WP_Post Object ( [ID] => 130713 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-15 11:04:45 [post_date_gmt] => 2024-11-15 11:04:45 [post_content] =>Le Vendée Globe est l’exemple extrême du sport d’endurance en solitaire. Dans le genre, le moins extrême et le plus courant est le jogging. L’anthropologue social Michael Crawley, lui-même un grand sportif (course et vélo), fait ici l’éloge du sport d’endurance à plusieurs. « Courir seul, c’est juste pour la santé, lui dit un athlète éthiopien. Pour en sortir transformé, il faut courir avec d’autres. » Pour son livre précédent, Out of Thin Air, Crawley avait passé quinze mois à s’entraîner en groupe sur les plaines et les montagnes d’Éthiopie. Dans To the Limit, il poursuit son travail d’entretiens avec quantité d’athlètes. Le sport d’endurance à plusieurs produit selon lui le même type d’« effervescence collective » que Durkheim attribuait à la religion : « une intensification d’expérience partagée et d’énergie émotionnelle, renforcée par le mouvement rythmé du corps ». Ces entretiens drainent inévitablement pas mal de clichés, remarque Kate Hext dans le Times Literary Supplement. Mais beaucoup d’histoires sont impressionnantes, comme ce champion qui a terminé sa course alors qu’il avait des os du pied brisés. Crawley met aussi en garde contre la mode des bidules techniques portables, du genre montre contrôlant le rythme cardiaque, car ils ont leurs limites et, en encourageant une confiance excessive dans les données chiffrées et les instructions, « renforcent la conception de l’endurance comme une quête individuelle, presque narcissique ».
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WP_Post Object ( [ID] => 130710 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-15 11:00:54 [post_date_gmt] => 2024-11-15 11:00:54 [post_content] =>Le progrès n’est jamais total, il implique toujours des régressions ou des pertes. À chaque percée technologique, par exemple, des métiers disparaissent, qui n’ont plus lieu d’être. Autre exemple, plus général : l’industrialisation qui a permis une élévation extraordinaire du niveau de vie. Elle a aussi entraîné une dégradation de certains écosystèmes. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Ce qui est certain, d’après le sociologue allemand vedette Andreas Reckwitz, c’est que l’Occident s’est distingué par son talent pour « minimiser, refouler, banaliser le prix du progrès », ainsi que le rapporte Stefan Reinecke dans le Tageszeitung. En somme, l’approche occidentale du progrès s’est longtemps résumée à l’expression triviale : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. »
Reckwitz a acquis une belle notoriété outre-Rhin en 2017 avec un ouvrage tournant autour du concept de « singularité ». Il voyait dans la distinction individualiste l’un des traits saillants de notre modernité. Son « sens aigu de l’humeur du temps », écrit Reinecke, se retrouve dans le choix du concept auquel il consacre son nouvel ouvrage : la « perte ». « Face au Covid et aux guerres, au changement climatique et au déclin de l’Occident, la perte est un mot à la mode choisi avec pertinence », écrit-il. Car, au cours de ce que Reckwitz appelle la « modernité tardive », le sentiment de perte a connu une croissance exponentielle tandis que les stratégies et traitements pour y remédier ont explosé.
Le livre, remarque Reinecke, n’est pas toujours d’un accès facile et requiert un « lectorat patient et très concentré ». Il n’en demeure pas moins « une tentative intelligente, stimulante, ample, parfois assez rigide, de décrire en profondeur notre présent en Occident ».
[post_title] => Le sentiment de perte de la modernité tardive [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-sentiment-de-perte-de-la-modernite-tardive [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-15 11:00:55 [post_modified_gmt] => 2024-11-15 11:00:55 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130710 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130707 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-15 10:57:39 [post_date_gmt] => 2024-11-15 10:57:39 [post_content] =>Nous replongeons dans la période sanglante des années 1980 de la guerre sale entre terrorisme nationaliste basque et terrorisme d’État. La romancière catalane met d’abord en scène deux figures féminines que tout oppose : la belle et sanguinaire Idoia López Riaño, appelée la « Tigresse », personnage réel et très médiatisé de l’ETA, et la fictive Miren, fille d’un policier, membre des GAL (Groupes antiterroristes de libération), milices parapolicières créées par l’État espagnol. Le roman s’organise autour de Miren, à l’adolescence difficile, amoureuse d’un jeune avocat de l’ETA, et d’une autre femme, Maria Ortega, obsédée par le personnage de la « Tigresse ». La romancière « entremêle subtilement et magistralement les deux intrigues, jusqu’à les réunir dans un magnifique dénouement », note l’écrivaine et journaliste basque Edurne Portela dans El País. Celle-ci regrette cependant que la description de ladite Tigresse s’arrête en chemin. Mais comment « représenter une femme aussi opaque qu’elle, qui n’a donné qu’une seule interview publique et dont on connaît à peine la personnalité et l’intimité à travers les témoignages d’hommes qui la dépeignent comme une prédatrice sexuelle frivole ? », se demande Edurne Portela. Condamnée pour le meurtre de 23 personnes, Idoia López Riaño a été relâchée en 2017 après avoir signé un engagement de renoncer à la violence.
