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Enfant, l’auteur a connu la terrible guerre civile de Géorgie en 1991-1993, provoquée par la sécession des Ossètes et le refus de la Russie de voir le pays s’éloigner de son emprise. Il a émigré à Londres avec sa famille. Là, il imagine le retour de Saba, un jeune émigré comme lui, cette fois au lendemain de la seconde guerre de Géorgie, provoquée en 2008 par une offensive militaire russe décidée par Poutine. Saba part à la recherche de son frère et de son père, qui ont disparu et, pense-t-il, se sont réfugiés dans la forêt, comme naguère l’ancien président géorgien Gamsakhourdia pourchassé par les Russes. Plus ou moins inspiré d’un conte de Grimm, le roman mêle le tragique et le loufoque. Un personnage central est Nodar, un chauffeur de taxi d’Ossétie du sud plein d’esprit, qui se prend d’affection pour le jeune garçon et le cornaque au travers du pays ravagé. Quand Saba voit des Georgiens se tirer dessus, Nodar lui dit : « On ne peut pas faire porter le chapeau aux seuls Russes ». On retrouve chez l’auteur « l’humour en coin, désabusé et les touches de réalisme magique qui caractérisent une bonne partie de la littérature de ces coins d’Europe déchirés par la guerre », écrit Mark Athitakis dans le Los Angeles Times.

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Les cimetières ne conservent pas seulement les restes des disparus mais aussi (un peu) de leur mémoire. Grand arpenteur des allées du Père Lachaise, le psychiatre britannique Anthony Daniels y a cherché les traces d’écrivains de jadis – pas les archi-connus enterrés ici (Balzac, Musset, Proust, etc.) mais ceux que la postérité a passés à la trappe. Au hasard des pierres tombales, il en a déterré huit, dont il a ensuite retrouvé les œuvres sur lesquelles il jette un regard plein de curiosité. Ces ouvrages justement ou injustement oubliés ont en effet le mérite de réfracter, montre-t-il moyennant de vigoureuses digressions, d’intrigants aspects de l’époque où ils ont été écrits. Prenez Alice-Renée Brouillhet, veuve d’un médecin militaire mort en 1914-1918. Pour se consoler de ses épousailles intenses mais écourtées, elle publie quelques romans mais surtout une sélection de textes de son mari et de ses confrères montrant l’horreur de la vie au front et le phénoménal dévouement de tous, ainsi que leur confiance absolue dans la justification morale de leurs sacrifices (exactement les mêmes sentiments prévalaient dans les tranchées d’en face, note Anthony Daniels, souvenirs familiaux à l’appui).

Eugène-Melchior de Vogüé, lui, était un aristocrate voyageur dont les récits, excellemment écrits, grouillent des préjugés de l’époque tout en témoignant d’une grande ouverture et même élévation d’esprit. Académicien, grand promoteur en France de la littérature (et de la civilisation) russes, la flamme de sa notoriété scintille encore, faiblement. Pas le cas de François-Vincent Raspail, esprit universel qui « écrivait plus vite que la plupart des gens ne lisent ». Extrêmement célèbre à la fin du XIXsiècle, il ne doit plus sa notoriété qu’au boulevard parisien, dont personne ne sait au juste pourquoi il s’appelle ainsi. Les autres personnages qui peuplent ce livre singulier partagent la même trajectoire : grande, voire énorme notoriété avant le Père Lachaise, oubli quasi total après (c’est parfois mieux que l’inverse). La fréquentation des cimetières incite à la métaphysique. Elle devrait aussi inspirer des réflexions sur le côté transitoire de la gloire du monde – la gloire littéraire notamment.

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 « La défaite de la République fédérale d’Allemagne contre la RDA lors de la Coupe du monde de football de 1974 ne fait pas forcément partie des événements pour lesquels chacun sait exactement où il se trouvait lorsqu’il se produisit, admet d’emblée Peter Körte dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Ce n’est ni la chute du mur de Berlin, ni le 11 septembre ni, pour les plus âgés, l’assassinat de Kennedy. » Qui plus est, bien qu’elle fût une surprise, l’issue de la confrontation (3-2) n’eut guère de conséquence : elle n’empêcha pas la RFA de remporter deux semaines plus tard la compétition qu’elle accueillait. 

