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Entrant dans l’église pour l’office dominical, une famille américaine découvre une personne endormie sur un banc. Impossible de déterminer son âge, son sexe ou sa couleur de peau. D’autant que l’inconnu reste mutique. Le pasteur décide alors de le surnommer Pew, « banc », puisque c’est là qu’on l’a trouvé. La ­famille l’accueille sous son toit et toute la ville se mobilise pour l’aider.

Si Pew reste un mystère pour les lecteurs et pour ses bons samaritains, ces derniers se dévoilent peu à peu. Profitant de l’oreille attentive de cet interlocuteur muet, ils donnent à entraper­cevoir un monde replié sur lui-même, inquiétant. « Nous ­savons que nous n’avons pas été justes avec tout le monde, avoue un ­ancien, mais nous avons toujours été justes au ­regard de la définition de la justice de l’époque. »

« On imagine tout à fait ce ­roman adapté au cinéma par les frères Coen ou David Lynch. Mais il a aussi quelque chose de la pièce Le Revizor de Gogol, dans laquelle un étranger exorcise involontairement les démons d’une petite bourgade de la Russie tsariste », estime la critique Johanna Thomas-­Corr dans l’hebdomadaire britannique New Statesman.

[post_title] => Peur de l’inconnu [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => peur-de-linconnu [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-21 16:41:42 [post_modified_gmt] => 2020-09-21 16:41:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=95697 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Avec son nouveau livre The Weirdest People in the World, Joseph Henrich, professeur de biologie évolutive humaine à Harvard, entend « justifier la spécificité de l’Occident tout en amoindrissant son arrogance », écrit Judith Shulevitz dans le magazine américain The Atlantic. Une ambition « délicate » qui découle d’un constat : les expériences de sciences sociales prétendant éclairer une nature humaine universelle ne décrivent au mieux que les modes de fonctionnement d’une part minime de la population mondiale, ceux que Henrich et ses collègues psychologues Steven Heine et Ara Norenzayan appellent les « WEIRD ».

Dans une étude publiée il y a une dizaine d’années, ils définissaient cette population « bizarre », weird en anglais : « Western, Educated, Industrialized, Rich, et Democratic » soit occidentale, instruite, industrialisée, riche et démocratique.

La psychologie particulière des Occidentaux

Quand des expériences de sociologie ou de psychologie sont reproduites avec des populations non WEIRD, que ce soit avec des peuples de chasseurs-cueilleurs ou des cadres supérieurs asiatiques, les résultats sont différents. WEIRD et non-WEIRD ont des styles cognitifs opposés. C’est là « l’affirmation la plus importante et étonnante » de Henrich, note Shulevitz. Là où les WEIRD tendent à réfléchir de manière analytique, à être individualistes, autocentrés avec un penchant pour la culpabilité, beaucoup de non-WEIRD, qu’ils vivent en Chine ou dans le désert du Kalahari, appréhendent le monde de manière holistique, font passer le groupe avant l’individu et l’universel, ressentent de la honte.

La clé de leurs différences se situe dans leur rapport au groupe, assure Henrich dans The Weirdest People in the World. Les WEIRD se définissent par ce qu’ils font (leur travail, leur passion…) et non par leur place dans une structure familiale ( frère de, cousine de…), ce qui est pourtant la pratique « normale » depuis le début de l’histoire de l’humanité. 

L'influence de l’Église catholique

« Henrich estime que les Occidentaux ont développé cette psychologie particulière en raison des coutumes de mariage de l’Église catholique, qui ont entraîné la disparition de nos peuples autochtones et l’essor de la famille nucléaire, de l’individualisme, du protestantisme et l’État de droit. Et tout ceci, à son tour, a ouvert la voie à la révolution industrielle, et à la trajectoire singulière qu’a prise l’Europe occidentale à l’époque contemporaine », résume Matthew Syed dans The Sunday Times. Une théorie que les critiques invitent à ranger au rayon « grande thèse sur l’humanité » au côté des best-sellers de Jared Diamond, Steven Pinker ou Yuval Noah Harari.

À lire aussi dans Books : « C’est la culture qui nous rend intelligents », juin 2020.

[post_title] => Étranges Occidentaux [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => etranges-occidentaux [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-18 13:27:48 [post_modified_gmt] => 2020-09-18 13:27:48 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=95329 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Lorsque l’Argentine Camila Sosa Villada a appris à écrire son prénom à la maternelle elle s’appelait Cristian. Plus tard, à l’adolescence, elle s’arrêtait sur le chemin du collège pour se mettre du rimmel sans que ses parents le sachent. Lorsque, à 18 ans, elle assume au grand jour son identité transgenre, elle s’attire les foudres de son père. « Un jour, on m’appellera pour me dire qu’on t’a retrouvée morte dans un fossé », lui prédit-il. Cristian, devenu Camila, quitte alors son village de montagne pour rejoindre la bouillonnante ville de Córdoba, dans le nord de l’Argentine. Vingt ans plus tard, la voilà actrice, écrivaine et chanteuse, mais le chemin fut semé d’embûches. Dans Las malas, Camila Sosa Villada revient sur cette période où, jeune étudiante en communication à l’université de Córdoba, elle se prostituait le soir dans un parc de la ville.

« Roman d’initiation, chronique d’une époque, Mémoires : Las malas, c’est tout ça à la fois », résume Patricio Zunini sur le portail argentin d’information Infobae. C’est aussi un roman choral, pourrait-on ajouter. En effet, on y suit les péripéties d’une communauté de travestis qui se prostituent la nuit et se retrouvent, la journée, chez la « tante Encarna », dont la petite maison rose en périphérie de la ville leur sert de refuge. « La narratrice, Camila elle-même, raconte souffrance après souffrance, humiliation après humiliation, les coups, les mensonges et l’effacement de l’espace public », note Patricia Kolesnicov dans le quotidien argentin Clarín.

