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Venise est une ville unique, qui donne l’impression de flotter sur les eaux et d’avoir surgi de la mer comme une cité de légende ou de conte fantastique. Sa singularité ne se réduit toutefois pas à sa beauté éthérée et à son atmosphère onirique, qui n’ont cessé d’inspirer écrivains et cinéastes. Son histoire aussi est hors du commun. L’ouvrage que Dennis Romano vient de lui consacrer synthétise avec brio et une grande clarté tout ce que des décennies de recherches et de travaux d’érudition nous ont appris sur l’étonnant destin de cette ville sans pareille.
République dotée d’un régime oligarchique et électif complexe, original et remarquablement stable, lieu de naissance du capitalisme marchand, Venise fut durant plusieurs siècles à la tête d’un empire commercial qui s’étendait sur toute la Méditerranée orientale et en mer Noire, ainsi qu’un point de contact privilégié entre l’Occident et l’Orient. Contrairement à beaucoup de ses prédécesseurs, Romano ne se contente pas de raconter l’ascension, l’apogée puis la chute de cette république, en 1797, face à l’armée de Napoléon, à laquelle la cité s’est rendue sans combat. Son récit couvre les 1600 ans de l’histoire de la ville, depuis le lent et très progressif peuplement de la région durant l’Antiquité (l’idée que Venise a été fondée d’un seul coup en 421 apr. J.-C. relève du mythe) jusqu’à à son ensevelissement sous le tourisme de masse aujourd’hui.
Dans cette longue histoire, il identifie trois points d’inflexion décisifs : le IXe siècle, lorsque Venise, qui a résisté avec succès à une tentative de prise d’assaut par un fils de Charlemagne, amorce son développement autour de la zone du Rialto et se place sous le patronage de saint Marc, dont deux marchands ont ramené d’Égypte les reliques ou ce qui passe pour tel ; le XIIIe siècle, quand la république consolide ses institutions et, suite à la prise de Constantinople en 1204 au cours de la quatrième croisade, émerge comme la plus importante puissance commerciale régionale et un empire en Méditerranée orientale ; le XIXe siècle, enfin, qui voit le développement de l’industrie lourde (ultérieurement transférée sur la terre ferme), d’importants changements dans le paysage urbain, l’établissement d’une liaison ferroviaire et l’essor du tourisme. Cela ne l’empêche pas de consacrer de brillantes pages à la vie vénitienne à la Renaissance et à l’âge des Lumières, périodes particulièrement riches sur le plan artistique, culturel et de la vie sociale.
La ville s’est développée autour de quelque 120 petites îles dans la lagune située entre les estuaires du Pô et de la Piave. Toutes ses constructions reposent sur des dalles de pierre posées sur des planches, elles-mêmes déposées sur un réseau extrêmement dense de plusieurs millions de pieux en mélèze, chêne, aulne, pin, épicéa et orme enfoncés dans le limon formant le fond de la lagune. Cet environnement amphibie a fortement modelé la vie de la cité : « Une grande partie de la vie sociale prenait place sur les bateaux, et la plupart des fêtes comportaient une composante aquatique. » L’obligation, pour des personnes de toutes conditions, de se déplacer à pied et de se croiser dans un petit nombre de ruelles étroites renforçait de surcroît le sentiment de solidarité communautaire des habitants.
Conçu par ceux qui l’ont imaginé à l’imitation de ce qu’il y avait de meilleur à leur opinion dans les institutions de la Grèce et de la Rome antiques, le système politique très particulier de Venise était de nature fondamentalement oligarchique : jamais le pouvoir ne cessa de résider entre les mains d’un peu plus de 200 familles. Un certain nombre d’éléments démocratiques ont cependant été introduits dans le but d’éviter la concentration de trop de pouvoir entre les mains d’une personne ou d’un groupe. Le doge, par exemple, bien qu’incarnant la république à la manière d’un monarque, ne pouvait exercer ses prérogatives que sous contrôle. Et il était élu au terme d’un processus d’une extraordinaire complexité combinant une suite de tirages au sort et de votes, conçu pour diluer l’influence des différentes familles.
Toutes ces familles se considéraient comme nobles, bien que certaines d’entre elles seulement pussent prétendre à une réelle ancienneté. Ces dernières se distinguaient d’ailleurs de la noblesse du reste de d’Italie et d’autres pays européens par leur peu de goût pour les liens féodaux et les traditions médiévales, et leur manque d’attachement à un lieu particulier. Ce qui définissait l’élite vénitienne, observe Romano, ce n’était pas « la possession de terres, de châteaux fortifiés ». Contrairement à leurs homologues d’autres pays d’Europe, qui méprisaient le commerce, les nobles vénitiens s’y adonnaient activement. Et ils formaient une classe ouverte : « Les familles anciennes ne regardaient pas de haut les nouveaux venus en raison de l’origine de leur fortune. […] À long terme, les riches nobles de familles anciennes et les marchands récemment devenus riches se retrouvaient autour de leur intérêt commun pour le commerce. » La robustesse de ce système politique a aidé Venise à résister à la concurrence d’autres grandes cités commerçantes, à commencer par Gênes, à se mobiliser avec succès lorsqu’elle était attaquée par les troupes d’autres villes et à conserver son indépendance face à l’Empire byzantin jusqu’à ce que celui-ci s’effondre, en 1453.
Venise était donc une république de marchands. Le commerce maritime était au cœur de son existence : « Tu sais que toute ma fortune est sur mer », dit Antonio à Bassiano dans le premier acte du Marchand de Venise de Shakespeare. La première marchandise qui fit la fortune des négociants de la ville fut le sel, qu’ils exportaient. Parmi les marchandises qu’ils importaient du Proche-Orient figuraient les épices, la soie et le lin. Dennis Romano décrit en détail le système de partenariat temporaire, la colleganza, qui permettait de réunir les capitaux nécessaires pour les expéditions commerciales, ainsi que les différents types de navires utilisés pour ces entreprises, dont la république elle-même était souvent partie prenante : les « navires ronds » ventrus, propulsés uniquement à la voile, et les galères, plus petites et équipées, outre leurs voiles, de trente rangées de rames de chaque côté, utilisées pour le transport des marchandises de grande valeur.
