Population mondiale : implosion démographique en vue
Publié dans le magazine Books n° 104, février 2020. Par Hervé Le Bras.
Contrairement à ce qu’indiquent les projections des Nations unies, il y a de bonnes raisons de penser que la population mondiale cessera de croître vers 2065 avant de décliner. Comment expliquer que les experts de l’ONU continuent de tabler sur une poursuite quasi linéaire de la croissance démographique ?
Le changement de point de vue s’accompagne d’un changement de présentation des données. Jusqu’ici, la courbe d’évolution de la population mondiale depuis 1950 et son prolongement jusqu’en 2050 illustraient le péril démographique. Bien que l’évolution ne soit plus exponentielle mais plutôt linéaire, au premier regard, on avait le sentiment que la croissance allait se poursuivre longtemps.
Il existe une autre représentation avec les mêmes chiffres de population, celle du taux de croissance annuel, c’est-à-dire du pourcentage dont la population mondiale s’accroît d’une année sur l’autre depuis 1950. Après un taux de croissance qui culmine à 2,1 % en 1975 (soit un doublement en trente-trois ans), la décrue commence assez régulièrement pour arriver à 1 % aujourd’hui. Si l’on prolonge la tendance, le taux de croissance devrait s’annuler vers 2065, et la population mondiale devrait donc commencer à diminuer. Répétons que ces deux représentations sont faites avec les mêmes données.
Laquelle des deux extrapolations est la plus crédible ? La première est obtenue à partir d’un mécanisme assez complexe, appelé « projection par composantes ». La Division de la population des Nations unies, qui la réalise, recourt à des hypothèses sur la fécondité, la mortalité et les migrations de chaque année future pour chaque pays, puis elle simule l’évolution de ces populations dans le cadre de ces hypothèses. La seconde extrapolation par les taux de croissance est bien plus simple, mais elle ne prend pas en compte les comportements démographiques de fécondité et de mortalité.
Les Nations unies élaborant des projections démographiques de la même manière depuis 1963, on peut tester la qualité de ces dernières en les comparant aux effectifs observés depuis lors. Pour la population mondiale, le résultat est bon. Pour les populations de chaque pays, c’est une autre histoire. Par exemple, les Nations unies, qui en 1994 prédisaient 163 millions d’Iraniens pour 2050, n’en prévoient plus maintenant que 103 millions après être descendues à 94 millions en 2014. Même jeu de yoyo pour la France, où la projection pour 2050 était de 60 millions d’habitants en 1994, puis de 73 millions en 2014 et de 68 millions en 2019.
Jusqu’ici, la bonne prévision de la population mondiale résulte donc d’une compensation entre des prévisions inexactes pour de nombreux pays. Il est douteux que cet heureux résultat se maintienne, car les hypothèses sur la fécondité future de maints États paraissent irréalistes au vu des évolutions les plus récentes. Premièrement, les Nations unies prévoient une baisse assez lente de la fécondité en Afrique subsaharienne. Ainsi, le Niger, champion en ce domaine avec une moyenne de 7,3 enfants par femme actuellement, passerait en 2050 à 4 enfants par femme pour parvenir à 2,5 en 2100. Or des baisses beaucoup plus rapides (et imprévues) se sont produites au cours des dernières décennies. En Iran, la fécondité est tombée de 6,5 enfants par femme en 1985 à 1,9 en 2005, vingt ans plus tard (d’où l’erreur de prévision notée plus haut). Dans le même temps, en Afrique du Sud, la fécondité a été divisée par 2, passant de 5 enfants par femme à 2,6. Le cas du Niger est intéressant, car il appartient à la dernière zone de forte fécondité du monde, l’Afrique intertropicale, située entre le Sahara et le Zambèze. Cette région, qui est aujourd’hui à l’origine d’un quart de la croissance de la population mondiale, devrait, selon les Nations unies, en représenter les trois quarts en 2050. Mais les auteurs cités plus haut sont d’accord pour prévoir une baisse plus rapide de la fécondité dans cette région.
Deuxièmement, les Nations unies font une autre hypothèse contestable, pour ne pas dire bizarre : celle d’une remontée de la fécondité dans les pays où elle est très basse. Le record vers le bas en 2018 est atteint par la Corée du Sud, avec 0,98 enfant par femme, suivie de Singapour (1,14) puis de l’Europe du Sud et de l’Est, avec entre 1,3 et 1,5 enfant. Le baby-boom est systématiquement programmé par les Nations unies : chaque fois que la fécondité est inférieure à 1,3 enfant par femme, elle remonte en 2050 à 1,5 ou 1,6, que ce soit en Grèce, à Singapour, en Italie, au Portugal, en Corée du Sud, en Pologne, etc., puis s’achemine vers 1,7 ou 1,8 enfant en 2100.