[post_title] => Retour sur la tragédie basque [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => retour-sur-la-tragedie-basque [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-15 10:57:39 [post_modified_gmt] => 2024-11-15 10:57:39 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130707 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130704 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-15 10:56:02 [post_date_gmt] => 2024-11-15 10:56:02 [post_content] =>Les borborygmes – « mot horrible qui traduit bien l’horreur de la chose » selon Elsa Richardson – ont toujours eu mauvaise presse. Sans doute, postule-t-elle, à cause de « la déplorable habitude qu’a l’estomac de faire irruption dans notre vie sociale en attirant l’attention sur les fonctions les plus honteuses du corps, la digestion et la défécation ». Le vacarme intempestif des intestins trouble en effet le silence des bibliothèques, provoque des fous rires dommageables, peut pulvériser des amours émergentes... Erasmus Darwin, médecin et grand-père du père de l’évolution, dut ainsi traiter une adolescente écossaise dont la vie sociale et psychologique était ravagée par les déplaisantes sonorités ventrales qu’elle émettait en continu, « audibles à une distance considérable » (la malheureuse fut soignée sinon guérie par l’insertion d’un petit tuyau de plomb dans l'anus).
« Des 78 organes du corps, l’estomac est sans conteste l’un des plus bruyants », dit l’historienne de la santé, qui dans son ouvrage choisit d’écouter non pas l’organe en question mais la façon dont on l’a écouté à travers les époques. Ce qui donne « une vivante histoire culturelle de l’appréhension symbolique, politique et scientifique de nos propres intestins », résume Steven Poole dans The Guardian. Si gargouillis ou flatulences sont tellement stigmatisés, c’est parce que l’on sait depuis l’Antiquité que ces manifestations des mouvements gastriques sont le reflet de tumultes émotionnels. Voyez la dame italienne dont l’estomac, chez Rabelais, s’exprime d’une voix intelligible – à l’instar des impudiques « bijoux indiscrets » des dames du sérail qui, chez Diderot, révèlent les secrets intimes de leurs propriétaires. « Nous sommes en constante communication avec notre estomac qu’il nous faut remplir plusieurs fois par jour, et qui nous tient informé de tous ses mouvements, à la différence d’organes silencieux comme le foie, le pancréas, la vésicule » dit encore Elsa Richardson, qui focalise son ouvrage sur le « partenariat cognitif » reliant l’estomac et le cerveau, les tripes et l’intelligence rationnelle. Non seulement le ventre se gère de façon autonome mais il communique aussi avec la tête et le reste du corps, via le système vagal ou le système nerveux entérique – ou encore par le truchement du microbiome dont les trillions de microbes et de bactéries contribuent à la production de nos neurones, dont le plexus myentérique, tout au long du tractus gastro-intestinal, héberge lui-même cent millions. Les interactions psyché-système digestif et le « caractère psychosomatique des troubles gastriques », connu depuis l'Antiquité, ont été confirmées par la psychanalyse qui impute beaucoup de nos problèmes stomacaux aux névroses sexuelles prévalentes dans notre société. Celle-ci exerce en effet un contrôle étroit sur nos tubes digestifs, aussi bien à l’entrée (recommandations ou interdits alimentaires, manières de table, etc.) qu’à la sortie (règles d’hygiène ou de comportement). Comme la pieuvre dont les tentacules regorgent de neurones et dont le cerveau s’entortille autour de l’œsophage, « nous avons placé la digestion au centre des activités cognitives ». Non seulement la science (notamment la neuro-gastroentérologie) pénètre toujours plus avant dans les mystères de la connexion cerveau-ventre mais, pour Elsa Richardson, la « très ancienne notion du “ventre pensant” informe nos réflexions sur la nature de l’intelligence elle-même ». Donald Trump ne s’est-il pas souvent vanté d’en savoir plus par ses tripes que la plupart des gens par leur cervelle ?
[post_title] => Ruminations gastriques [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => ruminations-gastriques [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-15 10:56:03 [post_modified_gmt] => 2024-11-15 10:56:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130704 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130700 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-15 10:53:09 [post_date_gmt] => 2024-11-15 10:53:09 [post_content] =>Lorsque la biographie d’Érasme par Sandra Langereis est parue aux Pays-Bas en 2021, saluée par la critique et plébiscitée par le public (elle en est aujourd’hui à sa douzième édition), beaucoup se sont étonnés du choix fait pour la couverture de l’ouvrage : la reproduction d’un tableau à la peinture acrylique d’une artiste néerlandaise contemporaine, portrait imaginaire, en couleurs très modernes, du « prince des humanistes » au sortir de l’adolescence. Tout le monde a plus ou moins en tête les célèbres portraits d’Érasme par Hans Holbein, Albrecht Dürer et Quentin Metsys. Pourquoi ne pas avoir utilisé un de ceux-ci ? Sandra Langereis s’est expliquée sur le parti qu’elle a pris. Érasme était l’écrivain le plus fameux de son temps, connu et admiré dans l’Europe entière. Il en était conscient et attentif à la façon dont il était perçu. Les portraits réalisés par trois des plus grands peintres de son époque le furent à sa demande, dans l’objectif de fixer l’image de lui-même qu’il souhaitait transmettre à la postérité. Le tableau récent est censé aider le lecteur à se détacher de cette image pour retrouver Érasme dans la fraîcheur de ce qu’il était avant d’être statufié de son vivant.
