« La plus belle femme du monde » : pour promouvoir Hedy Lamarr, Hollywood reprit la formule forgée pour elle par le metteur en scène autrichien Max Reinhardt. D’autres stars de sa génération (Marlene Dietrich, Greta Garbo, Ava Gardner, Gene Tierney, Lana Turner) auraient pu prétendre au titre. L’expression est restée associée à son nom. Aujourd’hui, on la désigne plutôt comme « l’actrice qui a inventé le Wi-Fi ». Une manière simpliste de décrire le rôle qu’elle a joué dans une histoire compliquée.
Hedy Lamarr naquit Hedwig Kiesler en 1914 dans une famille juive bourgeoise de Vienne. Son père était banquier et sa mère une femme cultivée qui aimait le théâtre. Après des études d’art dramatique et quelques rôles dans des films autrichiens, elle partit à Berlin, capitale du cinéma germanophone. Un film allait lui assurer pour la vie une notoriété sulfureuse :
Extase, du réalisateur tchèque Gustav Machatý, une œuvre quasiment sans dialogue à l’esthétique recherchée. Comme
L’Amant de lady Chatterley, de D. H.Lawrence, il raconte l’histoire d’une femme mariée à un homme âgé qui trouve l’amour et le plaisir auprès d’un homme jeune et viril. Le film fit scandale pour trois raisons : une scène dans laquelle, à l’occasion d’une baignade, elle apparaissait entièrement nue, une autre dans laquelle elle simulait l’orgasme (la caméra ne montrait que son visage), enfin l’absence de jugement moral au sujet de la conduite de l’héroïne. Aux États-Unis comme en Allemagne, le film fut longtemps interdit ou projeté dans des versions censurées, parfois augmentées de scènes destinées à le rendre moralement moins choquant.
En 1933, l’année de la sortie du film, Hedy Lamarr épousait Friedrich Mandl, un industriel de l’armement ami de Mussolini et fournisseur de l’Italie fasciste. Dans le salon du couple, les conversations portaient souvent sur les systèmes d’armes. Une légende veut que Mandl ait essayé, sans y parvenir, de racheter toutes les copies d’
Extase en circulation pour les détruire. C’était assurément un homme assez tyrannique, enclin à contrôler son épouse éprise d’indépendance. Au bout de trois ans, elle prit la fuite dans des circonstances dont elle donna ultérieurement plusieurs versions. Réfugiée à Londres, elle y rencontra Louis B. Mayer, patron de la Metro-Goldwyn-Mayer (MGM), à la recherche de nouveaux visages. Sur le paquebot
Normandie, il lui fit une proposition financièrement modeste, qu’elle déclina, suivie d’une seconde, beaucoup plus généreuse, qu’elle accepta. À Hollywood, elle rejoignit la communauté des émigrés autrichiens Otto Preminger, Billy Wilder et Sam Spiegel, qu’elle avait fréquentés à Vienne et qui étaient juifs comme elle, un élément de sa biographie qu’elle n’évoquera jamais. Durant la plus grande partie de sa carrière, elle travailla pour la MGM, qui la prêtait ou la louait parfois à d’autres studios. C’est Mayer qui lui trouva son nom de scène, inspiré de celui d’une star du cinéma muet récemment décédée, Barbara La Marr.
Casbah, son premier film américain, fixa ce qui allait devenir son look caractéristique, résume sa biographe Ruth Barton : « Des cheveux d’un châtain lumineux, séparés par une raie au milieu et lui tombant en vagues sur les épaules et des yeux fixant, sous des sourcils arqués et parfaitement symétriques, directement la caméra. »
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Ce physique fit des émules. Plusieurs actrices blondes se firent teindre en brun. On a dit (ce n’est pas prouvé) que, si Vivien Leigh obtint le rôle de Scarlett O’Hara dans
Autant en emporte le vent, c’est notamment en raison de sa ressemblance avec Hedy Lamarr. Blanche-Neige, à l’origine blonde, devint brune chez Walt Disney. Quelques années plus tard, on retrouvera ses traits dans ceux de Catwoman, le personnage de bande dessinée de Bob Kane. Et Ridley Scott s’inspirera d’elle pour concevoir le visage à la beauté hiératique de la « réplicante » Rachel dans
Blade Runner.
