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Pourquoi le diagnostic de TDAH a-t-il augmenté de 400 % en trois ans ? Décrit pour la première fois en 1968, le « trouble déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité » était un syndrome relativement rare, entravant le fonctionnement social d’un enfant. Il tendait à disparaître à l’adolescence. Pourquoi le diagnostic d’autisme a-t-il augmenté de 780 % en vingt ans ? Pourquoi le diagnostic de dépression est-il lui aussi monté en flèche ? Pourquoi 30 % des patients atteints d’un cancer du sein ou de la prostate sont-ils soumis à des actes chirurgicaux ou à une chimiothérapie inutiles ? Pourquoi l’abaissement du seuil à partir duquel la tension ou le taux de cholestérol est jugé trop élevé a-t-il conduit à une hausse du coût des traitements respectivement de sept et vingt fois ? 

Suzanne O’Sullivan est une neurologue irlandaise qui officie en Angleterre. Elle s’est spécialisée dans les troubles psychosomatiques, sur lesquels elle a publié un livre. Dans ce nouvel ouvrage, elle dresse un bilan sévère des raisons de l’inflation des dépenses de santé au Royaume-Uni. Le budget du NHS (National Health Service) a été multiplié par six en cinquante ans, alors que le nombre de patients traités pour maladie de longue durée, physique et mentale, s’est accru de six millions ces quinze dernières années.

Ce n’est pas seulement l’évolution des pratiques médicales qui est en cause, mais celle des esprits dans la société tout entière, estime-t-elle. Nous sommes entrés dans une ère favorisant « l’identité de malade », ce qui, écrit James Le Fanu dans la Literary Review, tend à « décourager les gens de prendre des résolutions positives pour surmonter les problèmes de leur vie ». 

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La nouvelle serait-elle un genre mal-aimé en France, voire un genre maudit ? En tout cas il ne l’est pas en Argentine, dont l’auteure du El buen mal est considérée comme l’une des meilleures en langue espagnole. Le « cuentista » (le nouvelliste) est une tradition profondément ancrée dans la littérature argentine et Samanta Schweblin reconnaît l'influence de plusieurs auteurs tels que Bioy Casares, Cortázar et Borges « car [ses] histoires palpitent dans le corps de [ses] lecteurs avec la subtilité inquiétante de ce qui est inconfortable lorsque se mêlent le réel et l’étrange », peut-on lire dans le journal Página 12

C’est ce que l’on découvre dans ce recueil de six nouvelles. La première est l’histoire d’une femme qui tente de se noyer telle une moderne Virginia Woolf argentine. Mais contrairement à l’auteure de Mrs Dalloway, elle décide que ses poumons ont eu assez d’eau et remonte à la surface. Dans une autre nouvelle, une femme reçoit un appel d’une amie qui a besoin de reconstituer la nuit fatidique où son fils est tombé d’une corniche dans une banlieue de Buenos Aires. Dans une autre encore, deux sœurs pendant leurs vacances s’introduisent la nuit dans la maison d’un poète maudit et alcoolique, qu’elles soignent et protègent, même si elles ne peuvent éviter la tragédie qui s’annonce. On trouve aussi dans ce recueil un narrateur respirant par trachéotomie qui découvre qu’introduire son doigt à l’intérieur est la seule chose qui lui permet d’établir un contact avec son père mort. Il y a aussi le laveur de vitres d’un hôtel qui soudain se reconnaît de l’autre côté d’une vitre, à l’intérieur d’une chambre, et il lui faut plusieurs secondes pour réaliser qu’en fait il voit son père, celui-là même qui l’a abandonné quelques années plus tôt.

Dans un entretien du journal El Español, Samanta Schweblin défend le pouvoir de la nouvelle. À la possibilité que l’écriture d’une nouvelle puisse faire passer son auteur pour un « paresseux », elle répond : « C’est tout le contraire, car lorsque vous écrivez une longue histoire, il est plus facile de continuer avec les mêmes personnages et les mêmes lieux ; vous les avez déjà créés, vous les connaissez. Mais avec la nouvelle, c’est totalement différent, il faut sans cesse recréer à partir de rien. » « Je ne pense pas à la longueur lorsque j’écris, ajoute-t-elle. Si une histoire fait 20 pages et une autre 250, c’est simplement parce qu’elle le demande. Je veux voir comment une histoire s’effondre. C’est là et seulement là que je décide d’en finir. »

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« Utilisez Freedom, le meilleur bloqueur d’applis et de sites web au monde. Rejoignez les millions de personnes qui utilisent Freedom pour gérer leur temps d’écran et vivre une vie plus heureuse, plus saine et plus productive. » Très bien, mais qui en a vraiment envie ? Voici déjà plus de dix ans, des chercheurs de l’université de Virginie ont demandé à des cobayes de rester six à quinze minutes seuls dans une pièce sans téléphone ni ordi ni livres. Tout ce qu’ils avaient à faire était de penser (ou d’essayer de le faire). 60 % ont jugé la tâche difficile et près de la moitié ont trouvé cela désagréable. Pour corser l’expérience, les chercheurs leur ont donné la faculté, pendant ce court laps de temps, de s’infliger un léger choc électrique. 67 % des hommes et 25 % des femmes ont choisi de le faire. « Rester simplement seuls avec leurs propres pensées » était une perspective si peu attrayante qu’ils « préféraient une activité désagréable à pas d’activité du tout », concluaient les chercheurs. 