Mais il ne s’agit pas que d’un récit glaçant sur la violence faite aux transgenres en Amérique latine – où leur espérance de vie est de 35 ans, rappelle l’auteure –, le roman est aussi empreint de réalisme magique. Ainsi le personnage de « Marie la muette » se voit pousser des plumes, une autre se change en loup-garou les soirs de pleine lune. « L’originalité de Las malas, et la grande réussite littéraire de Camila Sosa Villada, réside dans la création d’une mythologie propre à l’univers trans qui fait appel, à l’instar des poètes de la Grèce et de la Rome antiques, à la notion de métamorphose », pointe Bermeo Gamboa dans le quotidien colombien El País.

À lire aussi dans Books : L’énigme de l’abbé travesti, juillet-août 2009.

[post_title] => Être trans en Argentine  [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => etre-trans-en-argentine [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-10 20:11:40 [post_modified_gmt] => 2020-09-10 20:11:40 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=94529 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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En 1939, quand la Catalogne tombe aux mains des forces franquistes à la fin de la guerre d’Espagne, Julián Fuster Ribó décide de fuir en URSS. Ce chirurgien barcelonais, membre du Parti communiste et reconnaissant du soutien que les Soviétiques ont apporté au camp républicain, ne peut imaginer que son exil le mènera tout droit au goulag. Quelques années d’exercice au sein de l’Institut de neurochirurgie de Moscou auront en effet raison de ses illusions. Ses critiques du régime soviétique et du culte de la personnalité de Staline le placent dans le collimateur de la police politique. En janvier 1948, Fuster Ribó est arrêté, interrogé, torturé et finalement condamné pour « espionnage » et « propagande antisoviétique ». Il passera sept années dans le camp de travail de Kengir, avant d’être libéré en 1955.

Dans Cartas desde el Gulag, la politiste et historienne Luiza Iordache Cârstea retrace l’itinéraire singulier du Dr Fuster et explore, à travers lui, un pan méconnu de l’histoire du XXe siècle. Environ 345 Espagnols qui, fuyant la guerre civile, avaient trouvé refuge en Union soviétique furent envoyés au goulag, apprend-on. « En plus du matériau issu des archives espagnoles et européennes, Luiza Iordache Cârstea s’est appuyée sur des entretiens et des documents rassemblés par d’autres exilés espagnols en URSS, ainsi que sur “les archives personnelles de Julián Fuster Ribó mises à disposition par son fils Rafael” », note le site d’information El Independiente. Parmi ces archives personnelles, de nombreuses lettres adressées à une femme aimée, Nadejda Gordovitch, dans lesquelles il décrit par le menu la rudesse de la vie concentrationnaire.

Étant donné la rareté des témoignages d’anciens détenus des camps soviétiques, l’historien Juan Avilés qualifie les lettres de Fuster Ribó de véritable « trésor ». Un trésor d’autant plus précieux que le médecin espagnol « a vu de ses yeux un épisode célèbre de l’histoire du goulag : le soulèvement du camp de travail de Kengir au printemps 1954 », souligne-t-il dans le magazine El Cultural. Jusqu’à présent, l’un des seuls récits connus de cet événement était celui d’Alexandre Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag. Un certain « Fuster l’Espagnol » est mentionné en passant – le voilà désormais tiré de l’oubli.

[post_title] => Un médecin espagnol dans l’enfer du goulag [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => un-medecin-espagnol-dans-lenfer-du-goulag [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-08 15:46:31 [post_modified_gmt] => 2020-09-08 15:46:31 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=94366 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Des années 1960 au début des années 1990, les forces de sécurité sud-africaines ont édité un album rassemblant les photos d’identité des opposants au régime. Plus de 7 000 portraits ont figuré dans ce qu’elles appelaient « l’album terroriste ». « Officiellement, la police utilisait ce document uniquement pour surveiller les personnes qui quittaient le pays sans autorisation. Mais si votre photo était dans l’album, vous étiez considéré comme un terroriste », note l’historien sud-africain Jacob Dlamini dans The Terrorist Album. Cette étude « convaincante retrace les histoires politico-policières dans lesquelles l’album a servi le régime », précise Bongani Kona dans le magazine américain The Baffler.

Dlamini a pu consulter un des trois exemplaires qui ont échappé à la destruction. En 1993, quand il a senti sa fin proche, le régime a brûlé 44 tonnes de documents pour « couvrir ses traces » et « effacer toute mention de son système raciste brutal », rappelle Stephen Williams dans African Business. Certains officiers que l’historien a rencontrés clament encore que ce livret mis à jour tous les six mois n’était qu’un aide-mémoire pour traquer les fugitifs. Mais il « faisait partie de l’offensive du régime contre ses opposants, note Kona. Être considéré comme un terroriste par les forces de sécurité, c’était vivre dans l’ombre de la mort. Cela signifiait que vous pouviez mourir dans une explosion, un mardi après-midi, vos chaussures italiennes préférées aux pieds ». C’est ce qui est arrivé en 1982 à Ruth First. L'universitaire exilée au Mozambique a reçu un colis piégé à son bureau. Sa photo était dans l’album.

Les portraits, accompagnés de notices biographiques pas toujours exactes, étaient indexés selon des critères raciaux, rassemblant des personnes de toutes les couleurs de peau du blanc au noir. Mais « dans le monde des forces de sécurité de l’apartheid », pointe Jason Burke dans The Guardian, « les préjugés racistes étaient si enracinés qu’il était inconcevable qu’un activiste non-blanc soit le commandant en second de l’unité des opérations spéciales de l’ANC. »

À lire aussi dans Books :Les indignées de l’apartheid, janvier 2016.