Il ne s’agit pas de la première biographie d’Érasme en néerlandais. D’autres, par Johan Huizinga au début du siècle dernier et Cornelis Augustijn à la fin de celui-ci, l’ont précédée. Destinée au grand public autant qu’au monde savant, celle de Sandra Langereis exploite les ressources de l’écriture romanesque sans tomber dans la fiction et l’invention de dialogues. Autant que par sa longueur, le livre se distingue par l’attention qu’il accorde à un aspect parfois négligé de l’œuvre d’Érasme, son travail philologique. Le récit s’appuie largement sur l’étude de ses lettres. Épistolier prolixe, infatigable et inventif (il écrivit à la fin de sa vie un Traité de l’art épistolaire et publia les meilleures de ses lettres), Érasme entretenait une correspondance nourrie avec des centaines de personnes à travers l’Europe. Sa lecture permet de reconstituer pas à pas sa trajectoire intellectuelle et sa vie émotionnelle.
Érasme n’est pas devenu le savant qu’il fut par hasard. Son père, notamment, paraît avoir joué un rôle important à cet égard. Prêtre (Érasme était un enfant illégitime), il avait exercé durant plusieurs années le métier de copiste en Italie. Il en avait ramené des copies de manuscrits anciens dont Érasme profita précocement. Lorsque son fils fut en âge d’étudier, il l’inscrivit au collège de Deventer, une des meilleures écoles du nord de l’Europe. On y enseignait, non le latin médiéval de l’Église, mais le latin classique. Les élèves y apprenaient à lire, écrire et parler le latin authentique. Érasme y découvrit Tite-Live, Virgile, Lucrèce, Pétrone, Plaute, Martial et Cicéron. On y enseignait aussi le grec ancien, une innovation dans l’Europe du Nord.
À la mort de ses parents, frappés par la peste à quelques mois d’intervalle en 1484, Érasme, âgé de 15 ans, fut envoyé contre sa volonté, non à l’université mais dans un pensionnat des Frères de la Vie commune à Bois-le-Duc (‘s-Hertogenbosch), puis dans un monastère tenu par des chanoines réguliers à Steyn. Il fut très malheureux dans les deux établissements. Une vie centrée sur la piété silencieuse et les devoirs de la vie monastique ne lui allait guère. Ordonné prêtre à l’âge de 23 ans, il quitta le monastère un an plus tard pour ne plus jamais y revenir. Une existence itinérante commença alors, qui le conduisit à s’installer pour des périodes de durée variable dans une trentaine de villes d’Europe pour étudier, enseigner, travailler comme précepteur ou conseiller, exploiter les ressources des bibliothèques, fuir les épidémies ou les troubles religieux. Longtemps, il logea chez des amis, et ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’il eut son propre domicile.
Au début des années 1500, après être passé notamment par Paris, Orléans et Louvain, il fit successivement trois voyages en Angleterre (à Londres, Canterbury, Oxford et Cambridge), où il noua des amitiés durables avec John Colet et surtout Thomas More, avec lequel il traduisit les écrits satiriques de Lucien de Samosate. Au cours de son troisième séjour, qui succédait à un périple en Italie (Turin, Bologne, Venise et Rome), il écrivit chez Thomas More, qui l’hébergeait, son œuvre la plus célèbre, Éloge de la folie : une satire érudite, brillante et cruelle, dans l’esprit de Lucien. Mobilisant toutes les ressources de la rhétorique, à commencer par l’ironie, il y fustigeait avec férocité le pouvoir temporel du Pape, la cupidité des princes, la prétention intellectuelle des philosophes et des théologiens, l’hypocrisie et la grossièreté du clergé, la vanité des gens de lettres et la superstition.
Avant cela, il avait publié la première édition d’une autre de ses plus grandes œuvres, les Adages : un recueil de proverbes latins et grecs dont le sens s’était souvent perdu, qu’il expliquait et commentait. L’ouvrage ne cessera de s’enrichir avec les éditions successives, pour finir par comprendre plus de 4 000 proverbes. Ce livre est à rapprocher de toutes les traductions d’auteurs latins et de traductions latines d’auteurs grecs qu’il effectua au cours de sa vie, un travail intellectuel au centre de son œuvre, suggère Sandra Langereis, qui culminera avec une nouvelle traduction en latin de la Bible, plus précisément du Nouveau Testament (les quatre Évangiles, les Épîtres, les Actes des Apôtres, l’Apocalypse), à partir du texte grec initial.
La Bible utilisée alors partout en Europe était la Vulgate, produit de la traduction des textes originaux en grec par Jérôme de Stridon. Dans le processus de traduction et au cours de mille ans de copies successives, de multiples erreurs s’étaient glissées dans le texte, dues à la mauvaise compréhension de certains mots ou de certaines expressions, à l’utilisation d’équivalents inappropriés ou à des fautes de transcription. Il fallait donc revenir aux textes d’origine écrits en grec et en proposer une nouvelle traduction.
