Aveuglement allemand
Publié en novembre 2024. Par Books.
S’il y a un pays occidental qui, depuis février 2022, a eu à souffrir de la rupture de ses relations avec la Russie, c’est bien l’Allemagne. La bonne santé de ses entreprises reposait en grande partie sur un approvisionnement en gaz russe bon marché. Plus généralement, aucune économie d’Europe n’était, plus que la sienne, dépendante du grand voisin de l’Est. Comment a-t-elle pu se laisser entraîner dans une telle situation, qui, aujourd’hui, la plonge dans de graves difficultés ? Naïveté ? Aveuglement ? C’est l’une des questions que pose l’universitaire Bastian Matteo Scianna dans l’ouvrage qu’il consacre aux relations germano-russes depuis 1990.
Scianna reconnaît lui-même que son étude ne saurait être que partielle et provisoire, ne serait-ce que parce qu’il n’a pas pu avoir accès à toutes les archives : « la chancellerie fédérale a certes autorisé une réduction du délai de protection de ses dossiers sur la politique russo-allemande jusqu’en 1998 – après presque un an d’attente de Scianna. Mais l’accès aux dossiers de la période 1998-2003, relatifs notamment à l’élargissement de l’OTAN vers l’Est lui a été refusé – et ce sans justification, rapporte Thomas Speckmann dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Scianna s’est contenté de consulter les archives des fondations proches des partis au pouvoir depuis 1990, complétées par des archives aux États-Unis et en Europe, notamment en Grande-Bretagne et en France. »
L’un des constats les plus frappants du livre est l’étonnante continuité de la politique allemande vis-à-vis de la Russie pendant plus de trente ans, quel que soit le chancelier en place et la coalition au pouvoir. Schröder, dont l’amitié avec Poutine est bien connue, n’est pas le seul à avoir travaillé à un rapprochement. Même ceux qui, à l’instar de Merkel, ne se faisaient guère d’illusions sur le régime russe, ont suivi la même voie. Rien ne le prouve mieux que la construction des gazoducs Nord Stream : le projet remonte à 1997, à Kohl donc, les travaux de Nord Stream 1 s’achèvent en 2011, ceux de Nord Stream 2 dix ans plus tard, à la veille de leur sabotage.
La république fédérale trouvait son compte à cette complémentarité économique. Scianna regrette que ses dirigeants n’aient pas inclus dans leurs calculs « une politique de dissuasion ou d’endiguement face à une Russie de plus en plus agressive », qu’ils aient laissé, par exemple, la Bundeswehr se clochardiser. « On a largement suivi une utopie de l’interdépendance, dans laquelle était occulté un éventuel conflit armé », résume Speckmann.