[post_title] => L’album de la mort [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lalbum-de-la-mort [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-09-04 20:30:27 [post_modified_gmt] => 2020-09-04 20:30:27 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=94054 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Bien avant les armes nucléaires et les missiles, environ mille deux cents ans avant notre ère, les Hittites, confrontés à l’effondrement de leur empire, construisaient déjà des abris souterrains fortifiées. Ces bunkers sont devenus au XXIe siècle un véritable marché. Dans Bunker, le géographe américain Bradley Garrett part à la rencontre de ceux qui les construisent et de ceux qui les achètent. « Il s’intéresse essentiellement aux États-Unis, où le "prepping", le fait de se préparer aux catastrophes et à la fin du monde donne lieu à une véritable sous-culture, mais il se rend aussi en Australie, où la précarité écologique alimente le marché du bunker, ainsi qu’en Nouvelle-Zélande et en Thaïlande, destinations "de repli" préférées de l’élite », précise Will Wiles dans la Literary Review.

Dans le Dakota du Sud, le géographe visite le plus grand ensemble de bunkers du monde. Construits pendant la Seconde Guerre mondiale pour mettre des stocks de munitions à l’abri d’éventuels bombardements, ces 575 igloos de béton semi-enterrés ont été transformés en 2016 par un entrepreneur, Robert Vicino, qui les vend 35 000 dollars l’unité. Il a baptisé l’endroit « the xPoint », suggérant qu’il serait le point d’où l’humanité ramperait hors des décombres pour tout recommencer. Selon Garrett, ce que les « marchands d’angoisse » comme Vicino vendent, ce ne sont pas des murs, aussi solides soient-ils. C’est du temps. Plusieurs mois, voire plusieurs années, loin de la catastrophe de la surface. Reste aux acheteurs à prévoir des stocks d’eau, de nourriture, de carburant et de divertissements.

Ces « preppers » sont à distinguer des survivalistes des années 1990, assure l’auteur. Ils ne cherchent pas à fonder des communautés autonomes par défiance envers l’État. « Ce sont les gens les plus cools, les plus calmes et les plus rationnels que j’ai rencontrés. Pour la plupart, c’est juste une police d’assurance qu’ils espèrent ne jamais utiliser », explique Garrett dans The Sunday Times. Il reconnaît cependant que les théories du complot et autres prophéties loufoques ont du succès dans ce milieu, comme le remarque Wiles, pour qui les « preppers » sont surtout désabusés. « Certains d’entre eux semblent impatients de pouvoir avoir un retour sur leur investissement souterrain », et il est extrêmement dérangeant d’apprendre que beaucoup des plus grosses fortunes de la planète ont fait du "prepping" une activité secondaire, ajoute-t-il.

À lire aussi dans Books :« L’humanité poursuit sa marche au progrès », octobre 2010.

[post_title] => Dans mon bunker [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => dans-mon-bunker [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2020-08-31 15:16:35 [post_modified_gmt] => 2020-08-31 15:16:35 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=93059 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Le « vaste globe lui-même »1 vit une crise qui mûrit rapidement – une crise que l’on peut attribuer au fait que le cadre dans lequel le progrès technologique doit s’accomplir est à la fois trop étroit et sous-organisé. Pour tenter de cerner cette crise et étudier les possibilités de la résoudre, on ne peut se contenter d’examiner les faits. Il faut aussi se livrer à quelques conjectures. Cette démarche mettra en lumière quelques-unes des évolutions technologiques possibles du prochain quart de siècle.

Pendant la première moitié de notre XXe siècle, la révolution industrielle s’est heurtée dans sa marche à une limite absolue, qui tenait non pas au progrès technique lui-même mais à un facteur de sécurité fondamental. Ce facteur de sécurité, qui avait permis à la révolution industrielle d’avancer entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XXe, était essen­tiellement une question d’espace ­vital géographique et politique : un ­espace toujours plus vaste pour l’exercice des activités technologiques conjugué à une intégration politique du monde toujours plus large. À l’intérieur de ce cadre en expansion, il était possible de s’accommoder des principales tensions engendrées par le progrès technique.

Or voilà que ce mécanisme de sécu­rité s’enraye brusquement. Au sens propre comme au sens figuré, l’espace vient à manquer. Nous commençons à présent à ressentir de façon aiguë les effets de la dimension réelle, finie, de la Terre. Ainsi, la crise ne découle pas d’événements acci­dentels ou d’erreurs humaines. Elle est ­inhérente au rapport de la technologie à la géographie d’une part et à l’organisation politique d’autre part. La crise est devenue tangible au cours des années 1940, mais certaines de ses prémices ­remontent à 1914. D’ici à 1980, elle évoluera probablement bien au-delà de ses formes premières. Personne ne peut dire quand et comment elle se termi­nera – ni quel état de choses elle produira.

Au cours de chacune de ses phases, la révolution industrielle a consisté à procurer davantage d’énergie à un moindre coût, à faciliter l’organisation des actions et des réactions humaines ainsi qu’à déve­lopper les moyens de communication. Chacun de ces éléments augmentait l’efficacité des deux autres. Ensemble, ils ont accru la vitesse d’exécution d’activités de grande ampleur, qu’elles soient industrielles, commerciales, politiques ou migratoires. Mais cette vitesse accrue n’a pas tant réduit le temps nécessaire à la réalisation des activités qu’étendu les territoires de la planète affectés par elles. La raison en est simple. Puisque la plupart des échelles temporelles sont établies en fonction des temps de réaction, des habitudes et d’autres facteurs physiologiques et psychologiques des humains, la vitesse accrue des processus technologiques a eu pour effet d’augmenter la taille des entités politiques, organisationnelles, économiques et culturelles. C’est-à-dire que, au lieu de réaliser les mêmes activités qu’auparavant en moins de temps, on a réalisé des activités de plus grande ampleur dans le même temps. Cette évolution importante s’est heurtée à une ­limite naturelle, celle de la taille réelle de la Terre. Cette ­limite est désormais ­atteinte ou, du moins, sur le point de l’être.

