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En cette ère d’effondrement écologique et d’extinctions en cascade, on a comme un désir, latent chez notre espèce, de voir le monde revenir à son état naturel et sauvage. Le seul moyen, ­semble-t-il, est de voir les choses dans le temps long : un jour, après notre disparition, la Terre accueillera à nouveau une riche biodiversité. Le temps guérit toutes les blessures, même; si cela doit prendre des millions d’années.

Pour nous situer à l’échelle de millions d’années, nous nous tournons vers les géologues dont la spécialité est de cartographier les cycles de la Terre sur le temps long. En 2018 a été réédité After Man, un livre dans lequel le géologue écossais Dougal Dixon imagine comment évolueront les autres espèces après l’extinction des humains, dans 50 millions d’années. L’idée de départ a de toute évidence bien vieilli puisque nous nous inquiétons de plus en plus des dégâts irréparables que nous infligeons à la planète. Depuis sa parution, en 1981, le livre a été réédité une dizaine de fois 1. Le lire ou le relire aujourd’hui donne un bon aperçu de ce que pouvait être la pensée écologique et scientifique à l’époque. En 1981, les géologues n’avaient pas encore formulé l’idée que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, l’anthropocène, dominée par les humains. Lorsqu’on parlait de changement climatique, on imaginait plutôt l’arrivée d’une période glaciaire qu’un réchauffement ; et le spectre d’une sixième extinction de masse, une des idées-forces du livre de Dixon, ne se dessinait pas à l’horizon comme c’est le cas aujourd’hui.

La discipline de Dougal Dixon était au départ la zoogéographie et, en tant que géologue, il a beaucoup réfléchi à l’incidence qu’ont eu les changements survenus sur Terre sur les espèces que la peuplent. La Terre qu’il imagine dans 50 millions d’années n’a pas beaucoup changé, dérive des continents mise à part. C’est une vision empreinte d’un brin de nostalgie : la mégafaune qui s’est éteinte pendant l’anthropozoïque a cédé la place à de nouvelles espèces ressemblant étrangement à celles qui les ont précédées. L’héritage laissé par les humains n’est pas constitué par une modi­fication de l’environnement – Dixon maintient délibérément le climat à l’identique – mais par des extinctions massives qui ont laissé derrière elles une série de niches libres prêtes à accueil­lir toutes sortes d’espèces capables de s’adapter et d’en tirer profit. Il faut imaginer un jeu de chaises musicales biogéographique où l’on voit le bec des pingouins développer des fanons pour pouvoir filtrer le plancton comme les baleines, ou encore les rats devenir les carnivores dominants à la place des gros chats, qui se balancent désormais de liane en liane dans la forêt tropicale à l’affût de singes planant dans les airs grâce à une membrane de peau semblable à celles des écureuils volants.

Le monde imaginé par Dixon comporte plusieurs écosystèmes recouvrant sept biomes illustrés par des artistes d’après les croquis de l’auteur, et minutieusement représentés dans le moindre détail (symbioses, parades nuptiales, préférences alimentaires et adaptations saisonnières de leurs habitants). La taxonomie de Dixon est loin d’être exhaustive (il néglige les océans, les végétaux et les insectes), mais, en tant qu’ouvrage prospectif, son livre est une bonne introduction à la génétique évolutive et à la sélection naturelle. Pourtant, l’auteur soupçonne les lecteurs de n’y voir qu’« un livre illustré sur des animaux insolites ».

Certains des représentants de la faune du futur imaginés par Dixon sont effectivement merveilleusement bizarres, comme cette « musaraigne à parachute » dont la queue permet à ses petits d’être portés par le vent comme des graines. Ou encore cette espèce d’oiseau dont le mâle, s’inspirant de la baudroie, s’agrippe au coccyx de la femelle, lui perce une veine et lui prodigue suffisamment de sperme pour la féconder à vie.

Mais le plus étonnant reste l’absence d’espèce dominante. Des animaux opportunistes comme les rongeurs, qui ont proliféré pendant l’anthropozoïque, se hissent au sommet de l’échelle des prédateurs et des herbivores dans tous les systèmes et deviennent par conséquent plus gros et dotés de mâchoires plus puissantes. Les espèces invasives introduites par les humains dans des habitats nouveaux maintiennent leur avantage dans la chaîne alimentaire, telle cette mangouste qui devient un formidable carnivore tropical. Finalement, la vie intelligente ne fait qu’une brève apparition sur Terre, nous dit le narrateur anonyme du livre. « L’industrie et l’agriculture ont eu un effet dévastateur », l’espèce humaine s’éteint, laisse entendre Dixon, parce que nous avons perdu notre avantage évolutif en choisissant d’adapter notre environnement à nos besoins et non l’inverse. Une fois que les ressources nécessaires au fonctionnement de notre civilisation se sont taries, nous n’avons pas réussi à nous adapter assez vite pour survivre. Surtout, aucun organisme vivant ne prend notre place dans la pyramide des espèces et la planète recouvre son état d’origine, inaltéré par le savoir.

Parmi les caractéris­tiques qui nous distin­guent des autres espèces et expliquent notre formidable succès en matière d’évolution, les psychologues citent souvent en premier notre capacité à nous projeter dans l’avenir en élaborant des scénarios. Il n’est donc pas étonnant que l’évolution spéculative, qui consiste à imaginer les myriades de formes que la vie peut prendre, ait ­donné lieu à un engouement sur Internet depuis la parution du livre de Dixon. Certains scientifiques y voient un plaisir coupable n’ayant guère de rapport avec leurs travaux en paléontologie ou en biologie de l’évolution. Mais, pour beaucoup d’adeptes de la biologie spéculative – les speccies, comme ils se surnomment –, échafauder des hypothèses sur les forums de discussion à propos des formes de vie à d’autres époques et sur d’autres planètes est devenu une véritable passion.

Dans ces cercles, Dixon est ­vénéré comme Darwin. Et si c’étaient les ­oiseaux et pas les mammifères qui avaient dominé pendant le cénozoïque ? Et si l’événement de Bonarelli n’avait pas eu lieu 2 ? À quoi ressembleraient des organismes chimiosynthétiques sur Titan, ou la Terre dans 20 millions d’années si elle était percutée en 2050 par une météorite anéantissant 80 % de ses espèces ? La construction de mondes spéculatifs est un acte de création qui séduit un public proche de celui des jeux vidéo de science-fiction et de fantasy. Il y a quelques règles complexes, comme le taux d’énergie transférée d’un réseau trophique à un autre et les bases du patri­moine génétique, mais, pour le reste, on laisse libre cours à son imagination. Desmond Morris, qui a rédigé la préface d’After Man, écrit que les « biomorphes » qu’il a inventés lorsqu’il était un jeune zoologiste « sont devenus aussi réels que les plantes et les animaux de la nature ».

Pour les paléontologues, en revanche, la biologie spéculative n’est pas un concept aussi radical. Émettre des hypo­thèses sur la morphologie ou le mode de vie des dinosaures et d’autres espèces éteintes demande une forte capacité à extrapoler sans forcément avoir les preuves matérielles de ce qu’on avance. Parmi les paléoartistes, il y a ceux qui sont fidèles aux paramètres biologiques de leurs sujets et dessinent leurs brachiosaures à partir des os mis au jour sur les chantiers de fouilles et ceux, moins scrupuleux, qui s’inspirent des œuvres d’autres artistes.

Jusqu’à quel point peut-on s’autoriser à spéculer sur le passé ? Au sein de la communauté scientifique, plusieurs camps s’affrontent. Parlant de la gageure qu’a représenté son ouvrage de 1988 Nouveaux dinosaures. L’autre évolution 3, qui spéculait sur ce à quoi ressembleraient aujourd’hui les dinosaures si la météorite ne les avait pas anéantis, Dixon tient des propos qui étonneront ceux qui pensent que les querelles scientifiques sont apolitiques : « Je me suis dit à l’époque que, pour que ça fonctionne, il fallait que je me situe à l’extrême gauche de la paléontologie des vertébrés alors que je me considérais plutôt comme un traditionaliste sur le sujet. » Dixon s’attendait à ce que ce soit le côté spéculatif d’After Man qui crée le plus de remous. C’est pour cela qu’il a été étonné que son ouvrage soit surtout perçu par les médias comme une réflexion sur l’extinction de l’humanité. Pour lui, cet aspect du livre n’était qu’une façon de lancer le débat et surtout pas une prise de position politique.

Mais la science-fiction en tant que genre révèle la dimension politique, morale et, surtout, existentielle de la recherche scientifique. Pendant la Guerre froide, l’escalade nucléaire et la conquête de l’espace représentaient à la fois une vision de l’apocalypse et un moyen d’y échapper. Dans les ­années 1960, la science-fiction s’intéressait essentiellement à la survie de l’humanité. Il y avait plus terrible encore que l’extinction, peut-être : la perspective que les humains soient déchus de leur position dominante – une crainte que Pierre Boulle aborde dans son roman de 1963 La Planète des singes, qui a inspiré par la suite une saga cinématographique dont le succès ne se dément pas. Dans Le Monde vert (1962), Brian Aldiss imagine une Terre tropicale entièrement dominée par une intense vie végétale avec une poignée d’humains planqués dans les sous-bois, faisant une dernière tentative pour sauver l’espèce 4. Dans les années 1970, le mouvement écologiste naissant inspire un nouveau genre, l’écofiction, dont les auteurs (Ursula K. Le Guin, Louise Erdrich et Barbara ­Kingsolver sont particulièrement appréciées des lecteurs anglo-saxons) ne déplorent pas la disparition de l’humanité mais la dégradation de la nature et la fin de la relation que nous entretenions avec elle ; ces utopies n’incluaient pas forcément les êtres humains.

L’évolution spéculative et la science-­fiction partagent les mêmes obsessions et s’influencent mutuellement, même si la première est censée rester ancrée dans la science alors que la seconde verse logi­quement dans le fantastique. Dixon fait partie de ces nombreux auteurs qui ont puisé leur inspiration dans le court roman La Machine à explorer le temps, de H. G. Wells, qui a popularisé l’idée du voyage dans le temps en 1895. Après avoir eu une liaison avec une femme du futur et échappé de justesse à une race humanoïde hostile appelée les Morlocks, l’explorateur de Wells continue à avancer dans le temps. Il visite la Terre 30 millions d’années plus tard, après l’extinction des humains, et trouve une planète peuplée de créatures ressemblant à des crabes et recouverte de lichens géants. À la fin, désirant assister à la fin du monde, il regarde le Soleil disparaître.

Le voyageur du temps est ainsi ­devenu une figure récurrente de la biologie spéculative et de la science-fiction. Il est ce témoin humain revenant d’au-delà les frontières du temps et de l’espace avec une histoire à nous raconter. After Man est écrit un peu comme un journal de bord. C’est une réflexion utile, même si elle trahit aussi ce malaise que nous éprouvons tous face à l’inconnu – ce désir d’être présent à ses propres funérailles. On veut y être, même si le problème est justement que nous ne sommes plus là.

La Nature assassinée, de Bill ­McKibben, a été le premier livre grand public qui abordait les enjeux existentiels du changement climatique 5. L’auteur affirmait qu’en surexploitant les énergies fossiles l’humanité avait franchi un point de non-retour dans son rapport à la nature : « Nous sommes arrivés à la fin de ce qui, à l’époque moderne du moins, a toujours défini la nature, à savoir sa séparation d’avec la société humaine. […] Or l’autonomie de la nature est sa signification profonde. Sans elle, il ne reste plus que nous sur Terre. » Dans la vision harmonieuse que donne Dixon de la nature, avec la complexité de ses écosystèmes régénérés et toutes ses niches à nouveau occupées, les humains sont absents. C’est logique, si tant est que ces derniers ne se considèrent pas comme une partie intégrante de la nature.

Il s’agit d’un véritable distinguo philosophique. Étudier le comportement humain comme on étudierait celui des primates était en soi un projet très radi­cal lorsque Desmond Morris écrivit Le Singe nu en 1960 6, parce que nous avons toutes les peines du monde à nous considérer comme des animaux. Il était logique qu’un artiste surréaliste et anthropologue comme Morris rédige la préface d’After Man. Mais il laisse entendre que le distinguo est aussi d’ordre esthétique : Morris prévient les lecteurs qu’ils seront peut-être déçus de savoir que tous ces animaux minutieusement décrits dans le livre de Dixon n’existent pas encore. « Cela aurait été merveilleux de pouvoir partir en expédition pour les observer à la jumelle », écrit-il. Pour lui, la nature doit rester suffisamment étrange pour continuer à nous fasciner et à attiser notre curiosité. De fait, les espèces vivantes d’aujourd’hui nous sont devenues si familières que nous aspirons, semble-t-il, à de nouvelles formes de vie, inattendues et étranges, pour conserver notre intérêt.

D’autres que Dixon se sont essayés plus récemment à imaginer le monde après notre disparition. Dans Homo disparitus, Alan Weisman s’intéresse à un avenir plus proche, à une époque où les infrastructures tomberont en ruine et où la végétation reprendra le dessus 7. Selon ce scénario, dans quelques siècles à peine, le monde que nous avions bâti sera méconnaissable. Weisman cite un climatologue qui estime qu’il faudra 100 000 ans pour que le CO2 atmosphérique retrouve son niveau d’avant l’apparition de l’homme. Weisman considère les espèces qui vivent aujourd’hui dans les derniers parcs et réserves naturelles non comme une attraction mais comme des banques de gènes, de semences qui repeupleront le monde après la disparition des humains et donneront naissance aux créatures hybrides décrites par Dixon.

Et si, pour une raison ou une autre, nous ne disparaissions pas ? « Plus que nous » : telle est la vision dystopique du troisième ouvrage spéculatif de Dixon, Man After Man, paru en 1990. « L’idée de départ était que le monde d’aujourd’hui s’effondre à cause de la surpopulation, de la famine, etc., mais que l’espèce ­humaine doit coûte que coûte en réchapper. Comment ? En inven­tant le voyage dans le temps et en se projetant dans 50 millions d’années pour y bâtir une nouvelle civilisation. Mais, une fois parvenue à sa nouvelle destination, l’humanité reproduit toutes les catastrophes et désastres écologiques dont elle a le secret… J’avais déjà créé ce monde dans After Man et maintenant je vais le détruire… C’est comme ça qu’est né Man After Man », explique-t-il 8.

Son livre raconte plutôt l’évolution future des humains : c’est une « foire aux monstres » d’ingénierie génétique, de chirurgie plastique, de parasitisme et d’asservissement. Homo sapiens évolue en une ménagerie de créatures méconnaissables qui passent leur temps à se soumettre et à s’exploiter les unes les autres. Cela ne ressemble plus trop à de la science, c’est plutôt de la science-­fiction. Pour les speccies, la fin du monde est désormais inéluctable, et il semble même qu’il soit plus facile de vivre là-bas, dans cette nouvelle ère, lorsque les plastiques auront fini de se décomposer, que l’anthropocène ne sera plus qu’une veine rocheuse et que plus personne ne saura ce que les humains ont fait à la Terre. Si les fresques un peu folles d’After Man sont habitées par la fantaisie et le désir d’évasion, Man After Man sonne comme la prémonition d’une victoire aux conséquences désastreuses pour notre espèce. Survivre, semble nous dire Dixon, est aujourd’hui un peu surfait 9.

Lucy Jakub est étudiante en journalisme scientifique au Massachusetts Institute of Technology (MIT).

— Cet article est paru dans The New York Review of Books le 19 septembre 2018. Il a été traduit par Alexandre Lévy.

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« À l’heure où la biodiversité est sans cesse menacée par les activités humaines, ce livre offre à la fois un chef-d’œuvre graphique, une exploration du monde sous-marin et un éloquent rappel de la précieuse variété de la vie » : c’est ainsi que l’éditeur Taschen présente L’Art et la science d’Ernst Haeckel, un ­recueil de 450 planches publié en 2016. La référence ici faite à la biodiver­sité n’a rien d’arbitraire, et il serait erroné de n’y voir que l’exploitation à des fins commerciales d’un sujet dans l’air du temps.

Haeckel est souvent présenté comme le talentueux vulgarisateur des sciences du vivant qui a introduit l’œuvre et les idées de Darwin en Allemagne, puis dans le monde entier. Ainsi que le montre ­Robert J. Richards dans la biographie qu’il lui a consacrée, il fut bien plus que cela : un authentique chercheur, à la fois zoologue, paléontologue, embryologiste, systématicien et théoricien de l’évolution ; un esprit puissant et original qui inventa de nombreux termes et concepts (phylum, ontogenèse, phylogenèse, clade et, surtout, écologie) ; et un naturaliste spécialiste de l’étude des petits organismes marins – radiolaires, éponges, coraux, méduses, siphonophores, protistes, mollusques, trilobites (il identifia plusieurs centaines de nouvelles espèces), fasciné par l’extraordinaire diversité du monde vivant.

Né en 1834 dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle de Potsdam, Ernst Haeckel était destiné à la médecine par son père. Peu attiré par le contact avec la maladie et le spectacle de la souffrance et de la détresse physique, il se tourna rapidement vers la biologie. Influencé à la fois par le rationalisme matérialiste d’un de ses professeurs, l’anatomiste Rudolf Virchow, les idées de Goethe et la philosophie de la nature allemande, et très marqué, surtout, par la lecture du récit de voyage d’Alexander von Humboldt en Amérique du Sud et de son grand ouvrage Cosmos, féru d’escalade en montagne et de natation en pleine nature, ­aimant dessiner, il rêvait d’une vie conjuguant l’exploration et l’aventure, l’exercice en plein air, la recherche scientifique, les découvertes et la création artistique.

