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Cervantes joue dans la littérature espagnole un rôle encore plus important que Shakespeare dans la littérature anglaise, Dante dans l’italienne ou Goethe dans les lettres allemandes. Pour les écrivains espagnols, particulièrement depuis Benito Pérez Galdós à la fin du XIXe siècle, l’auteur de Don Quichotte n’est pas seulement une gloire nationale et une référence en matière d’art littéraire. Il est à la fois une source d’inspiration, un modèle auquel ils éprouvent le besoin de se confronter et le créateur d’une œuvre essentielle au sujet de laquelle ils ressentent l’obligation de s’exprimer. Rares sont ceux d’entre eux qui ne lui ont pas consacré de nombreuses pages, voire des livres entiers, projetant souvent sur lui leurs propres préoccupations. Les écrivains du début du XXe siècle comme Azorín, Pío Baroja, Miguel de Unamuno et José Ortega y Gasset lisaient ainsi Don Quichotte à la lumière de la question nationale, qui agitait les esprits à ce moment. À leurs yeux, ce roman détenait la clé du caractère espagnol, donc de l’histoire et du destin du pays, à propos duquel leurs vues ne coïncidaient d’ailleurs pas. 

Don Quichotte occupe une place également centrale dans le cœur de plusieurs auteurs espagnols contemporains, qui abordent cette œuvre dans une perspective plus personnelle. Avant de proposer au public une version du roman en castillan moderne, Andrés Trapiello avait fait paraître en 1993 un essai biographique sur Cervantes qu’il présentait comme le livre qu’il avait écrit avec le plus d’amour et de soin. Au terme de dix années d’un travail fréquemment interrompu par d’autres projets et obligations, Antonio Muñoz Molina vient de publier un ouvrage encore plus intime, mélange de souvenirs de lecture de Don Quichotte et de réflexions sur le contenu du livre et son influence. 

Si le livre s’intitule « L’été de Cervantes », explique Muñoz Molina, c’est que l’été est la saison de Don Quichotte (dans le roman, il ne pleut presque jamais) et la plus appropriée pour lire et relire cette longue œuvre de fiction : « Le temps intérieur du roman et le temps extérieur à lui, mais également intime, de l’acte de lire confluent en une forme particulière de souvenir [...] dans lequel se superposent la lecture actuelle et chacune des lectures qu’on a effectuées tout au long de sa vie, au cours d’étés successifs qui se présentent comme un unique été. » Ses premiers étés de lecture de Don Quichotte, à la fin de son enfance et au cours de sa prime adolescence, il les a vécus dans une région rurale d’Andalousie qui n’était pas très différente à l’époque où il y a grandi de ce qu’était au XVIsiècle la Manche où Cervantes situe les aventures de son héros : une terre extrêmement pauvre et aride, où les champs étaient cultivés à la force des bras, avec l’aide de quelques animaux, et où les maisons, dépourvues de confort, n’avaient pas l’eau courante. 

Le livre est organisé en quelque 150 courtes sections permettant à Muñoz Molina de passer d’un sujet à l’autre « par sauts et gambades » à la manière de Montaigne, écrivain qu’il rapproche constamment de son contemporain Cervantes en raison des traits qu’ils partagent à ses yeux : un aimable scepticisme, un profond humanisme, un réalisme foncier. Les Essais sont d’ailleurs avec À la recherche du temps perdu de Marcel Proust un des deux livres qu’à côté de Don Quichotte, il relit le plus souvent. Le réalisme de Cervantes, souligne-t-il, qui tranche avec la préciosité et le formalisme des auteurs qui l’ont précédé, est le produit de la richesse et de la variété de son expérience de la vie. Contrairement aux autres grandes figures du Siècle d’or, Lope de Vega, Góngora, Quevedo, Calderón, Cervantes est mort sans nous avoir laissé un portrait de lui qu’on puisse considérer comme authentique. Mais on en sait suffisamment sur sa vie pour mesurer à quel point elle a été aventureuse et romanesque : une jeunesse vagabonde faite d’errances et de déménagements en compagnie de son père harcelé par les créanciers, l’entrée sur la scène littéraire madrilène qu’il abandonne précipitamment pour partir en Italie, sans doute pour échapper à une condamnation après avoir blessé un homme en duel, l’engagement sous les ordres de don Juan d’Autriche et la perte de sa main gauche lors de la bataille navale de Lépante contre la flotte ottomane, sa capture par des corsaires barbaresques suivie de cinq ans de captivité à Alger, son retour en Espagne marqué par de nouveaux succès au théâtre, mais aussi plusieurs séjours en prison pour des délits et des crimes dont il était innocent ; la publication, enfin, à dix ans d’intervalle et au milieu de difficultés financières, des deux parties de Don Quichotte, la seconde, encore meilleure que la première, écrite pour faire pièce à la parution d’une suite à la première publiée sous pseudonyme par un contrefacteur demeuré inconnu, qui exploitait le grand succès populaire du livre. 