Des signes avant-coureurs de cette nouvelle réalité sont apparus avec force dans le domaine militaire. En 1940, même les plus grands pays d’Europe occidentale continentale n’étaient plus des entités militaires viables. Seule l’Union soviétique était en mesure de ­subir un revers militaire majeur sans s’effondrer. Depuis 1945, les seuls progrès de l’aéronautique et des communications auraient suffi à rendre n’importe quelle entité géographique, URSS comprise, incapable de soutenir une guerre future. L’avènement de l’arme nucléaire ne fait que couronner cette évolution. Les armes offensives sont désormais d’une telle effi­cacité qu’elles rendent absurdes toutes les échelles temporelles plausibles en ­matière de défense. Déjà, lors de la Première Guerre mondiale, on disait que l’amiral qui commandait la flotte pouvait « perdre l’Empire britannique en l’espace d’un après-midi ». Pourtant, les forces navales de cette époque étaient des entités relativement stables et à l’abri des surprises d’ordre technologique. Aujour­d’hui, il y a toutes les raisons de penser que même des innovations mineures et des petits subterfuges dans le domaine de l’armement nucléaire pourraient être décisifs en moins de temps qu’il n’en faudrait pour élaborer des contre-mesures spécifiques. Bientôt, les nations seront aussi instables en temps de guerre que l’aurait été un territoire de la taille de l’île de Manhattan dans un conflit mené avec les armes de 1900.

Cette instabilité militaire a déjà trouvé son expression politique. Deux super­puissances, les États-Unis et l’URSS, possèdent des moyens de destruction si considérables qu’ils laissent bien peu de chances à un équilibre purement passif. D’autres pays, dont les « neutres », sont incapables de se défendre militairement au sens classique du terme. Au mieux, ils se doteront d’une capacité de destruction, comme le fait la Grande-Bretagne actuel­lement. Par conséquent, le « concert des nations » – ou une organisation internationale équivalente – repose sur une base plus fragile que jamais. La situation se complique encore davantage avec la montée des nationalismes non européens.

Tous ces facteurs auraient débouché logiquement, du moins au cours des derniers siècles, sur une guerre. Y en ­aura-t-il une avant 1980 ? Ou juste après ? Il serait présomptueux d’apporter une ­réponse catégorique à cette question. En tout cas, le présent et l’avenir proche sont tous lourds de dangers2.

Le problème immédiat est de faire face au danger présent, mais il convient aussi d’envisager comment il va évoluer entre 1955 et 1980. Il ne s’agit pas de minimiser les problèmes immédiats de l’armement, de la tension entre les États-Unis et l’URSS ou des évolutions et révolutions en Asie 3. Ce sont les priorités. Mais nous devons être prêts pour la suite, de crainte que les succès immédiats que l’on aura pu connaître s’avèrent vains.

L’évolution technologique continue de s’accélérer. Les technologies restent utiles et bénéfiques, directement ou indirectement. Mais leurs conséquences tendent à accroître l’instabilité. Tout d’abord, l’offre d’énergie augmente rapidement. On s’accorde à penser que nous disposerons des combustibles chimiques conventionnels – charbon et pétrole – en quantité accrue au cours des deux prochaines décennies. La demande croissante tend à maintenir leur prix à un niveau élevé, mais l’amélioration des méthodes de production les pousse à la baisse. Sans aucun doute, l’événement le plus marquant dans le domaine est l’avènement de l’énergie nucléaire. Sa seule source disponible maîtrisée actuellement est aujourd’hui le réacteur à fission ­nucléaire. Cette technique semble approcher du point où elle deviendra compétitive par rapport aux sources d’énergie conventionnelles. Elle n’est pourtant vieille que de quinze ans, pendant lesquels l’essentiel des efforts a porté non pas sur la production d’électricité mais sur celle de plutonium. Encore dix ans d’efforts industriels à grande échelle, et les performances économiques des réacteurs dépasseront sans nul doute de loin celles d’aujourd’hui.

En outre, aucune loi de la nature n’impose que toute forme d’énergie ­nucléaire doive être liée à une réaction de fission, comme cela a été le cas jusqu’à présent. Si l’énergie ­nucléaire paraît être la source de toute l’énergie actuellement visible dans la nature, le moyen n’est pas la fission [mais la fusion]. À long terme, l’exploitation industrielle systématique du nucléaire pourrait permettre de compter sur d’autres modes de production plus efficaces encore.

De plus, les réacteurs sont restés jusqu’à présent liés au cycle traditionnel chaleur-­vapeur-production d’électricité, tout comme les automobiles furent d’abord construites sur le modèle des carrioles à cheval. Nous mettrons vraisemblablement peu à peu au point des procédés qui s’adapteront plus naturellement et plus efficacement à cette nouvelle source d’énergie, en abandonnant les tours et détours hérités de la combustion chimique. D’ici quelques décennies, l’énergie pourrait bien être aussi gratuite que l’air – le charbon et le pétrole restant surtout utilisés comme matières premières de la chimie organique de synthèse, à laquelle leurs propriétés conviennent mieux 4.

Soulignons ici que la tendance majeure sera l’étude systématique des réactions nucléaires – autrement dit la transmutation des éléments : de l’alchimie plus que de la chimie. Le véritable objectif de l’usage industriel des processus nucléaires est de les adapter à leur exploitation à grande échelle sur ce site relativement exigu qu’est la Terre. La nature n’a bien sûr jamais cessé d’effectuer des réactions nucléaires, elle le fait très bien et massivement, mais les sites « naturels » de son industrie sont les étoiles. Il y a tout lieu de penser que son mode opératoire exige au minimum l’espace de la plus petite étoile. Contraints que nous sommes par les limites de notre territoire, il nous faut faire beaucoup mieux que la nature. Ce n’est pas forcément impossible, comme en témoigne cette percée ­remarquable de la dernière décennie qu’est la fission, processus non naturel.

Il est difficile d’imaginer quels seront les effets de la transmutation massive des éléments sur la technologie en général, mais ils seront radicaux. La révolution est déjà à l’œuvre dans le domaine mili­taire, mais il ne faudrait pas considérer que la forme qu’elle y a prise, à savoir son effroyable capacité de destruction massive, est caractéristique de ce que représente la révolution nucléaire. Elle pourrait bien refléter toutefois les transformations profondes qu’elle entraînera dans tous les domaines 5.

