Le charme de la nostalgie
Publié le 13 avril 2016. Par La rédaction de Books.
Walt Disney Pictures
Sur les grands écrans cette semaine, le Rocky Horror Picture Show et Le Livre de la jungle. Nous ne sommes ni en 1976, ni en 1967. Mais un vent de nostalgie souffle sur les cinémas et la société toute entière. Qu’est-ce qui nous attire invariablement vers le passé ? Au début du XXe siècle déjà, le philosophe Georges Palante décryptait cet étrange rapport au temps dans Nostalgie et Futurisme, grâce à la littérature.
Parmi les modes de notre sensibilité, il en est un qui se définit en fonction de la loi du Temps et qui se rapporte aux rythmes essentiels de notre vie.
Il présente deux formes déterminées par la double direction selon laquelle s’oriente le regard humain. Dans ce style imagé qui est un des charmes de sa vivante psychologie, William James indique ces deux perspectives : l’une en arrière l’autre en avant ; l’une a parte ante, l’autre a parte post. « Le moment présent, dit-il, est comme une sorte de pont en dos d’âne jeté sur le temps et du haut duquel notre regard peut à volonté descendre vers l’avenir ou vers le passé. » De la même façon, dans le roman de Wells, l’Explorateur du Temps, assis sur le siège de son fantastique appareil peut à volonté faire machine en avant et machine en arrière. — Selon cette double perspective s’institue une double psychologie : psychologie régressive, ou rétrospective ou récurrente ou nostalgique ou passéiste ; et psychologie progressive, anticipatrice, futuriste. La première se compose de tous les états d’âme qui, dans la pensée comme dans le sentiment, dans le bien comme dans le mal, dans la joie comme dans la tristesse, dans l’amour comme dans la haine, nous reportent en arrière, sur la ligne déjà parcourue, ceux qui évoquent les visions d’antan, les êtres disparus, les rêves évanouis, les passions assoupies, la journée écoulée, l’aube abolie. — La seconde comprend tous les états d’âme qui nous portent en avant, qui projettent la vie vers l’avenir, qui nous font saluer les aubes naissantes, les lendemains inconnus : espoir, pressentiment, impatience de l’avenir, ardeur de curiosité et d’audace, élan vers la vie, vers les promesses de bonheur ou de danger ; anticipation des âges prochains ou lointains, des futuritions sombres ou lumineuses, menaçantes ou consolatrices, de l’individu, de la race, de l’espèce ; hâte de vivre, de saisir l’instant qui fuit ; et aussi besoin de ne plus se souvenir, rupture avec le passé, joie de s’abstraire du passé, joie du reniement du passé, amour du nouveau, de l’imprévu, de l’inédit ; apothéose de la vitesse, du devenir, de la mobilité, de la métamorphose ; insouciance futuriste, hymne à l’oubli libérateur.
À cette dualité psychologique correspondent dans les âmes des alternances de direction ; des changements de sens et de signe. — Parmi les rythmes de la vie, il en est qui nous reportent en arrière ; d’autres qui nous lancent en avant ; et bien que ces deux rythmes se pénètrent et se recouvrent parfois d’étrange façon, il y a des moments et aussi des âmes où l’un prend décidément le dessus. Et l’on distinguera ainsi deux types psychologiques : un type nostalgique ou récurrent ou passéiste, et un type futuriste. — Ce dernier pourrait être symbolisé par l’Explorateur du Temps, de Wells, qui, emporté par sa course vertigineuse sur la ligne du futur, à travers le battement d’ailes des jours et des nuits, à travers le sillon fantastique des orbes lunaires, solaires, stellaires, dévore les années, les lustres, les siècles, les millénaires, les millions d’années, comme d’autres dévorent les kilomètres. Voyageur surhumain, il est au Temps ce que le Bateau Ivre de Rimbaud est à l’Espace, avec cette différence qu’il suit une direction fixe…
J’ai vu des archipels sidéraux ! Et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur ;
— Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
Millions d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?
Le type passéiste, ou ralenti, ou stagnant, pourrait être symbolisé par cet étrange personnage de Balzac : le marquis de Valentin, héros de la Peau de chagrin. Victime du talisman contre lequel il a vendu son âme, et sachant que le cercle de ses jours, figuré par la peau de chagrin, doit se resserrer à chaque désir nouveau, l’infortuné économise le temps, redoute la marche des heures, et s’attache à les rendre aussi vides que possible. Dans sa phobie du désir meurtrier, il s’ensevelit dans l’inaction voulue, dans une négation de volonté et d’intelligence, image désespérée du sédentarisme psychique, de la stagnation mentale absolue.