Animateur de télévision et essayiste, Chris Hayes cite cette étude pour tenter d’expliquer l’emprise exercée par les réseaux sociaux sur le commun des mortels. Une emprise fondée sur une technologie radicalement nouvelle au regard de l’histoire de l’humanité et même de l’histoire récente. Contrairement à une émission de télévision ou une série, réalisée par des professionnels pour capter l’attention d’un public cible pendant un temps déterminé, les réseaux ciblent chaque individu dans son intimité, s’adressant souvent à lui par son nom, pour le bombarder de stimulations ultracourtes qui parfois se chevauchent. Le modèle économique est celui des machines à sous, propose Hayes. « Si vous êtes déçu ou avez le sentiment de vous être fait avoir, peu importe car cinq secondes plus tard une autre vidéo, un autre message, vient capter votre attention à nouveau, et ainsi de suite à l’infini », résume la journaliste Laura Marsh dans The New York Review of Books. Vous poursuivez cette activité à tout moment et en tout lieu, au restaurant avec des amis, au travail et aux toilettes. Et de plus en plus l’intelligence artificielle pousse à la roue, proposant des contenus plus ou moins aberrants. L’information pertinente se noie dans le déluge. N’importe quel amateur peut donner de la voix pour un coût presque nul et les bonimenteurs qui assurent une présence maximale raflent la mise. Donald Trump et Elon Musk en font leur miel. Pour l’heure, les remèdes proposés ont fait flop, constate Laura Marsh.

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L’implosion de l’Union soviétique en 1991 a laissé, on ne le sait que trop, resurgir des conflits régionaux qui couvaient depuis plus d’un siècle sous la cendre tsariste puis communiste. Les accords d’Alma-Ata, censés régler la vie commune de onze des quinze ex-républiques socialistes soviétiques au sein de la CEI (qui remplaçait l’URSS dissoute), obligeaient celles-ci à respecter mutuellement « leur intégrité territoriale ». Hélas, c’était un vœu pieux, car les intégrités territoriales en question étaient souvent le produit ancien ou récent de circonstances historiques confuses, au sein d’une géographie encore plus confuse – notamment dans le Caucase.

Prenez le cas tragique du Nagorny Karabakh, petite région montagneuse pour laquelle l’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont déchirés avant qu’en 2023 une guerre-éclair ne résolve la question en faveur de l’Azerbaïdjan. Le territoire disputé est une haute vallée sud-caucasienne d’un peu plus de 4 000 km² (la Palestine, à peu près), totalement enclavée dans l’Azerbaïdjan et reliée à l’Arménie juste par une petite route et peuplée – jusqu’il y a peu – d’environ 130 000 Arméniens. Mais cette vallée est un haut lieu, dans tous les sens du terme, pour chacun des belligérants. Pour les Arméniens, le Haut-Karabagh, qui regorge de très anciens monastères, est en quelque sorte le cœur de l’Arménie historique, et plusieurs politiciens majeurs en sont issus. Pour les Azéris, les prétentions arméniennes sont historiquement infondées puisque le territoire serait en fait peuplé d’Albanais chrétiens implantés dans le Caucase depuis des siècles. Le nom même « Nagorny Kharabakh » reflète d’ailleurs cette ambiguïté historique : « Nagorny » signifie « montagneux » en russe, « Kara » « noir » en turc, et « Bagh » « jardin » en persan !

Pour ne rien simplifier, un problème miroir existe un peu plus au sud du Caucase avec une autre haute vallée, le Nakhitchevan, coincée entre l’Arménie et l’Iran mais peuplée d’Azéris. Et pour tout compliquer, « à la complexité locale (intra-caucasienne) se superpose une complexité internationale similaire », écrit Thomas De Waal dans le Times Literary Supplement. L’Azerbaïdjan, initialement vaincu, est en effet devenu une puissance pétrolière puis militaire soutenue vigoureusement par la Turquie, pour des raisons ethnico-politiques, et par Israël, pour des raisons économico-énergétiques. L’Arménie, elle, ne dispose que d’une vigoureuse diaspora et d’un soutien occidental plutôt mou (France exceptée). Quant à la Russie, quoiqu’à l’origine du problème et après avoir d’abord assumé – mollement – le rôle de force d’interposition, elle a récemment tourné casaque (sanctions pétrolières obligent) et laissé le régime dictatorial de Bakou s’emparer de la malheureuse vallée et en expulser la quasi-totalité des habitants, dans l’indifférence quasi générale car le monde avait les yeux désormais tournés vers Gaza. Nous nous plaisons à croire que le conflit azéro-arménien, qui a provoqué en 30 ans presque 40 000 morts de part et d’autre, est de l’histoire ancienne et que la restructuration gorbatchévienne (« perestroïka ») a fini de produire tous ses effets dans le Caucase et ailleurs. Or c’est tout sauf gagné, comme le montre cette évocation des présents malheurs d’une région essentielle mais « hélas sous-couverte d’un point de vue journalistique ».

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Quelle influence les femmes des grands écrivains ont-elles exercée sur leur vie et sur leur œuvre ? La question a été posée à propos de Sophie Tolstoï, Frieda Lawrence, Vera Nabokov et bien d’autres. Souvent, tout en débarrassant son mari des tâches domestiques, la compagne d’un écrivain contribue à son travail en se faisant secrétaire, dactylo, correctrice, voire traductrice. La plupart du temps, elle est aussi la première lectrice et critique de ses livres, et parfois une véritable partenaire intellectuelle et artistique. 

Le couple formé par Robert Louis et Fanny Stevenson est un cas légèrement différent. Fanny Osbourne assista constamment l’auteur de L’Île au trésor dans sa vie pratique et son travail littéraire. Mais elle permit aussi à un homme à la santé extrêmement précaire de rester en vie, en exerçant durant des années auprès de lui les fonctions d’infirmière et de garde-malade. Surtout, sa personnalité peu banale a enrichi la vision du monde et nourri l’imagination de l’écrivain, tout en libérant chez lui des forces créatrices qui ne demandaient qu’à s’exprimer. « Sans Fanny, il n’y aurait pas eu de Robert Louis Stevenson tel que nous le connaissons », n’hésite pas à affirmer Camille Peri dans l’ouvrage qu’elle a consacré à leur mariage. « Il aurait certainement existé comme écrivain », déclarait de son côté Alexandra Lapierre, à qui on doit une biographie romancée de Fanny. Mais « ce qu’elle lui a donné est le sens de l’aventure. C’était un homme qui rêvait d’aventures et en écrivait […]. Elle était l’aventure incarnée. »