Un autre domaine qui devrait évoluer rapidement, et indépendamment du ­nucléaire, est l’automatisation. La commande automatisée est aussi ancienne que la révolution industrielle, puisque l’innovation décisive de la machine à vapeur de Watt était la commande de la vanne d’admission de vapeur, notamment son régulateur de ­vitesse. Mais, durant ce siècle, de petits amplificateurs et commutateurs électriques ont propulsé l’automatisation dans une tout autre dimension. L’évolution a commencé avec les ­relais électromécaniques du téléphone, s’est poursuivie et étendue avec le tube électronique et s’accélère avec les divers dispositifs à semi-conducteurs (cristaux, noyaux ferromagnétiques, etc.). Depuis une dizaine ou une vingtaine d’années, il devient facile de piloter et de « discipliner » un grand nombre de ces dispositifs à l’intérieur d’une seule machine. Même dans un avion, le nombre de tubes électroniques avoisine le millier. D’autres machines contenant jusqu’à 10 000 tubes électroniques, cinq fois plus de cristaux et peut-être plus de 100 000 noyaux ferro­magnétiques fonctionnent désormais sans défaillance pendant de longues périodes, exécutant plusieurs millions d’actions programmées et régulées par seconde, avec une toute petite marge d’erreur par jour ou par semaine.

Nombre de ces machines ont été construites pour effectuer des calculs scientifiques et techniques compliqués ainsi que des études comptables et logistiques de grande ampleur. Il ne fait guère de doute qu’on les utilisera pour le pilotage de processus industriels complexes, la planification logistique et économique et bien d’autres tâches qui ne se prêtaient pas jusqu’ici à l’automatisation 6.

Les progrès en matière de commande automatisée sont en réalité des améliorations dans la communication de l’information au sein d’une organisation ou d’un mécanisme. La somme des progrès dans ce domaine est phénoménale. Quoique moins spectaculaires, les améliorations dans les communications au sens physique du terme – les transports – sont considérables et constantes. Si les progrès du nucléaire doivent nous amener à disposer d’une énergie illimitée, ceux des transports seront vraisemblablement encore plus rapides. Mais même les progrès « normaux » sur l’eau, sur la terre et dans les airs sont extrêmement importants7. Ces progrès « normaux » ont suffi à orienter le développement économique mondial en donnant naissance aux idées politiques et économiques qui ont cours actuellement dans le monde.

Examinons à présent les potentialités d’un domaine totalement « anormal », un domaine qui ne figure encore sur aucune liste d’activités importantes : la modification du temps météorologique ou, pour employer un terme plus ambitieux mais mieux choisi, le contrôle du climat. Un des aspects de cette acti­vité a déjà retenu l’attention du public : la pluie artificielle par ensemencement des nuages. La technique consiste à provoquer des précipitations en diffusant dans les nuages de petites quantités d’agents chimiques. S’il est difficile d’évaluer la portée des tentatives faites jusqu’ici, il semble que l’objectif soit réalisable 8.

Mais le sujet est beaucoup plus vaste. Tous les grands phénomènes météorologiques ainsi que le climat lui-même sont commandés par l’énergie solaire qui arrive sur la Terre. Modifier la quantité d’énergie solaire est bien sûr hors de notre portée. Mais ce qui compte réellement, ce n’est pas la quantité qui atteint la Terre, mais la fraction que celle-ci en retient puisque la partie réfléchie dans l’espace n’a pas plus d’utilité que si elle n’était jamais arrivée. Or la quantité qu’absorbent la terre ferme, les océans ou l’atmosphère semble dépendre de mécanismes complexes. Si nous n’en maîtrisons pour l’heure aucun, tout porte à croire que c’est possible.

Le dioxyde de carbone (CO2) rejeté dans l’atmosphère par la combustion du charbon et du pétrole (plus de la moitié de ces émissions ont eu lieu au cours de la génération écoulée) pourrait avoir suffisamment altéré la composition de l’atmosphère pour induire un réchauffement de la planète d’environ 0,6 °C 9.

Lors de son éruption de 1883, le ­Krakatoa dégagea une quantité d’énergie qui n’avait rien d’exorbitant. Si les cendres projetées étaient restées dans la stratosphère pendant quinze ans en réflé­chissant la lumière du Soleil, cela aurait pu suffire à faire baisser la température de la planète d’environ 3 °C. Mais elles n’y sont restées que trois ans, si bien qu’il aurait sans doute fallu cinq éruptions de ce genre pour atteindre un tel résultat. Il se serait agi d’un refroidissement notable. Durant le dernier âge glaciaire, au cours duquel la moitié de l’Amérique du Nord et toute l’Europe du Nord et de l’Ouest furent recouvertes d’une calotte glaciaire comparable à celles du Groenland ou de l’Antarctique, les températures n’étaient que d’environ 8 °C inférieures aux niveaux actuels. À l’inverse, un réchauffement de même ampleur ferait probablement fondre les calottes glaciaires et installerait un climat tropical ou semi-tropical sur toute la planète.

Nous savons aussi que la persistance de calottes glaciaires tient au fait que la glace réfléchit l’énergie solaire et émet vers l’espace une part plus impor­tante de l’énergie terrestre que le sol ordinaire. Si l’on répandait sur la glace ou dans l’atmosphère qui la surplombe des couches microscopiques de matière colorée, on pourrait inhiber le processus de réflexion-absorption, faire fondre la glace et modifier le climat local. Les moyens permettant ce genre de transformation sont à notre portée, et le montant des investissements requis ne serait pas plus élevé que celui qui a été nécessaire pour développer le chemin de fer et d’autres grands secteurs d’activité. La principale difficulté réside dans la prévision des effets d’une intervention aussi radicale. Mais notre connaissance de la dynamique de l’atmosphère approche rapidement le niveau qui permettrait ce genre de prévision. Nous interviendrons probablement sur les processus atmosphériques et le climat d’ici quelques décen­nies, et dans des proportions difficiles à imaginer aujour­d’hui.

