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La nature va mal : les humains piétinent son domaine, l’empoisonnent et l’abattent – et ils perturbent le climat. Mais jusqu’à quel point ? Et que faire pour ­aider la « nature » à riposter ? Devons-nous couper les liens avec elle ou bien trouver le moyen de nous y intégrer plus harmonieusement ?

Les écologues Gerardo Ceballos et Paul et Anne Ehrlich en sont convaincus : la nature est en état de siège et doit être protégée de nous. C’est la guerre. « L’humanité a déclenché une attaque massive et toujours plus intense contre tous les êtres vivants de la planète », assurent-ils dès les premières lignes de leur livre The Annihilation of Nature. Nous sommes ­entrés dans la « sixième grande extinction » – la pire crise écologique depuis l’impact d’astéroïde qui tua les dinosaures et bien d’autres espèces il y a 65 millions d’années. C’est une tragédie qui « peut aussi être le signe avant-coureur de la fin de notre civilisation planétaire ».

Leur ouvrage, abondamment illustré, évoque la situation critique de dizaines d’oiseaux et mammifères menacés ou éteints. Il nous fait vivre les derniers ­moments de plusieurs espèces : le dernier loup des Malouines fut abattu dans cet archipel de l’Atlantique Sud en 1876 ; le tigre de Tasmanie, un marsupial d’Australie ressemblant au coyote, s’est éteint avec la mort en captivité du dernier spécimen en 1936. Et le dernier pigeon migra­teur américain, Martha, mourut dans un zoo de Cincinnati en 1914.

Les auteurs appellent du fond du cœur à livrer une bataille sans merci en faveur de la nature. Tous les moyens sont bons. « Pour convaincre l’opinion et les responsables politiques de la nécessité de préserver la nature […], il semble indispensable d’insister sur le côté affectif et de faire le lien entre la crise de la biodiversité et le bien-être humain », écrivent-ils. Mais, en appelant aux armes et en invoquant sans ambages le « côté affectif », ne risquent-ils pas de nuire à leur cause ?

Les lecteurs d’un certain âge se souviendront peut-être que, il y a un demi-­siècle, l’un des coauteurs, Paul Ehrlich, qui fut longtemps un pilier de l’université Stanford, nous avait alertés sur le problème de la surpopulation humaine. Dans son livre La Bombe P, qui s’est vendu à des millions d’exemplaires, il prédisait que des milliards de personnes mourraient dans les années 1980 du fait de l’épuisement des ressources alimentaires. Cela ne s’est pas produit parce que, au moment même où il écrivait ces mots, les agronomes mettaient au point des cultures de la « révolution verte » qui permirent de soutenir le rythme de la croissance démographique, en multipliant par deux la production mondiale de denrées en l’espace d’une génération.

Ehrlich remet ça, on dirait. En vérité, nous ne savons pas à quel rythme les espèces disparaissent et la menace que cela fait peser sur le fonctionnement de la nature. En se fondant sur des modèles, les experts de la Convention des Nations unies sur la diversité biologique évaluent la perte à pas moins de 150 espèces par jour – sur un nombre estimé à plusieurs millions. Mais, dans la base de données de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), il n’est fait état que de 800 extinctions effectives au cours des quatre derniers siècles. Cela en fait une tous les cent cinquante jours, et non 150 par jour.

Du reste, le nombre de disparitions répertoriées est en baisse. La plupart des grandes extinctions se sont produites avant l’époque moderne. La mégafaune d’Amérique du Nord et d’Australie a été anéantie il y a des millénaires. Les centaines d’espèces d’oiseaux terrestres du Pacifique se sont éteintes il y a plusieurs siècles. En ­revanche, on n’a connaissance « que » de neuf oiseaux et mammifères disparus entre 1980 et 2000. Si l’UICN a ­confirmé en 2014 la disparition d’un escar­got malai­sien et d’un perce-oreille sur l’île de Sainte-Hélène, dans l’Atlantique Sud, elle n’a fait état d’aucune nouvelle extinc­tion en 2015. On peut difficilement parler de massacre à grande échelle. Les chiffres sont bien sûr très incomplets. De nombreux insectes et autres petits organismes disparaissent certainement sans qu’on s’en aperçoive. Mais, à l’instar des mises en garde d’Ehrlich sur la croissance démographique, les prédictions de beaucoup de défenseurs de la nature se révèlent infondées.

Dans les années 1980, des biologistes de l’environnement ont établi une mesure simple de la biodiversité, la « rela­tion aire-espèces ». Ils affirmaient que le nombre d’espèces d’un habitat donné était fonction de la surface de cet habitat. Les étendues plus vastes accueillaient davantage d’espèces, et, si l’on réduisait la superficie de moitié, la moitié des espèces disparaîtraient. Cette formule est au fondement de mises en garde apocalyptiques sur l’effet d’une destruction massive et d’une fragmentation des forêts tropicales, réputées abriter une grande proportion des espèces de la planète.

Les forêts tropicales ont perdu la moitié de leur superficie, mais, contrairement aux prédictions, pas la moitié des espèces qui y vivaient. Comme le souligne l’écologue australien Nigel Stork, « presque aucune donnée empirique ne permet d’étayer le nombre de 100 extinctions par jour, voire d’une seule. » En d’autres termes, les espèces s’avèrent beaucoup plus adaptables qu’on ne le pense. Si leur coin de forêt disparaît, elles ne déclarent pas néces­sairement forfait ; elles s’adaptent ou se déplacent pour trouver de nouvelles sources de nourriture et un nouvel abri. Le Salvador a perdu 90 % de ses forêts mais seulement 3 % de ses 500 espèces d’oiseaux forestiers, observe, dans son livre consacré aux forêts tropicales 1, Claude Martin, ex-directeur de l’organisation de protection de la nature WWF. Le recul de la forêt atlantique du Brésil dans les mêmes proportions n’a entraîné aucune disparition d’aucune espèce d’oiseau – si bien qu’il est absurde d’affirmer, comme le font Ceballos et les Ehrlich, qu’« un tiers des essences d’arbres de la forêt amazonienne pourraient disparaître à l’avenir en raison de la perte d’agents disperseurs aviaires ».

Tout à leur désir de prouver qu’il est urgent d’agir, les auteurs refusent visiblement d’admettre les faits. Certes, ils ont sans doute raison de dire que certaines espèces périclitent du fait de la disparition de leur habitat. Mais, comme le souligne le spécialiste en écologie forestière Stephen Hubbell, « il est toujours resté davantage d’espèces qu’on ne l’attendait en se fondant sur la relation aire-espèces ». Au lieu de reconsidérer leur thèse alarmiste, les auteurs tiennent un discours péremptoire et antiscientifique. « Certains jugent que l’on surestime la gravité des crises d’extinction – cela revient à affirmer qu’une plage qui s’érode sous nos yeux n’est pas en train de disparaître, sous prétexte qu’on n’a pas compté […] le nombre de grains de sable qui la composent », écrivent-ils. Désolé, mais « compter les grains », c’est cela une démarche scientifique sérieuse.

On peut concevoir d’être un peu dans l’hyperbole quand l’avenir de la nature est en jeu. Mais cela me semble dangereux, défaitiste même, parce que cela conforte un antagonisme fictif qui fait passer les humains pour des ennemis de la nature. « Plus d’humains égale moins d’espèces », écrivent les auteurs. Dès lors, on part du principe que le seul moyen de protéger la nature est de la mettre à l’abri derrière des clôtures, dans des parcs nationaux où les gestionnaires des espaces naturels sont rois et d’où le reste de l’humanité est exclu.

Mais, à l’anthropocène – cette ère dans laquelle nous sommes entrés et où les ­humains dominent la planète –, ce ­modèle de « conservation-forteresse » fondé sur l’exclusion de l’homme des zones protégées n’est ni praticable, ni, à mon sens, souhaitable. D’abord, rares sont les zones de la planète un tant soit peu intactes. Même la forêt amazonienne, qui est ce qui se rapproche le plus de l’idée que nous nous faisons de la forêt vierge, avait déjà été transformée par les sociétés précolombiennes, qui y ont bâti des villes, pratiqué le paillage et l’assèchement des sols, planté des millions de palmiers et d’arbres fruitiers. « Il ne restait quasiment plus aucun paysage intact en 1492 [avant l’arrivée des Européens] », concluait dans une étude de 2015 Charles ­Clement, agronome à l’Institut national de ­recherche sur l’Amazonie (Inpa), au Brésil. De vastes pans apparemment vierges de la forêt amazonienne ont été en fait domestiqués. » Nous avons affaire aujourd’hui au plus grand jardin sauvage du monde.

Au lieu de déplorer cette trans­for­mation, réjouissons-nous de savoir qu’il ne semble plus aussi primordial qu’à une certaine époque de nous tenir à l’écart de la nature. Si, comme l’affirment les écologues, l’Amazonie demeure le lieu qui abrite la plus grande biodiversité de la planète, cela en dit long sur la façon dont les humains et la nature peuvent coexister. La plupart des écosystèmes sont ce que certains chercheurs appellent désormais des « écosystèmes inédits » qui mêlent ­espèces autochtones, plantées et ­invasives. Ces milieux dynamiques ­remettent en question l’idée classique d’une nature constituée de systèmes incroyablement complexes d’espèces inter­dépendantes ayant évolué ensemble sur de longues périodes.

Visiblement, la nature n’est dans l’ensemble ni harmonieuse ni fragile, mais temporaire, chaotique et capable de s’adapter. C’est sans doute le changement qui la pousse à innover. L’un des auteurs, Gerardo Ceballos, chercheur à l’Université nationale autonome de Mexico (Unam), en fait brièvement mention. « Le changement constant est l’état naturel du monde », observe-t-il. Mais il ne va pas au bout de sa logique. Si le changement est l’essence de la ­nature, comment peut-il affirmer que toute extinction est « catastrophique », pour la simple raison que « l’Univers a peu de chances de revoir un jour cet ensemble particulier de gènes » ?

Une conservation de la nature qui aurait pour objectif primordial de protéger chaque espèce et des écosystèmes prétendument intacts n’est guère que de l’archéologie écologique. À l’anthropocène, il nous faut élaborer une nouvelle philosophie de la conservation qui prenne en compte le dynamisme de la nature, sa capacité à évoluer, à s’adapter. Comment espérer, sinon, qu’elle s’en sorte à une époque de changement climatique ?

Cette nouvelle approche trouvera sa raison d’être dans le fait que la nature prospère dans les paysages humains, y compris dans nos villes densément peuplées, qui offrent une grande variété de niches et d’habitats dont certains ne ressemblent à rien de ce que l’on trouve en dehors. Dans mon Angleterre natale, la plupart des abeilles et des papillons sont désormais des citadins. Un terminal pétrolier désaffecté à côté de chez moi abrite 1 300 espèces par hectare, plus que n’importe quelle réserve naturelle. Et pourtant, le modèle de conservation en vigueur se désintéresse de ce genre d’endroits.

On entrevoit dans le livre le potentiel de ce type d’écologie de l’anthropocène. Par exemple, les auteurs racontent que les ­célèbres gorilles des montagnes du Rwanda vivent non pas dans des forêts reculées, mais à portée de voix de villages où les chiens aboient et les ­radios beuglent. Ceballos parle à ce propos d’« étonnant rapprochement ». Mais c’est loin d’être un cas unique. Beaucoup des derniers tigres de Sumatra errent parmi les plantations de palmiers à huile, et les loups gris colonisent les zones péri­urbaines en Allemagne. Cela devient la norme et nous devrions l’accepter. La jungle urbaine pourrait bientôt être davantage qu’une métaphore.

Les nouvelles écologies de ce type nous obligent aussi à nous défaire de notre aversion des espèces exotiques qui prospèrent en dehors de leur habitat d’origine, souvent après avoir été transplantées par les humains. Des écologues comme ­Ceballos y voient le deuxième grand danger pour la nature, après la disparition des habitats. Les espèces exotiques sont accusées de provoquer des extinctions généralisées parmi les espèces indigènes. Mais il s’agit là aussi d’une contre-vérité.

Il y a bien sûr des histoires d’épouvante comme celle de Boiga irregularis, un serpent introduit par accident sur l’île de Guam, où il décime les populations d’oiseaux. Mais, comme je l’explique dans mon livre The New Wild2, l’introduction d’espèces enrichit presque toujours la biodiversité locale. Ceballos constate avec effroi que, dans les prairies de Californie, les animaux et les plantes introduits représentent 60 % de la biodiversité. Et alors ? Aux États-Unis, l’arrivée de quelque 4 000 espèces végétales venant d’Europe a accru la biodiversité végétale d’un cinquième, tandis qu’on n’a constaté qu’une extinction d’espèce indigène.

De fait, en offrant de nouvelles possibilités d’adaptation aux écosystèmes, les envahisseurs exotiques pourraient bien constituer une planche de salut pour la nature au XXIe siècle. Pour ne prendre qu’un exemple, le changement climatique a privé les oiseaux migrateurs de Nouvelle-Angleterre de leur nourriture ­automnale favorite, car les étés chauds font que les myrtilles et les airelles ­locales mûrissent prématurément et disparaissent des semaines avant que les oiseaux ne mettent le cap au sud pour l’hiver. Eh bien, désormais, ils peuvent compter sur le chèvrefeuille et le bourreau des arbres, deux espèces exotiques qui mettent davantage de temps à donner des fruits.

Enfin, la conservation-forteresse est à mon sens une erreur parce qu’elle fait des humains des ennemis de la nature. Au nom de la défense de l’environnement, des millions de membres des peuples autochtones des forêts ont été chassés de leurs terres au cours des dernières décennies pour faire place à des aires protégées. Il apparaît pourtant que ces personnes sont en règle générale plus à même de protéger la nature – en vivant en son sein, en l’entretenant et en l’exploitant – que les parcs nationaux, qui deviennent souvent des zones de non-droit envahies par les bûcherons, les chercheurs d’or, les braconniers et autres.

Prenez l’Amazonie brésilienne. Ces vingt-cinq dernières années, le gouvernement a reconnu quelque 300 territoires autochtones, sur lesquels les communautés peuvent tirer leur subsistance de la forêt et en exclure les intrus. La déforestation dans ces territoires est dix fois moindre qu’à l’extérieur, parce que des peuples comme les Yanomamis et les Kayapos ont réussi à défendre leur forêt contre les invasions.

Cette approche de la conservation a beaucoup d’avantages pour la nature. Une forêt dans laquelle vivent des humains n’est pas le milieu « intact » auquel aspirent de nombreux écologues. Mais c’est là que la nature et sa biodiversité s’épanouiront au XXIe siècle. En défendant le modèle de la conservation-forteresse dans lequel l’homme est l’ennemi, un livre tel que The Annihilation of Nature est un élément du problème, pas de la solution.

— Fred Pearce est un journaliste scientifique britannique spécialiste de l’environnement. Parmi ses ouvrages traduits, L’apocalypse démographique n’aura pas lieu (La Martinière, 2011) et Points de rupture (Calmann-Lévy, 2008).

Cet article est paru dans la Los Angeles Review of Books le 16 septembre 2015. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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Les humains exercent aujourd’hui une telle domi­nation sur la planète que les animaux et les plantes sauvages sont relégués aux oubliettes. Depuis 1970, la faune sauvage a diminué de moitié dans le monde, et le mouvement se poursuit. En cette nouvelle ère dominée par l’espèce humaine, l’anthropocène, nous occupons plus de la moitié de la surface terrestre pour nous nourrir, nous loger, nous déplacer et extraire des matières premières ; nous nous approprions plus de 40 % de la productivité primaire nette de la planète (c’est-à-dire tout ce qui est produit par les plantes et les animaux), et nous contrôlons les trois quarts des ressources d’eau douce. Chez les animaux de grande taille, nous sommes l’espèce la plus nombreuse avec, en deuxième position, les animaux d’élevage que nous avons créés pour nous nourrir et nous servir. La transformation que
nous avons fait subir à la planète est telle qu’une espèce sur cinq est aujourd’hui menacée, une proportion mille fois supérieure au taux d’extinction naturelle.