Est-ce à dire que lui consacrer un ouvrage entier est un exercice aussi vain qu’absurde ? Il faut croire que non. Signé du journaliste Ronald Reng, « Une rencontre allemande » connaît ces jours-ci un beau succès de librairie outre-Rhin. Et Körte ne tarit pas d’éloges à son propos. C’est que Reng ne s’est pas contenté de retracer le match lui-même, le seul de l’Histoire à avoir opposé les équipes ouest et est-allemandes. À partir de l’anecdote sportive, il ressuscite toute une époque, ses enjeux et son quotidien : « la bande à Baader, la politique de détente, les “travailleurs invités” qui, d’invités, sont devenus des citoyens, les femmes qui, après qu’on eut changé la loi, ont pu pour la première fois travailler sans l’accord de leur mari », sans oublier les succès littéraires ou théâtraux du temps. L’un des constats paradoxaux du livre est le peu de retentissement qu’avait alors le football dans la société : « Le football, rapporte Körte, n’était encore que du football. On pouvait voyager à travers la République fédérale sans remarquer qu’une Coupe du monde avait lieu. » 

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Au cœur de la partie de Lisbonne construite à la fin du XIXe siècle, à l’extrémité de l’Avenida da Liberdade, s’ouvre une vaste place circulaire. En son centre, juchée sur un piédestal de quarante mètres de haut, se dresse la statue du personnage qui lui donne son nom : le marquis de Pombal, tout-puissant Premier ministre du roi José 1er, au XVIIIe siècle. L’homme d’État est accompagné d’un lion, symbole de force et de pouvoir. Il regarde en direction de la « Baixa », la partie ancienne de la ville dont il a organisé la reconstruction après que Lisbonne eut été dévastée par le terrible tremblement de terre de 1755 et les incendies qui ont suivi. Sur les flancs du socle sont énumérés ses nombreux autres titres de gloire : soutien au commerce et à l’industrie, réorganisation des finances publiques et de l’administration, réduction des discriminations et des privilèges. Mais l’Histoire a également retenu une autre image du marquis : celle d’un autocrate impitoyable avec ses opposants, imposant sa politique de transformation du pays avec la plus extrême dureté. Fut-il un réformateur inspiré ou un despote ambitieux et avide de pouvoir ? Ainsi que le montrent José Eduardo Franco et Luiz Eduardo Oliveira dans leur récent livre à son sujet, la question n’a cessé de faire l’objet de controverses, qui se poursuivent de nos jours.

Issu d’une famille de petite noblesse assez obscure, Sebastião José de Carvalho e Melho, futur marquis de Pombal après avoir été tout d’abord élevé au rang de comte d’Oeiras, a commencé sa carrière publique assez tard, à l’âge de 39 ans. Ambassadeur du Portugal à Londres, il eut l’occasion d’y observer l’essor économique de l’Angleterre et d’y étudier les facteurs qui l’expliquaient. En poste à Vienne, il fut impressionné par la manière dont l’impératrice Marie-Thérèse réussissait à courber le pouvoir de la noblesse et l’influence du clergé. Veuf d’une première femme qu’il avait enlevée à sa famille, il rencontra dans la capitale autrichienne celle qui allait devenir sa seconde épouse, une demoiselle de haute noblesse qui lui donna sept enfants. Rappelé à Lisbonne, nommé secrétaire d’État aux Affaires étrangères, il se hissa au sommet du pouvoir à la faveur du tremblement de terre de 1755. Désemparé devant l’ampleur de la catastrophe, le roi fit appel à lui. Lisbonne était en ruine et en proie aux flammes et aux pillages. En quelques jours, il prit avec détermination les mesures nécessaires pour enterrer les morts, soigner les blessés, prévenir les épidémies, nourrir la population et arrêter les pillards. Dans les années qui suivirent, il fut le maître d’œuvre de la reconstruction du centre de la ville selon un plan géométrique, dans un style architectural moderne et homogène, à l’aide de techniques antisismiques avant la lettre. Devenu secrétaire d’État, l’équivalent d’un Premier ministre, jouissant de tous les pouvoirs que lui avait délégués un monarque peu intéressé par les affaires publiques, il mit en œuvre un vaste programme de réformes.  Pour exploiter les vins de Porto, il créa une compagnie monopolistique et fit établir une des premières appellations d’origine contrôlée. Pour réduire le pouvoir de l’Église, la censure et l’Inquisition, à la tête de laquelle il nomma un de ses frères, furent placées sous le contrôle de l’État. Détestant les jésuites, il fit fermer leurs nombreux établissements d’enseignement avant de les chasser du pays puis d’intriguer auprès du Pape pour obtenir la suppression de l’ordre. L’importation d’esclaves sur le territoire du Portugal fut interdite et la différence de statut entre « vieux chrétiens » et « nouveaux chrétiens » (juifs convertis) abolie. Ces réformes, Pombal les mit en œuvre avec une main de fer. À Porto, une révolte de petits producteurs et commerçants donna lieu à quatorze exécutions et de nombreuses condamnations à l’exil ou à l’emprisonnement. Une rébellion de pêcheurs hostiles à la mise sur pied d’une société monopolistique dans leur domaine fut matée avec une grande férocité. Pombal profita aussi d’une tentative d’assassinat du roi pour frapper de terreur la noblesse. Deux des aristocrates en vue impliqués et plusieurs membres de leur famille et de leur domesticité furent publiquement exécutés par les moyens les plus barbares (certains suppliciés sur la roue, un d’entre eux brûlé vif), en un spectacle macabre qui émut toute l’Europe. 