Il évoque bien sûr la figure de Marco Polo et son fameux voyage en Chine, mais, dans un autre ordre d’idées, ne mentionne qu’en passant Giacomo Casanova, dont l’association avec Venise lui semble « radicalement hors de proportion avec son importance réelle ». Il aurait pu lui accorder un peu de place dans le chapitre consacré à Venise aux XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque la république, perdant peu à peu de son influence en Méditerranée, s’efforçait de trouver des alliés face à l’Empire ottoman. Cette période coïncide avec l’apogée de la vie sociale intense et joyeuse qui fait partie de notre image de Venise (le jeu, les salons, les concerts de musique, l’opéra, les bals masqués, l’aventurisme sexuel et amoureux), ainsi qu’une nouvelle efflorescence artistique et culturelle après celle de la Renaissance : cette dernière avait vu s’épanouir le Titien, le Tintoret, Véronèse et Carpaccio, la Venise des décennies qui précédent la chute de la république sera celle de Tiepolo, Guardi et Canaletto, auteur des fameuses vedute (vues) de Venise : des images très belles mais idéalisées de la ville que les jeunes aristocrates anglais ramenaient précieusement de leur Grand Tour sur le continent. Quant aux gravures de Tiepolo, observe Romano, « à côté du sonnet mélancolique de Wordsworth Sur l’extinction de la république de Venise […], elles contribuèrent à fixer la vision de Venise comme une cité irréelle, perdue dans le temps et marquée par la mort et la décadence dans laquelle allait se complaire le romantisme ».
Un des mérites du livre est de faire place aux réalités de la vie des habitants ordinaires de la ville et de ses classes populaires. C’est le cas notamment dans la partie consacrée au XIXe siècle. Après avoir mentionné la querelle qui opposa Ruskin et Viollet-le-Duc au sujet du sort des bâtiments historiques endommagés (fallait-il les laisser en état, comme le recommandait le premier, ou les restaurer en faisant preuve d’imagination, ainsi que le suggérait le second ?), Romano évoque l’effort d’industrialisation de Venise qui suivit l’unification italienne. Il se traduisit notamment par le développement d’un prolétariat sous-payé, largement composé de femmes et d’enfants. Le même scénario s’observera dans le cas de l’industrie naissante du tourisme. Au bout de quelque temps, des voix commencèrent à s’élever pour mettre en garde contre les effets du développement industriel sur le patrimoine architectural de la cité. Au cours des années 1920, sous le régime fasciste, à l’initiative de Giuseppe Volpi, politicien et homme d’affaires qui a été décrit comme « le Vénitien le plus influent du XXe siècle » et « le dernier doge », la plupart des industries lourdes furent transférées sur le site de Marghera, sur la terre ferme. La Venise historique était sauvée, à la satisfaction de ceux qui voulaient la préserver (parfois pour mieux l’exploiter à des fins touristiques), mais tout l’écosystème de la lagune allait être bouleversé.
Le 23 mars 2021, on célébrait le 1600e anniversaire de la fondation de Venise selon la datation traditionnelle. Quel avenir peut-on prédire à la ville souvent décrite comme la plus belle du monde ? En novembre 1966, une combinaison de facteurs météorologiques défavorables (fortes pluies, vent violent) et d’effets de marée particulièrement prononcés engendrait une acqua alta plus importante que d’ordinaire. L’élévation de l’eau dans les canaux deux mètres au-dessus du niveau moyen de la mer provoquait des dégâts considérables. Depuis ce moment, le spectre de l’engloutissement de Venise dans les flots sous l’effet du pompage excessif dans les nappes phréatiques, du tassement du sol limoneux, de l’enfoncement progressif de la lagune et de la montée du niveau de la mer hante les esprits. Pour réduire les risques d’inondation, un projet de parois mobiles escamotables fixées sur le fond de la lagune a été imaginé. Grevé par la corruption et les surcoûts, il a mis du temps à aboutir et le système, critiqué pour ses effets sur l’environnement local, n’est devenu opérationnel qu’en 2020.
D’autres sources de préoccupation sont la pollution atmosphérique engendrée par les activités industrielles de Mestre et de Marghera, qui endommage les bâtiments, l’empoisonnement des eaux du lagon par des substances corrosives ou toxiques et l’effet sur les fondations de la cité des vibrations et du choc des vagues créées par les bateaux à moteur. Les conséquences sur ce plan, mais aussi sur la qualité de l’air, de la présence de gigantesques navires de croisière à proximité de la ville ont conduit les autorités locales à interdire le passage de ceux-ci à travers le canal de la Giudecca, qui, comme le Grand Canal, débouche dans le bassin de Saint-Marc. S’ils accostent à présent loin du centre historique, ces bateaux n’en continuent pas moins à déverser plusieurs dizaines de milliers de passagers par jour.