« Cervantes, observe Muñoz Molina, identifie les langages particuliers des métiers et des classes sociales, le jargon des délinquants, des juristes et des gardiens de l’ordre, des soldats, des bergers, des prêtres, de la pègre, des prisonniers. Son acuité de perception et son sens de l’observation sont aussi exceptionnels que l’ampleur de ses lectures et la profondeur de son expérience du monde. Il a la culture littéraire de celui qui a passé toute sa vie au milieu des livres et la fraîcheur de perception de quelqu’un qui n’a jamais cessé de se trouver engagé dans la vie réelle, par choix délibéré ou par hasard, y compris par malchance. »

L’imagination de Cervantes, souligne-t-il, est fondamentalement narrative et s’exprime avant tout dans les conversations. On a de fait souvent relevé la pauvreté relative de ses descriptions, largement compensée par le brio et le caractère extraordinairement vivant des échanges entre Don Quichotte et Sancho Panza. Ils portent tout le roman et laissent percevoir un vrai sage derrière le vieux fou qui se prend pour un chevalier et veut redresser tous les torts du monde, et, sous les apparences du grossier paysan qui lui sert d’écuyer, un homme plein d’authentique bon sens. Muñoz Molina salue la force des personnages féminins du roman, auxquels il rend hommage dans la dédicace de son livre, notamment la bergère Marcelle, qui, dans une tirade fameuse, se refuse à endosser la responsabilité du suicide du jeune homme qui s’est tué par amour pour elle : « Je suis née libre, et c’est pour garder ma liberté que j’ai choisi la solitude des champs. […] J’ai le goût de la liberté et ne veux pas être asservie. » Il relève la grande violence qui traverse le roman, reflet de celle qui prévalait à l’époque, sur laquelle Nietzsche a attiré l’attention et qui révulsait Vladimir Nabokov, l’extrême cruauté qui s’abat régulièrement sur les deux protagonistes, battus, frappés, humiliés, trompés, en des scènes dont seul le caractère excessif et parodique désamorce la gêne qu’on éprouve à les lire. 

Avec justesse, il compare l’apparition de Cervantes dans son roman à celle de Vélasquez dans son tableau Les Ménines. Comme on sait, la structure narrative de Don Quichotte est d’une grande complexité, le récit étant successivement attribué à différents auteurs : Cervantes lui-même dans les deux prologues, mais aussi un personnage non identifié parlant à la première personne, un historien arabe fictif, un traducteur morisque. Dans la  deuxième partie, Don Quichotte et Sancho Panza rencontrent des personnages qui ont lu leurs aventures dans la première et connaissent donc leur histoire. Don Quichotte reproche même à l’auteur de cette première partie d’avoir trop digressé en multipliant les épisodes qui ne le concernent pas, enchâssés dans le récit principal (un peu à la manière du Décaméron de Boccace ou des Contes de Canterbury de Chaucer). 

Ce procédé de construction sophistiqué impliquant des appels réguliers au lecteur et la reconnaissance explicite du caractère fabriqué, artificiel et imaginaire de l’histoire racontée sera repris par Diderot, Laurence Sterne et Henry Fielding. Parmi les autres écrivains qui mirent Cervantes et Don Quichotte au plus haut ou subirent son influence figurent Samuel Johnson, Goethe, Balzac, Stendhal, Flaubert, Dickens, Mark Twain, Herman Melville, Thomas Mann et James Joyce. Antonio Muñoz Molina consacre quelques lignes à plusieurs d’entre eux, ainsi qu’à Sigmund Freud : comme il l’a affirmé en toutes lettres, le fondateur de la psychanalyse était convaincu que les grands romanciers en savent davantage sur l’âme humaine que les médecins et les neurologues. 

On s’est souvent interrogé sur le message que Cervantes voulait transmettre par l’intermédiaire de sa tragi-comédie, toujours très enlevée, souvent bouffonne, profonde et émouvante à plus d’un endroit, surtout dans la deuxième partie. « [Don Quichotte], suggère Antonio Muñoz Molina, est l’expression de la conscience […] que rien n’est solide, ni entièrement noble, ni durable, ni totalement nuisible ou bénéfique, que chaque personne est un monde, et même plusieurs mondes […]. Le roman irrite et déconcerte, parce qu’il ne se marie à aucune préconception, n’offre aucune des certitudes qu’exigent les théories de la littérature ou du bonheur social. [Il] peut paraître progressiste, parce qu’il ne respecte aucune hiérarchie et illustre la bassesse de tous les privilèges et la fausseté et le ridicule de toutes les rhétoriques ; mais aussi réactionnaire, parce qu’il peut se montrer aussi acide et irrespectueux avec les opprimés qu’avec les puissants, aussi proche de l’âme des canailles que de celle des justes. » Si Don Quichotte peut revendiquer le titre de premier vrai roman de la littérature occidentale, autant que pour avoir inauguré une nouvelle forme de récit, c’est en effet pour cette ouverture à un large spectre d’interprétations, qui le rend aussi riche, mouvant et ambigu que la vie elle-même.

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Le groupe Wagner a été décapité en août 2023 lors de l’explosion artistement provoquée de l’avion transportant son chef Evgueni Prigojine. Mais ses mercenaires pilotés par Moscou continuent d’œuvrer en Afrique sahélienne, pour le bénéfice supposé de chefs d’État qui refusent désormais les services des militaires français. Dans un livre fouillé, Candace Rondeaux, l’une des dirigeantes du think tank New America (gauche modérée), revient sur l’historique du groupe Wagner. Si l’itinéraire de Prigojine est relativement bien connu, depuis son statut de « cuisinier » de Poutine jusqu’à sa tentative de coup d’État, Rondeaux éclaire cette personnalité complexe, qui aurait notamment servi de sex toy pendant le long séjour en prison que lui avait valu l’étranglement d’une femme qu’il avait assailli dans la rue pour la voler. Elle explique l’origine principale des mercenaires qui ont constitué le groupe : pour l’essentiel, d’anciens combattants en Tchétchénie, démobilisés, dont certains ont servi à convoyer les bateaux amenant des armes russes au dictateur syrien Bachar el-Assad, puis à faire le coup de feu contre les djihadistes. Quand Poutine a envahi la Crimée en 2014, le groupe Wagner alors officiellement formé a servi à faire le « sale boulot » dans le Donbass, rappelle le journaliste Joshua Hammer dans The New York Review of Books. Le nom « Wagner » était le surnom que s’était donné son commandant en chef, Dmitri Outkine, en hommage au compositeur préféré d’Hitler.  Outkine avait un tatouage « SS » et signait ses ordres avec ce sigle, rapporte Candace Rondeaux. Il est mort aux côtés de Prigojine, dans l’avion qui a explosé. 