Face à la puissance économique de l’Angleterre, le Brésil et ses richesses (l’or, mais aussi le sucre, le tabac, le coton) représentaient pour le Portugal un atout que Pombal entendait bien exploiter. Au moment où il prit ses fonctions, la Couronne ne contrôlait que très partiellement cet immense territoire. Pour l’essentiel, il était administré par des ordres religieux, notamment les jésuites. Ceux-ci avaient établi dans l’ensemble du pays, mais plus particulièrement en Amazonie et dans le sud, une série de « réductions » dans lesquelles ils tenaient rassemblées les populations indigènes pour les protéger des trafiquants d’esclaves et les évangéliser. Affirmant qu’ils maintenaient les Indiens dans l’ignorance et l’isolement, Pombal, avec l’aide d’un autre de ses frères nommé gouverneur de l’État de Grão-Pará et Maranhão (lui-même ne se rendit jamais au Brésil), s’employa à mettre en place des structures d’administration civile. Les jésuites avaient fait du tupi-guarani la « langue générale » de communication dans leurs missions. Il rendit obligatoire l’utilisation du portugais. Il émancipa les Indiens et encouragea leur assimilation à la population des colons en prônant la généralisation des mariages mixtes. Il stimula par contre l’importation d’esclaves africains, créant même pour leur transport (mais aussi celui des marchandises à destination de l’Europe) deux sociétés commerciales. Afin de rapprocher le centre de décision de la frontière sud du pays, plus vulnérable, la capitale déménagea de Salvador de Bahia à Rio de Janeiro. Certaines de ces mesures nous semblent à présent très critiquables. D’un autre côté, si le Brésil, soulignent José Eduardo Franco et Luiz Eduardo Oliveira, est aujourd’hui un puissant pays à l’unité politique, linguistique et administrative forte plutôt qu’une mosaïque de nations comme celle issue de l’empire espagnol, le marquis de Pombal y est pour beaucoup. 

