A pour Andromède : la biologie et ses lois
Publié en octobre 2013. Par Antoine Danchin.
On compare volontiers l’information génétique à un programme abstrait que les êtres vivants se contenteraient d’exécuter. A tort. Car cette conception du vivant, explique Antoine Danchin, occulte les contraintes matérielles pesant sur la réalisation concrète d’un tel programme. La croyance en l’existence d’un « gène de l’intelligence » ou d’un « gène de l'obésité », participe de la même erreur.
Dans une pièce de théâtre jamais publiée, Le Puits de Syène, Jacques Monod mettait en scène le combat entre la Science et tous les obscurantismes (sans oublier la quête du pouvoir et de la gloire), en Égypte hellénistique. Le héros auquel Monod s’identifiait visiblement, Épistémos, s’écriait : « Asservir la nature?... Étrange expression. Pour y parvenir, Philokratos, il faut d’abord la respecter, l’écouter, lui obéir. C’est ce que j’essaie de faire, maladroitement. Vois cette toupie. Je puis la lancer, non l’asservir; ce n’est pas à moi qu’elle obéit, mais à une loi (…), une loi que j’ignore encore ». Tout à l’opposé de ce que Monod devait écrire plus tard, il s’agit là d’une vue de la science qui ne laisse rien au hasard, et qui propose en fait que la biologie, comme la physique, obéit à des lois. Mais pourquoi diable ces lois sont-elles si difficiles à mettre en évidence et si rarement comprises ?
C’est que la biologie n’est pas aussi naturellement proche de notre réflexion que ce qu’on pourrait, nous, organismes vivants, penser. La raison centrale de cette difficulté est que ces lois sont extraordinairement abstraites. Elles sont en fait de même nature que ces théorèmes qui sont l’apanage des mathématiques. Cependant elles sont, nécessairement, mises en œuvre dans un univers matériel, où les contraintes, parfaitement anecdotiques par rapport au contenu des lois, en masquent la présence. C’est ce qui fait que lorsqu’on étudie la vie, on voit d’abord l’extraordinaire variété de la surface des choses, pour oublier les fonctions sous-jacentes et leurs lois. Une observation macroscopique montre que les oiseaux et les chauves-souris volent, les poissons et les dauphins nagent. Mais pour cela ils utilisent des structures bien différentes. À l’échelle microscopique il en va de même : toutes sortes d’édifices moléculaires ont une fonction identique, alors que des édifices voisins ont des fonctions bien différentes. En quelque sorte, si l’on veut manger sans toucher sa nourriture avec la main, on peut utiliser une fourchette ou des baguettes, objets bien différents… Mais on retient les structures, pas les fonctions, et l’on tend même à croire que la structure dit la fonction ! Cela fait que peu d’auteurs ont compris l’importance de rechercher la nature abstraite de ce qui fait la vie et que la plupart se contentent d’un inventaire à la Prévert, qu’il faut mémoriser sans comprendre et qui donne à la biologie l’image d’une collection d’exceptions à de rares règles.
L’animisme de l’ADN
Dans ce contexte d’incompréhension généralisée, l’astrophysicien Fred Hoyle est sans doute l’un des auteurs populaires de science-fiction qui a le mieux mis en valeur la nature abstraite de la biologie, et son lien – évident mais rarement présent à l’esprit – avec l’information. Après The Black Cloud, publié en 1957, et fondé sur une vue très abstraite de la vie, Hoyle écrit avec le vulgarisateur populaire de la BBC John Elliot, A for Andromeda, (publié en 1962 à partir du scénario d’une série télévisée, et réédité en 2012), où il imagine l’action à distance, sur Terre, d’une civilisation intelligente située dans la Grande Nébuleuse d’Andromède. L’intérêt de cette fiction est que c’est une information qui est transportée, et non pas les traditionnels petits-hommes-verts, et qui sert de système envahissant et manipulateur. Un groupe d’astronomes britanniques, au cours de son analyse du ciel – dans un effort qui n’est pas sans rappeler le programme SETI, toujours en activité – repère dans ce qui est devenu aujourd’hui la galaxie d’Andromède un signal électromagnétique qui ne paraît pas aléatoire. Le savant qui analyse les ondes électromagnétiques venues du ciel se rend compte qu’il ne s’agit pas de hasard, parce que ce signal est clairement envoyé sous forme répétée par ce qui ne peut être qu’une intelligence émettrice (cela permet d’ailleurs de le reconstituer en entier, puisque la rotation de la Terre l’occulte