Casbah était un remake de
Pépé le Moko, de Julien Duvivier. Charles Boyer y reprenait le rôle tenu par Jean Gabin dans le film original. Le personnage que joue Hedy Lamarr annonce un grand nombre de ceux qu’elle allait interpréter par la suite : une femme à la beauté mystérieuse, intense et troublante, sensuelle mais inaccessible, irrésistiblement attirante mais manipulatrice, dangereuse et traîtresse, souvent étrangère ou carrément exotique. Française dans
Casbah, elle est russe dans Camarade X (une comédie sur le modèle de
Ninotchka, d’Ernst Lubitsch, avec Greta Garbo), eurasienne dans
La Dame des tropiques, portugaise dans
Tortilla Flat, juive dans le péplum de Cecil B. de Mille
Samson et Dalila, et à moitié égyptienne dans
Tondelayo, qu’un autre de ses biographes, Stephen Michael Shearer, qualifie à juste titre d’« exercice aguicheur d’érotisme des années 1940 dans ce qu’il a de plus vulgaire »
2. Le film raconte les démêlés d’un groupe d’Occidentaux au cœur d’une plantation en Afrique avec une autochtone à la beauté fatale. Le code de production interdisant qu’elle fût noire, on en fit une demi-Égyptienne. Le visage noirci au brou de noix, systématiquement filmée dans une demi-obscurité, « avec un éventail d’expressions limité à quelques clignements d’yeux, moues et tortillements des hanches répétés à chacune de ses apparitions », observe Ruth Barton, l’actrice n’y est guère crédible.
Hedy Lamarr a joué sous la direction de réalisateurs de talent comme Jacques Tourneur, Victor Fleming ou King Vidor, avec des acteurs aussi renommés que Clark Gable, Spencer Tracy et James Stewart (son partenaire préféré, en qui elle voyait « un des hommes les plus adorables du monde »)
3. Mais, de l’avis de la plupart des critiques, elle était une piètre actrice. Certains se montrent plus indulgents. Commentant sa prestation dans
Tortilla Flat, la grande critique de cinéma américaine Pauline Kael relevait : « Mlle Lamarr a progressé dans ses derniers films. À présent, elle est davantage que simplement une jolie fille. » Selon une opinion très répandue, son meilleur film est
Souvenirs, dans lequel King Vidor a su tirer parti de ce « talent sous-estimé » dont la créditait Errol Flynn. La plupart des réalisateurs n’ont en revanche jamais cherché à exploiter autre chose que le physique d’une femme « si belle, disait l’acteur George Sanders, que, lorsqu’elle entrait dans une pièce, tout le monde s’arrêtait de parler ».
« Pour être glamour, aurait dit un jour Hedy Lamarr, il suffit de ne pas bouger et d’avoir l’air stupide. » À l’écran, elle n’eut jamais l’air stupide, simplement distante et peu expressive. À la ville, au dire de tous ceux qui l’ont approchée, elle était une personne à l’esprit vif et curieux. Bonne joueuse d’échecs et amatrice de tours de cartes, sans avoir la moindre formation scientifique ou technique, elle aimait inventer. Un passe-temps qu’elle pratiquait, affirme Richard Rhodes, « pour se mettre au défi, s’amuser et injecter un peu d’ordre dans un monde qu’elle trouvait chaotique ».
Dans le salon de sa maison de Hollywood, elle avait installé une table à dessin. Le milliardaire de l’aviation Howard Hughes, avec lequel elle eut une aventure, l’admirait beaucoup pour ses capacités dans ce domaine. Elle lui avait conseillé de conférer aux ailes de ses avions un profil plus aérodynamique inspiré de celui des ailes d’oiseaux. Lorsqu’elle eut l’idée de fabriquer un soda sur le modèle des cubes de bouillon, il mit une équipe de chimistes à sa disposition. Le résultat ne fut guère concluant.
Les circonstances historiques et la rencontre du musicien américain
George Antheil lui permirent d’attacher son nom à une invention de réelle portée. Pianiste, compositeur, journaliste, écrivain, proche du mouvement dada, protégé du poète Ezra Pound, comptant parmi ses amis et connaissances Igor Stravinsky, Man Ray, James Joyce, Ernest Hemingway, Gertrude Stein et Sylvia Beach, Antheil est surtout connu comme l’auteur de
Ballet mécanique, une œuvre initialement destinée à accompagner un film expérimental du même titre du peintre Fernand Léger. Son exécution requiert seize pianos mécaniques, deux pianos, sept timbres électriques, trois xylophones, une sirène, quatre tambours, un tam-tam et trois hélices d’avion.
De retour aux États-Unis après un long séjour en Europe, le musicien, afin de subvenir à ses besoins, accepta de rédiger une série de chroniques pour le magazine
Esquire. Il y exploitait ses connaissances en endocrinologie, une discipline dont il se prétendait spécialiste. Auteur par ailleurs d’un traité de « criminologie glandulaire », il y expliquait comment identifier, à partir des signes physiques de leur « type hormonal », la disponibilité des femmes à une aventure amoureuse. Dans son livre de souvenirs
Bad Boy of Music, Antheil affirme que c’est sa réputation dans ce domaine qui attira l’attention de Lamarr. Préoccupée par une remarque faite par Louis B. Mayer au sujet de sa poitrine trop peu volumineuse au regard des critères en vigueur à Hollywood, elle se serait arrangée pour le rencontrer et lui demander des conseils. Ailleurs, Antheil attribue l’intérêt de Hedy Lamarr à son égard à son expérience dans le domaine des munitions.