Nous entrons dans la sixième extinction massive de l’histoire de la Terre, alertent les biologistes. Les cinq extinctions de masse précédentes – dont celle qui a emporté les dinosaures – ont été causées par des cataclysmes : impacts d’astéroïdes géants ou éruptions volcaniques apocalyptiques. Cette fois, le cataclysme, c’est nous.

C’est dans ce décor déprimant d’appauvrissement de la biodiversité et de destruction des habitats naturels que le biologiste Chris Thomas entre en scène avec un livre au sous-titre optimiste. Des décennies de recherches de terrain dans certaines des régions du monde les plus intéressantes d’un point de vue biologique (de Bornéo à la Nouvelle-Zélande en passant par le Yorkshire) lui ont révélé l’ampleur de notre impact sur la faune et la flore endémiques. Mais il a aussi découvert ce faisant que les changements induits par l’homme permettaient l’apparition de nouvelles formes de vie : des espèces migrantes, de nouveaux hybrides et des sous-espèces présentant des adaptations évolutives récentes. Ces phénomènes, qui relèvent bien souvent d’un gain de biodiversité induit par les activités humaines, sont soit passés sous silence, soit discrédités par ses collègues écologues. Avec ce livre très argumenté et foisonnant d’exemples, Thomas tente de se « libérer du joug d’une vision pessimiste du monde exclusivement axée sur ce que nous perdons » et se propose d’étudier les écosystèmes de l’anthropocène pour ce qu’ils sont.

L’auteur nous invite à envisager l’actuelle crise de la biodiver­sité à long terme, en l’inscrivant dans l’histoire d’une planète en constante évolution depuis des milliards d’années, puis à nous projeter dans un million d’années. À bien des égards, juge Thomas, la nature se débrouille étonnamment bien en cette ère dominée par l’humanité : environ deux tiers des animaux vivent à présent dans des habitats qui étaient encore impropres à leur survie il y a cinquante ans. « N’oublions pas la partie gain dans la grande équation biologique de la vie », insiste-t-il.

Dans presque tous les pays (ou îles), le nombre d’espèces ­vivantes a d’ores et déjà aug­menté de notre fait, et le mouvement ­devrait se poursuivre. Car le ­vivant évolue et s’adapte aux modifications de l’environnement – et il se trouve que les humains s’y entendent pour modifier leur environnement, qu’il s’agisse d’augmenter le nombre d’herbivores en chassant les grands prédateurs et en brûlant la forêt, de défricher la savane pour y implanter des cultures artificielles ou d’introduire, volontairement ou non, des espèces isolées pendant de millénaires par la géographie et la géologie. Nous avons créé tout un ensemble de paysages inédits, composés de routes et de voies ferrées, de ponts et des jetées, de canaux et de parkings, de villes, de parcs et de centrales électriques. Nous sommes de surcroît la cause d’un réchauffement accéléré, dans des proportions jamais vues depuis des dizaines de milliers d’années.

Ces nouveaux habitats et ces températures en hausse sont une aubaine pour un grand nombre d’espèces, et Thomas en donne de beaux exemples. « Dans l’ensemble, les espèces préfèrent le chaud au froid », écrit-il, en soulignant que les papillons britanniques se sont aventurés dans les contrées nordiques en raison du réchauffement et de la biodiversité accrue qu’on y trouve. Les espèces d’oiseaux qui ont nouvellement élu domicile dans les forêts tropicales humides de montagne du Costa Rica sont nettement plus nombreuses que celles qui ont disparu. Il est certes beaucoup plus facile pour les ­oiseaux et les papillons de changer d’habitat que pour d’autres animaux ou pour les plantes, mais l’auteur prend soin de faire quelques mises au point.

Les espèces introduites prospèrent et se croisent souvent pour former de nouveaux hybrides qui n’auraient jamais existé sans l’intervention humaine. En Écosse, le cerf sika japonais se croise avec le cerf élaphe endémique et le rhododendron exotique avec son cousin européen, aidé en cela par la passion des Britanniques pour le jardinage. « Il s’est créé par hybridation ces trois derniers siècles en Grande-Bretagne plus d’espèces végétales qu’il n’en a disparu dans l’Europe entière, constate Thomas. Le rythme auquel apparaissent actuellement de nouvelles espèces sur Terre est du jamais-vu. »

Loin de se réjouir de ce foisonnement de nouvelles espèces, les écologues cherchent à débar­rasser les écosystèmes de ces ­intrus pour leur redonner leur « virginité » originelle, souvent en les « réensauvageant ». Mais cette nostalgie d’une virginité perdue est problématique – la nature étant un système dynamique, il est extrêmement difficile et complètement sub­jectif de décider quel état antérieur choisir.

Par le passé, nous dit l’auteur, la Grande-Bretagne a connu des climats nettement plus chauds et abrité une plus grande variété d’arbres, mais il y a aussi eu des époques où elle était recouverte de glace. La plupart des espèces introduites ne nuisent aucunement aux autochtones et beaucoup d’entre elles rendent service aux écosystèmes, par exemple en pollinisant ou en apportant de la nourriture aux autres. « Certains ne voient dans ces nouvelles ­espèces que des mauvaises herbes ou des nuisibles, mais cela ne fait que dénoter d’un état d’esprit », écrit-il. Une espèce comme le moineau domestique, dont nous pensons qu’elle est autochtone et mérite d’être protégée, est en fait originaire des steppes asiatiques et ne s’est installée que relativement récemment dans les îles Britanniques, et seulement parce que « nous avons créé chez nous des conditions climatiques proches de celles de leur habi­tat d’origine ». Il y a environ dix mille ans, il n’y avait pas de moineaux en Grande-Bretagne. Au XVIe siècle, on les considérait comme des nuisibles. Aujour­d’hui, c’est une espèce protégée bien qu’on en dénombre plus de 10 millions dans le pays.

De l’avis de Thomas, il est grand temps de revoir les pratiques de conservation. Il faut protéger la faune et la flore dans les endroits qui s’y prêtent – en transplantant au besoin des espèces dans des écosystèmes où elles n’étaient pas présentes – et œuvrer à la création, à la gestion et à l’entretien de nouveaux écosystèmes riches en biodiversité et résilients face aux changements qui s’annoncent. Au lieu de perdre notre temps à nous battre contre des rhododendrons et à chercher à rétablir une version arbitraire du passé, plaide-t-il, nous ferions mieux de souscrire à la « révo­lution biologique de l’anthro­pocène », qui « entraînera presque à coup sûr la sixième création massive d’une nouvelle biodiversité ».

À l’échelle du temps géologique, cela semble parfaitement ­logique. Au cours des cinq cents derniers millions d’années, la Terre a connu cinq extinctions de masse qui ont bouleversé le climat. À la suite de ces cataclysmes, les espèces épargnées se sont regroupées, ont proli­féré et ont évolué. La diversité de plantes, d’animaux, de bactéries, de champignons et autres formes de vie est plus grande que jamais. Et il en sera de même à l’avenir, affirme Thomas. « Si nous nous projetons dans un million d’années, nous pourrions bien observer plusieurs millions d’espèces nouvelles dont l’existence peut être attribuée aux humains. »

Le problème, c’est qu’à notre échelle un million d’années c’est une éternité – nous avons déjà bien du mal à imaginer ce qui va se passer dans dix ou vingt ans. Nous sommes les heureux bénéficiaires de l’explosion de vie consécutive à la dernière grande extinction qui a fait disparaître 75 % des espèces sur la planète, mais c’est une maigre consolation pour les dinosaures.

Cette fois, ce sont les humains qui dominent la planète, et nous sommes en train de provoquer la disparition non seulement des espèces que nous apprécions, mais aussi de celles dont nous ­dépendons. Si ce livre ­passionnant et stimulant brosse un tableau de la vie sur Terre d’un optimisme inhabituel, l’avenir de l’humanité est beaucoup moins rose. Zone de texte:

— Gaia Vince est une journaliste britannique spécialiste des questions d’environnement. Elle est l’auteure de Planète en marche (Buchet/Chastel, 2015).

— Cet article est paru dans The Guardian le 2 septembre 2017.
Il a été traduit par Florence Hertz.

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Au Costa Rica, le Macaw Recovery Network [« réseau pour le rétablissement des aras »], diri­gé par Sam ­Williams, relâche dans la nature de jeunes aras rouges et aras de Buffon nés en capti­vité. Mais introduire des oisillons dans un milieu forestier complexe alors qu’ils ont été privés de l’éducation normalement dispensée par leurs parents est une entreprise hasardeuse et de longue haleine.

Les scientifiques s’accordent pour dire que la biodiversité opère à trois niveaux : la diversité des gènes au sein d’une espèce donnée, la diversité des espèces dans un milieu donné et la diversité des habitats (forêt, récif corallien, etc.). Mais est-ce bien tout ? Pas vraiment. Un quatrième niveau a été perdu de vue : la diversité culturelle.

La culture est l’ensemble des connaissances et des compétences qui circulent socialement d’un individu à l’autre et d’une génération à l’autre. Elle n’est pas inscrite dans les gènes. Ce sont les compétences, les traditions et le langage transmis socia­lement pour répondre à la question « Comment fait-on pour vivre ici ? » qui aident bon nombre de populations à survivre ou à se reconstituer. Chose cruciale, les compétences acquises culturellement varient d’un endroit à un autre. Dans la grande famille humaine, beaucoup de cultures se sont perdues à force d’être dépréciées. Quant à celles des animaux non humains, on ne s’y est quasiment pas intéressé.

Nous commençons tout juste à comprendre que, chez de nombreuses espèces, les compétences nécessaires à la survie doivent être enseignées par les aînés, qui les ont eux-mêmes apprises de leurs aînés. La culture est un pan de la vie sauvage resté en grande partie caché et méconnu. Pour un grand nombre d’espèces, pourtant, elle est aussi primordiale que fragile. Bien avant qu’une population animale diminue au point de paraître en danger d’extinction, le savoir culturel qui lui est propre, transmis de génération en génération, a commencé à disparaître. Il devient alors bien plus difficile de rétablir des populations disparues que de relâcher quelques individus dans la nature.

Beaucoup de jeunes oiseaux apprennent en observant leurs parents, et les perroquets ont sans doute particulièrement besoin de cette éducation. La survie d’individus lâchés dans la nature est fortement compromise en l’absence d’aînés vivant à l’état sauvage. Tenter de reconstituer des populations de perroquets en recourant aux élevages en captivité n’est pas aussi simple que d’entraîner des jeunes ou des orphelins à identifier leur nourriture dans la sécurité de leur cage, avant d’ouvrir tout bonnement la porte. « Dans une cage, explique Williams, il est impossible de leur apprendre où, quand et comment trouver cette nourriture, et comment reconnaître les arbres qui offrent de bons sites de nidification. » Voilà justement ce que leurs parents auraient fait.

Une rupture générationnelle dans la transmission du savoir a compromis les tentatives de réintroduction des perroquets à gros bec dans le sud-ouest des États-Unis, où ils avaient été décimés. Les gestionnaires de la faune sauvage n’ont pas pu enseigner aux perroquets élevés en captivité à trouver les aliments qu’ils consomment habituellement à l’état sauvage – un savoir-faire qu’ils auraient normalement acquis auprès de leurs ­parents.

Les écosystèmes, toujours complexes, sont soumis à un changement accéléré. La culture permet une adaptation bien plus rapide que ne le feraient les seuls gènes. Ici, pigeons et moineaux ont appris à se servir des capteurs de mouvement pour pénétrer dans un centre commercial et y glaner des miettes. Là, des corbeaux se sont mis à lâcher des fruits à coque sur la chaussée afin que les voitures les cassent en leur roulant dessus. On a même découvert qu’ils faisaient cela aux carrefours, de façon à récupérer leur butin en toute sécurité quand le feu est rouge et les voitures à l’arrêt. Ils ont donc ­trouvé des réponses à une nouvelle question : « Comment fait-on pour survivre ici, dans ce monde qui nous était inconnu ? »

Comme les réponses varient selon le lieu et sont transmises par les aînés, les cultures fauniques peuvent se perdre plus vite que la diversité génétique. Lorsque les populations s’effondrent, les traditions qui aidaient les animaux à survivre et à s’adapter à un lieu commencent à disparaître. Comme le constataient des chercheurs dans un article sur le chant des alouettes au Maghreb et en Espagne intitulé « Érosion des cultures animales dans des milieux naturels fragmentés », lorsque les habitats naturels se fragmentent sous l’effet des activités humaines, « l’isolation devient synonyme d’appauvrissement […]. Le répertoire de chants traverse un goulet d’étranglement culturel et subit une baisse de variété significative » 1.

Hélas, ces alouettes isolées ne sont pas un cas isolé. Les ornithologues qui étudient le tohi à bec orange d’Amérique du Sud ont découvert que la complexité de son chant (le nombre et la longueur des syllabes) se détériorait au fur et à mesure de la parcellisation de la forêt. Et, lorsqu’une chercheuse a repassé des enregistrements de bruants à couronne blanche mâles à l’endroit même où elle avait capté ces sons vingt-quatre ans auparavant, ils ont suscité moitié moins de réactions qu’à l’époque du premier enregistrement. Cela montre qu’une évolution du dialecte entraîne une évolution des préférences de l’auditeur. Et, comme chez les humains, ces préférences influent sur le choix du partenaire. Les bruants à couronne blanche qui utilisent un dialecte local ont une descendance plus nombreuse que ceux qui s’expriment dans un dialecte inconnu : les femelles préfèrent les airs connus.

Il ne s’agit pas juste de quelques chants. La survie de nombreuses espèces est conditionnée à l’adaptation culturelle. De combien d’entre elles ? Nous commençons tout juste à nous le demander. Mais les premiers résultats indiquent que les techniques de survie par apprentissage culturel chez les animaux prennent des formes surprenantes et sont très répandues. Plus d’une centaine d’articles scientifiques ont été publiés sur les dialectes des oiseaux. Or le phénomène vaut pour un grand nombre d’animaux, dont les poissons.

« La morue possède un système de vocalisations très élaboré par rapport à d’autres poissons », explique Steve Simpson, spécialiste de biologie marine à l’université d’Exeter. Sur un enregistrement, on perçoit facilement la différence entre une morue ­vivant du côté américain de l’Atlantique et sa cousine européenne. Les aires de reproduction de cette espèce sont établies depuis des centaines, voire des milliers d’années. Nombreux sont les juvéniles à suivre leurs aînés vers les zones d’alimentation, de repos et de reproduction. Des expériences ont montré que des jeunes introduits par les chercheurs apprennent ces emplacements privilégiés en suivant les aînés et, quand ceux-ci ont disparu, continuent à emprunter les itinéraires traditionnels.

Les aptitudes culturelles de survie s’érodent à mesure que les habitats rétré­cissent. Conserver la diversité génétique ne suffit pas. Nous nous sommes satisfaits d’une situation périlleuse où des popu­lations se maintiennent en équilibre instable avec un effectif minimal qui non seulement constitue un risque pour la diver­sité génétique, mais garantit de façon presque certaine la perte du savoir culturel local grâce auquel ces populations ont perduré.

Chez tous les perroquets en liberté qui ont été étudiés, chaque oisillon développe son cri à lui, appris de ses parents. Les chercheurs y voient « un parallèle fascinant avec le prénom donné par les ­parents chez les humains ». De fait, cette identité sonore aide les oiseaux à distinguer leurs voisins, leur partenaire sexuel, le sexe et chaque individu.

Sam Williams m’a confié que, lorsqu’il étudiait les perroquets d’Amazonie, il pouvait les distinguer à leur façon de dire, par exemple, « Allons-y », « Je suis là, où es-tu ? » ou « Chéri(e), j’ai apporté le petit déjeuner ». Les chercheurs qui ont ­développé une bonne oreille et disposent d’outils perfectionnés pour étudier leurs enregistrements ont démontré que les vocalises des perroquets avaient plus de sens qu’il y paraissait pour des néophytes comme moi.