Chaque année, Venise reçoit quelque 23 millions de visiteurs et le choix qu’ont fait ses édiles de miser sur le tourisme comme source exclusive de revenus a des conséquences dévastatrices. La multiplication des hôtels, l’exploitation de logements de plus en plus nombreux à des fins de location, souvent pour de très courtes périodes, et l’achat d’appartements au titre de résidences secondaires par des étrangers ou des Italiens d’autres villes ont fait exploser les prix de l’immobilier et chassé de la ville les habitants, qui sont à présent moins de 50 000. Les petits commerces, les artisans et les services ont disparu, remplacés par des boutiques de souvenirs fabriqués en Chine, des galeries d’art privées et des bars. Ceci dans un environnement caractérisé par une politique locale chaotique, une situation sociale tendue, de la corruption, des conflits d’intérêt patents et un enchevêtrement inextricable d’institutions municipales, régionales, nationales et internationales aux responsabilités mal définies, qui souvent se recoupent. Le succès de Venise en politique, dans les affaires, l’art et la culture tout au long de son histoire, souligne Dennis Romano, est à mettre au crédit de l’ingéniosité dont firent preuve, non seulement ses grandes familles patriciennes (les Dandolo, Palladio, Titien, Sarpi, Manin, Volpi), mais aussi les milliers d’habitants qui « manœuvraient les navires, chargeaient et déchargeaient les cargaisons, enfonçaient les piliers soutenant les églises, curaient les canaux […], cousaient les voiles, moulaient les pigments pour les peintures des artistes ». Le talent des Vénitiens, élites et peuple confondus, leur permettra-t-il d’amortir les effets sur leur ville d’une mondialisation dont elle a été pionnière ?
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Une science de l’imagination est-elle possible ? Cela ne va pas de soi, tant le terme a de significations. Former une image, inventer une histoire, concevoir une théorie, se projeter dans l’esprit d’autrui ou dans l’avenir, créer des dieux… Bien que le mot ne soit pas un concept scientifique, une science de l’imagination est au moins… imaginable, et elle est bel et bien en train de se construire, soutient le neurologue cognitif Adam Zeman, professeur à l’université d’Exeter. Cette « nouvelle science », écrit-il, est inspirée par un groupe d’idées qui « transforment la manière dont nous nous pensons nous-mêmes ». Une science fondée sur de multiples expériences, comme celle de ces chercheurs norvégiens qui ont montré que nos pupilles se rétractent non seulement quand nous voyons une lumière brillante, mais aussi quand nous imaginons en voir une. Zeman a forgé le mot « aphantasie », qui désigne le fait de ne quasiment pas former d’images mentales. Si nous avons une perception cohérente du monde, « ce n’est pas simplement un produit de notre savoir, c’est une création en acte ». Notre nature biologique est « hypersociale », nous sommes des « êtres culturels, équipés pour produire des symboles qui soutiennent et organisent notre vie imaginative ». Savez-vous ce qu’est la pareidolie ? La faculté de voir une forme reconnaissable là où il n’y en a pas (comme un visage sur la Lune). Le livre de Zeman, qui s’entretient au passage avec des artistes, des musiciens et des romanciers, est aussi « un résumé fascinant de quantité de modèles et de théories imaginant ce que peut être l’imagination », écrit Joanna Kavenna dans le Times Literary Supplement.
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L’horloge de la fin du monde, la « Doomsday Clock », fut créée en 1947 aux États-Unis pour dénoncer le risque d’une guerre nucléaire mondiale ; on y ajoutera plus tard le changement climatique et d’autres calamités.
L’écrivaine et journaliste valencienne Sònia Valiente construit son thriller en imaginant une telle horloge à Sotillo de Duero, un petit village menacé de disparition où la découverte d’un cadavre dans les environs de la Lagune Noire modifie la vie de Lourdes Nadal, le personnage principal. C’est une femme ordinaire qui vit pour sa famille, une fonctionnaire qui travaille dans le traitement des aides financières, à qui il n’est jamais rien arrivé d’intéressant. Après vingt ans de vie commune, son mari la quitte pour une jeunette. Elle entre alors en contact avec un inconnu dont elle ne connaît ni le nom, ni le visage, ni la voix. Lorsqu’elle arrive à Sotillo de Duero, lieu du rendez-vous, l’homme n’apparaît pas. L’atmosphère est chargée, les médias bruissent de la mort d’un garçon. Un tourbillon de dangers et d'intrigues convergent de la manière la plus inattendue.
Sònia Valiente dépeint « des gens ordinaires confrontés à des situations extraordinaires », confie-t-elle au portail Valencia Plaza. Quant à l’horloge de la fin du monde, elle est à la fois « une métaphore de la fragilité de l'humanité » et « une critique de la façon dont les villages disparaissent sans que personne ne semble le remarquer ». Le tout sur fond de progrès technique accéléré, intelligence artificielle à l’appui. La romancière met aussi en scène « un dilemme moral très intéressant : que serions-nous prêts à faire pour passer une nuit avec la personne que nous ne pouvons pas oublier ? Et combien paierions-nous pour ce service ? »
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Tout était singulier chez l’Américaine Gertrude Stein. Ses écrits bien sûr, ultra avant-gardistes (pour les années 1920), mais dont le « style expérimental » était jugé passablement hermétique (encore aujourd’hui). Ses goûts artistiques, eux aussi très en avance sur l’époque (elle a contribué à lancer Matisse, Picasso et bien d’autres – mais pas les surréalistes qu’elle vomissait et vice versa). Son amour de la France, où elle passa l’essentiel de ses jours, Occupation comprise. Son étrange petit hôtel particulier parisien de la rue de Fleurus, à la fois musée et QG du modernisme. Son physique hommasse et replet. Son ego aussi dilaté que son embonpoint (« comme esprit littéraire, j’aurais été le plus créatif de ce siècle »). Son caractère abominable qui la conduisit à se brouiller avec son frère et mécène puis avec ses admirateurs, d’abord intéressés par son entregent mais souvent ingrats une fois le succès venu : Hemingway, Scott Fitzgerald, Ezra Pound, James Joyce, Picasso et même le gentil Matisse – qu’elle trouvait « trop intellectuel ». Enfin sa longue coexistence lesbiano-popote avec la magnanime Alice B. Toklas.