De fait, une petite remontée de la natalité a été observée récemment dans quelques pays. En Pologne, le taux de fécondité est passé de 1,24 enfant par femme en 2004 à 1,41 en 2010. Même évolution en Hongrie : de 1,25 en 2011 à 1,39 en 2016. Cet épisode tient à un recul de l’âge à la maternité. Dans les anciens pays socialistes, l’âge moyen à la première maternité, qui était d’environ 23 ans, a reculé pour rejoindre celui qu’on observe dans les pays occidentaux, qui s’établit autour de 28 ans. Durant cette transition, les naissances sont moins nombreuses puis reviennent à leur niveau habituel une fois l’âge à la maternité stabilisé. Le même phénomène, en plus violent, a été observé dans l’ex-Allemagne de l’Est, où la fécondité est descendue à 1 enfant par femme après la chute du Mur puis est remontée une dizaine d’années plus tard exactement au niveau observé en Allemagne de l’Ouest. Pendant cette transition, l’âge à la première maternité est passé de 24 à 28 ans.
Il est vraisemblable que la remontée de la fécondité observée en Algérie ait la même cause. L’âge au mariage des femmes est en effet passé de 19 à 29 ans entre 1970 et 2012, puis a baissé, entraînant à l’inverse un surcroît de natalité, donc une hausse du taux de fécondité. Ces effets mécaniques ne constituent pas un argument sérieux pour une hausse de la fécondité à long terme dans les pays où elle est la plus basse. La fécondité a d’ailleurs recommencé à baisser en Pologne depuis 2010 et en Hongrie depuis 2016.
La baisse de la fécondité est rapide dans les deux pays les plus peuplés du monde, la Chine et l’Inde. En Chine, l’abandon de la politique de l’enfant unique a occasionné une légère remontée de la fécondité en 2017, suivie en 2018 d’une baisse importante – 2 millions de naissances en moins, soit 12 %. En Inde, la fécondité est encore de 2,3 enfants par femme, mais 23 de ses États et territoires (sur 36) sont déjà passés au-dessous de 2,1, et la baisse se poursuit depuis 1970. Le développement économique rapide de ces deux pays pourrait les mener à une fécondité encore plus basse plutôt qu’à un baby-boom ou à une stabilisation.
Autre cause vraisemblable de surestimation : les hypothèses d’évolution de la mortalité. La baisse de la mortalité se traduit par une diminution du nombre de décès, ce qui alimente la croissance démographique. On calcule par exemple que la hausse de l’espérance de vie en France entre 1945 et 2000 est responsable d’un quart de la croissance de la population sur cette période, soit 5 millions de personnes 2.
La mortalité a reculé encore davantage dans les pays en développement. Pour l’ensemble de l’Amérique latine, l’espérance de vie est passée de 51 ans en 1950 à 75 ans en 2015, pour l’Asie de 42 à 73 ans, pour l’Afrique de 37 à 62 ans. D’ici à 2050, les Nations unies prévoient que l’Afrique gagnera encore huit ans, l’Asie et l’Amérique latine cinq ans et les États-Unis six. Or, depuis cinq ans, la mortalité ne baisse plus dans ce pays et semble même devoir augmenter légèrement. Le même ralentissement se produit dans la plupart des pays développés. Les causes n’en sont pas parfaitement claires, mais on cite la progression du nombre d’obèses, la montée des inégalités et la dégradation de l’environnement. Prévoir une augmentation de l’espérance de vie de cinq ans d’ici à 2050 signifie prévoir le retournement complet de ces trois tendances. Les Nations unies en font le pari optimiste, et même audacieux car cinq années de vie en plus d’ici à 2030 équivalent à deux mois gagnés chaque année. Dans le cas contraire, la population mondiale croîtrait moins vite que prévu.
