Balanchine : « La danse est femme »
Publié en avril 2025. Par Michel André.
Ayant formé sa propre compagnie en 1922 à Saint-Pétersbourg, Balanchine choisit l’exil en Allemagne en 1924. Installé aux États-Unis à partir de 1933, le chorégraphe révolutionna la danse classique, sans cependant remettre en cause ses principes. La beauté du corps féminin l’obsédait.

On dit souvent de la peinture et de la musique qu’elles commencent là où finit le pouvoir des mots. La même affirmation peut être faite au sujet de la danse, le moins intellectuel et le plus physique des arts. Comme le peintre avec les formes et les couleurs, et le musicien avec les sons et les cadences, le chorégraphe travaille avec les mouvements. Mais ces mouvements sont ceux du corps humain, qui est à la fois son matériau et son instrument. La danse est aussi l’art de l’éphémère. Des traditions existent et sont enseignées, et des systèmes de notation plus ou moins convaincants ont été élaborés. Mais en l’absence d’enregistrements, qui ne sont pas toujours réalisés, il est malaisé de se faire une idée exacte des chorégraphies du passé et de la manière dont elles furent exécutées.
Est-ce parce qu’il est difficile d’écrire à son sujet que la plupart des ouvrages qui lui sont consacrés sont des recueils de photographies ou des livres de souvenirs de danseurs ? Les biographies de grands chorégraphes, notamment, ne sont pas très nombreuses. Une lacune importante vient d’être comblée avec la parution de la première biographie complète du plus grand chorégraphe du XXe siècle, George Balanchine, sur qui n’existaient jusqu’ici que quelques courts ouvrages. Très détaillée (700 pages), elle est due à Jennifer Homans, qui avait publié il y a quinze ans une volumineuse histoire du ballet, Apollo’s Angels.
Né en Russie en 1904, George Balanchine est devenu danseur un peu par hasard. Sa sœur passait une audition à l’école impériale de danse de Saint-Pétersbourg et il fit de même pour la forme. Les candidats masculins étant peu nombreux, c’est lui qui fut retenu. En 1917, la révolution d’Octobre éclatait. Le théâtre impérial fut fermé, puis rouvrit sous un nouveau nom. Le monde de la danse russe connut une période de grand dynamisme, mais dans des conditions matérielles très dures, au sein d’une société accablée de pauvreté. En 1922, Balanchine formait sa propre compagnie. Deux ans plus tard, à l’occasion d’une tournée en Allemagne, sommé par les autorités de rentrer au pays, il choisit de faire carrière en Europe. Toute sa vie, il gardera cependant la nostalgie de la Russie impériale. Il restera profondément croyant et attaché à la religion de son enfance, comme à la culture musicale et littéraire russe. Et il ne cessera de détester férocement le communisme.
À cette époque, la grande figure du monde de la danse en Europe de l’Ouest était l’imprésario Serge de Diaghilev, créateur des fameux « ballets russes » et découvreur et amant de Vaslav Nijinski. Il engagea Balanchine, qui monta des ballets pour lui jusqu’en 1929. Formé à l’école du chorégraphe Marius Petipa, premier maître de ballet du théâtre impérial de Saint-Pétersbourg, Balanchine n’en était pas moins résolu à rompre avec ce que le ballet classique avait de rigide et de conventionnel, pour développer un style mieux à même de faire « voir la musique ». Le premier produit de cet effort fut Apollon Musagète, sur une musique d’Igor Stravinski, dont il avait fait la connaissance, qu’il admirait profondément et qui restera son ami. Atteint de tuberculose, gravement malade, il dut interrompre quelques mois sa carrière pour effectuer un séjour dans un sanatorium en Suisse. Avoir frôlé la mort, souligne Jennifer Homans, lui donna un sens aigu du présent, du maintenant et de l’instant, qui se traduit dans sa danse et dans la philosophie de la vie qu’il enseignera à ses danseurs.