Un séjour d’un peu plus d’un an en Italie lui fournit l’occasion d’inaugurer ce type d’existence. Sur les îles de ­Capri et d’Ischia, dans la baie de Naples, armé de son microscope et de son carnet de dessin, tout en menant une vie assez bohème, il étudia la faune marine méditerranéenne, plus particulièrement une catégorie de zooplancton à laquelle un autre de ses professeurs, Johannes Peter Müller, avait commencé à s’intéresser : les radiolaires, minuscules organismes unicellulaires de quelques dizaines de micromètres composés d’une substance gélatineuse et d’un squelette de silice aux étonnantes formes géométriques. De ces travaux il tira un épais ouvrage en deux volumes abondamment illustré. Il s’empressa d’en envoyer un exemplaire à Charles Darwin, dont il avait entre-temps lu avec enthousiasme L’Origine des espèces et passionnément embrassé les idées. Darwin lui répondit qu’il s’agissait là du travail le plus magnifique qu’il ait jamais vu. Les deux hommes établirent une relation épistolaire suivie, et Haeckel rendit visite à Darwin en Angle­terre à plusieurs reprises.

Avec le biologiste britannique Thomas Huxley, Haeckel fut le plus ardent défenseur et promoteur de la théorie de l’évolution des espèces. Il en fut aussi l’avocat le plus virulent et intransigeant. Pour des raisons sans doute liées au poids des théories créationnistes aux États-Unis aujourd’hui, Robert J. Richards insiste beaucoup sur l’infatigable combat qu’il mena contre les préjugés religieux, pour lesquels il avance une explication biographique. À l’âge de 30 ans, Haeckel perdit sa femme, Anna Sethe, qu’il avait épousée peu de temps auparavant, qui partageait ses passions et avec laquelle il se sentait en totale communion intellectuelle et spirituelle. Sa mort prématurée (sans doute des suites d’une appendicite) fut pour lui une tragédie. Immédiatement après, il sombra dans un état de dépression dont il ne sortit qu’en se jetant à corps perdu dans le travail : dix-huit heures par jour d’efforts acharnés durant une année entière, qui donnèrent les deux volumes de sa Generelle Morphologie der Organismen (1866).

Mais la blessure ne cicatrisa jamais. Plusieurs décennies plus tard, il était toujours incapable de travailler ou de manger le jour anniversaire de la disparition de sa femme. Richards pense que cette mort suscita chez lui une révolte contre la religion traditionnelle dans laquelle il avait été éduqué, dont le darwinisme devint pour lui une sorte de substitut. En hommage à Anna, il baptisa de son nom deux méduses qu’il trouvait particulièrement belles et délicates. Bien plus tard, il donna à une autre méduse un nom inspiré du prénom de Frida von Uslar-Gleichen. Il vit dans cette jeune aristocrate rencontrée alors qu’il était dans la soixantaine une sorte de réincarnation d’Anna. Il entretint avec elle une correspondance passionnée et eu une liaison qui finit également en tragédie, puisqu’elle se suicida à l’aide de la morphine qu’il lui prescrivait pour soulager diverses douleurs.

Haeckel ne fut pas seulement un porte-parole éloquent de la théorie de l’évolution. Il enrichit aussi celle-ci sur plusieurs points. C’est à lui, par exemple, que l’on doit la généralisation, pour repré­senter l’histoire de l’origine des espèces dans leur diversité, des « arbres phylogénétiques », un procédé utilisé pour la première fois par Darwin. Ses arbres ressemblaient à de vrais arbres, quand les « troncs » et les « branches » de ceux d’aujourd’hui sont dessinés schématiquement. Et les arbres évolutifs construits après l’élaboration de la théorie synthétique de l’évolution, qui conjugue le principe de sélection naturelle postulé par Darwin et les mécanismes génétiques de l’hérédité identifiés par Mendel, ne coïncident qu’en partie avec les siens. Les plus récents sont d’ailleurs des « cladogrammes » utilisant, pour établir la parenté entre espèces, uniquement la présence d’un ancêtre commun avéré, à l’exclusion de critères de ressemblance. Mais l’idée fondamentale est restée.

Une autre innovation de Haeckel eut un destin plus contrasté. « Du moment de sa conversion au darwinisme jusqu’à la fin de sa carrière, relève Richards, ­Haeckel se persuada toujours davantage que la plus forte preuve de la justesse de la théorie de l’évolution résidait dans le triple parallèle de la phylogenèse (telle qu’elle se montre dans les restes paléon­tologiques), de l’ontogenèse et de la systé­matique. » Cela le conduisit à formuler la célèbre « loi biogénétique », également appelée « théorie de la récapitulation », que l’on résume souvent par la phrase « l’ontogenèse récapitule la phylogenèse » : dans son développement, l’embryon d’un animal passe successivement par différents stades correspondant aux états adultes des organismes qui l’ont précédé dans l’évolution. On sait aujourd’hui que cette loi n’est pas exacte, que le phénomène décrit n’est observable que dans le cas de certaines phases de déve­loppement de certains embryons. Les embryologistes contemporains tendent plutôt à suivre les idées d’un adversaire de Haeckel, Karl Ernst von Baer, selon lesquelles les embryons, dans leur développement, présentent successivement non pas les caractéristiques de l’état adulte d’autres organismes mais des traits de plus en plus spécifiques de l’espèce à laquelle ils appartiennent. La loi biogénétique a toutefois contribué à stimuler les recherches en embryologie durant plusieurs décennies, et plusieurs concepts utilisés par Haeckel pour expliquer son fonctionnement sont encore employés aujourd’hui par les spécialistes de biologie évolutive du développement dans leur étude des mécanismes génétiques de la différenciation cellulaire chez l’embryon.

À l’appui de sa thèse, et dans un esprit pédagogique, Haeckel avait inséré dans un de ses ouvrages des photos d’embryons retouchées, et même, inconsidérément, une même image répétée là où il y aurait dû y en avoir plusieurs. Cela lui valut des accusations de fraude. Parmi ceux qui l’ont le plus vertement critiqué sur ce point figure le paléontologue et auteur scientifique Stephen Jay Gould, hostile à son égard pour d’autres raisons que son attachement à la déontologie scientifique. Haeckel ne s’est en effet pas seulement intéressé aux organismes marins. Avant même Darwin, il chercha à appliquer la théorie de l’évolution à l’espèce humaine et à expliquer grâce à elle la diversité qu’on y observe. Gould fait partie de ceux qui dénoncent le caractère ­raciste de ses vues à ce sujet et, à la suite de l’historien Daniel Gasman, considèrent qu’elles ont ouvert la voie à l’idéologie nazie. Comme la quasi-totalité de ses contemporains, Haeckel ne mettait pas en doute l’existence d’une hiérarchie des races humaines. Sur ce point comme sur d’autres, souligne Richards, il était « un homme du xixe siècle ». Mais sa ­vision de l’évolution des races n’avait rien de dogmatique ou de figé. À plusieurs ­reprises, la place qu’y occupaient certains groupes a varié en fonction du niveau de développement des pays dans lesquels ils étaient établis. Les juifs y étaient de surcroît au sommet, à côté du groupe « indo-­germain ». Si ces certaines de ses idées ont été exploitées par le régime nazi, il est difficile de le tenir pour responsable des horreurs de l’antisémitisme hitlérien. Ses autres vues sur l’histoire évolutive de l’espèce humaine se sont par ailleurs souvent révélées très justes. Il est un de ceux qui ont soutenu que la conquête de la station debout avait précédé le développement du cerveau ; et il a imaginé sous le nom de pithécanthrope ce type d’Homo erectus qu’on appelle aujourd’hui homme de Java.

De tous les néologismes qu’il a forgés, celui qui a connu la fortune la plus remarquable est incontestablement « écologie », qu’il définissait dans les termes suivants : « la science de l’ensemble des rapports des organismes avec le monde extérieur ambiant, avec les conditions orga­niques et inorganiques de l’existence ». S’inscrivant explicitement dans le sillage de Linné et de Darwin, il identifiait l’écologie à « ce que l’on a appelé l’économie de la nature, les relations mutuelles de tous les organismes vivant en un seul et même lieu, leur adaptation au milieu environnant, leur transformation par la lutte pour la vie ». Mais s’il l’a baptisée, peut-on dire que Haeckel a fondé l’écologie ?

Les avis divergent à ce sujet. Dans son Histoire de l’écologie (1988), l’historien des sciences Pascal Acot souligne l’enracinement de l’écologie comme discipline biologique dans la tradition biogéographique qui s’est développée à la suite des travaux d’Alexander von Humboldt sur les relations entre la végétation, le relief et le climat, ainsi qu’entre les plantes elles-mêmes. Pour Jean-Paul Deléage, auteur lui aussi d’une Histoire de l’écologie (1991), le rôle joué par ­Haeckel dans l’histoire de la pensée écologique est « plus important que ne le laissent généralement entendre les historiens ». En soulignant, dans les réflexions philosophiques de la fin de sa vie, le lien fondamental entre le monde naturel et le monde humain, il fut « le premier scientifique à donner ses fondements théoriques à l’écologisme ». Sans avoir lui-même consacré beaucoup de temps à l’étude des relations entre ­espèces, Haeckel était sensible à la néces­sité de chercher à les comprendre.

« Comme Humboldt, relève l’historienne Andrea Wulf dans la biographie qu’elle a consacrée au naturaliste et explorateur allemand 1, ­Haeckel pensait que les tropiques étaient le meilleur endroit pour étudier les faits fondamentaux de l’écologie […], le lieu où observer la manière dont les plantes et les animaux vivent avec leurs amis et leurs ennemis, leurs symbiotes et leurs parasites. » Il entreprit donc de nombreux voyages, souvent assez longs, dans des terres éloignées : les îles Canaries, l’Égypte, l’Inde, Ceylan, Java et Sumatra. La curiosité n’était pas le seul motif de ces déplacements. Il y avait aussi son goût affirmé de l’aventure et l’exotisme sous toutes ses formes, ainsi que sa propension à fuir l’atmosphère confinée et déprimante de la vie familiale : après la mort d’Anna, Haeckel avait épousé Agnes Huschke, une femme qui ne partageait nullement ses intérêts et ses idées et souffrait de surcroît de ce qu’on appelait alors la neurasthénie, tout comme la plus jeune de leurs deux filles (ils eurent trois enfants).

Sa contribution la plus importante à la perception de la diversité du vivant réside dans la partie artistique de son activité. Capable de dessiner tout en gardant l’œil rivé sur son microscope, à une époque où la technique de la photographie fournissait déjà des moyens de représentation très précis et réalistes, il affirmait la supériorité du dessin. « Dans les profondeurs de la forêt primitive, écrivait-il, les complexités de la lumière sont extraordinaires et ne peuvent pas être simplement saisies par la photographie. Seul un dessin minu­tieux peut restituer le caractère de la forêt vierge. »

Ses planches sont des œuvres d’art autant que des outils d’aide à la compréhension. Ses images de créatures marines, notamment, frappent l’imagination. On y voit, s’émerveille la journaliste Lucy Jakub, « des méduses qui ont l’aspect de fleurs, des protistes qui ressemblent à des œufs de Fabergé, présentés comme les joyaux de la Couronne sur un fond de velours noir créant une impression de vastitude cosmique qui fait oublier leur taille minuscule »2. Ces images ont eu une grande influence sur les créateurs du Jugendstil et de l’Art nouveau, par exemple le maître verrier français Émile Gallé. La porte d’entrée de l’exposition de Paris 1900, conçue par l’architecte René Binet, était un gigantesque radiolaire modelé sur ceux que montre le livre de Haeckel. Les formes géométriques, baroques et torsadées de ces organismes telles qu’ils apparaissent sur ses planches ont inspiré les architectes, notamment le Catalan Antoni Gaudí, l’Allemand ­Bruno Taut et l’Américain Louis Sullivan, surnommé « le père des gratte-ciel ».

Une telle exploitation de ses planches à des fins artistiques est en parfait accord avec sa vision du monde. Rationaliste, il n’en pensait pas moins, dans la tradition de la science romantique, que la nature pouvait et devait être appréhendée esthé­­tiquement autant que scientifiquement. Comme Goethe et Humboldt, ses deux maîtres avec Darwin, il attendait de cette double approche une meilleure compréhension de l’exubérante et somptueuse diversité des organismes vivants, de l’ordre qui la soutient, ainsi que des rela­tions qu’entretiennent les animaux, les plantes et les êtres humains.

— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).

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Jadis, les humains ne se préoccupaient pas de protéger la nature mais plutôt de se protéger, eux, de ses fléaux incessants. L’inversion du rapport de force est un phénomène plutôt récent, qu’on le fasse remonter aux irruptions européennes dans des écosystèmes jusqu’alors clos et saccagés illico ou aux premières pestilences crachées en 1712 par la machine à vapeur de Thomas Newcomen dans l’air encore virginal des Midlands. Quoi qu’il en soit, quand on étudiait la nature dans l’Antiquité, ce n’était pas pour mesurer sa déréliction mais pour en maximiser les bénéfices et en minimiser les dangers. La preuve avec Pline l’Ancien.

Ce haut fonctionnaire de l’Empire romain consacra des dizaines d’années de sa vie à rédiger, au Ier siècle de notre ère, une histoire naturelle en 37 volumes, une des premières encyclopédies vraiment encyclopédiques. Ce n’était pas un homme de science ou un classificateur génial comme Buffon ou Linné ; c’était plutôt un compilateur effréné, qui lisait ou se faisait lire un ouvrage à tout instant du jour pour en extraire aussitôt ce qui en constituait selon lui la quintessence, sans faire preuve de trop d’esprit critique.

En matière agricole, ses conseils semblent très sensés. En matière médicale en revanche, il mêle allè­grement botanique, alchimie et sorcellerie, prêtant apparemment foi aux racontars les plus extravagants (pour supprimer le hoquet : « Se gratter alternativement la paume de chaque main »). L’ambition de cet ouvrage colossal est en effet limitée : indiquer le mode d’emploi des ressources terrestres et marines, dans un langage clair avec des explications simples que même les paysans pourront comprendre (si tant est que les paysans romains aient su lire).

Et comme, pour Pline, le moindre fragment de la nature, chaque émanation du corps humain ou animal, chaque insecte, plante ou minéral peut servir d’aliment ou de médicament (et souvent des deux), on peut lire son histoire naturelle comme une liste des bienfaits dispensés par la ­nature. Et, accessoirement, comme un recensement détaillé de la « biodiversité » au début de l’ère commune autour du bassin méditerranéen, à la description de laquelle il consacre 12 volumes 1.

Mais sa biodiversité n’est en fin de compte pas si diverse, car limitée à son environnement direct. S’il ne cite que 176 espèces de poissons, il mentionne en revanche 15 variétés d’oliviers, 30 de pommiers, 41 de poiriers, 29 de figuiers – soit beaucoup plus que nous n’en connaissons aujourd’hui. Sa liste d’espèces animales est maigrichonne – moins de 1 000 – mais elle s’agrémente de créatures fabuleuses comme le phénix, le cheval ailé et le catoblépas (qui pourrait n’être que le gnou) ou bien réelles mais qui ont déménagé depuis, tel ce boa capturé en Tunisie.

Se soucie-t-il pour autant de la protection de toutes ces ressources bénies ? Ce n’est pas encore le ­sujet – l’époque connaît d’autres priorités. Mais Pline s’indigne tout de même des dégâts causés à la terre par ceux qui la creusent pour en extraire des pierres et des métaux précieux et s’interroge : « Quand cesserons-nous d’épuiser la terre et jusqu’où pénétrera notre cupidité ? […] Combien notre vie serait innocente, combien heureuse, combien même voluptueuse, si nous ne désirions que ce qui se trouve à la surface de la terre, en un mot, que ce qui est à notre portée ! »2.

Pline a beau être utilitariste, c’est aussi un adorateur de la nature, dont il ne cesse de célébrer la puissance, l’ingéniosité, la générosité. Il va jusqu’à la déifier : « Le monde […] doit être considéré comme une divinité éternelle, immense, sans commencement et sans fin. […] Il est à la fois l’œuvre de la nature et la nature elle-même. » Quinze siècles plus tard, Spinoza dira exactement la même chose, et dans la même langue.

De la déification de la nature à sa protection, il n’y a qu’un pas, que la plupart des religions ont franchi. Et comme ce sont elles qui fixent et défendent les atti­tudes morales, quand elles se soucient d’écologie c’est toute la nature qui en profite. Voyez le chamanisme et ses tabous, grâce auxquels des ­espèces entières ont été préservées ­localement (tigres, ours, cobras, caïmans et même, au Mexique, tatous géants).

Respect du gibier et prédation modérée étaient de rigueur chez (presque) tous les chasseurs, des néandertaliens jusqu’à Dersou Ouzala ou aux derniers représentants des peuples premiers. Pour l’hindouisme, toute vie est émanation sacrée du Brahman, l’Un ; les hommes – ­l’Atharva-Veda est très clair sur le sujet – n’ont ­aucun monopole sur les ressources de la planète, et font rang égal (voire inférieur) avec les animaux, vaches en tête, mais aussi les plantes – notamment les arbres rassemblés en bosquets sacrés ou vénérés, comme ceux de l’espèce bien nommée Ficus religiosa, le figuier des pagodes. Les Jaïns, ces parangons de la conservation, proscrivent la suppression de toute vie animale, même la plus infime, et s’ils portent des masques ce n’est pas pour se protéger des microbes ou des insectes mais pour protéger ces derniers. Les textes sacrés du bouddhisme regorgent quant à eux de préceptes écologiques. Enfin, dans le Coran, la sourate des Bestiaux (6, 38) proclame : « Nulle bête marchant sur terre, nul oiseau volant de ses ailes, qui ne soit comme vous dans la communauté » ; et l’islam a d’emblée promu le concept de la himâ (« lieu protégé »), où faune et flore sont protégés pour le bénéfice de tous les vivants.