Lors d’une expérience avec des perruches ondulées, par exemple, on a rassemblé des oiseaux qui ne se connaissaient pas. En l’espace de quelques semaines, l’appel des femelles s’est mis à converger. Puis les mâles ont copié le cri des femelles. Le chant des membres d’une volée de mésanges à tête noire converge aussi, si bien qu’elles peuvent reconnaître les membres de leur groupe. Cette convergence, qui met des semaines à s’instaurer, semble indiquer que les groupes à l’état libre doivent être stables, qu’ils ont leur identité propre et que les individus s’identifient au groupe.

L’identité de groupe n’est pas propre aux humains. Les grands cachalots ­apprennent la leur et l’annoncent. Les jeunes chauves-­souris frugivores acquièrent le langage de leur bande. Les corbeaux savent qui est de leurs et qui ne l’est pas. La liste est longue d’animaux qui savent à quel groupe, ­famille ou meute ils appartiennent. Au Brésil, certains dauphins rabattent les poissons vers les filets des pêcheurs pour partager le butin, d’autres pas. Ils émettent des sons différents. Certains groupes de dauphins utilisant une stratégie d’alimentation particulière ne fréquentent pas ceux qui en possèdent une autre. Et les orques, qui possèdent l’organisation ­sociale la plus complexe parmi les non-humains, sont structurées en bans, en clans et en communautés, chaque membre sachant à quel groupe il appartient et chaque groupe évitant le contact avec un autre. Toute cette organisation sociale est transmise par les aînés.

Les anciens jouent aussi un rôle important dans l’apprentissage des itinéraires migratoires. Plusieurs espèces de cigognes, de vautours, d’aigles et de faucons suivent les indications des aînés pour connaître les itinéraires stratégiques ou les escales importantes ; on pourrait appeler cela leur culture migratoire. Des écologues ont dressé de jeunes grues, oies ou cygnes à suivre des ULM qui faisaient office de parents de substitution pour leurs premières migrations. Sans cette « enculturation », ils n’auraient pas su où aller 2. Les oisillons ont assimilé la connaissance des itinéraires, qu’ils empruntent les saisons suivantes en toute autonomie. Il existe 4 000 espèces d’oiseaux migrateurs, ce qui incite le zoologiste Andrew Whiten, de l’université de Saint Andrews, en Écosse, à penser que la pratique consistant à suivre des aînés expérimentés est sous-estimée et pourrait constituer un « domaine considérable de transmission culturelle ».

Quand on observe les animaux en ­liberté, on ne voit pas leur culture. Celle-ci ne devient visible que lorsqu’elle est perturbée. On se rend alors compte que le chemin à parcourir pour rétablir une culture (les réponses à la question « Comment fait-on pour vivre ici ? ») est difficile et souvent mortel.

De jeunes mammifères (élans, bisons, cerfs, antilopes, mouflons, bouquetins et bien d’autres) apprennent eux aussi les itinéraires et les destinations migratoires d’aînés gardiens du savoir traditionnel. Des spécialistes de la conservation ont récemment réintroduit de grands mammifères dans des zones d’où ils avaient disparu, mais, comme les animaux relâchés dans des milieux inconnus ne savent pas où trouver de la nourriture, où le danger guette, où aller aux changements de saison, beaucoup de ces transplantations ont été des échecs.

Au Costa Rica, Williams qualifie sa méthode avec les aras de « relâchement en douceur ». Son équipe dresse d’abord les oiseaux à utiliser une mangeoire : grâce à ce filet de sécurité, ils peuvent explorer la forêt, acquérir une connaissance du terrain, commencer à se disperser et à se nourrir d’aliments sauvages. Certains programmes de réintroduction estiment avoir atteint leur objectif si un animal relâ­ché est toujours en vie au bout d’un an. « Un an, ça n’a pas de sens pour un ara, qui atteint sa maturité à l’âge de 8 ans », critique Williams. Je lui demande ce qu’ils font pendant ces huit longues années. « De l’apprentissage social, répond-il du tac au tac. Ils apprennent qui est qui et comment communiquer, comme les enfants à l’école. »

Pour avoir un avenir, se reproduire et élever leur progéniture, les oiseaux que relâche Williams doivent s’imprégner de la culture de leur espèce. Mais de qui apprendront-ils, s’il n’y a personne dans les parages ? Il faut à tout le moins qu’ils socialisent avec leurs congénères. Ceux qui ont servi d’animaux de compagnie sont les moins aptes à être relâchés dans la nature : ils n’ont pas les bons codes de communication avec leurs semblables et recherchent surtout la compagnie des humains.

Pour évaluer les aptitudes sociales de treize aras rouges devant être relâchés, Williams et son équipe ont mesuré, entre autres, le temps qu’ils passaient en compagnie d’un autre oiseau et la fréquence à laquelle ils engageaient les hostilités. Le dernier ara du classement en matière de compétences sociales s’envola sitôt qu’il fut relâché et on ne le revit jamais. L’avant-dernier ne réussit pas à s’adapter à la vie sauvage et il fallut le récupérer. L’avant-avant-dernier put se faire à la ­liberté mais resta le plus souvent solitaire. Tous les autres s’en sortirent bien.

Cela signifie en somme qu’une espèce, ce n’est pas un gros bocal de bonbons tous de la même couleur. Ce sont plusieurs petits bocaux, avec des bonbons de couleur différente selon les endroits. Le patri­moine génétique varie d’une région à l’autre. Les traditions culturelles aussi. Chaque population a ses outils, ses itinéraires migratoires, sa façon de communiquer, de séduire, de se faire comprendre. Chaque population apporte sa réponse à la question « Comment fait-on pour vivre ici ? ».

« Par exemple, un groupe d’oiseaux est en train de glaner de la nourriture dans un arbre, raconte Williams. Deux autres passent au-dessus d’eux en ligne droite. Un cri d’appel est lancé depuis l’arbre et les deux oiseaux font demi-tour pour rejoindre leurs copains. » Bref, les aras de Williams et d’autres espèces ont bien une vie sociale et culturelle intense, remplie d’événements qu’ils comprennent – mais pas nous. Nous nous posons plein de questions ; la réponse est quelque part dans leur tête.

Certains éléments du savoir culturel seront indispensables pour aborder l’avenir à une époque de bouleversement des écosystèmes et du climat. D’autres disparaîtront. Chez les chimpanzés, la culture varie fortement, de même que l’habitat. Toutes les populations, sauf une, utilisent des bâtons ou des baguettes. Certaines ont des sondes rudimentaires, d’autres de véritables trousses à outils. Une seule population fabrique des dagues effilées pour chasser le galago, un petit primate nocturne qui se cache dans les creux des arbres. Seuls les chimpanzés des régions le plus à l’ouest de l’Afrique utilisent des pierres pour casser des noix.

Les chercheurs le savent, les traditions locales d’utilisation d’outils caractérisent la culture d’une population de chimpanzés. « Les communautés de chimpanzés sont semblables aux cultures humaines en ce qu’elles possèdent un ensemble de traditions locales qui leur sont propres […]. Un système social complexe, transmis au fil des générations, qui complète les facteurs génétiques », écrit Whiten 3.

Certains groupes de chimpanzés ont appris à suivre la maturation des fruits de dizaines d’arbres dans leurs forêts denses. D’autres vivent dans la savane. Les uns sont dominés par des mâles agressifs, d’autres sont plus égalitaires. Certains n’ont jamais vu d’humains ; d’autres vivent près de leurs habitations et ont appris à faires des razzias la nuit dans les cultures. « Nous avons compris que cela n’avait pas de sens de dire “le chimpanzé” », écrit Craig Stanford dans le livre qu’il a consacré à ces primates : les chimpanzés sont très divers et leurs cultures aussi4. « Ce qui me préoccupe, ce n’est pas seulement la disparition de populations entières, m’a confié la primatologue Cat Hobaiter, avec qui j’ai passé plusieurs semaines à étudier les chimpanzés en Ouganda. Ce qui est terrifiant, c’est la perspective de voir disparaître la culture propre à chaque population. Ça, c’est irréversible. » C’est la diversité du patrimoine culturel, peut-être plus que celle du patrimoine génétique, qui augmentera les chances de survie d’une espèce. Si des populations locales disparaissent, les chances de survie de l’espèce sont faibles.

L’objectif de Williams est de réintroduire les aras dans des zones d’où ils avaient disparu dans l’espoir que leur population se rétablisse et leur habitat avec. La plupart des forêts d’Amérique centrale ont été déboisées et brûlées, principalement pour permettre aux chaînes de fast-food de vendre des hamburgers bon marché. Chez les humains, il faut souvent deux ou trois générations à une famille d’immigrés pour être à l’aise dans sa culture d’adoption ; il en faudra peut-être autant à une population introduite d’aras pour s’en sortir dans la forêt. Pour le dire autrement : les aras sont sauvages de nature, mais, pour le devenir, il leur faut un apprentissage.

Ce n’est pas seulement le nombre qui est en jeu, mais les façons de savoir être au monde. La culture n’est pas seulement la préoccupation de quelques-uns, mais ce qui permet à de nombreuses populations de survivre. La conservation du savoir relatif à la façon d’habiter un ­milieu est presque aussi indispensable à la préservation d’une espèce que la conservation de l’habitat lui-même. Il faut les deux. La diversité culturelle est un facteur de résilience et d’adaptabilité au changement. Or, ces temps-ci, les changements ­s’accélèrent.

— Carl Safina est un écologue américain.

— Ce texte, paru dans The Guardian le 9 avril 2020, est un extrait remanié de son livre Becoming Wild. Il a été traduit par Inès Carme.

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Le soleil se couche sur la lagune Mentiroso (« menteur »), un bras mort de la rivière Madre de Dios en forme de fer à cheval, au cœur du bassin bolivien de l’Amazone. Des aras bleus poussent des cris stridents au-dessus de l’eau dormante. Des lucioles s’agglutinent dans les jacinthes d’eau qui bordent le lac. Par moments, un grognement porcin et un gros plouf s’échappent de l’entrelacs de racines à demi immergées. « Una vaquita », murmure Jairo Canamari, l’un des quatre pêcheurs du village voisin de Trinidadcito qui m’ont emmené au lac ce jour-là. Vachette : c’est l’un des nombreux noms que l’on donne au poisson géant et invasif qui, depuis quarante ans, est à la fois un fléau et une bénédiction dans cette région reculée de Bolivie.

Canamari, 26 ans, un homme menu aux cheveux coupés ras, se tient à la proue de notre barque longue de 3 mètres. Il écarte les roseaux et les joncs tandis que son frère aîné, Rafael, assis à l’arrière, nous ramène sur la rive en ramant silencieusement. Gabriel et Ahismed Justiniano Montaño, frères eux aussi, occupent le milieu de l’embarcation. Ahismed tient une pagaie et Gabriel se roule une cigarette dans une feuille de papier quadrillé.

Le fond du bateau est jonché de ­piranhas rouges, jaunes et argentés, pêchés pour le petit déjeuner du lendemain. Ahismed est à l’affût, comme un chat, du moindre bruit témoignant de la présence du gros poisson. Gabriel expulse par le nez une fumée odorante : « Ça éloigne les caïmans et les serpents », explique-t-il en chuchotant lui aussi. C’est ce qu’il faut faire quand il y a un paiche dans les parages.

Le paiche, qui peut mesurer jusqu’à 3 mètres de long et peser 250 kilos, est le plus gros poisson à écailles de l’Amazone et l’un des plus gros poissons d’eau douce de la planète. Son corps oblong est recouvert d’écailles noires et brillantes, et sa tête est protégée par une sorte d’armure couleur de mousse. La nuit, ses yeux brillent d’une lueur vert fluo, tel un zombie venu d’une lointaine ère géologique.

Quand le paiche a fait son apparition dans la lagune Mentiroso, au début des années 1980, personne ne savait ce que c’était ni d’où ça venait. Les rumeurs se sont vite répandues, souvent plus vite que le poisson lui-même. À San Buenaventura, une localité au sud de l’aire actuelle du paiche, on disait qu’il s’attaquait aux humains. Dans d’autres villages, certains refusent d’en manger parce qu’ils pensent que sa cervelle est infestée de vers. « Quand un paiche s’énerve, il peut faire chavirer la barque avec sa queue », m’assure un pêcheur à Guayaramerín, une petite ville sur la frontière brésilienne. À Las Peñitas, un village situé à un jour de route de San Buenaventura, un pêcheur m’affirme que le paiche sait nager à recu­lons pour éviter d’être pris dans les filets. Un autre raconte avoir ­entendu dire que les paiches ont été élevés par des scientifiques péruviens qui les ont nourris de sang de vache.

Ruth Isabel Vázquez, une mareyeuse de la ville de Riberalta que l’on surnomme doña Chuli, se souvient d’avoir entendu parler pour la première fois du paiche dans une émission de radio au début des années 1980. « Ils avaient domestiqué une femelle ou alors ils la voulaient pour un musée ou un zoo, en tout cas c’était une sorte de reine pour eux, me raconte-t-elle. Elle avait une couronne dorée sur la tête et on voulait tous la capturer. » Deux nuits plus tard, sur la lagune Mentiroso, je demande à Gabriel et à Jairo s’ils ont entendu parler de la reine paiche. « Celle qui porte une couronne ? Oui, elle existe. Mais ils ne l’ont jamais trouvée », me répond Gabriel. Jairo se fend d’un large sourire de conspirateur : « C’est parce qu’elle est ici, dans le Mentiroso. »

Ces trente dernières années, les paiches ont bel et bien pris le contrôle de la lagune Mentiroso. Ils ont colonisé près du quart de la vaste portion bolivienne du bassin amazonien, qui s’étend sur près de 2 800 kilomètres carrés. Cette expansion, qui s’est faite au détriment des espèces autochtones, a donné un coup de fouet à l’économie locale dans cette région pauvre du pays le plus pauvre d’Amérique du Sud. L’invasion biologique est un phénomène courant, banal même, partout dans le monde, mais le paiche inspire des craintes particulières.

Carlos Cruz, 74 ans, est le doyen des pêcheurs de Trinidadcito. Il a beau avoir vu des villages entiers être emportés par le courant, il parle du paiche sur un ton de sidération résignée. Il décrit un monde qui ne tourne plus rond : « Avant, il y avait du surubi, du pacu, du pintado, se remémore-t-il, évoquant des espèces autochtones qui se sont raréfiées ou ont disparu. Puis le paiche est arrivé, et maintenant il n’y a plus que lui. »

« Nous vivons actuellement dans un monde très explosif, écrit l’écologue britannique Charles Elton dans son livre de 1958, The Ecology of Invasions by Animals and Plants, considéré comme le texte fondateur de la biologie des invasions. J’entends par explosion écologique le très fort accroissement de la population d’une espèce d’organismes vivants. […] J’emploie le mot “explosion” à dessein, parce qu’il désigne le déchaînement de forces qui étaient auparavant contenues par d’autres forces. […] Les explosions écologiques ont ceci de particulier qu’elles ne font pas de bruit et qu’elles mettent plus de temps à se produire. » Du temps de Darwin, déjà, les biologistes avaient mis en évidence l’existence d’espèces invasives, mais celles-ci passaient en général pour des curiosités. Il a fallu les travaux d’Elton pour qu’on y voie un grave danger pour les écosystèmes. Vingt ans après la publi­cation de son livre, le paiche explosait sans bruit dans l’écosystème bolivien. L’impact ne se ferait pleinement sentir que des ­décennies plus tard.