En 1933, il rencontrait l’homme qui allait décider de son destin : un jeune juif américain de famille riche nommé Lincoln Kirstein. Homosexuel très actif, bourré d’idées et d’énergie, régulièrement en proie à des crises névrotiques ou psychotiques, Kirstein était passionné par la danse. Il convainquit Balanchine de l’accompagner aux États-Unis, où il lui servira de génie tutélaire jusqu’à la fin de ses jours. Grâce à sa fortune, ils créèrent ensemble en 1934 une école de danse, la School of American Ballet. La même année, Balanchine montait à New York avec ses élèves le premier long ballet de sa carrière américaine, Sérénade, sur une partition de Tchaïkovski. Comme beaucoup des quelque 400 ballets de Balanchine, il est sans véritable intrigue ; et comme presque tous, il contient une succession de moments de grâce en hommage à la femme. En 1948, Balanchine et Kirstein fondèrent ensuite une compagnie en bonne et due forme, le New York City Ballet, dont Kirstein sera le directeur général et Balanchine le chorégraphe attitré durant quatre décennies.
Avant de devenir historienne et critique, Jennifer Homans a pratiqué la danse, qu’elle a étudiée notamment à la School of American Ballet. C’est donc en connaissance de cause qu’elle parle de ses aspects techniques, de l’expérience des danseurs qui ont travaillé avec George Balanchine et de ce qui distinguait ses chorégraphies. Celles-ci sont souvent qualifiées de « néo-classiques », une étiquette un peu trop générale et trompeuse. Contrairement à celui des pionnières de la danse moderne Isadora Duncan, Loïe Fuller ou Martha Graham, qui développèrent un style de danse très libre et affranchi des contraintes et conventions, le travail de Balanchine se situe dans le strict prolongement de la tradition du ballet classique. Mais il introduit des innovations radicales. « Les danses les plus classiques de Balanchine, souligne Jennifer Homans dans Apollo’s Angels, ont un côté révolutionnaire, et ses danses les plus révolutionnaires sont toujours enracinées dans les formes classiques. » Balanchine n’attaquait pas la tradition dans l’esprit de rébellion des avant-gardes. Il la changeait de l’intérieur en y incorporant avec inventivité des éléments inédits. Dans ses ballets, d’où l’effusion de sentimentalité est bannie au profit de la pureté des mouvements, les pas et les attitudes classiques sont subtilement reconfigurés, de manière à accentuer l’impression de fluidité, de musicalité, de rapidité. Les pliés sont particulièrement profonds, la montée sur les pointes et la descente de pointes se font de manière extrêmement souple. « Dans l’arabesque (une jambe étendue vers l’arrière, le dos arqué), [les danseurs] enfreignent les règles de placement traditionnel exigeant que les deux hanches restent rigoureusement parallèles. [Le bassin s’ouvre] comme si l’on tirait la jambe vers l’arrière, disloquant et réordonnant […] le corps pour réaliser une ligne plus longue. C’est toujours une arabesque très reconnaissable, mais l’organisation du corps est dynamique et asymétrique. »
Ce style de danse est exigeant et nécessite un corps réagissant avec vitesse et précision. Balanchine soumettait ses danseurs à un entraînement éprouvant : plus de soixante tendus en succession à la barre, d’un côté, puis de l’autre, puis en arrière, d’une jambe puis de l’autre, de plus en plus rapidement. Contrairement à Jerome Robbins, qui fut son collaborateur puis son rival, il ne s’emportait jamais et ses manières restaient toujours douces. Mais il était d’une rigueur impitoyable. Les membres de la troupe étaient supposés tout sacrifier à ce qui seul comptait pour lui, la danse. Avec ses danseuses, il était tyrannique. Obsédé par la beauté du corps humain, qu’il voulait exalter, il leur enjoignait en permanence de surveiller leur poids. Il les mettait aussi constamment en garde contre le mariage et n’appréciait guère qu’elles aient des enfants, une source inévitable de distraction et une cause d’indisponibilité. Les rôles étaient parfois assignés à la dernière minute, sans égard pour celles qui les avaient préparés. Ses danseurs l’adoraient cependant, ils lui vouaient un culte décrit par plusieurs observateurs comme quasiment religieux.