La mort du roi José 1er entraîna sa chute. La reine Maria 1ère , qui ne l’aimait pas et ne supportait pas d’entendre prononcer son nom, le dépouilla de toutes ses charges et lui interdit de fouler le sol de Lisbonne. Les nombreux ennemis qu’il s’était faits relevèrent la tête et cherchèrent à se venger. Attaqué en justice pour corruption, il bénéficia de la clémence royale et mourut en exil sur ses terres à l’âge de 82 ans. Controversée de son vivant, sa réputation le resta après sa mort. Une partie substantielle du livre de Franco et Oliveira est consacrée à un exposé de son destin posthume dans le discours politique, l’opinion publique, la littérature savante mais aussi romanesque, sa personnalité et sa vie hautes en couleur ayant inspiré un certain nombre d’écrivains. Au XIXsiècle, montrent-ils, s’est construit une sorte de mythe du marquis de Pombal. Aux yeux de la bourgeoisie libérale et républicaine, plus particulièrement de la franc-maçonnerie (dont il a peut-être fait partie sans qu’aucun document ne l’atteste), il était un héros, perçu comme un précurseur de la modernité. Mais ce mythe avait aussi sa face noire. Au moment précis où, en 1882, au scandale des milieux traditionnalistes, catholiques et légitimistes, la bourgeoisie progressiste célébrait le centième anniversaire de sa mort, l’écrivain Camilo Castelo Branco, dans un petit livre qui allait faire date, fixait son image de tyran sanguinaire et sans pitié oppressant son peuple. Le culte de Pombal continua au XXe siècle sous le régime de l’Estado Novo d’António Salazar, conservateur en matière religieuse mais libéral en économie et nationaliste en politique, avec l’inauguration de sa célèbre statue. Aujourd’hui, « philo-pombalistes » et « anti-pombalistes » s’affrontent encore. Dans un ouvrage très remarqué paru en 2023 sur les raisons du retard historique de développement du Portugal, l’économiste Nuno Palma attribue celui-ci, à côté des effets pervers de l’arrivée massive d’or du Brésil, à la dégradation du niveau de l’éducation secondaire et supérieure suite à l’expulsion des jésuites et à la réforme de l’université par Pombal, qui, accuse-t-il, n’a pas réussi à remplacer ce qu’il avait détruit. Une question n’a cessé de travailler les historiens, notamment depuis la parution en 1995 d’une biographie de Pombal par Kenneth Maxwell, qui la soulevait explicitement : jusqu’à quel point faut-il considérer cet homme comme un produit typique, un représentant exemplaire de l’époque des Lumières ? Sa politique de sécularisation, d’abolition des rentes, de promotion du commerce et de l’éducation et de lutte contre l’obscurantisme a été menée au nom des valeurs de l’âge des Lumières : le rationalisme, l’individualisme et le progrès. Mais la manière dont il exerçait le pouvoir s’inscrivait dans le droit fil des principes et des méthodes des régimes de monarchie de droit divin. Ainsi que l’indique l’expression même de « despotisme éclairé », despotisme et esprit des Lumières sont parfaitement compatibles. Mais sur le spectre qui va de l’absolutisme le plus arbitraire à l’autoritarisme le plus tolérant, Pombal se situait clairement au pôle le plus radical. On doit aussi s’interroger sur ses motivations. S’il s’est employé à abaisser la noblesse et le clergé, et à appuyer la bourgeoisie industrielle et marchande, ce n’était pas par respect pour la liberté individuelle ou pour les libertés civiles, mais dans le but de renforcer le pouvoir royal au service de la grandeur du pays, en abattant tout ce qui pouvait s’y opposer. Davantage qu’un Frédéric II, une Catherine II ou un Joseph II particulièrement dur, le marquis de Pombal fut en réalité une sorte de Richelieu portugais au siècle des Lumières. 

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Tous les Américains ou presque connaissent les aventures de Huckleberry Finn, héros du roman éponyme pour enfants de Mark Twain, publié en 1885. Le jeune Huck s’enfuit de chez lui pour échapper à un père détestable. Il rencontre Jim, un jeune esclave qui s’est aussi enfui. Huck ayant disparu, Jim est accusé de l’avoir tué. Ils se réfugient en descendant le Mississipi sur un radeau. À ses côtés, Huck abandonne son préjugé racial et tout finit bien.

Percival Everett, un romancier afro-américain maintes fois primé, musicien de jazz et directeur du département de littérature à la Southern California University, dont plusieurs livres ont été traduits en français, détourne le roman de Twain en faisant de Jim, devenu James, le personnage principal. Son propos est d’en finir avec l’image d’Épinal du bon Noir qui vient expliquer à un Blanc naïf qu’il peut lui en remontrer en fait de qualités humaines. Il ne s’agit pas pour autant d’une inversion simpliste du modèle, explique Tyler Harper dans The Atlantic. Tout en revenant sur la condition effarante des esclaves noirs, Everett décrit une personnalité complexe, imaginaire jusqu’à l’absurde. Éminemment cultivé, il a lu Voltaire, dont le fantôme lui rend visite et dont il dépeint le racisme alors même qu’il était abolitionniste. Au fil du roman, « sa rage s’amplifie, son éthique devient impénétrable, y compris à ses propres yeux ». Un personnage paradigmatique du roman est le chauffeur qui charge le charbon de la chaudière d’un bateau à vapeur, un esclave noir qui ne quitte jamais la soute, rivé au service d’un maître dont James découvre qu’il est mort depuis longtemps. « Le fidèle esclave aime sa servitude », écrit Harper. Au lieu de la fin heureuse de rigueur, ce roman picaresque, drôle et méchant, part en vrille et se termine mal.