Au moment de leur rencontre, la Seconde Guerre mondiale venait d’éclater. Bouleversée par le sort de l’Autriche occupée par les troupes nazies, choquée par le torpillage, par un U-Boat, d’un paquebot britannique transportant vers le Canada des écoliers londoniens que les autorités britanniques voulaient mettre à l’abri des bombardements du Blitz, l’actrice songeait à ce qu’elle pouvait faire pour aider les Alliés à combattre les sous-marins allemands. Les discussions entendues chez Mandl l’avaient familiarisée avec le principe du radioguidage des torpilles, utilisé pour corriger leur trajectoire lorsque la cible visée tente de leur échapper par des manœuvres.
Le compositeur était blond, de petite taille et agité. Hedy Lamarr était surtout attirée par des hommes qui lui faisaient penser à son père : grands et bruns, plus âgés qu’elle, distingués et pleins d’assurance. Entre eux, il n’y eut jamais que de la camaraderie. L’idée qu’ils développèrent en collaboration était ingénieuse. Elle comportait deux composantes. La première, dont Antheil a toujours souligné qu’elle venait d’Hedy Lamarr, consistait à modifier constamment la fréquence du signal radio émis pour éviter l’interception ou le brouillage de la communication avec la torpille par l’ennemi. D’où Hedy Lamarr avait-elle tiré cette idée du « saut de fréquence » ? Le principe n’était pas nouveau. Nikola Tesla en 1903, le physicien allemand Jonathan Zenneck en 1905, l’ingénieur polonais Leonard Danilewicz en 1929 l’avaient proposé sous des formes moins élaborées. L’actrice l’a-t-elle redécouvert de son côté ? Le plus plausible est qu’elle avait entendu parler du concept lors de conversations chez Mandl. La seconde composante – ici réside clairement l’apport de George Antheil – était de commander les changements de fréquence à l’aide de rouleaux perforés comme ceux qui actionnent les notes d’un piano mécanique, entraînés par des moteurs à ressort
4. Une demande de brevet fut déposée. Pour la rédaction des détails techniques, Antheil et Hedy Lamarr firent appel au professeur Stuart Mackeown, de l’Institut technologique de Californie (Caltech). Ni le National Inventors Council, ni la marine américaine, à qui ils avaient offert leur invention, ne manifestèrent d’intérêt. Antheil explique leur dédain par la référence, dans la description du système, aux pianos mécaniques.
En 1945, Hedy Lamarr décida de s’impliquer dans la production de ses films. L’expérience dura le temps de trois réalisations, qui furent des échecs commerciaux. À part
Samson et Dalila, les films qu’elle tourna après guerre n’ont guère laissé de traces. En 1958, à l’âge de 44 ans, elle quittait définitivement le grand écran. Elle fit des apparitions à la télévision, le plus souvent comme invitée d’émissions de divertissement. À bien des égards, l’histoire de la seconde partie de sa vie est celle d’un long déclin.
Sa vie privée avait toujours été chaotique. Elle le resta. Après avoir divorcé de Friedrich Mandl, elle enchaîna cinq mariages avec, respectivement, un scénariste, un acteur, un propriétaire de night-club, un magnat du pétrole et l’un de ses avocats. Tous conclus sur un coup de tête (sa grande intelligence, observait son partenaire John Fraser, n’englobait pas le bon sens), de très courte durée et terminés par un divorce pénible. De son union avec l’acteur John Loder naquirent deux enfants. Elle en avait auparavant adopté un autre. Ses rapports avec eux restèrent toujours marqués par la maladresse d’une femme peu préparée à être mère. Les quatre dernières décennies de sa vie ne furent qu’une suite de cures psychanalytiques et, surtout, de procès : ceux qu’on lui intenta, dont deux pour vol à l’étalage (elle était kleptomane), et tous ceux, plus nombreux encore, qu’elle intenta à d’autres. Un des plus célèbres est celui qu’elle perdit contre l’éditeur de ses Mémoires, qu’elle avait décidé de publier pour des raisons financières
5. À côté d’anecdotes plus ou moins authentiques, le prête-plume auquel elle avait fait appel avait truffé le récit de détails salaces sur la vie intime de l’actrice et ses nombreuses liaisons avérées ou supposées. Elle gagna en revanche un procès contre l’éditeur de logiciels graphiques Corel qui avait utilisé sans son accord son image à des fins publicitaires. Les dommages et intérêts qu’elle toucha lui permirent de retrouver le train de vie confortable qui avait été le sien. Souffrant de problèmes de santé, ayant même un moment perdu la vue avant qu’une opération de la cataracte ne lui permette de la recouvrer, le visage ravagé par une série d’interventions de chirurgie esthétique, elle finit ses jours comme Greta Garbo et Marlene Dietrich, recluse.