Le paiche occupe le sommet de la chaîne alimentaire dans les cours d’eau à faible courant et les bras morts du nord du bassin amazonien depuis 5 millions d’années. Il se nourrit de tout ce qui peut tenir dans son énorme mâchoire articulée – des poissons surtout, mais aussi des graines, des feuilles, des cailloux et de la vase. Dans son habitat d’origine, essentiellement au Pérou et au Brésil, le paiche constitue un élément important du régime alimentaire des populations locales depuis que celles-ci disposent des engins de pêche nécessaires à sa capture. Un récit mytho­logique du peuple uaiá, originaire de l’ouest de l’Amazonie brésilienne, est presque aussi effrayant que les rumeurs qui ont circulé ces dernières décennies en Bolivie. Pirarucu – l’un des noms sous lesquels on désigne le paiche au Brésil – était à l’origine un prince guerrier courageux mais cruel qui s’attira la colère des dieux par ses blasphèmes et la violence gratuite qu’il infligeait à ses ­sujets. Un jour, alors qu’il pêchait, les dieux déchaînèrent un orage dont un éclair lui transperça le cœur. Il tomba dans le fleuve et sombra dans ses profondeurs, où il fut métamorphosé en un poisson de couleur sombre qui terro­risa la région pendant des années. Même dans son milieu naturel, ce gros poisson est un être malveillant et mystérieux, issu d’un conflit avec le divin.

Le prince guerrier a fini par devenir une proie. Au Pérou et au Brésil – mais aussi en Colombie, en Équateur et au Guyana, où le paiche est présent en plus petit nombre –, les populations rive­raines se servaient autrefois de lances, de harpons, d’arcs et de flèches ainsi que de filets pour attraper ce poisson au moment où il remontait à la surface pour respirer, toutes les quinze à vingt minutes. En 1975, année où fut adoptée la Convention des Nations unies sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites), le paiche figurait parmi les espèces en danger d’extinction. Son exportation fut interdite. À peu près à la même époque, des fermes d’élevage furent créées au Pérou et au Brésil afin d’atténuer la pression sur les populations sauvages. Certains éleveurs de paiches comprirent vite que ce poisson pouvait faire un bon produit d’exportation : il grandit vite, se reproduit vite, est riche en protéines et ne possède pas d’arêtes intramusculaires.

En 2012, le magazine Time souligne le succès des fermes aquacoles péruviennes. Deux ans plus tard, l’enseigne américaine de produits bio Whole Foods Market commence à commercialiser du paiche en remplacement de la légine australe, ou bar chilien, dont la pêche est encadrée – les deux poissons ont une chair délicate très semblable. Consommez du paiche d’élevage et vous contribuerez à la protection de l’espèce, argumente alors Whole Foods. Une étude publiée la même année dans la revue scientifique Aquatic Conservation : Marine and Freshwater Ecosystems conforte ces propos : les communautés des pêcheurs du Pérou et du Brésil qui ont établi des plans de gestion des stocks, prévoyant souvent la création de fermes aquacoles, constatent une nette amélioration de la densité de paiches en milieu naturel.

Pour l’heure, le projet visant à sauver le paiche sauvage est couronné de succès. Mais il a aussi provoqué une cata­strophe écologique. À la fin des ­années 1970, des inondations firent ­céder les digues du lac Sandoval, dans le sud du Pérou, dans lequel les autorités faisaient incuber des alevins de paiche. Une partie du fretin s’échappa dans la rivière Madre de Dios, qui alimente le bassin amazonien bolivien. Depuis lors, le paiche se déplace d’environ 30 kilomètres par an, un rythme étonnamment élevé pour une espèce non migratrice. Il passe la saison sèche à creuser un nid circulaire dans le limon des berges, en se nourrissant des juvéniles des ­espèces ­autochtones qui fraient au même ­endroit. Le paiche pond des milliers d’œufs à la fois et peut élever quelques centaines d’alevins qu’il protège farouchement des autres poissons. Lorsque arrivent les pluies printanières et que les bras morts sont de nouveau envahis par les cours d’eau, la jeune génération de paiches se répand dans le cours principal de la rivière et remonte ou descend le courant pour se trouver des terrains de chasse et de reproduction. Il n’y a guère que les rapides qui puissent leur barrer la route. Bien qu’il ne soit pas scientifiquement prouvé que le paiche a nui aux autres populations de poissons, tous les pêcheurs que j’ai rencontrés m’ont dit que les espèces autochtones disparaissent depuis des années et que c’est à cause du paiche.

Pour beaucoup de pêcheurs boliviens, toutefois, cette catastrophe écologique s’est révélée être une aubaine. « Ces deux paiches qui se sont échappés du Pérou et sont remontés jusqu’à Riberalta ont vraiment été un don du ciel, me dit Marvin Sereve, qui se targue, comme doña Chuli, d’avoir été la première à commercialiser le paiche en Bolivie. Aujourd’hui, tout le monde travaille dans la pêche. »

Jusqu’aux années 1970, époque où le gouvernement brésilien a établi une fabrique de glace à la frontière, dans la ville qui fait face à Guayaramerín, les habitants de cette partie de l’Amazonie bolivienne pratiquaient presque exclusivement une pêche de subsistance. Les choses évoluèrent dans les années 1980 et 1990 : la glace permit de conserver le poisson lors des longs trajets sur la ­rivière, et la création de réserves naturelles du côté brésilien s’accompagna de l’interdiction de la pêche commerciale. Des patrons de pêche brésiliens se mirent à faire appel à des pêcheurs boliviens pour qu’ils s’aventurent aux confins de leurs rivières et de leurs lacs, là où la pêche n’est pas réglementée, et ramènent du pacu, du surubi et du pintado – des ­espèces très appréciées des gens du coin. « On gagnait des fortunes, se souvient un pêcheur de Guayaramerín. Le plus petit des bateaux pouvait contenir 5 tonnes de poisson et le plus grand, 20 tonnes. »

Au début des années 2000, les captures d’espèces autochtones commencèrent à décliner. Les pêcheurs y voient deux raisons : le paiche et le projet de centrales hydroélectriques sur la rivière Madeira. À cette époque, les pisciculteurs brésiliens se mirent à inonder le marché de pacu et de surubi bon marché, ce qui donna un coup d’arrêt à l’industrie de la pêche naissante de Guayaramerín. Aujourd’hui, le port de la ville est tristement silencieux. Une rangée de ­petites embarcations – la plus grande ayant une capacité d’à peine 2 tonnes – se balancent sur l’eau. Les ­bateaux plus grands amarrés à côté servent à transporter des boissons et du bétail en amont ou en aval de la ­rivière. Avec le déclin de la pêche à Guayaramerín, les pêcheurs de Ribe­ralta se sont mis à vendre du paiche. Vingt ans plus tard, cette espèce repré­sente près de 85 % des captures entrant à Riberalta, le premier port de Bolivie. « Si ce poisson n’avait pas fait son apparition, il n’y aurait plus de pêche ici », estime Paul Van Damme, directeur de l’ONG bolivienne Faunagua.

Sereve s’est lancée dans la pêche alors que le secteur était en plein essor, dans les années 1990. « Au départ, j’avais six bateaux, puis j’en ai perdu un. Ensuite j’ai divorcé, et mon mari m’en a pris deux autres, me raconte-t-elle en rigolant un soir où nous sommes atta­blés dans un petit restaurant qu’elle gère sur la rive. Maintenant, j’ai trois bateaux et je m’en tiens là. Je suis la seule personne de Riberalta à posséder l’ensemble de la chaîne logistique ». Sereve engage des pêcheurs qui remontent la rivière pendant deux ou trois semaines jusqu’aux confins de la rivière Beni, dans des zones où le paiche n’est présent que ­depuis une dizaine d’années. Plutôt que d’acheter leurs prises aux pêcheurs ­locaux – comme le fait sa principale rivale, doña Chuli –, Sereve verse une somme forfaitaire de 2 000 bolivianos (environ 260 euros) aux villages riverains en échange du droit de pêche. Lorsque le poisson ­arrive, elle transforme la chair en steaks, en saucisses et en nuggets dans le petit atelier qu’elle a créé à son domicile. Elle écoule ensuite ses ­produits dans les villes de l’intérieur de la Bolivie. Les mauvais mois, elle vend près de 4 tonnes de paiche, une hausse spectaculaire par rapport aux débuts, du temps où les ­filets étaient commercialisés sous le nom de surubi pour attirer les clients. Sur les marchés, le paiche n’est vendu comme tel que depuis quelques années.

Depuis 2011, les captures annuelles de paiche dans le nord de la Bolivie ont plus que doublé. Un pêcheur professionnel tire les trois quarts de ses revenus de la vente de cette seule espèce. Chez les populations rurales, où les sources de revenus sont plus diversifiées, la pêche représente environ 20 % des revenus, dont la moitié provient du paiche. Si la flotte de Severe utilise des filets spéciaux, pourvus d’ouvertures très larges, tous les pêcheurs n’ont pas les moyens d’investir dans un tel équipement, si bien que beaucoup d’entre eux continuent à pêcher ces mêmes espèces autochtones qu’ils redoutent de voir s’éteindre à cause du paiche. Et, comme de plus en plus de gens se tournent vers la pêche pour compléter leurs revenus, la pression exercée sur les espèces locales continue d’augmenter. D’un point de vue écologique, l’arrivée du paiche a été un désastre.

Pour beaucoup de pêcheurs et de leurs clients, en revanche, ces bouleversements ont été de toute évidence positifs. Grâce au paiche, doña Chuli a ­monté une entreprise qui emploie tous les membres de sa famille élargie. Pour les jeunes, la pêche est devenue une planche de salut lorsque d’autres projets capo­tent. Jairo Canamari faisait des études de génie de l’environnement avant de se faire expulser pour avoir mis une étudiante enceinte (ils se sont mariés depuis). Gabriel Justiniano Montaño rêvait d’être footballeur professionnel mais n’a jamais réussi à être recruté par un club. Son frère Ahismed a décroché son diplôme de comptabilité il y a cinq ans et a passé six mois à chercher un emploi en vain. Tous trois sont revenus à Trinidadcito et ont trouvé à travailler comme pêcheurs. « Ici, au moins, il y a toujours de la ressource », se réjouit Ahismed.

Le marché reste pourtant limité : le paiche ne représente que 4 % du poisson consommé en Bolivie, pays qui en mange moins de 3 kilos par personne et par an, contre plus de 20 kilos en moyenne dans le monde. Environ la moitié du poisson consommé dans les centres urbains – y compris dans des localités comme Riberalta et Guayaramerín – provient des fermes aquacoles du Brésil, du Pérou et d’Argentine. Et, alors que le Pérou et le Brésil exportent de plus en plus de paiche, la Bolivie est pieds et poings liés par la réglementation de la Cites et ne peut exporter sa pêche sauvage. Pour ce faire, il faudrait que le gouvernement bolivien apporte la preuve que le paiche est une espèce inva­sive qui n’est pas menacée d’extinction sur le territoire natio­nal. Cela supposerait de mener une étude coûteuse et fastidieuse sur plusieurs années, dans une région où les moyens financiers et les données sont limités. « Encore faudrait-il que la classe politique s’intéresse à la question », souligne le sénateur Erwin Rivero Ziegler, originaire de Riberalta.

Cela ne sera pas chose facile. Jusqu’à l’adoption de la loi sur la pêche et la pisciculture durables en 2017, la Bolivie n’avait pas de législation en matière de pêche. Pour élaborer le texte de loi, Rivero et ses collaborateurs ont tra­vaillé pendant cinq ans avec des pêcheurs des trois principaux bassins-versants du pays. Ils ont constaté à cette occasion que les embargos décrétés ­localement n’avaient pas d’effet. Ces pêcheurs estimaient pourtant que le gouvernement devait prendre des ­mesures pour préserver les stocks, en imposant des restrictions assorties d’aides destinées à acheter de l’équipement et à compenser le manque à gagner pendant les mois d’interdiction. Sans ce filet de sécurité, m’ont confié les pêcheurs, ils ne peuvent pas se permettre de respecter l’interdiction saisonnière, et rien ne les incite à le faire. « Ils avaient bien conscience que des mesures ­devaient être mises en place, me dit Rivero. Il y a un vide juridique – un vide qu’il revient à l’État de combler. »

Vu l’augmentation des captures et l’extension des zones de pêche d’une année sur l’autre, le marché pourrait bientôt être saturé. La législation inter­nationale sur la protection des espèces menacées – celle-là même qui a indirectement provoqué une invasion – pourrait bien compromettre le gagne-pain de la population qui a le plus pâti de l’arrivée du paiche. La rumeur avait devancé le paiche, et voilà que le paiche devance la législation.

L’inadéquation de la législation en matière de protection des espèces n’est nulle part plus patente que sur les berges de la rivière Mamoré, qui marque la frontière entre la Bolivie et le Brésil. Dans le village bolivien de San Lorenzo, les pêcheurs ont aperçu le premier paiche il y a quatre ans seulement. (D’après les chercheurs, il était sûrement présent avant, mais en trop petit nombre pour qu’on le remarque.) Désormais, ils en attrapent par dizaines dans la rivière qui coule au pied de chez eux.

San Lorenzo se résume à une ­dizaine de maisons alignées le long d’une unique rue poussiéreuse parallèle à la rivière et bordée de manguiers et de tamariniers. Il y a un château d’eau désaffecté, un petit parc peu fréquenté sur les berges et un terrain de foot qui sert depuis longtemps de pâturage au bétail. Quand les pêcheurs sortent de chez eux le matin, la première chose qu’ils voient, c’est la ­rivière Mamoré et, en face, le Brésil. Deux bateaux effectuent chaque jour la traversée. L’un transporte des villageois qui se rendent dans une localité côté brésilien ; l’autre est une vedette de surveillance de la police qui patrouille pour lutter contre les activités illicites, essentiellement la pêche dans une zone classée aire ­naturelle protégée dans les années 1970. Vue depuis la Bolivie, la rive brésilienne apparaît à la fois comme le passé révolu et l’avenir qui se dessine. D’un côté du Mamoré, le paiche est ­invasif ; de l’autre, il est menacé.

Le soir où j’arrive à San Lorenzo, je me rends sur les berges en compagnie de Samuel Surubí, un mareyeur qui tient une échoppe où l’on trouve de la bière, de la coca et du tabac – les trois produits qui permettent aux pêcheurs de tuer le temps en attendant que ça morde. Surubí retrouve deux pêcheurs qui viennent juste de rentrer avec leurs prises, capturées en aval. Raúl Chávez Parada, surnommé Cata, et son associé, Josué Castro Barveris, extraient douze paiches de la cale de leur bateau et les allongent dans le limon pour faire les comptes. Le plus petit pèse pas loin de 15 kilos et le plus grand, le double – du menu fretin, de l’avis général. Le frère aîné de Cata, Jesús, alias Papayo, braque le faisceau de sa torche sur les poissons. Leurs yeux verts s’allument comme des lanternes. Josué, une joue gonflée par une chique de coca, se penche sur les longs corps inertes des poissons et les débite un à un. Il incise leur ­armure d’écailles, découpe l’articulation molle de leur cou, retire la tête et les viscères d’un seul geste et racle le tissu visqueux des poumons. Dans les taillis, des ­cochons attendent de pouvoir engloutir les boyaux.

Le lendemain, je me rends sur la rive brésilienne pour rencontrer Antonio Medero, un pêcheur d’un hameau baptisé Deus Que Me Deu (« Ce que Dieu m’a donné »). Il me parle des négociants brésiliens qui ont commencé au début des années 2000 à aller acheter des alevins de paiche dans des villages boliviens pour leurs élevages. Craignant d’être pris en train de transporter une espèce protégée, ils n’hésitaient pas à jeter les poissons par-dessus bord s’ils apercevaient un bateau de la douane. Ces dernières années, les autorités brésiliennes sont devenues inflexibles. ­Medero connaît des lacs où le paiche pullule, et il sait qu’il pourrait tirer des centaines de ­kilos de poisson de la rivière qui coule à deux pas de chez lui, comme le font les hommes de San Lorenzo, mais il s’y refuse – vendre du paiche sur le marché est trop risqué. « Comment peuvent-ils savoir de quel côté de la frontière vient le poisson ? Le paiche ne parle ni espagnol ni portugais. Ici, il est tout bonnement interdit », explique-t-il. Medero est moins préoccupé par l’absurdité de la loi que par les risques qu’il y aurait à l’enfreindre.