Pourtant le plus incongru n’est pas la vie de Gertrude Stein mais son après-vie, telle que la relate Francesca Wade, lourde documentation à l’appui. Car « la gloire littéraire » (en français dans le texte) que Gertrude aura en vain pourchassée toute son existence (« grande fut toujours son amertume de voir que Eliot et Joyce jouissaient du respect esthétique alors qu’elle-même était surtout perçue comme une curiosité », écrit Sophie Oliver dans la Literary Review), c’est Alice Toklas qui, luttant comme une lionne, la lui procurera post mortem. L’œuvre elle-même n’était pourtant pas facile à promouvoir, fut-ce à titre posthume. Si Gertrude (qui avait étudié la psychologie avec William James) savait adroitement fouiller l’âme de ses héros, ses descriptions d’un « présent continu » décomposé en une multiplicité de points de vue n’ont pas fini de déconcerter. Le cubisme, sur la toile, ça va ; sur la page, en revanche...
Gertrude obtiendra in fine la gloire tant attendue, mais pas celle qu’elle escomptait. Car si elle survit, ce n’est pas grâce aux expériences linguistiques et répétitions euphoniques mais plutôt pour sa prescience artistique, le prestige de ses amitiés et la singularité de toute sa personne. Précisément ce que la dévouée Alice s’est employée à révéler, par oral mais surtout en se prêtant à son portrait-prétexte, L’Autobiographie d’Alice B. Toklas, où, sous couvert d’évoquer sa modeste thuriféraire, Gertrude se décrit complaisamment elle-même. Un livre qui connaîtra un énorme succès, confirmant, dit encore Sophie Oliver, que « même l’art le plus abstrait est inextricablement lié à la vie ».
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On a vu récemment le cours de Wall Street faire une remontée spectaculaire au vu de bonnes statistiques sur le marché de l’emploi. Mais que valent-elles ? Comme le note The Economist dans un article récent, le Bureau of Labour Statistics a vu son budget amputé de 20 % depuis 2012, le taux de réponse des enquêtés est passé de 88 % à 69 % en une décennie et le biais idéologique des répondants est de plus en plus visible. Un peu partout dans les pays de l’OCDE la valeur des statistiques publiques est remise en cause. À quoi s’ajoute l’usage qu’en font les grands de ce monde, à commencer par les hommes politiques. Si cela vous amuse de savoir comment Gérald Darmanin gère sa relation aux statistiques, vous pouvez lire le chapitre qui lui est consacré par les auteurs de Politicians Manipulating Statistics. Il y a aussi un chapitre sur Boris Johnson et bien sûr un autre sur le champion poids lourds, Donald Trump.
Les auteurs sont des psychologues sociaux britanniques. Le statisticien américain Ole J. Forsberg fait l’éloge de leur livre dans Nature. Ce ne sont pas seulement les hommes politiques qui sont en cause mais d’une manière générale tous ceux qui sont « en situation de pouvoir et de responsabilité ». Connaissez-vous la loi de Campbell ? Elle a été formulée dans les années 1970 par le sociologue Donald Campbell : « plus un indicateur social quantitatif est utilisé pour la prise de décision, plus il est exposé à des pressions relevant de la corruption et plus il sera à même de fausser et corrompre les dynamiques sociales qu’il est censé aider à gérer ». Les auteurs détaillent en particulier quatre études de cas, dont trois récentes, en Chine, en Argentine et en Grèce.
Au positif, ils évoquent la création au Royaume-Uni en 2007 puis en France en 2009 d’une Autorité de la statistique publique, censée veiller au grain.
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Les personnes de pouvoir sont entourées de collaborateurs et de conseillers dont l’influence est toujours importante, parfois déterminante. Un des cas les plus célèbres est celui de Harry Hopkins, bras droit du président américain Franklin D. Roosevelt durant ses trois mandats successifs, au cœur des politiques pour lesquelles celui-ci est passé dans l’Histoire : principal architecte du New Deal, il fut aussi l’homme-clé de l’alliance entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’URSS durant la Seconde Guerre mondiale.
Outre-Atlantique, il est un personnage connu. Une demi-douzaine de livres lui ont été consacrés, dont quatre biographies complètes. En Europe, il est une figure moins familière. S’appuyant sur les livres qui racontent sa vie, ainsi que sur l’étude de ses archives et des document de la Bibliothèque présidentielle Franklin D. Roosevelt, Geert Mak vient de publier sa première biographie dans une autre langue que l’anglais : le néerlandais. Journaliste et écrivain hollandais, Mak est l’auteur de plusieurs livres sur Amsterdam, les Pays-Bas et l’histoire récente de l’Europe. Son intérêt pour les États-Unis s’était déjà manifesté dans un récit de voyage sur les traces de John Steinbeck.
Contrairement à Franklin D. Roosevelt, issu d’une grande famille patricienne de la côte Est, Harry Hopkins est né dans un milieu modeste, dans l’Iowa. De son père, qui était commis voyageur, il hérita un tempérament aventureux, le goût du risque et un penchant pour les plaisanteries irrévérencieuses aux dépens des prétentieux ; de sa mère, méthodiste fervente, la conviction que rien ne donne plus de sens à l’existence que le service aux autres. Tout au long de ses études, il se distingua par son ambition féroce, son infatigable énergie et son caractère combatif. Son diplôme en main, en 1912, il entama une carrière dans le domaine de l’aide sociale. Après avoir occupé des postes de responsabilité de plus en plus élevés dans différentes associations à New York, La Nouvelle-Orléans et Atlanta, en 1931, il fut nommé directeur général du programme d’aide sociale de l’État de New York, qui combinait assistance en matière alimentaire, de santé et de logement et programmes de création d’emplois.