Il en va tout autrement dans la tradition judéo-chrétienne : la ­relation à la nature y est réso­lument verticale. « Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre », dit Dieu au premier couple dans le livre de la Genèse (1, 28). C’est donc la Bible qui a ouvert la porte aux abus de notre temps. Le médiéviste américain Lynn White affirmait dans un célèbre article de 1967 : « En détruisant l’animisme païen, le christianisme a permis l’exploitation de la nature dans un climat d’indifférence à l’égard de la sensibilité des objets naturels » 3. Il invitait cependant à distinguer entre les différentes branches du christianisme et surtout entre les époques. Au Moyen Âge, la « théologie naturelle » - l’analyse de la nature pour en discerner les secrets et comprendre les desseins de Dieu – a bel et bien donné le coup d’envoi à la ­recherche scientifique (ce dont les théologiens finiront par s’irriter).

En outre, plusieurs exceptions confirment la règle. Au VIIe siècle, saint Cuthbert avait fait de l’îlot du nord de l’Angleterre où il s’était retiré un refuge pour les oiseaux ; au XIIe, saint François d’Assise, « le plus grand révolutionnaire de l’histoire chrétienne depuis le Christ », selon Lynn White, suggérait, peut-être sous l’influence de la philosophie indienne de la métempsycose, reprise par les cathares, que l’homme n’occupe pas un rang supérieur aux autres espèces. Une humilité longtemps mal venue, mais légitimée à la fin des années 1970 quand le moine d’Assise se retrouvera promu par Jean-Paul II saint patron des ­écolos.

Du temps de Pline l’Ancien, « la nature, mal connue, laissait pour les hommes – même les plus éclairés - de vastes trouées par lesquelles surnaturel et merveilleux s’introduisaient toujours », écrit Émile Littré dans la préface à sa traduction de l’Histoire ­naturelle. Désormais c’est l’inverse : ce n’est plus le merveilleux qui vient expliquer la nature ; c’est la nature brute, ou ce qu’il en reste, qui tente de glisser un peu de merveilleux dans un monde imprégné de science et de ­technologie.

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Nous marchons sur un sentier escarpé dans l’Apennin central, en Italie. J’essaie de tenir l’allure de Mario Cipollone, qui avance d’un bon pas. Sous une froide pluie de juin, nous nous dirigeons vers une cabane de berger abandonnée, dans la réserve naturelle du mont Genzana. Nous franchissons une crête boisée à 1 200 mètres d’altitude ; les feuilles de hêtre tombées au sol forment un tapis fauve. En bordure du sentier, la présence occasionnelle de crottes de loup indique que ce relief accidenté n’abrite pas que des oiseaux et des écureuils.

Cipollone, un défenseur de l’envi­ronnement de 38 ans, les cheveux coupés ras comme un soldat des forces spéciales, scrute la forêt ruisselante de pluie à la recherche de quelque chose qu’il veut absolument me montrer. « Là ! s’exclame-t-il en pointant un arbre qui m’est familier. Un pommier ! Regarde comment nos bénévoles l’ont taillé ! »

Ce tronc noueux est un vestige de l’époque où la montagne était cultivée, avant que les terres ne soient laissées à l’abandon à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Des bénévoles supervisés par Cipollone ont éliminé le bois mort et éclairci le feuillage, pour que l’arbre soit davantage exposé à la lumière et produise à nouveau des fruits – non pas pour garnir les étals des marchés des environs, mais pour régaler l’un des plus célèbres habitants de la région : l’ours brun marsicain ou ours brun de l’Apennin.

La spécialité de Cipollone et de sa collègue Angela Tavone, qui s’est jointe à nous pour la randonnée, est de favoriser le retour à la nature de terres agricoles laissées en jachère. Les êtres humains ayant quitté ce secteur de la province de L’Aquila, de grands mammifères, dont l’ours brun, sont revenus occuper les terres anciennement cultivées et les vergers abandonnés. Des « réensauvageurs » comme Cipollone et Tavone œuvrent à faciliter leur retour. « Nous ne parlons pas trop de ces pommes, avoue Cipollone avec un sourire penaud. Les réensauvageurs ne sont pas censés tailler les arbres. »

Dans le Montana, où je vis, les conservateurs de la faune sauvage ­seraient probablement consternés à l’idée d’entretenir des arbres fruitiers dans le but de nourrir les ours. Un jour, j’ai ­croisé une garde forestière américaine qui quittait un verger à l’abandon avec un sac à dos rempli à ras bord de pommes : pas question de les laisser aux ours. Le principe veut que les ours vivant en milieu « sauvage » comme le Montana se nourrissent d’aliments « sauvages ». Aucune des 7 000 variétés de pommes que l’on dénombre dans le monde n’est cultivée dans le but de les nourrir.

Mais quand on est un ours brun marsicain de près de 200 kilos et qu’on n’a plus qu’une soixantaine de congénères sur la planète, peu importe le menu du moment que l’on mange à sa faim. D’après Cipollone et Tavone, ces pommiers fournissent quelques précieuses calories supplémentaires à la fragile popu­lation d’ours marsicains. Si l’on pouvait tenir les ours à l’écart des poules, des ruches et des véhicules qui circulent dans le bas de la vallée, le travail de réensauvagement de Cipollone et Tavone serait autrement plus facile.

La taille du pommier témoigne d’un tournant dans la pensée écologique. Préserver la « nature » ne signifie plus délimiter un espace où les animaux peuvent vivre en paix. Cela implique désormais de stimuler ce qu’il reste de nature sauvage par des interventions qui auraient été jugées hérétiques par le passé.

Mario Cipollone, qui a grandi à la campagne, passait des heures, enfant, à arpen­ter les bois à l’affût d’animaux sauvages. Pensant encourager sa passion, un ­agriculteur lui apprit à fabriquer un collet. Mais lorsqu’un jour, en rentrant chez lui, il vit le regard que lui lançait le chat d’un voisin pris au piège, il jura de ne plus jamais faire de mal à un animal.

Plus il parcourait la montagne, plus il comprenait que les Apennins hébergeaient des hôtes singuliers. Bien que décimées par des siècles de chasse, des populations de loups, de sangliers et de chamois persistaient dans les coins les plus reculés de la région. Alors que les activités agricoles étaient sur le ­déclin et que la forêt reprenait ses droits, ­Cipollone réalisa que la faune sauvage pouvait redynamiser la région. En 2012, il cofondait l’association Salviamo ­l’Orso (« Sauvons l’ours »).

Ursus arctos marsicanus est l’une des sous-espèces d’ours bruns les plus rares. Sa population n’a jamais compté guère plus d’une soixantaine d’individus ­depuis que l’on a commencé à s’intéresser à cet animal, il y a environ un siècle. Voilà plusieurs milliers d’années que ces ours vivent isolés au centre de l’Italie – leurs voisins les plus proches, les ours bruns des Alpes italiennes, sont à plus de 650 kilomètres au nord. Ils ont développé une mâchoire inférieure qui leur est propre et leur permet de casser les fruits à coque constituant l’essentiel de leur alimentation. Pour des ours bruns, ils sont étonnamment paisibles.

Quand l’opinion publique commence à se préoccuper de la conservation des espèces, au début du XXe siècle, l’Italie est l’un des premiers pays européens à prendre des mesures de protection de sa faune. En 1922, le gouvernement crée un site protégé dans les Abruzzes, qui s’étendra par la suite pour devenir le parc national des Abruzzes, du Latium et du Molise. Savoir que l’on peut apercevoir un ours brun à peine deux heures après avoir pris son petit déjeuner sur la ­piazza Navona de Rome devient très vite un motif de fierté nationale.

Tavone a grandi à Bojano, une commune de 8 000 habitants à proximité de la limite sud du parc. Lorsqu’elle était âgée d’une vingtaine d’années, elle y a travaillé comme bénévole. Elle se souvient de son désespoir lorsqu’elle apprenait qu’un ours qui s’était aventuré hors de la réserve avait été empoisonné ou abattu par des agriculteurs du coin, au motif qu’il « menaçait leur gagne-pain ». Son travail désormais consiste à aménager des « corridors de coexistence » traversant les exploitations agricoles et les villages qui séparent les différentes zones protégées de la région.

Il s’agit pour l’essentiel de petites inter­ventions dans des secteurs fréquentés à la fois par les ours et par les ­humains. Les citernes d’eau en béton, creusées dans le sol pour que les moutons s’y abreuvent, ont été dotées d’un plan incliné ou recouvertes d’un épais grillage en métal après que ­plusieurs ours s’y sont noyés. Des capteurs optiques installés le long de la route ­menant à Pettorano sul ­Gizio émettent un son aigu lorsqu’ils sont éclairés par des phares, afin d’alerter les ours du passage de voitures la nuit. Pour apaiser les esprits, la marque de vêtements Patagonia a financé la pose de clôtures électriques autour des ruches.

Tout le monde n’est pas emballé à l’idée de voir surgir un ours dans son jardin, et cela se comprend. C’est pourquoi une équipe d’« ambassadeurs des ours » triée sur le volet s’efforce de convaincre les habitants de l’intérêt d’avoir des voisins plantigrades. Tavone use de son affa­bilité naturelle pour faire comprendre aux gens du coin que, sur le long terme, ils ont tout à gagner de la présence d’une popu­lation d’ours en bonne ­santé. Un soir qu’ils ­dînaient au restaurant, Cipollone et elle ont fait des pieds et des mains pour engager la conversation avec le propriétaire au sujet de la cueillette de champignons. Le restaurateur arpentait souvent les bois à la recherche de champignons à mettre à sa carte. On le savait aussi très remonté contre les nouvelles restrictions imposées au ramassage de bois de chauffage afin de protéger les ours.

Un court séjour dans les environs de la réserve du mont Genzana suffit pour comprendre que chacun s’emploie à trouver de nouvelles manières de coexister. Les habitants ont besoin qu’on les aide à tenir les ours éloignés de leurs ruches et de leurs poulaillers. Les ours ont besoin qu’on les aide à traverser les routes et à trouver de la nourriture sans se mettre en danger. Dans cette partie des Apennins, on ne peut pas se contenter de séparer les humains de la faune sauvage. Si l’on veut que la population d’ours s’agrandisse, les hommes et les ours vont devoir apprendre à vivre en bonne intelligence.

À mi-chemin de notre randonnée, à proximité du point culminant, Tavone et Cipollone se penchent sur un monticule d’excréments de couleur sombre. Le silence se fait parmi nous alors que nous réalisons qu’un ours est récemment passé par là. Cipollone plonge un bâton dans le tas de crottes et nous montre les faînes (le fruit du hêtre) et les baies dont l’ours s’est nourri. Il prélève un peu de matière fécale entre deux brindilles et l’approche de son nez : l’appareil digestif des ours ne fait jamais du très bon travail avec les baies, explique-t-il en humant l’odeur légèrement fruitée qui s’en dégage. « C’est comme un bon vin », ajoute-t-il avec une certaine fierté. La présence d’un beau tas de crottes est le signe qu’au moins un ours se porte bien.

À près de 2 000 kilomètres de là, Charlie Burrell et Isabella Tree mènent depuis une vingtaine d’années une expérience de conservation dans le domaine du château de Knepp, dans le Sussex de l’Ouest, au Royaume-Uni. On pourrait penser que la main de l’homme a trop façonné cette région agricole du sud de Londres pour qu’une quelconque vie sauvage s’y développe, et le projet rencontre un certain scepticisme. Des puristes de la conservation soulignent que les activités humaines, l’agricul­ture notamment, a remodelé la région en profondeur depuis l’époque où des seigneurs médiévaux chassaient dans les bois de Knepp. Mais Burrell et Tree se moquent de ce que disent les puristes.

Les sols argileux de Knepp, propriété de la famille Burrell, n’ont jamais été très propices aux cultures de labour, explique Isabella Tree dans son livre ­Wilding. D’ailleurs, dans le dialecte du ­Sussex, il existe 30 mots pour désigner la boue. Après avoir visité le site d’une expérience de réensauvagement aux Pays-Bas, Burrell et Tree se sont ­demandé s’ils ne pouvaient pas en faire autant à Knepp.

Une fois le troupeau de vaches laitières et les tracteurs vendus, le bruit des moteurs Diesel et des trayeuses a cédé la place au chant des tourterelles, des rossignols et des alouettes. Des espèces rares telles que le faucon pèlerin, le murin de Bechstein (une espèce de chauve-souris) ou le grand mars changeant (un papillon aux reflets violets) ont fait leur apparition à Knepp en si grand nombre que même le plus optimiste des réensauvageurs en aurait été déconcerté. Une cigogne noire, que l’on n’a guère pu observer plus de quatre ou cinq fois en été au Royaume-Uni, a surpris tout le monde en faisant une escale prolongée sur le domaine. Par les chaudes soirées estivales, les champs et les haies abritent de nouveau des insectes.

À l’instar des réensauvageurs des Apennins, Burrell et Tree ont donné de nombreux coups de pouce à la nature. Le cours d’une rivière a été dévié, des cerfs et des poneys d’Exmoor ont été réintroduits pour éclaircir la végétation, et un groupe de cigognes blanches a été parqué temporairement sur le domaine afin d’inciter ses congénères à s’y arrêter et s’y reproduire (l’opération a porté ses fruits puisque, en 2019, deux cigognes ont pondu sur le sol britannique pour la première fois depuis le Moyen Âge). Ces expériences réussies ont permis à Burrell et Tree de s’assurer un revenu régulier tiré de l’écotourisme et de la vente de gibier.

L’objectif n’est pas de revenir à une sorte de nature vierge, prend soin de préciser Burrell, qui est membre du conseil d’administration de l’association Rewilding Britain. Le domaine, entouré d’axes routiers et situé non loin de l’aéroport de Londres Gatwick, ne correspond pas à l’idée que l’on se fait d’une contrée à l’état naturel. Les herbivores qui broutent sur la lande de Knepp sont pour beaucoup des animaux domes­tiques robustes qui font office de substituts aux espèces éteintes. Le ­poney d’Exmoor se rapproche du tarpan, l’ancêtre du cheval domestiqué. La longhorn, cette ancienne race ­bovine originaire du nord de l’Angleterre, rend des services écologiques autrefois assurés par l’auroch, disparu depuis longtemps. Et, bien que les sangliers aient fait leur retour dans le sud de l’Angleterre, ce sont des tamworths, une race porcine rustique, qui se chargent de labourer le sol de la forêt. Le bison européen, qui a été réintroduit dans plusieurs régions du continent, aurait des réactions trop imprévisibles face aux chiens que les habitants du coin promènent sur les sentiers.

Knepp ne sera jamais Yellowstone 1, mais, à bien des égards, il remplit parfaitement son rôle. Pour un amoureux de la nature, le domaine impressionne par son côté sauvage. Les animaux y évoluent à leur guise et façonnent le paysage comme ils savent le faire. La nature fait son retour, main dans la main avec les propriétaires des lieux, qui apprennent au fur et mesure quand intervenir et quand s’en abstenir.

De retour dans le Montana, je me demande quelles leçons les habitants de l’une des plus vastes étendues d’Amérique du Nord peuvent tirer des ours des Apennins et des cochons de la campagne anglaise. Mon État abrite moins d’humains et davantage de grands animaux que l’Europe occidentale. Dans certains secteurs, on peut marcher pendant des jours sans jamais croiser une route. Les problèmes de gestion de la faune sauvage si patents sur le Vieux Continent se posent-ils ici ? Et, si des compromis sont nécessaires même dans le Montana, que reste-t-il du milieu ­naturel ?

À qui est habitué à l’échelle des paysages européens, la prairie qui entoure la réserve naturelle nationale Charles M. Russell paraît s’étendre à l’infini. Les badlands, ces terres ­ingrates au relief accidenté, cèdent la place à des ravins érodés qui dessinent des lignes ­sinueuses en direction du fleuve ­Missouri. La steppe à armoise est lézardée de ravins boueux dissimulant des pins sur lesquels s’attarde la neige printanière. Au fond des vallées, des peupliers issus des arbres qui fournissaient autrefois le combustible aux bateaux à roues à aubes des pionniers offrent un abri aux wapitis, aux cerfs et aux antilopes d’Amérique. Cette vaste étendue autour de la réserve Charles Russell est au cœur de l’un des projets de restauration écologique les plus ambitieux jamais menés aux États-Unis.

La fondation privée American Prairie Reserve, à l’initiative du projet, détient déjà plus de 162 000 hectares de terres ou de droits de pacage dans la moitié est du Montana, mais elle cherche à en acquérir davantage, car les bisons qu’elle réintroduit dans les Grandes Plaines ont besoin de beaucoup d’espace.

La région perd des habitants depuis quelques années mais voit sa population de bisons augmenter régulièrement. L’American Prairie Reserve, ainsi que les réserves indiennes de Fort Peck, des Blackfeet et de Fort Belknap, abritent des bisons de race pure à l’état sauvage – la référence absolue en matière de conservation de ces bovidés. Ces spécimens, qui ne représentent qu’une infime partie des 500 000 bisons que comptent aujourd’hui les États-Unis, proviennent du Canada et, en vertu d’un récent ­accord entre le gouvernement fédéral et les tribus amérindiennes, du parc ­national de Yellowstone.