Lorsqu’ils se sont rencontrés, en 1876 dans une colonie d’artistes près de la forêt de Fontainebleau, il avait 26 ans et elle 36. Né à Édimbourg dans une famille d’ingénieurs fameuse pour avoir construit des phares le long de la côte écossaise, Stevenson avait eu une enfance très protégée. Atteint d’une affection pulmonaire qu’on a longtemps cru être la tuberculose mais qui était plus vraisemblablement une inflammation chronique des bronches, il n’entra à l’école que tardivement. Imaginatif et rêveur, enchanté par les histoires que lui racontait sa bonne, plus pieuse encore que ses parents fervents presbytériens, il commença à en inventer lui-même avant de savoir lire et écrire. Peu attiré par la profession d’ingénieur que son père aurait aimé le voir embrasser, décidé à se lancer dans une carrière littéraire, il consentit à entreprendre des études de droit, sans conviction : on ne le voyait jamais dans les amphithéâtres. Il passait le plus clair de son temps dans les quartiers mal famés de la ville en compagnie des marins, des prostituées et de gens peu recommandables. S’il obtint un diplôme, jamais il n’exerça le métier d’avocat. Fréquentant les milieux littéraires, il y tomba amoureux, déjà, d’une femme dix ans plus âgée que lui nommée Frances Sitwell. Celle-ci était toutefois attirée par un de ses amis, le critique d’art Sidney Colvin. Il commença à publier des essais dans des revues et voyagea beaucoup, plus particulièrement en France. Cherchant dans ce pays une colonie d’artistes plus vivante que celle de Barbizon, lui et son cousin Robert débarquèrent un beau jour à Grez-sur-Loing. 

Fanny Osbourne était arrivée là au terme d’un long parcours. Américaine, elle avait grandi à Indianapolis en vrai garçon manqué. Mariée à 17 ans avec un certain Sam Osbourne, elle avait rejoint celui-ci, avec leur fille Isobel (dite Belle), dans le Nevada, où il travaillait dans une mine d’argent. Elle y vécut la vie rude des mineurs, coupant du bois, tirant au Colt sur les serpents à sonnette (sa vie durant elle continuera à porter souvent sur elle un revolver), fumant des cigarettes qu’elle roulait elle-même. Au bout d’un moment, son mari, qui accumulait les dettes et multipliait les aventures extra-conjugales, disparut. On le disait tué par les Indiens. Elle se rendit à San Francisco où elle survécut grâce à des travaux de couture pour des boutiques de mode. Puis son mari reparut, et deux garçons naquirent. Durant un an, elle suivit des cours de peinture. 

Lasse des infidélités de Sam, elle résolut de quitter la ville et le pays. Au terme d’un voyage périlleux, elle prit le bateau pour l’Europe, où elle espérait être admise à l’Académie des beaux-arts d’Anvers. Elle finit par s’inscrire à l’Académie Julian à Paris. Au bout de quelques mois, son plus jeune fils, Hervey, déjà malade à son arrivée, mourut de tuberculose. Dévastée, elle suivit le conseil qu’on lui donna : pour son bien et celui de son fils survivant, Lloyd, elle devait quitter Paris, à laquelle l’attachaient de trop tristes souvenirs. Un ami sculpteur lui suggéra de se joindre à la colonie d’artistes de Grez-sur-Loing. 

Lorsqu’il aperçut Fanny par une fenêtre, Stevenson fut immédiatement subjugué par sa personnalité singulière, l’énergie qui émanait d’elle et la liberté de ses manières. Lorsqu’ils eurent fait sa connaissance, beaucoup de ses amis parlèrent d’elle comme d’une espèce de sauvage, en raison de son allure très différente de celle des jeunes femmes de l’Angleterre victorienne et du teint foncé de sa peau. Mais c’est précisément cet aspect qui séduisait Stevenson. L’attrait ne fut pas immédiatement réciproque et ils ne furent pas amants tout de suite. Mais Fanny était loin d’être insensible à la grâce du jeune écrivain. Stevenson n’était pas d’une beauté canonique. Sa maigreur extrême, ses cheveux longs, sa tenue vestimentaire insolite et négligée déroutaient. Mais il exerçait une attraction exceptionnelle sur tous ceux qui l’approchaient, les hommes autant que les femmes. Ses yeux brillants de vie, son esprit rapide, sa voix enchanteresse, sa conversation chatoyante, la puissance de son imagination lui conféraient un charme extraordinaire. 

Ils vécurent deux ans ensemble à Paris, dans une atmosphère souvent tumultueuse en raison de leurs sautes d’humeur constantes. Fanny encouragea Stevenson à écrire aussi de la fiction, ce qu’il fit avec un certain succès. Elle-même s’efforçait de publier les histoires qu’elle écrivait, d’une qualité honorable, dans des magazines américains. En 1878, Stevenson ayant reçu des lettres anonymes menaçant de dénoncer leur liaison à Sam Osbourne, Fanny décida de retourner en Californie. À l’issue d’un périple en solitaire narré dans le Voyage avec un âne dans les Cévennes, Stevenson, qui ne pouvait se passer d’elle, s’embarqua en troisième classe dans un bateau à destination de New York. Dans L’Émigrant amateur et À travers les grandes plaines, il racontera cette traversée, puis celle des États-Unis en train, parmi les voyageurs les plus misérables. À son arrivée à Monterey, où Fanny s’était installée, il était dans un état de délabrement physique total, quasiment mourant. Fanny le soigna mais, ne pouvant vivre publiquement avec lui, elle déménagea à Oakland. À Monterey, où il resta seul, puis à San Francisco, Stevenson se mit à écrire frénétiquement pour subvenir à ses besoins et ceux de Fanny, que son mari ne prenait pas en charge, préférant dépenser ce qu’il gagnait avec ses maîtresses. En 1880, après avoir enfin divorcé, Fanny épousait Stevenson. Trois mois plus, tard, le couple revenait en Europe. Après avoir oscillé entre l’Écosse, la Suisse et la France, il se fixait à Bournemouth, dans le Dorset. 