Entre-temps, la marine américaine avait fait l’acquisition de son brevet et l’avait classé secret. Après l’expiration du brevet, les militaires exploitèrent l’idée pour mettre au point des systèmes de communication avec des bouées acoustiques de détection par sonar, un procédé de communication chiffrée déployé, mais non utilisé, lors de la crise des missiles de Cuba en 1962, ainsi que des techniques de téléguidage de missiles. Avec la déclassification de l’invention, le passage des procédés électromécaniques à l’électronique (transistors puis microprocesseurs), et de l’analogique au numérique, les applications de l’idée de saut de fréquence, ou, plus précisément, de la méthode de l’étalement de spectre dont elle n’est qu’un cas particulier, se multiplièrent : téléphones sans fil, GPS, technique Wi-Fi, liaison Bluetooth, téléphonie mobile. Dans la genèse de cette arborescence de techniques, l’invention de George Antheil et Hedy Lamarr a joué un rôle important, mais en association avec d’autres, comme l’invention de la modulation de fréquence par Edwin Armstrong ou les travaux fondateurs de Claude Shannon sur la théorie de l’information
6.
Hedy Lamarr continua à inventer toute sa vie. Au moment de sa mort, elle travaillait à la mise au point d’un type original de feux de circulation. Mais rien de ce qu’elle imagina avant ou après sa rencontre avec George Antheil n’atteint le niveau de sa collaboration avec lui. Ses autres inventions (un collier fluorescent pour chiens, un dispositif pour aider les personnes handicapées à sortir de la baignoire, une poubelle pour mouchoirs en papier usagés adaptable à toutes les formes de boîtes) semblent sortir d’un catalogue du concours Lépine. La comparer à de grandes scientifiques juives « oubliées » de l’histoire officielle comme Rosalind Franklin ou Lise Meitner, ainsi que le font respectivement le critique cinématographique Peter Bradshaw et l’historienne autrichienne Michaela Lindinger
7, n’a guère de sens. Richard Hughes le souligne : si certains scientifiques ont été des inventeurs, tous les inventeurs sont loin d’être de grands savants.
Hedy Lamarr aurait souhaité être reconnue pour ses réalisations techniques autant que pour que sa carrière cinématographique, dont elle n’était pas particulièrement fière. « Mon visage, disait-elle avec un peu de mauvaise foi, a été mon malheur, un masque que je ne pouvais ôter. Je dois vivre avec. Je le maudis. » Sans doute sa beauté l’a-t-elle cantonnée dans un certain type de rôle. Mais il n’est pas sûr qu’elle était vraiment faite pour le métier d’actrice, et elle aurait certainement été capable d’en exercer d’autres. En 1997 – George Antheil était mort depuis trente-huit ans –, leur invention a été tardivement récompensée par un prix. La redécouverte de ses activités extracinématographiques suscite aujourd’hui un nouvel intérêt pour sa vie. Une fois la légende écartée, on garde d’elle l’image d’une femme « blessée, brillante, contradictoire et frustrée », résume bien Ruth Barton. D’une femme courageuse qui possédait, dans la vie réelle, un rare mélange de magnétisme et de vivacité. D’une exilée mélancolique aussi, qui, sous le soleil de Californie ou de la Floride où elle a fini ses jours, ne cessa jamais de songer avec nostalgie à l’Autriche de sa jeunesse, à ses lacs et ses montagnes et aux charmes de la forêt viennoise.
— Michel André, philosophe de formation, a travaillé sur la politique de recherche et de culture scientifique au niveau international. Né et vivant en Belgique, il a publié
Le Cinquantième Parallèle. Petits essais sur les choses de l’esprit (L’Harmattan, 2008).
— Cet article a été écrit pour
Books.
Notes
1. Hedy Lamarr. The Most Beautiful Woman in Film (The University Press of Kentucky, 2012).
2. Beautiful. The Life of Hedy Lamarr (St. Martin’s Griffin, 2013).
3. Elle commit l’erreur de refuser les rôles qui allèrent respectivement à Ingrid Bergman et à Gene Tierney dans Casablanca et dans Laura.
4. Antheil envisageait l’utilisation de 88 fréquences, le nombre de touches sur un clavier de piano.
5. Ecstasy and me. La folle autobiographie d’Hedy Lamarr (Séguier, 2018).
6. On peut lire à ce sujet l’ouvrage de Rob Walters Spread Spectrum. Hedy Lamarr and the mobile phone (BookSurge Publishing, 2006).
7. Hedy Lamarr. Filmgöttin. Antifachistin. Erfinderin (Molden, 2019).