Le gouverneur de l’État, qui ne tarda pas à le remarquer, était alors Franklin D. Roosevelt. Frappé par la poliomyélite cinq ans plus tôt – il resta paralysé en dessous de la taille le restant de ses jours –, il avait été convaincu de reprendre sa carrière politique par sa femme Eleanor, son conseiller Louis Howe et celle qui fut sa très dévouée secrétaire privée durant 21 ans, Missy LeHand, si proche de lui qu’on pouvait la considérer comme sa seconde femme. En 1932, Roosevelt se présenta à l’élection présidentielle, qu’il emporta face au président sortant Herbert Hoover. Quelques jours après son investiture, au début de 1933, Hopkins (qui n’avait pas été impliqué dans sa campagne) et un autre responsable des programmes sociaux de New York présentaient à Frances Perkins, secrétaire au Travail, un projet de programme d’aide sociale pour le pays entier. L’idée séduisit Roosevelt. Le programme fut mis en œuvre, d’abord en fournissant les moyens financiers nécessaires aux États, puis directement au niveau fédéral. Le New Deal était lancé.
En quelques années, le financement de centaines de milliers de projets d’infrastructure par plusieurs agences fédérales permit de remettre au travail plusieurs millions de chômeurs que la dépression consécutive au krach boursier de 1929 avait privés de leur emploi. L’âme de ce dispositif était Hopkins : fumeur à la chaîne, s’abreuvant de café noir, bourreau de travail, insoucieux de son apparence, souvent négligée, cultivant un style de gestion informel mais terriblement efficace, il était partout.
Au mois de mai 1934, Roosevelt eut l’occasion de rencontrer John Maynard Keynes, avec lequel il eut un entretien d’une heure. Quelques mois auparavant, l’économiste avait publié dans le New York Times une lettre ouverte au président dans laquelle il soulignait l’intérêt de l’expérience dans laquelle s’engageaient les États-Unis pour les pays qui se trouvaient dans la même situation qu’eux. Contrairement à ce que l’on dit parfois en oubliant la chronologie (la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie ne parut qu’en 1936), le New Deal n’a nullement été conçu comme une application du keynésianisme. « Le New Deal, relève Mak, n’est pas sorti d’une vision philosophique. Ainsi que l’historien Richard Hofstadter l’a écrit, il est “le produit d’un tempérament”. Et si quelqu’un incarnait ce tempérament, c’était Harry Hopkins. » Keynes et Roosevelt se félicitèrent de leur entrevue, mais le second avait trouvé le premier un esprit très abstrait et jamais il ne reparla de sa visite.
En 1913, Hopkins avait épousé Ethel Gross, une jeune juive d’origine hongroise. Ils eurent quatre enfants, dont une fille qui mourut en bas âge et trois garçons : David, Robert et Stephen. Au bout de quelques années, le mariage se mit à battre de l’aile en raison du peu de disponibilité de Hopkins, complètement absorbé par son travail, de sa tendance à vivre au-dessus de ses moyens et à s’endetter, de sa passion pour le jeu et des soupçons d’infidélité de sa femme à son égard. En 1926, il entama une liaison avec une secrétaire, Barbara Duncan, qui devint sa seconde femme après qu’il eut divorcé d’Ethel. Ils eurent une fille, Diana. Hopkins développa aussi une amitié avec Eleanor Roosevelt, éloignée de son mari sur le plan affectif (sentimentalement elle était surtout liée à son amie la journaliste Lorena Hickok), mais dont les idées en matière sociale l’influençaient. Cette amitié dura quelques années et s’étiola plus tard, lorsqu’Eleanor eut l’impression qu’il se sentait plus proche du président que d’elle et qu’il abandonnait les principes idéalistes qui l’avaient guidé dans sa jeunesse.
N’entretenant au départ que des relations professionnelles ordinaires, les deux hommes s’étaient en effet progressivement rapprochés. Au bout de quelques années, Hopkins était devenu le conseiller le plus écouté du président. Plus que n’importe quel autre de ses collaborateurs, remarque un témoin, il était en effet capable de « comprendre, sentir, imaginer, deviner – et généralement deviner juste – ce qu’il y avait dans la tête de Franklin Roosevelt ». Il était de surcroît un fin observateur et un brillant analyste, y compris en matière de politique étrangère. En 1934, Roosevelt l’envoya en mission en Europe, officiellement pour enquêter sur les systèmes d’aide sociale mis en place dans différents pays, en réalité pour lui faire un rapport confidentiel sur la situation politique sur le vieux continent, qui le préoccupait. En 1937, Barbara mourut d’un cancer du sein et Hopkins (qui était à ce moment-là secrétaire au Commerce) resta seul avec sa fille Diana. La même année, il se découvrit atteint d’un cancer à l’estomac, dont on lui ôta les trois quarts. Son organisme ne parvenant plus à assimiler les nutriments, son état se détériora. Au début de 1939, il s’aggrava encore mais Hopkins s’en sortit grâce à un traitement combinant transfusions sanguines, alimentation par intraveineuse et injections de fer et de vitamines. Le 11 mai 1940, le lendemain du début de l’invasion de la Belgique et des Pays-Bas par les troupes de l’Allemagne nazie, Roosevelt le convoquait à la Maison-Blanche, où il devait théoriquement passer la nuit. Il y resta trois ans et demi, avec Diana.
Hopkins joua un rôle clef auprès de Roosevelt durant la Seconde Guerre mondiale. Bien que n’étant nullement familier au départ des questions stratégiques et militaires, il fut durant le conflit, de près ou de loin, et plus souvent de près que de loin, impliqué dans toutes les initiatives importantes prises par les États-Unis et, de manière générale, par les Alliés. Roosevelt, qui avait totalement confiance en lui, l’utilisa à de multiples reprises comme son agent de liaison personnel avec Churchill et, après la rupture du pacte germano-soviétique, avec Staline. Parce qu’ils se rendaient compte qu’il parlait vraiment au nom de Roosevelt, impressionnés aussi par son style direct et sa façon concrète de réfléchir, les deux hommes apprirent rapidement à l’apprécier. Comme les précédents biographes, Geert Mak raconte en détail les divers entretiens qu’Hopkins eut avec l’un et l’autre, notamment celui au cours duquel Staline, une fois acquis le principe que l’URSS pouvait bénéficier de l’aide accordée par les États-Unis à leurs alliés, dressa pour lui la liste des matériaux, équipements et armements dont son pays avait besoin pour continuer la guerre.