Ils y restèrent trois ans. C’est là qu’il rédigea les trois œuvres de fiction pour lesquelles il est le plus connu : L’Île au trésorL’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde et Enlevé !. On a souvent raconté la genèse de L’Île au trésor. Le fils de Fanny, Lloyd, qui avait de l’imagination et le goût des histoires, avait dessiné la carte d’une île imaginaire. Intéressé, Stevenson s’en empara. Le lendemain, il commença à raconter à la famille réunie l’histoire d’un jeune garçon embarqué dans une expédition partie à la recherche d’un trésor enfoui par des pirates. Au centre du récit figurait le forban John Silver, personnage haut en couleur dont on a dit qu’il lui a été en partie inspiré par son ami William Ernest Henley (auteur du célèbre poème Invictus), lui aussi amputé d’une jambe. Les différents épisodes finirent par former la matière d’un livre qu’il peina à terminer – comme souvent. Au milieu de l’histoire, le récit change de narrateur : ce passage est plus faible que les autres, lui fit remarquer Fanny. Elle se montrait une critique parfois injuste, souvent judicieuse, toujours impitoyable. On s’est interrogé sur la pertinence de ses observations au sujet d’une première version de l’histoire du Dr Jekyll et de Mr Hyde ; elles firent que Stevenson jeta le texte au feu. La thèse de Camille Peri est que cette destruction s’avéra au bout du compte positive. Elle crédite aussi Fanny de plusieurs idées importantes développées dans le roman. De fait, si Louis protestait quelquefois et finissait souvent par n’en faire qu’à sa tête, il n’en reconnaissait pas moins les mérites de ses remarques : « Personne, lui écrivit-il, ne sait mieux que moi combien ta vigilance et ton opiniâtreté m’ont fait souffrir, mais aussi combien mes livres ont gagné grâce à elles ». 

À Bournemouth, ils eurent régulièrement l’occasion de rencontrer les parents de Stevenson. L’aveu, dans sa jeunesse, qu’il avait perdu la foi chrétienne, sa décision de vivre de son talent littéraire et le choix d’une compagne comme Fanny avaient au départ désarçonné son père. Mais il continua toute sa vie d’aider Louis financièrement et si ce dernier put entreprendre plus tard un long voyage, c’est grâce à l’héritage qu’il lui laissa. Les amis de Stevenson étaient nombreux à fréquenter la maison de Bournemouth. Un des plus assidus et des plus appréciés était Henry James. Leurs relations s’étaient nouées grâce à la réaction de Stevenson, dans les colonnes d’une revue, à un article de James dans lequel celui-ci défendait l’idée que la littérature devait être aussi réelle que la vie. « La vie est monstrueuse, lui avait répondu Stevenson, infinie, illogique, abrupte et poignante ; une œuvre d’art en comparaison est nette, limitée, autonome, rationnelle, fluide et émasculée. La vie s’impose par son énergie brutale, tel un coup de tonnerre inarticulé : au milieu du pire fracas de l’expérience, l’art attire l’oreille, telle une mélodie produite par un musicien discret. » Les deux hommes, qui éprouvaient l’un pour l’autre énormément d’estime et une chaleureuse affection, entamèrent à cette occasion une longue discussion sur la littérature et l’art du roman, qu’ils poursuivirent avec passion durant des années. Se distinguant en cela de la plupart des autres amis de Stevenson, James ne considérait pas Fanny avec condescendance. Par sa volonté d’indépendance et son refus des conventions, elle était assez semblable à certaines héroïnes de ses propres romans.  

Passant une bonne partie de son temps au lit, crachant régulièrement du sang, Stevenson ne souffrait pas seulement d’une maladie pulmonaire mais de multiples affections stomacales, digestives et nerveuses, aggravées par une abondante consommation d’alcool et un tabagisme effréné (« je ne cesse de fumer que lorsque je bois ou j’embrasse » plaisantait-il) ; empirées, aussi, par la pharmacopée de l’époque, largement basée sur des préparations à base de mercure, l’opium, le laudanum, la morphine, le vin à la cocaïne, le haschisch et un dérivé hallucinogène de l’ergot de seigle, toutes substances dont Stevenson faisait grand usage, comme sa femme pour certaines d’entre elles. Pour écarter le spectre de la mort qui rôdait en permanence autour de Louis, Fanny ne ménageait pas ses efforts : dans le fonctionnement du couple, souligne Peri, « les besoins de la santé de Louis venaient en premier, suivis par ceux de son travail et enfin les siens ». Pour aider à le maintenir en vie, elle apprit des rudiments de médecine et souscrivit un abonnement à la revue médicale The Lancet. Elle veillait à la qualité de l’air et éloignait la moindre personne enrhumée. Ses hémorragies pulmonaires l’effrayaient. « L’impression que la vie de mon mari dépend de la dextérité de mes mains et de la rapidité de mes réflexes, écrivit-elle un jour à Emma Hardy, me maintient dans un état de terreur permanente. »

En 1888, Stevenson et sa femme quittaient l’Europe pour un voyage dans le Pacifique Sud. À bord de trois bateaux successifs, ils visitèrent les îles Marquises, Tahiti, Hawaï, les îles Gilbert, l’Australie, les Samoa, enfin, où ils s’établirent sur l’île d’Upolu. Ils y firent construire, sur le flanc de la montagne volcanique, une maison qui s’agrandit progressivement jusqu’à devenir un vaste bâtiment assorti d’une exploitation agricole. La maisonnée comprenait notamment la mère de Stevenson, qui l’avait accompagné, les enfants de Fanny Lloyd et Belle, le mari de cette dernière et leur petit garçon. Bien intégrée dans la communauté autochtone, Fanny avait appris les techniques et coutumes locales et supervisait le fonctionnement de la propriété. Elle y tint aussi des carnets, qu’elle publiera par la suite. Nourri des réalités locales en partie par l’intermédiaire de sa femme, Stevenson composa de son côté plusieurs récits dont l’intrigue se déroule dans les îles du Pacifique, ainsi que de nombreuses lettres ouvertes dans lesquelles il dénonçait l’exploitation de celles-ci par les pays occidentaux et se prononçait en faveur de leur indépendance. En 1893, Fanny, dont la santé mentale n’avait jamais été très forte depuis la mort de son plus jeune fils, traversa un épisode de troubles psychiatriques. Peu après qu’elle eut récupéré, Stevenson mourrait d’une hémorragie cérébrale, à l’âge de 44 ans. Il laissait de nombreux textes inachevés. Durant les cinq années de son séjour aux Samoa, il avait rédigé quelque 700 000 mots. 