[post_title] => Le mentor nazi du groupe Wagner [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => le-mentor-nazi-du-groupe-wagner [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-10-16 10:04:42 [post_modified_gmt] => 2025-10-16 10:04:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132826 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Avant la pandémie de Covid-19, elle avait écrit un roman postapocalyptique quelque peu visionnaire, dans lequel une femme enfermée avec un enfant tente de comprendre une épidémie mortelle qui frappe l’humanité. Publié en 2020, il rencontra un beau succès et fut traduit en français (Crasse rose, Actes Sud). La pandémie, la vraie, la romancière uruguayenne la vécut en Colombie, à Bogotá, devant une fenêtre donnant sur une montagne. Son nouveau livre s’inspire de cette expérience. Elle imagine une femme ayant noué avec cette montagne une relation presque mystique. La voix de la montagne se fait entendre, un chapitre sur deux. La femme a sa vie empoisonnée par un passé terrible et tente de se concentrer sur la tâche qu’elle s’est donnée, sauver cette montagne de l’action délétère des hommes. Des cadavres commencent à apparaître…

La montagne se superpose à une figure de légende du folklore andin, celle de femmes-montagnes, « des présences redoutées, créatures velues, moussues, fortes, des sortes de chamans, explique-t-elle au portail Infobae. Je les pense incomprises et j’ai voulu les réhabiliter. » Fernanda Trías entend établir un parallèle entre la violence envers les femmes et celle envers l’environnement. « Je voulais réfléchir aux violences historiques exercées sur les femmes, mais aussi sur la montagne, car la violence patriarcale s’exerce sur ces deux corps, et je voulais établir ce parallèle entre la maltraitance des femmes et celle de l'environnement. Pour moi, on ne peut pas être féministe sans être écologiste. »

[post_title] => Dialogue entre une femme et une montagne [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => dialogue-entre-une-femme-et-une-montagne [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-10-16 10:02:05 [post_modified_gmt] => 2025-10-16 10:02:05 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132823 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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De toutes les grandes figures de la Renaissance, époque agitée s’il en fut, la plus extravagante est sans doute celle du bien nommé Giovanni Pico della Mirandola, comte de la Concordia. C’était un surhomme tous azimuts : belle origine aristocrate et très, très grande richesse ; naissance semble-t-il saluée, comme celle de Jésus ou de Kim Jong-il, par des prodiges (en l’occurrence des cercles de feu) ; beauté physique qui faisait tourner toutes les têtes, féminines et masculines, intelligence et capacités séductrices faisant le reste ; vie amoureuse XXL (il avait par exemple enlevé la femme d’un Médicis – une très mauvaise idée), mais un sentiment plus durable l’attachait à son ami Piazano, auquel, dans un échange de poèmes érotiques, il réclamait de « mourir par la pointe de son épée » ; mémoire si prodigieuse que tout enfant, il pouvait déjà réciter La Divine Comédie à l’envers ; capacité de travail sans limite… On s’en doute, l’arrogance de Pico était elle aussi exponentielle ; et s’il reconnaissait modestement ne pas TOUT savoir, il prétendait néanmoins en savoir bien plus que les autres.

D’ailleurs, si l’auteur de cette étude, Edward Wilson-Lee, s’autorise à proclamer Pico « l’incontestée merveille de la Renaissance », c’est en référence d’abord à ses performances intellectuelles. Tout jeune, Pico décida de voyager et de lire un maximum, ce qui supposait d’apprendre, outre les langues classiques, l’hébreu, l’arabe, le chaldéen, l’éthiopien clérical et des bribes d’araméen. Il étudia également la philosophie, sous l’égide du néoplatonicien Marsile Ficin ; et, sous celle de maîtres plus inquiétants, divers ésotérismes ou hermétismes en tête desquels la Kabbale et le zoroastrisme. Ce qui fera dire à Voltaire que « le prince de La Mirandole n’est qu’un écolier plein de génie, parcourant une vaste carrière d’erreurs, et guidé en aveugle par des maîtres aveugles ». On comprend toutefois les réticences de Voltaire, car, à peine sorti de l’adolescence, le débauché prodige allait orienter sa trajectoire intellectuelle vers le spirituel. Pico allait en effet tenter de compacter tout ce qu’il avait appris dans un savoir unifié, au sein d’un grand Un qui transcende la division âme-corps et réconcilie l’homme avec lui-même. Et comme il ne faisait jamais rien à moitié, il s’attaqua aussi, dans la foulée, à la hantise de la scolastique médiévale, la conciliation Platon-Aristote. En gros, dit-il, Platon décrit le super-monde parfait des Idées, tandis que son successeur s’attache à décrypter le bas-monde naturel sous tous ses aspects. Les deux démarches se superposent et s’interpénètrent jusqu’à ce que le physique soit subsumé dans le métaphysique, si bien que Pico pouvait affirmer que la division des deux philosophies n’était que le résultat des erreurs d’interprétation de leurs imitateurs.

