Redécouvrir Eli Lotar
Publié en février 2017. Par Geraldine Lafont.
Le musée du Jeu de Paume consacre une rétrospective à l’œuvre éclectique et singulière du photographe et documentariste engagé Eli Lotar.
Né à Paris en 1905, Eli Lotar est le fils du poète roumain Tudor Arghezi. Il grandit à Bucarest avant de s’installer à Paris en 1924 pour se lancer dans une carrière d’acteur.
En 1926, il fait une rencontre déterminante, celle de la photographe allemande Germaine Krull, artiste engagée, militante d’extrême gauche réfugiée en France depuis peu, proche des expressionnistes et des dadaïstes.
Il devient son assistant et son compagnon. À ses côtés, lors de déambulations à travers les rues de la capitale, il apprend la technique photographique et mûrit un langage visuel moderne et singulier.
Muni d’un Ermanox – un appareil de petite taille pour l'époque qui lui permet de prendre des instantanés en faible lumière –, il photographie avec une grande variété de points de vue, dans le paysage urbain et industriel, les détails de la modernité de son époque. Câbles d’avion, phares de locomotive, structures métalliques, pistons en gros plan, en plongée ou en contre-plongée deviennent des compositions graphiques, des objets insolites et inconnus.
Peu à peu, Eli Lotar s’émancipe de Germaine Krull et affirme son statut d’auteur en participant à des expositions importantes consacrées à la photographie émergente européenne et en publiant dans des revues avant-gardistes telles que Vu et Jazz.
C’est à cette période, au côté de Jacques-André Boiffard, ancien assistant de Man Ray, qu’il se rapproche du groupe surréaliste d’André Breton. Son écriture photographique se singularise, se fait plus sombre et réaliste, la ville devient fantasme et cauchemar. À la Foire de Paris, Lotar se met au ras du sol pour regarder la foule et suit ses pas sur un amoncellement de prospectus et de détritus ; dans le Paris populaire, dans les ruelles sombres, il photographie les prostituées devant les maisons closes, il se baisse sur des jambes d’enfant sans corps, il observe les étranges signaux que lancent des gants séchant sur une corde à linge.
En 1929, Georges Bataille lui demande une contribution au dictionnaire de la revue Documents, pour l’entrée A comme Abattoir – thème cher aux surréalistes. Il se rend aux abattoirs de la Villette et en ramène un reportage d’un réalisme violent qui est aujourd’hui le plus connu de son œuvre. Ses images sont mystérieuses et inquiétantes, d’une étonnante noirceur, comme ce coin de rue où sont alignés des pieds de veau, ces éclaboussures de sang sur un mur témoin de l’abattage, ce fier et plantureux boucher aux bras ensanglantés
Pour Eli Lotar, alors au sommet de sa renommée, la photographie n’est pas une fin en soi. Il collabore avec des écrivains, des hommes de théâtre, mais reste avant tout attiré par le septième art. La photographie de plateau lui permet de côtoyer des cinéastes tels que Marcel L’Herbier, Jean Dréville, Alberto Cavalcanti, Jean Renoir, Yves Allégret ou Pierre Prévert.
Dès 1929, il participe comme cadreur et assistant réalisateur à la production de films documentaires avant-gardistes dans le contexte sociopolitique troublé de l’entre-deux-guerres. Il collabore avec le documentariste néerlandais Joris Ivens, ex-compagnon de Germaine Krull, auprès de qui il apprend le métier de chef opérateur, et participe notamment au film Zuiderzee, qui dépeint la lutte de l’homme contre la nature en mer du Nord. Il tourne les images de l’unique film documentaire de Luis Buñuel, Terre sans pain (1933 Plutôt 1932 ?), sur la misère en milieu rural dans la région des Hurdes, en Estrémadure.
Eli Lotar réalise son seul film en tant qu’auteur, Aubervilliers, en 1945. Ce court-métrage, dont les commentaires sont signés Jacques Prévert, dépeint les « îlots insalubres » de la ville, la misère ouvrière, la domination physique de l’industrie (les usines chimiques Saint-Gobain), qui surplombe et rythme la vie des habitants d’Aubervilliers. Le film s’ouvre sur une promenade en péniche à travers Paris, sur la Chanson de la Seine qui « n’a pas de soucis » et « se la coule douce » (interprété par Fabien Loris), puis une écluse s’ouvre sur Aubervilliers, où l’on voit des enfants nageant dans les eaux insalubres, jouant entre les grues au milieu des détritus, sous un ciel noirci par les fumées des usines qui brûlent les déchets de Paris. Ce film à la portée aussi poétique que politique vaudra à Eli Lotar une véritable reconnaissance dans le milieu du cinéma.
L’exposition, qui rassemble plus de 100 tirages vintage ainsi qu’une large sélection de documents, porte une attention particulière aux rencontres artistiques et littéraires de Lotar. Elle présente une série de prises de vues de portraits, de poses et de postures à travers les arts du divertissement alors que le photographe s’immergeait dans la vie nocturne parisienne, le music-hall, les coulisses des spectacles. Il réalise de nombreux portraits mais également des photomontages avec Antonin Artaud et Roger Vitrac pour le théâtre Alfred-Jarry. Il abandonnera ces collaborations interdisciplinaires au milieu des années 1930 pour se consacrer entièrement au cinéma. À l’exception de son ami Alberto Giacometti, qui a réalisé trois bustes de lui et sera son ultime modèle.