Pourquoi les hypothèses des Nations unies vont-elles toutes dans le sens d’un accroissement de la population mondiale ? S’agit-il, selon la formule d’Alfred Sauvy, de « prévoir pour ne pas voir » ? Ce serait une explication trop simple et de type complotiste. Il faut plutôt chercher la réponse dans la nature même de cette organisation internationale. Elle a été créée pour assurer la paix dans le monde. Elle y parviendra d’autant mieux que les inégalités régionales et locales diminueront. À terme – c’est-à-dire en 2100, horizon ultime des projections –, l’équilibre devrait régner entre tous les pays parvenus à un niveau voisin de développement. C’est ce paysage assez idyllique que décrivent les projections. En 2100, à une exception près, la fécondité de tous les pays serait comprise entre 1,7 et 2,3 enfants par femme alors qu’elle s’étage actuellement de 1 à 7,3. L’espérance de vie se concentrerait entre 68 et 93 ans alors qu’aujourd’hui elle varie encore de 52 à 84 ans.
Autre exemple d’irénisme : les hypothèses de migration retenues par les Nations unies. Les soldes migratoires de tous les pays, qu’ils soient positifs ou négatifs, diminueraient lentement en valeur absolue jusqu’en 2050, puis tendraient vers zéro en 2100. Cela ne veut pas dire que les migrations disparaîtraient mais qu’elles seraient de plus en plus équilibrées pour chaque pays sans exception, autre preuve de l’égalisation de leur condition.
La politique mondiale intervient à un autre niveau dans les projections de la Division de la population de l’ONU. Ses travaux sont en effet contrôlés par la Commission de la population et du développement, où de nombreux pays sont représentés. Il faut donc éviter de prévoir une accentuation des contrastes démographiques. Ainsi, au moment où la rivalité entre la Chine et les États-Unis s’accroît, il ne faut pas que la disproportion entre les deux augmente trop. Un ingénieux mécanisme a été mis au point : l’ajout de deux projections supplémentaires, l’une dite haute, l’autre basse, selon l’évolution plus ou moins rapide de la fécondité dans l’ensemble des pays. Par exemple, à l’exception de Singapour, la fécondité est partout supérieure à 2,1 enfants par femme en 2100 dans la projection haute.
Évidemment, l’écart entre la projection haute et la projection basse se creuse au cours du temps jusqu’à passer du simple au double, avec 15,6 milliards d’humains dans l’hypothèse haute et 7,3 dans l’hypothèse basse en 2100. Les écarts sont du même ordre pour chaque pays, en particulier pour la Chine et les États-Unis, si bien que l’hypothèse basse de la Chine, avec 684 millions d’habitants, arrive au même niveau que l’hypothèse haute des États-Unis, à 600 millions. Au lieu de consacrer une domination démographique inéluctable de la Chine, qui, dans la projection moyenne, dépasserait encore le milliard d’habitants en 2100 alors que les États Unis en seraient à 433 millions, les deux projections extrêmes ouvrent la possibilité d’une égalisation des deux populations.
Bien qu’aucune des organisations internationales (OMS, BIT, Banque mondiale, Unesco, etc.) qui utilisent les projections des Nations unies ne tienne compte de la fourchette ouverte par les projections haute et basse, ces dernières ont le mérite d’introduire une incertitude grandissant avec le temps sur l’état futur de la population mondiale. La prospective à long terme en matière de population n’a aucune raison d’être plus sûre que celle qui a trait à l’économie ou à la politique. Illustrons ce point par la liste des pays africains et asiatiques où la fécondité est la plus élevée. En Afrique, on trouve, par ordre décroissant, le Niger, la Somalie, le Mali et la République démocratique du Congo, et en Asie, l’Afghanistan, l’Irak, le Yémen et la Palestine, soit la plupart des pays en proie à de graves troubles. Autrefois, on aurait attribué leurs guerres civiles à leur surpopulation, mais ces huit pays ne sont pas les plus densément peuplés, loin de là. Il faut renverser la causalité : ce sont les troubles civils qui entretiennent une fécondité élevée, en rendant difficile l’accès aux contraceptifs, en empêchant les filles d’être scolarisées comme le font Boko Haram et les talibans et, plus généralement, en accentuant le pouvoir des hommes. Les guerres civiles n’étant pas prévisibles, l’évolution de la fécondité en devient aussi incertaine. Nous avons commencé par une opposition entre explosion et implosion. Si la seconde paraît probable, le chemin qui y mène risque d’être plus accidenté que les lisses projections des Nations unies ne le prévoient.
— Ce texte a été écrit pour Books.
Notes
1. Demographic and Human Capital Scenarios for the 2Ist Century (IIASA, Wittgenstein Centre et Joint Research Centre, 2018). On peut lire ce rapport en anglais à l’adresse bit.ly/scenarios-lutz.
2. Hervé Le Bras, Les Quatre Mystères de la population française (Odile Jacob, 2007).