Quant à lui, son ambition personnelle était de se positionner à mi-chemin entre les cieux et le monde, autrement dit de devenir… un ange. Et cette postulation présomptueuse, il entendait la défendre devant Innocent VIII en personne lors d’un grand débat où il présenterait son Discours sur la dignité de l’homme, suivi de ses 900 conclusions philosophiques, pour beaucoup nébuleuses et certaines carrément cryptiques. Mais le pape ne s’y tromperait pas : l’ouvrage fut aussitôt interdit (premier livre imprimé à connaître ce sort, avant même l’institution formelle de l’Index) et son auteur dut fuir à toute bride en France. Il finirait, après quelques détours, par retrouver à Florence la protection de Laurent de Médicis et la symbiose avec le cher Piazano. Mais une symbiose confinée à l’âme et au cerveau, dans une double poursuite spirituelle et intellectuelle, rien de plus. Ce corps avantageux dont il avait si bien profité, désormais le néo-mystique non seulement le dédaignerait (« Pour Pico, le désir érotique est quasiment une erreur philosophique », écrit Erin Maglaque dans la London Review of Books), mais en plus le meurtrirait et le flagellerait sous le regard sévère de l’autre grand exalté florentin du temps, le dominicain Savonarole. Pico mourut à 31 ans – non pas de ses propres mortifications mais empoisonné au cyanure, présume-t-on désormais (après l’analyse d’un ongle de pied), sans qu’on sache par qui ni pourquoi, querelles politiques Médicis ou jalousie de Savonarole. Quoi qu’il en soit, la mort du polymathe et polygraphe coupe court au fantasme d’un savoir universel unifié, issu de tous les textes écrits dans toutes les langues. Du moins jusqu’à ce que notre IA ne vienne reprendre la revendication à son compte, immortalité en plus.

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Nul doute que les États-Unis vivent un pic d’instabilité depuis l’assaut contre le Capitole en janvier 2021. Plus intrigant, ce pic avait été prévu en 2010 par l’historien Peter Turchin dans un article publié dans la revue scientifique Nature qui rétrospectivement a fait sensation. Plus intrigant encore, cette prédiction avait été formulée sur la base d’un modèle mathématique intégrant des variables clefs, comme l’appauvrissement, le creusement des inégalités et la « surproduction des élites ». Trois livres et quinze ans plus tard, Turchin teste son projet de quantifier l’Histoire dans un nouvel ouvrage censé rendre compte de l’évolution des sociétés depuis les débuts de l’Holocène, voici 12 000 ans, jusqu’à l’aube de la révolution industrielle. Le livre fait l’objet d’un vibrant éloge dans Naturesous la plume de la journaliste Laura Spinney, auteure d’un livre sur l’histoire des langues indo-européennes. Avec « une petite armée d’archéologues, d’économistes et autres spécialistes des sciences sociales », rapporte-t-elle, Turchin a constitué une base de données intitulée Seshat, qui intègre des informations numérisées sur plus de 800 sociétés. Lui et son équipe sont persuadés que « cette quantification révélera des motifs évolutifs dans l’Histoire : plus vous rassemblerez de données, plus un signal clair émergera du bruit », écrit-elle. L’un des points que Turchin pense avoir établi grâce à son modèle est que le passage aux sociétés complexes a eu lieu avant l’émergence des religions moralisatrices. Laura Spinney conclut son article en assurant que les historiens qui expriment encore des réticences à l’égard d’une telle approche « manquent d’humilité ». Wait and see

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Comme son nom l’indique en anglais (octopus), la pieuvre, telle la déesse hindoue, a huit bras. Mais contrairement à la déesse (et à nous), elle n’a pas d’os, ce qui lui permet de se glisser dans un passage minuscule. Et neuf cerveaux, un dans la tête et un à la base de chaque bras. Ce qui lui permet, pour le moins, de tâter le terrain. Quant au concept de tête, il est trompeur. C’est un sac, qui renferme ses organes digestifs, reproducteurs et circulatoires, ainsi qu’une glande à poison, la poche à encre et un canal qui sert à la respiration et à la propulsion. Peter Godfrey-Smith est un philosophe australien qui s’est passionné pour ces animaux extraordinaires, dont il étudie certains in situ. Son sujet est moins leurs curiosités anatomiques que le mystère de leur intelligence, sur laquelle tout le monde s’accorde sans bien savoir ce dont il s’agit. Pour reprendre la formule du philosophe Thomas Nagel à propos des chauves-souris : « À quoi cela ressemble d’être une pieuvre ? ». Que ressent, que pense, peut-être, une pieuvre quand par exemple elle rencontre un humain, avec ses palmes et son appareil photo ? Dans The New York Review of Books, l’Américain Verlyn Klinkenborg prend prétexte de la parution d’autres livres sur les pieuvres et, du même auteur, sur la vie animale et la conscience, pour essayer de nous placer littéralement dans la peau d’une pieuvre. Il en profite pour nous mettre en garde contre le péché d’anthropomorphisme, auquel cèdent trop d’amateurs – tel Craig Foster, auteur d’un documentaire à succès, La Sagesse de la pieuvre. Inversant la maquette, il propose de se demander ce que serait l’octopomorphisme, la projection que ferait une pieuvre pensante de ses propres caractères sur l’humain rencontré.