C’est ce qu’il fit, en indiquant systématiquement pour chaque changement par rapport à la Vulgate la justification de la modification suggérée et les raisons militant en sa faveur ou contre elle. Cette opération n’allait pas sans conséquences sérieuses : dans le processus de retour au texte authentique, l’idée de la Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit disparaissait, tout comme celle de péché originel, apparemment absente de la Bible et inventée par Augustin d’Hippone. L’objectif d’Érasme n’était pas de jeter le doute sur la vérité et la valeur du message de la Bible et des Évangiles, mais, au contraire, d’aider les chrétiens à approfondir et purifier leur foi. Dans son esprit, ceci n’était pas incompatible avec l’idée que la Bible n’est pas directement inspirée par le Saint-Esprit, mais une œuvre humaine, réalisée par des hommes capables de commettre des erreurs tout en utilisant tous les procédés que la littérature mettait à leur disposition et que leur familiarité avec les œuvres classiques leur avait fait connaître.
La dernière partie de l’existence d’Érasme fut largement occupée par son débat avec le protestantisme naissant et une controverse avec Martin Luther. Au départ, Érasme et Luther s’estimaient mutuellement et avaient de l’amitié l’un pour l’autre. Tous deux étaient révoltés par les mêmes choses : la corruption du clergé, son goût du luxe et la dépravation de certains de ses membres, le commerce des indulgences, le formalisme doctrinal étriqué de la scolastique. Mais Érasme voulait réformer l’Église de l’intérieur quand le tempérament entier et combattif de Luther le poussait à rompre brutalement avec elle. Leur dialogue devint difficile. Une dispute théologique publique les opposa au sujet de la question de la grâce et du libre arbitre. Refusant l’interprétation augustinienne des Écritures (ses pères de l’Église favoris étaient Jérôme et Origène), Érasme défendait l’idée que les actions de l’homme pouvaient contribuer à son salut. Luther soutenait que seule la grâce divine pouvait l’assurer. Son intransigeance fanatique effrayait Érasme. La rupture entre les deux hommes intervint lorsque deux prêtres professant des idées luthériennes furent brûlés sur la Grand-Place de Bruxelles et que Luther encouragea ses fidèles à mourir, comme eux, en martyrs de leurs convictions. Chassé de Bâle, où il vivait depuis huit ans, par les révoltes protestantes de 1529, Érasme se réfugia à Fribourg-en-Brisgau où il vécut six ans encore avant de mourir en 1536.
Relevé de son vœu de pauvreté et de ses obligations monastiques par deux papes successifs, Érasme n’abandonna pourtant jamais la condition ecclésiastique. Bien qu’il s’interrogeât sur le sens du célibat des prêtres, sans jamais le remettre en question, et se plaignît parfois de la solitude qu’il impliquait, il ne se maria pas. Il est possible, suggère Sandra Langereis, qu’il se soit rapproché du monde des femmes en Angleterre, mais on ne lui connaît aucune liaison amoureuse féminine. L’amitié passionnée qu’il éprouva dans sa jeunesse pour deux jeunes hommes, si brûlante qu’elle fût, demeura très certainement platonique. C’était un homme de constitution fragile et de santé délicate, très sensible à la température, aux bruits et aux odeurs, porté à l’hypocondrie, frileux et mangeant peu. Toutes ses forces étaient concentrées sur l’étude et le travail.
Dans un petit livre rédigé à la fin de sa vie où se reflètent ses inquiétudes face à la montée du nazisme, Stefan Zweig brosse un portrait d’Érasme dans lequel il avoue avoir mis beaucoup de lui-même. Il y décrit son esprit comme composé de couches superposées, un agglomérat de dons divers et de traits contrastés. Parce qu’il a écrit sur un vaste éventail de sujets, de l’éducation des enfants à la conduite de la guerre en passant par la politique, les bonnes manières et le mariage, on est tenté de le voir comme un esprit éclectique. L’image qui ressort de la biographie de Sandra Langereis est différente. C’est celle d’un homme doté d’une personnalité cohérente dont la vie témoigne d’une grande unité. L’Érasme qu’elle montre n’était essentiellement ni philosophe, ni théologien, ni théoricien de la politique, ni même pédagogue, quel que fût l’intérêt qu’il porta à ces disciplines. Avant tout, il était un philologue, un écrivain et un chrétien : un érudit passionné par l’étude des textes anciens qui a mis son savoir et son talent littéraire au service de sa foi catholique. C’est ce qui fait de lui le plus brillant représentant de l’humanisme de la Renaissance, à l’intersection de la civilisation chrétienne et de la civilisation antique, redécouverte dans toute sa richesse.
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WP_Post Object ( [ID] => 130652 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-06 19:22:40 [post_date_gmt] => 2024-11-06 19:22:40 [post_content] =>Incertitude sur le vainqueur dans quatre États. Les deux camps crient victoire et dénoncent les fraudes de la partie adverse. En Caroline du Sud, la participation est de 101 %... Le Congrès décide finalement d’adouber le candidat républicain, alors qu’il n’a pas reçu la majorité des suffrages exprimés… C’était en 1876, quand le démocrate Samuel Tilden se présentait contre le républicain Rutherford B. Hayes.
