblé des alliés, organisé l’armée sur des bases méritocratiques, connu quelques défaites et beaucoup de victoires. Vainqueur, il agrégeait les troupes battues et continuait d’avancer – allant jusqu’à la mer Caspienne et à la Volga, ainsi qu’en Sibérie et en Chine jusqu’à Pékin. Ses conquêtes, fondées sur la terreur mais aussi sur une certaine miséricorde envers les vaincus, servaient à permettre d’autres conquêtes. Et quand il mourut en 1227, dans des circonstances mystérieuses (peut-être lors du viol d’une reine capturée qui avait introduit une lame dans son vagin !), il laissait un État en bonne et due forme : des successeurs choisis (en assemblée) parmi ses fils, des infrastructures commerciales et routières, un système administratif centralisé et une sorte de code juridique et moral, le Yassa, très novateur économiquement, socialement, religieusement (tolérance intégrale) et même écologiquement (chasse interdite en période de reproduction). Ses conquêtes avaient par ailleurs eu l’effet bénéfique d’abattre les frontières entre les peuples domptés, donc de fluidifier les mouvements de marchandises, de technologies et d’idées. Pourtant, malgré l’instauration graduelle de la fameuse Pax Mongolica, un siècle plus tard l’empire mongol tombait déjà en pleine déréliction. 

Surgit alors, vers 1370, Timour Leng (Timour le Boiteux alias Tamerlan), un Gengis Khan bis, qui allait reconquérir une bonne partie des territoires soumis par son lointain précurseur et prolonger l’empire vers la Russie, le Moyen-Orient (Damas et Bagdad) et le Pendjab. On associe volontiers ces deux conquérants, pourtant bien différents, explique le médiéviste anglais Peter Jackson avec force détails (720 pages dont 267 de notes !). Le premier était un dévot chamaniste, un nomade qui de sa vie n’avait pénétré qu’une seule fois dans une ville (Boukhara), et qui n’avait laissé aucune trace matérielle de lui, même pas une tombe. En revanche, le second, issu d’encore plus bas (c’était un voleur de bétail), était un musulman qui massacra ses coreligionnaires par dizaines de milliers. Ses conquêtes, surtout motivées par le butin, étaient assorties d’actes de cruauté extrême. Il décapite peut-être 100 000 habitants de Delhi ; en Turquie, pour respecter une promesse de ne pas verser le sang des défenseurs de la ville de Sivas, il les enterre tous vivants. Il délaissait les régions pillées, quitte à repasser quelques années plus tard. Aussi, « tandis que l’empire mongol parvint à continuer à grandir pendant deux générations après la mort de Gengis Khan, celui de Timour s’est aussitôt fragmenté après la sienne, en 1405, comme un feu de paille inconcevablement brutal et mortel », écrit Peter Gordon dans la Asian Review of Books. Si Gengis Khan « bâtissait avec des nations », Tamerlan le faisait avec des blocs de pierre, notamment à Samarcande, chef-d’œuvre qui lui survit encore. Hélas, en Occident son image reste celle d’un destructeur si cruel qu’elle a valu au terme « mongol » une connotation fort péjorative. En Asie en revanche, les deux ravageurs sont quasiment déifiés. 

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