Surtout connu du grand public pour ses œuvres de fiction, Stevenson fut aussi un merveilleux essayiste et un brillant épistolier, extrêmement prolifique dans ces deux genres. Ses essais, au nombre de plus d’une centaine, portent sur des sujets comme l’amour, l’amitié, l’enfance, le passé, les voyages. Ils se situent dans la tradition des « essais personnels » de William Hazlitt et Charles Lamb, deux des praticiens du genre les plus réputés, qu’il admirait. Quant à sa correspondance, elle remplit huit volumes. Il s’y livre très ouvertement, dans un style libre et vivant. La force de ses sentiments à l’égard de Fanny s’y exprime à de nombreuses pages. Leur mariage ne fut pas de tout repos. Leurs disputes étaient fréquentes et violentes. Mais, « même dans les pires moments, observe Camille Peri, ils semblaient préférer être malheureux ensemble qu’heureux séparément, parce qu’ils étaient liés par un amour et un besoin profonds ».

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Espérant ne pas connaître le sort de Saddam Hussein, le colonel Kadhafi invita le patron de Human Rights Watch (HRW), un organisme concurrent d’Amnesty International, à venir en Libye. De façon inattendue, Kenneth Roth produisit une liste bien documentée de 131 prisonniers politiques, dont il demanda la libération. Les officiels explosèrent de rage, raconte-t-il dans son livre, « pensant sans doute trouver les moyens de nous contraindre à ne pas publier la liste ». Il laissa quelque temps les cendres retomber puis les mit devant un choix. Lui et son équipe allaient organiser une conférence de presse en Égypte. Quand les journalistes poseraient des questions sur leur séjour en Libye, il pourrait répondre : « Tout ce qu’ils ont fait, c’est nous crier dessus ». Ou bien : « Les conversations ont été productives, et ils ont promis diverses mesures ». Les officiels ont présenté leurs excuses et les 131 prisonniers ont été libérés.

Cette histoire illustre la philosophie développée par Roth au cours des trente années pendant lesquelles il a présidé HRW (il a pris sa retraite). Quel que soit leur degré de psychopathie, les autocrates ont le souci des apparences – dans une certaine mesure au moins. L’URSS de Staline et l’Allemagne d’Hitler avaient déployé tout un art de dissimulation de leurs exactions. De même la Chine actuelle, qui a publié des cartes sur lesquelles le lieu des camps de travail réservés aux Ouighours avait été blanchi – une maladresse qui servit à les repérer, note The Economist. Le souci des apparences est un point faible que les organisations de défense des droits de l’homme peuvent exploiter, à condition de faire un travail de documentation irréprochable.

La méthode a ses limites. HRW n’a abouti à aucun résultat en Syrie, observent deux responsables de la fondation Soros dans la revue Foreign Policy. Aucune organisation de défense des droits de l’homme n’a pu enrayer les massacres commis par l’armée israélienne à Gaza.

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Le saviez-vous ? Les virus du rhume et de la grippe peuvent se transmettre par de minuscules poussières, de quelques microns, capables de voyager sur de longues distances. C’est l’une des découvertes racontées par l’excellent journaliste scientifique Carl Zimmer dans son livre sur les pathogènes transmis par l’air que nous respirons. Pasteur a grimpé en haut d’un glacier pour voir si l’air y contient des agents infectieux (la réponse est oui). La première quarantaine efficace a été décidée en 1377 par la ville de Dubrovnik, alors un État indépendant, pour se protéger contre la peste. Et à la fin du XVIIIe siècle les « anticontagionnistes » ont qualifié de « meurtre volontaire » les mesures de quarantaine prises contre la fièvre jaune. On retrouve ce genre d’attitude de nos jours. En 2005, le président George W. Bush annonça un plan de préparation aux pandémies qui n’incluait pas de fonds pour la recherche sur la transmission aérienne. Les autorités sanitaires prétendaient connaître le sujet… En décembre 2019 encore, quand surgit la pandémie du coronavirus, les autorités chinoises et l’OMS ont « étalé au grand jour leur ignorance de la transmission respiratoire », écrit Nathan H. Lents dans Science. Les populations furent invitées à se laver les mains et à désinfecter les surfaces. Il fallut du temps pour préconiser les masques. 

[post_title] => Fâcheuses ignorances [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => facheuses-ignorances [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-03-20 17:37:42 [post_modified_gmt] => 2025-03-20 17:37:42 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131565 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Le Pérou a-t-il dépassé le cercle infernal entre guérilla et dictature ? Dans La lealtad de los caníbales, dernier volet de sa trilogie sur la violence politique dans son pays, Diego Trelles Paz revient à la fois sur l’héritage du Sentier lumineux – un groupe maoïste qui a mené un conflit armé contre l’État péruvien dans les années 1980 et 1990 – et sur le « fujimorisme », idéologie politique associée à l’ancien président péruvien d’origine japonaise, Alberto Fujimori. Après avoir gouverné de 1990 à 2000 en usant de méthodes pour le moins contestées, il a été condamné dans son pays pour crimes contre l’humanité. Il est mort en 2024.