Les animaux de l’American Prairie Reserve sont d’authentiques bisons d’un point de vue génétique. Mais, ­selon les critères officiels, ils ne sont pas sauvages. « Dans l’État du Montana, les bisons sont du bétail », explique Beth Saboe, directrice de la communication de l’American Prairie Reserve. En tant qu’animaux d’élevage détenus à titre privé, ils sont soumis à toute une série de normes concernant leurs déplacements et leur pacage. C’est un accommodement que la fondation accepte.

Les bisons sauvages n’ont pas vocation toutefois à être parqués derrière des clôtures, et quand ils le sont, ils deviennent des animaux différents. « L’espèce Bison bison est en sécurité, m’assure Jim Bailey, biologiste de la faune à la retraite et fondateur d’une association qui milite pour la réintroduction du bison sauvage dans le Montana. Le danger, c’est la domes­tication. » Ce qui inquiète le plus Bailey, c’est la dégradation du génome du bison. Quand ses mouvements sont restreints, son instinct s’émousse et, avec le temps, certains gènes devenus non indispensables à sa survie sont éliminés. Bailey est très attaché à l’idée de vie sauvage. Pour un véritable réensauvagement de la prairie, il faudrait beaucoup plus de liberté pour les bisons et beaucoup moins d’interventions humaines.

Le problème, c’est que, même dans un État aussi vaste que le Montana, la réa­lité de terrain ne le permet pas. L’American Prairie Reserve en a bien conscience et s’efforce de garder les bisons à l’état le plus sauvage possible, tout en veillant aux rapports de bon voisinage avec les propriétaires des ranchs alentour. En vertu du dispositif Wild Sky, la réserve verse aux éleveurs locaux une prime sur leurs ventes de viande bovine s’ils répondent à certains critères en matière de respect de la vie sauvage. Pour que tout se passe bien, les gestionnaires de la réserve s’assurent de la solidité des clôtures à bisons et font tourner leurs animaux dans les pâturages comme le font leurs voisins avec leur bétail.

Si l’American Prairie Reserve ne respecte pas entièrement le principe de séparation entre l’homme et la ­nature (au fondement des politiques de conservation pendant la majeure partie du XXe siècle), ce n’est pas que le fruit d’un compromis. Cette approche renoue avec une idée plus ancienne de la façon dont il convient de traiter la faune sauvage, une idée qui prévalait autre­fois dans cette région. Les Blackfeet, les Crows et les Assiniboines qui vivaient dans ces plaines concevaient l’homme et la ­nature comme deux forces s’exerçant sur un même plan, chacune jouant un rôle essentiel dans la survie et l’épanouissement de l’autre. Nul besoin d’instaurer une séparation entre elles. En échange de la viande et de la peau qu’ils recevaient des animaux, les hommes contribuaient à la préservation de la nature grâce à leurs prières, leurs feux et leurs pratiques de récoltes respectueuses.

Peu après ma conversation avec Beth Saboe, j’observe un énorme bison mâle qui se tient sur le bas-côté d’une route en terre, dans l’enceinte clôturée du National Bison Range. Il me regarde fixement en mastiquant frénétiquement une touffe d’herbe. L’épais tapis de poils bruns et frisés qu’il a sur le front est recouvert d’une fine poussière d’été. Je ne connais pas le patrimoine génétique de ce bison. Ce que je sais, c’est qu’il n’est pas entièrement libre. Mais, même si je suis resté à bonne distance de l’animal, cette rencontre m’a donné le sentiment de vivre un moment privilégié. Le sauvage et l’aménagé semblaient cohabiter harmonieusement dans cette montagne de fourrure et de chair.

— Christopher Preston est professeur de philosophie de l’environnement à l’Université du Montana à Missoula. Il est l’auteur de The Synthetic Age: Outdesigning Evolution, Resurrecting Species, and Reengineering Our World (MIT Press, 2018).

— Cet article est paru dans le magazine américain The Atlantic le 9 avril 2020. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Un beau matin de 2005, dans une forêt d’altitude du sud-ouest de la Tanzanie, une équipe de chercheurs de l’ONG américaine Wildlife Conservation Society (WCS) était sur la piste d’un mystérieux primate. Les biologistes doutaient de l’existence de cet animal que les chasseurs locaux connaissaient sous le nom de kipunji. Quelqu’un a alors crié : « Kipunji ! », et tout le monde s’est retourné pour regarder bouche bée ce que Tim Davenport, de la WCS, qualifierait par la suite de « singe le plus étonnant » qu’il ait jamais vu. Il mesurait un peu moins de 1 mètre et possédait un épais pelage gris-brun avec, autour de son museau noir, une crinière qui rappelait un peu les favo­ris des gentlemen de l’époque victorienne. « Bon sang ! s’est exclamé Davenport, c’est forcément une nouvelle espèce ! »

C’était effectivement ahurissant de découvrir un grand primate au XXIe siècle dans une partie de l’Afrique de l’Est densément peuplée – et habitée par les humains depuis la nuit des temps. (Les chercheurs, qui ont donné à l’espèce le nom de Rungwecebus kipunji en référence au mont Rungwe, où ils l’ont vue pour la première fois, estiment sa population à 1 100 individus.) Mais le fait est qu’on identifie ces temps-ci des espèces tout aussi spectaculaires un peu partout dans le monde. Nous vivons ce que les biologistes Michael Donoghue, de l’université Yale, et ­William Alverson, du musée Field d’histoire naturelle de Chicago, appellent un « nouvel âge des décou­vertes ». Selon eux, jamais on n’avait déniché ­autant d’espèces depuis le milieu du XVIIIe  siècle – c’est-à-dire depuis le début de la classification scientifique du vivant. Ces espèces nouvellement répertoriées, écrivent les deux chercheurs, sont susceptibles de « susciter un émerveillement, un amusement, voire une perplexité comparables à ceux qu’inspiraient des animaux remarquables lors du précédent grand âge des découvertes », entre les XVe et XIXe siècles 1.

On a du mal à comprendre que l’on en soit encore à ce stade, car l’opinion répandue veut que l’on sache déjà tout ce qu’il y a à ­savoir. « Il y a peu d’espérance de découvrir de nouvelles espèces de grands quadrupèdes », disait déjà en 1812 le grand anatomiste français Georges Cuvier. Ce qu’a démenti l’identification du ­gorille, de l’okapi, de l’hippopotame nain, du grand panda géant et du dragon de Komodo, pour n’en citer que quelques-uns.

En 1993, le saola, une espèce de bovidé vietnamien, était décrit pour la première fois dans la revue Nature, qui s’étonnait que l’on puisse encore découvrir autre chose que « d’obscurs microbes et insectes ». Ont suivi un lapin tigré observé dans le delta du Mékong et un poisson indonésien qui se déplace en rebondissant au ­hasard sur le plancher océanique.

Nous ferons d’autres découvertes dans les années qui viennent. La planète compte, selon les esti­mations, de 10 à 50 millions d’espèces animales et végétales dont seules 1,9 million ont été décrites à ce jour (selon une défi­nition communément admise, une espèce est une population ou un ensemble de populations dont les individus peuvent se repro­duire indéfiniment entre eux et sont reproductivement isolés d’autres populations). Même dans la classe des mammifères à laquelle nous appartenons, quelque 300 espèces ont été découvertes rien qu’au cours de la période 2000-2010 – essentiellement des rongeurs, mais aussi des marsupiaux, une baleine à bec et quantité de primates. Les chercheurs s’attendent à ce que le nombre d’espèces de mammifères grimpe de 5 500 aujourd’hui à 7 500 d’ici à 2050. « Et il n’est pas exclu qu’on atteigne même les 10 000 », estime ­le directeur scientifique du Muséum national d’histoire naturelle d’Australie, Kristofer Helgen, à qui l’on doit l’identification d’une petite centaine de mammifères.

Il s’agit du nombre d’espèces. On le voit, les mammifères sont en bas de l’échelle. Ne figurent pas ici les bryozoaires (5 000-10 000), les échinodermes (6 000-7 000) et les tunicés (3 000) – des animaux marins. Ne figurent pas non plus les « microbes ».
Source : Richard K. Grosberg et al., « Biodiversity in water and on land », Current Biology vol. 22, no 21, novembre 2012.

Pourquoi tant de découvertes à l’heure actuelle ? Le percement d’axes routiers et la déforestation galopante rendent accessibles des habitats qui ne l’étaient pas jusqu’ici. Les chercheurs observent parfois des espèces qu’ils ne connaissaient pas alors même que la chasse, l’agriculture et d’autres pressions environnementales les menace d’extinction. En outre, les hélicoptères, la cartographie spatiale, les submersibles, les caméras sous-marines et tous les outils modernes facilitent l’exploration méthodique de zones peu étudiées – notamment celles où les chercheurs n’avaient pu jusqu’à présent pénétrer en raison de conflits ou d’interdictions d’accès.

Le sentiment que le temps presse face au risque d’extinction a favorisé la coopération internationale. Ainsi, le programme Census of Marine Life Recensement de la vie marine»], qui a associé pendant dix ans des chercheurs de 80  pays, aura permis d’identifier de milliers d’espèces non répertoriées parmi lesquelles la galathée yéti et une langouste géante.

La plupart des futures découvertes auront probablement lieu dans des régions reculées où l’on observe une grande diversité d’habitats – par exemple là où une chaîne de montagnes côtoie un bassin fluvial, prédit l’ornithologue Bruce Beehler, de l’ONG américaine Conservation International. Sur ce type de terrain, les populations animales et végé­tales sont généralement isolées les unes des autres et tendent à s’adapter à leur nouveau ­milieu. Beehler dit s’attendre à des découvertes sur le versant est des Andes, en Amérique du Sud, dans le bassin du fleuve Congo, en Afrique centrale, et dans l’est de la chaîne de l’Himalaya, en Asie. Lors d’une expédition scientifique en hélicoptère effectuée en 2005 dans la partie indonésienne de la Nouvelle-Guinée, Helgen et lui sont tombés sur tout un « monde perdu » d’espèces inconnues au cœur des monts Foja. Au terme de deux nouvelles missions, l’équipe a cata­logué plus de 70 espèces, dont une de wallaby et une de gecko.

Mais on tombe aussi sur des espèces inconnues dans des contrées moins exotiques : par exemple une petite salamandre à une cinquantaine de kilomètres de Los Angeles et un genre d’arbre pouvant atteindre 40 mètres de haut à deux heures de route de Sydney. Sans compter, rappelle Helgen, que deux espèces de mammifères sur trois sont découvertes dans les collections des muséums d’histoire naturelle.

Ces avancées tiennent pour partie à l’analyse génétique, qui révèle des « espèces cryptiques », des organismes morphologiquement identiques mais génétiquement différents. Les scientifiques pensent ainsi à présent que les girafes, qui étaient classées comme une espèce unique, recouvrent en fait au moins six espèces, dont certaines ne se sont peut-être pas reproduites ensemble dans la nature depuis plus d’un million d’années. De même, des chercheurs ont récem­ment examiné de plus près une chauve-souris présente dans l’ensemble de l’Amérique du Sud et ont trouvé des éléments géné­tiques indiquant que certains de ces chiroptères d’apparence identique appartiennent en réalité à des espèces distinctes. Ces différences génétiques peuvent amener les biologistes de terrain à déceler des caractères jusque-là insoupçonnés : « Il peut s’agir d’une odeur, d’un son, d’une phéromone, de quelque chose qui ne se conserve pas dans un musée », explique Elizabeth Clare, de l’université de Guelph, au ­Canada, et coauteure de l’étude sur les chauves-souris.

Pourquoi cette différenciation a-t-elle son importance ? Après tout, qu’est-ce qui ressemble plus à une chauve-souris qu’une autre chauve-souris, un rat à un autre rat, une guêpe parasitoïde à une autre guêpe parasitoïde ? Eh bien, ces différences minimes peuvent être une question de vie ou de mort pour nous. Par exemple, des primates nocturnes du genre ­Aotus étaient considérés comme une seule et même espèce jusqu’au jour où un primatologue a découvert qu’ils appartenaient à neuf espèces qui n’avaient pas toutes la même vulnérabilité au paludisme. Un élément crucial quand on sait qu’on utilisait des Aotus comme animaux de laboratoire dans le cadre de la recherche sur le paludisme : les chercheurs obtenaient des résultats biaisés parce qu’ils testaient sans le ­savoir des traitements sur des ­espèces qui n’étaient peut-être pas sensibles à la maladie.

Mais c’est pour des raisons moins pragmatiques que les chercheurs partent en quête de nouvelles espèces aux quatre coins du monde. « Ce n’était pas seulement les fourmis mais tout ce que je voyais – toutes les espèces végétales et animales – qui était nouveau pour moi », réalisa le biologiste américain E. O. Wilson alors qu’il effectuait une mission scientifique en Nouvelle-Calédonie dans sa jeunesse. Des ­années plus tard, il avoua : « Je suis un néophile, un inconditionnel de la nouveauté, de la diversité pour la diversité. » Son plus grand désir était de vivre dans un lieu « débordant de formes de vie nouvelles ». Il ne souhaitait rien tant que de disposer « non pas d’années, mais de siècles entiers » pour en prendre la mesure.

— Richard Conniff est un journaliste américain spécialiste de la vie sauvage.

— Cet article est paru dans le numéro d’août 2010 du mensuel américain Smithsonian. Il a été traduit par Florence Hertz.

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La nature va mal : les humains piétinent son domaine, l’empoisonnent et l’abattent – et ils perturbent le climat. Mais jusqu’à quel point ? Et que faire pour ­aider la « nature » à riposter ? Devons-nous couper les liens avec elle ou bien trouver le moyen de nous y intégrer plus harmonieusement ?

Les écologues Gerardo Ceballos et Paul et Anne Ehrlich en sont convaincus : la nature est en état de siège et doit être protégée de nous. C’est la guerre. « L’humanité a déclenché une attaque massive et toujours plus intense contre tous les êtres vivants de la planète », assurent-ils dès les premières lignes de leur livre The Annihilation of Nature. Nous sommes ­entrés dans la « sixième grande extinction » – la pire crise écologique depuis l’impact d’astéroïde qui tua les dinosaures et bien d’autres espèces il y a 65 millions d’années. C’est une tragédie qui « peut aussi être le signe avant-coureur de la fin de notre civilisation planétaire ».

Leur ouvrage, abondamment illustré, évoque la situation critique de dizaines d’oiseaux et mammifères menacés ou éteints. Il nous fait vivre les derniers ­moments de plusieurs espèces : le dernier loup des Malouines fut abattu dans cet archipel de l’Atlantique Sud en 1876 ; le tigre de Tasmanie, un marsupial d’Australie ressemblant au coyote, s’est éteint avec la mort en captivité du dernier spécimen en 1936. Et le dernier pigeon migra­teur américain, Martha, mourut dans un zoo de Cincinnati en 1914.

Les auteurs appellent du fond du cœur à livrer une bataille sans merci en faveur de la nature. Tous les moyens sont bons. « Pour convaincre l’opinion et les responsables politiques de la nécessité de préserver la nature […], il semble indispensable d’insister sur le côté affectif et de faire le lien entre la crise de la biodiversité et le bien-être humain », écrivent-ils. Mais, en appelant aux armes et en invoquant sans ambages le « côté affectif », ne risquent-ils pas de nuire à leur cause ?

Les lecteurs d’un certain âge se souviendront peut-être que, il y a un demi-­siècle, l’un des coauteurs, Paul Ehrlich, qui fut longtemps un pilier de l’université Stanford, nous avait alertés sur le problème de la surpopulation humaine. Dans son livre La Bombe P, qui s’est vendu à des millions d’exemplaires, il prédisait que des milliards de personnes mourraient dans les années 1980 du fait de l’épuisement des ressources alimentaires. Cela ne s’est pas produit parce que, au moment même où il écrivait ces mots, les agronomes mettaient au point des cultures de la « révolution verte » qui permirent de soutenir le rythme de la croissance démographique, en multipliant par deux la production mondiale de denrées en l’espace d’une génération.

Ehrlich remet ça, on dirait. En vérité, nous ne savons pas à quel rythme les espèces disparaissent et la menace que cela fait peser sur le fonctionnement de la nature. En se fondant sur des modèles, les experts de la Convention des Nations unies sur la diversité biologique évaluent la perte à pas moins de 150 espèces par jour – sur un nombre estimé à plusieurs millions. Mais, dans la base de données de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), il n’est fait état que de 800 extinctions effectives au cours des quatre derniers siècles. Cela en fait une tous les cent cinquante jours, et non 150 par jour.

Du reste, le nombre de disparitions répertoriées est en baisse. La plupart des grandes extinctions se sont produites avant l’époque moderne. La mégafaune d’Amérique du Nord et d’Australie a été anéantie il y a des millénaires. Les centaines d’espèces d’oiseaux terrestres du Pacifique se sont éteintes il y a plusieurs siècles. En ­revanche, on n’a connaissance « que » de neuf oiseaux et mammifères disparus entre 1980 et 2000. Si l’UICN a ­confirmé en 2014 la disparition d’un escar­got malai­sien et d’un perce-oreille sur l’île de Sainte-Hélène, dans l’Atlantique Sud, elle n’a fait état d’aucune nouvelle extinc­tion en 2015. On peut difficilement parler de massacre à grande échelle. Les chiffres sont bien sûr très incomplets. De nombreux insectes et autres petits organismes disparaissent certainement sans qu’on s’en aperçoive. Mais, à l’instar des mises en garde d’Ehrlich sur la croissance démographique, les prédictions de beaucoup de défenseurs de la nature se révèlent infondées.

