« Un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien. » Cette prophétie faite par Michel Foucault en 1969 est célèbre. Que voulait-il dire exactement ? « Je ne sais pas […], je ne lui ai jamais demandé », avouait Gilles Deleuze, qui fut longtemps son ami avant que des divergences politiques ne les éloignent l’un de l’autre. Prédisait-il que Deleuze serait reconnu comme le plus grand philosophe du XXe siècle ? Faut-il entendre l’expression « le siècle » comme désignant la société, auquel cas le sens de la phrase serait le suivant : les idées de Deleuze allaient conquérir le monde ?
Si ledit monde se limitait à l’université, Foucault aurait à coup sûr raison. Deleuze, qui s’est suicidé en 1995 lorsque les problèmes respiratoires dont il avait souffert toute sa vie étaient devenus si invalidants qu’il n’était plus à même d’écrire, est aujourd’hui l’un des philosophes les plus cités et enseignés. C’est particulièrement le cas dans les pays anglo-saxons, où il profite de l’engouement dont font l’objet les représentants de la
French Theory (1).
Comme celle de Derrida, la pensée de Gilles Deleuze bénéficie toutefois, outre-Atlantique, de plus d’attention dans les départements de théorie littéraire et de
cultural studies que dans les facultés de philosophie. Ses ouvrages ayant longtemps exercé l’influence la plus grande sont de surcroît ceux qu’il a rédigés en collaboration avec le psychothérapeute militant Félix Guattari. Et la lecture de son œuvre est souvent restée superficielle. C’est ce que souligne Manuel de Landa, philosophe mexicain établi à New York et titulaire d’une « chaire Gilles Deleuze » dans une université suisse : « Durant de longues années, le seul livre [de Deleuze lu dans ces endroits] a été
L’Anti-Œdipe, qui se révèle être son pire livre. […] Même ceux qui en ont lu d’autres les ont traités comme les livres des autres philosophes français : ils se sont emparés du jargon (hier c’était « déconstruction », aujourd’hui « déterritorialisation ») sans réellement essayer de comprendre la pensée. »
Partout où elles se sont imposées, les idées de Deleuze ont été bien davantage paraphrasées, glosées, commentées avec admiration, invoquées de façon incantatoire et mécaniquement appliquées à toute une série de domaines, notamment artistiques, qu’étudiées en profondeur et sérieusement discutées. Une caractéristique remarquable de la littérature sur le sujet est d’ailleurs qu’elle est rédigée en « deleuzien ». La plupart des auteurs qui écrivent sur lui ne se contentent pas de reprendre à leur compte son lexique exotique (« corps sans organes », « lignes de fuite », « plan d’immanence »). Souvent, leur façon d’écrire emprunte les tournures et figures de style qui rendent reconnaissables en quelques phrases un texte de Deleuze : questions en rafales, constructions symétriques sur la base d’oppositions binaires, formules récurrentes à la troisième personne indéfinie (« on dira que », « on appellera », « on évitera de »), etc.
Deleuze se serait-il offusqué de voir sa prose ainsi imitée jusqu’au pastiche ? L’utilisation de ses idées ailleurs qu’en philosophie, en tout cas, était de nature à lui plaire. Sans cesse, il a soutenu trois thèses fortement liées. Premièrement, l’image de la pensée comme spontanément tournée vers la recherche de la vérité est inappropriée : on ne pense que lorsqu’on est obligé de le faire. Deuxièmement, la philosophie entretient un rapport nécessaire avec tout ce qui n’est pas elle. Enfin, la seule forme que peut prendre le contact entre différents domaines de l’expérience (artistique, littéraire, philosophique, scientifique, pratique, politique), ou à l’intérieur de chacun d’eux, est celle de la rencontre, une rencontre que chacun peut exploiter à sa guise, de la manière qui lui convient le mieux.
En conséquence, pour Deleuze, il ne pouvait y avoir de discussion en philosophie. Il répugnait à s’engager dans de véritables débats impliquant l’échange d’arguments – un trait qu’il partageait avec de nombreux penseurs français de sa génération (Foucault, Derrida, Serres, Lyotard). Mais de tous, c’est Deleuze qui est allé le plus loin dans cette direction. La philosophie, disait-il, est fondamentalement une activité créatrice. Elle a pour objet d’inventer et de fabriquer des concepts. Et ces concepts ne sont pas davantage justiciables d’une discussion contradictoire que les produits de la création artistique.