La lealtad de los caníbales est un roman choral, une sorte de radiographie du Lima contemporain où convergent de nombreux personnages dont les destins tragiques s’entrecroisent à un rythme vertigineux. Les histoires se nouent dans le bar du Chinois Tito, un patron naïf et rêveur qui offre des livres à ses employés pour qu’ils améliorent leur vie et s’éloignent de leur téléphone portable. Au fil des pages, nous découvrons une migrante colombienne qui fuit son pays pour échapper à la violence et en affronter une autre ; un curé qui jouit d’une impunité totale lorsqu’il décide d’assouvir ses plus vils désirs ; une belle jeune femme qui cherche à faire valoir ses mérites dans une société machiste ; un père qui refuse de payer la rançon de son fils et juge l’affaire bénéfique. Un jeune responsable des réseaux sociaux fujimoristes dénonce ceux qu’il appelle les « cannibales », dont l’identité est ainsi résumée par Iván Farías dans Letras Libres : « tous ceux qui trahissent leurs principes de vie et sont prêts à réaliser l’horreur anthropophage de se “manger” les uns les autres ». Mais la figure la mieux construite est celle d’Arroyo, flic cruel, corrompu et kidnappeur : l’un des produits les plus accomplis du « fujimorisme », c’est lui qui mènera l’intrigue à son terme. Il est le pendant parfait du Tito le Chinois. Ces deux personnages constituent les deux faces de ce Pérou post-Fujimori, un pays chaotique qui a vu six présidents au cours des cinq dernières années et qui est dorénavant au bord d’une nouvelle explosion. 

[post_title] => Dans l’antre de Lima [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => dans-lantre-de-lima [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-03-20 17:35:21 [post_modified_gmt] => 2025-03-20 17:35:21 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131562 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Sommes-nous déterminés par nos gènes (« nature »), par notre environnement (« culture »), ou par les deux à la fois ? Dalton Conley, un Américain à la fois biologiste et sociologue, spécialiste de cette discipline d’émergence récente qu’est la sociogénomique, propose une réponse plus nuancée mais quasiment révolutionnaire : non seulement gènes et environnement collaborent, mais ils se modèlent et se conditionnent réciproquement, si bien que les opposer l’un à l’autre n’a pas grand sens. Les gènes n’agissent pas seulement à l’intérieur du corps, explique Conley, mais aussi à l’extérieur en influant sur l’environnement qui conditionne largement leur expression ; or les gènes à leur tour – les nôtres comme ceux de notre entourage – influent directement sur la constitution de cet environnement. La boucle est bouclée, une boucle de Möbius, c’est-à-dire un ruban aux deux faces indéfiniment mélangées. 

Prenez par exemple quelqu’un muni du gène du sprinter (il est identifié : c’est le gène ACTN3). Son heureux porteur sera-t-il obligatoirement un futur champion ? Non, car beaucoup d’autres facteurs entrent en jeu : la motivation, le soutien parental, les encouragements reçus, l’accès à des facilités d’entraînement, etc. Or ces éléments environnementaux sont produits en fait par des gènes : ceux du sprinteur lui-même, qui contribuent à ce qu’il se crée un environnement favorable à son développement sportif, et ceux des autres personnes – proches, éducateurs, etc. – aussi appelées à jouer un rôle dans la constitution de cet environnement. Autre exemple de cette boucle de rétroaction nature/culture, c’est-à-dire gènes/environnement : la dépression. Quoique d’origine largement génétique, celle-ci est souvent déclenchée par des accidents de la vie – et les gens prédisposés à la dépression paraissent beaucoup plus exposés que les autres à de tels d’accidents. « Ce n’est aucunement de leur faute, bien sûr ; mais cela confirme que la programmation génétique de ces personnes et le monde dans lequel elles évoluent sont étroitement entremêlés », résume Conley, qui consacre la majeure partie de son livre à démontrer le fondement scientifique de « ce changement de paradigme ».

Tout commence avec le décryptage progressif du génome humain, puis avec la découverte subséquente qu’il fallait aussi prendre en compte des innombrables variants génétiques présents sur les chromosomes. Pour les quelque 20 000 gènes qui constituent notre génome on compte plusieurs millions de variants qui affectent très différemment nos gènes, en quantité comme en qualité (certains gènes ont peu de variants, et certains variants sont beaucoup plus dommageables que les autres). Heureusement, une méthode a été récemment mise au point, l’« index polygénique » (PGI), pour évaluer l’impact probable des variants présents sur un génome, et donc déterminer la présence d’un trait spécifique ou prévoir le risque d’une maladie. Les recherches de Conley se fondent sur le PGI, qu’il utilise quant à lui dans une perspective sociologique pour montrer qu’on ne peut envisager le patrimoine génétique d’un individu sans prendre en compte son contexte culturel et social. 

« Les gènes agissent à travers l’environnement, lequel permet à certaines personnes de se choisir un environnement approprié ou d’agir sur le leur, et en empêche d’autres de laisser leurs gènes s’exprimer à plein du fait de circonstances comme la guerre, la pauvreté, la discrimination… », résume le professeur Glenn C. Altschuler dans Psychology Today. Il ajoute : « aux États-Unis par exemple, un génome comportant une propension à l’agressivité pourra mener l’enfant d’une famille aisée à habiter dans un luxueux appartement tandis que celui issu d’un quartier défavorisé se retrouvera en prison ». Car l’agressivité peut être un plus ou un moins, une « qualité » ou un handicap, selon le contexte dans lequel elle se déploie. Et ce contexte est à son tour structuré par les gènes, comme on le constate dans le cas des relations amicales. L’étude de la corrélation entre PGI et environnement sociologique montre en effet que nous nous lions prioritairement aux gens avec un patrimoine génétique voisin du nôtre – du moins s’agissant de certaines caractéristiques fondamentales comme les capacités cognitives. Pour cet aspect-là, le génome de nos proches amis est aussi voisin que celui de nos cousins germains. « C’est donc avec nos gènes que nous choisissons nos amis, et ce sont avec les leurs qu’ils nous choisissent ! », conclut Dalton Conley. CQFD. 