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Pourquoi la « règle » de Pythagore (devenue un théorème) a-t-elle été trouvée simultanément dans plusieurs cultures avant même l’époque du mathématicien grec ? La beauté des formules mathématiques se reflète-t-elle dans le cerveau du mathématicien ? Peut-on faire le rapprochement entre l’invention de l’art non figuratif (Turner) et celle des mathématiques abstraites (Galois) ? Peut-on déceler une périodicité dans la suite des nombres premiers ? Est-il possible de vulgariser l’œuvre d’un mathématicien aussi complexe que Grothendieck ? Peut-on parler de conscience chez les animaux ? Et demain de la conscience d’une machine ? Une théorie pourra-t-elle rendre compte des vagues géantes ?

Telles sont quelques questions, parmi bien d’autres, que se pose le mathématicien américain David Mumford, né en 1937, qui reçut en 1974 la médaille Fields, la plus haute distinction de sa discipline. Féru entre autres de mathématiques indiennes, il rassemble aujourd’hui dans un livre une sélection de ses interventions sur son blog. Le pot-pourri toujours stimulant d’un encyclopédiste de notre temps.

J.-M. K.

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Ils avaient pensé trouver refuge en France. En mai 1940, les voilà piégés. Uwe Wittstock consacre son dernier ouvrage aux grands noms de la littérature allemande, qui après avoir fui leur pays, n’eurent d’autre choix que de fuir à nouveau. Beaucoup étaient recherchés par la Gestapo. Certains s’en sortirent, d’autres non. On connaît la triste fin de Walter Benjamin qui, malade et épuisé, s’empoisonna à la morphine dans un hôtel de Portbou, juste après avoir passé la frontière espagnole. 

L’originalité du travail de Wittstock est de rassembler des destins qui, jusqu’ici, n’avaient été racontés qu’individuellement. « La narration procède comme une succession de petits films, rapporte Joseph Hanimann dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. On passe sans cesse d’une scène à l’autre, avec des protagonistes qui changent. À Paris, le 15 mai 1940, Hannah Arendt prend le métro pour se rendre au Vel’ d’Hiv’, où les femmes des pays ennemis, l’Allemagne et l’Autriche, doivent se présenter pour être internées. […] Dans le camp d’internement de Loriol, dans le sud de la France, Golo Mann, 31 ans, est bloqué alors qu’il voulait s’engager comme légionnaire dans l’armée française. » À Nice, son oncle, Heinrich Mann, met, pour sa part, la dernière main à son livre sur Henri IV, tandis qu’Anna Seghers traverse la France à pied avec ses enfants, expérience traumatisante dont elle tirera le roman Transit

Et Marseille, qui donne son titre à l’ouvrage de Wittstock ? La ville joua un rôle central pour tous ces intellectuels traqués. C’est là que beaucoup d’entre eux convergèrent et furent sauvés, grâce aux bons offices du journaliste américain Varian Fry, envoyé de l’Emergency Rescue Committee et principal héros du livre.

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Les sociopathes (ou psychopathes – le DSM-5 ne fait pas la différence) sont plutôt rares. Quant aux sociopathes qui décrivent leur propre trouble, ils sont carrément rarissimes. D’où l’intérêt des récits de deux Américaines, M.E. Thomas et, tout récemment, Patric Gagne, qui expriment toutes deux le même sentiment : les sociopathes sont de grands méconnus. Certes, ils souffrent « d’apathie émotionnelle », écrit David Marchese dans The New York Times ; ils ignorent l’empathie, n’ont pas de sens moral et, oui, cèdent parfois à des impulsions criminelles. Patric Gagne n’a-t-elle pas débuté « en volant des objets avant de savoir marcher » (dont les lunettes de Ringo Starr !) et en estropiant une copine de classe d’un coup de crayon ? Mais elle est depuis devenue une adulte séduisante, engagée dans une « relation très satisfaisante », et exerce avec succès la profession de… psychologue. Ce qui lui permet de postuler que si les « neurodivergents » comme elle diffèrent des « neurotypiques » comme vous et moi (?!), ils ne sont cependant pas des monstres. Ce sont des gens impétueux, adroits, bardés de confiance en eux, des séducteurs impénitents « au regard prédateur ». Ils n’aiment guère leurs semblables mais chérissent les animaux. Ils connaissent l’amour, mais sous forme « d’homéostasie mutuelle – pas comme quelque chose de transactionnel, possessif, narcissique ». Et s’ils sont dépourvus de sens moral et ignorent culpabilité et remords, c’est, pour Patric Gagne, un plus psychologique : « Mes amis sont tous rongés de culpabilité. Je suis bien contente de ne pas connaître ça ! ».

