Quelle science ?

En 1963, le physicien et historien des sciences Derek de Solla Price, effaré de voir l’accélération du rythme des publi­cations scientifiques, croyait pouvoir annoncer la venue d’une « apocalypse » pour la recherche scientifique dans son ensemble. À ce rythme, dans une ou deux générations, écrivait-il avec ironie, nous aurons « deux scientifiques pour chaque homme, femme, enfant et chien dans la population ». Constatant que l’éminence scientifique est l’apanage d’un tout ­petit pourcentage de chercheurs, il voyait un avenir de plus en plus encombré de « personnes capables d’écrire des articles scientifiques, mais pas d’en écrire de ­remarquables ». Publiée en 2012, une analyse sophistiquée des « citations », c’est-à-dire des ­articles scientifiques cités en référence dans d’autres articles, dégage trois phases de croissance de la science depuis le ­milieu du XVIIe siècle, trois phases chaque fois marquées par un triplement du taux de croissance annuel. Depuis la Seconde Guerre mondiale, le taux est de 8 à 9 %. Actuellement, le nombre d’articles publiés chaque année avoisine les 2 millions. Ces articles sont publiés dans des dizaines de milliers de revues spécialisées, et, grâce au Web, sont maintenant presque tous cités dans d’autres articles. Cette course à la quantité est un cercle vicieux, car les institutions chargées d’évaluer le travail des candidats à un poste de chercheur ainsi que les chercheurs établis privilégient le quantitatif (le nombre d’articles publiés et le nombre de citations reçues). Les chercheurs ne sont pas incités à publier ce qui est vrai mais ce qui compte pour leur carrière et leur rémunération. Désormais solidement établi, le constat est sans appel : sauf dans les sciences les plus exactes, la plupart des articles publiés sont biaisés, parfois gravement. Échantillons trop restreints, effets à peine sensibles, dissimulation de résultats négatifs, analyses défectueuses, statistiques tronquées, occultation de travaux allant dans un sens non désiré, conflits d’intérêts matériels et intellectuels – et fraudes caractérisées, bien plus fréquentes qu’on le croit. Comme le souligne dans la revue Nature Daniel Sarewitz, spécialiste de la politique scientifique, ce « feedback destructeur » est particulièrement à l’œuvre dans les domaines susceptibles d’influer sur les politiques publiques, « comme la nutrition, l’enseignement, l’épidémiologie et l’économie ». Ou la climatologie. Mais il touche aussi la recherche la plus fondamentale. Sarewitz estime par exemple à 10 000 par an le nombre d’études en cancérologie qui reposent sur des lignées cellulaires contaminées. C’est tout le système de production scientifique et d’évaluation par les pairs qui est en cause. Price croyait pouvoir annoncer un moment où la science entrerait dans l’âge de la « sénilité ». Nous y sommes. Comme l’écrit Richard Horton, inamovible rédacteur en chef de The Lancet, la prestigieuse revue médicale britannique, « il y a désormais quelque chose de fondamentalement faussé dans l’une des plus belles créations humaines ». La majorité des journalistes et des politiques n’a pas encore conscience de la gravité de la crise et continue de placer « la science » sur un piédestal. Mais ses bases sont fissurées.

ARTICLE ISSU DU N°88

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