Dans les années 1980, des biologistes de l’environnement ont établi une mesure simple de la biodiversité, la « rela­tion aire-espèces ». Ils affirmaient que le nombre d’espèces d’un habitat donné était fonction de la surface de cet habitat. Les étendues plus vastes accueillaient davantage d’espèces, et, si l’on réduisait la superficie de moitié, la moitié des espèces disparaîtraient. Cette formule est au fondement de mises en garde apocalyptiques sur l’effet d’une destruction massive et d’une fragmentation des forêts tropicales, réputées abriter une grande proportion des espèces de la planète.

Les forêts tropicales ont perdu la moitié de leur superficie, mais, contrairement aux prédictions, pas la moitié des espèces qui y vivaient. Comme le souligne l’écologue australien Nigel Stork, « presque aucune donnée empirique ne permet d’étayer le nombre de 100 extinctions par jour, voire d’une seule. » En d’autres termes, les espèces s’avèrent beaucoup plus adaptables qu’on ne le pense. Si leur coin de forêt disparaît, elles ne déclarent pas néces­sairement forfait ; elles s’adaptent ou se déplacent pour trouver de nouvelles sources de nourriture et un nouvel abri. Le Salvador a perdu 90 % de ses forêts mais seulement 3 % de ses 500 espèces d’oiseaux forestiers, observe, dans son livre consacré aux forêts tropicales 1, Claude Martin, ex-directeur de l’organisation de protection de la nature WWF. Le recul de la forêt atlantique du Brésil dans les mêmes proportions n’a entraîné aucune disparition d’aucune espèce d’oiseau – si bien qu’il est absurde d’affirmer, comme le font Ceballos et les Ehrlich, qu’« un tiers des essences d’arbres de la forêt amazonienne pourraient disparaître à l’avenir en raison de la perte d’agents disperseurs aviaires ».

Tout à leur désir de prouver qu’il est urgent d’agir, les auteurs refusent visiblement d’admettre les faits. Certes, ils ont sans doute raison de dire que certaines espèces périclitent du fait de la disparition de leur habitat. Mais, comme le souligne le spécialiste en écologie forestière Stephen Hubbell, « il est toujours resté davantage d’espèces qu’on ne l’attendait en se fondant sur la relation aire-espèces ». Au lieu de reconsidérer leur thèse alarmiste, les auteurs tiennent un discours péremptoire et antiscientifique. « Certains jugent que l’on surestime la gravité des crises d’extinction – cela revient à affirmer qu’une plage qui s’érode sous nos yeux n’est pas en train de disparaître, sous prétexte qu’on n’a pas compté […] le nombre de grains de sable qui la composent », écrivent-ils. Désolé, mais « compter les grains », c’est cela une démarche scientifique sérieuse.

On peut concevoir d’être un peu dans l’hyperbole quand l’avenir de la nature est en jeu. Mais cela me semble dangereux, défaitiste même, parce que cela conforte un antagonisme fictif qui fait passer les humains pour des ennemis de la nature. « Plus d’humains égale moins d’espèces », écrivent les auteurs. Dès lors, on part du principe que le seul moyen de protéger la nature est de la mettre à l’abri derrière des clôtures, dans des parcs nationaux où les gestionnaires des espaces naturels sont rois et d’où le reste de l’humanité est exclu.

Mais, à l’anthropocène – cette ère dans laquelle nous sommes entrés et où les ­humains dominent la planète –, ce ­modèle de « conservation-forteresse » fondé sur l’exclusion de l’homme des zones protégées n’est ni praticable, ni, à mon sens, souhaitable. D’abord, rares sont les zones de la planète un tant soit peu intactes. Même la forêt amazonienne, qui est ce qui se rapproche le plus de l’idée que nous nous faisons de la forêt vierge, avait déjà été transformée par les sociétés précolombiennes, qui y ont bâti des villes, pratiqué le paillage et l’assèchement des sols, planté des millions de palmiers et d’arbres fruitiers. « Il ne restait quasiment plus aucun paysage intact en 1492 [avant l’arrivée des Européens] », concluait dans une étude de 2015 Charles ­Clement, agronome à l’Institut national de ­recherche sur l’Amazonie (Inpa), au Brésil. De vastes pans apparemment vierges de la forêt amazonienne ont été en fait domestiqués. » Nous avons affaire aujourd’hui au plus grand jardin sauvage du monde.

Au lieu de déplorer cette trans­for­mation, réjouissons-nous de savoir qu’il ne semble plus aussi primordial qu’à une certaine époque de nous tenir à l’écart de la nature. Si, comme l’affirment les écologues, l’Amazonie demeure le lieu qui abrite la plus grande biodiversité de la planète, cela en dit long sur la façon dont les humains et la nature peuvent coexister. La plupart des écosystèmes sont ce que certains chercheurs appellent désormais des « écosystèmes inédits » qui mêlent ­espèces autochtones, plantées et ­invasives. Ces milieux dynamiques ­remettent en question l’idée classique d’une nature constituée de systèmes incroyablement complexes d’espèces inter­dépendantes ayant évolué ensemble sur de longues périodes.

Visiblement, la nature n’est dans l’ensemble ni harmonieuse ni fragile, mais temporaire, chaotique et capable de s’adapter. C’est sans doute le changement qui la pousse à innover. L’un des auteurs, Gerardo Ceballos, chercheur à l’Université nationale autonome de Mexico (Unam), en fait brièvement mention. « Le changement constant est l’état naturel du monde », observe-t-il. Mais il ne va pas au bout de sa logique. Si le changement est l’essence de la ­nature, comment peut-il affirmer que toute extinction est « catastrophique », pour la simple raison que « l’Univers a peu de chances de revoir un jour cet ensemble particulier de gènes » ?

Une conservation de la nature qui aurait pour objectif primordial de protéger chaque espèce et des écosystèmes prétendument intacts n’est guère que de l’archéologie écologique. À l’anthropocène, il nous faut élaborer une nouvelle philosophie de la conservation qui prenne en compte le dynamisme de la nature, sa capacité à évoluer, à s’adapter. Comment espérer, sinon, qu’elle s’en sorte à une époque de changement climatique ?

Cette nouvelle approche trouvera sa raison d’être dans le fait que la nature prospère dans les paysages humains, y compris dans nos villes densément peuplées, qui offrent une grande variété de niches et d’habitats dont certains ne ressemblent à rien de ce que l’on trouve en dehors. Dans mon Angleterre natale, la plupart des abeilles et des papillons sont désormais des citadins. Un terminal pétrolier désaffecté à côté de chez moi abrite 1 300 espèces par hectare, plus que n’importe quelle réserve naturelle. Et pourtant, le modèle de conservation en vigueur se désintéresse de ce genre d’endroits.

On entrevoit dans le livre le potentiel de ce type d’écologie de l’anthropocène. Par exemple, les auteurs racontent que les ­célèbres gorilles des montagnes du Rwanda vivent non pas dans des forêts reculées, mais à portée de voix de villages où les chiens aboient et les ­radios beuglent. Ceballos parle à ce propos d’« étonnant rapprochement ». Mais c’est loin d’être un cas unique. Beaucoup des derniers tigres de Sumatra errent parmi les plantations de palmiers à huile, et les loups gris colonisent les zones péri­urbaines en Allemagne. Cela devient la norme et nous devrions l’accepter. La jungle urbaine pourrait bientôt être davantage qu’une métaphore.

Les nouvelles écologies de ce type nous obligent aussi à nous défaire de notre aversion des espèces exotiques qui prospèrent en dehors de leur habitat d’origine, souvent après avoir été transplantées par les humains. Des écologues comme ­Ceballos y voient le deuxième grand danger pour la nature, après la disparition des habitats. Les espèces exotiques sont accusées de provoquer des extinctions généralisées parmi les espèces indigènes. Mais il s’agit là aussi d’une contre-vérité.

Il y a bien sûr des histoires d’épouvante comme celle de Boiga irregularis, un serpent introduit par accident sur l’île de Guam, où il décime les populations d’oiseaux. Mais, comme je l’explique dans mon livre The New Wild2, l’introduction d’espèces enrichit presque toujours la biodiversité locale. Ceballos constate avec effroi que, dans les prairies de Californie, les animaux et les plantes introduits représentent 60 % de la biodiversité. Et alors ? Aux États-Unis, l’arrivée de quelque 4 000 espèces végétales venant d’Europe a accru la biodiversité végétale d’un cinquième, tandis qu’on n’a constaté qu’une extinction d’espèce indigène.

De fait, en offrant de nouvelles possibilités d’adaptation aux écosystèmes, les envahisseurs exotiques pourraient bien constituer une planche de salut pour la nature au XXIe siècle. Pour ne prendre qu’un exemple, le changement climatique a privé les oiseaux migrateurs de Nouvelle-Angleterre de leur nourriture ­automnale favorite, car les étés chauds font que les myrtilles et les airelles ­locales mûrissent prématurément et disparaissent des semaines avant que les oiseaux ne mettent le cap au sud pour l’hiver. Eh bien, désormais, ils peuvent compter sur le chèvrefeuille et le bourreau des arbres, deux espèces exotiques qui mettent davantage de temps à donner des fruits.

Enfin, la conservation-forteresse est à mon sens une erreur parce qu’elle fait des humains des ennemis de la nature. Au nom de la défense de l’environnement, des millions de membres des peuples autochtones des forêts ont été chassés de leurs terres au cours des dernières décennies pour faire place à des aires protégées. Il apparaît pourtant que ces personnes sont en règle générale plus à même de protéger la nature – en vivant en son sein, en l’entretenant et en l’exploitant – que les parcs nationaux, qui deviennent souvent des zones de non-droit envahies par les bûcherons, les chercheurs d’or, les braconniers et autres.

Prenez l’Amazonie brésilienne. Ces vingt-cinq dernières années, le gouvernement a reconnu quelque 300 territoires autochtones, sur lesquels les communautés peuvent tirer leur subsistance de la forêt et en exclure les intrus. La déforestation dans ces territoires est dix fois moindre qu’à l’extérieur, parce que des peuples comme les Yanomamis et les Kayapos ont réussi à défendre leur forêt contre les invasions.

Cette approche de la conservation a beaucoup d’avantages pour la nature. Une forêt dans laquelle vivent des humains n’est pas le milieu « intact » auquel aspirent de nombreux écologues. Mais c’est là que la nature et sa biodiversité s’épanouiront au XXIe siècle. En défendant le modèle de la conservation-forteresse dans lequel l’homme est l’ennemi, un livre tel que The Annihilation of Nature est un élément du problème, pas de la solution.

— Fred Pearce est un journaliste scientifique britannique spécialiste de l’environnement. Parmi ses ouvrages traduits, L’apocalypse démographique n’aura pas lieu (La Martinière, 2011) et Points de rupture (Calmann-Lévy, 2008).

Cet article est paru dans la Los Angeles Review of Books le 16 septembre 2015. Il a été traduit par Baptiste Touverey.

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Les humains exercent aujourd’hui une telle domi­nation sur la planète que les animaux et les plantes sauvages sont relégués aux oubliettes. Depuis 1970, la faune sauvage a diminué de moitié dans le monde, et le mouvement se poursuit. En cette nouvelle ère dominée par l’espèce humaine, l’anthropocène, nous occupons plus de la moitié de la surface terrestre pour nous nourrir, nous loger, nous déplacer et extraire des matières premières ; nous nous approprions plus de 40 % de la productivité primaire nette de la planète (c’est-à-dire tout ce qui est produit par les plantes et les animaux), et nous contrôlons les trois quarts des ressources d’eau douce. Chez les animaux de grande taille, nous sommes l’espèce la plus nombreuse avec, en deuxième position, les animaux d’élevage que nous avons créés pour nous nourrir et nous servir. La transformation que
nous avons fait subir à la planète est telle qu’une espèce sur cinq est aujourd’hui menacée, une proportion mille fois supérieure au taux d’extinction naturelle.

Nous entrons dans la sixième extinction massive de l’histoire de la Terre, alertent les biologistes. Les cinq extinctions de masse précédentes – dont celle qui a emporté les dinosaures – ont été causées par des cataclysmes : impacts d’astéroïdes géants ou éruptions volcaniques apocalyptiques. Cette fois, le cataclysme, c’est nous.

C’est dans ce décor déprimant d’appauvrissement de la biodiversité et de destruction des habitats naturels que le biologiste Chris Thomas entre en scène avec un livre au sous-titre optimiste. Des décennies de recherches de terrain dans certaines des régions du monde les plus intéressantes d’un point de vue biologique (de Bornéo à la Nouvelle-Zélande en passant par le Yorkshire) lui ont révélé l’ampleur de notre impact sur la faune et la flore endémiques. Mais il a aussi découvert ce faisant que les changements induits par l’homme permettaient l’apparition de nouvelles formes de vie : des espèces migrantes, de nouveaux hybrides et des sous-espèces présentant des adaptations évolutives récentes. Ces phénomènes, qui relèvent bien souvent d’un gain de biodiversité induit par les activités humaines, sont soit passés sous silence, soit discrédités par ses collègues écologues. Avec ce livre très argumenté et foisonnant d’exemples, Thomas tente de se « libérer du joug d’une vision pessimiste du monde exclusivement axée sur ce que nous perdons » et se propose d’étudier les écosystèmes de l’anthropocène pour ce qu’ils sont.

L’auteur nous invite à envisager l’actuelle crise de la biodiver­sité à long terme, en l’inscrivant dans l’histoire d’une planète en constante évolution depuis des milliards d’années, puis à nous projeter dans un million d’années. À bien des égards, juge Thomas, la nature se débrouille étonnamment bien en cette ère dominée par l’humanité : environ deux tiers des animaux vivent à présent dans des habitats qui étaient encore impropres à leur survie il y a cinquante ans. « N’oublions pas la partie gain dans la grande équation biologique de la vie », insiste-t-il.

Dans presque tous les pays (ou îles), le nombre d’espèces ­vivantes a d’ores et déjà aug­menté de notre fait, et le mouvement ­devrait se poursuivre. Car le ­vivant évolue et s’adapte aux modifications de l’environnement – et il se trouve que les humains s’y entendent pour modifier leur environnement, qu’il s’agisse d’augmenter le nombre d’herbivores en chassant les grands prédateurs et en brûlant la forêt, de défricher la savane pour y implanter des cultures artificielles ou d’introduire, volontairement ou non, des espèces isolées pendant de millénaires par la géographie et la géologie. Nous avons créé tout un ensemble de paysages inédits, composés de routes et de voies ferrées, de ponts et des jetées, de canaux et de parkings, de villes, de parcs et de centrales électriques. Nous sommes de surcroît la cause d’un réchauffement accéléré, dans des proportions jamais vues depuis des dizaines de milliers d’années.

Ces nouveaux habitats et ces températures en hausse sont une aubaine pour un grand nombre d’espèces, et Thomas en donne de beaux exemples. « Dans l’ensemble, les espèces préfèrent le chaud au froid », écrit-il, en soulignant que les papillons britanniques se sont aventurés dans les contrées nordiques en raison du réchauffement et de la biodiversité accrue qu’on y trouve. Les espèces d’oiseaux qui ont nouvellement élu domicile dans les forêts tropicales humides de montagne du Costa Rica sont nettement plus nombreuses que celles qui ont disparu. Il est certes beaucoup plus facile pour les ­oiseaux et les papillons de changer d’habitat que pour d’autres animaux ou pour les plantes, mais l’auteur prend soin de faire quelques mises au point.

Les espèces introduites prospèrent et se croisent souvent pour former de nouveaux hybrides qui n’auraient jamais existé sans l’intervention humaine. En Écosse, le cerf sika japonais se croise avec le cerf élaphe endémique et le rhododendron exotique avec son cousin européen, aidé en cela par la passion des Britanniques pour le jardinage. « Il s’est créé par hybridation ces trois derniers siècles en Grande-Bretagne plus d’espèces végétales qu’il n’en a disparu dans l’Europe entière, constate Thomas. Le rythme auquel apparaissent actuellement de nouvelles espèces sur Terre est du jamais-vu. »

Loin de se réjouir de ce foisonnement de nouvelles espèces, les écologues cherchent à débar­rasser les écosystèmes de ces ­intrus pour leur redonner leur « virginité » originelle, souvent en les « réensauvageant ». Mais cette nostalgie d’une virginité perdue est problématique – la nature étant un système dynamique, il est extrêmement difficile et complètement sub­jectif de décider quel état antérieur choisir.

Par le passé, nous dit l’auteur, la Grande-Bretagne a connu des climats nettement plus chauds et abrité une plus grande variété d’arbres, mais il y a aussi eu des époques où elle était recouverte de glace. La plupart des espèces introduites ne nuisent aucunement aux autochtones et beaucoup d’entre elles rendent service aux écosystèmes, par exemple en pollinisant ou en apportant de la nourriture aux autres. « Certains ne voient dans ces nouvelles ­espèces que des mauvaises herbes ou des nuisibles, mais cela ne fait que dénoter d’un état d’esprit », écrit-il. Une espèce comme le moineau domestique, dont nous pensons qu’elle est autochtone et mérite d’être protégée, est en fait originaire des steppes asiatiques et ne s’est installée que relativement récemment dans les îles Britanniques, et seulement parce que « nous avons créé chez nous des conditions climatiques proches de celles de leur habi­tat d’origine ». Il y a environ dix mille ans, il n’y avait pas de moineaux en Grande-Bretagne. Au XVIe siècle, on les considérait comme des nuisibles. Aujour­d’hui, c’est une espèce protégée bien qu’on en dénombre plus de 10 millions dans le pays.