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Arrière-grand-père de l’humanisme européen, saint Augustin était africain (du Nord). Ce n’est pas vraiment un scoop : on sait bien qu’il est né en 354 d’un père citoyen romain et d’une mère berbère, et qu’il a passé toute sa longue vie entre Thagaste (Souk Ahras), Carthage (Tunis) et Hippone (Annaba) dont il fut trente ans l’évêque, après juste cinq ans passés en Italie. Mais la nouvelle biographe augustinienne, Catherine Conybeare, va plus loin. Selon elle, celui qui fut « un des plus importants auteurs-penseurs de l’histoire de l’humanité […], qui a façonné le christianisme et la philosophie occidentale […], qui a joué un rôle pionnier dans pratiquement chaque domaine de l’humanisme » était en réalité profondément marqué par l’Afrique. « À partir du moment où l’on envisage pleinement la vie d’Augustin dans la perspective africaine, le point de vue sur ses combats, ses alliances, ses positions philosophiques et politiques se décale… » La biographie de la philologue britannique a pour propos de « capturer le décalage » au cœur d’une personnalité volontiers divisée contre elle-même – d’où l’intérêt passionné d’Augustin pour sa propre subjectivité et la question de l’ego humain. Conybeare sonde les textes augustiniens (on en a conservé plus de 5 millions de mots) pour y dénicher les contradictions d’un homme tenaillé, par exemple, entre l’ambition d’être reconnu pour sa supériorité intellectuelle ou la perfection de son éloquence latine, et un tenace sentiment d’infériorité et de non-appartenance que ravivent ses étudiants lorsqu’ils se moquent de son accent africain. Elle souligne aussi l’ambivalence du Maghrébin face au colonisateur romain : Augustin vénère l’Énéide de Virgile, socle de sa culture latine, et semble éprouver une émotion quasi amoureuse envers Didon, la reine de Carthage, qui s’est suicidée après avoir été abandonnée par Énée. Mais s’il admire intensément Rome, il ne cesse d’évoquer (entre les lignes) la fragilité impériale, comme celle de toutes les institutions humaines au regard de « La Cité de Dieu ». Orfèvre du latin, Augustin a aussi une deuxième langue, le phénicien (le punique de Carthage), laquelle informe sa lecture et son interprétation de la Bible et ses réflexions de proto-linguistique. Même son christianisme est puissamment ancré dans les traditions orientales et africaines que pourtant il combattra avec acharnement : le dualisme manichéen, dont il a été longtemps l’adepte ; et surtout le donatisme, un schisme qui « opposait les puritains numides de “l’église d’Afrique” à “l’église en Afrique” », c’est-à-dire au catholicisme romain. Il défendra ce dernier par écrit avant de rechercher carrément l’appui de l’État. 

Pour Catherine Conybeare, ce sont les copistes du Moyen Âge qui ont innocemment dépouillé Augustin de son africanisme et l’ont européanisé, simplifiant au passage une pensée d’une complexité infinie. « Quand on a préservé ses écrits en Europe, on a gommé la distinctive composante africaine de sa vie. En reprenant en compte ce contexte, on redécouvre sa pensée », écrit Jonathan Egid dans The Times Literary Supplement. On comprend alors combien les conflits qui tiraillaient le philosophe-théologien propulsaient sa réflexion comme un moteur deux temps fonctionnant par alternance dialectique : d’abord entre le patriotisme enfiévré du citoyen romain et le particularisme de l’homme à la périphérie de l’empire, mais aussi entre le Bien et le Mal, entre la liberté de l’homme et sa condition pécheresse, entre la raison et la foi, pour ne citer que les dichotomies les plus fameuses. Mais ce tumulte qui galvanise la métaphysique d’Augustin procure un bénéfice supplémentaire : d’un futur saint, il a fait un homme bien terrestre qui avouait prier Dieu « de le rendre chaste, mais pas tout de suite » !

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1er août 2017, Patagonie. La gendarmerie réprime férocement une manifestation de la communauté mapuche sur la route 40. L’artisan Santiago Maldonado, présent sur les lieux en appui des revendications des peuples originaux, disparaît. Une question parcourt l’Argentine du président Macri : où est Santiago Maldonado ? Soixante-dix-huit jours d’absence, de silence et de mensonges. Soixante-dix-huit jours où Sergio, son frère, arpente l’Argentine, le cœur serré par l’angoisse et la colère. Dans Olvidar es imposible il raconte, jour par jour, comment la vie a changé depuis le 1er août ainsi que les difficultés rencontrées durant son chemin de pérégrination pour retrouver son frère.

Sergio Maldonado décrit comment un commerçant de thés organiques à Bariloche se retrouve propulsé malgré lui sur le devant d’une scène tragique, se métamorphose d’homme ordinaire en figure de résistance, contraint d’affronter les rouages d’un pouvoir déterminé à étouffer l’affaire.

17 octobre 2017 : le corps de Santiago apparaît sur le fleuve Chubut, bizarrement au même endroit maintes fois fouillé. Beaucoup de questions restent en suspens : Santiago a-t-il été kidnappé et son corps sans vie replacé dans le fleuve ? Pourquoi la ministre de la Sécurité de l’époque, Patricia Bullrich, s’est-elle acharnée à nier l’évidence, à protéger les gendarmes, à transformer la victime en coupable ? Le livre de Sergio Maldonado est aussi un réquisitoire contre l’arbitraire, contre ces disparitions qui, même en démocratie, rappellent les heures les plus sombres de l’histoire argentine.

