Publié dans le magazine Books n° 44, juin 2013. Par David Foster Wallace.
Quel rapport entre le fils à sa maman narcissique, timide, pontifiant, rongé d’obsessions, et l’homme profondément adulte, limpide, spirituel, omniscient, dont témoignent ses nouvelles ? Le cas de Borges illustre jusqu’à la caricature le paradoxe de la biographie littéraire : entre l’œuvre et l’auteur, l’hiatus est un gouffre.
Les biographies littéraires sont victimes d’un funeste paradoxe. Les lecteurs susceptibles d’être intéressés par la vie d’un écrivain – surtout quand elle est aussi longue et exhaustive que le « Borges » d’Edwin Williamson – sont, pour la plupart, des admirateurs de l’œuvre. Ils sont donc généralement tout prêts à idéaliser cet auteur et se rendre coupables (consciemment ou non) de faux raisonnement caractérisé. L’attrait de l’œuvre, pour ces fanas, vient en partie de la marque distinctive que lui confère la personnalité de l’écrivain, ses préférences, son style, ses tics et autres obsessions singulières – du sentiment, en somme, que ces histoires ont été écrites par lui et ne pouvaient l’être par aucun autre (1). Et cependant, on a souvent l’impression que l’être rencontré dans la biographie littéraire ne saurait avoir écrit ces livres que l’on admire tant. Et plus l’ouvrage plonge dans l’intime, plus ce sentiment est palpable. Dans le cas présent, le Jorge Luis Borges qui surgit du livre de Williamson – un fils à sa maman narcissique, timide, pontifiant, rongé, pendant l’essentiel de sa vie, par de...