Une telle vision peut être confrontée à de solides objections. « Ce que je trouve remarquable chez Deleuze, écrivait ainsi Jacques Bouveresse, est sa conviction, au moins apparente, que toutes les fois qu’un philosophe prétend être en train d’inventer un nouveau concept il le
fait réellement. » Bouveresse, qui déplorait de voir proposer à la philosophie le modèle des avant-gardes littéraires et artistiques, s’insurgeait contre le refus opposé par des auteurs comme Deleuze à l’idée d’un dialogue avec des contradicteurs. Il se faisait sur ce point le porte-parole de l’école analytique, animée par l’ambition de parvenir à un accord des esprits grâce à l’analyse du langage et la clarification des concepts. À l’exception du Britannique Adrian Moore, pour qui Deleuze est un immense métaphysicien et l’un des plus grands philosophes de tous les temps (2), les membres de cette école ont donc superbement ignoré l’intellectuel français.
Parmi les représentants d’autres courants, peu ont éprouvé le besoin de discuter méthodiquement ses thèses. Alain Badiou – fortement influencé par Deleuze, au sens où sa pensée s’est construite dans une large mesure en opposition à la sienne – est l’un de ceux qui l’ont fait. Le flamboyant philosophe slovène Slavoj Žižek en est un autre. Dans un ouvrage qu’il lui a consacré (3), il tente de mettre en évidence, avec un incontestable brio, certaines contradictions dans sa philosophie, en la confrontant avec les idées de ses propres maîtres à penser, Hegel et Lacan.
Baptisée (par lui-même ou par d’autres) philosophie de la différence, de l’immanence, de l’expression, de l’événement, ou empirisme transcendantal, la pensée de Gilles Deleuze est difficile à résumer du fait de son caractère abstrait, et de la manière dont elle met de nombreux néologismes au service des intuitions sur lesquelles elle est fondée. En outre, la terminologie qu’il emploie a constamment évolué de livre en livre : Deleuze se plaisait à créer à l’infini des nomenclatures et des systèmes de catégories, souvent conçus sur le mode d’oppositions binaires (image-temps, image-mouvement) ou ternaires (hauteur, profondeur, surface ; concept, percept, affect).
L’exposé le plus complet et systématique de sa philosophie est contenu dans ses deux maîtres livres
Différence et répétition et
Logique du sens (4), ainsi que dans
Qu’est-ce que la philosophie ?, paru quatre avant sa mort, cosigné avec Félix Guattari mais qu’il a en réalité rédigé seul, offrant généreusement à son ami d’en partager la paternité pour l’aider à sortir de la profonde dépression dans laquelle il était tombé. De nombreux éléments de sa pensée se trouvent toutefois déjà esquissés dans les brillants ouvrages d’histoire de la philosophie qu’il a publiés au début de sa carrière. Consacrés à Hume, Nietzsche, Bergson, Spinoza, Kant et Proust (5), ces étincelants petits livres constituent la partie de son œuvre la moins contestée et, de l’avis de tous ceux qui apprécient Deleuze sans se sentir « deleuziens », la meilleure. Ils se caractérisent par leur grande clarté pédagogique et l’auteur y fait la démonstration de ses merveilleuses capacités de synthèse. Fidèle aux enseignements de l’historien de la philosophie Martial Gueroult, il s’y emploie à mettre en lumière ce qui fait l’unité profonde des systèmes philosophiques qu’il présente, allant même parfois jusqu’à y discerner plus de cohérence que leurs auteurs n’en avaient mis.