De l’avis de Thomas, il est grand temps de revoir les pratiques de conservation. Il faut protéger la faune et la flore dans les endroits qui s’y prêtent – en transplantant au besoin des espèces dans des écosystèmes où elles n’étaient pas présentes – et œuvrer à la création, à la gestion et à l’entretien de nouveaux écosystèmes riches en biodiversité et résilients face aux changements qui s’annoncent. Au lieu de perdre notre temps à nous battre contre des rhododendrons et à chercher à rétablir une version arbitraire du passé, plaide-t-il, nous ferions mieux de souscrire à la « révo­lution biologique de l’anthro­pocène », qui « entraînera presque à coup sûr la sixième création massive d’une nouvelle biodiversité ».

À l’échelle du temps géologique, cela semble parfaitement ­logique. Au cours des cinq cents derniers millions d’années, la Terre a connu cinq extinctions de masse qui ont bouleversé le climat. À la suite de ces cataclysmes, les espèces épargnées se sont regroupées, ont proli­féré et ont évolué. La diversité de plantes, d’animaux, de bactéries, de champignons et autres formes de vie est plus grande que jamais. Et il en sera de même à l’avenir, affirme Thomas. « Si nous nous projetons dans un million d’années, nous pourrions bien observer plusieurs millions d’espèces nouvelles dont l’existence peut être attribuée aux humains. »

Le problème, c’est qu’à notre échelle un million d’années c’est une éternité – nous avons déjà bien du mal à imaginer ce qui va se passer dans dix ou vingt ans. Nous sommes les heureux bénéficiaires de l’explosion de vie consécutive à la dernière grande extinction qui a fait disparaître 75 % des espèces sur la planète, mais c’est une maigre consolation pour les dinosaures.

Cette fois, ce sont les humains qui dominent la planète, et nous sommes en train de provoquer la disparition non seulement des espèces que nous apprécions, mais aussi de celles dont nous ­dépendons. Si ce livre ­passionnant et stimulant brosse un tableau de la vie sur Terre d’un optimisme inhabituel, l’avenir de l’humanité est beaucoup moins rose. Zone de texte:

— Gaia Vince est une journaliste britannique spécialiste des questions d’environnement. Elle est l’auteure de Planète en marche (Buchet/Chastel, 2015).

— Cet article est paru dans The Guardian le 2 septembre 2017.
Il a été traduit par Florence Hertz.

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Au Costa Rica, le Macaw Recovery Network [« réseau pour le rétablissement des aras »], diri­gé par Sam ­Williams, relâche dans la nature de jeunes aras rouges et aras de Buffon nés en capti­vité. Mais introduire des oisillons dans un milieu forestier complexe alors qu’ils ont été privés de l’éducation normalement dispensée par leurs parents est une entreprise hasardeuse et de longue haleine.

Les scientifiques s’accordent pour dire que la biodiversité opère à trois niveaux : la diversité des gènes au sein d’une espèce donnée, la diversité des espèces dans un milieu donné et la diversité des habitats (forêt, récif corallien, etc.). Mais est-ce bien tout ? Pas vraiment. Un quatrième niveau a été perdu de vue : la diversité culturelle.

La culture est l’ensemble des connaissances et des compétences qui circulent socialement d’un individu à l’autre et d’une génération à l’autre. Elle n’est pas inscrite dans les gènes. Ce sont les compétences, les traditions et le langage transmis socia­lement pour répondre à la question « Comment fait-on pour vivre ici ? » qui aident bon nombre de populations à survivre ou à se reconstituer. Chose cruciale, les compétences acquises culturellement varient d’un endroit à un autre. Dans la grande famille humaine, beaucoup de cultures se sont perdues à force d’être dépréciées. Quant à celles des animaux non humains, on ne s’y est quasiment pas intéressé.

Nous commençons tout juste à comprendre que, chez de nombreuses espèces, les compétences nécessaires à la survie doivent être enseignées par les aînés, qui les ont eux-mêmes apprises de leurs aînés. La culture est un pan de la vie sauvage resté en grande partie caché et méconnu. Pour un grand nombre d’espèces, pourtant, elle est aussi primordiale que fragile. Bien avant qu’une population animale diminue au point de paraître en danger d’extinction, le savoir culturel qui lui est propre, transmis de génération en génération, a commencé à disparaître. Il devient alors bien plus difficile de rétablir des populations disparues que de relâcher quelques individus dans la nature.

Beaucoup de jeunes oiseaux apprennent en observant leurs parents, et les perroquets ont sans doute particulièrement besoin de cette éducation. La survie d’individus lâchés dans la nature est fortement compromise en l’absence d’aînés vivant à l’état sauvage. Tenter de reconstituer des populations de perroquets en recourant aux élevages en captivité n’est pas aussi simple que d’entraîner des jeunes ou des orphelins à identifier leur nourriture dans la sécurité de leur cage, avant d’ouvrir tout bonnement la porte. « Dans une cage, explique Williams, il est impossible de leur apprendre où, quand et comment trouver cette nourriture, et comment reconnaître les arbres qui offrent de bons sites de nidification. » Voilà justement ce que leurs parents auraient fait.

Une rupture générationnelle dans la transmission du savoir a compromis les tentatives de réintroduction des perroquets à gros bec dans le sud-ouest des États-Unis, où ils avaient été décimés. Les gestionnaires de la faune sauvage n’ont pas pu enseigner aux perroquets élevés en captivité à trouver les aliments qu’ils consomment habituellement à l’état sauvage – un savoir-faire qu’ils auraient normalement acquis auprès de leurs ­parents.

Les écosystèmes, toujours complexes, sont soumis à un changement accéléré. La culture permet une adaptation bien plus rapide que ne le feraient les seuls gènes. Ici, pigeons et moineaux ont appris à se servir des capteurs de mouvement pour pénétrer dans un centre commercial et y glaner des miettes. Là, des corbeaux se sont mis à lâcher des fruits à coque sur la chaussée afin que les voitures les cassent en leur roulant dessus. On a même découvert qu’ils faisaient cela aux carrefours, de façon à récupérer leur butin en toute sécurité quand le feu est rouge et les voitures à l’arrêt. Ils ont donc ­trouvé des réponses à une nouvelle question : « Comment fait-on pour survivre ici, dans ce monde qui nous était inconnu ? »

Comme les réponses varient selon le lieu et sont transmises par les aînés, les cultures fauniques peuvent se perdre plus vite que la diversité génétique. Lorsque les populations s’effondrent, les traditions qui aidaient les animaux à survivre et à s’adapter à un lieu commencent à disparaître. Comme le constataient des chercheurs dans un article sur le chant des alouettes au Maghreb et en Espagne intitulé « Érosion des cultures animales dans des milieux naturels fragmentés », lorsque les habitats naturels se fragmentent sous l’effet des activités humaines, « l’isolation devient synonyme d’appauvrissement […]. Le répertoire de chants traverse un goulet d’étranglement culturel et subit une baisse de variété significative » 1.

Hélas, ces alouettes isolées ne sont pas un cas isolé. Les ornithologues qui étudient le tohi à bec orange d’Amérique du Sud ont découvert que la complexité de son chant (le nombre et la longueur des syllabes) se détériorait au fur et à mesure de la parcellisation de la forêt. Et, lorsqu’une chercheuse a repassé des enregistrements de bruants à couronne blanche mâles à l’endroit même où elle avait capté ces sons vingt-quatre ans auparavant, ils ont suscité moitié moins de réactions qu’à l’époque du premier enregistrement. Cela montre qu’une évolution du dialecte entraîne une évolution des préférences de l’auditeur. Et, comme chez les humains, ces préférences influent sur le choix du partenaire. Les bruants à couronne blanche qui utilisent un dialecte local ont une descendance plus nombreuse que ceux qui s’expriment dans un dialecte inconnu : les femelles préfèrent les airs connus.

Il ne s’agit pas juste de quelques chants. La survie de nombreuses espèces est conditionnée à l’adaptation culturelle. De combien d’entre elles ? Nous commençons tout juste à nous le demander. Mais les premiers résultats indiquent que les techniques de survie par apprentissage culturel chez les animaux prennent des formes surprenantes et sont très répandues. Plus d’une centaine d’articles scientifiques ont été publiés sur les dialectes des oiseaux. Or le phénomène vaut pour un grand nombre d’animaux, dont les poissons.

« La morue possède un système de vocalisations très élaboré par rapport à d’autres poissons », explique Steve Simpson, spécialiste de biologie marine à l’université d’Exeter. Sur un enregistrement, on perçoit facilement la différence entre une morue ­vivant du côté américain de l’Atlantique et sa cousine européenne. Les aires de reproduction de cette espèce sont établies depuis des centaines, voire des milliers d’années. Nombreux sont les juvéniles à suivre leurs aînés vers les zones d’alimentation, de repos et de reproduction. Des expériences ont montré que des jeunes introduits par les chercheurs apprennent ces emplacements privilégiés en suivant les aînés et, quand ceux-ci ont disparu, continuent à emprunter les itinéraires traditionnels.

Les aptitudes culturelles de survie s’érodent à mesure que les habitats rétré­cissent. Conserver la diversité génétique ne suffit pas. Nous nous sommes satisfaits d’une situation périlleuse où des popu­lations se maintiennent en équilibre instable avec un effectif minimal qui non seulement constitue un risque pour la diver­sité génétique, mais garantit de façon presque certaine la perte du savoir culturel local grâce auquel ces populations ont perduré.

Chez tous les perroquets en liberté qui ont été étudiés, chaque oisillon développe son cri à lui, appris de ses parents. Les chercheurs y voient « un parallèle fascinant avec le prénom donné par les ­parents chez les humains ». De fait, cette identité sonore aide les oiseaux à distinguer leurs voisins, leur partenaire sexuel, le sexe et chaque individu.

Sam Williams m’a confié que, lorsqu’il étudiait les perroquets d’Amazonie, il pouvait les distinguer à leur façon de dire, par exemple, « Allons-y », « Je suis là, où es-tu ? » ou « Chéri(e), j’ai apporté le petit déjeuner ». Les chercheurs qui ont ­développé une bonne oreille et disposent d’outils perfectionnés pour étudier leurs enregistrements ont démontré que les vocalises des perroquets avaient plus de sens qu’il y paraissait pour des néophytes comme moi.

Lors d’une expérience avec des perruches ondulées, par exemple, on a rassemblé des oiseaux qui ne se connaissaient pas. En l’espace de quelques semaines, l’appel des femelles s’est mis à converger. Puis les mâles ont copié le cri des femelles. Le chant des membres d’une volée de mésanges à tête noire converge aussi, si bien qu’elles peuvent reconnaître les membres de leur groupe. Cette convergence, qui met des semaines à s’instaurer, semble indiquer que les groupes à l’état libre doivent être stables, qu’ils ont leur identité propre et que les individus s’identifient au groupe.

L’identité de groupe n’est pas propre aux humains. Les grands cachalots ­apprennent la leur et l’annoncent. Les jeunes chauves-­souris frugivores acquièrent le langage de leur bande. Les corbeaux savent qui est de leurs et qui ne l’est pas. La liste est longue d’animaux qui savent à quel groupe, ­famille ou meute ils appartiennent. Au Brésil, certains dauphins rabattent les poissons vers les filets des pêcheurs pour partager le butin, d’autres pas. Ils émettent des sons différents. Certains groupes de dauphins utilisant une stratégie d’alimentation particulière ne fréquentent pas ceux qui en possèdent une autre. Et les orques, qui possèdent l’organisation ­sociale la plus complexe parmi les non-humains, sont structurées en bans, en clans et en communautés, chaque membre sachant à quel groupe il appartient et chaque groupe évitant le contact avec un autre. Toute cette organisation sociale est transmise par les aînés.

Les anciens jouent aussi un rôle important dans l’apprentissage des itinéraires migratoires. Plusieurs espèces de cigognes, de vautours, d’aigles et de faucons suivent les indications des aînés pour connaître les itinéraires stratégiques ou les escales importantes ; on pourrait appeler cela leur culture migratoire. Des écologues ont dressé de jeunes grues, oies ou cygnes à suivre des ULM qui faisaient office de parents de substitution pour leurs premières migrations. Sans cette « enculturation », ils n’auraient pas su où aller 2. Les oisillons ont assimilé la connaissance des itinéraires, qu’ils empruntent les saisons suivantes en toute autonomie. Il existe 4 000 espèces d’oiseaux migrateurs, ce qui incite le zoologiste Andrew Whiten, de l’université de Saint Andrews, en Écosse, à penser que la pratique consistant à suivre des aînés expérimentés est sous-estimée et pourrait constituer un « domaine considérable de transmission culturelle ».

Quand on observe les animaux en ­liberté, on ne voit pas leur culture. Celle-ci ne devient visible que lorsqu’elle est perturbée. On se rend alors compte que le chemin à parcourir pour rétablir une culture (les réponses à la question « Comment fait-on pour vivre ici ? ») est difficile et souvent mortel.

De jeunes mammifères (élans, bisons, cerfs, antilopes, mouflons, bouquetins et bien d’autres) apprennent eux aussi les itinéraires et les destinations migratoires d’aînés gardiens du savoir traditionnel. Des spécialistes de la conservation ont récemment réintroduit de grands mammifères dans des zones d’où ils avaient disparu, mais, comme les animaux relâchés dans des milieux inconnus ne savent pas où trouver de la nourriture, où le danger guette, où aller aux changements de saison, beaucoup de ces transplantations ont été des échecs.

Au Costa Rica, Williams qualifie sa méthode avec les aras de « relâchement en douceur ». Son équipe dresse d’abord les oiseaux à utiliser une mangeoire : grâce à ce filet de sécurité, ils peuvent explorer la forêt, acquérir une connaissance du terrain, commencer à se disperser et à se nourrir d’aliments sauvages. Certains programmes de réintroduction estiment avoir atteint leur objectif si un animal relâ­ché est toujours en vie au bout d’un an. « Un an, ça n’a pas de sens pour un ara, qui atteint sa maturité à l’âge de 8 ans », critique Williams. Je lui demande ce qu’ils font pendant ces huit longues années. « De l’apprentissage social, répond-il du tac au tac. Ils apprennent qui est qui et comment communiquer, comme les enfants à l’école. »

Pour avoir un avenir, se reproduire et élever leur progéniture, les oiseaux que relâche Williams doivent s’imprégner de la culture de leur espèce. Mais de qui apprendront-ils, s’il n’y a personne dans les parages ? Il faut à tout le moins qu’ils socialisent avec leurs congénères. Ceux qui ont servi d’animaux de compagnie sont les moins aptes à être relâchés dans la nature : ils n’ont pas les bons codes de communication avec leurs semblables et recherchent surtout la compagnie des humains.

Pour évaluer les aptitudes sociales de treize aras rouges devant être relâchés, Williams et son équipe ont mesuré, entre autres, le temps qu’ils passaient en compagnie d’un autre oiseau et la fréquence à laquelle ils engageaient les hostilités. Le dernier ara du classement en matière de compétences sociales s’envola sitôt qu’il fut relâché et on ne le revit jamais. L’avant-dernier ne réussit pas à s’adapter à la vie sauvage et il fallut le récupérer. L’avant-avant-dernier put se faire à la ­liberté mais resta le plus souvent solitaire. Tous les autres s’en sortirent bien.

Cela signifie en somme qu’une espèce, ce n’est pas un gros bocal de bonbons tous de la même couleur. Ce sont plusieurs petits bocaux, avec des bonbons de couleur différente selon les endroits. Le patri­moine génétique varie d’une région à l’autre. Les traditions culturelles aussi. Chaque population a ses outils, ses itinéraires migratoires, sa façon de communiquer, de séduire, de se faire comprendre. Chaque population apporte sa réponse à la question « Comment fait-on pour vivre ici ? ».

« Par exemple, un groupe d’oiseaux est en train de glaner de la nourriture dans un arbre, raconte Williams. Deux autres passent au-dessus d’eux en ligne droite. Un cri d’appel est lancé depuis l’arbre et les deux oiseaux font demi-tour pour rejoindre leurs copains. » Bref, les aras de Williams et d’autres espèces ont bien une vie sociale et culturelle intense, remplie d’événements qu’ils comprennent – mais pas nous. Nous nous posons plein de questions ; la réponse est quelque part dans leur tête.

Certains éléments du savoir culturel seront indispensables pour aborder l’avenir à une époque de bouleversement des écosystèmes et du climat. D’autres disparaîtront. Chez les chimpanzés, la culture varie fortement, de même que l’habitat. Toutes les populations, sauf une, utilisent des bâtons ou des baguettes. Certaines ont des sondes rudimentaires, d’autres de véritables trousses à outils. Une seule population fabrique des dagues effilées pour chasser le galago, un petit primate nocturne qui se cache dans les creux des arbres. Seuls les chimpanzés des régions le plus à l’ouest de l’Afrique utilisent des pierres pour casser des noix.

Les chercheurs le savent, les traditions locales d’utilisation d’outils caractérisent la culture d’une population de chimpanzés. « Les communautés de chimpanzés sont semblables aux cultures humaines en ce qu’elles possèdent un ensemble de traditions locales qui leur sont propres […]. Un système social complexe, transmis au fil des générations, qui complète les facteurs génétiques », écrit Whiten 3.