D’ailleurs « la morale » n’a rien d’universel, ce n’est qu’un assortiment de principes contingents, proteste l’autre autobiographe sociopathe, M.E. Thomas, dont le livre a été traduit en français (Confessions d’une sociopathe, Larousse, 2022). Le vrai problème avec les sociopathes, c’est qu’ils sont comme tout le monde. D’ailleurs la plupart d’entre eux ne sont pas en asile ou en prison – s’ils dépassent parfois la ligne jaune de la malfaisance, ils sont le plus souvent trop malins pour se faire attraper – mais dans la nature, où on ne les remarque pas forcément, car « ce sont des asociaux qui excellent à paraître sociaux ». Ayant le goût du risque, intelligents, sans scrupules, menteurs, manipulateurs, calculateurs, on les retrouve volontiers au sommet de la société. « Vus sous un jour différent, les symptômes de la sociopathie ne s’apparentent-ils pas aux talents des politiciens ou des entrepreneurs ? » Selon une « méta-analyse » récente, la prévalence de la sociopathie ou psychopathie, entendue au sens large, avoisinerait les 4,5 %, soit, dans nos écoles, environ un enfant par classe. 

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Dans le monde de 2024 déchiré par les tensions géopolitiques et les guerres commerciales, le rêve d’un ordre économique international apparaît plus irréaliste et utopique que jamais. Ainsi que le montre Martin Daunton dans son monumental ouvrage sur le sujet, l’idée d’établir une sorte de gouvernement économique mondial n’a cessé de travailler les esprits depuis un siècle. Elle s’est concrétisée avec un succès relatif, les progrès réalisés dans sa direction se révélant souvent limités et provisoires. Après que la crise financière de 2007-2008 eut été enrayée grâce à un soutien massif du système bancaire par la Réserve fédérale américaine (FED) et la Banque centrale européenne (BCE), des voix se sont ainsi élevées pour en appeler à l’organisation d’un « nouveau Bretton Woods ». Bretton Woods est le nom du lieu où s’est tenue, en 1944, la conférence intergouvernementale d’où sont sorties les institutions et les politiques sur lesquelles a reposé le fonctionnement du système monétaire et financier international durant les trois premières décennies de l’après-guerre. Associé à une période de stabilité et de croissance, le système de Bretton Woods s’est effondré en 1971 avec l’abandon, à l’initiative du président américain Richard Nixon, de la convertibilité du dollar en or qui en constituait une composante centrale. Lancer une nouvelle initiative conçue sur le même modèle est-il envisageable ? Martin Daunton ne le pense pas. 

La plus grande partie de son volumineux ouvrage est consacrée à la reconstitution détaillée des efforts entrepris, du début du siècle dernier à aujourd’hui, pour établir à l’échelle mondiale un système économique stable et efficace : une longue suite de conférences, de négociations, de processus qui donnent l’impression d’une prolifération d’initiatives. Le récit couvre les deux volets, liés mais distincts, de l’histoire de la coopération économique internationale : d’un côté les questions monétaires et financières ; de l’autre le commerce. Dans le premier domaine, le fil conducteur est fourni par un « trilemme » bien connu des économistes, l’impossibilité de poursuivre simultanément plus que deux des trois politiques suivantes : des taux de change fixes, la libre circulation des capitaux, des politiques monétaires nationales (par exemple en matière de taux d’intérêt). Dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, la conjugaison de l’étalon-or et de la libre circulation des capitaux fournissait un mécanisme de stabilisation de facto. L’abandon de l’étalon-or par des pays de plus en plus nombreux durant la guerre et les années 1920, combiné avec les effets de la crise de 1929, conduisit à un désordre général auquel les participants à la conférence internationale de Londres de 1933 ne parvinrent pas à remédier. Mais un mouvement était lancé, qui aboutit onze ans plus tard à la conférence de Bretton Woods. 