À ces deux modalités : amour du futur, amour du passé, faut-il en ajouter une troisième : le sentiment spécifique du présent, et reconnaître un troisième type psychologique qu’on appellerait, d’un terme barbare, le type présentéiste ? — Peut-être. Il y a des natures surtout sensibles à l’immédiat, aisément hypnotisables par ce qui vient d’être. Mais ce sens du présent est chose singulièrement ténue. Le présent nous fond dans les doigts. Le pur présent, si l’on peut ainsi parler, n’étant que l’instant — limite qui sépare, le passé de l’avenir, ne peut être occupé par un état de conscience, si court qu’il soit. Ce n’est qu’un point mathématique, une abstraction. Cet instant-limite n’est perceptible qu’intégré à un temps organique beaucoup plus étendu que lui dont il partage la vie et le mouvement. Il devient alors ce que W. James appelle le « présent apparent ». — Apparent en effet. Car ce présent-là ne mérite pas son nom. Il est encore du passé et il est déjà de l’avenir ; il ramasse le passé sur l’avenir ; il est une synthèse des deux ; il est « la partie immédiate du passé qui, penchée sur l’avenir, travaille à le réaliser et à se l’adjoindre ». — Au fond, vivre dans le présent, c’est vivre dans le passé ou dans l’avenir ou dans les deux à la fois. Mais selon les natures, c’est toujours plutôt dans l’un que dans l’autre que l’on vit. C’est pourquoi le sentiment du présent sera différent chez les natures passéistes et chez les natures futuristes. Chez ces dernières, c’est-à-dire chez les hommes d’action et de volonté, le sentiment du présent sera un sentiment de tension, parfois d’angoisse, en face des difficultés de l’heure ; chez les natures passéistes, chez les rêveurs, du moins aux heures de songerie heureuse, ce sera un sentiment de détente ; ce sentiment élémentaire de la vie, « ce doux sentiment de l’existence indépendant de toute autre sensation » que J.-J. Rousseau a célébré dans ses Rêveries d’un promeneur solitaire et qui s’emparaient de lui principalement pendant ses promenades dans la campagne ou, lorsque couché dans son bateau, il se laissait emporter par le courant, extase momentanée, instant de ravissement que le Faust de Gœthe appela en vain de ses vœux. — Chez une autre race de contemplatifs, (tant les âmes sont dissemblables), le sentiment du présent prendra un goût d’amertume et comme d’insipidité qu’exprimé bien un personnage de M. Barrès ; « je n’ai guère l’angoisse du résultat, dit-il. Quand on s’est institué un fort dédain du jugement des hommes et du but poursuivi, peu importe, hors que nous mourrons un jour. J’ai une vision si nette de ce que valent les choses, sitôt possédées, et des moyens de les acquérir, que la seule mesure de mon sentiment à leur égard tient en ceci que ce sont toujours ma compagnie et mon occupation du moment que je juge les plus misérables. » Ces nuances de sensibilité varient à l’infini avec les individus. Mais si délicates et ténues qu’elles soient, elles ont leur importance sentimentale et morale. Elles supposent ou elles commandent de multiples connexions et combinaisons psychologiques ; elles entraînent des répercussions et des conséquences qui ne sont pas négligeables.
Parlons de la nostalgie. — Ce mot peut avoir deux sens. Il peut signifier la hantise du passé ; il désigne aussi la hantise de l’inconnu, de l’indéterminé, de l’indéfini, du mystère. De ces deux sens, le premier semble le sens primitif. Le mot nostalgie vient d’un mot grec qui veut dire Retour. Étymologiquement, la nostalgie, c’est le retour au passé, aux impressions d’enfance, au pays, au foyer natal. C’est le Heimkehr de Heine ; c’est le mélancolique génie qui fait se dresser sur nos pas
Le Nostalgique est celui qui fait empiéter le passé sur le présent, celui qui embaume ses souvenirs, celui qui vit avec des ombres, qui dirait avec Chateaubriand : « Tous mes jours sont des adieux ». La nostalgie, c’est le sens du Passé ; et donc le sens de l’inoublié et de l’inoubliable, de l’ineffaçable, de l’irrévocable, de l’irréparable, de l’irrémissible ; de l’inexpiable, de l’indestructible, de l’inexorable ; car tous ces attributs appartiennent au passé. Et c’est aussi l’amour des choses mortes, l’amour des ruines, la poésie des cimetières, la hantise de la mort.