[post_title] => La nouvelle jeunesse du débat nature/culture [post_excerpt] => [post_status] => publish [comment_status] => open [ping_status] => open [post_password] => [post_name] => la-nouvelle-jeunesse-du-debat-nature-culture [to_ping] => [pinged] => [post_modified] => 2025-03-20 17:33:07 [post_modified_gmt] => 2025-03-20 17:33:07 [post_content_filtered] => [post_parent] => 0 [guid] => https://www.books.fr/?p=131559 [menu_order] => 0 [post_type] => post [post_mime_type] => [comment_count] => 0 [filter] => raw )
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Shanghai fut une grande métropole internationale et cosmopolite bien avant de devenir, au cœur de l’économie mondiale, la vitrine du capitalisme d’État à la chinoise. En 1842, le traité de Nankin, qui mit fin à la première guerre de l’opium, gagnée par l’Angleterre contre l’empire Qing, forçait la Chine à ouvrir cinq ports au commerce avec l’Occident. L’un d’eux était Shanghai, installée sur la rive gauche d’un affluent du fleuve Yangtsé, à proximité de son estuaire. En quelques décennies, la ville se peupla de plusieurs dizaines de milliers de ressortissants étrangers : des Anglais, des Américains, des Français, des Allemands, auxquels viendront s’ajouter dans les années 1920 des milliers de Russes chassés par la révolution communiste puis, au cours des années 1930, de juifs allemands et d’Europe centrale fuyant le nazisme. À Shanghai, ces étrangers vivaient dans deux zones bénéficiant du statut d’extraterritorialité : la concession française et la concession internationale, ouverte sur la rivière par un quai bordé de prestigieux bâtiments de tous les styles européens, le Bund. 

Parmi les citoyens allemands figurait Hermann Waldemar Breuer. Les Chinois qui parlaient allemand l’appelaient HWB (Ha We Be), initiales qu’on utilisait aussi dans sa famille pour désigner celui que ses neveux et ses petits-neveux connaissaient comme « l’oncle de Chine » : de 1906 à 1952, il y travailla dans une entreprise d’import-export dont le siège était à Brême et que possédait son parrain. Après son décès en 1973, en Allemagne à l’âge de 89 ans, sa petite-nièce, Christine Maiwald, entreprit d’explorer ses archives : des agendas, des cartes postales annotées, du courrier d’affaires et les lettres qu’il envoyait à sa famille et ses proches. Dix ans de recherches impliquant d’abondantes lectures, des voyages en Chine et des entretiens avec des personnes qui l’avaient connu lui permirent de rédiger et de publier l’histoire de sa vie à Shanghai. Long de quelque 700 pages, l’ouvrage comprend en annexe un arbre généalogique de la famille, plusieurs dizaines de pages de notices biographiques des principaux personnages cités, des photos d’une étonnante qualité et une très utile chronologie mettant en parallèle, année par année, d’un côté l’histoire personnelle d’HWB et celle de la société Melchers & Co., de l’autre l’histoire de Shanghai, de la Chine et des grands événements dans le monde.  

Né à Bangkok en 1884, Hermann Waldemar Breuer passa ses premières années à Sumatra, où ses parents exploitaient une plantation de tabac. Lorsqu’il eut 6 ans, ils l’envoyèrent à Hanovre pour effectuer ses études secondaires et des études professionnelles. À l’issue de son service militaire et d’un stage de formation, il retourna en Asie. Lors d’une escale en Malaisie, il eut l’occasion de retrouver pour une journée ses parents, qu’il n’avait plus vus depuis seize ans. La société qui l’avait engagé était une des premières sociétés allemandes établies en Chine. Elle en importait des peaux, du tabac, des graines, du suif, des plumes, de la soie, tout en y exportant tout ce que fabriquait l’industrie allemande, notamment des produits chimiques. Le contrat qu’il avait signé l’autorisait à rentrer chez lui après sept ans. En échange, conformément à une pratique fréquente à l’époque, il s’engageait à ne pas se marier durant cette période. Il profitera de son premier congé en Allemagne au bout de ces sept années pour épouser une jeune femme originaire de Hambourg, Erna Wolcke, qui le suivit à Shanghai et lui donna un fils. Comme il le fit plusieurs fois seul par la suite, ils revinrent en Chine, non par bateau, mais par le transsibérien. Leurs relations se détériorèrent progressivement et au bout de treize ans, ils divorcèrent. Quelques années plus tard, il fera la connaissance d’une jeune exilée russe, Jennie Bohanova, en compagnie de qui il vécut jusqu’en 1949 : peu avant l’arrivée des troupes communistes à Shanghai, elle quitta la ville pour aller s’établir à Sydney. Ils continueront à s’écrire mais ne se reverront jamais.  

Les journées d’Hermann Waldemar Breuer à Shanghai se déroulaient entre son domicile, les bureaux de Melchers & Co. et différents lieux de rencontre de la communauté allemande : le club Concordia, le cercle nautique, le cercle hippique, le cercle de théâtre. Chaque communauté nationale avait ses associations et ses clubs, autour desquels tournait sa vie sociale. Les ressortissants d’autres pays pouvaient y être invités, ainsi que des riches Chinois au titre de visiteurs, sans en devenir membres. Dans l’ensemble, les Occidentaux de Shanghai menaient une existence privilégiée, à la fois luxueuse et coûteuse, employant à leur service des Chinois comme secrétaires, chauffeurs, domestiques, jardiniers et bonnes d’enfants. La vie d’HWB, qui n’avait rien d’un aventurier, paraît avoir été celle, assez rangée et sage, d’un honnête commerçant. On cherchera en vain dans sa correspondance et dans le livre de Christine Maiwald un écho de ce qui fit la réputation sulfureuse de la Shanghai des années 1920 et 1930 : l’opium, la prostitution et les jeux. Introduit en Chine par les Anglais pour rééquilibrer leur balance commerciale avec ce pays, le commerce de l’opium est l’origine de la prospérité de la ville. D’abord aux mains d’Indiens et de grandes familles commerçantes juives (les Sassoon, Hardoon et Kadoorie), progressivement interdit, ce trafic passera à partir de 1915 dans les mains de la pègre, dirigée par les célèbres gangsters Huang Jinrong  (également membre de la police de la concession française) et Du Yuesheng (par ailleurs un grand philanthrope). Tous deux mirent plus tard leurs hommes de la « Bande Verte » au service de Tchang Kaï-chek dans sa lutte contre les communistes. Au milieu des années 1930, on comptait en outre à Shanghai quelque 100 000 prostituées de toutes catégories (des courtisanes très recherchées jusqu’aux plus misérables) et de toutes nationalités, mais surtout chinoises et russes. Les jeux de toutes sortes (loteries, paris sur les courses hippiques, jeux de casinos) y faisaient aussi l’objet d’un engouement général. Hermann Waldemar Breuer semble s’être tenu à l’écart de ce qui faisait ainsi de Shanghai la « capitale du vice ». 