On le lui a reproché, l’accusant de projeter dans l’exposé des idées d’autres philosophes ses vues personnelles. Il le fait assurément, sans que cela n’enlève rien à l’intérêt de ces ouvrages. Sur sa manière d’aborder l’histoire de la pensée, Deleuze s’est expliqué en une formule souvent citée : « Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant, qui serait bien le sien mais serait pourtant monstrueux. Que ce soit le sien, c’est important, parce qu’il fallait que l’auteur dise effectivement tout ce que je lui faisais dire. »
La troisième partie de l’œuvre de Deleuze est celle qu’il a composée avec Félix Guattari :
L’Anti-Œdipe,
Mille Plateaux, et un petit livre sur Kafka (6). Guattari, qui semble avoir exercé sur lui une emprise considérable, était un esprit imaginatif, mais brouillon et peu rigoureux. Deleuze, qui tenait la plume, a toujours insisté pour que soient reconnus à son ami les mérites qui lui revenaient dans le produit de leurs abondants et interminables échanges. Touffus, délibérément désorganisés, emplis de concepts opaques et caractérisés par une rhétorique politique très datée, les livres issus de leur collaboration laissent terriblement perplexe.
Le dernier volet de l’œuvre de Deleuze est représenté par ses travaux d’esthétique, plus particulièrement ses livres sur le cinéma et la peinture (7). Dans son esprit, ils n’étaient pas moins des livres de philosophie que les autres. L’auteur y considère en effet les genres artistiques moins pour eux-mêmes que pour les idées qu’il y trouve exprimées. Il les aborde donc de manière très théorique. « Le réel problème de
Logique de la sensation, observe le critique Ben David à propos de cet ouvrage sur le peintre Francis Bacon, est la manière dont [Deleuze] y interprète les œuvres d’art uniquement comme des réponses à des problèmes intellectuels. » La même remarque peut être faite au sujet de ses réflexions sur le cinéma, qui s’appuient sur les idées de Bergson concernant l’image, la mémoire, le temps et le mouvement.
« Deleuze, faisait remarquer Clément Rosset, qui fut son intime durant plusieurs années, était […] extraordinairement intellectuel. Il n’avait aucune jouissance […] et toujours une manière abstraite [de] parler d’une œuvre. » On ajoutera qu’il était spontanément attiré vers des artistes souvent qualifiés d’intellectuels, parce que leurs œuvres sont davantage l’illustration d’idées que le véhicule d’émotions : en littérature, Robbe-Grillet et Claude Simon ; en musique, Berg, Boulez et Ligeti ; en peinture, Kandinsky et Pollock ; au cinéma, Godard, Resnais et Bresson.
Deleuze aimait cependant aussi passionnément la littérature américaine, dont il a parlé avec éloquence. Et il pouvait se livrer à des réflexions très judicieuses sur les gros plans de visage chez Bergman, le caractère impressionniste de certaines scènes du cinéma expressionniste de von Stroheim, les affinités profondes entre les visions du monde de Kurosawa et de Dostoïevski, ou le rôle de la musique de Nino Rota dans les films de Fellini. De manière générale, ses observations et ses analyses en matière artistique sont bien plus suggestives et pénétrantes dans les domaines qui lui étaient familiers, comme la littérature et le cinéma, que dans ceux qu’il maîtrisait mal et dont il connaissait moins bien l’histoire, comme la peinture ou la musique. Et force est de penser que leur pertinence tient moins à ses idées philosophiques qu’à sa capacité de perception.
La philosophie de Deleuze se caractérise notamment par l’usage qu’elle fait de termes scientifiques issus d’un grand nombre de disciplines : les mathématiques, plus particulièrement la topologie et l’algèbre (« multiplicité », « singularité », « limite », « série »), la physique (« champ », « potentiel », « polarité »), la géologie (« strate », « formation », « pli ») et la biologie (« métastabilité », « milieu », « membrane »). Elle lui a valu de devenir l’une des cibles du fameux pamphlet
Impostures Intellectuelles d’Alan Sokal et Jean Bricmont, dans lequel ils dénonçaient l’utilisation abusive et arbitraire, par plusieurs penseurs français, de termes appartenant au vocabulaire des sciences exactes dont ils ne connaissaient visiblement pas la signification (8).