Soixante ans après qu’Elton a forgé le concept d’espèce invasive, les biologistes de la conservation continuent à affiner sa définition. Martín Nuñez, un biologiste de l’Université du Tennessee, définit une espèce invasive comme « un organisme qui a été introduit dans un écosystème moyennant une intervention humaine, après l’an 1500 ». Lorsqu’il a débuté dans la discipline, raconte Nuñez, il imaginait que les espèces les plus envahissantes arrivaient dans de nouveaux territoires à la manière d’auto-­stoppeurs ou de passagers clandestins. En réalité, pointe-t-il, la plupart des ­espèces invasives sont introduites volontairement – soit dans des fermes aquacoles, soit pour servir de prédateur à des espèces indésirables, soit pour fournir de grosses prises aux amateurs de pêche sportive – avant de déjouer nos imprudentes tentatives de les contenir. Matthew Barnes, un biologiste de l’Université technologique du Texas, formule la chose en des termes légèrement différents : « Un organisme est invasif ­selon l’impact qu’il a sur l’économie et sur notre conception de ce que doit être l’environnement, estime-t-il. La ­notion d’invasion est une vue de ­l’esprit. »

Si l’homme est à l’origine de la plupart des invasions et dispose des mots pour définir ce phénomène, il n’est pas le seul animal concerné. Les espèces invasives sont aujourd’hui la deuxième cause d’extinction dans le monde, après la destruction des habitats naturels. Pour désamorcer ces bombes écologiques avant qu’elles n’anéantissent la biodiversité, nous nous en remettons à la législation et à la science. Mais, pour l’essentiel, seule la prévention permet de se prémunir contre les effets délétères des espèces invasives. Au moment où l’on remarque la présence d’une espèce, il est souvent trop tard pour stopper son invasion. Les lois correspondent à des frontières et à des États-nations qui sont eux-mêmes des constructions intellectuelles. Dans le cas du paiche, les frontières et les réglementations n’ont fait qu’accélérer sa prolifération.

Tandis que les scientifiques qualifient le paiche d’« espèce invasive », les pêcheurs que j’ai rencontrés utilisent tous, sans exception, l’expression « contre nature ». Comme le paiche venait perturber leur environnement tel qu’il est censé être. Mais l’idée que la nature est une machine parfaitement calibrée est une vue de l’esprit, une légende semblable à celle du prince guerrier métamorphosé en poisson. Les extinctions, les transformations et les fluctuations sont des phénomènes naturels. Quand surgit une espèce invasive aussi ­effrayante et imposante que le paiche – un phénomène sur lequel nos lois et nos frontières n’ont que peu de prise –, notre fragile sentiment de maîtrise vole en éclats, nous rappelant que rien ne dure éternellement. Et cela vaut pour la nature comme pour l’homme.

Et pourtant, ce poisson est aussi l’avenir. À Trinidadcito et à Riberalta, où la vie locale a été complètement transformée par son arrivée, il est maintenant essentiel. Ces localités ne sont peut-être pas devenues prospères, mais au moins peut-on y vivre décemment. À ­Trinidadcito, seule la pêche à la ligne est autorisée, les filets sont interdits et l’accès à la lagune Mentiroso est surveillé. « À Trinidadcito, nous pratiquons une pêche responsable », déclare fièrement Carlos Cruz, le pêcheur le plus nostalgique de ceux que j’ai rencontrés. « On ne peut pas considérer le paiche comme quelque chose de néfaste, affirme quant à lui le sénateur Rivero. C’est une réa­lité, il faut faire avec. » Même à San Lorenzo, où ce poisson fascine autant qu’il exaspère, beaucoup de pêcheurs se sont résignés à en tirer une partie de leurs revenus.

Lors de ma dernière soirée à San ­Lorenzo, j’assiste à une réunion de pêcheurs organisée par Donald Dorado Araú. Une quinzaine d’entre eux sont rassemblés au domicile de Samuel ­Surubí, une maison en béton recouverte d’un toit de tôle par lequel s’engouffre un vent de tempête chargé d’humidité. Araú parle de droit du travail et d’action collective, de l’importance de faire preuve de modération et d’empêcher le pillage des ressources de la Boli­vie. « Les gens s’imaginent que nous sommes tellement pourvus que nos ressources ne s’épuiseront jamais. Mais elles s’épuiseront, prévient-il. Il y a eu la fièvre du caoutchouc et la fièvre de l’or, et maintenant c’est la fièvre du paiche. Mais vous savez ce qui s’est produit avec l’or. » Un pêcheur nommé Pinduca lève la main. « Quand ce poisson est arrivé ici, nous étions furieux parce qu’il a fait disparaître tous les autres, commence-t-il. Mais maintenant, il n’y a plus rien à faire. Il n’y a pas de solution. » Les hommes de l’assistance opinent du chef et boivent leur bière. « Désormais, ça sera notre poisson. »

— Michael Snyder est un journaliste américain établi au Mexique. Il a bénéficié pour la rédaction de cet article d’une bourse du Pulitzer Center for Crisis Reporting, qui finance des reportages sur des grandes problématiques mondiales.

— Cet article est paru dans le trimestriel américain The Believer le 1er octobre 2018. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Le médecin français Claude Bernard fut le premier à suggérer, au XIXe siècle, que les animaux maintiennent des paramètres physiologiques constants. Ce processus fut bap­tisé «homéostasie» par le physiologiste américain Walter B. Cannon, l’un des personnages principaux du livre de Sean B. Carroll. L’auteur étend le concept à toute la gamme des systèmes biologiques, de la bactérie E. coli au vaste parc ­national du ­Serengeti, en ­Tanzanie.

En tant que chirurgien plasticien de l’armée, Cannon découvrit pendant la Première Guerre mondiale qu’il pouvait combattre l’acidification du sang des soldats blessés en état de choc, normalement fatale, en leur administrant du bicarbonate de soude, rétablissant ainsi l’équilibre du pH corporel. Il développa plus tard l’idée que l’organisme régule son environnement interne par des boucles de rétroaction faisant intervenir des hormones comme l’insuline, qui régulent le taux de sucre dans le sang.

Puis Carroll nous emmène en Arctique. C’est en participant à des expéditions au Spitzberg que l’écologue et zoologue britannique Charles Elton a élaboré l’idée des chaînes alimentaires. La migration périodique des lemmings avait piqué sa curiosité. Il découvrit que la Compagnie de la baie d’Hudson avait tenu des registres sur le nombre de peaux d’animaux qu’elle avait achetées depuis 1821. Les chiffres révélaient un cycle régulier de dix ans d’expansion et de contraction des effectifs de lapins et de leur prédateur, le lynx. Ce travail fondait la dynamique des populations, la branche de l’écologie qui étudie la régulation naturelle du nombre d’animaux.

Au niveau cellulaire, c’est le biologiste Jacques Monod, un héros de la Résistance française, qui a mis en évidence le mécanisme par lequel les cellules régulent la production d’enzymes. La généticienne britannique Janet Rowley a découvert le lien entre le cancer et les translocations chromosomiques, lorsqu’une partie d’un chromosome se détache pour se rattacher à un autre, entraînant la production d’une protéine mutante qui rompt la boucle de rétroaction régulant la division cellulaire.

En écologie, c’est le développe­ment incontrôlé de populations qui crée la pathologie. Sur la côte du nord-ouest des états-Unis, les grands bancs de varech se sont maintenus parce que les loutres de mer limitaient les populations d’oursins. Lorsque les loutres ont été chassées pour leur fourrure – presque jusqu'à l'extinction  –, les oursins se sont multipliés à tout-va et le varech a disparu. Au Ghana, l’extermination des léopards et des lions a entraîné une infestation de babouins. En Indo­nésie, les pesticides répandus sur les rizières ont tué les araignées qui se nourrissaient de cicadelles brunes, lesquelles ont ensuite dévasté les plantations. La solution ? Rétablir l’élément manquant, l’« espèce clé » dont la présence est essentielle à la structure de l’écosystème. Une fois les loutres de mer protégées, le varech est revenu. Quand on a cessé de pulvériser des pesticides, les araignées ont mangé les sauterelles.

Ce qui nous amène au parc national du Serengeti. À la fin du XIXe siècle, la peste bovine s’abattit sur les prairies d’Afrique de l’Est. Cette maladie virale était venue d’Asie, probablement avec le bétail d’une armée européenne. En l’espace de quelques décennies, elle tua la plupart des ­bovins, de la Corne de l’Afrique au Cap. Lors d’une première étude aérienne menée dans les années 1950 dans le Seren­geti, le zoologue Bernhard ­Grzimek, son fils Michael et sa bru Erika recensèrent 99 481 gnous. En 1977, les effectifs avaient atteint 1,4 million. Des analyses de sang ont montré que la campagne de vaccination du bétail contre la peste bovine avait protégé l’espèce sauvage, amenant un rebond massif de la population. Le correctif est venu de la pénurie de nourriture durant la saison sèche, qui entraîna la mort de nombreux gnous. Au-dessous d’environ 1,2 million, la population augmente ; au-dessus, elle diminue. Cette boucle de rétroaction est connue sous le nom de régu­lation dépendante de la densité. Des ­effets similaires ont été constatés chez l’éléphant et le buffle.

Le parc national de Gorongosa, au Mozambique, abritait naguère une biodiversité comparable à celle du Serengeti, mais, pendant la guerre civile (1977-1992), il est devenu le repaire de soldats affa­més armés de kalachnikovs. Privé de son gros gibier, le parc a été repris en main par un milliardaire philanthrope américain, qui l’a repeuplé avec des espèces emblématiques comme le buffle, transplanté du parc national Kruger, en Afrique du Sud. Protégé du braconnage grâce à une gestion efficace et à des projets de développement destinés aux populations locales, l’écosystème s’est reconstitué pour recouvrer un peu de sa superbe d’antan.

Comme toutes les bonnes histoires, celle-ci a une morale. ­Perturbez le système régulateur du vivant et la pathologie s’installe. Rétablissez-le et la santé revient.

— Andrew Harvey est consultant auprès de l’Organisation des
Nations unies pour l’alimentation
et l’agriculture (FAO).

— Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 22 juillet 2016. Il a été traduit par Nicolas Saintonge. Nous le reproduisons avec l’autorisation
de News Licensing.

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Ces dernières années, les chercheurs ont répertorié un nombre incalculable d’espèces que le changement climatique contraint à migrer vers les pôles, les sommets des montagnes ou les profondeurs des océans. Les arbres à feuillage caduc (saules, bouleaux, aulnes) se sont multipliés dans la toundra du Bas-Arctique. Des poissons-perroquets et des sigans aux couleurs vives venus des tropiques ont élu domicile dans les forêts de kelp de la ­Méditerranée orientale, des zones sous-marines peuplées de macroalgues brunes. Des coraux corne d’élan, originaire des Caraïbes, colonisent désormais les fonds marins au large de l’île de ­Galveston, au Texas.

La tendance devrait se poursuivre avec l’aggravation de la crise climatique. Des espèces qui ont pour nos sociétés une ­valeur marchande, culturelle ou récréative devront changer d’aire de répartition pour survivre. « C’est tout le spectre du capital naturel, de l’esthétique à l’économie, qui va se déplacer », prédit Brett Scheffers, écologue à l’Université de Floride.

Pour Scheffers et d’autres de ses collègues, l’exode à venir va nous obliger à repenser la gestion et la conservation de la faune et de la flore sauvages et à revoir la vieille dichotomie autochtone/invasif qui en est le fondement. Depuis des décennies, en effet, les biologistes de la conservation considèrent le déplacement d’espèces vers de nouveaux habitats comme une invasion d’espèces exotiques susceptible de mettre en danger les ­espèces et les écosystèmes locaux. Cela les a conduits à prendre des mesures visant à repousser les nouveaux arrivants. Cette approche, et la distinction entre espèces « autochtones » (à protéger) et « exotiques » (à ne pas protéger) qui la sous-tend, est de plus en plus contestée.

Certains, comme la journaliste scientifique Emma Marris et le biologiste Mark Davis, font observer que seul un petit nombre d’espèces « étrangères » inflige des dégâts aux « autochtones » et que cette distinction ajoute à la confusion. De fait, en biologie des invasions, la règle dite des 10 %, contestée mais attestée pour toute une série d’espèces et d’écosystèmes, veut que seules 10 % des espèces étrangères s’établissent dans un nouvel habitat et que seules 10 % d’entre elles soient susceptibles de nuire à l’économie, aux écosystèmes ou à la santé humaine.

Les chercheurs sont de plus en plus nombreux à penser que les politiques de conservation fondées sur la dichotomie autochtone/invasif sont en fait néfastes pour la biodiversité. Le déplacement actuel des aires de répartition est « l’une des seules solutions dont disposent les espèces pour s’adapter au changement climatique », estime l’écologue ­Nathalie ­Pettorelli, qui étudie l’effet des changements environnementaux sur la bio­diversité à l’Institut de zoologie de Londres. Pour faire en sorte que les ­espèces sauvages puissent se déplacer et s’établir durablement dans de nouveaux habitats afin de survivre, tout en protégeant les espèces autochtones, il faudra trouver de nouveaux critères d’évaluation des espèces qui ne soient plus seulement leur origine ou la valeur que nous leur attachons, mais aussi leur rôle écologique et leur apport aux écosystèmes d’un genre nouveau qui surgiront.

Avec Gretta Pecl, écologue marine à l’Université de Tasmanie, en Australie, Brett Scheffers a proposé d’adopter un traité international sur la redistribution des espèces induite par le changement climatique afin de jeter les bases d’un système transnational de gestion des espèces qui franchissent les frontières géopolitiques et biogéographiques. Ce texte permettrait de faire évoluer les politiques de conservation. Des populations qui n’attiraient pas l’attention des gestionnaires de la flore et de la faune dans un cadre national ­seraient probablement ­jugées dignes d’être protégées – par exemple l’arbre à carquois, abondant en Afrique du Sud mais en cours de raréfaction dans la Namibie voisine. Des espèces nouvellement arrivées et jugées vagabondes ou indésirables dans l’optique traditionnelle pourraient faire l’objet d’un suivi et d’une gestion préventives, afin qu’elles puissent établir des populations autonomes – par exemple les poissons tropicaux qui ­arrivent dans les eaux tempérées de Tasmanie et sont protégés par des quotas imposés aux pêcheurs à la ligne.

Une autre réforme proposée par un groupe d’une vingtaine d’experts de la biologie des invasions vise à élargir les définitions d’une espèce autochtone et d’une espèce étrangère. Est considérée aujourd’hui comme « indigène » une ­espèce implantée de longue date, et comme « exotique » une espèce transportée sur de longues distances du fait des échanges commerciaux et des dépla­cements humains. Mais, compte tenu des milliers d’espèces que le changement climatique pousse à changer d’aire de répar­tition, la distinction ne suffit pas à englober la diversité des besoins de préservation des espèces sauvages, estiment de nombreux biologistes de la conservation, parmi lesquels Franz Essl, de l’Université de Vienne.

Essl et ses collègues ont proposé de créer une nouvelle catégorie, les « néo-­autochtones », qui engloberait les espèces que le changement climatique a contraint à migrer à au moins 100 kilomètres (ou à quelques centaines de mètres en altitude) de leur aire de répartition d’origine telle qu’elle a été établie en 1950. Ces nouveaux venus, comme les poissons tropicaux que l’on trouve désormais dans des eaux tempérées, sont susceptibles de perturber les écosystèmes de la même ­manière que les espèces dites exotiques, mais ils pourraient néanmoins avoir besoin des mesures de protection normalement ­réservées aux espèces dites autochtones.

Pour les détracteurs de longue date de la vieille dichotomie, c’est le critère même des origines qu’il faut mettre au ­rebut. « Que leurs déplacements soient dus au climat ou aux activités humaines, elles doivent être évaluées du point de vue des effets qu’elles produisent, qu’elles soient autochtones ou pas », estime Mark Davis. Ces critiques appellent à l’abolition pure et simple de la distinction entre biologie de l’invasion et biologie de la restauration. « Pour moi, la distinction entre ces deux disciplines n’a pas lieu d’être », juge le biologiste.