chaque jour en partie). Il comprend alors qu’il s’agit d’un message, et que ce message a la propriété d’un programme informatique. Il l’utilise comme algorithme dans un ordinateur d’avant-garde qu’il construit dans les brumes du nord de l’Écosse avec des fonds du ministère de la Défense. Il comprend d’abord que cet algorithme est une sorte de notice de construction, qu’il faut interpréter en combinant le calcul de nombreux petits ordinateurs de prétraitement des données, qu’on introduit ensuite dans le supercalculateur. Cet algorithme commence par poser des questions sur la nature chimique de la matière vivante, puis propose un scénario de synthèse de tissus vivants. L’objet ultime de ce message est de prendre le contrôle de la vie terrestre. Ce qui est remarquable dans cette fiction c’est que la vie y est vue comme la mise en œuvre d’un système programmable. Le comportement humain lui-même opère comme un intermédiaire de traitement de messages digitaux. Mais, et c’est une confusion absolument générale, ce scénario confond le programme avec sa réalisation, sa mise en œuvre. C’est là que réside la profonde ignorance, largement partagée, de ce qu’est la vie. En quelque sorte il s’agit d’une vision animiste, qu’on pourrait nommer « l’animisme de l’ADN ». Cela se résume ainsi, dit par l’astronome qui a découvert le message extra-terrestre: « Si nous sommes capables d’utiliser l’ordinateur comme dispositif de contrôle, et si nous pouvons construire un réacteur chimique qui puisse agir à partir de ses instructions au fur et à mesure qu’elles apparaissent – en fait, si nous pouvons réaliser un synthétiseur d’ADN – alors je pense que nous pourrons commencer à construire des tissus vivants. » Il n’est pas difficile, aujourd’hui de trouver partout des affirmations de ce genre à propos du génome des organismes vivants, fondées sur l’occultation involontaire de ce qui est pourtant une évidence : pour lire un programme il faut une machine ! On sait bien pourtant qu’avoir un CD avec un système d’exploitation du dernier cri ne sert à rien s’il n’est mis dans un ordinateur, et qu’il faut encore que cet ordinateur soit compatible…
Incompréhensions
Ainsi, en complément d’une vision tout à fait presciente de la vie on trouve dans ce livre les incompréhensions – je devrais dire les travers – les plus répandus de ce qui est appelé de nos jours « biologie synthétique » ainsi que du discours médiatisé sur le texte des génomes, à savoir la confusion entre programme, expression d’un programme, et machine capable de lire et d’exprimer le programme (on l’oublie toujours, cette machine !). De même que pour beaucoup il existe des « gènes de » tout (de l’intelligence, des maladies, de l’obésité, du grand âge…), dans le roman écrit par Hoyle, le programme suffit à déterminer et même à produire la forme finale de l’organisme dont il prescrit la genèse. C’est comme si la recette de cuisine produisait le plat ! Cette profonde incompréhension de ce qu’est la vie, et du rôle central du codage, est si répandue qu’on doit se demander tout simplement si elle ne provient pas d’une réelle difficulté mentale. De même qu’une proportion importante de la population est réfractaire à la pensée mathématique (souvent, curieusement, confondue avec l’aptitude au calcul mental), de même il n’est sans doute pas naturel de comprendre la nature profonde de la biologie. Mais ce qu’on accepte pour les mathématiques – peu de personnes auraient la prétention de parler de telle ou telle propriété mathématique – on ne l’accepte pas de la biologie. Chacun peut parler de cette science, donner son avis sur la sélection naturelle, l’évolution des espèces ou les bienfaits ou les méfaits du génie génétique. Et ce sont les caractères les plus anecdotiques, les accidents, les variations qui sont bien sûr mis en avant, pas les lois du vivant. C’est que comprendre la biologie demande un long travail, peu compatible avec les tendances paresseuses du moment : comprendre cette loi centrale qu’est par exemple le codage dans la relation entre la mémoire du génome et son expression, suppose comprendre le concept de récursivité (mettre en œuvre une procédure qui fait appel à elle-même pour déterminer l’enchaînement des événements). Or ce concept a fourni à Douglas Hofstadter le sujet d’un livre de plus de six cents pages : Gödel, Escher, Bach. An Eternal Golden Braid (qui a cependant mérité le Prix Pulitzer, en 1979)…
Antoine Danchin