Au cours des travaux préparatoires à celle-ci, deux plans s’étaient trouvés en concurrence : celui du haut fonctionnaire du Trésor américain Harry Dexter White et celui de l’économiste John Maynard Keynes. Plus visionnaire, mais conçu aussi avec l’idée de défendre la livre sterling, le plan de Keynes prévoyait la création d’une monnaie supranationale fonctionnant comme une unité de compte, le Bancor. Le rapport de force des deux pays anglo-saxons à la fin de la guerre fit que la plan américain l’emporta. Il impliquait la libre convertibilité des monnaies et un système de parités fixes, légèrement ajustables, par rapport au dollar, lui-même arrimé à l’or. Cette disposition, qui revenait à faire d’une monnaie nationale la monnaie de réserve internationale, est à l’origine de ce que Valéry Giscard d’Estaing appellera plus tard le « privilège exorbitant » du dollar. À Bretton Woods, deux institutions internationales furent créées : le Fonds monétaire international (FMI), chargé de mettre en œuvre les politiques définies par les accords à l’aide d’instruments réglementaires et financiers, et la Banque internationale de reconstruction et de développement (Banque mondiale), pour aider les projets d’investissement. Leurs actions concernaient au départ essentiellement les pays européens. Elles se sont de plus en plus orientées vers les autres continents. Avec le temps, la frontière entre leurs champs d’intervention respectifs s’est également brouillée. Leur philosophie a changé, avec l’adoption de la politique dite du « consensus de Washington » privilégiant la privatisation des entreprises publiques et la libéralisation des échanges et des capitaux. Elle sera notamment appliquée dans les programmes d’ajustement structurel du FMI en Amérique du Sud.

Le système de Bretton Woods conférait un avantage tangible aux pays créditeurs par rapports aux pays débiteurs. Surtout, sa dépendance vis-à-vis du dollar était une source d’instabilité. Comme le fit remarquer l’économiste belge Robert Triffin, compte tenu de sa nature de monnaie internationale, le dollar ne pouvait être que trop rare ou trop abondant, en fonction de la politique économique des États-Unis. Il craignait une pénurie de dollars. Elle se produisit, mais à partir des années 1960 les dollars se retrouvèrent au contraire en excès sur le marché. C’est pour cette raison que les États-Unis, incapables de les couvrir par leurs réserves d’or, découplèrent leur monnaie de l’or. Les années 1970 marquent donc la fin de la discipline monétaire et du contrôle des capitaux, une autre pièce du dispositif de Bretton Woods. Suivront, jusqu’au début du XXIsiècle, trente années sous le signe de politiques néolibérales caractérisées par le recul du rôle économique de l’État, la financiarisation de l’économie, l’augmentation spectaculaire des flux de capitaux à l’échelle mondiale et la généralisation des taux de change flottants, à l’exception notable, pour ce dernier point, de l’Europe, qui vit la création de l’euro. 

Dans le domaine de la coopération commerciale internationale, le processus fut encore plus laborieux. Faute de ratification de la charte qui la créait par les États-Unis, l’Organisation internationale du commerce (OIC), que les Nations unies essayèrent de créer au lendemain de la guerre, ne vit jamais le jour. En lieu et place de celle-ci fut signé en 1947 l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Dans ce cadre, tout au long de huit cycles de négociations de plus en plus longs (les trois derniers sont le « Kennedy Round », le « Tokyo Round », et l’« Uruguay Round »), une série de droits de douanes et de barrières non tarifaires furent levés. Créée en 1991, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) se heurta rapidement à de sérieuses difficultés. Ses règles rigides n’autorisaient plus la flexibilité permise par les accords du GATT. L’organisation se retrouva vite en proie aux critiques émises à l’égard de la mondialisation et exposée aux revendications des pays du Sud, qui s’estimaient défavorisés. Les conférences ministérielles de Doha, en 2001, et de Cancun, en 2003, furent des échecs. L’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 eut des conséquences extrêmement positives pour ce pays, mais des effets déstabilisateurs sur l’économie mondiale.  