À l’époque, les valeurs entérinées par la Constitution étaient défendues par les républicains, tandis que les démocrates restaient favorables au Sud esclavagiste, qui avait perdu la guerre de Sécession lors de la décennie précédente. Mais, paradoxalement, l’élection contestée de Hayes a eu pour effet de « freiner le progrès de l’égalité raciale aux États-Unis », écrit le mathématicien Ole J. Forsberg dans la revue Nature. Hayes n’est pas parvenu à exercer une quelconque influence sur les États du sud, qui ont voté des lois « régressives ». Ancien Chief Justice des États-Unis, William H. Rehnquist a publié ce livre en 2004.
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WP_Post Object ( [ID] => 130649 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-06 19:20:41 [post_date_gmt] => 2024-11-06 19:20:41 [post_content] =>Il n’y a pas qu’en France qu’on est obsédé par un éventuel retour des années 1930. En Allemagne aussi, où l’extrême droite accumule les succès électoraux. Le récent ouvrage du journaliste Jens Bisky, Die Entscheidung (« La décision »), en témoigne : il traite des dernières années de la République de Weimar « et de la question de savoir pourquoi ce furent les dernières », note l’historienne Ute Daniel dans le Süddeutsche Zeitung (où Bisky a travaillé un temps). L’ouvrage débute en 1929, année de la mort de Gustav Stresemann et du krach boursier de New York. Il s’achève en 1934, quand la disparition du président Hindenburg et l’élimination des SA de Röhm, lors de la Nuit des longs couteaux, achèvent de faire place nette pour Hitler.
Le problème sous-jacent est bien entendu celui du caractère inéluctable ou non de l’issue finale. Bisky consacre 21 chapitres aux « moments clés » de ces cinq années ayant accouché du régime le plus criminel de l’Histoire. Il ausculte les « décisions, petites et grandes », qui « ont mené au Troisième Reich ». S’en dégage, à en croire Ute Daniel, « une impression de fatalité qu’il n’est pourtant pas dans l’intention de l’auteur de créer ». Heureusement, d’après l’historienne, une autre dynamique vient en partie contrebalancer cette impression : celle qui naît du « tumulte des personnalités, des partis et des institutions aux illusions, aux aspirations et aux intérêts les plus variés », mais qui, pour la plupart, souhaitaient autre chose qu’Hitler. On retrouve dès lors une idée qui est celle que « l’historien britannique Ian Kershaw a mise en mots il y a plus de 30 ans » : « ce ne sont pas les nazis qui ont détruit la République de Weimar ; mais ce sont eux qui ont profité de la destruction de la République ».
[post_title] => Et Weimar accoucha d’Hitler [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => et-weimar-accoucha-dhitler [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-06 19:20:42 [post_modified_gmt] => 2024-11-06 19:20:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130649 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130646 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-06 19:19:07 [post_date_gmt] => 2024-11-06 19:19:07 [post_content] =>Le romancier mexicain Guillermo Arriaga traverse l’Atlantique et le temps. Il se transporte dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle. Le jeune William Burton, l’aîné d’une famille noble et cynique, doit explorer le territoire des fermes familiales et apprendre à les gérer. Mais voilà qu’en pénétrant au plus profond des enclos, il prend conscience de la présence d’êtres étranges, difformes, incapables, en apparence, de communiquer, vivant avec les animaux, comme des animaux. Seul son tuteur, Matthew, accepte de lui parler de ces créatures. Il l’encourage même à les étudier et à faire part de ses observations à un groupe de médecins, botanistes, naturalistes, géographes nommé « Les Rationnels », toujours prêts à enquêter sur les sujets les plus divers. De là naîtra la vocation du jeune Burton pour les connaissances scientifiques, la médecine. Il en résulte son éloignement définitif de sa famille.
Les connaissances scientifiques que décrit Arriaga sont en partie imaginaires, ce qui ne nuit pas à la crédibilité du récit. S’étant immergé dans la langue du XVIIIe, il a tenté d’employer uniquement les termes utilisés à l’époque. Afin d’illustrer la manière dont on écrivait alors, il n’utilise que des virgules, de sorte que les phrases deviennent très longues – sans enlever sa fluidité à l’histoire. « Un auteur n’a pas toujours la volonté de choisir l’histoire qu’il va raconter ou la direction qu’elle va prendre. C’est plutôt l’histoire qui le possède », a-t-il confié au journal mexicain La Jornada.
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WP_Post Object ( [ID] => 130643 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-06 19:17:02 [post_date_gmt] => 2024-11-06 19:17:02 [post_content] =>Qu’est-ce que le futur tient en réserve pour les libraires ? Pour le savoir, il suffit de regarder outre-Atlantique, d’où les vents soufflant en sens contraire des alizés apportent sur nos rivages la plupart des inéluctables évolutions culturelles. Coup de chance, l’historien Evan Friss vient précisément de consacrer 400 pages à cet aspect capital mais très menacé de la culture américaine. « Si tout le monde déplore la disparition des épiciers du paysage urbain, on s’effraie moins face aux grandissants déserts culturels où il n’y a plus le moindre livre à acheter », regrette Alexandra Jacobs dans The New York Times. « Les libraires ne survivent qu’en vendant des monceaux de bric-à-brac à forte marge, en organisant des événements quasi quotidiens, en s’activant sur les réseaux sociaux et en utilisant tous les leviers de la technologie informatique pour garnir un peu leur pathétique compte d’exploitation », énonce froidement Evan Friss, par ailleurs époux d’une libraire new-yorkaise. « Entre 2012 et 2021, le nombre de librairies en Amérique a décliné de 34 % ; malgré un boom pendant le COVID, elles sont désormais moitié moins nombreuses que dans les années 1990. » « La faute sans doute à cet étonnant service de vente en ligne qui permet de recevoir tous les livres qu’on souhaite, quasiment d’un jour sur l’autre. Ça porte le nom d’une rivière d’Amérique du Sud. Ça vous dit peut-être quelque chose ? », ironise Alexandra Jacobs.