La nostalgie est tout cela ; mais elle est autre chose encore. Et ici se laissent percevoir quelques-uns des fils mystérieux qui lient les choses et les âmes. Dire que la nostalgie est un retour au passé, c’est dire qu’elle est un retour à quelque chose de connu, parfois de trop connu. — Le passé de chacun a un contenu propre et unique ; il se compose de telles aventures, de telles expériences, de telles heures diaboliques ou divines. La passion du passé, ce n’est donc nullement la passion de l’inconnu. — Comment passer de la nostalgie comme hantise du passé à la nostalgie comme hantise de l’inconnu, de l’indéterminé, de l’indéfini ? — C’est peut-être que les limites de notre moi sont indécises et que ce moi se perd dans quelque chose de plus vaste que lui. C’est que le passé évoqué par notre mémoire se perd lui-même dans un passé plus lointain ; ce dernier dans un autre plus lointain et plus brumeux encore, et, de proche en proche, dans l’inexploré, dans le primitif, dans l’anonyme et l’impersonnel, dans cet inconscient qui se trouve à la source de toute vie, qui se souvient de tout et dans quoi se prépare tout ce qui vivra. La mémoire de l’individu rejoint la mémoire atavique, la mémoire immémoriale de la race ou de l’espèce. Et ainsi, au fur et à mesure que nous remontons vers les sources ignorées, le passé va se cerner d’un halo, va s’estomper de mystère et voici que par d’insensibles transitions, notre Désir va changer d’objet et le mot va changer de sens. L’inconnu nous hante plus que le connu, en dépit de l’aphorisme : Ignoti nulla cupido et d’ailleurs toujours pour nous le connu ne plonge-t-il pas, à un certain moment, dans l’inconnu ?
La nostalgie, maintenant, ce n’est plus l’aspiration au passé, la passion d’approfondir des réminiscences, c’est l’aspiration à l’inconnu, à l’imprécis, à l’indéterminé. C’est la Sehnsucht, le désir infini d’une chose vague et lointaine : c’est un ennui vague, une langueur flottante qui s’empare de nos sens et de notre esprit ; c’est le veternus des anciens, l’acedia du moyen âge, c’est la libido sentiendi, la delectatio morosa ; le daemon meridianus ; c’est « un inexprimable désir plein d’amour et de tristesse » (Carlyle) ; c’est « le désespoir sans cause qu’on porte au fond du cœur » (Chateaubriand) : c’est l’évadement du présent, l’alibi des urnes insatisfaites ; c’est le mal de l’inconnu, le mal du siècle. — L’objet d’un tel désir désespéré est multiple, polymorphe, fluide et insaisissable. C’est l’Âge d’or ou le Paradis terrestre ; c’est l’Androgyne de Platon ; le lotus sacré des anciens Égyptiens ; c’est le Nirvana hindou ; c’est la Terre-Sainte des Croisades ; c’est le graal des Chevaliers du Saint-Sépulchre ; c’est l’état dénaturé de Rousseau ; c’est la petite fleur bleue de Novalis ; c’est le « Fantôme d’amour » de Chateaubriand.
En même temps qu’elle est un retour au passé et à l’inconnu de notre destinée, la nostalgie est encore un effort pour remonter à notre essence intime, à notre nature primitive, à notre émotivité profonde a posterioribus ad anleriora ; ab exterioribus ad interiora. Et elle est peut-être aussi un effort pour faire aboutir l’inconnu qu’on porte en soi. C’est, sous couleur de regret, un désir vague, une tristesse sans borne vers un état de bonheur qu’on place dans le passé, mais qui est l’inquiète promesse d’un lendemain meilleur, d’un état plus haut de notre être. Et aux deux formules précédentes, on pourrait ajouter celle-ci, bien qu’elle subodore un idéalisme de mauvais aloi : ab inferioribus ad superiora. Insensiblement la nostalgie a gagné des cercles de plus en plus vastes de notre nature et de notre destinée ; elle l’enveloppe maintenant tout entière, chez ceux du moins qu’elle a marqués de son signe.
Aspiration au passé ; aspiration à l’inconnu, au primitif et à l’essentiel ; à l’extension et à la plénitude de notre être, la nostalgie est tout cela.