Martin Daunton montre la tendance persistante, lorsqu’une initiative exhibe ses limites ou se heurte à des obstacles, à créer de nouveaux cadres de discussion : ainsi le G7, devenu le G8 puis le G20, ou la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED), conçue comme une sorte d’alternative au GATT. À côté de l’importance de l’architecture des institutions et des processus de décision, notamment la pondération des voix, il souligne le poids décisif des facteurs politiques : les objectifs de politique étrangère (lorsque Kennedy lance le « Trade Expansion Act », il pense avant tout à renforcer l’Alliance atlantique), mais surtout les considérations de politique intérieure, qui l’emportent même sur l’idéologie dont se revendiquent les politiciens. Margaret Thatcher, observe-t-il, invoquait volontiers Friedrich Hayek, mais au bout du compte, ce qui lui importait le plus, c’était ce qui était pratiquement faisable et souhaitable au plan électoral. Cet aspect est particulièrement lourd de conséquences dans le cas des États-Unis, en raison du poids de ce pays dans l’économie mondiale et du rôle du dollar comme monnaie de réserve et instrument privilégié de règlement des transactions internationales. 

Dans les dernières pages de l’ouvrage, après avoir évoqué assez rapidement la crise financière de 2007-2008, sous le titre « The way ahead », Martin Daunton présente une série de recommandations. Elles sont assez générales, pas très originales et formulées comme par acquit de conscience, avec un apparent manque de conviction. The Economic Government of the World, écrit de fait Harold James, est appelé à devenir « un classique de la déception ». Adam Tooze trouve l’ouvrage « post-héroïque et désillusioné ». L’auteur, constate Jane Humphries, « n’est pas optimiste ». Rien n’indique qu’il soit en désaccord avec ces jugements de ses trois confrères historiens de l’économie. Les accords de Bretton Woods, rappelle-t-il, ont été conclus dans un contexte historique très particulier, marqué par la volonté de reconstruction des économies dévastées par la guerre, à une époque où les États-Unis et la Grande-Bretagne pouvaient encore imposer leur volonté et, malgré leurs dissensions, partageaient le désir de créer un ordre monétaire international stable. Trouver un terrain d’entente dans le monde complexe et multipolaire contemporain ne sera pas facile. Si la coopération économique internationale doit se poursuivre, elle y prendra une autre forme, moins ambitieuse et plus décentralisée. Pour améliorer les relations entre les pays, ajoute-t-il, des changements dans les politiques économiques nationales sont de surcroît une condition préalable. Pour le reste, conclut-il avec la sagesse et la modestie de l’historien, ce que sera le monde de demain est « radicalement incertain ». 

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Darwin croyait fermement à l’influence de la vie individuelle sur l’évolution et en particulier de la transmission des caractères acquis. La publication du trentième et dernier volume de sa gigantesque correspondance l’illustre à merveille. Il avait baptisé sa théorie la « pangenèse ». Il pensait que chaque partie d’un organisme, plante ou animal, relâche des particules, ou « gemmules », qui migrent vers les organes reproducteurs et passent ainsi les caractères acquis par un individu à sa descendance. 

Selon Darwin, les comportements eux-mêmes se transmettent de cette manière, relève dans The New York Review of Books l’historienne américaine Jessica Riskinqui prépare un livre sur Lamarck. Au point que les caractères acquis à un certain âge peuvent se retrouver chez les descendants au même âge. Le célèbre naturaliste écrit aussi que « tout effet de l’éducation qui est transmis » va se manifester « à un certain âge ». 

Ce n’est pas pour autant la seule voie par laquelle l’individu influe sur l’évolution, soulignait Darwin. L’autre voie est la « sélection sexuelle », à laquelle il a consacré son livre The Descent of Man. Le fait que l’individu ne choisisse pas son partenaire au hasard a clairement une influence sur la descendance.

Darwin était un fervent abolitionniste et plaidait pour l’instruction des femmes en sciences et en médecine. Mais il était convaincu de l’inégalité morale et intellectuelle des individus et même des races. Une inégalité que les caractères acquis sont susceptibles de modifier. À propos des Noirs, il disait que leurs enfants, dans les premières années de leur vie, apprennent aussi vite que les enfants blancs, mais se voient ensuite retardés en raison du faible niveau d’instruction de leurs parents. 

Scellé dans le marbre par les successeurs de Darwin, le dogme darwinien veut que l’évolution est seulement le fait du hasard. Sans bien sûr rien devoir à la théorie fantaisiste des gemmules, cette conception est aujourd’hui ébranlée par les découvertes sur la complexité des interactions entre gènes et autres molécules et la notion d’épigénétique. Les mécanismes à l’œuvre dans l’hybridation des plantes, auxquels Darwin prêtait un grand intérêt, ont donné lieu à la notion de « transfert horizontal » de gènes. Quant à la sélection sexuelle, sa réalité paraît difficile à contester.

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