L’auteur ne se contente pas d’annoncer un avenir un peu glauque (dont la France serait jusqu’alors préservée grâce à la loi Lang sur le livre) : il évoque aussi le passé et le très révélateur présent des librairies aux États-Unis. Peut-être le premier véritable libraire y fut Benjamin Franklin, imprimeur de son état, qui vendait dans sa boutique-atelier-bureau de poste un peu de tout mais aussi des livres (à l’époque, on publiait un millier de livres par an aux États-Unis, contre 400 000 aujourd’hui). Des pionniers avec la bosse du commerce, comme Field’s à Chicago, ont ensuite lancé au début XXe siècle des grands magasins avec un département livres. Les librairies ont alors peu à peu cessé d’être des « antres réservées aux intello-bourgeois » pour accueillir d’abord la moyenne bourgeoisie adhérente du célèbre « Book of the Month Club », puis l’émergente clientèle des livres de poche, pipeline de la « culture de masse ». Dans les années 1970, les chaînes de librairies (B. Dalton, Waldenbooks, plus tard Barnes & Noble ou Borders) ont donné un nouvel élan à l’achat de livres – et à la culture. Les petites boutiques avec un libraire bienveillant qui dispensait de sages conseils ont cédé la place à de vastes espaces lumineux et confortables, des « lieux magiques où des vies pouvaient être bouleversées par de bénéfiques rencontres avec des livres ou des gens », s’exalte Alexandra Jacobs. Mais survint « l’apocalypse du marché, déclenchée par la reine de la rationalisation, Amazon » (75 % des ventes de livres papier et 90 % d’e-books aux États-Unis !).
Aujourd’hui, la librairie américaine survit sous la forme de petites boutiques indépendantes, les « indies », au business model incertain et souvent un peu artificiel, qui épaulent des communautés spécifiques (LGBT, black, ultra-conservatrices ou ultralibérales…). Ces micro-foyers culturels antagonistes reflètent – et encouragent – la division et la radicalisation de la société américaine. Pour l’instant. Car, ajoute l’auteur résigné, bientôt toutes les idées, les bonnes comme les mauvaises, ne seront plus véhiculées que dans les étuis de carton brun d’Amazon.
[post_title] => La fin de la librairie américaine [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-fin-de-la-librairie-americaine [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2024-11-06 19:17:03 [post_modified_gmt] => 2024-11-06 19:17:03 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=130643 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
WP_Post Object ( [ID] => 130640 [post_author] => 48457 [post_date] => 2024-11-06 19:07:31 [post_date_gmt] => 2024-11-06 19:07:31 [post_content] =>La reine Élisabeth II confia un jour à François Hollande avoir rêvé, petite fille, de devenir une actrice. Lorsqu’il lui fit remarquer qu’en un sens elle l’était, elle répondit, semble-t-il : « Oui, mais toujours dans le même rôle. » L’observation du président français ne manquait pas de justesse, de même que la réponse de la reine. « La fonction de monarque, relève Craig Brown dans le livre qu’il vient de consacrer à celle-ci, est intrinsèquement théâtrale : où que vous alliez, quoi que vous fassiez, le public est toujours là, attendant d’être surpris, ou rassuré, ou charmé, ou déçu. Le monarque doit jouer le seul et unique rôle qu’il est né pour jouer. » Se sachant donc en représentation permanente, la reine n’a jamais cherché à se soustraire aux obligations que ceci impliquait, par exemple celle de sourire de façon continue durant de longues heures.
À la fin de sa vie, elle eut l’occasion de réaliser son ambition de jeunesse au sens littéral, en acceptant de jouer son propre rôle. En 2012, lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Londres, elle apparut en compagnie de Daniel Craig dans une fausse séquence de film de James Bond. Dix ans plus tard, à l’occasion du jubilé de platine marquant ses 70 ans de règne, elle tourna avec un plaisir évident un petit film de quelques minutes la montrant en train de prendre le thé avec l’ours Paddington, célèbre personnage de la littérature enfantine et de films d’animation. Une fois la prise de vue terminée, l’acteur Simon Farnaby, qui interprétait le rôle d’un valet de pied, la félicita : « C’était fantastique […], vous êtes une très bonne actrice. » « Naturellement, répondit-elle, j’ai fait cela toute ma vie. » « Vous voulez dire, jouer le rôle de la reine ? », demanda-t-il, l’obligeant à préciser : « Vous savez […], Paddington n’est pas réel […], mais moi je suis la reine. »
Du jour où, en 1953, l’archevêque de Canterbury a posé la couronne royale sur sa tête, Élisabeth II, à ses propres yeux comme à ceux du monde, s’est totalement confondue avec son état de reine. Tout le monde s’accorde à reconnaître qu’elle a accompli avec stoïcisme les tâches de représentation officielle qui lui étaient dévolues (en sept décennies de règne, on estime qu’elle a conversé, fût-ce très brièvement, avec quelque 4 millions de personnes) et qu’elle a exercé avec efficacité les prérogatives reconnues au monarque constitutionnel britannique, qui relèvent, non du pouvoir, mais de l’influence : le droit et le devoir d’être consulté, de conseiller, d’encourager et de mettre en garde le gouvernement.