Hopkins fut aussi au cœur des quatre conférences interalliées auxquelles participa Roosevelt, celles de Téhéran et Yalta avec Churchill et Staline, et, avant cela, Casablanca et Le Caire, sans Staline mais avec, dans le premier cas les deux dirigeants français rivaux, les généraux de Gaulle et Giraud (il les aida à conclure un accord), dans le second le leader chinois Tchang Kaï-chek. À Yalta, Hopkins, très affaibli, ne quitta guère le lit de sa chambre d’hôtel. Celle-ci devint vite un point de rencontre pour les membres des différentes délégations. Durant les réunions, il pouvait conserver longtemps le silence. Mais lorsqu’il intervenait, c’était pour aller directement au cœur du problème, ce qui le fit surnommer par Churchill « Lord Root of the Matter » (« Seigneur du Fond de la Question »).
Après sa mort, on a reproché à Hopkins de s’être montré trop complaisant envers Staline. Il a été accusé d’avoir livré aux soviétiques des informations stratégiques et même des secrets nucléaires. Dans ses contacts avec les autorités soviétiques, il s’était montré ouvert au sujet des plans américains. Mais rien de ce qu’il a dit à Staline n’était couvert par le secret militaire. Bien conscient du caractère implacable du leader soviétique et comme Roosevelt dépourvu de toute sympathie pour le communisme, il était déterminé à aider les troupes russes à combattre et résolu à tout faire pour que les soviétiques ne concluent pas de paix séparée avec l’Allemagne – l’important était la défaite complète du régime nazi. Mais Hopkins s’était fait de nombreux ennemis, surtout au sein du Parti républicain. Cinq ans après la mort de sa seconde femme, il avait épousé Louise Macy, ex-rédactrice en chef de Harper’s Bazaar et personnalité en vue. Après ce mariage, on fustigea son grand train de vie apparent. Parce qu’il avait acquis beaucoup de pouvoir, on l’avait aussi souvent accusé d’être mû par des ambitions personnelles.
Au début de 1944, Hopkins perdit son fils Stephen, tué sur le front du Pacifique. Au mois d’avril 1945, Roosevelt mourut. Un mois plus tard, à la demande de son successeur Harry Truman, Hopkins fit une dernière visite à Staline à l’occasion de laquelle celui-ci l’assura que si les accords de Yalta au sujet de l’Extrême-Orient étaient respectés, l’URSS déclarerait comme promis la guerre au Japon. Le 29 janvier 1946, il mourut épuisé. Ces derniers mots furent : « On ne peut pas vaincre le destin ».
Louise Macy, qui ne pouvait parler de Roosevelt sans amertume (« Il a tué ton père », disait-elle à sa belle-fille Diana), se remaria. Six mois après le décès de son mari, elle se suicida. Ethel Gross se remaria aussi, en 1949. Elle se consacra à la peinture et s’établit à Los Angeles pour être proche de ses petits-enfants et de son fils David. Lorsque celui-ci émigra en Australie, elle le suivit et c’est là qu’elle mourut, à l’âge de 90 ans. Tout en admirant son père, David souffrit toute sa vie de n’être considéré que comme le fils de Harry Hopkins. Il fit une brillante carrière dans la publicité. Son frère Robert travailla pour la CIA en Europe et en Amérique latine, puis pour une association d’aide aux victimes. Leur enfance fut parfois un peu triste, observe June Hopkins, la fille de Diana : leurs parents étaient séparés et leur père, qui ne quittait pas la Maison-Blanche, accaparé par les affaires du monde, ne fut pas présent aux moments importants de leur vie, anniversaires ou remises de diplôme. Proche d’Eleanor, Diana resta liée à l’univers des Roosevelt. Elle se maria à deux reprises, la deuxième fois avec James Halsted, veuf d’Anna Roosevelt, la fille du président. Les deux mariages se terminèrent par un divorce. Durant trente ans, Diana travailla pour la CIA comme analyste des questions de sécurité. Sa fille évoque son enfance solitaire à la Maison-Blanche avec pour principale compagnie Fala, le terrier écossais de Roosevelt. Sur plusieurs photos on la voit à côté de son père et de Churchill, tenant le chien en laisse.
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Fut un temps où l’on pouvait (en théorie) traverser toute l’Europe et même une partie de l’Asie en n’utilisant qu’une seule langue. Pas l’anglais d’aujourd’hui, ni le latin d’il y a presque deux millénaires, mais un troisième larron beaucoup plus ancien, le proto-indo-européen, alias PIE. Au néolithique, on estime que la (petite) population humaine parlait au moins 15 000 langues (on en compte 7 000 aujourd’hui, mais cinq parlées par plus de la moitié des gens, et 40 % du reste des idiomes en voie de disparition accélérée). Cette prolifération linguistique s’expliquait par l’isolation des groupements humains – c’est encore vrai aujourd’hui dans les archipels, où l’on trouve fréquemment une langue (mourante) par île, ou dans le Caucase, « cette montagne des langues ».
Mais voici qu’à l’ère suivante, celle du bronze (- 3 000 avant notre ère), les humains se sont mis à circuler et à échanger des biens et des techniques, et leurs langues se sont fédérées pour produire un instrument de communication plus ou moins universel, le fameux PIE. Avec l’intensification des échanges et l’augmentation de la population, celui-ci s’est à son tour tant diversifié qu’on compte aujourd’hui quelque 400 langues issues de ce tronc commun. « L’indo-européen est de loin la plus grande famille de langues de l’humanité tout entière. Une personne sur deux, depuis l’Écosse jusqu’à la Chine, parle une langue indo-européenne », écrit Laura Spinney, l’autrice de cet énorme ouvrage qui se lit comme un polar. Car comment savoir quoi que ce soit d’un langage non écrit vieux de plusieurs millénaires ? Or si aucune science n’apporte à elle seule de réponse définitive, en triangulant les infos émanant de trois d’entre elles – la linguistique, l’archéologie et surtout la génétique –, on peut (« avec une bonne dose d’humilité » ajoute Laura Spinney ) élaborer et sélectionner des hypothèses approchant la vérité au plus près, comme les enquêteurs modernes tentant d’expliquer un crime.