Mais, au vu des effets que provoquent certaines espèces invasives et des nombreuses introductions dues à l’horticulture et au commerce d’animaux de compagnie, abandonner la distinction entre autochtones et étrangères s’apparente à du déni, selon James Russell, professeur à l’Université d’Auckland, en Nouvelle-Zélande. Dans certains milieux, ­rappelle-t-il, les espèces étrangères ont fait des ravages chez les autochtones, comme ces rats malencontreusement introduits sur l’île de Big ­South Cape, au large de la Nouvelle-Zélande, qui ont décimé les populations d’oiseaux terrestres. « Il y a un certain flottement dans l’utilisation des termes », concède Russell : certains écologues qualifient les espèces étrangères d’indésirables du seul fait de leur origine, d’autres seulement quand elles chassent les espèces indigènes, d’autres enfin préconisent de ne les éliminer que si les perturbations qu’elles provoquent l’emportent sur leur apport aux écosystèmes qu’elles rejoignent.

Certains se demandent même s’il n’est pas complètement hors de propos de qualifier d’indésirables des espèces déplacées par le climat. Comme le soulignent le biologiste Daniel Simberloff, de l’université du Tennessee, et l’entomologiste Doug Tallamy, de l’Université du Delaware, on peut facilement distinguer les espèces qui se déplacent de leur propre chef de celles qui sont introduites par le commerce et les déplacements humains. Il y a une différence de taille entre un poisson tropical qui rejoint des eaux tempérées et un rongeur d’Inde introduit sur une île reculée du Pacifique, explique Simber­loff. Les « réfugiés climatiques » provoquent géné­ralement moins de dégâts écologiques que les espèces amenées par le commerce, ajoute Tallamy.

Contrairement à celles qui sont dépla­cées par le commerce, les espèces délo­gées par le climat changent d’aire de répartition en même temps que d’autres avec lesquelles elles ont évolué : les ­insectes se déplacent en même temps que les plantes dont ils se nourrissent, et inversement. « Ils progressent en altitude et vers le nord, observe l’entomologiste. Les animaux qui appartiennent à ces biomes peuvent les suivre à la trace. »

Scheffers, Pettorelli et d’autres ne partagent pas cet avis. Les espèces délogées par le climat, font-ils observer, peuvent créer dans leur nouvel habitat autant de perturbations écologiques, économiques et culturelles que celles qui sont disséminées par le commerce. La Grande-­Bretagne a ainsi accusé récemment ­l’Islande de lui voler son poisson parce que des populations de maquereaux avaient migré de sa zone de pêche vers celle du pays nordique. Et, en quittant l’Islande pour des eaux plus froides, les capelans ont mis à mal une activité qui pèse 125 millions d’euros.

Le déplacement d’espèces emblématiques entraînera des pertes économiques, mais aussi culturelles si elles franchissent les frontières d’un État. C’est le cas du palmier en Floride, ­menacé par des para­sites sans doute apportés par un ouragan, ou encore de l’élan dans le Minnesota, que l’explosion du nombre de tiques pourrait contraindre à fuir vers la frontière canadienne. Si l’on s’en tient aux méthodes traditionnelles de gestion des écosystèmes, les déplacements de ces espèces pourraient susciter des ­efforts contre-productifs pour les protéger, parce qu’autochtones, dans les espaces qu’elles fuient ou, pire, pour les chasser, parce qu’étrangères, des endroits où elles migrent.

Les politiques de conservation, soulignent Pecl, Scheffers et Davis, ont toujours visé à éradiquer des espèces même lorsque celles-ci se déplaçaient progressivement par leurs propres moyens. Ainsi, les chouettes rayées (Strix varia) du nord-est des États-Unis ont étendu leur aire de répartition vers l’ouest grâce à un corridor d’arbres plantés dans les Grandes Plaines. En 2015, des gestionnaires de la faune ont lancé dans le nord-ouest du pays une campagne d’éradication de milliers de ces nouveaux arrivants par crainte de l’impact qu’ils pourraient avoir sur les chouettes tachetées locales.

D’autres espèces ont fait l’objet de mesures similaires alors même que leur présence apportait des bénéfices culturels ou écologiques comparables ou supérieurs aux perturbations subies par les espèces indigènes. En Californie, les autorités ont tenté d’éliminer les spartines, des plantes qui poussent en milieu salé, originellement présentes dans les marais salants de l’Atlantique et du golfe du Mexique, en dépit du fait qu’elles fournissent des lieux d’alimentation et de nidification au râle tapageur, une espèce menacée dans la région. Des militants locaux ont également entrepris de détruire près d’un demi-million d’eucalyptus de Tasmanie dans la baie de San Francisco, au motif qu’ils constituent un danger d’incendie plus important que les eucalyptus locaux, ce que réfutent plusieurs biologistes et ­experts des feux de forêt. Les défenseurs des eucalyptus de Tasmanie soutiennent que ces arbres sont un atout pour la ­région, puisqu’ils fournissent de l’ombre et des habitats aux espèces locales et retiennent le CO2 ; en outre, il faudrait répandre des dizaines de milliers de litres d’herbicide pour s’en débarrasser.

Ces campagnes d’éradication des espèces étrangères alimentent un marché de la reconstitution écologique évalué à 25 milliards de dollars, qui dicte les principes de conservation retenus par les décideurs au plus haut niveau. Vu la difficulté de chasser les espèces une fois qu’elles sont établies dans leur nouvel environnement, la Convention des Nations unies sur la diversité biologique recommande la détection précoce, la prévention et l’éradication des nouveaux venus avant qu’ils commencent à se propager et à causer de dommages visibles aux espèces autoch­tones. Les directives sur le déplacement des espèces et le réchauffement climatique publiées en 2017 par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le principal réseau mondial de protection de la biodiversité, portaient exclusivement sur les problèmes potentiels posés par les nouveaux venus et sur la nécessité de les identifier, de les repousser ou les éradiquer à titre préventif, en citant comme exemple les espèces les plus redoutables telles que le rat ou l’agrile, coléoptère foreur du bois.

Ces protocoles de conservation, qui condamnent les espèces étrangères en les déclarant d’office coupables, vont-ils bloquer dans leur mouvement les espèces délogées par le climat ? C’est à voir. Pour l’heure, une chose est claire : la distinction entre espèces autochtones et espèces étrangères a été créée à une époque où l’introduction de nouvelles espèces ­découlait principalement des échanges et du tourisme. À l’heure où la crise climatique contraint des milliers d’espèces à l’exode, ce monde appartient au passé. Zone de texte:

— Sonia Shah est une journaliste scientifique américaine. Elle vient de publier The Next Great Migration: The Beauty and Terror of Life on the Move (Bloomsbury, 2020).

— Cet article est paru dans le magazine en ligne Yale Environment 360 le 14 janvier 2020. Il a été traduit par Inès Carme.

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En octobre 2000, le dernier spécimen d’ara de Spix (­Cyanopsitta spixii), un mâle solitaire, disparaissait de la nature au Brésil. L’espèce n’est pas à strictement parler éteinte : quelques dizaines d’individus survivent dans des zoos et des volières de collectionneurs, mais elle se trouve désormais au royaume des morts-vivants, où elle restera jusqu’à ce que le dernier individu meure ou, ce qui est moins probable, que l’espèce soit ressuscitée dans le cadre d’une réintroduction réussie dans la nature1.

D’ici la fin du siècle, elle figurera à coup sûr dans une édition augmentée du livre d’Errol Fuller Extinct Birds. L’auteur y retrace l’histoire des quelque 80 espèces d’oiseaux qui se sont éteintes à cause des êtres humains ou de leurs commensaux – rats, chats, chiens, cochons et autres animaux, plantes et microbes. Si le rythme actuel se poursuit, l’édition 2100 comptera 15 volumes – et ce qui est arrivé aux oiseaux constitue un bon élément d’appréciation pour évaluer les chances d’autres organismes vivants. Parce qu’ils sont facilement observables, leur extinction est mieux documentée. Nous ­pouvons être à peu près sûrs que toutes les espèces d’oiseaux ou presque qui sont parvenues jusqu’au XXIe siècle ont été décrites et classées, ce que l’on ne peut dire d’aucun autre groupe d’animaux (à l’exception, peut-être, des ­mammifères)2.

Les perroquets tels que l’ara de Spix sont particulièrement menacés d’extinction. Au moins 12 espèces ont disparu et 50 autres sont officiellement en danger ; elles risquent de s’éteindre dans les prochaines années ou décennies si aucun effort de conservation n’est entrepris, et même dans ce cas. Ces oiseaux ont été victimes de leur beau plumage ou de leur loquacité, qui les ont condamnés à finir en ornement de chapeaux ou dans des volières. Comme les orchidées (qui sont un peu les perroquets du monde végétal), de nombreuses espèces de psittacidés ont des populations réduites, très circonscrites géographiquement, et présentent un cycle reproductif particulièrement lent – un cocktail mortel.

Parce qu’ils vivaient sur des îles océaniques tropicales ou subtropicales, la plupart des oiseaux évoqués par Fuller n’ont pas été exposés à des prédateurs dangereux au cours du temps long de l’évolution. C’est cela qui a causé leur perte et met bien d’autres espèces en danger : faute de prédateurs, ils n’ont pu acquérir un instinct de fuite. Certains étaient même incapables de voler, une aptitude que l’évolution fait disparaître en l’absence de concurrents terrestres (les rongeurs, par exemple, ne font généra­lement pas partie de la faune endémique des îles du Pacifique). D’autres traits de comportement deviennent également des faiblesses lorsque la population est réduite et menacent certaines espèces de disparition.
Le kakapo (Strigops habroptila) est un gros perroquet terrestre originaire de Nouvelle-Zélande. Les mâles émettent lors de la parade nuptiale un son caverneux que l’écrivain britannique Douglas Adams a comparé aux premières mesures d’un morceau de Pink Floyd. Son système d’accouplement le rend unique chez les perroquets : les femelles choisissent parmi des mâles qui s’exhibent ensemble dans une arène. Mais, maintenant qu’il ne reste plus en Nouvelle-Zélande que 50 individus sauvages dispersés, les mâles sont souvent solitaires et les femelles ne parviennent pas à se trouver un partenaire 3.

La crécerelle de Maurice (Falco ­punctatus) était probablement l’oiseau de proie le plus rare du monde dans les années 1970. C’était dû à son régime alimentaire : elle se nourrissait exclusivement de geckos, qui se raréfiaient en raison de la destruction de leur habitat insulaire. Les parents oiseaux apprenaient à leurs petits à ne chasser que les geckos, malgré la présence d’autres proies. Les écologues menant des programmes de reproduction en captivité ont constaté que les petits n’étaient pas difficiles et qu’on pouvait les entraîner à attraper d’autres proies. En cessant d’être monophages, ces oiseaux ont obtenu une sorte de sursis. La crécerelle de Maurice est-elle toujours une crécerelle de Maurice si elle ne s’alimente pas que de geckos – ou est-elle en un sens une espèce éteinte ? L’extinction n’admet pas une définition claire et précise.

Le grèbe de l’Atitlán (Podilymbus gigas), éteint depuis 1990, est un cas d’extinction taxonomique mais pas génétique : les derniers individus se sont hybridés avec une autre espèce de grèbe, préservant ainsi une certaine cohérence dans leur évolution grâce à un nouvel avatar. La séquence des événements qui ont conduit à cette semi-extinction est implacable. Le grèbe de l’Atitlán a été décrit pour la première fois dans les années 1920, époque où il a été découvert sur les rives couvertes de roseaux et dans les eaux du lac Atitlán, au Guatemala. Comme d’autres oiseaux menacés, il avait perdu l’aptitude au vol. Dans les années 1960, sa population était tombée à quelque 80 individus : son habitat avait été considérablement réduit, d’abord par la coupe des roseaux destinés à la fabrication de nattes, puis par la Pan Am (laquelle a fini par disparaître à son tour). La compagnie aérienne américaine avait transformé le lac en station de pêche de loisir et introduit le black-bass, ou perche d’Amérique, qui mangeait les crabes et les petits poissons constituant l’alimentation des grèbes. L’écologue Anne ­LaBastille avait aménagé un petit refuge pour eux sur la rive, et la population était parvenue à se maintenir à 200 individus avant de succomber, victime d’une nouvelle opération de défrichement des roselières – cette fois pour bâtir des résidences de vacances. Puis un tremblement de terre assécha à moitié le lac, ce qui abaissa le niveau de l’eau de 6 mètres et isola le refuge. Finalement, les rives furent envahies par des grèbes à bec bigarré (Podilymbus podiceps), une espèce plus petite et capable de voler, qui s’hybridèrent avec les quelques grands grèbes restants, produisant une progéniture qui – à la grande surprise des écologues – s’envola. Les gènes du grèbe à bec bigarré géant sont probablement encore dans la nature au Guatemala, mais l’espèce elle-même a disparu.

L’extinction d’un autre oiseau a également été accélérée par un événement géologique : la dernière grande colonie de reproduction du grand pingouin (Pinguinus impennis) se trouvait sur ­Geirfuglasker, une île au large des côtes islandaises engloutie lors de l’éruption d’un volcan sous-marin en 1830. Les deux derniers individus dont on avait connaissance furent étranglés, et leur seul et unique œuf fut cassé quatorze ans plus tard par des pêcheurs chargés par un marchand de collecter des spécimens sur l’île voisine d’Eldey.

Pour chaque oiseau du livre, Fuller a tenté de trouver au moins un dessin, une peinture ou une gravure : beaucoup sont l’œuvre du grand illustrateur du XIXe siècle J. G. Keulemans. Il agrémente aussi autant que possible son récit historique de portraits et de petites biographies des marins, explorateurs et naturalistes qui ont décrit une espèce (et parfois contribué à leur extinction). Bien sûr, la plupart de ces espèces ont disparu avant que nous ne disposions de pellicules suffisamment sensibles pour photographier la nature. Il existe toutefois une série de trois photos de nettes à cou rose (Rhodonessa caryophyllacea), une espèce apparentée au canard que l’on a pu observer pour la dernière fois dans la nature dans les années 1920 : sur le premier cliché, on voit un couple de nettes en captivité dans un parc du Surrey, sur le suivant, il n’y a plus qu’un seul oiseau, et le troisième montre un spécimen empaillé sans socle gisant sur le dos au Musée national d’Écosse. La photo la plus célèbre d’un oiseau disparu est aussi reproduite dans le livre : il s’agit de Martha, le dernier pigeon migrateur américain, mort au zoo de Cincinnati le 1er septembre 1914 à 13 heures – sans doute, remarque ­Fuller, l’extinction la plus précisément datée de l’histoire naturelle.

Les recherches menées par Fuller pour trouver des récits d’époque n’ont pas toujours été fructueuses. Dans certains cas, il n’a rien trouvé d’intéressant, la vie et la mort de nombreuses espèces étant passées quasiment inaperçues (ce qui rend d’autant plus remarquable le fait que Fuller ait pu dénicher autant d’images). Cela n’est pas surprenant quand on sait que les premiers inventaires naturalistes ne remontent guère qu’au XVIIIe siècle. L’objectif premier à l’époque était la collecte de merveilles inconnues, ce qui s’accompagnait souvent de massacres inutiles.