Parce qu’elle était extrêmement réservée, sa personnalité n’a cessé de faire l’objet d’interrogations. Craig Brown n’a pas la prétention d’en faire une analyse approfondie. Même s’il est organisé selon un plan chronologique, son livre n’est pas non plus une biographie. Comme il l’avait fait dans un précédent ouvrage sur sa sœur la princesse Margaret (enfant terrible de la famille royale, réputée pour son franc-parler, son arrogance, sa vie sentimentale mouvementée et son association avec le milieu artistique et bohême), Brown propose un portrait éclaté de la reine, une mosaïque d’observations et d’anecdotes inégalement significatives mais qui, prises ensemble, s’avèrent éclairantes, et doublement :autant qu’Élisabeth II, le sujet du livre est l’étrange fascination qu’elle n’a cessé d’exercer sur les citoyens britanniques, l’obsession qu’ils avaient pour elle, la place centrale qu’elle occupait dans leur imagination.
On apprend ainsi qu’à l’estimation d’un certain Brian Masters, qui a écrit un livre à ce sujet, un tiers des Anglais ont à un moment ou l’autre de leur vie fait un rêve où elle apparaissait. Plus d’une fois, le rêveur se trouvait dans une situation embarrassante, nu, ou dans une posture ridicule. À côté de ses propres rêves, Craig Brown raconte ceux de quelques personnalités : Kingsley Amis, Graham Greene, Henry Channon, C. S. Lewis, Judi Dench, la princesse Margaret, Boris Johnson.
Combinée avec la terreur de commettre une maladresse, l’image de respectabilité austère de la reine et l’aura qui entourait sa personne expliquent un autre phénomène étrange : mis en sa présence, presque tout le monde perdait ses moyens. C’est ce que le présentateur de radio Terry Wogan appelait « l’effet royal », qu’il définissait de la manière suivante : interrogé par la reine, « vous dites la première chose qui vous passe par la tête et le souvenir de votre stupidité vous poursuit jusqu’à la tombe ». Aucune forme de mérite ou de célébrité ne semblait immuniser contre cette malédiction. Parmi ceux qui en ont été victimes, Brown cite le dramaturge Harold Pinter et le musicien Phil Collins.
En dépit de son extrême politesse, la reine ne faisait rien, il est vrai, pour mettre à l’aise ses interlocuteurs. Lorsque quelqu’un lui était simplement présenté (les entretiens avec ses Premiers ministres – elle en eut quinze – et les chefs d’État étrangers se déroulaient bien sûr différemment), l’échange durait rarement davantage que quelques secondes. Après avoir demandé à la personne en face d’elle si elle venait de loin (« Have you come far ? ») et ce qu’elle faisait dans l’existence, la souveraine commentait la réponse obtenue d’un lapidaire « really ? », « interesting » ou « very interesting », dont on était censé comprendre qu’il mettait fin à la rencontre. À tort ou à raison, la banalité de ses propos a souvent été interprétée comme le signe qu’elle n’avait rien à dire.
« L’effet royal » jouait également face à la foule. Supposée honorer les spectacles auxquels elle assistait, sa présence avait pour effet paradoxal de les perturber. Parce que le public détournait son attention de la scène pour la fixer sur elle, ou, paralysé par le respect, gardait un silence mortel aux moments où il aurait dû éclater de rire. Se rendait-elle compte, se demande par ailleurs Brown, à quel point le monde autour d’elle exhalait une odeur de peinture fraîche ? Lorsqu’elle se rendait quelque part, « tout ce sur quoi elle posait les yeux était plus propre, brillant, neuf, grandiose […] que quelques jours auparavant ».
Une section du livre porte sur les règles d’étiquette. Aussi attachée au respect des préséances que sa mère et sa sœur, Élisabeth II tenait à ce qu’elles fussent rigoureusement respectées. Qui, à la cour, devait faire la révérence (pour les femmes) ou incliner la tête (pour les hommes) et devant qui ? Les usages reposaient sur la distinction entre les personnes de sang royal et celles qui avaient intégré la famille royale par mariage. Les divorces et remariages, ainsi que l’introduction de personnes roturières, obligèrent à réécrire les règles à deux reprises.