Sergio Maldonado n’est pas seul : des milliers de voix, en Argentine et au-delà, scandent le nom de Santiago. Des visages inconnus brandissent sa photo à Buenos Aires, à Paris, devant les ambassades. Les réseaux sociaux diffusent des hashtags comme des prières : #DóndeEstáSantiago, #AparecióSantiago. Il constate quotidiennement que les médias conservateurs répètent la version officielle, mais que d’autres, comme Página 12, creusent la vérité, révélant les mensonges, les pressions, les preuves manipulées.

Suite à la pression de Sergio et des associations de défense de droits humains, l’affaire est rouverte. La justice, selon l’annexe à la fin du livre, semble enfin vouloir examiner les zones d’ombre : le pollen sur les vêtements de Santiago, les micro-organismes dans ses organes, les contradictions des gendarmes. Mais l’impunité rôde toujours, et Patricia Bullrich, de retour au ministère de la Sécurité sous la présidence de Javier Milei, incarne cette continuité inquiétante des politiques répressives.

Sergio Maldonado, lui, continue de marcher. Selon Alejandro Bercovich, un des trois préfaciers, son livre, né de la douleur et de l’obstination, est à la fois un journal intime, une enquête méthodique et une catharsis. « Quand j’ai vu le livre dans les librairies, confie Sergio Maldonado au site web Al Margen, j’ai ressenti à nouveau ce que je ressentais lorsque je concevais une petite boîte de thé, que je la laissais dans un supermarché et que je la regardais comme un objet né de moi, transformé par moi. J’espère qu’il circulera, qu’il pourra être lu. »

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Ce que je crains, pense en son for intérieur l’homme de gauche (ou de droite modérée), c’est moins les idées véhiculées par le Front national que la possibilité que ces idées scellent le tronc commun d’une idéologie majoritaire. Ce que je crains, pense l’étudiant ou l’enseignant qui juge légitime d’exercer une police de la pensée en interdisant de parole un conférencier ne partageant pas ses idées, c’est moins le contenu de l’opinion hérétique que la possibilité de voir ce contenu percoler pour former un savoir commun. Dans son nouveau livre, le psychologue et linguiste Steven Pinker met le doigt sur un phénomène psychosocial méconnu et pourtant central, le « common knowledge », un savoir commun qui n’a pas besoin d’être explicite car il repose sur un « je sais quelque chose, chacun sait la même chose et chacun sait que chacun le sait ». La monnaie fiduciaire repose sur ce système psychosocial : le dollar a de la valeur parce que chacun sait que les autres lui en accordent. Les promoteurs des bitcoins en sont bien conscients, qui au lieu de faire de la publicité pour la cryptomonnaie en tant que telle, paient des célébrités pour jouer les role models. Le phénomène de la célébrité repose sur le même principe : je sais que d’autres considèrent cette personne comme célèbre, donc j’adhère à cette idée. Les krachs boursiers reflètent ce processus. Les dictateurs délirants finissent par tomber parce qu’un beau jour tout le monde admet ce qu’hier on niait, à savoir que le roi est nu. Les dictatures intelligentes, comme la Chine de Xi Jinping, repèrent les voix dissidentes et bloquent les possibilités de manifestations collectives. Pinker, qui se dit un « optimiste rationnel », s’exprime comme beaucoup de « philosophes séculiers du moment sur le mode d’une rationalité profondément exaspérée, avec la conviction qu’il existe des positions rationnelles que les personnes sensées ne sauraient sensément rejeter, tout en constatant avec désespoir que ce point de vue est de moins en moins répandu », écrit dans The Guardian le révérend Rowan Williams, ex-archevêque de Canterbury.

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À la suite de l’historien des idées Isaiah Berlin, qui avait emprunté cette image au poète antique Archiloque, le mathématicien Freeman Dyson répartissait les esprits scientifiques en « hérissons », qui ne cessent d’explorer un seul problème fondamental, et « renards », qui s’intéressent à de nombreux sujets. Une distinction plus traditionnelle oppose les théoriciens, catégorie jugée la plus prestigieuse, et les expérimentateurs, qui conçoivent des instruments pour effectuer des observations, mettre en lumière de nouveaux faits ou vérifier une théorie. Luis Alvarez était l’exemple même du renard. Et il était un expérimentateur de génie. 

Son nom est surtout associé à une idée qui a transformé la paléontologie, qu’il a présentée et défendue à la fin de sa vie avec son fils : la disparition des dinosaures à la fin du Crétacé est indirectement due à la chute d’une météorite de très grande taille. Avant cela, grâce aux dispositifs qu’il avait imaginés, il avait pourtant joué un rôle clé dans plusieurs épisodes de l’histoire de la physique nucléaire et de la physique des particules. Il avait mis au point des techniques d’importance décisive pour le développement du radar et de la bombe atomique. Et son attrait pour le travail de détective scientifique l’avait fait s’intéresser à des sujets comme l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy. Sa vie très remplie est racontée en détail, avec beaucoup de brio et de rigueur, par Alec Nevala-Lee, dans une biographie qui donne un aperçu de sa personnalité brillante et controversée.  