La plupart de ses lettres concernent sa vie quotidienne ou des questions familiales, et il n’y est guère question de politique. Mais l’Histoire y est présente ne fût-ce qu’au titre de décor, et il est difficile de raconter sa vie sans faire référence aux multiples événements dramatiques qui ont secoué la Chine en général, et Shanghai en particulier, durant les 46 ans de son séjour dans cette ville. Lorsqu’il s’y est installé, l’empire des Qing connaissait ses derniers jours. En 1911, une révolution « bourgeoise » donnait naissance à la République chinoise, dont Sun Yat-sen fut le premier président, en même temps que le fondateur du Kuomintang, le parti au pouvoir jusqu’à l’arrivée des communistes. Shanghai joua un rôle important dans cette révolution en lui fournissant un programme politique et des hommes, et en se transformant en avant-poste de la modernité économique.  

Trois ans plus tard, la Première Guerre mondiale éclatait en Europe. À Shanghai, la communauté allemande se retrouva ostracisée. Ne pouvant plus faire d’affaires en association avec des sociétés d’autres pays européens, Hermann Waldemar Breuer commença à étudier intensivement le chinois et à développer des liens directs avec des partenaires locaux. L’entrée en guerre de la Chine aux côtés des alliés menaça un moment la présence allemande dans le pays. Mais l’octroi au Japon, par le traité de Versailles, de territoires loués par l’Allemagne à la Chine et que celle-ci espérait récupérer outra les Chinois qui se tournèrent à nouveau vers l’Allemagne et rétablirent les liens commerciaux avec elle. Ils se poursuivirent tout au long de la décennie suivante, en dépit de la terrible inflation qui ravageait l’Allemagne à la suite de la crise économique de 1929. Cette année-là, Melchers & Co. fut au plus haut de son succès. HWB, qui avait effectué un voyage de prospection à Pékin et dans d’autres villes, était devenu le directeur des importations à Shanghai et responsable pour tout le nord de la Chine.  

Mais les années 1930 furent aussi celles de la montée du nazisme. En 1932, une antenne du parti national-socialiste était créée à Shanghai. À moitié juif par sa mère selon les lois raciales du régime, Hermann Waldemar Breuer essaya de garder ses origines aussi discrètes que possible. Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, la communauté allemande de Shanghai fut à nouveau marginalisée. Peu auparavant, avec l’invasion de la Mandchourie par le Japon, la seconde guerre sino-japonaise avait débuté. En 1937, les troupes japonaises s’étaient emparées de la partie chinoise de Shanghai. Après l’attaque de Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis, elles prirent également le contrôle de la concession internationale. À partir de 1942, les Japonais commencèrent à interner dans des camps les ressortissants des puissances ennemies, principalement les Américains et les Britanniques. Comme il s’était efforcé d’aider les réfugiés russes et juifs arrivant à Shanghai, HWB s’employa à soulager la condition de ses anciens partenaires anglo-saxons en leur faisant envoyer par la Croix-Rouge des colis de subsistance à son nom, en dépit du danger que cela représentait pour un Allemand, les colis étant contrôlés par les autorités japonaises. 

Suite à la capitulation du Japon, la Chine fut en proie à de très violents affrontements entre l’armée nationaliste de Tchang Kaï-chek et les troupes communistes de Mao Tsé-toung. Durant quatre ans, ce fut le chaos. Les responsables des sociétés étrangères implantées depuis des décennies à Shanghai s’interrogeaient : fallait-il partir ou pouvaient-elles rester ? La victoire des communistes après des combats sanglants, y compris à Shanghai, précipita les départs. Nommé président de la communauté allemande de la ville, Hermann Waldemar Breuer se chargea d’organiser son évacuation, qui s’étala sur plusieurs années. En 1952, il quittait lui-même définitivement la Chine et gagnait l’Allemagne via Hong Kong, Bangkok, Rome et Zurich. Après un passage par Hanovre et Hambourg, il prit la tête de l’association pour l’Asie orientale de Brême, qu’il présida jusque peu avant sa mort. Il ne retourna en Asie qu’une fois, pour un voyage à Hong Kong et au Japon. Durant les années qui suivirent son départ et tout au long des premières décennies de la République populaire de Chine, Shanghai perdit de son éclat. Tentées de punir la ville pour son passé colonial et impérialiste, plus intéressées, de surcroît, par la mise en valeur des campagnes et le renforcement de l’industrie lourde que par le développement urbain, les autorités communistes de Pékin la délaissèrent. Au milieu des années 1960, la tradition de radicalisme politique qui la caractérisait depuis toujours n’ayant pas disparu, Shanghai fut le laboratoire intellectuel de la Révolution culturelle. Lorsque Deng Xiaoping lança sa politique de réformes et d’ouverture à l’économie de marché, dans un premier temps il oublia la grande métropole, ce que, par la suite, il avoua regretter. Mais à la fin des années 1980, le gouvernement décidait de créer sur la rive droite de la rivière Huangpu, Pudong, un centre d’affaires et un pôle financier. On connaît la suite : peuplée de presque 25 millions d’habitants, Shanghai possède plusieurs des gratte-ciels les plus élevés du monde. Une partie importante des quartiers historiques a été détruite, mais le Bund et certains rues des anciennes concessions ont été préservés. Ils sont toutefois essentiellement devenus des lieux d’attraction touristique, et la vie qui y battait jadis n’y reviendra plus. Le profil des milliers d’expatriés présents aujourd’hui à Shanghai a également changé : des personnalités comme Hermann Waldemar Breuer y sont assurément très rares aujourd’hui. Et il est douteux qu’ils racontent l’existence qu’ils y mènent dans de longues lettres circonstanciées. 

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