Guerre des brevets : qui aura le dernier mot ?
Publié en janvier 2012. Par Olivier Bomsel.
Dans les derniers jours de décembre, l’International Trade Commission (ITC) des États-Unis a donné raison à Apple dans un différend l’opposant à HTC sur l’usage de la technologie permettant d’appeler ou de stocker en un clic un numéro de téléphone figurant dans un courriel. Le brevet déposé par Apple oblige tous ses concurrents à payer une licence ou à retirer cette fonctionnalité de leurs systèmes d’exploitation – ici, Android de Google – avant le 8 avril 2012. Autant dire accepter de se dégrader ou de retirer à cette date tous leurs appareils du marché.
Le même jour, British Telecom annonçait qu’il déposait plainte contre Google pour usage abusif, toujours sur Android, de technologies brevetées. La France, quant à elle, a débouté Samsung de sa plainte visant à interdire la commercialisation de l’iPhone 4GS au motif d’une violation de brevets sur la 3G.
Le marché de la téléphonie mobile est en ébullition. En effet, le déploiement des smartphones a fait du système d’exploitation l’application différenciante des terminaux mobiles, donnant ainsi aux brevets un rôle déterminant dans le jeu de la concurrence. Cette situation diffère radicalement de celle où le terminal n’était que l’appendice du réseau de l’opérateur télécom, lequel pouvait orienter et revendre à sa guise l’innovation technique des équipementiers. Avec l’iPhone, le Blackberry et les autres, la fidélisation des consommateurs se fixe sur le terminal bien plus que sur les services de l’opérateur. De là cette guerre des systèmes d’exploitation qui ne vise rien d’autre qu’à se partager six milliards de consommateurs. Une bagatelle.
L’autre nouveauté de cette guerre est qu’elle oppose des détenteurs de brevets ayant cherché méthodiquement à protéger un investissement critique à des concurrents prêts à utiliser un logiciel libre – Android – pour mutualiser cet investissement et refaire leur retard sur le premier entrant. En contestant au logiciel libre le droit d’exploiter certaines fonctions, les monopoleurs historiques – qu’ils soient opérateurs ou équipementiers – veulent protéger leur avantage et empêcher qu’un autre monopoleur – Google en l’occurrence – n’étende sa domination dans le search vers ce nouveau marché. Le logiciel libre demeure certes gratuit, mais présente pour son intégrateur le risque juridique d’être localement attaqué, entraînant du même coup une perte des investissements bâtis sur lui.
Guerre de dissuasion
Le jeu ne s’arrête pas là. Car la guerre des brevets suscite ses propres risques. Les firmes high-tech déploient depuis des années des stratégies très actives dans le dépôt des brevets. Le site espacenet.org, qui recense l’ensemble des dépôts dans le monde, comptabilise plus de 19 416 brevets pour Apple contre seulement 4 857 pour Google (très en retard) alors que Microsoft, Qualcomm ou Nokia en affichent 60 000, et Samsung ou Sony crèvent le plafond des 100 000. Or, à chaque brevet correspond un libellé d’autant plus sibyllin que le détenteur ne souhaite pas éventer son invention, libellé bien souvent référé à d’autres, formant une grappe ou un pool, visant à baliser un large champ d’applications. Comment statuer alors sur la validité de ces titres, sur la pertinence des exclusivités requises, sur leur application mondiale instantanée ? Qui va finalement décider du caractère novateur, par rapport au lien html par exemple, du lien sur un numéro de téléphone inscrit dans un mél ? Les jugements de l’ITC ou des juridictions analogues risquent d’être systématiquement attaqués, amplifiant encore l’incertitude juridique associée non seulement au brevet, mais à l’investissement dans toute la filière numérique.
En fait, la prolifération des brevets obéit à une autre logique. Celle d’une guerre de dissuasion dans laquelle l’équilibre des forces s’établit entre grands détenteurs de portefeuilles. L’idée est qu’il est possible, voire économiquement souhaitable, d’aménager, par la négociation privée, des droits de passage entre grands latifundiaires, laissant hors du terrain les peones trop pauvres ou insuffisamment dotés. À l’instar des armes nucléaires, les brevets cessent alors d’être utilisés pour eux–mêmes, mais servent de monnaie d’échange – de signe de reconnaissance – entre grandes firmes mondialisées qui se neutralisent mutuellement. Dans cette configuration nouvelle, l’acquisition par les États de grands portefeuilles de brevets peut s’avérer nécessaire pour permettre à de petits joueurs nationaux d’entrer sur des marchés très fermés. La Chine, devenue premier déposant en 2011, devrait, selon Reuters, atteindre les 500 000 dépôts en 2015, contre 400 000 pour les États-Unis et 300 000 pour le Japon.
La maîtrise des brevets fait désormais partie des relations économiques internationales. Elle pèse de plus en plus sur l’organisation territoriale des filières industrielles. On aimerait voir, malgré sa crise de gouvernance actuelle, l’Europe plus active sur ce terrain.
Olivier Bomsel
(Ce texte s’inspire d’une conférence de Yann Ménière au séminaire « Protocoles Editoriaux », à paraître aux Presses de l’Ecole des Mines en 2012).