Grand, blond avec des yeux bleus, Luis Alvarez, né à San Francisco en 1911, n’avait d’hispanique que le nom. Son père, lui-même fils d’un médecin espagnol immigré aux États-Unis, était un médecin renommé devenu un chroniqueur médical populaire. Adolescent, le jeune Luis se distinguait par son intérêt pour les sciences, sa passion pour la  technique, son goût des exploits physiques risqués et une propension à l’imprudence qui faillit lui coûter la vie à deux reprises. Lorsqu’il fut temps pour lui d’entrer à l’université, il suivit le conseil de ses professeurs et s’inscrivit à l’université de Chicago, qui s’enorgueillissait alors de la présence de trois prix Nobel en physique. 

Il n’y resta pas. Une fois diplômé, peu après s’être marié, il rejoignit à Berkeley l’équipe d’expérimentateurs d’Ernest Lawrence. Elle fonctionnait en tandem avec une équipe de théoriciens dirigée par Robert Oppenheimer. Son principal outil de travail était le premier accélérateur de particules au monde, un cyclotron encore très primitif. Alec Nevala-Lee décrit son aspect rustique et les conditions héroïques dans lesquelles les chercheurs l’utilisaient, en prenant des risques qui seraient aujourd’hui inadmissibles. De 1936 à 1939, Alvarez se livra à une série d’expériences portant notamment sur la capture d’un certain type d’électrons par des noyaux radioactifs, la production de neutrons lents et les réactions de fusion des noyaux aujourd’hui exploitées dans les bombes thermonucléaires et au cœur des travaux de recherche sur la fusion nucléaire contrôlée. Pour les besoins de la cause, il fabriqua de nouveaux équipements, usant du cyclotron selon des manières inédites qui suscitaient l’admiration de Lawrence.

Durant les premières années de la Seconde Guerre mondiale, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Alvarez mit ses talents au service de la recherche sur les radars. On lui doit notamment l’invention d’un système de radar de précision embarqué à ondes ultracourtes qui facilite le bombardement à travers les nuages, un procédé de réduction du signal qui trompe les sous-marins ennemis en leur faisant croire que l’avion qui les a repérés s’éloigne et un système d’aide à l’atterrissage dans de mauvaises conditions qui était encore utilisé après la guerre, lors du pont aérien de Berlin. 

À la demande de Robert Oppenheimer, qui avait été nommé à la tête du projet Manhattan de fabrication de la bombe atomique, il rejoignit ensuite la vaste équipe de recherche qui y travaillait au centre de recherche de Los Alamos. Ses contributions au projet furent ponctuelles, mais l’une d’entre elles fut décisive. Trois bombes furent construites à Los Alamos : une à l’uranium, utilisée à Hiroshima, et deux au plutonium, celle de l’essai Trinity et la bombe larguée sur Nagasaki. Dans la bombe à uranium, la masse critique provoquant la réaction en chaîne est obtenue en projetant simplement une masse de matière fissile sur une autre. Mais le mécanisme de la bombe à plutonium est plus sophistiqué. Il repose sur l’implosion d’une masse de ce métal, comprimée par l’explosion d’une trentaine de charges disposées autour d’elle. Pour que le système fonctionne, les explosions doivent être parfaitement simultanées. Alvarez eut l’idée d’utiliser à cette fin des fils explosifs, garantissant qu’elles détonnent dans un intervalle de quelques dizaines de microsecondes. C’est également lui qui conçut les appareils de détection employés au Nouveau-Mexique, à Hiroshima et Nagasaki pour calculer la puissance des explosions atomiques. Il les utilisa lui-même à bord d’un B-29 d’observation. 

Luis Alvarez ne douta jamais que l’anéantissement des deux villes japonaises était justifié, parce que nécessaire pour arrêter la guerre. Contrairement à beaucoup de ses collègues, il n’éprouva aucun remords. Tel n’était pas le cas d’Oppenheimer, qui, lorsqu’il fut question de fabriquer une bombe plus puissante basée sur la fusion nucléaire, fit tout ce qu’il pouvait pour que les autorités américaines renoncent au projet. L’hostilité qu’il suscita lui valut de se faire retirer son habilitation de sécurité pour les matières classifiées. Devant la commission d’enquête qui prit cette décision, Alvarez, tout en louant les grandes qualités scientifiques d’Oppenheimer et le travail qu’il avait accompli à Los Alamos, à l’instar d’Edward Teller et d’Ernest Lawrence, après avoir hésité, témoigna contre son ami, sans doute par crainte de contrarier le principal ennemi d’Oppenheimer, le commissaire à l’énergie atomique Lewis Strauss, qui aurait pu lui reprocher certaines imprudences en matière de sécurité qu’il avait commises. 

Les années qui suivirent furent initialement marquées pour lui par plusieurs déceptions. Au moment où la physique des particules prenait son essor, un accélérateur de particules linéaire qu’il passa de longs mois à développer s’avéra de peu d’intérêt face au synchrotron de son collègue Edwin McMillan. Celui-ci, ainsi que plusieurs autres physiciens de Berkeley, obtinrent comme Lawrence et à sa suite le prix Nobel, qu’il resta donc le seul d’entre eux à ne pas avoir reçu. Mais le vent finit par tourner. En 1954, le bévatron entra en service à Berkeley. Ce puissant synchrotron produisait de très nombreuses particules qu’il n’était cependant pas facile de détecter et d’analyser. Développant le concept de « chambre à bulles » proposé par un jeune chercheur nommé Donald Glaser pour l’étude des rayons cosmiques, l’adaptant en remplaçant l’éther, avec lequel l’instrument était censé fonctionner, par de l’hydrogène liquide, il construisit un détecteur extrêmement sensible. Les premiers ordinateurs faisaient à cette époque leur apparition dans les laboratoires. Il fut un des pionniers de leur utilisation. Avec l’aide de l’informatique naissante, l’énergie et la masse des nombreuses particules identifiées à partir des traces photographiques qu’elles laissaient purent être calculées. Pour avoir mis au point l’instrument ayant permis cet exploit, Alvarez obtint finalement en 1968 le prix Nobel qu’il convoitait ardemment depuis longtemps.   