Bien entendu, ce qu’on pourrait faire ne dit rien de ce qu’on devrait faire. Provoquer un nouvel âge glaciaire pour en contrarier certains ou, au contraire, un nouvel âge tropical « interglaciaire » afin de faire plaisir à tout le monde, voilà qui n’est pas très rationnel. En fait, évaluer les conséquences ultimes d’un refroidissement ou d’un réchauffement planétaires ne serait pas une mince affaire. De tels changements auraient une incidence sur le niveau des mers et, en conséquence, sur l’habitabilité des zones côtières des plateaux continentaux ; une incidence aussi sur l’évaporation des mers et donc sur les niveaux de précipitations et de glace, et ainsi de suite. Il n’est pas immédiatement évident de savoir ce qui serait bénéfique ou nuisible – et pour quelles régions du monde. Mais l’on peut sans aucun doute effectuer les analyses nécessaires pour prévoir certaines conséquences, intervenir à l’échelle voulue, et finalement obtenir des effets assez sensationnels. Le climat et le niveau des précipitations de certaines régions en seraient modifiés. On pourrait par exemple corriger ou atténuer des perturbations comme les arrivées massives d’air froid polaire (qui caractérisent l’hiver des latitudes moyennes) ou encore les tempêtes tropicales (cyclones). Nul besoin d’exposer en détail ce que cela signifierait pour l’agriculture et, à vrai dire, pour tous les aspects de l’écologie humaine, animale et végétale. Quel pouvoir sur notre environnement, sur toute la nature en somme ! 10

Ce genre d’actions aurait bien plus directement une portée planétaire que les guerres récentes et, sans doute, à venir et que l’économie. Une intervention humaine à grande échelle aurait un effet considérable sur la circulation générale de l’atmosphère, qui dépend de la rotation de la Terre et de la chaleur solaire intense des tropiques. Des interventions en Arctique pourraient influer sur le temps dans les zones tempérées, et des actions dans une zone tempérée en affecter une autre, située à 90 degrés de longitude de là. Le destin de tous les pays s’en retrouverait lié, bien plus que n’a pu le faire jusqu’ici la menace d’une guerre, nucléaire ou autre.

Gratuité de l’énergie, progrès de l’automatisation et des communications, contrôle partiel ou total du climat : toutes ces évolutions possèdent des caractéristiques communes qui méritent qu’on s’y arrête. Premièrement, bien qu’elles soient toutes intrinsèquement utiles, elles peuvent mener à la destruction. Les plus redoutables des outils de destruction nucléaire ne sont que les représentants extrêmes d’une famille qui comprend des méthodes utiles pour la production d’énergie ou la transmutation d’éléments. Les projets de contrôle du climat les plus élaborés seraient forcément fondés sur des idées et des techniques susceptibles de se prêter à des formes de guerre climatique que personne n’a encore imaginées. La technologie, comme la science, est entièrement neutre ; elle se contente de fournir des moyens de contrôle utilisables à n’importe quelle fin sans en privilégier aucune.

Deuxièmement, la plupart de ces évolutions tendent à concerner la planète tout entière ou, plus exactement, à produire des effets qui peuvent se propager d’un point à l’autre de la Terre. En cela, elles entrent en conflit avec la géographie telle que nous la concevons aujourd’hui, ainsi qu’avec les institutions qui sont fondées sur elle. Bien sûr, toute technologie interagit avec la géographie et impose ses propres règles et modalités physiques. Mais la technologie qui se développe actuellement et qui dominera les prochaines décennies semble être totalement en conflit avec les concepts et les entités géographiques et politiques traditionnelles, qui ont encore cours pour l’instant. Voilà la crise de la technologie qui est en train de mûrir.

Comment y répondre ? Quoi que l’on veuille faire, un facteur décisif doit être pris en compte : les techniques qui créent du danger et de l’instabilité sont en elles-mêmes utiles ou étroitement liées à quelque chose d’utile. En fait, plus elles sont susceptibles d’être utiles, plus leurs effets risquent d’être déstabilisants. Ce n’est pas le potentiel destructeur d’une invention donnée qui crée le danger. De par sa puissance et son efficacité, la technologie est intrinsèquement ambivalente. Elle porte en elle le danger.

Parmi les solutions que l’on pourrait trouver, il y en a une à écarter d’emblée. On ne résoudra pas la crise en cherchant à bannir telle ou telle technologie jugée particulièrement dangereuse. D’abord, les différents aspects d’une technique, ainsi que les principes scientifiques qui les sous-tendent, sont si imbriqués que, à longue échéance, seule la suppression totale de tout progrès technologique permettrait de résoudre le problème. Ensuite, d’un point de vue plus immédiat et prosaïque, les techniques utiles et les nuisibles sont si proches les unes des autres qu’il n’est jamais possible de séparer le bon grain de l’ivraie. Ce fait est bien connu de tous ceux qui ont laborieusement cherché à distinguer les usages militaires des sciences et des techniques de leurs usages civils : cette distinction ne tient jamais très longtemps – guère plus de cinq ans. De même, la séparation entre applications utiles et applications dangereuses dans quelque domaine technique que ce soit deviendrait sans doute caduque au bout de dix ans. […]

Enfin, et surtout, l’interdiction d’une technologie m’apparaît contraire au système de valeurs de l’ère industrielle. Elle est incompatible avec une dimension essentielle du projet intellectuel de notre époque. Il est difficilement imaginable qu’une telle contrainte puisse être imposée avec succès à notre civilisation. Il faudrait que les catastrophes que nous redoutons soient déjà survenues, que l’humanité ait perdu toutes ses illusions sur la civilisation technologique pour que ce pas puisse être franchi 11. Or même les désastres des guerres récentes n’ont pas produit un tel degré de désillusion, comme le prouve la vigueur phénoménale avec laquelle le mode de vie industriel a repris, même et surtout dans les régions les plus durement touchées. Le système technologique possède une vita­lité extraordinaire, peut-être plus que jamais, et les conseils de retenue ont peu de chances d’être entendus.