À Deleuze, ils reprochaient les considérations philosophiques qu’il tire, dans
Différence et répétition, de certains problèmes liés aux fondements du calcul différentiel tels qu’ils se sont posés lors de sa création par Newton et Leibniz, en oubliant qu’ils ont été techniquement résolus par Cauchy, avec l’introduction du concept de limite. Ils l’accusent également de reprendre à son compte les erreurs de Bergson au sujet de la théorie de la relativité restreinte (que celui-ci estime par exemple valoir également pour les mouvements accélérés), et attirent l’attention sur de nombreuses pages de
Qu’est-ce que la philosophie ?, qui enchaînent sans logique des affirmations dépourvues de sens ou banales sur le chaos, le quantum d’action ou le big bang.
Les défenseurs de Deleuze ont fait remarquer à juste titre que, sans être un mathématicien professionnel, il avait du calcul différentiel une connaissance plus profonde que Sokal et Bricmont ne le supposent ; qu’il s’intéressait non à la solution technique des problèmes posés par le calcul infinitésimal à ses débuts, mais à leur signification philosophique ; et qu’il était familier des travaux du philosophe des sciences Albert Lautman, dont la compétence mathématique ne pouvait être mise en doute.
Dans l’ensemble, cependant, il faut reconnaître que le verdict sévère de Sokal et Bricmont est justifié. Bien qu’ils soient formulés de manière maladroite et approximative, certains aperçus techniques donnés par Deleuze sont corrects. Mais le plus souvent, ce qu’il écrit n’a pas de sens au plan scientifique. C’est qu’il fait appel aux notions scientifiques non pour leur contenu mais pour ce qu’on pourrait appeler, en s’inspirant d’une formule de Maurice de Gandillac, leur valeur suggestive et poétique. Lui-même avouait d’ailleurs ne pas savoir exactement ce que sont les espaces de Riemann, dans la théorie desquels apparaît le concept de multiplicité qui est au cœur de sa philosophie.
Comment cette philosophie étrange s’est-elle développée ? Deleuze possédait une vaste culture philosophique, qui lui a permis d’aller chercher chez de nombreux penseurs des idées allant dans le sens de ses intuitions. Certains des auteurs qui l’ont influencé le plus profondément figurent au nombre de ceux auxquels il a consacré des livres. Ils s’inscrivent à ses yeux dans une même tradition de philosophie empiriste et vitaliste, qu’il opposait au rationalisme, et dont il appréciait la perspective positive et ce qu’il considérait comme la force subversive. Entre Nietzsche, Spinoza, Hume, Bergson et quelques autres comme Lucrèce, il voyait « un lien secret constitué par la critique du négatif, la culture de la joie, la haine de l’intériorité, l’extériorité des forces et des relations, la dénonciation du pouvoir ».
Ces noms n’épuisent pas la liste des auteurs auxquels il a emprunté. L’idée de l’événement comme catégorie philosophique lui vient de l’anglais Whitehead. Le concept (un peu déconcertant) de champ de conscience a-subjectif, pré-individuel et impersonnel, lui a été inspiré à la fois par l’idéaliste allemand Fichte et par Jean-Paul Sartre, un auteur envers lequel, en dépit de tout ce qui éloignait sa philosophie de l’existentialisme et de la phénoménologie, il a toujours reconnu sa dette.
D’autres traits de la pensée de Deleuze sont le produit de l’époque. Ils se manifestent avec une netteté particulière dans les livres écrits en collaboration avec Guattari et les cours qu’il a donnés à l’université de Vincennes, dont ils sont en partie issus.
L’Anti-Œdipe et
Mille Plateaux sont souvent décrits comme des émanations typiques de l’esprit de Mai 68. De nombreux thèmes présents dans ces livres (appel à la libération du désir, critique de la famille, du capitalisme et de l’État, identification, selon l’expression consacrée, du personnel et du politique) sont de fait le reflet de l’idéologie du temps, qu’ils ont en retour contribué à façonner.