On a souvent souligné l’imbrication complète de la vie sentimentale de Balanchine et de son travail artistique. Les cinq femmes avec lesquelles il a été marié ou a vécu, et les innombrables autres avec lesquelles il a eu des aventures, ont toutes été ses danseuses. C’est pour elles qu’il concevait les rôles qu’elles interprétaient, et, dans ses ballets, on trouve souvent le reflet des sentiments qu’il éprouvait à leur égard. Ils étaient souvent réciproques, mais pas toujours. Lorsqu’il fit la connaissance de Suzanne Farrell, il était marié avec Tanaquil Le Clercq, tragiquement frappée par la poliomyélite à l’âge de 27 ans (elle restera paralysée à partir de la taille toute sa vie). Suzanne avait 41 ans de moins que lui. Catholique, elle n’entendait pas avoir avec le chorégraphe d’autres relations que professionnelles. Mais il lui accordait un traitement de faveur, et les autres danseurs finirent par la détester et perdre le respect qu’ils avaient pour leur directeur. Le moral de la compagnie s’effondra. Un jour, elle se maria avec un autre membre de la troupe, à la grande contrariété de Balanchine. Lorsqu’elle exigea qu’il attribue à son mari un rôle qui lui revenait naturellement et qu’il lui avait refusé, il les expulsa du programme tous les deux. Le couple quitta le New York City Ballet. Six ans plus tard, elle réintégrait la troupe, sans jamais retrouver la place privilégiée qu’elle y avait occupée. Balanchine avait une nouvelle compagne, une danseuse d’Allemagne de l’Est, à qui il confiait les premiers rôles de ses ballets.
Bien que profondément et durablement marqué par l’épisode (il restait obsédé par Farrell), Balanchine resta très créatif durant les années qui suivirent. Mais, avec le temps, ses forces s’amenuisèrent progressivement. En 1962, le New York City Ballet avait effectué une tournée en URSS, unanimement considérée comme un succès, mais qui l’avait laissé triste et amer : la Russie dont il avait la nostalgie et dont il chérissait le souvenir n’existait plus. En 1971, Stravinski, « qui avait été l’étoile Polaire de sa vie », commente Homans, mourut. L’esprit du temps tel qu’il se manifestait dans les chorégraphies de Jerome Robbins ou de Maurice Béjart lui était étranger, tout comme la mentalité des nouvelles générations de danseurs. Surtout, à partir du milieu des années 1970, sa santé toujours fragile se détériora. Pris de crises d’angine de poitrine et victime d’une crise cardiaque, il dut être opéré. En 1978 se manifestèrent les premiers signes de l’affection qui allait l’emporter : la maladie de Creutzfeldt-Jakob, une dégénérescence du système nerveux d’origine infectieuse qu’il contracta peut-être par l’intermédiaire d’injections de produits d’origine animale ou humaine contaminés, présents dans les sérums que certains médecins administraient à l’époque, censés prolonger la jeunesse et maintenir la virilité. Il mourut grabataire à l’âge de 79 ans. George Balanchine n’avait aucun goût pour le luxe. Il prenait plaisir à cuisiner ses repas et à repasser ses chemises. Il n’était pas riche et sa principale possession était les droits de ses ballets. Lorsqu’il se résigna à faire un testament, il ne les céda pas à sa compagnie mais les répartit entre ses danseurs, parce qu’une compagnie, disait-il, ce sont d’abord des danseurs. Ses deux grandes passions furent les femmes et la danse. Elles se confondaient. Ce qu’il aimait et attendait des femmes, c’était de pouvoir les faire danser. « La danse est femme », aimait-il dire. « Je distingue entre les choses matérielles et les choses de l’esprit – l’art, la beauté…, écrivit-il un jour à Jacqueline Kennedy ; l’homme s’occupe des choses matérielles et la femme prend soin de l’âme. » Il concevait ses chorégraphies avant tout pour les danseuses, parce que « les femmes ont des corps plus beaux et flexibles, capables de plus de choses ». Dans son esprit, la danse n’était pas destinée à exprimer des idées (« ne pensez pas, disait-il à ses danseurs, dansez »), mais avait vocation à célébrer la beauté : « Quand vous placez des fleurs sur une table, est-ce que vous affirmez, contestez ou réfutez quelque chose ? Vous aimez les fleurs parce qu’elles sont belles…. Je veux seulement prouver la danse en dansant. »