Une solution beaucoup plus satisfaisante que l’interdiction du progrès technique serait d’éliminer la guerre comme « instrument d’une politique nationale ». Le désir d’y parvenir est aussi ancien que n’importe quel élément du système éthique par lequel nous disons être gouvernés. Ce désir varie en intensité et devient plus fort après chaque grande guerre. Aujourd’hui il est assurément fort, pour des raisons pratiques et psychologiques évidentes. À titre individuel du moins, il semble être partagé dans le monde entier et transcender les différents régimes politiques. Reste à savoir s’il est réel et s’il sera durable.

On peut difficilement trouver à redire aux arguments pratiques avancés contre la guerre, mais les facteurs psychologiques sont sans doute moins solides. Les souvenirs de la guerre de 1939-1945 restent vivaces, mais il est difficile de prévoir ce que deviendra le sentiment populaire à mesure qu’ils s’estomperont. Le dégoût qui suivit 1914-1918 ne résista pas, vingt ans plus tard, aux tensions provoquées par une grave crise politique. Les éléments d’un conflit international à venir sont de toute évidence réunis aujourd’hui et même plus qu’après la Première Guerre mondiale.

Au vu du passé, on peut légitimement douter que, en l’absence de la composante psychologique, les considérations matérielles suffisent à contenir l’espèce humaine. Il est vrai que les raisons « pratiques » sont plus solides que jamais, car la guerre pourrait être infiniment plus destructrice que par le passé. Mais on a déjà eu cette impression à plusieurs reprises sans que cela soit décisif. Certes, cette fois, le risque de destruction semble plus réel qu’apparent, mais rien ne garantit qu’un danger réel influence davantage les actions humaines qu’une apparence convaincante de danger.

Quels garde-fous nous reste-t-il ? Rien de plus, visiblement, que des mesures opportunistes, prises au jour le jour ou, peut-être, d’année en année, une succession de petites décisions adéquates. Cela n’a rien de surprenant. Après tout, la crise est due à la rapidité du progrès, à sa probable accélération future et à la montée des tensions. Plus précisément, les effets que nous commençons à produire se ressentent à l’échelle du « vaste globe lui-même ». Toute accélération supplémentaire ne peut plus dès lors être absorbée comme par le passé en étendant le théâtre des opérations.

Il n’existe pas de remède au progrès. Toute tentative visant à rendre automatiquement inoffensives les formes dangereuses du progrès sera forcément décevante. La seule façon d’éliminer le danger réside dans l’exercice intelligent de notre jugement au quotidien.

Les problèmes que créent les formes possibles de guerre nucléaire dans un contexte international particulièrement instable sont énormes et ne sont pas faciles à résoudre. Ceux des prochaines décennies promettent d’être tout aussi redoutables, voire davantage. Les tensions sont fortes entre les États-Unis et l’URSS, mais, lorsque d’autres pays feront montre de leurs capacités offensives, la situation n’en deviendra que plus ­compliquée.

Les effrayantes possibilités actuelles de guerre nucléaire pourraient laisser la place à d’autres, encore plus redoutables. Une fois qu’il sera possible de contrôler le climat mondial, les complications ­actuelles nous paraîtront peut-être simples. Ne nous faisons pas d’illusions : dès que ces possibilités se concrétiseront, elles seront exploitées. Il sera nécessaire alors d’élaborer de nouveaux cadres poli­tiques adaptés. L’expérience prouve que même des évolutions technologiques de moindre envergure que celles qui se profilent transforment en profondeur les rapports sociaux et politiques. L’expérience montre aussi que ces transformations ne sont pas prévisibles a priori et que la plupart des conjectures que l’on fait se révèlent erronées. Pour toutes ces raisons, il convient de ne pas prendre trop au sérieux nos difficultés actuelles et les réformes proposées.

Le seul fait avéré est que nos difficultés sont dues à une évolution qui, bien qu’utile et positive, présente aussi des dangers. Saurons-nous procéder aux ajustements nécessaires à la vitesse voulue ? La réponse la plus optimiste consiste à dire que l’espèce humaine a déjà été soumise à des épreuves semblables et semble avoir un don inné pour les surmonter, au terme de bien des vicissitudes. Il serait déraisonnable d’exiger une recette prête à l’emploi. Nous ne pouvons qu’énoncer les qualités humaines requises : patience, souplesse, intelligence.

— John von Neumann était un mathématicien américain.

— Cet article est paru dans le magazine Fortune en juin 1955. Il a été traduit par Annie Gouilleux sur le site Pièces et Main-d’œuvre et revu par Books.

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« Mon obsession des adresses date du jour où j’ai appris que la plupart des ménages dans le monde n’en avaient pas », explique la juriste afro-américaine Deirdre Mask dans The Address Book. « L’adresse, selon l’Union postale universelle, est un des moyens de lutte contre la pauvreté les moins onéreux, car elle facilite l’accès de la population au crédit, au vote et aux marchés mondiaux, souligne l’auteure. Mais le problème ne se pose pas seulement dans les pays en déve­loppement. J’ai découvert que, même dans certaines ­régions ­rurales des États-Unis, les habi­tants n’avaient pas d’adresse postale. »

« Les adresses, observe le critique Andrew Holgate dans le quotidien britannique The Times, contribuent aussi à lutter contre les maladies : en 1854, le médecin John Snow parvint à identifier la source de l’épidémie de choléra qui sévissait dans le quartier de Soho, à Londres – une pompe à eau –, en notant sur une carte le lieu de résidence de toutes les personnes atteintes. »

Une adresse peut aussi révéler des informations qu’on ne souhaite pas forcément communiquer. « À Belfast, selon la rue où vous habitez, on saura si vous êtes catholique ou protestant. Et, aux États-Unis, les voies baptisées du nom de Martin Luther King – il y en a près de 900 – se trouvent dans des quartiers noirs, donc réputés malfamés », poursuit Holgate. 