Toute sa vie, il continua à travailler pour le gouvernement des États-Unis, une activité qui lui plaisait et lui était utile à plusieurs égards. En 1953, il participa ainsi aux travaux d’un panel chargé d’étudier la question des « objets volants non identifiés » (OVNI). L’objectif des autorités était de calmer les esprits à ce propos, et il mit tout son talent à profit pour discréditer la thèse d’une origine extra-terrestre. Le plaisir qu’il avait à utiliser la science pour résoudre des énigmes, et ses dons en la matière, se manifestèrent à d’autres occasions. Bien que de sensibilité politique conservatrice, il avait de l’admiration pour Kennedy, qu’il avait rencontré à deux reprises. Dans les années qui suivirent son assassinat, il s’employa à disqualifier la thèse de la présence d’un second tireur en plus de Lee Harvey Oswald, qui impliquait l’existence d’un complot, en démontrant que le mouvement en arrière de la tête du président n’était pas causé par l’impact d’une balle venant de l’avant, et qu’aucun quatrième coup de feu n’avait jamais été tiré, comme certains le prétendaient. Ici aussi, sans falsifier les faits, il sut se montrer habilement sélectif dans le choix des données retenues, son objectif étant de valider les conclusions officielles de la commission Warren. Dans un domaine moins chargé politiquement, il consacra beaucoup d’énergie à étudier la pyramide de Khéphren à l’aide de l’analyse de la trajectoire des rayons cosmiques à travers la masse de pierre, dans l’espoir, qui fut déçu, d’y établir la présence de chambres secrètes. 

Sa femme lui avait donné deux enfants, un garçon et une fille. Notamment parce qu’il travaillait sans cesse loin d’elle, en 1957, ils divorcèrent. Un an plus tard, il épousa une femme d’une vingtaine d’années plus jeune que lui avec laquelle il eut deux autres enfants et une union plus harmonieuse, parce qu’il l’impliqua énormément dans ses activités. Le fils issu de son premier mariage, nommé Walter comme son grand-père, choisit la carrière de géologue, une discipline que Luis Alvarez ne prenait initialement pas au sérieux. Il changea d’avis au point de publier en 1980 avec son fils et deux chimistes le fameux article qui propose l’hypothèse selon laquelle l’origine de la grande extinction de la fin du Crétacé fut causée par l’écrasement d’une météorite géante sur la Terre à ce moment de son histoire. Dix ans plus tard, on découvrit dans la péninsule du Yucatán, au Mexique, un cratère de très grande dimension qui semble la corroborer. Une hypothèse alternative pour expliquer l’obscurcissement de l’atmosphère et la disparition des dinosaures est un accroissement important du volcanisme en Asie. Mais elle est moins convaincante. Les deux phénomènes pourraient d’ailleurs être liés, le second étant la conséquence du premier.

Lorsqu’il approchait de la fin de sa septième décennie de vie, Alvarez éprouva le besoin de rédiger son autobiographie. Un millier de pages dictées à un ancien étudiant se révélèrent impubliables. Elles furent confiées à l’historien Richard Rhodes, qui en coupa une bonne partie et réorganisa le tout en ajoutant une section sur l’affaire Oppenheimer, qui n’était pas mentionnée dans le manuscrit. Dans cet ouvrage, Alvarez se présente comme un homme aimable. Pourtant les témoignages concordent : capable de se montrer généreux avec quelques collaborateurs à qui il inspirait une grande loyauté, il était aussi souvent très brutal avec d’autres et méprisant avec ses contradicteurs. Aux dires d’un de ses amis, ce trait de caractère faisait de lui le physicien le plus haï du laboratoire de Lawrence à Berkeley. Son formidable ego le poussait de plus à de constantes vantardises. 

Luis Alvarez est mort en 1988 d’un cancer de l’œsophage à l’âge de 77 ans. Au cours de ses dernières années, il lui est arrivé de regretter l’époque où « un expérimentateur seul pouvait tout faire dans son propre laboratoire ». Tout en reconnaissant à quel point la physique expérimentale de cet âge révolu pouvait être parfois inefficace, il doutait que le travail de recherche accompli au sein de structures de collaboration gigantesques dans un environnement bureaucratique puisse engendrer autant de satisfactions que celles qu’on pouvait connaître dans de petites équipes. La spécialisation croissante du travail  scientifique lui semblait néfaste, tout comme la réticence grandissante à concevoir des expériences un peu folles. Il attribuait ses succès à son courage de s’aventurer dans des territoires inconnus prometteurs. Conscient que beaucoup d’idées se révèlent rapidement fausses, il conseillait à ses collègues de s’arranger pour en avoir une bonne par semaine, dans l’espoir d’en trouver tous les quelques mois une qui vaille la peine d’être poursuivie. 

[post_title] => L’esprit très créatif de Luis Alvarez [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => lesprit-tres-creatif-de-luis-alvarez [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-10-09 16:12:00 [post_modified_gmt] => 2025-10-09 16:12:00 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=132767 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )