Daech et la bataille des cartes
Publié en juillet 2016. Par Olivier Postel-Vinay.
A en juger par les manuels scolaires de Daech retrouvés à Palmyre, la culture historique n’est pas le point fort de l’Etat islamique. Le hashtag « #SykesPicotOver » diffusé triomphalement par ses combattants il y a deux ans pour célébrer l’abolition d’une frontière désertique entre l’Irak et la Syrie paraît d’autant plus surprenant. Il révèle à quel point le pacte secret scellé voici exactement cent ans entre Sir Mark Sykes et notre diplomate François Georges-Picot, en mai 1916, est scellé dans la mémoire arabe. Un peu comme la perte de l’Alsace-Lorraine dans la mémoire française avant la guerre de 14. L’histoire est bien racontée par l’Anglais James Barr dans A Line in The Sand (2012). Alliés de circonstance mais en réalité dressés l’un contre l’autre comme dans un combat de coqs, Anglais et Français s’étaient entendus pour tracer une ligne sur la carte dont ils disposaient, allant du « e » de « Acre » (Saint-Jean d’Acre) en Palestine au dernier « k » de Kirkuk dans le nord de l’Irak. L’idée était simple : se répartir les sphères d’influence après la victoire espérée contre l’Allemagne et le démembrement de l’Empire ottoman qui en résulterait. Aux Français la zone nord, comprenant le Liban, la Syrie, le sud-est de la Turquie et le nord de l’Irak. Aux Anglais la bande côtière entre la Méditerranée et le Jourdain, Haïfa et Saint-Jean d’Acre, la Transjordanie (à l’est du Jourdain) et le sud de l’Irak. Les Russes se voyaient garantir Istamboul, les Dardanelles et les provinces arméniennes. L’accord fut malignement révélé par les bolcheviks après la révolution de 1917. Les Arabes ont vécu cela comme une trahison. Ils s’étaient battus aux côtés des Anglais avec l’espoir de se libérer du joug ottoman, espoir étayé par de multiples promesses des Alliés. Le président américain Woodrow Wilson avait assuré aux Arabes « la pleine possibilité de se développer de façon autonome ». Le représentant de Sa Majesté au Caire, Sir Henry McMahon, avait même garanti à l’émir de La Mecque, le chérif Hussein, qu’il pourrait former un royaume arabe autour de Damas. De fait, son fils Fayçal participa à la conférence de Paris en 1919 et se fit même nommer roi de Syrie en 1920. Mais au même moment la toute nouvelle Société des Nations, ancêtre de l’ONU, avalisait l’esprit sinon la lettre du pacte Sykes-Picot et les Français s’empressèrent de déloger l’intrus. Churchill lui offrit un trône symbolique en Irak, mais les Anglais contrôlaient le pays de pied ferme. Le dépeçage au profit des deux vainqueurs européens de la Première guerre mondiale avait bien eu lieu – encore que sur des bases sensiblement différentes de celles conclues par l’accord Sykes-Picot.
Cela peut sembler de l’histoire ancienne, puisqu’après la Seconde guerre mondiale les pays arabes finirent par acquérir leur complète indépendance, la France étant le dernier Etat colonial à céder, dans un bain de sang. Mais « les Arabes n’ont jamais accepté cette injustice fondamentale », écrit l’historien britannique Eugene Rogan dans son Histoire des Arabes, dont l’édition française est attendue chez Perrin. La tragédie « a ramené les Arabes au temps des Croisades », écrit le Libanais Saad Mehio. Le thème était récurrent chez Ben Laden, on le retrouve chez Daech. L’obsession d’un complot occidental a perduré, alimenté par la « catastrophe » (al-nakba) de la création de l’Etat d’Israël, l’ « agression tripartite » en Egypte en 1956 et puis, dans les années récentes, les interventions américaines en Irak. Comme le faisait remarquer dans ces colonnes l’écrivain d’origine marocaine Fouad Laroui, ancien élève de notre Ecole des Ponts et Chaussées, quand le président français se mêle d’intervenir en Syrie « on ne voit en lui, là-bas, qu’un Picot nouveau - en fait, il donne enfin un visage à Picot » (Libération 10 décembre 2015).
Mais l’effacement symbolique de la frontière irako-syrienne par Daech relève aussi d’un mythe, celui que les Etats arabes seraient une création artificielle de l’Occident. Comme le souligne l’historien norvégien Reidar Visser, l’Irak « était séparé administrativement de la Syrie depuis les premiers temps de l’islam et avait été gouverné depuis Bagdad pendant de longues périodes comme une entité unique […]Les mots “Syrie” et “Irak” étaient en usage bien longtemps avant que Sykes et Picot entendent parler de ces régions ». Et comme on peut le constater aujourd’hui sur le terrain, le panislamisme de Daech bute sur les nationalismes irakien et syrien.
Cet article est paru initialement dans Libération le 11 mai 2016.