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Voici un roman étrange, « hybride » selon les mots de son auteur, l’Irlandais ­Colum ­McCann. L’« apeirogon » du titre désigne, en géométrie, un polygone qui a un nombre in­fini de côtés. Une métaphore de ce qu’essaie de faire ­McCann dans son livre : rendre compte de l’ambiguïté, des véri­tés multiples et parfois oppo­sées de l’inextricable conflit ­israélo-palestinien.

Soit deux pères. L’un est israé­lien. Sa fille a été tuée dans un attentat-suicide. L’autre est palestinien. Sa fille a été tuée par un jeune soldat de Tsahal. Les deux hommes sont amis et sillonnent le monde pour défendre une solution pacifique. Leur histoire est vraie.

À partir de ce canevas, ­Colum McCann déploie 1 001 chapitres d’une longueur très variable (parfois une simple phrase), mêlant anecdotes, citations, récits, remarques variées, sans lien apparent. Il y est question par exemple du dernier repas de Mitterrand, d’oiseaux migrateurs, de la correspondance entre Freud et Einstein… Ce défi formel a été diversement apprécié par la critique anglo-saxonne. Si Alex ­Preston parle dans TheGuardian d’un roman « bouleversant », Dwight Garner juge, dans The New York Times, que l’originalité de la structure masque la banalité du ­contenu.

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En décembre 2007, lorsque le magazine BusinessWeek publia son tableau annuel des prévisions économiques pour les douze mois à venir, la totalité des 54 économistes interrogés prédirent que l’économie américaine n’allait pas « tomber en récession ». La croissance en 2008 n’aurait rien d’exceptionnel mais se poursuivrait, affirmèrent-ils tous. Ils ne furent pas les seuls à ne pas voir ce qui se profilait. En juillet 2009, un groupe d’éminents économistes et constitutionnalistes britanniques déplorait dans un courrier adressé à la reine « le défaut d’imagination collective » qui les avait conduits, sans exception, à ne pas anticiper la crise.

Si la lecture du livre de Dan Gardner est si réjouissante, cela tient pour beaucoup aux efforts que déploient les experts pour justifier après coup la nullité de leurs prévisions. Gardner cherche à comprendre pourquoi les pronostics des experts sont si souvent à côté de la plaque et pourquoi on tient rarement rigueur à ceux qui se sont trompés. Il s’appuie pour ce faire sur les travaux de Philip ­Tetlock, un psychologue américain qui en avait tellement assez de la suffisance des prévisionnistes qu’il conçut une expérience originale : en 1984, il sélectionna 284 universitaires, économistes et chercheurs qui gagnaient leur vie en vendant leurs avis sur les tendances politiques et économiques. Il leur demanda de lui fournir des prévisions vérifiables. Vingt ans plus tard, le bilan n’était pas glorieux. Au jeu des pronostics, constata Tetlock, la plupart des experts n’étaient pas plus adroits que « des chimpanzés lançant des fléchettes sur une cible ». Pis, lorsqu’ils furent confrontés à leurs erreurs, beaucoup refusèrent de les admettre : certains tentèrent d’éluder la question, tandis que d’autres prétendirent avoir eu raison depuis le début 1.

Une partie du problème, explique Gardner, tient au fait que les experts n’ont pas à répondre de leurs prévisions. Faites un pronostic audacieux et les journalistes et les caméras accourront. Mais, lorsqu’il ne se réalise pas, personne n’est là pour s’en souvenir. Repre­nant la célèbre distinction du philosophe et historien des idées Isaiah Berlin, Gardner divise les experts et les prévisionnistes en deux caté­gories : les renards, qui savent beaucoup de choses différentes, et les hérissons, qui sont spécialistes d’un seul grand sujet. Selon lui, les hérissons, dont le domaine d’expertise est ­limité, ont tendance à formuler des prévisions audacieuses et optimistes. Leurs pronostics sont plus simples et plus amusants, de sorte qu’ils monopolisent l’attention des médias. Mais ils ont aussi bien plus de chances de se tromper que les renards. Comme ils se fondent sur un éventail plus large de données et de disciplines, les renards ont tendance à être plus prudents dans leurs prévisions et, par conséquent, se trompent moins.

Les économistes ne sont pas les seuls à se fourvoyer. Qui peut jurer, la main sur le cœur, avoir prédit les Printemps arabes ? La démographie est une des denrées de base de la prospective, mais, même dans ce domaine, les prévisions ne sont pas ­aussi faciles qu’elles en ont l’air : personne ou presque n’avait vu venir le baby-boom de l’après-guerre, ­observe Gardner. De même, la régularité avec laquelle ses prophéties de catastrophe imminente ne se réalisent pas a ­desservi le mouvement écologiste. Dans son livre de 1968, La Bombe P, le biologiste Paul Ehrlichsoutenait ainsi que la population mondiale augmentait plus rapidement que la production agricole, et il prédisait que nous connaîtrions une ère de grandes famines dans la décennie ­suivante.

À la lecture de cette litanie jubi­latoire de prédictions erronées, il est aisé d’en conclure que prévoir le futur relève de la mission impossible. Il y a pourtant des choses hautement prévisibles, comme le savent bien les compagnies d’assurances et les commerces qui proposent des cartes de fidélité. Voici quelques bons conseils pour les prévisionnistes en herbe : ne cherchez pas à figer des choses qui évoluent constamment. Évitez de parler de bombes à retardement et abstenez-vous de prédire la fin de quoi que ce soit (des guerres, des ressources, et encore moins de l’histoire). Et ne cherchez pas à regarder trop loin dans le futur, vous risquez de vous vautrer 2.

— James Harkin est un journaliste indépendant britannique. Il est l’auteur notamment de Niche: Why the Market No Longer Favours the Mainstream (Little Brown, 2011).

— Cet article est paru le 13 mai 2011 dans le Financial Times. Il a été traduit par Inès Carme.

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