Enfin, il y a la dimension personnelle. Une vision du monde aussi singulière, cohérente et puissante que celle de Deleuze ne voit pas le jour sans profondes racines biographiques. Bien que le fruit d’un impressionnant travail de documentation, la biographie croisée de Deleuze et Guattari par François Dosse ne contient malheureusement que peu d’informations permettant d’établir un lien entre la personnalité de l’homme et ses idées (9). On apprend que Deleuze a grandi dans une famille bourgeoise, très conservatrice et qu’il a été profondément marqué par le culte voué par ses parents à son frère aîné, mort durant la guerre dans le train qui l’emmenait vers un camp de concentration pour faits de résistance. De sa vie sentimentale, seuls l’épisode de son éphémère relation amoureuse avec Évelyne Rey et son mariage avec Fanny Grandjouan sont évoqués, dans un souci de discrétion.
Grâce notamment au long entretien filmé avec Claire Parnet qu’il a donné à la fin de sa vie (10), on sait que Deleuze s’intéressait beaucoup au sport, notamment au tennis, qu’il avait pratiqué dans sa jeunesse ; qu’il détestait les voyages, les colloques et les conférences ; qu’il a beaucoup bu d’alcool dans son existence, et que manger ne l’intéressait guère. Ses phobies alimentaires (les produits laitiers) sont célèbres, tout comme ses goûts particuliers en la matière (la cervelle, la moelle, la langue), et son refus de se couper les ongles, qu’il portait si longs qu’ils s’enroulaient en spirale à l’extrémité de ses doigts. Que tout cela révèle-t-il de l’homme ?
L’idée d’une explication biographique de l’origine de sa pensée aurait assurément révolté Deleuze, pour qui il était insultant de réduire la création à ce qu’il appelait avec mépris « les petites affaires privées » et les « sales petits secrets » de chacun. Mais il est difficile de renoncer à l’envie de lier sa philosophie à son tempérament. Comme le souligne Clément Rosset, Gilles Deleuze était assurément « l’homme des idées pures, de la raison pure ». Mais il était aussi de ces esprits abstraits qui entretiennent avec les idées un rapport d’une autre nature que purement intellectuelle. Chez lui, a fait très justement remarquer le philosophe José Luis Pardo lors de la cérémonie d’hommage organisée à Madrid à l’occasion du premier anniversaire de sa mort, « le conceptuel et l’affectif sont indissociables ».
Mêlant appréciations morales et jugements esthétiques, le registre dans lequel il s’exprime est souvent très émotionnel. Deleuze évoque l’attitude « effrontée » de Hegel et qualifie les procédés dont il use de « fourbes » et de « sournois ». Il stigmatise les attitudes ou les visions du monde qu’il désapprouve comme « odieuses », « immondes », « impudentes », « insolentes » ou « infâmes ». Inversement, l’enthousiasme que suscitent chez lui certaines démonstrations, ou des concepts philosophiques particulièrement abstraits, les lui font décrire à l’aide d’adjectifs et d’expressions identiques à ceux qu’il emploie pour qualifier des pages de littérature ou des œuvres d’art : « splendide », « admirable », « de toute beauté ».
La relation passionnelle, sensible et quasiment physique qu’avait Deleuze avec le monde des idées éclatait dans ses cours, dont on a heureusement conservé de nombreux films et enregistrements. Ils étaient justement réputés, et une foule compacte s’y pressait toujours. De sa voix métallique impossible à confondre, accompagnée d’une gestuelle théâtrale, feignant d’improviser mais sachant parfaitement où il allait, il se livrait alors, avec un art consommé, à un fascinant numéro de dramatisation intellectuelle, qui exerçait sur ses auditeurs un effet magnétique. Bien sûr, il y avait là beaucoup de mise en scène : Deleuze préparait très soigneusement ses leçons. Mais les joies et les tourments de l’exercice de la pensée qu’il rejouait ainsi devant eux, les étudiants ne doutaient pas qu’il les avait éprouvés avec l’étonnante intensité qu’ils observaient alors.