Certains groupes de chimpanzés ont appris à suivre la maturation des fruits de dizaines d’arbres dans leurs forêts denses. D’autres vivent dans la savane. Les uns sont dominés par des mâles agressifs, d’autres sont plus égalitaires. Certains n’ont jamais vu d’humains ; d’autres vivent près de leurs habitations et ont appris à faires des razzias la nuit dans les cultures. « Nous avons compris que cela n’avait pas de sens de dire “le chimpanzé” », écrit Craig Stanford dans le livre qu’il a consacré à ces primates : les chimpanzés sont très divers et leurs cultures aussi4. « Ce qui me préoccupe, ce n’est pas seulement la disparition de populations entières, m’a confié la primatologue Cat Hobaiter, avec qui j’ai passé plusieurs semaines à étudier les chimpanzés en Ouganda. Ce qui est terrifiant, c’est la perspective de voir disparaître la culture propre à chaque population. Ça, c’est irréversible. » C’est la diversité du patrimoine culturel, peut-être plus que celle du patrimoine génétique, qui augmentera les chances de survie d’une espèce. Si des populations locales disparaissent, les chances de survie de l’espèce sont faibles.

L’objectif de Williams est de réintroduire les aras dans des zones d’où ils avaient disparu dans l’espoir que leur population se rétablisse et leur habitat avec. La plupart des forêts d’Amérique centrale ont été déboisées et brûlées, principalement pour permettre aux chaînes de fast-food de vendre des hamburgers bon marché. Chez les humains, il faut souvent deux ou trois générations à une famille d’immigrés pour être à l’aise dans sa culture d’adoption ; il en faudra peut-être autant à une population introduite d’aras pour s’en sortir dans la forêt. Pour le dire autrement : les aras sont sauvages de nature, mais, pour le devenir, il leur faut un apprentissage.

Ce n’est pas seulement le nombre qui est en jeu, mais les façons de savoir être au monde. La culture n’est pas seulement la préoccupation de quelques-uns, mais ce qui permet à de nombreuses populations de survivre. La conservation du savoir relatif à la façon d’habiter un ­milieu est presque aussi indispensable à la préservation d’une espèce que la conservation de l’habitat lui-même. Il faut les deux. La diversité culturelle est un facteur de résilience et d’adaptabilité au changement. Or, ces temps-ci, les changements ­s’accélèrent.

— Carl Safina est un écologue américain.

— Ce texte, paru dans The Guardian le 9 avril 2020, est un extrait remanié de son livre Becoming Wild. Il a été traduit par Inès Carme.

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Le soleil se couche sur la lagune Mentiroso (« menteur »), un bras mort de la rivière Madre de Dios en forme de fer à cheval, au cœur du bassin bolivien de l’Amazone. Des aras bleus poussent des cris stridents au-dessus de l’eau dormante. Des lucioles s’agglutinent dans les jacinthes d’eau qui bordent le lac. Par moments, un grognement porcin et un gros plouf s’échappent de l’entrelacs de racines à demi immergées. « Una vaquita », murmure Jairo Canamari, l’un des quatre pêcheurs du village voisin de Trinidadcito qui m’ont emmené au lac ce jour-là. Vachette : c’est l’un des nombreux noms que l’on donne au poisson géant et invasif qui, depuis quarante ans, est à la fois un fléau et une bénédiction dans cette région reculée de Bolivie.

Canamari, 26 ans, un homme menu aux cheveux coupés ras, se tient à la proue de notre barque longue de 3 mètres. Il écarte les roseaux et les joncs tandis que son frère aîné, Rafael, assis à l’arrière, nous ramène sur la rive en ramant silencieusement. Gabriel et Ahismed Justiniano Montaño, frères eux aussi, occupent le milieu de l’embarcation. Ahismed tient une pagaie et Gabriel se roule une cigarette dans une feuille de papier quadrillé.

Le fond du bateau est jonché de ­piranhas rouges, jaunes et argentés, pêchés pour le petit déjeuner du lendemain. Ahismed est à l’affût, comme un chat, du moindre bruit témoignant de la présence du gros poisson. Gabriel expulse par le nez une fumée odorante : « Ça éloigne les caïmans et les serpents », explique-t-il en chuchotant lui aussi. C’est ce qu’il faut faire quand il y a un paiche dans les parages.

Le paiche, qui peut mesurer jusqu’à 3 mètres de long et peser 250 kilos, est le plus gros poisson à écailles de l’Amazone et l’un des plus gros poissons d’eau douce de la planète. Son corps oblong est recouvert d’écailles noires et brillantes, et sa tête est protégée par une sorte d’armure couleur de mousse. La nuit, ses yeux brillent d’une lueur vert fluo, tel un zombie venu d’une lointaine ère géologique.

Quand le paiche a fait son apparition dans la lagune Mentiroso, au début des années 1980, personne ne savait ce que c’était ni d’où ça venait. Les rumeurs se sont vite répandues, souvent plus vite que le poisson lui-même. À San Buenaventura, une localité au sud de l’aire actuelle du paiche, on disait qu’il s’attaquait aux humains. Dans d’autres villages, certains refusent d’en manger parce qu’ils pensent que sa cervelle est infestée de vers. « Quand un paiche s’énerve, il peut faire chavirer la barque avec sa queue », m’assure un pêcheur à Guayaramerín, une petite ville sur la frontière brésilienne. À Las Peñitas, un village situé à un jour de route de San Buenaventura, un pêcheur m’affirme que le paiche sait nager à recu­lons pour éviter d’être pris dans les filets. Un autre raconte avoir ­entendu dire que les paiches ont été élevés par des scientifiques péruviens qui les ont nourris de sang de vache.

Ruth Isabel Vázquez, une mareyeuse de la ville de Riberalta que l’on surnomme doña Chuli, se souvient d’avoir entendu parler pour la première fois du paiche dans une émission de radio au début des années 1980. « Ils avaient domestiqué une femelle ou alors ils la voulaient pour un musée ou un zoo, en tout cas c’était une sorte de reine pour eux, me raconte-t-elle. Elle avait une couronne dorée sur la tête et on voulait tous la capturer. » Deux nuits plus tard, sur la lagune Mentiroso, je demande à Gabriel et à Jairo s’ils ont entendu parler de la reine paiche. « Celle qui porte une couronne ? Oui, elle existe. Mais ils ne l’ont jamais trouvée », me répond Gabriel. Jairo se fend d’un large sourire de conspirateur : « C’est parce qu’elle est ici, dans le Mentiroso. »

Ces trente dernières années, les paiches ont bel et bien pris le contrôle de la lagune Mentiroso. Ils ont colonisé près du quart de la vaste portion bolivienne du bassin amazonien, qui s’étend sur près de 2 800 kilomètres carrés. Cette expansion, qui s’est faite au détriment des espèces autochtones, a donné un coup de fouet à l’économie locale dans cette région pauvre du pays le plus pauvre d’Amérique du Sud. L’invasion biologique est un phénomène courant, banal même, partout dans le monde, mais le paiche inspire des craintes particulières.

Carlos Cruz, 74 ans, est le doyen des pêcheurs de Trinidadcito. Il a beau avoir vu des villages entiers être emportés par le courant, il parle du paiche sur un ton de sidération résignée. Il décrit un monde qui ne tourne plus rond : « Avant, il y avait du surubi, du pacu, du pintado, se remémore-t-il, évoquant des espèces autochtones qui se sont raréfiées ou ont disparu. Puis le paiche est arrivé, et maintenant il n’y a plus que lui. »

« Nous vivons actuellement dans un monde très explosif, écrit l’écologue britannique Charles Elton dans son livre de 1958, The Ecology of Invasions by Animals and Plants, considéré comme le texte fondateur de la biologie des invasions. J’entends par explosion écologique le très fort accroissement de la population d’une espèce d’organismes vivants. […] J’emploie le mot “explosion” à dessein, parce qu’il désigne le déchaînement de forces qui étaient auparavant contenues par d’autres forces. […] Les explosions écologiques ont ceci de particulier qu’elles ne font pas de bruit et qu’elles mettent plus de temps à se produire. » Du temps de Darwin, déjà, les biologistes avaient mis en évidence l’existence d’espèces invasives, mais celles-ci passaient en général pour des curiosités. Il a fallu les travaux d’Elton pour qu’on y voie un grave danger pour les écosystèmes. Vingt ans après la publi­cation de son livre, le paiche explosait sans bruit dans l’écosystème bolivien. L’impact ne se ferait pleinement sentir que des ­décennies plus tard.

Le paiche occupe le sommet de la chaîne alimentaire dans les cours d’eau à faible courant et les bras morts du nord du bassin amazonien depuis 5 millions d’années. Il se nourrit de tout ce qui peut tenir dans son énorme mâchoire articulée – des poissons surtout, mais aussi des graines, des feuilles, des cailloux et de la vase. Dans son habitat d’origine, essentiellement au Pérou et au Brésil, le paiche constitue un élément important du régime alimentaire des populations locales depuis que celles-ci disposent des engins de pêche nécessaires à sa capture. Un récit mytho­logique du peuple uaiá, originaire de l’ouest de l’Amazonie brésilienne, est presque aussi effrayant que les rumeurs qui ont circulé ces dernières décennies en Bolivie. Pirarucu – l’un des noms sous lesquels on désigne le paiche au Brésil – était à l’origine un prince guerrier courageux mais cruel qui s’attira la colère des dieux par ses blasphèmes et la violence gratuite qu’il infligeait à ses ­sujets. Un jour, alors qu’il pêchait, les dieux déchaînèrent un orage dont un éclair lui transperça le cœur. Il tomba dans le fleuve et sombra dans ses profondeurs, où il fut métamorphosé en un poisson de couleur sombre qui terro­risa la région pendant des années. Même dans son milieu naturel, ce gros poisson est un être malveillant et mystérieux, issu d’un conflit avec le divin.

Le prince guerrier a fini par devenir une proie. Au Pérou et au Brésil – mais aussi en Colombie, en Équateur et au Guyana, où le paiche est présent en plus petit nombre –, les populations rive­raines se servaient autrefois de lances, de harpons, d’arcs et de flèches ainsi que de filets pour attraper ce poisson au moment où il remontait à la surface pour respirer, toutes les quinze à vingt minutes. En 1975, année où fut adoptée la Convention des Nations unies sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (Cites), le paiche figurait parmi les espèces en danger d’extinction. Son exportation fut interdite. À peu près à la même époque, des fermes d’élevage furent créées au Pérou et au Brésil afin d’atténuer la pression sur les populations sauvages. Certains éleveurs de paiches comprirent vite que ce poisson pouvait faire un bon produit d’exportation : il grandit vite, se reproduit vite, est riche en protéines et ne possède pas d’arêtes intramusculaires.

En 2012, le magazine Time souligne le succès des fermes aquacoles péruviennes. Deux ans plus tard, l’enseigne américaine de produits bio Whole Foods Market commence à commercialiser du paiche en remplacement de la légine australe, ou bar chilien, dont la pêche est encadrée – les deux poissons ont une chair délicate très semblable. Consommez du paiche d’élevage et vous contribuerez à la protection de l’espèce, argumente alors Whole Foods. Une étude publiée la même année dans la revue scientifique Aquatic Conservation : Marine and Freshwater Ecosystems conforte ces propos : les communautés des pêcheurs du Pérou et du Brésil qui ont établi des plans de gestion des stocks, prévoyant souvent la création de fermes aquacoles, constatent une nette amélioration de la densité de paiches en milieu naturel.

Pour l’heure, le projet visant à sauver le paiche sauvage est couronné de succès. Mais il a aussi provoqué une cata­strophe écologique. À la fin des ­années 1970, des inondations firent ­céder les digues du lac Sandoval, dans le sud du Pérou, dans lequel les autorités faisaient incuber des alevins de paiche. Une partie du fretin s’échappa dans la rivière Madre de Dios, qui alimente le bassin amazonien bolivien. Depuis lors, le paiche se déplace d’environ 30 kilomètres par an, un rythme étonnamment élevé pour une espèce non migratrice. Il passe la saison sèche à creuser un nid circulaire dans le limon des berges, en se nourrissant des juvéniles des ­espèces ­autochtones qui fraient au même ­endroit. Le paiche pond des milliers d’œufs à la fois et peut élever quelques centaines d’alevins qu’il protège farouchement des autres poissons. Lorsque arrivent les pluies printanières et que les bras morts sont de nouveau envahis par les cours d’eau, la jeune génération de paiches se répand dans le cours principal de la rivière et remonte ou descend le courant pour se trouver des terrains de chasse et de reproduction. Il n’y a guère que les rapides qui puissent leur barrer la route. Bien qu’il ne soit pas scientifiquement prouvé que le paiche a nui aux autres populations de poissons, tous les pêcheurs que j’ai rencontrés m’ont dit que les espèces autochtones disparaissent depuis des années et que c’est à cause du paiche.

Pour beaucoup de pêcheurs boliviens, toutefois, cette catastrophe écologique s’est révélée être une aubaine. « Ces deux paiches qui se sont échappés du Pérou et sont remontés jusqu’à Riberalta ont vraiment été un don du ciel, me dit Marvin Sereve, qui se targue, comme doña Chuli, d’avoir été la première à commercialiser le paiche en Bolivie. Aujourd’hui, tout le monde travaille dans la pêche. »

Jusqu’aux années 1970, époque où le gouvernement brésilien a établi une fabrique de glace à la frontière, dans la ville qui fait face à Guayaramerín, les habitants de cette partie de l’Amazonie bolivienne pratiquaient presque exclusivement une pêche de subsistance. Les choses évoluèrent dans les années 1980 et 1990 : la glace permit de conserver le poisson lors des longs trajets sur la ­rivière, et la création de réserves naturelles du côté brésilien s’accompagna de l’interdiction de la pêche commerciale. Des patrons de pêche brésiliens se mirent à faire appel à des pêcheurs boliviens pour qu’ils s’aventurent aux confins de leurs rivières et de leurs lacs, là où la pêche n’est pas réglementée, et ramènent du pacu, du surubi et du pintado – des ­espèces très appréciées des gens du coin. « On gagnait des fortunes, se souvient un pêcheur de Guayaramerín. Le plus petit des bateaux pouvait contenir 5 tonnes de poisson et le plus grand, 20 tonnes. »

Au début des années 2000, les captures d’espèces autochtones commencèrent à décliner. Les pêcheurs y voient deux raisons : le paiche et le projet de centrales hydroélectriques sur la rivière Madeira. À cette époque, les pisciculteurs brésiliens se mirent à inonder le marché de pacu et de surubi bon marché, ce qui donna un coup d’arrêt à l’industrie de la pêche naissante de Guayaramerín. Aujourd’hui, le port de la ville est tristement silencieux. Une rangée de ­petites embarcations – la plus grande ayant une capacité d’à peine 2 tonnes – se balancent sur l’eau. Les ­bateaux plus grands amarrés à côté servent à transporter des boissons et du bétail en amont ou en aval de la ­rivière. Avec le déclin de la pêche à Guayaramerín, les pêcheurs de Ribe­ralta se sont mis à vendre du paiche. Vingt ans plus tard, cette espèce repré­sente près de 85 % des captures entrant à Riberalta, le premier port de Bolivie. « Si ce poisson n’avait pas fait son apparition, il n’y aurait plus de pêche ici », estime Paul Van Damme, directeur de l’ONG bolivienne Faunagua.

Sereve s’est lancée dans la pêche alors que le secteur était en plein essor, dans les années 1990. « Au départ, j’avais six bateaux, puis j’en ai perdu un. Ensuite j’ai divorcé, et mon mari m’en a pris deux autres, me raconte-t-elle en rigolant un soir où nous sommes atta­blés dans un petit restaurant qu’elle gère sur la rive. Maintenant, j’ai trois bateaux et je m’en tiens là. Je suis la seule personne de Riberalta à posséder l’ensemble de la chaîne logistique ». Sereve engage des pêcheurs qui remontent la rivière pendant deux ou trois semaines jusqu’aux confins de la rivière Beni, dans des zones où le paiche n’est présent que ­depuis une dizaine d’années. Plutôt que d’acheter leurs prises aux pêcheurs ­locaux – comme le fait sa principale rivale, doña Chuli –, Sereve verse une somme forfaitaire de 2 000 bolivianos (environ 260 euros) aux villages riverains en échange du droit de pêche. Lorsque le poisson ­arrive, elle transforme la chair en steaks, en saucisses et en nuggets dans le petit atelier qu’elle a créé à son domicile. Elle écoule ensuite ses ­produits dans les villes de l’intérieur de la Bolivie. Les mauvais mois, elle vend près de 4 tonnes de paiche, une hausse spectaculaire par rapport aux débuts, du temps où les ­filets étaient commercialisés sous le nom de surubi pour attirer les clients. Sur les marchés, le paiche n’est vendu comme tel que depuis quelques années.

Depuis 2011, les captures annuelles de paiche dans le nord de la Bolivie ont plus que doublé. Un pêcheur professionnel tire les trois quarts de ses revenus de la vente de cette seule espèce. Chez les populations rurales, où les sources de revenus sont plus diversifiées, la pêche représente environ 20 % des revenus, dont la moitié provient du paiche. Si la flotte de Severe utilise des filets spéciaux, pourvus d’ouvertures très larges, tous les pêcheurs n’ont pas les moyens d’investir dans un tel équipement, si bien que beaucoup d’entre eux continuent à pêcher ces mêmes espèces autochtones qu’ils redoutent de voir s’éteindre à cause du paiche. Et, comme de plus en plus de gens se tournent vers la pêche pour compléter leurs revenus, la pression exercée sur les espèces locales continue d’augmenter. D’un point de vue écologique, l’arrivée du paiche a été un désastre.