Une plaisanterie courante au sein du personnel du palais était que le plus important pour Élisabeth II était « ses chevaux, ses chiens, le prince Philip et ses enfants, dans cet ordre ». La formule est un peu injuste : on croit savoir qu’elle consultait son mari avant toute décision importante et à quel point son avis comptait pour elle ; et bien des photos la montrent en mère aimante. Mais elle contient quelque chose de vrai. Dans une vie réglée au millimètre, le monde des courses hippiques l’excitait en raison de ce qu’il recèle de suspense et d’imprévisibilité. À deux occasions seulement dans son existence on l’a vue courir en public, et c’était sur un champ de courses. Sa passion pour cette forme de compétition la conduisit un jour à se comporter avec un surprenant manque de compassion. Lorsque l’entraîneur de ses chevaux fut provisoirement mis hors d’état de travailler après une chute et une opération du cœur, dans un premier temps, elle refusa peu charitablement de le garder à son service. Face au scandale dans le monde hippique, son contrat fut prolongé d’un an, avant qu’il ne change d’employeur. Cette sécheresse de cœur n’avait rien d’habituel chez elle. Lors de l’attentat à la bombe perpétré par l’IRA qui, en 1979, coûta la vie à Lord Mountbatten, la fille de celui-ci, un de ses petits-enfants et un garçon irlandais qui les accompagnait moururent également dans l’explosion. Le frère jumeau du petit-fils de Mountbatten tué fut gravement blessé. La reine l’emmena au château de Balmoral où elle s’occupa de lui avec une sollicitude maternelle.
L’explication de son attachement profond à ses chiens avancée par Craig Brown est d’une nature assez semblable : ils l’affranchissaient des contraintes d’une existence enchaînée par un strict formalisme : « Dans une vie aussi planifiée et organisée, dictée par l’ordre, les conventions, le devoir et la dignité, n’était-ce pas le tempérament anarchiste de ses corgis qui lui plaisait tellement ? Ils ne lui offraient ni respect, ni admiration et à peine un peu d’obéissance. Ils étaient imprévisibles, agressifs, exigeants et insouciants [...], des dictateurs à quatre pattes […], des voyous déchaînés […]. Contrairement aux êtres humains, ils n’étaient pas impressionnés par Sa Majesté. » Lors d’entretiens plus longs que d’habitude, les corgis lui fournissaient aussi un sujet de conversation lorsqu’elle était mal à l’aise ou sentait son interlocuteur embarrassé. En 2014, elle reçut un chirurgien tout juste revenu de zones de guerre en Syrie, si traumatisé par les horreurs qu’il avait vues qu’il était incapable d’ouvrir la bouche. « Puis-je vous aider ? », lui demanda la reine. Et elle se mit à lui parler de ses corgis, dont ils s’occupèrent ensemble durant une demi-heure.
Bien d’autres sujets sont évoqués dans A Voyage Around the Queen : la manière dont Élisabeth II a traversé la crise déclenchée par la mort de la princesse Diana et les multiples scandales familiaux qui ont entaché ses dernières années ; son aversion, exprimée en privé, à l’égard des dictateurs qu’elle était protocolairement obligée de recevoir (Idi Amin Dada, Bachar al-Assad ou Nicolae Ceausescu, dont la visite à Londres fut pour elle un vrai cauchemar) ; ses relations avec Margaret Thatcher, moins tendues qu’on l’a quelquefois soutenu ; l’évolution de sa prononciation de l’anglais, devenue moins châtiée et maniérée avec le temps ; les six versions qui ont été données de sa rencontre avec un intrus parvenu jusqu’à sa chambre ; les discussions autour de la désignation du « poète-lauréat » – Cecil Day-Lewis, John Betjeman et Ted Hughes portèrent ce titre, mais Philip Larkin ne l’obtint pas, en raison de la crudité de certains de ses poèmes. Et son portrait par Lucian Freud, qu’elle ne trouvait guère réussi. Peu de temps après qu’il fut terminé, elle était invitée à visiter une exposition de toiles du peintre, une série de ces nus particulièrement réalistes qui sont sa marque de fabrique. « Lucian Freud ne vous a-t-il pas portraiturée ? », lui demanda la gérante de la galerie. « Oui, répondit-elle, puis, baissant la voix, mais pas comme cela. »
Durant les dernières années de son règne, il fut de plus en plus question d’une possible abdication en faveur de son fils le prince Charles ou de son petit-fils le prince William. À l’ancien directeur du Daily Telegraph Max Hastings, qui exprimait ses inquiétudes au sujet de sa succession, un de ses proches répondit : « Mais vous ne comprenez pas [vous, les journalistes] : elle aime être reine. » Elle le fut donc jusqu’à son dernier jour.Craig Brown n’est pas un admirateur naïf de la monarchie. S’il n’évoque pas, comme il aurait pu le faire, les questions que soulève l’immense fortune des Windsor, il rappelle à quel point une bonne partie des rituels cérémoniaux associés à la Couronne britannique constituent en réalité ce que l’historien Eric Hobsbawm appelait des « traditions inventées » : ils ont été introduits durant le règne de la reine Victoria ou par la suite. Avec le sourire, il met en lumière tout ce que l’engouement des Anglais pour la famille royale peut avoir d’exagéré et de ridicule. Mais l’image d’Élisabeth II qui ressort de son livre est positive et attachante. C’est celle d’une femme qui a fait son métier de reine avec retenue et un grand sens du devoir, raison pour laquelle, dans le petit film réalisé en son honneur, l’ours Paddington lui exprime sa gratitude : « Merci pour tout. »
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