Publié dans le magazine Books n° 74, mars 2016. Par Volker Weidermann.
Ils étaient vaniteux, narcissiques, célèbres, incestueux, complètement dysfonctionnels. Thomas Mann, son épouse Katia, leurs six enfants et leurs petits-enfants ont toujours présenté au monde l’image d’un clan de lettrés harmonieux, incarnation d’une Allemagne idéale. La plongée dans leur intimité révèle une tout autre réalité. Dans cet univers familial carcéral, le culte du non-dit associé au goût de l’exhibitionnisme était destructeur.
©Ullstein Bild/AKG
Thomas Mann, son épouse Katia et leurs enfants en 1924. De gauche à droite : Katia, Monika, Michael, Elisabeth, Thomas, Klaus et Erika. Seul manque Golo, le troisième de la fratrie.
À vrai dire, c’était une excellente idée qu’eut Klaus Mann, en mai 1949, peu avant la fondation de la République fédérale. Il serait tout naturel, écrivait-il à sa mère et à sa grande sœur Erika depuis le sud de la France, où il venait d’achever une cure de désintoxication, « qu’on propose à Père la présidence » du nouvel État. Et la répartition des tâches au sein de la future famille présidentielle lui semblait évidente : « Je ferai en sorte que seuls les homosexuels obtiennent de bons postes ; la morphine sera en vente libre ; Erika officiera comme éminence grise, tandis que Père boira du vin du Rhin avec l’ambassadeur russe. »
D’un aplomb frisant la mégalomanie mais prompts à l’autodérision, toxicomanes, fluctuants dans leurs opinions politiques, ayant des tendances homosexuelles et représentant leur patrie dans le monde entier – tels étaient les Mann. Et aussi : la famille modèle de l’Allemagne antinazie, la bonne, la meilleure. C’est ainsi qu’ils se sont vus et c’est ainsi qu’ils ont été perçus par le monde entier, notamment quand ils ont quitté le...