Aux yeux du philosophe conservateur Roger Scruton, Deleuze était un imposteur du même calibre que Lacan, et le créateur d’une « machine à non-sens » au service de l’idéologie révolutionnaire d’extrême-gauche (11). Le théoricien de la littérature marxiste britannique Terry Eagleton le perçoit de manière plus nuancée : « Il y a ceux qui considèrent Deleuze comme un génie philosophique et ceux qui dénoncent son œuvre comme un cul-de-sac politique. Il y a aussi de perverses créatures comme moi qui soutiennent simultanément ces deux positions. »
Parce que Deleuze lui-même y encourageait en établissant, par l’intermédiaire de notions comme celles de « devenir révolutionnaire », un lien explicite entre ses vues philosophiques et ses positions radicales sur la société, il est courant de juger la portée de son œuvre en termes politiques. Mais est-ce le meilleur critère ? De tous les domaines auxquels il s’est intéressé, la politique n’est assurément pas celui où son talent s’est exprimé de la manière la plus crédible et convaincante.
C’est pourtant en ces termes que certains se plaisent à interpréter la fameuse phrase de Foucault. Si le siècle peut être défini comme « deleuzien », soutient Élisabeth Roudinesco, c’est parce qu’il pourrait un jour ressembler au cauchemar d’un « fascisme ordinaire » imaginé par Deleuze. Dans le même esprit (sans toutefois citer Foucault), mais à l’opposé, Žižek dénonce les aspects de la pensée de Deleuze qui « sous des apparences de radical chic font [de lui] l’idéologue du “capitalisme numérique” contemporain ».
Mais au bout du compte, se demander en quel sens le siècle a été deleuzien, n’est-ce pas prendre un peu trop au sérieux un propos qui n’était peut-être qu’une forme de plaisanterie ironique ? Deleuze évoquait « l’humour diabolique » de Foucault. La
Stanford Encyclopedia of Philosophy qualifie la remarque de « malicieuse ». Et le philosophe anglais Bernard Williams parlait de la « prédiction moqueuse » de Foucault.
Tout en éprouvant à son égard une discrète jalousie, Foucault admirait sincèrement Deleuze. On peut comprendre pourquoi. S’écartant des deux conceptions traditionnelles de la philosophie – comme recherche méthodique et argumentée de la vérité, et quête de la sagesse par le savoir –, Deleuze la pratiquait comme une espèce de poésie de l’intellect, avec une confondante virtuosité et un charme captivant. Quoi qu’on pense de cette façon de voir la philosophie, il est difficile de ne pas être impressionné par son intelligence et séduit par sa personnalité.
On peut cependant aussi, comme André Comte-Sponville, s’interroger sur l’usage qu’il a parfois fait de ses formidables capacités. À propos de Foucault, Deleuze déclarait : « Je n’aime pas les gens qui disent d’une œuvre : “jusque-là ça va, mais ensuite, c’est mauvais, quoique cela redevienne intéressant plus tard”. Il faut prendre l’œuvre toute entière, la suivre et non la juger, […] l’accepter, la recevoir toute entière. » S’agissant de la sienne, riche mais inégale, beaucoup de ceux qui aiment Deleuze sont au contraire tentés de n’en retenir que certains aspects et d’y opérer des choix.
Cet article a été rédigé pour
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Notes
1. François Cusset, French Theory, La Découverte, 2005.
2. The Evolution of Modern Metaphysics: Making Sense of Things, Cambridge University Press, 2012.
3. Organs without Bodies, Routledge, 2012.
4. Différence et Répétition, PUF, 1968 ; Logique du sens, Minuit, 1969.
5. À la fin de sa vie, Deleuze renouvellera l’exercice avec Foucault et, de manière un peu moins convaincante, Leibniz : Foucault, Minuit, 1986 ; Le Pli. Leibniz et le baroque, Minuit, 1988.
6. L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie 1, Minuit, 1972 ; Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Minuit, 1980 ; Kafka. Pour une littérature mineure, Minuit, Paris, 1975.
7. L’Image-mouvement. Cinéma 1, Minuit, 1983 ; L’Image-temps. Cinéma 2, Minuit, 1985 ; Logique de la sensation, 2 tomes, La Différence, 1981 ; réédité sous le titre Francis Bacon. Logique de la sensation, Seuil, 2002.
8. Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997.
9. Gilles Deleuze et Félix Guattari, La Découverte, 2007.
10. L’Abécédaire de Gilles Deleuze.
11. Fools, Frauds and Firebrands: Thinkers of the New Left, Bloomsbury, 2015.