Aujourd’hui, nous disposons d’une masse d’informations sur la biologie des populations, les habitudes de reproduction et l’écologie comportementale des espèces d’oiseaux ou de mammifères en voie d’extinction ; dans de nombreux cas, nous avons des données génétiques et, pour ce qui est des populations reproductrices dans les zoos, des registres généalogiques établis selon les normes internationales en vigueur. Désormais, nous en savons davantage sur les espèces éteintes que sur nombre de celles qui existent toujours. Mais sur beaucoup des oiseaux qu’évoque Fuller, il n’y a à peu près rien. Le nicobar ponctué (Caloenas maculata), dont on ne connaît que le spécimen empaillé légué au musée de Liverpool par le naturaliste Edward Smith-Stanley, 13e comte de Derby, est une espèce « originaire d’une île indéterminée du Pacifique Sud ». La perruche de Tahiti (Cyanoramphus ­zealandicus), originaire de Polynésie, « était et reste un oiseau des plus mystérieux ». Plus terrible encore, « on ne dispose d’aucun élément sur le ptilope de Dupetit-­Thouars (­Ptilinopus dupetithouarsii), endémique des îles Marquises ». Et voici comment on a aperçu pour la première et la dernière fois la gallicolombe de Tanna (Alopecoenas ferrugineus) : ce colombidé fut collecté en 1774 sur l’île de Tanna, dans les Nouvelles-Hébrides, par le naturaliste Johann Reinhold Forster, qui accompagnait le navigateur James Cook à bord du Resolution (« Je suis allé à terre, nous avons abattu une nouvelle sorte de pigeon ») ; son fils George le peignit, et on n’en revit plus jamais.

Tout comme les perroquets, les colombes et les pigeons semblent avoir subi un nombre disproportionné d’extinctions par rapport aux autres oiseaux, sans que rien dans leurs caractéristiques biologiques ne permette de l’expliquer. Deux des espèces éteintes de pigeons les plus connues – le dodo et le pigeon migrateur américain – avaient très peu en commun.

Le dodo (Raphus cucullatus) était condamné pour les raisons habituelles : insulaire, incapable de voler, il constituait une proie facile pour les marins, les colons et les espèces invasives qui les accompagnaient (cochons, chats, chiens, rats). Il s’agit, pourrait-on dire, d’une extinction banale, comme il s’en est produit tant au cours de l’expansion coloniale et de la migration humaine vers les îles océaniques. Le dernier dodo a probablement été aperçu à la fin du XVIIe siècle, et tout ce qu’il en reste, à part de nombreuses illustrations et descriptions d’une précision douteuse, ce sont quelques fragments de peau et d’os et une tête au muséum d’histoire naturelle d’Oxford.

Le pigeon migrateur américain ou ectopiste voyageur (Ectopistes migratorius), en revanche, semble avoir été l’une des espèces d’oiseaux les plus abondantes qui aient jamais existé : il se déplaçait en vastes volées au-dessus de l’Amérique du Nord et nichait en colonies sur des dizaines de kilomètres. Ses habitudes et ses caractéristiques ont été décrites, comme celles de la plupart des autres oiseaux d’Amérique du Nord, dans les années 1830 par l’ornithologue Jean-Jacques Audubon, et on en sait beaucoup plus sur lui que sur la plupart de ses congénères disparus. Des parties de chasse organisées sur le passage des pigeons les faisaient exploser en vol à leur arrivée sur leurs lieux de nidification. La ressource semblait inépuisable, mais, à un moment donné dans les années 1870, leur nombre chuta en dessous d’un point critique que les biologistes de la conservation d’aujourd’hui appellent le seuil de viabilité démographique. Les chasseurs avaient cessé à ce stade de s’y intéresser (tirer sur des oiseaux isolés était nettement moins palpitant que de les abattre en masse), mais ­l’ectopiste ­voyageur ne parvint pas à se rétablir et s’éteignit vers 1900 (le dernier spécimen observé dans la nature fut abattu en mars de cette année-là). Bien que les pigeons migrateurs aient été plus nombreux dans leurs dernières décennies d’existence que ne l’ont jamais été les dodos, quelque chose dans l’histoire de leur évolution semblait exiger qu’ils vivent en grands groupes ou pas du tout.

Le livre de Fuller ne fait pas un inventaire exhaustif de tous les espèces d’oiseaux éteintes. Elles sont sans doute beaucoup plus nombreuses à avoir disparu au cours des quatre derniers siècles, en particulier dans les îles océaniques, sans laisser de trace probante de leur existence. Pour les seuls perroquets, Fuller énumère 14 « espèces hypothétiques » pour lesquelles il n’existe aucun élément fiable, si ce n’est des récits succincts ou ambigus de voyageurs (selon le code international de nomenclature, une espèce n’en est une que si un spécimen de référence a été déposé dans un muséum), et il existe de nombreuses autres espèces mystérieuses, comme le supposé dodo blanc de la Réunion. Et d’autres oiseaux ont sans aucun doute succombé à une chasse intensive avant 1600. Il y avait par exemple en Nouvelle-Zélande de 12 à 20 espèces de moas ou ­dinornithiformes – des parents géants de l’autruche et de l’émeu – qui ont toutes disparu à une rapidité étonnante après l’arrivée des ancêtres des Maoris, au XIIIe siècle. Les archéologues ont retrouvé quantité d’ossements de moas datés de périodes relativement rapprochées, ce qui laisse supposer que la ressource s’est rapidement épuisée. Ces oiseaux de grande taille mettaient de nombreuses années à devenir adultes et pondaient en petite quantité ; il semble qu’ils soient vite tombés en deçà du seuil de viabilité démographique. Deux ou trois espèces de moas étaient encore en vie lorsque les premiers Européens sont arrivés en Nouvelle-Zélande, en 1642, mais elles n’ont pas tardé à s’éteindre.

Comme le montre le sort des moas, une population humaine n’excédant pas quelques centaines ou milliers d’individus peut rapidement anéantir, sans même disposer d’armes à feu, toute une série d’espèces vivant sur des terrains accidentés, boisés et généralement inhospitaliers. Cette guerre éclair a des parallèles bien plus anciens dans l’histoire des migrations humaines, notamment en Australie et dans les Amériques. Si le changement climatique a pu jouer un rôle, tout porte à croire aujourd’hui que beaucoup d’espèces d’oiseaux et de mammifères de grande taille (ce qu’on appelle la mégafaune du pléistocène) ont disparu peu après l’arrivée des humains – il y a environ 46 000 ans en Australie et 14 000 ans dans les Amériques. Parmi les autres espèces australiennes éteintes figure un parent du moa, Genyornis, l’un des plus grands oiseaux ayant jamais vécu.

Ces extinctions préhistoriques laissent leurs fantômes : les étranges arbustes divariqués de Nouvelle-Zélande, dont les feuilles se cachent derrière un couvert de rameaux – apparemment pour éviter de se faire brouter par les moas –, ou les grosses graines de certaines espèces d’arbres des forêts d’Amérique centrale, autrefois transportées vers de nouveaux sites dans la panse des mégaherbivores et aujourd’hui trop lourdes pour être dispersées. Les fantômes écologiques abondent également à Hawaii, d’où 40 espèces endémiques d’oiseaux ont disparu et où beaucoup d’autres sont en danger d’extinction. Ce petit archipel représente à lui seul près de la moitié des extinctions recensées dans le livre de Fuller. Une famille d’oiseaux, les ­drépanidinés de Hawaii, comptait à l’origine au moins 41 espèces ; aujourd’hui, treize d’entre elles, peut-être plus, sont éteintes, et, parmi les autres, seules trois ne sont pas en danger. Avec de telles disparitions, des écosystèmes entiers perdent leur cohérence et sont encore plus exposés à l’invasion d’espèces exotiques.

En milieu terrestre, l’extinction provoquée par l’homme s’est déroulée en trois phases. Il y a eu d’abord les extinctions de la mégafaune consécutives aux migrations humaines vers des continents auparavant inhabités ; puis les extinctions insulaires et les extinctions par surexploitation (qui constituent le gros de celles que décrit l’ouvrage) ; et, enfin, les extinctions à l’échelle des continents et de la planète que nous sommes en passe d’infliger du fait de la destruction et de la fragmentation des habitats, de l’introduction d’espèces et du changement climatique, faisant subir au monde entier ce qu’a connu Hawaii.

En milieu marin, de nouveaux éléments indiquent que la surexploitation remanie profondément le vivant depuis des siècles, voire des millénaires, de sorte que nulle part dans le monde les eaux côtières ne ressemblent à ce qu’elles étaient avant l’arrivée des humains. Peu de biologistes doutent aujourd’hui qu’une nouvelle extinction massive soit en cours, qui entraînera la disparition d’une grande partie des espèces de l’écosystème mondial. Le taux d’extinction est estimé à plus de cent fois le taux naturel d’extinction, calculé à partir des données paléontologiques, lesquelles montrent, de façon grossière, que la durée d’existence moyenne d’une espèce est comprise entre cinq et dix millions d’années.

Des extinctions massives se sont déjà produites par le passé et constituent certains des principaux jalons de l’histoire géologique et évolutive de la Terre. Ce qui distingue l’extinction massive d’aujourd’hui, c’est qu’elle est clairement provoquée par une seule espèce. Les cinq précédentes, pour autant qu’on puisse en juger, ont toutes été causées par des événements physiques, le plus célèbre étant l’impact d’une énorme météorite au Mexique il y a 65 millions d’années, qui a induit un changement climatique immédiat, scellant le sort des dinosaures et de bien d’autres organismes vivants. Les écologues, qui se soucient de plus en plus de maintenir la faune et la flore dans des paysages aménagés par l’homme, doivent à présent faire face aux effets réels et prévus du changement climatique, qui pourrait déplacer les zones de préférence écologique d’espèces et d’écosystèmes entiers de plusieurs centaines de kilomètres ou les faire tout bonnement disparaître. Dans ces conditions, leurs efforts de préservation ne donneront guère de résultats.

— Andrew Sugden est rédacteur en chef adjoint de la revue Science.

— Cet article est paru dans la London Review of Books le 23 août 2001. Il a été traduit par Catherine Mantoux.

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Il y a 500 millions d’années, après que l’explosion cambrienne eut créé une quan­tité impressionnante de nouvelles espèces, il n’y avait toujours pas de vie sur la terre ferme. Pas de vie complexe en tout cas. Pas de plantes, pas d’animaux, rien de comparable à la grande diver­sité de la vie dans les océans, qui grouillaient de trilobites, de crustacés, de vers velus et de mollusques dans le genre du calmar. La plupart des grands groupes d’espèces animales qui existent aujourd’hui ont pris naissance dans la mer à cette époque.

C’est à présent le milieu terrestre qui compte un nombre étourdissant d’espèces. En particulier des plantes à fleurs, des champignons et des insectes, tant de satanés insectes. Selon une estimation, on recense aujourd’hui cinq fois plus d’espèces terrestres que d’espèces marines. Mais comment se fait-il que la biodiversité des mers et les océans – qui avaient une longueur d’avance et représentent la majeure partie de la surface de la planète – ait été reléguée si loin derrière celle de la terre ? La question intrigue depuis longtemps les biologistes. ­Robert May, écologue à l’université d’Oxford, est le premier à avoir couché cette énigme par écrit dans un article de 1994 intitulé « Biodiversité : différences entre terre et mer » 1.

Vingt-cinq ans plus tard, la question reste entière, alors même que nous avons pro­gressé dans l’exploration des grands fonds océaniques. Les chercheurs estiment aujourd’hui que 80 % des espèces évoluent sur la terre ferme, 15 % en ­milieu marin et les 5 % restants dans l’eau douce. De leur point de vue, cet écart n’est pas entièrement dû au fait que le milieu terrestre a été plus ample­ment étudié.

« Il y a certes des tas et des tas d’espèces dans les océans, mais il en faudrait un ­sacré paquet pour combler la différence », estime Geerat ­Vermeij, un chercheur en écologie et paléoécologie marine qui s’est penché sur le sujet avec Rick Grosberg, un de ses collègues de l’Université de Californie à Davis. Ce manque apparent de biodiversité dans les océans ne dérive donc pas seulement, affirment Vermeij et Grosberg, de notre tendance à privilégier le milieu terrestre dans lequel nous évoluons – une ­déformation dont ils ne sont que trop conscients en tant qu’océanologues.

Alors quelle est donc cette spécificité des écosystèmes terrestres qui fait qu’ils favorisent la biodiversité ? Robert May et d’autres chercheurs avancent comme raison possible l’agencement physique des habitats terrestres, qui sont à la fois plus fragmentés et plus diversifiés. Par exemple, comme Charles Darwin l’a bien montré pour les Galápagos, les îles sont des foyers de diversification. Au fil du temps, du fait de la sélection naturelle ou même du hasard, deux populations différentes d’une même espèce présentes sur deux îles peuvent devenir deux espèces.

Les océans, en revanche, sont des grandes masses d’eau communicantes, dotées de moins de barrières physiques susceptibles d’isoler les populations. Et ils enregistrent moins de ces températures extrêmes qui ­favorisent la diversification en milieu terrestre.

La terre ferme possède aussi une « architecture complexe », pour reprendre l’expression de May. Les forêts, par exemple, ont ­recouvert une grande partie de la surface terrestre, et les feuilles et les pousses des arbres créent de nouvelles niches écologiques que les différentes espèces peuvent exploiter. Les coraux font de même dans les océans, bien sûr, mais ils ne recouvrent pas une aussi grande partie des fonds marins.

Les plantes jouent de toute évidence un rôle primordial. Le point de bascule, ce moment où la vie a cessé d’être essentiellement marine pour devenir terrestre, s’est produit il y a environ 125 millions d’années, pendant le crétacé, période où les premières plantes à fleurs ont évolué pour connaître un succès extraordinaire sur terre. Les végé­taux ont besoin de la lumière du soleil pour la photosynthèse ; or il y en a peu dans les océans, en dehors des zones ­côtières peu profondes : la terre est de ce fait plus prolifique que les profondeurs froides et sombres de la mer. « Les grands fonds sont comme un immense réfrigérateur dont la porte est restée longtemps fermée », explique Mark Costello, professeur de biologie marine à l’Univer­sité du Nord, en Norvège, qui a récem­ment publié un inventaire de la biodiversité marine.

Fait intéressant, souligne ­Mark Costello, l’accroissement de la biodiversité sur la terre ferme après la diversification des plantes à fleurs semble également avoir contribué à accroître celle des écosystèmes marins. Le pollen, par exemple, peut être une source importante de nourriture sur le plancher océanique. Des chercheurs ont récemment décelé dans le Pacifique, à 10 000 mètres de profondeur, du pollen provenant probablement de plantations de pins en Nouvelle-Zélande.

La diversification des plantes à fleurs tient aussi au fait qu’elles ont évolué avec les insectes. Certaines plantes ont développé au fil du temps des fleurs à longs tubes que seules pouvaient ­atteindre les abeilles à longue langue qui les butinent. « Entre les plantes et les insectes, ça a été la grande course », résume Costello. Cette coévolution a contribué à créer un nombre stupéfiant d’espèces. La grande majorité des plantes sont des plantes à fleurs, et la grande majorité des animaux sont des insectes. On estime que ces derniers représentent 80 % des espèces de la planète.

Mais les insectes, à qui le ­milieu terrestre réussit si bien, sont quasi absents des océans. Geerat Vermeij et Rick Grosberg attribuent cela aux différences de propriétés entre l’air et l’eau. Les petits organismes comme les insectes ont plus de mal à se déplacer dans l’eau parce qu’elle est beaucoup plus dense que l’air. Les phéromones et les informations visuelles ne voyagent pas aussi bien dans l’eau, ce qui limite le rôle de la sélection sexuelle comme ­moteur de la diversification. La sélection sexuelle développe des caractères qui peuvent ne pas sembler avantageux mais sont appréciés des partenaires potentiels ; la queue du paon en est un exemple classique.

En s’appuyant sur les travaux du biologiste marin ­Richard Strathmann, Geerat Vermeij et ­Rick Grosberg tentent également de comprendre pourquoi une relation comme celle qui unit plantes à fleurs et insectes ne pourrait pas exister en milieu marin. L’eau de mer regorge de sources d’alimentation possibles, comme le zooplancton. En allant d’une hypothétique fleur de mer à une autre, un organisme marin trouverait en chemin largement de quoi se nourrir dans l’eau. Alors pourquoi se donner le mal de nager jusqu’à une autre fleur ? En revanche, quand un insecte vole d’une fleur à l’autre pour s’alimenter de nectar, il ne fait que passer, car il n’y a pas de nourriture en suspension dans l’air. Et cela a des conséquences sur l’évolution : une hypothétique fleur de mer devrait offrir beaucoup plus de nectar pour attirer les pollinisateurs qui se nourrissent paresseusement de nourriture flottante ; cela n’en vaut donc pas la peine.