Résumons. La linguistique sait depuis la fin du XVIIIe siècle, grâce à un juge britannique en poste à Calcutta, William Jones, que les langues évoluent à la fois verticalement, avec le temps, et horizontalement, par contact les unes avec les autres (auparavant, on soutenait très bibliquement que toutes étaient nées en même temps, à Babel, avec une source commune ancestrale présumée, l’hébreu). Puis les frères Grimm et d’autres linguistes ont peu à peu édifié un corpus de règles phonétiques et grammaticales permettant de remonter, avec un peu d’imagination et sachant que le larynx humain est limité dans le nombre de sons qu’il peut produire, jusqu’à un plus petit dénominateur commun linguistique entre langues directement voire indirectement apparentées (si l’on sait que le Q latin se transmue en F anglais, on peut réconcilier pater avec father, et remonter la trace…).
On a ainsi identifié 1 000 à 2 000 mots PIE, parfois de façon presqu’irrécusable : les convergences patentes dans l’expression du chiffre trois – Trayas en sanskrit, Treis en grec, Teres en hittite, Trys en lithuanien, etc. – conduisent les linguistes à faire de *Tri l’indiscutable ancêtre PIE (l’astérisque * caractérise ces mots reconstitués). Il est même arrivé (très rarement !) que certaines hypothèses soient factuellement validées – par exemple celle du linguiste suisse Ferdinand de Saussure qui, pour expliquer certains passages entre mots, postulait l’existence d’une « consonne laryngale » dont on a effectivement trouvé la trace sur une tablette hittite. L’archéologie, elle, montre comment les peuples ont circulé : pourquoi (guerre, commerce, changement climatique, ou une combinaison des trois ), sur quels trajets, et surtout à quelles dates ? Quant à la génétique, elle est récemment venue confirmer la simultanéité entre l’arrivée des trop oubliés nomades yamnayas, venus du Caucase pour s’établir au nord-ouest de la mer Noire au troisième millénaire avant notre ère, et la diffusion du PIE dans l’aire européenne (avec ensuite des allers-retours entre l’Europe et l’Ouest de la Chine dans le sillage des nomades). Mais attention, alerte l’autrice, on ne peut pas superposer directement un peuple et une langue (l’anglais est aujourd’hui parlé par des myriades de peuples ethniquement différents ; et les peuples aborigènes australiens, quoiqu’ethniquement apparentés, parlent des myriades de langues différentes). Quoi qu’il en soit, il est établi désormais que, contrairement aux souhaits de certains, l’humanité présente est non seulement le fruit d’un brassage de gènes mais qu’elle s’exprime aussi à travers un brassage de mots issus d’un socle commun. Hélas, même les prodiges de la paléogénétique et de l’informatique quantique ne pourront vraisemblablement explorer notre généalogie linguistique sur plus de cinq (ou peut-être 10) millénaires en amont. Pourtant l’on soupçonne déjà que le PIE lui-même appartenait à une « super-famille » qui comprenait aussi le hittite (frère du PIE, donc, et non pas son descendant comme on le croyait) et sans doute aussi les langues ouraliennes. Mais de là à postuler l’existence – et l’exhumation éventuelle – d’un mythique proto-PIE, ne rêvons pas... Pourtant, nuance Peter Gordon dans la Asian Review of Books, « les connaissances avancent désormais si vite dans ce domaine que chaque détail peut à tout instant être remis en question, et aucune étude ne pourra demeurer valide bien longtemps ».
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Grand maître aux échecs, Kenneth Rogoff est aussi un économiste réputé. Comme le note The Economist à propos de son dernier livre, on doit à ce professeur à Harvard, ancien chief economist du FMI (Fonds monétaire international), d’avoir anticipé de longue date le retour de l’inflation et de taux d’intérêt élevés et d’avoir prévu la crise immobilière chinoise. Son nouvel ouvrage est consacré pour l’essentiel au devenir du dollar. Accentuée par le second mandat Trump (intervenu après la rédaction du livre), la tendance lourde est selon Rogoff une érosion progressive de l’écrasante prééminence du dollar comme monnaie de réserve. Aucune monnaie n’est en mesure de s’y substituer, mais la part de marché du dollar s’effrite et va continuer de s’effriter au profit de plusieurs autres monnaies, dont l’euro.
Concernant l’Europe, cependant, Rogoff n’est guère optimiste. L’Europe vit « une crise existentielle », dit-il dans un entretien avec l’économiste Tyler Cowen. Elle a « très peu de battants de dimension mondiale dans la tech et la finance ». Il y a des exceptions, comme l’entreprise pharmaceutique Novo Nordisk, mais pour l’essentiel « les plus grandes entreprises sont du genre Hermès ou Prada, dans l’industrie du luxe ». L’une des raisons est que « le niveau d’imposition freine l’investissement ». Et puis, comme le montre l’exemple de DeepMind, une entreprise britannique qui a migré en Californie, « quand quelque chose marche bien, les États-Unis l’aspirent ». Le cas de la France l’interpelle particulièrement : « Beaucoup de pays européens ont serré la vis de leur système de retraites. Pas la France. » Alors que ce pays devrait impérativement réduire ses dépenses, tout indique qu’il va encore les augmenter.