Pour beaucoup de pêcheurs et de leurs clients, en revanche, ces bouleversements ont été de toute évidence positifs. Grâce au paiche, doña Chuli a ­monté une entreprise qui emploie tous les membres de sa famille élargie. Pour les jeunes, la pêche est devenue une planche de salut lorsque d’autres projets capo­tent. Jairo Canamari faisait des études de génie de l’environnement avant de se faire expulser pour avoir mis une étudiante enceinte (ils se sont mariés depuis). Gabriel Justiniano Montaño rêvait d’être footballeur professionnel mais n’a jamais réussi à être recruté par un club. Son frère Ahismed a décroché son diplôme de comptabilité il y a cinq ans et a passé six mois à chercher un emploi en vain. Tous trois sont revenus à Trinidadcito et ont trouvé à travailler comme pêcheurs. « Ici, au moins, il y a toujours de la ressource », se réjouit Ahismed.

Le marché reste pourtant limité : le paiche ne représente que 4 % du poisson consommé en Bolivie, pays qui en mange moins de 3 kilos par personne et par an, contre plus de 20 kilos en moyenne dans le monde. Environ la moitié du poisson consommé dans les centres urbains – y compris dans des localités comme Riberalta et Guayaramerín – provient des fermes aquacoles du Brésil, du Pérou et d’Argentine. Et, alors que le Pérou et le Brésil exportent de plus en plus de paiche, la Bolivie est pieds et poings liés par la réglementation de la Cites et ne peut exporter sa pêche sauvage. Pour ce faire, il faudrait que le gouvernement bolivien apporte la preuve que le paiche est une espèce inva­sive qui n’est pas menacée d’extinction sur le territoire natio­nal. Cela supposerait de mener une étude coûteuse et fastidieuse sur plusieurs années, dans une région où les moyens financiers et les données sont limités. « Encore faudrait-il que la classe politique s’intéresse à la question », souligne le sénateur Erwin Rivero Ziegler, originaire de Riberalta.

Cela ne sera pas chose facile. Jusqu’à l’adoption de la loi sur la pêche et la pisciculture durables en 2017, la Bolivie n’avait pas de législation en matière de pêche. Pour élaborer le texte de loi, Rivero et ses collaborateurs ont tra­vaillé pendant cinq ans avec des pêcheurs des trois principaux bassins-versants du pays. Ils ont constaté à cette occasion que les embargos décrétés ­localement n’avaient pas d’effet. Ces pêcheurs estimaient pourtant que le gouvernement devait prendre des ­mesures pour préserver les stocks, en imposant des restrictions assorties d’aides destinées à acheter de l’équipement et à compenser le manque à gagner pendant les mois d’interdiction. Sans ce filet de sécurité, m’ont confié les pêcheurs, ils ne peuvent pas se permettre de respecter l’interdiction saisonnière, et rien ne les incite à le faire. « Ils avaient bien conscience que des mesures ­devaient être mises en place, me dit Rivero. Il y a un vide juridique – un vide qu’il revient à l’État de combler. »

Vu l’augmentation des captures et l’extension des zones de pêche d’une année sur l’autre, le marché pourrait bientôt être saturé. La législation inter­nationale sur la protection des espèces menacées – celle-là même qui a indirectement provoqué une invasion – pourrait bien compromettre le gagne-pain de la population qui a le plus pâti de l’arrivée du paiche. La rumeur avait devancé le paiche, et voilà que le paiche devance la législation.

L’inadéquation de la législation en matière de protection des espèces n’est nulle part plus patente que sur les berges de la rivière Mamoré, qui marque la frontière entre la Bolivie et le Brésil. Dans le village bolivien de San Lorenzo, les pêcheurs ont aperçu le premier paiche il y a quatre ans seulement. (D’après les chercheurs, il était sûrement présent avant, mais en trop petit nombre pour qu’on le remarque.) Désormais, ils en attrapent par dizaines dans la rivière qui coule au pied de chez eux.

San Lorenzo se résume à une ­dizaine de maisons alignées le long d’une unique rue poussiéreuse parallèle à la rivière et bordée de manguiers et de tamariniers. Il y a un château d’eau désaffecté, un petit parc peu fréquenté sur les berges et un terrain de foot qui sert depuis longtemps de pâturage au bétail. Quand les pêcheurs sortent de chez eux le matin, la première chose qu’ils voient, c’est la ­rivière Mamoré et, en face, le Brésil. Deux bateaux effectuent chaque jour la traversée. L’un transporte des villageois qui se rendent dans une localité côté brésilien ; l’autre est une vedette de surveillance de la police qui patrouille pour lutter contre les activités illicites, essentiellement la pêche dans une zone classée aire ­naturelle protégée dans les années 1970. Vue depuis la Bolivie, la rive brésilienne apparaît à la fois comme le passé révolu et l’avenir qui se dessine. D’un côté du Mamoré, le paiche est ­invasif ; de l’autre, il est menacé.

Le soir où j’arrive à San Lorenzo, je me rends sur les berges en compagnie de Samuel Surubí, un mareyeur qui tient une échoppe où l’on trouve de la bière, de la coca et du tabac – les trois produits qui permettent aux pêcheurs de tuer le temps en attendant que ça morde. Surubí retrouve deux pêcheurs qui viennent juste de rentrer avec leurs prises, capturées en aval. Raúl Chávez Parada, surnommé Cata, et son associé, Josué Castro Barveris, extraient douze paiches de la cale de leur bateau et les allongent dans le limon pour faire les comptes. Le plus petit pèse pas loin de 15 kilos et le plus grand, le double – du menu fretin, de l’avis général. Le frère aîné de Cata, Jesús, alias Papayo, braque le faisceau de sa torche sur les poissons. Leurs yeux verts s’allument comme des lanternes. Josué, une joue gonflée par une chique de coca, se penche sur les longs corps inertes des poissons et les débite un à un. Il incise leur ­armure d’écailles, découpe l’articulation molle de leur cou, retire la tête et les viscères d’un seul geste et racle le tissu visqueux des poumons. Dans les taillis, des ­cochons attendent de pouvoir engloutir les boyaux.

Le lendemain, je me rends sur la rive brésilienne pour rencontrer Antonio Medero, un pêcheur d’un hameau baptisé Deus Que Me Deu (« Ce que Dieu m’a donné »). Il me parle des négociants brésiliens qui ont commencé au début des années 2000 à aller acheter des alevins de paiche dans des villages boliviens pour leurs élevages. Craignant d’être pris en train de transporter une espèce protégée, ils n’hésitaient pas à jeter les poissons par-dessus bord s’ils apercevaient un bateau de la douane. Ces dernières années, les autorités brésiliennes sont devenues inflexibles. ­Medero connaît des lacs où le paiche pullule, et il sait qu’il pourrait tirer des centaines de ­kilos de poisson de la rivière qui coule à deux pas de chez lui, comme le font les hommes de San Lorenzo, mais il s’y refuse – vendre du paiche sur le marché est trop risqué. « Comment peuvent-ils savoir de quel côté de la frontière vient le poisson ? Le paiche ne parle ni espagnol ni portugais. Ici, il est tout bonnement interdit », explique-t-il. Medero est moins préoccupé par l’absurdité de la loi que par les risques qu’il y aurait à l’enfreindre.

Soixante ans après qu’Elton a forgé le concept d’espèce invasive, les biologistes de la conservation continuent à affiner sa définition. Martín Nuñez, un biologiste de l’Université du Tennessee, définit une espèce invasive comme « un organisme qui a été introduit dans un écosystème moyennant une intervention humaine, après l’an 1500 ». Lorsqu’il a débuté dans la discipline, raconte Nuñez, il imaginait que les espèces les plus envahissantes arrivaient dans de nouveaux territoires à la manière d’auto-­stoppeurs ou de passagers clandestins. En réalité, pointe-t-il, la plupart des ­espèces invasives sont introduites volontairement – soit dans des fermes aquacoles, soit pour servir de prédateur à des espèces indésirables, soit pour fournir de grosses prises aux amateurs de pêche sportive – avant de déjouer nos imprudentes tentatives de les contenir. Matthew Barnes, un biologiste de l’Université technologique du Texas, formule la chose en des termes légèrement différents : « Un organisme est invasif ­selon l’impact qu’il a sur l’économie et sur notre conception de ce que doit être l’environnement, estime-t-il. La ­notion d’invasion est une vue de ­l’esprit. »

Si l’homme est à l’origine de la plupart des invasions et dispose des mots pour définir ce phénomène, il n’est pas le seul animal concerné. Les espèces invasives sont aujourd’hui la deuxième cause d’extinction dans le monde, après la destruction des habitats naturels. Pour désamorcer ces bombes écologiques avant qu’elles n’anéantissent la biodiversité, nous nous en remettons à la législation et à la science. Mais, pour l’essentiel, seule la prévention permet de se prémunir contre les effets délétères des espèces invasives. Au moment où l’on remarque la présence d’une espèce, il est souvent trop tard pour stopper son invasion. Les lois correspondent à des frontières et à des États-nations qui sont eux-mêmes des constructions intellectuelles. Dans le cas du paiche, les frontières et les réglementations n’ont fait qu’accélérer sa prolifération.

Tandis que les scientifiques qualifient le paiche d’« espèce invasive », les pêcheurs que j’ai rencontrés utilisent tous, sans exception, l’expression « contre nature ». Comme le paiche venait perturber leur environnement tel qu’il est censé être. Mais l’idée que la nature est une machine parfaitement calibrée est une vue de l’esprit, une légende semblable à celle du prince guerrier métamorphosé en poisson. Les extinctions, les transformations et les fluctuations sont des phénomènes naturels. Quand surgit une espèce invasive aussi ­effrayante et imposante que le paiche – un phénomène sur lequel nos lois et nos frontières n’ont que peu de prise –, notre fragile sentiment de maîtrise vole en éclats, nous rappelant que rien ne dure éternellement. Et cela vaut pour la nature comme pour l’homme.

Et pourtant, ce poisson est aussi l’avenir. À Trinidadcito et à Riberalta, où la vie locale a été complètement transformée par son arrivée, il est maintenant essentiel. Ces localités ne sont peut-être pas devenues prospères, mais au moins peut-on y vivre décemment. À ­Trinidadcito, seule la pêche à la ligne est autorisée, les filets sont interdits et l’accès à la lagune Mentiroso est surveillé. « À Trinidadcito, nous pratiquons une pêche responsable », déclare fièrement Carlos Cruz, le pêcheur le plus nostalgique de ceux que j’ai rencontrés. « On ne peut pas considérer le paiche comme quelque chose de néfaste, affirme quant à lui le sénateur Rivero. C’est une réa­lité, il faut faire avec. » Même à San Lorenzo, où ce poisson fascine autant qu’il exaspère, beaucoup de pêcheurs se sont résignés à en tirer une partie de leurs revenus.

Lors de ma dernière soirée à San ­Lorenzo, j’assiste à une réunion de pêcheurs organisée par Donald Dorado Araú. Une quinzaine d’entre eux sont rassemblés au domicile de Samuel ­Surubí, une maison en béton recouverte d’un toit de tôle par lequel s’engouffre un vent de tempête chargé d’humidité. Araú parle de droit du travail et d’action collective, de l’importance de faire preuve de modération et d’empêcher le pillage des ressources de la Boli­vie. « Les gens s’imaginent que nous sommes tellement pourvus que nos ressources ne s’épuiseront jamais. Mais elles s’épuiseront, prévient-il. Il y a eu la fièvre du caoutchouc et la fièvre de l’or, et maintenant c’est la fièvre du paiche. Mais vous savez ce qui s’est produit avec l’or. » Un pêcheur nommé Pinduca lève la main. « Quand ce poisson est arrivé ici, nous étions furieux parce qu’il a fait disparaître tous les autres, commence-t-il. Mais maintenant, il n’y a plus rien à faire. Il n’y a pas de solution. » Les hommes de l’assistance opinent du chef et boivent leur bière. « Désormais, ça sera notre poisson. »

— Michael Snyder est un journaliste américain établi au Mexique. Il a bénéficié pour la rédaction de cet article d’une bourse du Pulitzer Center for Crisis Reporting, qui finance des reportages sur des grandes problématiques mondiales.

— Cet article est paru dans le trimestriel américain The Believer le 1er octobre 2018. Il a été traduit par Pauline Toulet.

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Le médecin français Claude Bernard fut le premier à suggérer, au XIXe siècle, que les animaux maintiennent des paramètres physiologiques constants. Ce processus fut bap­tisé «homéostasie» par le physiologiste américain Walter B. Cannon, l’un des personnages principaux du livre de Sean B. Carroll. L’auteur étend le concept à toute la gamme des systèmes biologiques, de la bactérie E. coli au vaste parc ­national du ­Serengeti, en ­Tanzanie.

En tant que chirurgien plasticien de l’armée, Cannon découvrit pendant la Première Guerre mondiale qu’il pouvait combattre l’acidification du sang des soldats blessés en état de choc, normalement fatale, en leur administrant du bicarbonate de soude, rétablissant ainsi l’équilibre du pH corporel. Il développa plus tard l’idée que l’organisme régule son environnement interne par des boucles de rétroaction faisant intervenir des hormones comme l’insuline, qui régulent le taux de sucre dans le sang.

Puis Carroll nous emmène en Arctique. C’est en participant à des expéditions au Spitzberg que l’écologue et zoologue britannique Charles Elton a élaboré l’idée des chaînes alimentaires. La migration périodique des lemmings avait piqué sa curiosité. Il découvrit que la Compagnie de la baie d’Hudson avait tenu des registres sur le nombre de peaux d’animaux qu’elle avait achetées depuis 1821. Les chiffres révélaient un cycle régulier de dix ans d’expansion et de contraction des effectifs de lapins et de leur prédateur, le lynx. Ce travail fondait la dynamique des populations, la branche de l’écologie qui étudie la régulation naturelle du nombre d’animaux.

Au niveau cellulaire, c’est le biologiste Jacques Monod, un héros de la Résistance française, qui a mis en évidence le mécanisme par lequel les cellules régulent la production d’enzymes. La généticienne britannique Janet Rowley a découvert le lien entre le cancer et les translocations chromosomiques, lorsqu’une partie d’un chromosome se détache pour se rattacher à un autre, entraînant la production d’une protéine mutante qui rompt la boucle de rétroaction régulant la division cellulaire.

En écologie, c’est le développe­ment incontrôlé de populations qui crée la pathologie. Sur la côte du nord-ouest des états-Unis, les grands bancs de varech se sont maintenus parce que les loutres de mer limitaient les populations d’oursins. Lorsque les loutres ont été chassées pour leur fourrure – presque jusqu'à l'extinction  –, les oursins se sont multipliés à tout-va et le varech a disparu. Au Ghana, l’extermination des léopards et des lions a entraîné une infestation de babouins. En Indo­nésie, les pesticides répandus sur les rizières ont tué les araignées qui se nourrissaient de cicadelles brunes, lesquelles ont ensuite dévasté les plantations. La solution ? Rétablir l’élément manquant, l’« espèce clé » dont la présence est essentielle à la structure de l’écosystème. Une fois les loutres de mer protégées, le varech est revenu. Quand on a cessé de pulvériser des pesticides, les araignées ont mangé les sauterelles.

Ce qui nous amène au parc national du Serengeti. À la fin du XIXe siècle, la peste bovine s’abattit sur les prairies d’Afrique de l’Est. Cette maladie virale était venue d’Asie, probablement avec le bétail d’une armée européenne. En l’espace de quelques décennies, elle tua la plupart des ­bovins, de la Corne de l’Afrique au Cap. Lors d’une première étude aérienne menée dans les années 1950 dans le Seren­geti, le zoologue Bernhard ­Grzimek, son fils Michael et sa bru Erika recensèrent 99 481 gnous. En 1977, les effectifs avaient atteint 1,4 million. Des analyses de sang ont montré que la campagne de vaccination du bétail contre la peste bovine avait protégé l’espèce sauvage, amenant un rebond massif de la population. Le correctif est venu de la pénurie de nourriture durant la saison sèche, qui entraîna la mort de nombreux gnous. Au-dessous d’environ 1,2 million, la population augmente ; au-dessus, elle diminue. Cette boucle de rétroaction est connue sous le nom de régu­lation dépendante de la densité. Des ­effets similaires ont été constatés chez l’éléphant et le buffle.

Le parc national de Gorongosa, au Mozambique, abritait naguère une biodiversité comparable à celle du Serengeti, mais, pendant la guerre civile (1977-1992), il est devenu le repaire de soldats affa­més armés de kalachnikovs. Privé de son gros gibier, le parc a été repris en main par un milliardaire philanthrope américain, qui l’a repeuplé avec des espèces emblématiques comme le buffle, transplanté du parc national Kruger, en Afrique du Sud. Protégé du braconnage grâce à une gestion efficace et à des projets de développement destinés aux populations locales, l’écosystème s’est reconstitué pour recouvrer un peu de sa superbe d’antan.

Comme toutes les bonnes histoires, celle-ci a une morale. ­Perturbez le système régulateur du vivant et la pathologie s’installe. Rétablissez-le et la santé revient.

— Andrew Harvey est consultant auprès de l’Organisation des
Nations unies pour l’alimentation
et l’agriculture (FAO).

— Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 22 juillet 2016. Il a été traduit par Nicolas Saintonge. Nous le reproduisons avec l’autorisation
de News Licensing.

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