Comme tout ce qui a trait à l’histoire de la vie sur notre planète, il n’est matériellement pas possible de mener une expérience qui prouverait l’une ou l’autre de ces hypothèses. On ne peut qu’échafauder des théories. Lorsque May se demandait dans son article de 1994 pourquoi la biodiversité était tellement plus terrestre que marine, il avançait certaines de ces explications, tout en admettant : « Il s’agit moins de réponses que d’une liste de questions. » Nous en sommes toujours là.

— Sarah Zhang est journaliste au magazine américain The Atlantic, où elle couvre les sujets science et santé.

— Cet article est paru dans The Atlantic le 12 juillet 2017. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.

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Dans son nouveau livre Never Home Alone, l’écologue américain Rob Dunn nous ouvre les yeux sur la vie foisonnante avec laquelle nous cohabitons. Avec ses collègues, il a recensé quelque 200 000 espèces, dont les trois quarts sont des bactéries, présentes sur notre corps, dans la poussière, l’eau et la nourriture. « Les mammifères sont recouverts d’une couche épaisse de bactéries, il n’y a rien de plus normal. Nous ne sommes ­jamais vraiment nus, et il en va de même pour toutes les surfaces de la maison », écrit Dunn. Parmi les autres espèces, on trouve surtout des champignons, mais aussi des arthropodes ­(insectes, etc.), des plantes et autres organismes. Et encore, les virus ne sont pas comptabilisés.

Dunn décrit l’incroyable diver­sité que peut receler le « biofilm » d’un pommeau de douche : « En ce moment même, dans votre pommeau de douche […], de minuscules “piques” [des bactéries prédatrices] s’accrochent à d’autres bactéries, percent un orifice dans leurs flancs et libè­rent des produits chimiques qui les digèrent. Le biofilm d’un pommeau de douche contient également des protistes qui dévorent les “piques” et même des nématodes qui mangent les protistes, ainsi que les champignons qui font leur popote fongique. Voilà tout ce qui se jette sur vous lorsque vous prenez un bain ou une douche. » Dans le moindre ­recoin de la maison, Dunn et son équipe ont trouvé une vie foisonnante. Même les carreaux de plâtre tout juste sortis de l’usine sont truffés de champignons.

Pourquoi avons-nous occulté toute cette vie ? Entre autres parce qu’il s’agit en grande partie d’organismes microscopiques et qu’il a fallu les progrès de l’analyse de l’ADN pour prendre conscience de leur diversité. Mais il y a une raison plus profonde, c’est que les biologistes ne s’intéressent pas beaucoup à ce qui se trouve sous leur nez chez eux – ou alors ils supposent que quelqu’un s’y est déjà intéressé et préfèrent des terrains plus exotiques.
Passant à l’échelle macroscopique, Dunn consacre un chapitre au grillon des cavernes, un habitant des grottes déjà représenté sur les gravures rupestres et qui se plaît aujourd’hui dans les maisons d’Amérique du Nord. La blatte germanique, qui prospère, a droit à un chapitre entier, de même que les chiens et les chats, ces derniers étant visiblement les plus problématiques. Ils sont en effet porteurs de Toxoplasma gondii, l’espèce de parasite qui fait adopter aux souris un comportement suicidaire en présence d’un félin et qui pourrait bien agir également sur le comportement humain 1.

Vous serez peut-être tenté d’aller chercher de l’eau de Javel, des pesticides et des antibactériens censés tuer « 99 % des germes ». N’en faites rien, surtout. D’abord, si cela peut vous rassurer, parmi ces milliers d’espèces, seule une cinquantaine de bactéries représente un danger pour la santé ­humaine. Même en comptant les virus, le nombre reste inférieur à cent. Le propos de Dunn est que la biodiversité de nos foyers nous est en réalité extrêmement bénéfique – c’est l’absence de biodiversité qui est néfaste. En ­devenant des Homo interiorus (selon l’expression de Dunn) qui vivent dans des intérieurs immaculés à l’abri du monde extérieur, nous avons développé toute une série de troubles tels que l’asthme et les allergies, qui étaient autrefois rares et sont aujourd’hui courants, probablement à cause du milieu relativement stérile dans lequel nous vivons.

Certaines espèces qui grouillent autour de nous peuvent servir à produire de nouveaux médicaments et de nouvelles enzymes ou nous aider à éliminer une partie de nos déchets. Mais la fonction la plus importante de cette biodiversité est peut-être de combattre naturellement les agents pathogènes et les parasites. Quand nous cherchons à stériliser notre environnement, cette neutralisation ne se fait plus. En l’absence de concurrence, les agents pathogènes les plus résistants ont le champ libre. Tenter de les exterminer a pour effet de favoriser les mutations, ce qui crée des espèces de plus en plus robustes – comme le montre l’apparition de bactéries résistantes aux antibiotiques –, et la bataille devient impossible à gagner. Si nous persistons dans cette voie, nous courons à la catastrophe. Les effets de notre guerre mala­visée contre la biodiversité domes­tique se font déjà sentir.

— Nigel Andrew est professeur d’entomologie à l’Université de Nouvelle-Angleterre, en Australie.

— Cet article est paru dans le numéro d’août 2019 de la Literary Review. Il a été traduit par Nicolas Saintonge.

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Un matin du printemps 2014, en consultant mes courriels, je suis tombé sur une photo du paléontologue Diego Pol. Il faisait semblant de dormir allongé sur un fémur de dinosaure de la taille d’un canapé. Ce scientifique argentin charismatique et facétieux venait de faire une découverte spectaculaire.

Au cours de fouilles en Patagonie, son équipe avait mis au jour un mastodonte : un sauropode herbivore dont on a ­estimé la longueur à 40 mètres, la hauteur à 20 mètres et le poids à 85 tonnes, soit l’équivalent de 14 éléphants d’Afrique adultes. Il surpassait le célèbre Argentinosaurus, un autre sauropode de Patagonie qui détenait jusque-là le titre du plus grand dinosaure du monde.

Quelques mois plus tard est venu s’ajouter un fossile du même acabit. En septembre, une équipe internationale dirigée par des chercheurs de l’université Drexel, à Philadelphie, annonçait la découverte en Patagonie d’un nouveau titanosaure baptisé ­Dreadnoughtus [en référence au dreadnought, un type de cuirassé], d’une longueur estimée à 25 mètres pour un poids de 65 tonnes.

Ce même mois de septembre, une équipe travaillant au Maroc décrivait la découverte des restes d’un ­Spinosaurus, un grand dinosaure carnivore vieux d’environ 100 millions d’années. Décrit pour la première fois en 1915, Spinosaurus a un squelette et un crâne qui suggèrent une adaptation très inhabituelle à un mode de vie semi-aquatique, un peu comme un crocodile mais en beaucoup plus grand. Il mesurait 15 mètres, soit 3 de plus que ce célèbre prédateur géant qu’est ­Tyrannosaurus rex.

Les nouvelles découvertes s’accumulent comme des records olympiques. Nous sommes à l’ère des micro­processeurs et de l’exploration de la planète Mars, et pourtant certaines de nos découvertes scientifiques les plus passionnantes et les plus extraordinaires sont des espèces disparues dans les ­archives fossiles de la Terre. Ces espèces livrent des informations précieuses sur l’histoire de l’évolution que l’on ne pourrait tirer de l’étude d’organismes vivants. Des fossiles récemment mis au jour de poissons de 385 millions d’années qui avaient conservé leurs membres souples apportent la preuve du passage du ­milieu marin au milieu terrestre. De multiples fossiles d’animaux et de plantes montrent que, il y a environ 100 millions d’années, l’Antarctique était une serre, avec des forêts luxuriantes baignant dans la chaleur.

Ces preuves qui s’accumulent rapidement nous donnent également une idée beaucoup plus précise de ce qui s’est produit lors des grandes extinctions massives du passé, qui ont chacune anéanti de 50 à 90 % des espèces. Sans les fossiles, nous ne pourrions pas comprendre que l’extinction fait partie intégrante de l’évolution du vivant et qu’elle est en même temps une réalité matérielle – à ce stade de l’histoire de l’humanité, à mille lieues des préoccupations scientifiques.

Les 1,8 million d’espèces d’organismes vivants décrites à ce jour ne représentent qu’une part infime de la vie sur Terre. Grâce aux données livrées par les fossiles, si incomplètes soient-elles, nous pouvons estimer que plus de 99 % des espèces ayant un jour existé ont disparu. Au fond, notre vision de l’avenir de l’évolution est inscrite dans le passé.

Quand j’ai fait part à des camarades de fac, il y a des années, de mon intention de m’orienter vers la paléontologie, ils se sont demandé pourquoi j’avais envie de me consacrer à une discipline aussi ennuyeuse qu’hermétique. Il est vrai que le travail de terrain n’est pas forcément glamour. La recherche de sauropodes et d’autres grands dinosaures conduit les paléontologues sur les terres arides de la Patagonie, de l’ouest de l’Amérique du Nord, de la Chine, de la Mongolie et de l’Afrique du Sud. En été, les températures dépassent facilement les 38 °C. Il n’y a pratiquement pas d’ombre ; le vent hurle sans relâche. Même avec une équipe, la prospection est souvent un travail solitaire, qui implique de zigzaguer pendant des kilomètres dans des lits de cours d’eau asséchés et dans des canyons balayés par le vent.

Une grande découverte est excitante, mais la paléontologie n’est pas une aventure à la Indiana Jones, c’est une acti­vité scientifique, une affaire sérieuse. Ces découvertes, bien sûr, font progresser notre discipline, mais les grandes extinctions massives sont aussi riches d’enseignements et d’informations sur la décimation des espèces et des habitats à laquelle nous assistons aujourd’hui. Les chercheurs estiment que la destruction actuelle des milieux naturels et les perturbations induites par le changement climatique pourraient provoquer la disparition de 20 à 50 % des espèces vivantes d’ici la fin du siècle.

Les données livrées par les fossiles nous apprennent que les extinctions massives ont été si dévastatrices qu’il a fallu des centaines de milliers, voire des millions d’années pour que les quelques espèces rescapées se diversifient et prospèrent à nouveau et que les écosystèmes se rétablissent. Autrement dit, le passé nous enseigne que nous sommes dans une phase véritablement dramatique de l’histoire de la planète qui pourrait avoir des répercussions sur une bonne partie du vivant, y compris notre espèce.

Les sauropodes constituaient un groupe dominant de l’un de ces anciens règnes biologiques qui ont prospéré pendant le mésozoïque, une ère lointaine qui a commencé il y a 250 millions d’années et s’est terminée il y a 65 millions d’années par un cataclysme dû à un astéroïde. Ils sont les seuls animaux sur Terre, avec les plus grandes baleines, à avoir jamais dépassé la barre des 50 tonnes.

Mais le gabarit n’est pas tout. Parmi les dinosaures les plus importants d’un point de vue scientifique figurent des fossiles moins imposants, de la taille d’une autruche, qui indiquent que les oiseaux actuels sont une branche ­évolutive des dinosaures. Ces théropodes – un groupe diversifié qui comprend le vélociraptor, le sinistre prédateur du film Jurassic Park – nous montrent que le geai bleu des jardins des banlieues américaines est un descendant de l’énorme Tyrannosaurus et de ses cousins.

L’accumulation des preuves de cette transition est l’une des grandes réussites de la paléontologie, et une bonne part de ces éléments n’a été découverte que récemment. Les lits de lacs fossiles du nord de la Chine conservent de magnifiques échantillons de ces dinosaures de transition, dont beaucoup sont dotés de fines empreintes de plumes. Grâce à des techniques d’imagerie modernes comme la tomodensitométrie, la reconstruction et l’animation 3D ainsi que la microphotographie de tissus osseux, les paléontologues sont désormais en mesure d’extraire des informations qui nous permettent de mieux appréhender les dinosaures en tant qu’animaux vivants : leurs modes de déplacement, le rythme de croissance et parfois même leur couleur.

Nous ne devons certainement pas cette série de découvertes paléontologiques à un afflux de financements ; les postes de chercheur sont rares dans ce domaine. Mais la discipline s’internationalise, et de plus en plus de ­personnes sont formées et travaillent dans leur pays. En outre, les changements de régime ouvrent parfois des perspectives : ainsi, l’effondrement imminent de l’Union soviétique nous a ouvert, en 1990, le pays des merveilles fossiles du désert de Gobi, en Mongolie, un ­terrain qui était resté inaccessible aux chercheurs ­occidentaux pendant plus de soixante ans.

C'est là, dans le cadre de l’expédition scientifique conjointe du ­Muséum américain d’histoire naturelle et de l’Académie des sciences de Mongolie, que j’ai dirigée avec Mark A. Norell, que nous avons découvert en 1993 un site extraordinairement riche. L’un de nos véhicules s’était enlisé dans le sable. Pendant que les chauffeurs le ­dégageaient, nous avons décidé ­d’explorer brièvement des falaises toutes proches que nous avions laissées de côté lors de nos deux saisons de fouilles précédentes.

En l’espace d’une matinée, nous avons compris que nous étions tombés sur un trésor : des dizaines de squelettes de dinosaures, une multitude de squelettes fragiles de mammifères et de lézards, des nids avec des œufs contenant des embryons et des dinosaures en train de faire leur nid étaient éparpillés sur le sol d’un amphithéâtre rocheux pas beaucoup plus grand qu’un terrain de base-ball. Les oviraptors que nous avons trouvés blottis sur une couvée d’œufs ont été les premières preuves tangibles de ce qui n’était jusqu’alors qu’une hypothèse : les soins parentaux existaient chez les dinosaures.

Les fossiles du désert de Gobi ainsi que des couches de terrain du nord de la Chine recèlent également d’extraordinaires échantillons de minuscules mammifères ressemblant à des musaraignes qui donnent des pistes sur les origines du groupe moderne de mammifères ­auquel nous appartenons. Les découvertes se poursuivent, notamment celle, à Madagascar, d’un crâne remarquablement préservé d’un mammifère ressemblant à une marmotte, âgé de 70 millions d’années.

Depuis 2000, nous avons identifié cinq types d’hominidés primitifs, nos proches parents préhistoriques. Et si vous pensez que les fossiles ne livrent que des informations sur des évolutions survenues il y a plusieurs millions d’années, détrompez-vous. Pas plus tard qu’il y a 50 000 ans – une fraction de seconde à l’échelle du temps long de la paléontologie –, au moins trois et peut-être quatre espèces de la lignée humaine cohabitaient sur notre planète. Pourtant, dans ce court intervalle de temps, il n’y a que la nôtre qui ait passé avec succès le crible de l’évolution.

Comme toujours lorsqu’on repousse les frontières du savoir, des problèmes se posent et des perspectives s’ouvrent. Certaines régions du monde comme l’Afrique du Nord détiennent peut-être la clé pour comprendre l’évolution des principaux groupes d’animaux, mais elles sont encore insuffisamment explorées. Si certaines zones deviennent acces­sibles à la faveur des évolutions poli­tiques, d’autres cessent de l’être quand y éclatent des conflits. Le pillage de fossiles est monnaie courante dans de nombreuses régions, et il faut y mettre fin avant que cela n’empêche l’avancée des connaissances.

Il est d’autant plus important de ­résoudre ces problèmes que l’on sait ce que la science paléontologique apporte au savoir humain. L’étude des seules espèces vivantes n’aurait pas permis de deviner l’existence de libellules grosses comme des mouettes ou de dinosaures de la taille de grandes baleines capables de vivre sur la terre ferme. De telles décou­vertes fournissent des indications précieuses sur la capacité des organismes à évoluer, à s’adapter et à survivre. Après tout, les sauropodes se sont maintenus pendant environ 150 millions d’années. Ce n’est pas ce qu’on appelle une expérience d’évolution ratée.

— Michael J. Novacek est un paléontologue américain.

— Cet article est paru dans The New York Times le 8 novembre 2014. Il a été traduit par Catherine Mantoux.

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