Sur le poids sans cesse croissant de la dette, Rogoff expose une théorie simple, valable pour la France comme pour les autres pays, États-Unis y compris : « Une partie du problème vient de ce que la dette augmente quand il y a un gouvernement de gauche et quand il y a un gouvernement de droite. Quand la gauche est au pouvoir, elle sait que la dette est une mauvaise chose, mais sait aussi qu’elle peut profiter de la situation pour dépenser et emprunter. Quand les conservateurs sont au pouvoir, ils réduisent les impôts et doivent accroître la dette. »
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Beaucoup d’encre a coulé depuis la mort de l’Argentin Jorge Mario Bergoglio devenu le pape François en 2013, le premier pape latino-américain, le premier pape jésuite, et le premier à s’appeler François comme François d’Assise, qui se dénommait lui-même « le fou de Dieu ».
L’écrivain espagnol Javier Cercas, qui se proclame « le fou sans Dieu », commence son livre en avouant qu’il est athée et anticlérical. « Je suis un laïc militant, un rationaliste obstiné, un impie rigoureux ». Il se demande pourquoi il fut invité à accompagner le Saint-Père dans son voyage « au bout du monde » : c’est en Mongolie, pays coincé entre la Russie et la Chine, où la communauté catholique ne compte que 1 500 personnes, qu’il s’est rendu à la fin du mois d’août 2023.
Lorenzo Fazzini, directeur de la maison d’édition du Vatican, a invité Cercas à écrire un livre sur ce voyage et l’écrivain y a vu l’occasion d’offrir à sa mère la certitude, approuvée par le pape lui-même, qu’après la mort elle serait réunie avec son mari. « La possibilité d’interroger le pape sur la vie éternelle et la résurrection de la chair a offert à l’écrivain Cercas l’occasion de réaliser un livre hors du commun, aussi extravagant que possible, mélange de chronique, d’essai, de biographie et d’autobiographie », écrit Domingo Rodenas de Moya dans le quotidien El País.
L’auteur en profite pour nous inviter à résoudre une énigme : qui est donc ce Bergoglio, décidé à placer les périphéries sociales et géographiques au centre de son action pastorale, suscitant autant de ferveur que d’animosité ? Javier Cercas nous fait découvrir une personnalité ambiguë. Il relate la réputation d’homme autoritaire et arrogant qu’il s’était faite en tant que provincial des Jésuites en Argentine, son rôle pendant la dictature, son brio oratoire, sa faculté d’impertinence, sa condition assumée de pécheur, sa volonté de revenir à un évangélisme pur, débarrassé des présomptions cléricales.
S’entretenant longuement avec des figures du Vatican, comme le père Spadaro - le « centurion intellectuel » du pape - ou le cardinal Marengo, Cercas pose des questions parfois embarrassantes sur la communion pour les divorcés, l’ordination des femmes, les relations entre la papauté et la Chine (7 millions de catholiques), le désaccord apparent entre la curie espagnole (à Madrid) et François, la mission de répandre l’espérance et bien sûr les abus sexuels, que certains préfèrent attribuer à la tentation de l’abus de pouvoir plutôt qu’au célibat et à la chasteté.
« Avec François il y a eu des changements très fondamentaux, déclare Javier Cercas après la mort du pape au portail littéraire espagnol Zenda. Environ 80 % des cardinaux qui doivent élire le nouveau pape ont été choisis par lui. Il y a beaucoup de puissants dans l'Église qui voudraient que ce soit une parenthèse et que l’on revienne à la situation d'avant. Je ne pense pas que ce sera aussi facile. Peut-être que je me trompe, peut-être que je suis un optimiste pathologique. Mais, à mon avis, l’Église aurait besoin d’au moins quatre autres François, même plus radicaux, pour commencer à remettre les choses dans l’ordre. » Le Fou de Dieu au bout du monde sortira en France en septembre chez Actes Sud.
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Le romancier et essayiste Pankaj Mishra, dont plusieurs livres sont disponibles en français, est né dans une famille de brahmanes, la plus haute caste de la société hindoue. Comme beaucoup de nationalistes hindous, ses parents se sentaient proches du nationalisme sioniste, dont l’histoire leur paraissait proche de la leur. « Des gens comme moi », écrit-il. Sur le mur de sa chambre d’enfant trônait une photo de Moshe Dayan. Mishra est longtemps resté attaché à l’héritage intellectuel juif et à la cause d’Israël. Mais en 2008, quand il se rendit en Cisjordanie, il découvrit « la brutalité et le caractère sordide » de l’occupation israélienne. « L’orgie de tueries qui commença le 7 octobre 2023 » a accentué la révision déchirante qu’il avait vécue. Début 2024, le Barbican Center à Londres annula une conférence qu’il devait faire sur « La Shoah après Gaza ».
Avec d’autres, il considère qu’Israël a instrumentalisé la mémoire de la Shoah à des fins politiques, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Il se range du côté du « cercle de plus en plus large », écrit-il, de ceux pour qui « Israël pratique un cruel colonialisme de peuplement mené par un régime suprématiste juif soutenu par des politiciens occidentaux d’extrême droite et leurs compagnons de route de gauche ». Il considère que le conflit s’est « racialisé » en profondeur, écrit l’historien juif Adam Sutcliffe dans le Times Literary Supplement. Il en voit pour preuve que les Européens se sont beaucoup plus mobilisés pour l’Ukraine que pour Gaza. Sutcliffe note au passage que les exportations allemandes d’armes pour Israël ont été multipliées par dix en 2023. Un autre signe qui ne trompe pas, selon Mishra : pour les suprémacistes hindous, Israël est devenu « un exemple à suivre pour traiter avec les musulmans en utilisant le seul langage qu’ils comprennent : la force et toujours plus de force ». Autrement dit, les victimes sont devenues les bourreaux.
On s’en doute, l’analyse de Mishra fait grincer des dents. Même à gauche. Dans The Guardian, Charlie English, qui a naguère dirigé le service international du quotidien, juge qu’il pousse le bouchon trop loin. « Les victimes du Hamas peuvent-elles toutes être rangées dans la catégorie de ce que Mishra appelle “le pouvoir blanc ?” », écrit-il.
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